Georges Corm «Il faut sortir la Grèce du cercle vicieux ...

2
JEUDI 6 OCTOBRE 2011 www.albaladonline.com 16 Georges Corm sur la crise de la dette grecque : «Il faut sortir la Grèce du cercle «Les agences de notation sont en train d’élargir leur pouvoir au point non seule- ment de tenir entre leurs mains la destinée économique de centaines de millions de per- sonnes mais de se substituer maintenant à la représentation parlementaire et aux méca- nismes démocratiques dans chaque pays. Ce n’est pas à une agence de crédit de dénon- cer l’incapacité de dirigeants politiques». Cette analyse est livrée par l’économiste de renom Georges Corm, ancien ministre des Finances de la République libanaise, consul- tant auprès de divers organismes interna- tionaux et auteur du remarquable ouvrage le Nouveau Gouvernement du Monde, dans un entretien accordé à AlBalad. «Les dirigeants de tous les pays ont fait les mêmes grandes écoles de commerce. Ils ont fréquenté les mêmes univer- sités d’économie, celles où se trouve toute la littérature économique de la Banque mondiale, du FMI, de l’OMC. Ils se sont nourris des mêmes thèses libé- rales, des modèles savants où le marché est roi. (…) Ils par- ticipent dans leur pays à une structu- ration économique et sociale en ac- cord avec les rè- gles de l’ouverture économique et fi- nancière. (…) 80 % des jeunes recrutés par ces organismes sortent des mêmes moules. Ils sont dans le même univ- ers mental. Tout le reste n’est que ba- vardage» Georges Corm, le Nouveau Gouvernement du Monde. Ed. La dé- couverte (octobre 2010). Propos recueillis par Lina Tayeb Kennouche [email protected] بQuelles conséquences a entraîné sur l’économie grecque, l’adoption d’un plan d’austérité ? Il faut se poser la question de savoir à quel point le plan d’austérité im- posé à la Grèce était réaliste. Depuis le départ, il semble que l’on ait im- posé à l’économie grecque une cure d’austérité avec des conséquences sociales extrêmement dures et qui ont fait entrer ce pays dans le cercle vicieux d’une récession économique très forte. Les recettes fiscales sont beaucoup moins bonnes et le déficit budgétaire ne peut qu’augmenter au lieu d’être réduit. Il faut que les dirigeants européens s’interrogent sur les mesures imposées à la Grèce avec l’aide du FMI qui a toujours la même étroitesse de vue pour toutes ces questions. À l’évidence l’Europe s’inflige à elle-même des cures d’aus- térité qui l’entraînent dans un cercle vicieux. Les résultats sont visibles : il y a une diminution des taux de croissance, on a donc beaucoup de moins-values des recettes fiscales et l’on ne peut satisfaire aux exigences d’une diminution tellement rapide des déficits budgétaires qui, il faut le rappeler, sont nés de la crise des subprimes. On a fait supporter ce coût invraisemblable des folies ban- caires aux contribuables européens et américains. Nous sommes dans un système totalement irrationnel où tous les profits sont privatisés à l’avantage d’un groupe très restreint de spéculateurs. Les pertes sont so- cialisées, les couches pauvres et les classes moyennes sont celles qui les supportent le plus fortement. بFace aux difficultés persistantes de la Grèce à respecter son plan de redressement, les pays européens pourraient-ils l’abandonner? Le problème ressurgit de nouveau entre les pays européens puisqu’il n’y a pas d’accord entre eux sur la façon d’aider ou de sauver la Grèce. Faut-il annuler une partie de la dette ou non ? C’est une question très controversée à l’intérieur même des milieux décideurs de l’UE. La so- lution a déjà été donnée par beau- coup de bons économistes, c’est-à- dire qu’il faut fédéraliser l’ensemble de la dette des pays membres de la zone euro, et à ce moment là nous trouverons un ratio de l’ensemble de la dette de ces pays à leur PIB qui est de l’ordre de 60%. Il est tout de même paradoxal qu’une des plus pe- tites économies de la zone euro soit celle qui crée de tels problèmes alors que le poids économique de cette ré- gion est considérable. Il est anormal qu’une économie tout à fait petite, secondaire et marginale, comme la Grèce, puisse mettre en péril l’euro lui-même. بQuels effets entraînerait sur les banques l’incapacité du pays à rembourser sa dette ? Il n’y a jamais eu d’incapacité abso- lue. Le problème réside dans le fait que le FMI n’a pas fait convenable- ment son travail qui aurait consisté à voir quelle est la capacité de rem- boursement de la dette et de dimi- nution du déficit. Il fallait doser un plan d’ajustement de façon extrê- mement rigoureuse et tenir compte des capacités de l’économie grecque à rembourser. Ce plan aurait du pré- voir, de manière beaucoup plus sé- rieuse que cela n’a été fait, un menu pour les banques qui ont souscrit à la dette souveraine grecque, ce menu entraînant, à défaut d’un allége- ment, au moins un report d’une par- Exclure la Grèce de l’UE n’est pas la bonne solution actuellement ENTRETIEN tie de cette dette à quelques années, une fois que l’économie grecque se serait remise sur pied. بÀ supposer que la Grèce obtienne l’approbation des autres pays pour se retirer de la zone euro, un retour à la monnaie nationale n’aggraverait-il pas la situation d’un pays en faillite ? Je ne crois pas que ce soit la solution puisque cela entraînera immédia- tement une dévaluation massive de la devise na- tionale et, dans la mesure où la Grèce a des capacités L’économiste Georges Corm.

Transcript of Georges Corm «Il faut sortir la Grèce du cercle vicieux ...

JEUDI6 OCTOBRE 2011

www.albaladonline.com16

Georges Corm sur la crise de la dette grecque :

«Il faut sortir la Grèce du cercle vicieux dans lequel on l’a enfermée»

«Les agences de notation sont en train d’élargir leur pouvoir au point non seule-

ment de tenir entre leurs mains la destinée économique de centaines de millions de per-sonnes mais de se substituer maintenant à la

représentation parlementaire et aux méca-nismes démocratiques dans chaque pays. Ce n’est pas à une agence de crédit de dénon-

cer l’incapacité de dirigeants politiques». Cette analyse est livrée par l’économiste de

renom Georges Corm, ancien ministre des Finances de la République libanaise, consul-

tant auprès de divers organismes interna-tionaux et auteur du remarquable ouvrage

le Nouveau Gouvernement du Monde, dans un entretien accordé à AlBalad.

«Les dirigeants de tous les pays ont fait les mêmes grandes écoles de commerce. Ils ont fréquenté les mêmes univer-sités d’économie, celles où se trouve toute la littérature économique de la Banque mondiale, du FMI, de l’OMC. Ils se sont nourris des mêmes thèses libé-rales, des modèles savants où le marché est roi. (…) Ils par-ticipent dans leur pays à une structu-ration économique et sociale en ac-cord avec les rè-gles de l’ouverture économique et fi-nancière. (…) 80 % des jeunes recrutés par ces organismes sortent des mêmes moules. Ils sont dans le même univ-ers mental. Tout le reste n’est que ba-vardage» Georges Corm, le Nouveau Gouvernement du Monde. Ed. La dé-couverte (octobre 2010).

Propos recueillis par Lina Tayeb Kennouche

[email protected]

Quelles conséquences a entraîné بsur l’économie grecque, l’adoption d’un plan d’austérité ?Il faut se poser la question de savoir à quel point le plan d’austérité im-posé à la Grèce était réaliste. Depuis le départ, il semble que l’on ait im-posé à l’économie grecque une cure d’austérité avec des conséquences sociales extrêmement dures et qui ont fait entrer ce pays dans le cercle vicieux d’une récession économique très forte. Les recettes fiscales sont beaucoup moins bonnes et le déficit budgétaire ne peut qu’augmenter au lieu d’être réduit. Il faut que les dirigeants européens s’interrogent sur les mesures imposées à la Grèce avec l’aide du FMI qui a toujours la même étroitesse de vue pour toutes ces questions. À l’évidence l’Europe s’inflige à elle-même des cures d’aus-térité qui l’entraînent dans un cercle vicieux. Les résultats sont visibles : il y a une diminution des taux de croissance, on a donc beaucoup de moins-values des recettes fiscales et l’on ne peut satisfaire aux exigences d’une diminution tellement rapide

des déficits budgétaires qui, il faut le rappeler, sont nés de la crise des subprimes. On a fait supporter ce coût invraisemblable des folies ban-caires aux contribuables européens et américains. Nous sommes dans un système totalement irrationnel où tous les profits sont privatisés à l’avantage d’un groupe très restreint de spéculateurs. Les pertes sont so-cialisées, les couches pauvres et les classes moyennes sont celles qui les supportent le plus fortement.

Face aux difficultés persistantes بde la Grèce à respecter son plan de redressement, les pays européens pourraient-ils l’abandonner? Le problème ressurgit de nouveau entre les pays européens puisqu’il n’y a pas d’accord entre eux sur la façon d’aider ou de sauver la Grèce. Faut-il annuler une partie de la dette ou non ? C’est une question très controversée à l’intérieur même des milieux décideurs de l’UE. La so-lution a déjà été donnée par beau-coup de bons économistes, c’est-à-dire qu’il faut fédéraliser l’ensemble

de la dette des pays membres de la zone euro, et à ce moment là nous trouverons un ratio de l’ensemble de la dette de ces pays à leur PIB qui est de l’ordre de 60%. Il est tout de même paradoxal qu’une des plus pe-tites économies de la zone euro soit celle qui crée de tels problèmes alors que le poids économique de cette ré-gion est considérable. Il est anormal

qu’une économie tout à fait petite, secondaire et marginale, comme la Grèce, puisse mettre en péril l’euro lui-même.

Quels effets entraînerait sur بles banques l’incapacité du pays à rembourser sa dette ?Il n’y a jamais eu d’incapacité abso-lue. Le problème réside dans le fait que le FMI n’a pas fait convenable-ment son travail qui aurait consisté à voir quelle est la capacité de rem-boursement de la dette et de dimi-nution du déficit. Il fallait doser un plan d’ajustement de façon extrê-mement rigoureuse et tenir compte des capacités de l’économie grecque à rembourser. Ce plan aurait du pré-voir, de manière beaucoup plus sé-rieuse que cela n’a été fait, un menu pour les banques qui ont souscrit à la dette souveraine grecque, ce menu entraînant, à défaut d’un allége-ment, au moins un report d’une par-

Exclure la Grèce de l’UE n’est pas la bonne solution actuellement

ENTRETIEN

tie de cette dette à quelques années, une fois que l’économie grecque se serait remise sur pied.

À supposer que la Grèce بobtienne l’approbation des autres pays pour se retirer de la zone euro, un retour à la monnaie nationale n’aggraverait-il pas la situation d’un pays en faillite ? Je ne crois pas que ce soit la solution puisque cela entraînera immédia-tement une dévaluation massive de la devise na-tionale et, dans la mesure où la Grèce a des capacités

L’économiste Georges Corm.

17MONDE8-11

ECO12-14

DOSSIER15-17

MAG18-23

SPORT24-27

DIVERS28-32

LIBAN3-7

Propos de Georges Corm dans une interview accordée à Pascal Boniface

«Le nouveau mode de fonctionnement du monde est constitué d’un pouvoir qui est mondialisé au sens où si l’on ne se plie pas à ses règles on est ostracisé ou combattu avec virulence, et d’une économie qui est globalisée, c’est-à-dire ouverte à tous vents. Dans ce contexte, peut s’exercer ce que l’on appelle la dictature des marchés, c’est-à-dire celle des grands spéculateurs financiers, celle des agences de notation et des principaux médias économiques… Il y a une formidable concentration de pouvoir politique, financier et économique, mais aussi média-tique, aux mains de quelques dirigeants politiques ou écono-miques et directeurs d’agences de financement et de fonds de placements et de banques…L’ «industrie publicitaire» est le bras armé de ce système qui nous emprisonne. Il coûte 400 milliards de dollars par an qui sont payés par les victimes du système, c’est-à-dire les consommateurs. Vous imaginez ce qui pourrait être accompli avec cette somme dans le domaine des protections sociales qui se réduisent partout comme une peau de chagrin sous l’effet de l’idéologie néolibérale».

Georges Corm sur la crise de la dette grecque :

«Il faut sortir la Grèce du cercle vicieux dans lequel on l’a enfermée»

attirer les investisseurs, n’étaient pas des chiffres nets. La banque qui procède à ces émissions porte une très grande responsabilité dans ce domaine.

La Grèce n’est pas le seul pays بbudgétairement fragile de l’UE. Faut-il craindre aujourd’hui une contagion ?

Non, mais le risque systémique est présent. Il y a l’Irlande, le Portugal, l’Italie et les spéculateurs ont com-mencé à parler de la France. Nous sommes dans un système où ces derniers sont toujours à l’affut, où les agences de notations sont des agences de dégradation de la note de crédit de la dette de certains pays et où les dirigeants politiques font des déclarations, qui même si l’on n’avait pas tous ces spéculateurs professionnels, affoleraient des mar-chés. Finalement, moi qui ne partage pas du tout la moindre admiration pour les agences de notation de crédit, je dois reconnaître que Standard & Poor’s n’a pas tort lorsqu’ elle a dé-claré, s’agissant des États-Unis, qu’ils dégradaient la note des crédits des obligations américaines, non pas, pour des raisons économiques mais politiques, c’est-à-dire en raison de l’incapacité de la direction politique

américaine à bien mener l’économie. Mais la question est la suivante : Est-ce à une agence de notation de don-ner des avis politiques ? Où va-t-on ? Elles sont en train d’élargir leur pou-voir au point non seulement de tenir entre leurs mains la destinée éco-nomique de centaines de millions de personnes mais de se substituer maintenant à la représentation par-lementaire et aux mécanismes dé-mocratiques dans chaque pays. Ce n’est pas à une agence de crédit de dénoncer l’incapacité de dirigeants politiques.

Quelles conséquences aura cette بcrise sur le devenir de l’UE ?Il faut espérer que l’UE va parvenir à sortir plus forte de cette crise. Mal-heureusement nous avons l’égoïsme allemand d’un coté, l’activisme fran-çais de l’autre, et les États-Unis qui ont déclenché une mise en doute de la bonne santé des banques eu-ropéenes pour détourner l’atten-tion des problèmes internes de leur économie. Mme Lagarde, à la tête du FMI, a participé à cette opéra-tion et tout le monde s’est mis à faire une surenchère sur la situa-tion des banques européennes et cela simplement à partir de la dette grecque, alors que jusqu’ici on disait que les banques de l’UE avaient subi beaucoup de moins de pertes que les banques américaines et qu’elles étaient en meilleure santé. Il y a énormément de manipulation dans ces situations et des leaders politiques très inconséquents qui font des déclarations, lesquelles per-mettent à chaque fois de déclencher la spéculation. Il serait préférable qu’ils ne se réunissent pas et cessent de faire des déclarations contradic-toires, à tout va.

Goldman Sachs est cou-pable d’avoir entraîné la Grèce dans des émissions de dettes souveraines

une fois pour que la Grèce ait suffi-samment de touristes, il faudrait que la situation socio-économique et po-litique soit définitivement apaisée. Il faut sortir la Grèce du cercle vicieux dans lequel on l’a enfermée.

Je voudrai rappeler aussi que la banque Goldman Sachs est coupable d’avoir entraîné la Grèce dans des émissions de dettes souveraines où les chiffres qui figuraient dans la présentation de ses émissions pour

productives limitées, cela n’augmen-tera pas pour autant ses expor-

tations. Il faut être très prudent avec cette hy-

pothèse. Si la Grèce était un grand pays manufacturier on peut consentir à ce qu’elle sorte de la zone euro, re-prenne sa mon-

naie nationale, et la dévalue;

cela donnerait un grand coup

de fouet à ses exportations, au mieux cela favori-serait le tourisme.

Mais encore

L’économiste Georges Corm.