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Geneva Hub for Democracy Policy Papers No.4 / 2016 In Western Europe young generations tend to abandon the traditional political tools in favour of social media in order to express their opinion and take part in the debate. That is also the case in the Balkans, in Turkey and in the Arab world. In the Balkans, social media play a role of facilitator in order to shape a project initiated by civil society while the situation in Turkey is a little more complex as social media are as much used by political authorities, who are limiting and controling their access, as by young generations. The South and the East of the Mediterranean Sea are a good example of the creation of a whole new society around an independent, apolitical and nonreligious project after the Arab Spring, even though it faces a lot of difficulties to be implemented in terms of democratic change at a systemic level. Abstract European Cultural Centre 40, Rue Le-Corbusier CH - 1208 Geneva Phone: +41 (0)22 710 66 00 Fax: +41 (0)22 788 04 49 Email: [email protected] Website: www.ceculture.org Balkans, Turquie, Monde arabe. Les réseaux sociaux: ambitions et limites Table ronde tenue le 12 mai 2016 à la Maison de la Paix, à Genève

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Geneva Hub for Democracy

Policy Papers

No.4 / 2016

In Western Europe young generations tend to abandon the traditional political tools in favour of social media in order to express their opinion and take part in the debate. That is also the case in the Balkans, in Turkey and in the Arab world.

In the Balkans, social media play a role of facilitator in order to shape a project initiated by civil society while the situation in Turkey is a little more complex as social media are as much used by political authorities, who are limiting and controling their access, as by young generations. The South and the East of the Mediterranean Sea are a good example of the creation of a whole new society around an independent, apolitical and nonreligious project after the Arab Spring, even though it faces a lot of difficulties to be implemented in terms of democratic change at a systemic level.

Abstract

European Cultural Centre

40, Rue Le-Corbusier

CH - 1208 Geneva

Phone: +41 (0)22 710 66 00

Fax: +41 (0)22 788 04 49

Email: [email protected]

Website: www.ceculture.org

Balkans, Turquie, Monde arabe. Les réseaux sociaux: ambitions et limites

Table ronde tenue le 12 mai 2016 à la Maison de la Paix, à Genève

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Docteure en sociologie, Mihaela Nedelcu est professeure associée à l’Institut de Sociologie de l’Université de Neuchâtel.

Ses recherches portent principalement sur les questions migratoires à l’ère du numérique, s’inscrivant dans plusieurs axes thématiques: TIC et migrations transnationales, migrations hautement qualifiées, migrants âgés, mondialisation et cosmopolitisme. Elle est l’auteure du livre « Le migrant online. Nouveaux modèles migratoires à l’ère du numérique » publié en 2009 chez l’Harmattan et elle a codirigé le dernier numéro spécial de la revue Global Networks, intitulé « Migration and ICTs: ‘being together’ and ‘co-presence’ in transnational families and communities ».

Hasni Abidi est politologue, spécialiste du monde arabe. Il est directeur du Centre d'études et de recherche sur le monde arabe et méditerranéen (CERMAM) à Genève et Professeur invité à l’Université Paris XIII. Chercheur invité à Paris I de 2006 à 2011. Ses travaux portent sur l'évolution politique au Proche-Orient et au Maghreb. Titulaire d’un Doctorat en science politique de l’Université de Genève. Il assure un séminaire au Global Studies Institute de l’Université de Genève « La Politique méditerranéenne de l’UE ». Il est consultant auprès de plusieurs institutions internationales et fondations étrangères. Il a assuré des mandats de recherches pour le compte de l’UNESCO, CNUCED, UNAOC et le CICR. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages et articles sur la région.

Ibrahim Soysüren est sociologue et avocat. Il va prochainement soutenir sa thèse de doctorat à l’Institut de sociologie de l’Université de Neuchâtel. Celle-ci est provisoirement intitulée “L’expulsion des étrangers délinquants et des sans-papiers en France, en Suisse et en Turquie. Pour une sociologie de l’expulsion des étrangers indésirables”.

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Introduction

L’une des fonctions du « Geneva Hub for Democracy » est de traiter des enjeux démocratiques transnationaux à l’ère du numérique. On le sait, en Suisse et dans les pays voisins, les jeunes générations tendent à se détourner des instances politiques traditionnelles. Elles participent moins que les autres couches de la population aux élections, s’engagent moins dans les partis politiques, etc… Mais cela ne veut pas dire qu’elles se désintéressent pour autant de la chose publique. En effet, c’est à travers les réseaux sociaux que s’expriment le plus souvent leur participation au débat démocratique et leur engagement civique en faveur de telle ou telle cause. En Europe occidentale, ces phénomènes commencent à être bien décrits par de nombreuses études. Mais qu’en est-il ailleurs ? La présente table-ronde se veut ainsi une première approche, un premier état des lieux des réseaux sociaux sur le pourtour de la Méditerranée (hors Europe Occidentale) : Balkans, Turquie, pays arabes. Quel impact ? Quelles limites ? Quelles formes de récupération par les pouvoirs en place ? Évidemment, nous sommes conscients des grandes diversités des situations, et de la nécessité d’approfondir, ultérieurement, tel ou tel cas particulier pour développer un regard plus juste de ce phénomène en marche, qui a fait tant parler de lui lors des « printemps arabes ». Un dernier point important : il faut bien distinguer l’impact et les limites des réseaux sociaux en termes de mobilisation politique d’une part (c’est-à-dire comme forme nouvelle d’engagement dans le débat démocratique), de leur rôle dans la transformation à plus long terme des systèmes dans lesquels ces réseaux s’expriment (et que souvent ils contestent) d’autre part, ce qui est une tout autre affaire, certainement plus complexe.

François Saint-Ouen

Responsable du “Geneva Hub for Democracy”

“Les jeunes générations tendent à se détourner des instances

politiques traditionnelles. Mais cela ne veut pas dire qu’elles se désintéressent pour autant de la chose publique. En effet, c’est à travers les réseaux sociaux que s’expriment le plus souvent leur

participation au débat démocratique et leur

engagement civique en faveur de telle ou telle cause.”

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Mihaela Nedelcu

Médias sociaux, mobilisations online et cybercitoyenneté

Les nombreux soulèvements populaires globaux qui ont ponctué l’actualité de l’année 2011 et ont eu des conséquences politiques et sociales de taille dans un monde fait d’interdépendances complexes et multiples ont attiré l’attention sur l’émergence d’une forme nouvelle de démocratie, qu’on peut appeler cyberdémocratie. Il s’agit de mobilisations qui se sont propagées rapidement via les réseaux sociaux et les technologies d’information et de communication (TIC), entraînant des effets en cascade à échelle glocale : les réactions à la crise globale en Tunisie et en Islande ; la révolution en Egypte ; le printemps Arabe ; le mouvement 15-M des Indignés initié en Espagne ; Occupy Wall Street. On a l’impression qu’un changement significatif est en train de se produire dans la nature et l’étendue des mouvements sociaux, leviers du changement social : les réseaux sociaux et les TIC sont souvent utilisés par la société civile pour dénoncer des défauts de légitimité et de pouvoir, pour contester l’ordre établi et se positionner en contre-pouvoir. Pour aborder ce phénomène, j’aimerais commencer avec le cas des e-diaspora, thème que j’ai largement étudié dans mes travaux depuis bientôt 15 ans. Le « migrant online » représente pour moi un personnage central de ces transformations, à la croisée des chemins de l’homo mobilis et l’homo numericus et qui allie ainsi les deux grands changements de nos sociétés modernes, à savoir la révolution numérique et la multiplication des mobilités. Il est l’idéal-type, dans le sens weberien du terme, de l’acteur social d’un monde en voie de cosmopolitisation, qui sait tirer profit de ses mobilités et des possibilités offertes par les technologies de l’information et de la communication (TICs) pour vivre en prise avec des univers sociaux multiples et interconnectés. Capable d’agir à distance, il redessine une nouvelle géographie du social et du politique, en maîtrisant des champs sociaux transnationaux et contribuant à la reconfiguration des rapports de pouvoir entre des acteurs locaux et globaux. Je prendrai pour exemple l’e-diaspora scientifique roumaine. Elle a émergé en 2001 suite à l’initiative

de six roumains expatriés qui s’étaient retrouvés lors d’un événement à Bucarest organisé par les autorités roumaines afin de présenter les nouvelles opportunités économiques en Roumanie pour les élites, notamment scientifiques dans l’ambition d’empêcher la fuite des cerveaux. Ces six participants ont pris l’initiative de créer un forum de discussion et ensuite un site web avec l’objectif de : a) mieux valoriser la recherche faite par les scientifiques roumains ; b) réunir les compétences afin de contribuer à la réforme de l’éducation et de la recherche en Roumanie. Dans l’espace d’une année, ils ont réussi à mettre sur pied Ad Astra (www.ad-astra.ro), plateforme alimentée par les échanges et les réseaux des réseaux des initiateurs.

Une agora virtuelle (formée du site web, d’un groupe de discussion sur Yahoo et d’un groupe Facebook) a permis la rencontre et l’échange entre des chercheurs du pays et de l’étranger. Cette mobilisation virtuelle, doublée de la création d’une ONG enregistrée en Roumanie, a conduit à la mise en place d’actions concrètes en faveur de la réforme de l’éducation et de la recherche dans le pays d’origine. La réussite de l’initiative s’explique de plusieurs manières : 1) c’était un projet porté par le bas, aussi bien par les scientifiques restés au pays que par ceux qui sont partis à l’étranger, et qui ont été confronté à de nouvelles pratiques au sein d’autres systèmes d’enseignement supérieur ; 2) l’initiative poursuivait un objectif précis : la réforme de l’éducation et de la recherche. Les discussions ont été exclusivement orientées autour de cette problématique et étaient devenues plutôt pointues. Elles ont donné lieu à de réelles études de

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cas (p.ex. les procédures d’admission en doctorat, l’identification des évaluateurs de recherche, les critères de compétition et de performance), tout en dénonçant un certain nombre de pratiques de l’enseignement supérieur roumain et en recueillant de bonnes pratiques d’ailleurs afin de pouvoir proposer des mesures concrètes d’amélioration (p.ex. livre blanc de la recherche) ; 3) l’ancrage du projet aux niveaux local et national par la création d’une ONG qui a permis de matérialiser la dynamique de ce réseau et d’institutionnaliser sa démarche transnationale. Cette déterritorialisation facilitée par Internet a permis : a) la capitalisation des réseaux de chercheurs tant expatriés que restés au pays dans une institution nationale ; b) la légitimation du discours porté par le projet Ad Astra ; c) aux chercheurs roumains restés dans le pays de jouer un rôle d’interface, au point que deux des membres du réseau ont été invités à faire partie d’une commission parlementaire en charge de la réforme de l’éducation et de la recherche et que l’un d’entre eux finira plus tard par accéder au poste de Ministre de l’éducation et de la recherche (2009-2012) alors que plusieurs autres ont assumé des responsabilités civiques et politiques. Aujourd’hui, Ad Astra est devenue une référence pour les scientifiques roumains ; en faire partie est une forme de reconnaissance nationale d’un travail scientifique de qualité. Ainsi, l’enracinement territorial et national d’Ad Astra a donné à ce réseau virtuel une nouvelle légitimité d’action, lui permettant de devenir membre à part entière de la société civile roumaine. Internet a représenté un vecteur clé des échanges des personnes dispersées à travers le monde, mais aussi entre l’ONG et les structures sociales et politiques roumaines. Le transfert de connaissances et d’expertise s’est effectué à travers une dynamique et une symbiose d’action et d’interaction virtuelle, numérique et face-à-face, ce qui a permis de mettre ensemble migrants et non-migrants autour d’une cause commune dans le pays d’origine. Il faut souligner également le développement horizontal d’une forme d’expression démocratique grâce aux réseaux sociaux qui donne naissance à une cybercitoyenneté ou netizenship, laquelle se traduit par une mobilisation désancrée territorialement et permet de donner une voix aux minorités quelles qu’elles

soient, qui peut au bout de la chaîne se concrétiser dans des formes d’action collective. On peut citer d’autres exemples de mobilisation online dans les Balkans, comme ce groupe de jeunes roumains réuni sur Facebook pour une cause environnementale reliée à un projet de loi concernant l’exploitation de l’or et de l’argent et qui a fini par faire une proposition au gouvernement roumain et à l’UE. Ou encore l’initiative Migration Aid, un groupe d’aide aux réfugiés initié par un petit noyau de Hongrois en juin 2015 face à la crise migratoire de la Route des Balkans : elle est aujourd’hui institutionnalisée sous la forme d’une ONG internationale siégeant au Royaume-Uni avec des antennes en Serbie.

En conclusion, on peut considérer que toutes ces initiatives lancées grâce à l’Internet sont des exemples qui pointent l’émergence de ce que Manuel Castells appelle une global public sphere (sphère publique transnationale), renforcant la capacité que les individus ont à se positionner et à s’organiser autour d’une cause commune. La cyberdémocratie et la netizenship se précisent sous une nouvelle forme horizontale de participation et de citoyenneté active. On voit ainsi émerger un nouvel équilibre relatif au pouvoir, qui réaménage les rapports entre minorités, société civile et Etat. François Saint-Ouen : Je vois deux points importants dans cette première contribution : 1) les possibilités de mobilisation par le bas qui réussissent à déboucher sur des réformes législatives ; 2) la déterritorialisation qui permet de mobiliser les gens autour d’enjeux politiques au-delà des frontières nationales.

“Il faut souligner le développement horizontal d’une forme d’expression

démocratique grâce aux réseaux sociaux qui donne naissance à une cybercitoyenneté ou netizenship,

laquelle se traduit par une mobilisation désancrée territorialement et permet

de donner une voix aux minorités”.

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Ibrahim Soysüren

Réseaux sociaux et Turquie: “c’est compliqué”

J’ai souhaité intituler ma présentation Réseaux sociaux et Turquie : « c’est compliqué », pour reprendre tel quel le titre d’un article publié par la BBC sur les réseaux sociaux en Turquie1. Je vais d’abord indiquer quelques chiffres sur l’usage d’Internet en Turquie. Puis, je vais m’arrêter sur le mouvement de Gezi et la période de l’après Gezi. Je vais, ensuite, évoquer l’attitude ambiguë du parti au pouvoir à l’égard des médias sociaux et d’Internet. Je parlerai aussi de ce que j’appelle l’augmentation du « coût » de l’usage d’Internet et des réseaux sociaux. Je finirai par quelques remarques conclusives. Voici quelques statistiques sur l’usage d’Internet en Turquie. Ce graphique montre une augmentation rapide et importante. Chez les hommes, l’usage d’Internet n’était que de 25.7% en 2004, il est passé à 65.8% en 2015. Les femmes qui utilisaient Internet n’étaient que 12.1% ; elles ont été 46.1% l’année passée2.

Quant au tableau ci-après3, il montre différents motifs pour lesquels Internet a été utilisé. 80.9% des usagers d’Internet utilisaient les réseaux sociaux au début de 2015. Il faut ajouter à cela le fait que l’écrasante majorité de ces usagers sont des jeunes.

Après son arrivée au pouvoir, le Parti de développement et de justice (AKP) a mis en avant l’usage d’Internet, comme le montre l’augmentation rapide du nombre de personnes qui y ont eu accès. Internet a été considéré alors comme un signe de modernité et développement. En d’autres termes, il y a eu une véritable démocratisation dans l’usage du web et des réseaux sociaux depuis que l’AKP dirige le pays. Pourtant, cette attitude a changé après le mouvement de Gezi. C’est la raison pour laquelle, pour mieux analyser l’usage des réseaux sociaux en Turquie, il est nécessaire, à mon sens, de procéder à une périodisation comme suit : avant Gezi / après Gezi. Le Mouvement de Gezi a éclaté fin mai 2013, à la suite des violences policières commises contre un petit groupe essayant de lutter tant bien que mal contre la destruction du Parc Gezi, un des rares espaces verts du centre d’Istanbul. Par la suite, ont éclaté des manifestations, qui se sont répandues en peu de temps dans toutes les régions du pays. On parlait alors d’un mouvement contestataire contre les tendances autoritaires de l’AKP au pouvoir et ses tentatives de s’immiscer dans la vie quotidienne. Il y a eu plusieurs morts, plusieurs milliers de blessés et de nombreuses arrestations. Selon la police turque, sur l’ensemble du pays, environ 3.5 millions de personnes ont participé à ces manifestations (Altunbas, 2013). Dans le mouvement de Gezi, l’usage des médias sociaux a été largement répandu, notamment en raison du fait que les médias traditionnels ont fait la sourde oreille aux événements pour ne pas s’attirer les foudres d’Erdogan. Par exemple, la chaîne de télévision américaine CNN International a à plusieurs reprises diffusé les événements en live. En revanche, sa sœur jumelle, CNN Turk a préféré montrer des documentaires sur la vie des pingouins ! C’est la raison pour laquelle ces médias ont été surnommés les « médias pingouins ». Les manifestants, dont la grande partie était constituée de jeunes gens, ont fait un usage de plus en plus extensif des réseaux sociaux pour à la fois s’informer et s’organiser. Le graphique ci-après sur les nombres de tweets envoyés durant les jours où le mouvement a atteint son point culminant le montre très bien. En 13 jours, le nombre de tweets est passé d’environ 1.8 million à plus de 9.54.

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Les cartes ci-dessous5 montrent comment, au fil de ces jours, s’est répandu sur Tweeter le Hashtag le plus important du mouvement « direngezi », qu’on pourrait traduire par « Gezi résiste ». Au début des manifestations, les tweets ont été envoyés surtout depuis les trois grandes villes du pays. Mais si on prend en compte toute la période où ont eu lieu de grandes manifestations, on voit qu’ils ont été envoyés depuis la plupart des villes du pays.

Messages de Twitter avec Hashtag #direngezi (entre 31 mai et 2 juin 2013)

Messages de Twitter avec Hashtag #direngezi (entre 31 mai et 12 juin 2013)

A la suite de ce mouvement, qui a commencé sous la forme d’une mobilisation contre la destruction d’un parc public et qui s’est transformé en un mouvement d’envergure contre

les tendances autoritaires du pouvoir de l’AKP, le cadre légal concernant l’usage d’Internet a été durci. L’autorité des télécommunications s’est vu attribuer de très larges pouvoirs lui permettant de bloquer rapidement les sites Internet et les réseaux sociaux ou de demander la suppression de leur contenu. En cas de refus de collaborer, de lourdes peines ont été prévues contre les diffuseurs. Il est clair que, dans la période post-Gezi, la répression va être de plus en plus forte. Selon Reuters Institute Digital News Report 20156, il y a eu, en Turquie, 7 blocages de plateformes sociales depuis 2007 dont la grande majorité a eu lieu après le mouvement de Gezi. La Turquie est par ailleurs le pays qui a fait le plus de demandes de suppression de contenu auprès de Twitter en 2015. Les arrestations liées à l’usage des réseaux sociaux, les poursuites judiciaires, les condamnations sont de plus en plus nombreuses. A cela, il faut ajouter les tentatives d’intimidations sur les réseaux sociaux, dont certaines proviendraient de « trolls » qui seraient des comptes de Tweeter fictifs gérés par les militants du parti au pouvoir. Par exemple, le 14 novembre 2013, quelques mois après le mouvement de Gezi, le journal Hurriyet, parlait d’une « armée de médias sociaux » de 6000 personnes que l’AKP était en train de constituer7. Cela nous amène à ce que j’appelle l’attitude ambiguë du pouvoir à l’égard d’Internet et des réseaux sociaux. On la voit dans la personne de son leader, Recep Tayyip Erdogan, Président actuel de la Turquie. Parlant des réseaux sociaux, il a en effet tenu les propos suivants : « Nous n’allons pas laisser Youtube et Facebook dévorer cette nation »8. Comme on le voit ci-dessous, il est néanmoins lui-même actif sur Tweeter depuis 2009 et plus de 8’340’000 personnes le suivent9.

Il est possible de parler d’un usage extensif des réseaux sociaux par le parti au pouvoir. Par exemple, la version turque de la BBC a publié le 18 mai 2015 un reportage sur un centre de l’AKP,

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spécialisé dans l’usage des médias sociaux. Celui-ci est appelé « Centre Digital ». Il y travaillait à l’époque 180 salariés, parmi lesquels il y avait des sociologues ou des analystes de données quantitatives. Par ailleurs, le cadre légal restrictif permet de contrôler l’usage des réseaux sociaux et d’empêcher dans une large mesure leur mobilisation contre le pouvoir politique. On constate également une augmentation du « coût » de l’usage des réseaux sociaux en Turquie. En d’autres termes, il est de plus en plus risqué d’utiliser ces réseaux contre le pouvoir en place. Pourtant, cela n’empêche pas des tentatives de déjouer le contrôle accru, tout en essayant d’éviter les sanctions prévues. Surtout depuis le mouvement de Gezi, de nombreuses personnes font usage de ce qu’on appelle les « réseaux privés virtuels » qui rendent le contrôle plus difficile. Cette diapositive montre le début d’un article du journal Hurriyet publié lors d’un blocage de Tweeter (ci-après). Ce dernier explique les diverses façons de surmonter ces blocages, tentatives qui réussissent parfois. Par exemple, il y a eu environ 5 millions de tweets émis par les usagers basés en Turquie sur la durée d’une seule journée pendant laquelle l’usage de Tweeter avait été bloqué.

La diapositive montre aussi une image d’un site d’opposition extra-parlementaire, très impliqué dans le mouvement de Gezi (voir ci-dessous). Il s’appelait au départ « sendika.org ». Comme la flèche le montre, son nom actuel est « sendika10.org ». Ce site, qui utilise abondamment les réseaux sociaux, change d’adresse en ajoutant à

chaque fois un chiffre à son nom pour déjouer le blocage.

En guise de conclusion, j’aimerais souligner que les usages des réseaux sociaux sont très variés en Turquie comme ailleurs. L’usage à but politique ou par les mouvements sociaux n’en est qu’un parmi d’autres. Le recours à ces réseaux est abondamment pratiqué aussi par le pouvoir politique. Celui-ci a par ailleurs augmenté son contrôle des réseaux depuis quelques années et mis en place des sanctions de plus en plus lourdes. Cette répression crée à l’heure actuelle, d’une part, des réticences chez certains à utiliser les réseaux sociaux pour exprimer leurs opinions politiques critiques à l’égard du pouvoir. D’autre part, elle suscite la mise en place de tentatives pour déjouer le contrôle et éviter les éventuelles sanctions.

“Les usages des réseaux sociaux sont très variés en Turquie comme ailleurs. L’usage

à but politique ou par les mouvements sociaux n’en est qu’un parmi d’autres. Le recours à ces réseaux est abondamment

pratiqué aussi par le pouvoir.”

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Hasni Abidi

Les réseaux sociaux et les “printemps arabes”

Jamais un sujet de société n’a été autant au centre de l’intérêt politique, médiatique et même économique que les réseaux sociaux depuis 2011, depuis les printemps arabes. On a assisté à un violent passage de témoin entre la génération de l’indépendance et ceux qui sont nés bien après l’indépendance, qui se sont révoltés et qui se sont affranchis de la tutelle de leurs parents, qui ne se reconnaissent plus dans cette retenue des parents (qui eux utilisent les outils traditionnels de la mobilisation politique ou même de l’action politique). Ils font appel à d’autres canaux d’expression, notamment les réseaux sociaux qui coïncident avec une nouvelle ère qui s’ouvre dans cette région. Pourquoi parle-t-on de printemps arabe quand on évoque les réseaux sociaux ? Parce qu’ils ont vraiment placé la question du rôle des réseaux sociaux dans une thématique qui est très importante en sciences politiques et en sociologie. Souvenez-vous de toutes les études et les recherches de Ghassan Salamé, de Giacomo Luciani et d’autres qui disaient que finalement, il n’y a pas de démocratie quand il n’y a pas de démocrates, que de ce fait le Monde arabe n’est pas démocratisable car il n’y a pas de démocrates. Et finalement, quand on a vu cette volonté d’affranchissement et ce désir de liberté en Tunisie et ailleurs, beaucoup se sont dits qu’après tout, il y a une partie du Monde arabe qui veut elle aussi épouser des valeurs qui ne sont pas seulement occidentales mais universelles. Donc le printemps arabe a été un tournant très important, même si le rôle qu’y ont joué les réseaux sociaux a été parfois un peu exagéré ou du moins amplifié. Citons comme exemple la page Facebook qui a été faite par des journalistes et des activistes, appelée « Nous sommes tous Khaled Zaid », du nom de ce jeune qui a été torturé dans un commissariat de police d’Alexandrie : elle a déclenché le rassemblement de près de 380’000 manifestants sur la Place Tahrir. Le rôle des réseaux sociaux a en l’occurrence été important. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’on a retrouvé dans les réseaux sociaux ce qu’on n’a pas trouvé ailleurs : un canal d’expression qui n’a pas d’étiquette politique et qui

traduit cette perte de crédibilité manifeste dans l’offre politique existante depuis l’indépendance (p.ex. le Front National Démocratique, le Parti National Démocratique en Algérie). Au fond, et cet élément est très important à souligner, les réseaux sociaux sont rassurants, car les utilisateurs savent qu’en postant quelque chose sur la toile, ils dialoguent avec d’autres personnes sans avoir à passer par le filtre de l’adhésion politique ou confessionnelle.

Ainsi, plutôt qu’une cause des printemps arabes, les réseaux sociaux ont été un outil de rassemblement et d’agrégation des mouvements et des individus contestant l’autoritarisme des régimes en place. Un canal de communication performant, gratuit et difficilement contrôlable pour les autorités et régimes policiers arabes. Ce ne sont pas les réseaux sociaux qui ont produit les soulèvements, ce ne sont pas les réseaux sociaux qui ont créé le malaise des pays du Monde arabe, ce ne sont pas les réseaux sociaux qui ont engendré le mal-être économique et social dans ces mêmes pays. D’ailleurs, les événements en Egypte ou en Tunisie couvaient depuis des années. Beaucoup de mes confrères qui ont travaillé en Egypte, au CEDEJ (Centre d’études et de documentation économiques, juridiques et sociales) disaient que le pays ne pouvait plus tenir, notamment parce qu’ils suivaient attentivement les manifestations des ouvriers qui avaient déjà eu lieu à El-Mahalla, dans le delta d’Egypte. Donc il y a eu une accumulation de facteurs objectifs qui ont fait le lit de ces soulèvements. Mais en revanche, les réseaux sociaux leur ont donné de l’élan, en jouant un rôle de relais parce qu’il y en avait besoin et que cela ne pouvait pas venir d’ailleurs, vu le manque de confiance dans l’offre politique mais aussi dans les médias traditionnels. N’oublions pas que selon « Reporters sans frontières », des pays comme l’Algérie (127ème place), la Tunisie (126ème place), la Turquie (149ème place), la Libye (154ème place), l’Irak (156ème place),

“Plutôt qu’une cause des printemps arabes, les réseaux sociaux ont été un

outil de rassemblement et d’agrégation des mouvements et des individus contestant l’autoritarisme

des régimes en place.”

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la Syrie (177ème place) figurent tout en bas du classement de la liberté de la presse. Dans ces pays, il n’y avait pas d’espace d’expression et ils étaient complètement verrouillés par les régimes autoritaires en place. Donc les réseaux sociaux sont devenus naturellement des relais alternatifs. Les paradoxes: 1) C’est dans les Etats autoritaires ou sultaniques, où la presse est complètement verrouillée, où le code de la presse est rétrograde et restrictif, qu’il y a eu un développement rapide des réseaux sociaux et du nombre de personnes connectées via Facebook, Twitter, Instagram etc. (p.ex. Tunisie, Egypte) 2) C’est dans les pays qui sont justement les moins ouverts à la libre expression qu’on a compté le nombre le plus important d’Hashtags du monde entier, et pas seulement du monde arabe : c’est le cas par exemple de l’Arabie Saoudite et des pays du Golfe. C’est dans ces pays où l’on s’y attendait le moins qu’il y a eu une véritable envolée de personnes connectées. 3) C’est dans les pays où il y a eu cette appropriation rapide des réseaux sociaux et cette mobilisation virtuelle que, malheureusement, l’issue a été fatale car les élections politiques y ont été principalement favorables aux Islamistes et aux « Partis du canapé » comme on les appelle en Egypte, c’est-à-dire ceux qui au moment des élections sont restés chez eux, dans leur canapé, connectés à Internet. Ces outils de communication ne sont pas une source ou une base structurante d’un mouvement politique. La réalité est que ceux qui avaient une emprise territoriale et sociale, et une reconnaissance populaire ancienne comme incarnation de l’opposition, sont ceux qui ont rassemblé les votes populaires : les Islamistes (Les Frères Musulmans égyptiens, Ennahda en Tunisie etc.). Car les réseaux sociaux ne font pas gagner une élection. Une élection se gagne par ceux qui font du porte-à-porte, ceux qui sont bien implantés. Et c’est pour cela que l’impact des réseaux sociaux sur le politique est surestimé. Aujourd’hui, le politique retrouve sa place par rapport au champ de l’instantanéité communicationnelle. Cependant, l’accès à des sources d’information diverses - par la naissance de nombreux sites d’information

indépendants (p.ex. Al-Monitor) créés grâce à l’engagement civique de jeunes activistes des droits humains et des journalistes - permet à une jeunesse issue de sociétés très conservatrices, notamment dans les pays du Golfe, de s’ouvrir sur le pluralisme politique et de s’exercer au débat. Les réseaux sociaux incarnent cette soif d’une grande partie de la population de l’espace arabe et berbère, d’une expression libre car c’était le seul espace disponible, libre et qui n’était pas connoté politiquement. Les réseaux sociaux permettent donc le glissement d’un espace public policé et contrôlé vers un espace public virtuel globalisé où les tweets d’un activiste Koweitien ou Marocain déclenchent des débats sociétaux et même politiques sur l’espace virtuel arabophone. La Tunisie, dirigée pourtant d’une main de fer par Ben Ali, tire le mieux son épingle du jeu, notamment grâce à une classe moyenne que Ben Ali a laissé derrière lui, certes épuisée et muselée, mais debout. Cette dernière est très bien connectée à Internet et démontre sa capacité d’appropriation de cet outil, même après la revolution. Le rôle des réseaux sociaux ne doit ni être exagéré, ni minimisé. Tant que l’action politique n’a pas été réhabilitée par les régimes en place, les réseaux sociaux ont toujours un rôle à jouer. Ils deviennent de nos jours également un enjeu économique significatif car la tendance des hommes affaires est de créer des médias en ligne. Cela nous amène à souligner une crise dont l’impact est majeur sur la démocratie non seulement dans le Monde arabe, mais également en Europe : la crise de la presse. Les journaux ne se vendent plus, pas seulement par manque de confiance dans les médias traditionnels mais aussi parce que les gens s’informent de plus en plus par d’autres canaux.

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Conclusion: Le printemps arabe a été une opportunité historique pour la région et pour ceux qui ont réussi à faire ce qu’on appelle en sciences politiques “la remise à jour de l’autoritarisme”. Mais aussi une occasion très importante pour la création, grâce aux réseaux sociaux, d’une nouvelle société formée d’une classe moyenne solidaire et capable de construire une opposition politique qui s’appuie sur un projet, et non pas seulement sur une appartenance politique et religieuse.

Discussion et remarques conclusives Question: Est-ce que vous pensez que d’ici quelques années il y aura une mondialisation complète de ces phénomènes sociaux, comme on l’a vu dans l’exemple des Hashtags dans les événements de Gezi ? Car nous avons vu que ces phénomènes ont tendance à rester plutôt à l’interne d’une nation, d’un pays même si cela se prolonge parfois aussi à l’extérieur d’un territoire national, mais on ne peut quand même pas parler de mondialisation. Ibrahim Soysüren: Dans le cas de Gezi, les Hashtags ont été faits par des utilisateurs d’Internet turcs situés à l’intérieur du pays mais également à l’extérieur, c’est-à-dire que la diaspora d’Europe et des Etats-Unis a aussi été très active et réactive. Il y a eu de grandes manifestations notamment en Allemagne. Ce que j’ai voulu montrer dans mon intervention, c’est que l’apparition des hashtags colle au déroulement, au développement des événements de Gezi, donc plus ils prenaient de l’ampleur, plus il y avait de Hashtags. Mais il est

évident que lorsque des événements comme ceux-ci se produisent, il y a premièrement une mobilisation à l’intérieur du pays même, et ensuite, il y a des échos ailleurs portés par les réseaux sociaux. Donc en l’occurrence, les réseaux sociaux jouent un rôle de facilitateur pour aller plus loin dans la démarche ou répondre à l’appel des personnes qui se sont mobilisées et ont déclenché les événements. Remarque: Je pense que ce qui est aussi intéressant à relever, c’est le fait qu’il y a une double vitesse avec d’un côté le peuple, et de l’autre les médias internationaux qui vont encore amplifier la proportion, la quantité des Hashtags et des réactions via les réseaux sociaux. Question: J’ai la même question pour Hasni Abidi. Par exemple, l’utilisation de ces réseaux sociaux dans le Monde arabe : comme ces pays sont unis par une langue commune, est-ce qu’on a vu seulement des mobilisations strictement nationales, ou est-ce qu’il y a eu par exemple des mouvements ou des réactions de solidarité qui se sont échangés au-delà des frontières ? Hasni Abidi: Je vois deux éléments principaux. 1) Les premiers blogs, construits sur la torture par exemple dans les prisons égyptiennes, ont été faits en anglais, par des jeunes Egyptiens, activistes, avocats, journalistes. Ils n’ont pas eu l’impact qu’a été l’introduction par d’autres activistes, eux aussi Egyptiens, qui ont tout simplement repris les mêmes blogs et les ont traduits en arabe. Cela montre que dans les pays arabes, il y a le recul de la langue française et anglaise. Par exemple le journal qui a le plus grand tirage en Algérie aujourd’hui est El Watan, il est arabophone. 2) Le deuxième élément, c’est la question de l’instantanéité. Les médias traditionnels n’arrivent pas à coller de si près aux événements en raison de leurs délais, d’autant que dans les pays arabe, la plupart du temps on boucle une édition à 15h-16h. Donc la presse, la radio, la TV n’arrivent pas couvrir les événements avec l’instantanéité des réseaux sociaux. Ces derniers, justement, ont trouvé une manière de se lier avec les grands médias traditionnels comme la TV. Je vous donne un exemple : en Tunisie, en Egypte, les grands médias

“Le printemps arabe a aussi été une occasion très importante pour la

création, grâce aux réseaux sociaux, d’une nouvelle société formée d’une

classe moyenne solidaire et capable de construire une opposition politique qui

s’appuie sur un projet, et non pas seulement sur une appartenance

politique et religieuse.”

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comme la BBC en anglais, France 24 ou encore Al Jazeera, Sky News, ont compris l’importance de ces citoyens web, citoyens connectés ou e-citoyens, qui filment tout, juste avec un iPhone. C’est avec un smartphone que vous pouvez devenir reporter. C’est avec ces outils qu’on peut faire un reportage. Et les grands médias ont fait un appel directement à la population pour des témoignages, à l’instar de ce que fait BFM TV de nos jours par exemple. Du coup, les manifestants non seulement manifestent, mais se filment eux-mêmes, ainsi que l’événement auquel ils prennent part. Ils envoient le jour même, voire à l’instant même, leur témoignage à de grands supports médiatiques comme les TV mentionnées plus haut qui touchent des millions de personnes. De cette manière, ils ne sont plus obligés d’envoyer leurs reporters sur place. Et c’est bien là une des valeurs ajoutées de ces mouvements de révolte dans le Monde arabe. C’est ce lien entre les médias classiques qui sont en perte d’audieteurs, de lecteurs, donc de vitesse, et les nouveaux médias. Remarque: Mais alors comment on peut expliquer l’échec de l’implantation d’Al Jazeera aux Etats-Unis ? Parce qu’ils n’y ont tenu que quelques mois. Hasni Abidi: Si je veux écouter des nouvelles en anglais, je vais écouter la BBC et non Al Jazeera donc Al Jazeera aux Etats-Unis n’avait aucune chance. D’abord parce qu’elle n’a pas eu l’autorisation pour diffuser. Le grand problème d’une chaîne, c’est justement: comment être diffusée ? En effet aujourd’hui, il n’y a plus d’antennes paraboliques comme dans le temps. Il faut donc avoir des diffuseurs comme Canal Satellite ou SFR. Ce sont eux qui ont le monopole de la diffusion, comme en Suisse le monopole se partage entre Naxoo et Cablecom. Et deuxième chose c’est que les Américains s’intéressent principalement voire uniquement aux nouvelles locales. Et Al Jazeera américaine ne pouvait pas se positionner sur ce marché-là. Cela explique donc pourquoi Al Jazeera en anglais marche très bien, mais Al Jazeera américaine pas du tout. Par contre, ce qui est intéressant à relever, c’est qu’elle a commencé à faire de petits reportages de 30-40 secondes pour son propre compte Twitter qui est suivi par des millions de personnes et qui donc marche très bien. Ainsi, les gens ne regardent pas Al Jazeera américaine, mais la

suivent régulièrement sur son compte Twitter. Mihaela Nedelcu: Je pense qu’il y a quelque chose de très important à relever : ces nouvelles formes de mobilisation ouvrent un espace de possibles différent, à travers une forme d’autonomisation des sujets vis-à-vis des institutions de la société. Dès lors, l’individu n’est plus uniquement consommateur de l’information que les médias classiques diffusent, il est aussi producteur de contenu, il est aussi capable d’intervenir et se positionner comme acteur. Cela développe une sorte de culture de l’autonomie qui est au cœur de cette nouvelle forme de cyberdémocratie qui est finalement une expression très directe de ce que le sociologue allemand Ulrich Beck appelle la cosmopolitisation de nos sociétés. Cela ne veut pas dire qu’on est tous en train de devenir cosmopolites ou citoyens du monde, mais qu’on est tous en quelque sorte objets d’une forme de cosmopolitisme banal, sournois, qui se passe d’une certaine manière à notre insu. Hasni Abidi: Oui, c’est vrai. Le mode de consommation a changé. On n’a plus affaire à de simples clients mais aussi à des gens qui participent à leur consommation. J’ai eu une fois un entretien avec un journaliste d’un grand hebdomadaire en France qui me disait que les personnes qui consultent un journal économique comme le leur, ne vont pas tellement sur leur site Internet. Ce qu’ils font en revanche, c’est qu’ils regardent le titre d’un article qui est mentionné sur le compte Twitter du journal, cliquent sur celui-ci, et ils sont ainsi dirigés directement sur le site Internet de l’hebdomadaire. C’est très intéressant, ce mode de consommation, car c’est nouveau. Remarque: J’ai plus l’impression que les médias sociaux sont dans un défi de l’autorité par exemple que dans une expression de la démocratie. Finalement, à quel moment pensez-vous que les réseaux sociaux auront un véritable impact sur les institutions pour organiser, non plus cette fois-ci la contestation ou la remise en question de l’Etat, mais un programme ? On voit effectivement qu’avec le printemps arabe, on s’insurge, mais on a beaucoup de mal finalement à proposer une politique coordonnée, acceptée par tous.

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Mihaela Nedelcu: C’est tout le paradoxe. Il y a une économie qui est par essence mondialisée et source de mondialisation. On a aussi une société qui - avec les réseaux sociaux voire avec les technologies en général - est en train de se transnationaliser alors qu’en même temps, on a des structures politiques qui restent figées dans leur propre cadre, souvent national, qui n’évoluent pas. C’est une question que se posent aussi les scientifiques, quand ils critiquent ce qu’on appelle aujourd’hui le nationalisme méthodologique. François Saint-Ouen: Avec votre question, vous touchez la transformation de la mobilisation politique en changement politique. En Europe, on en a pour le moment très peu d’exemples allant dans ce sens. L’un des seuls qu’on peut citer est le mouvement des Indignés qui a donné Podemos, qui est maintenant une formation politique qui participe aux élections. Mais elle a du mal à s’insérer dans le paysage politique et à faire des coalitions par exemple. On comprend bien le mécanisme : utiliser les réseaux sociaux pour mobiliser les gens autour d’une cause, mais ensuite est-ce qu’on transforme, est-ce qu’on change véritablement les structures ? Car souvent on doit repasser par une institution classique, par une conquête du pouvoir par exemple. Question: Je constate qu’il y a d’autres acteurs sur ces réseaux sociaux qui ne sont pas mentionnés, car on a plutôt parlé de mobilisation citoyenne. Mais les réseaux sociaux touchent aussi les jeunes, et je me réfère donc aux Islamistes. Je voudrais savoir s’il y a déjà des interactions entre ces jeunes qui utilisent les réseaux sociaux pour une mobilisation citoyenne et ceux qui l’utilisent à d’autres fins, notamment islamistes ? Est-ce que ces deux mondes se rencontrent ? Hasni Abidi: Curieusement, les Islamistes sont d’excellents utilisateurs d’Internet et des réseaux sociaux. Il n’y a pas un parti politique, un mouvement en Tunisie, en Egypte ou au Maroc qui n’ait pas de compte Twitter, qui ne l’alimente pas et n’est pas régulièrement en contact avec ses followers. Toutefois, les Islamistes n’ont pas abandonné les canaux traditionnels et les causes qui touchent les populations dans leur quotidien, (comme par exemple le problème des routes, le harcèlement sexuel), tout en étant présents dans le

jeu des partis politiques. Ils se situent sur les deux plans, car il ne suffit pas d’être présent sur les réseaux sociaux pour gagner une élection et avoir un impact. Ce qui est à mon avis très problématique, c’est que si on prend le cas de l’Egypte, les partis dissous, les partis chassés par les révoltes à cause notamment des réseaux sociaux, reviennent aujourd’hui sur la scène politique. Cela veut dire qu’au fond, les gens éprouvent le besoin d’être rassurés, ont besoin que l’Etat fonctionne. Une fois le moment d’euphorie passé, les populations du Monde arabe ont ainsi plutôt voté pour des gens, pour des projets politiques qu’ils peuvent entendre. A ce moment-là, les réseaux sociaux perdent leur primauté. Ce tournant des nouveaux médias nécessite donc beaucoup de temps, de patience pour qu’ils deviennent des projets politiques. Malheureusement, ni dans le Monde arabe ni en Europe on n’a cette patience-là, c’est la raison pour laquelle les printemps arabes ont mal tourné. Question: On a vu dans le cas de la Turquie que le régime lui-même utilise les réseaux sociaux. Selon vos statistiques, Erdogan aurait 8 millions de followers. Quel impact a cette démarche ? Avez-vous aussi analysé cette facette-là ? Ibrahim Soysüren: L’impact est très important. L’un des modes traditionnels de promotion des Islamistes en Turquie, c’est de faire du porte-à-porte. Récemment, j’ai vu un reportage d’un responsable des réseaux sociaux de l’AKP turc qui disait qu’ils faisaient la même chose sur les réseaux sociaux : ils envoient à chaque adresse email qu’ils possèdent, et ils en possèdent beaucoup, tout le matériel de communication lors des élections par exemple, ou d’un événement à promouvoir. Je pense donc qu’avec l’importance que l’AKP a donnée à Internet et aux réseaux sociaux, la relation des citoyens turcs avec l’Etat a changé. Je prends appui sur l’exemple d’un projet qui s’appelle Etat électronique, qui rend virtuelle toute relation à l’Etat (p.ex. changer sa carte d’identité). En outre, l’ensemble des ministres a son compte Facebook, Twitter etc. qu’ils alimentent régulièrement avec du contenu. En Turquie, 80% de la population utilise Internet parce qu’elle y retrouve non seulement ses amis, mais l’Etat aussi. L’AKP turc a tiré ses leçons du mouvement de Gezi

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où les médias sociaux ont été largement utilisés : maintenant elle en fait aussi une grande utilisation. Le paradoxe, c’est que depuis que l’AKP s’est approprié les réseaux sociaux, il devient de plus en plus difficile en Turquie de se mobiliser contre ses actions à travers les nouvelles technologies, car aussitôt on est réprimandé avec des peines allant jusqu’à une condamnation formelle. Il y a donc deux poids, deux mesures. François Saint-Ouen: Cette dernière remarque montre que c’est un peu l’hommage du vice à la vertu c’est-à-dire que le pouvoir se rend bien compte de l’importance des réseaux sociaux, autrement il n’essaierait pas d’en limiter l’accès ou d’en contrôler le contenu.

Le Geneva Hub for Democracy est une initiative du Centre Européen de la Culture, développée grâce au soutien de la Confédération suisse (DFAE). Responsable du projet: Dr François Saint-Ouen Assistante de recherche: Alexandrina Iremciuc.

Notes 1 Voir Turkey’s relationship with social media: “it’s

complicated”, 03 Novembre 2015, http://www.bbc.co.uk/blogs/collegeofjournalism/entries/738f63e8-b73e-45f8-8700-620808b9d45e, 09 mai 2016. 2 Voir Turkish Statistical Institute, Information and

Communication Technology (ICT) Usage Survey on Households and Individuals, 2015, http://www.turkstat.gov.tr/PreHaberBultenleri.do?id=18660, consulté le 8 mai 2016. 3 Voir ibid.

4 Voir Altunbas, F. (2013) Sosyal Medya ve Toplumsal Olaylar:

Gezi Parkı Olayları Örneği, présenté à la 6ème

conférence internationale sur le terrorisme et les crimes transnationaux, 6-8 décembre 2013, Antalya, Turquie. L’auteur travaille pour la police turque. 5 Voir Altunbas (2013).

6 Voir

https://reutersinstitute.politics.ox.ac.uk/sites/default/files/Reuters%20Institute%20Digital%20News%20Report%202015_Full%20Report.pdf 7 Voir Voir AK Parti'den 6 bin kişilik sosyal medya ordusu,

http://www.hurriyet.com.tr/ak-partiden-6-bin-kisilik-sosyal-medya-ordusu-25115336, consulté le 09 mai 2016. 8 Voir Erdoğan: Milleti Facebook'a Youtube'a yedirmeyiz,

kapatırız, http://www.wsj.com.tr/articles/SB10001424052702303824204579423680316252394, consulté le 09 mai 2016. 9 Voir https://twitter.com/rt_erdogan?lang=fr, consulté le 10

mai 2016.