Frère Marie-Victorin - Croquis laurentiens.

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Frère Marie-Victorin Croquis laurentiens BeQ

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Littérature québécoise.

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  • Frre Marie-Victorin

    Croquis laurentiens

    BeQ

  • Frre Marie-Victorin (Conrad Kirouac, 1885-1944)

    Croquis laurentiens

    (Montral, s. n. 1920.)

    La Bibliothque lectronique du Qubec Collection Littrature qubcoise

    Volume 86 : version 1.1

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  • Du mme auteur, la Bibliothque :

    Rcits laurentiens

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  • mon pre, le meilleur des pres.

    Fr. M.-V.

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  • Longueuil

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  • Le vieux Longueuil Si vous aimez vous caresser les yeux des nuances

    fanes du pass, et si lme des choses rvolues parle la vtre, htez-vous de contenter ce caprice dun autre ge avant que, happes par les concasseurs, les dernires pierres des dernires vieilles maisons naillent se rsoudre en macadam pour les pneus des autos.

    Le vieux Longueuil sen va, comme le vieux Montral et le vieux Partout. Cest fatal, et cest vaine besogne de vouloir, avec un ftu, enrayer la roue du temps !

    Le vieux Longueuil sen va ! Les quelques rues anciennes qui serpentaient encore se redressent et slargissent. Des cubes de brique rouge sinsrent sournoisement entre les robustes constructions dautrefois, bonnes vieilles et patriarcales demeures, faites de la pierre des champs, coiffes de toits franais, aux murs percs douvertures cintres qui sont comme un dernier souvenir de la rosace morte.

    Nos vieilles maisons portent alertement, sur leurs flancs de caillou, la patine ambre dun sicle qui a

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  • vieilli tant de choses. Nos vieilles maisons ont de vieux volets plein bois, tenus ouverts par des esses rouilles que les gamins font tourner en passant. Nos vieilles maisons ont des marteaux historis, incrusts dans le chne indestructible de la porte.

    Nos vieilles maisons, bties au sicle de la conqute, ont une histoire. Elles ont vu les Bostonnais venir et retourner par le chemin de Chambly ; elles ont vu passer les capots bleus des voltigeurs et, vingt-cinq ans plus tard, les tuques rouges des patriotes. Sept ou huit gnrations ont soulev le marteau de fer, us la marche du seuil au pas de leurs allgresses et de leurs deuils, de leurs soucis et de leurs amours. Et les mains sans nombre, mains blanches de femmes, mains tremblantes de vieillards, mains fragiles denfants qui, aux innombrables matins et pour accueillir le soleil, ont fait grincer les lourds volets ! Si charges de souvenirs, dimages anciennes, de parfums dmes ancestrales et obscurment proches, comme nous voudrions les garder ainsi, les empcher de mourir tout fait, nos vieilles maisons !

    Mais dautre part, les gens progressistes se frottent les mains : elles sen vont une une les affreuses bicoques ! Enfin Longueuil se rveille de son sommeil trois fois sculaire ! Il y a enfin du ciment et des rails sur la chausse !

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  • Hlas ! oui ! Les autos grondent au fond des garages et Longueuil pue lessence trs comme il faut ! Sans compter que lre des usines tant enfin ouverte, quelques hautes chemines ructent toute la journe dans les hauteurs du ciel !...

    Bientt personne ne saura plus que la petite ville riveraine assise sous les hauts feuillages, Longueuil-sous-Bois, Longueuil-des-Barons, est illustre entre toutes les villes du Nouveau Monde. On oubliera que la grande maison de pierre qui faisait autrefois, du ct de lest, langle du Chemin de Chambly et du Bord de leau, abrita un berceau o sveillrent la vie toute une phalange de conquistadors et de faiseurs de pays, qui, sur tout le continent, ont promen leurs pes solidement tenues, et attach la grande aventure coloniale de la France, un immortel reflet dpope.

    Qui sait encore que, sous une chapelle latrale de lglise de Longueuil, vaguement clair par le prisme de lumire tombant dun soupirail, un sarcophage de granit rose entour de stles fixes au mur, affirme que les cendres des Le Moyne de ceux du moins qui ne moururent pas lpe la main sont rassembles ici ? Lire les noms gravs sur cette pierre cest lire la plus belle page de lhistoire militaire du Canada :

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  • CHARLES LEMOYNE

    Chef de lillustre famille LE MOYNE qui simmortalisa dans la Nouvelle-France.

    N Dieppe, en Normandie, en 1624. migra au Canada lge de 15 ans

    pousa Ville-Marie en 1654 Delle CATHERINE PRIMOT

    Originaire de Rouen, un modle de vertu. Fonda LONGUEUIL en 1657.

    Fut anobli par Louis XIV en 1668 sous le titre de sieur de LONGUEUIL. Mourut en 1685. Il eut 14 enfants :

    Charles, sieur de Longueuil. Jacques, sieur de Sainte-Hlne.

    Pierre, sieur dIberville. Paul, sieur de Maricourt.

    Franois, sieur de Bienville I. Joseph, sieur de Srigny.

    Louis, sieur de Chteauguay I.

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  • Jean-Baptiste, sieur de Bienville II. Antoine, sieur de Chteauguay II. Franois-Marie, sieur de Sauvole.

    Catherine-Jeanne Marie-Anne.

    Gabriel, sieur dAssigny.

    et un autre enfant ondoy et mort le mme jour. Et la liste se continue, glorieuse, sur les stles, tout

    autour de lobscur mmorial, arrivant jusquaux barons daujourdhui, les Grant de Blairfindie, anglais et protestants.

    Disons-le en passant et sans y insister : quelle tristesse quun si beau sang nait pas su rester franais, et soit all enrichir larmorial britannique !

    Les Le Moyne ne sont plus, mais il reste aux excentriques qui, en ces jours de dmolition universelle, ne veulent pas renier lhritage du pass, la libert de se souvenir. Pour moi, il mest impossible de descendre jusqu la grve o le ruisseau Saint-Antoine, bien dchu depuis le temps o il faisait tourner les moulins, se perd dans les joncs fleuris, sans revenir trois

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  • sicles en arrire et revoir toute la scne, l, sous mes yeux :

    En 1675. Beau soir dt. De grands ormes forment rideau devant le

    dfrichement commenc et, penchs sur la rive, les saules flexibles balancent leur feuillage luisant. Leau est toute bleue, le firmament vierge, et, sur le fond mauve de lhorizon, cest la hachure noire des arbres, partout.

    Parti du Pied-du-Courant, un grand canot file droit sur nous. Les deux avirons, vigoureusement manis, rythment la marche. Nous distinguons maintenant la fine proue dcorce et les deux lignes deau qui fuient, derrire, sur le miroir bris.

    Trois minutes !... Le canot crisse sur le gravier. Charles Le Moyne et son fils sautent terre. Lhistoire a oubli de nous laisser les traits physiques de cet tonnant pionnier. Mais lui-mme a grav lessentiel de sa forte personnalit dans les actes de sa vie, et plus encore, dans lme et la chair de ses fils. Interprte, traiteur, colon, soldat, Charles Le Moyne fut tout cela, mais il fut surtout un pre admirable, un patriarche lhbreu, gar hors de la Gense sur les bords du fleuve tranger.

    Le voici sur la grve, haut de taille, bott, bien serr

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  • dans son pourpoint, la main sur la garde de lpe, loeil brillant sous le feutre mou. Son fils Charles, bel adolescent de dix-huit ans, est prs de lui, occup ranger les avirons et tirer le canot au sec.

    On les a vus venir de la maison, et, dans la porte, madame Le Moyne est apparue, son enfant dans les bras. Quelquun qui travaillait au potager a plant sa bche dans le terreau : cest Jacques de Sainte-Hlne, seize ans, grands yeux candides o brille une superbe flamme dnergie. Peut-tre, en regardant bien au fond de ces yeux-l, verrait-on dj sur le bleu noir de liris, une flotte anglaise fuyant sans pavillon !...

    Les cheveux en broussaille, et trousss jusquaux genoux, deux garonnets pourchassaient des vairons dans leau basse du ruisseau. Tout leur absorbante occupation, ils nont pas vu venir le canot ; mais au sonore bonjour de Charles Le Moyne, Paul de Maricourt et Franois de Bienville sont accourus, pieds nus, embrasser leur pre. Deux hommes de guerre, deux bons serviteurs de la Nouvelle-France !...

    Le Moyne, les petites mains de ses fils dans les siennes, monte le sentier, vers sa maison ; mais avant que dentrer, il met genou en terre pour baiser au front la petite Jeanne, qui sourit aux anges dans le berceau de chne port en plein air. Ce devoir rempli envers le dernier venu du ciel, il embrasse lpouse, prend le

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  • bb dans ses bras robustes, et vient sasseoir au foyer o Franois de Sauvole et Joseph de Srigny sautent sur ses genoux. De Srigny deviendra beau capitaine sur les vaisseaux du Roy, et le sieur de Sauvole, ct du plus clbre de ses frres, fera la grandeur de la France aux plages lointaines du Golfe du Mexique.

    Le Moyne, tout la douceur du soir, narre sa femme les vnements survenus Ville-Marie depuis quelques jours : dparts de missionnaires pour les pays den-haut, arrives de vaisseaux du Roy ou de canots de traite, travaux de Monsieur de Chomedy, derniers actes passs par-devant messire Bnigne Basset.

    Mais o donc est Pierre ? Parti tout seul, dans son canot, laube ! Je crains

    toujours le voir saventurer ainsi hors de la porte du canon de Ville-Marie ! Sil fallait que...

    quatorze ans, cest un homme. Jai parl aujourdhui au capitaine du vaisseau du Roy qui veut bien le prendre comme garde-marine. Pierre y servira vaillamment, jen suis sr !

    Un coup de mousquet qui claque dans lair plus dense du soir, du bruit, des cris. Jetant sur les chents deux gros castors, Pierre dIberville, rouge et suant, vient embrasser son pre. Il a dj loeil corsaire. Le nez court donne au visage une expression de malice qui

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  • sera bientt de laudace, et fera de lui le plus terrible homme de guerre du Nouveau Monde. DIberville ! Des forts qui scroulent, des caravelles anglaises ventres qui sombrent ! Le drapeau fleurdelis courant au pas de charge, du ple lquateur !

    Pierre, mon fils ! grande et bonne nouvelle ! Je dnai aujourdhui sur le vaisseau du Roy o tu entreras demain comme garde-marine. Tu as quatorze ans ! cet ge, les Le Moyne sont des soldats. Tu vas donc servir Sa Majest Trs Chrtienne. Aie souvenance quun bon Franais ne capitule jamais devant lennemi de la France.

    Et la voix de la mre, trs douce : Et noublie pas dtre toujours fidle Dieu, de

    dire tes patentres et de prier la Benote Vierge du Bon Secours quelle tait toujours en sa sainte garde !...

    Sur le seuil des pas lourds rsonnent : Michel Dubuc, Pierre Benoist, Jacques Trudeau viennent saluer leur seigneur. On approche des escabeaux, et le cercle se forme la lueur des bougies allumes sur le manteau de la chemine. On discourt sur ltat des moissons, sur le temps quil fait et quil fera, sur le progrs du dfrichement et la sant des familles. On parle aussi de la grande rivire que viennent de dcouvrir, le Pre Marquette et Louis Jolliet, de limmense et fabuleux empire dont ils viennent de doter la France.

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  • Un son de cloche lointain, port sur les eaux ! Le couvre-feu de Ville-Marie ! Les tenanciers sortent en saluant. Devant le crucifix de bois pendu au mur, Le Moyne sagenouille avec ses enfants, prs de son pouse dont la main balance le berceau de chne. Et la voix mle du patriarche de la Nouvelle-France commence le Notre Pre.

    Au dehors, la nuit est dlicieuse, les feuillages bruissent, le flot se repose et les grillons psalmodient sous les toiles ples...

    Que votre rgne arrive ! Les mains bien jointes sur le coin de la table, Pierre

    dIberville ne voit plus le crucifix, ni lestampe de la Benote Vierge... Il est dj sur les flots bleus, flamme la drisse, courant les lopards !...

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  • La Traverse La traverse de Longueuil Montral, ou vice versa,

    peut videmment paratre la chose la plus banale du monde aux Longueuillois de vieille date qui font ainsi la navette, chaque jour, et durant huit mois de lanne, depuis leur enfance. Pour beaucoup dautres, cependant, pour les trangers, pour les gens de lintrieur des terres, et qui nont pas vu la mer, elle prsente une pointe dagrment et un brin dindit.

    Mais surtout, pour une multitude de petites gens de la grande ville, pour la foule noire enchane dans la puanteur des usines et la fivre des comptoirs, cest le voyage idal et rv qui fait patienter six jours de la semaine, et qui, pour cinq sous, donne quelques bonnes heures de soleil, de fracheur et doubli. Simples promeneurs, cueilleurs de fraises ou de cerises grappes, chasseurs dimprobables perdrix, ou fervents de la pche la ligne, on les voit, par les aprs-midi du samedi ou les beaux dimanches, sengouffrer dans le couloir de la rue Poupart qui, par une courbe soudaine, les dverse sur le quai, dans la pleine lumire dun horizon bleu.

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  • Semaine ou dimanche, beau temps ou mauvais temps, de cinq heures du matin minuit, il y a toujours affluence au quai de la Traverse. Mais la plus grande activit sy manifeste ncessairement aux heures du commencement et de la cessation du travail, et sur le haut du jour. Dans lombre dune baraque grise, un policier, gnralement du type dodu, laisse doucement couler les heures. Derrire un comptoir, lintrieur, les rclames colories, les chocolats insinuants et les cigares premier choix encadrent la figure joviale du fonctionnaire de la compagnie qui vend billets et douceurs, et donne pour rien sourires et bons mots. Le gros des passagers stationne sur le quai, et gote, sans toujours bien se lexprimer soi-mme, le charme du si joli tableau : un horizon trs vaste, les petits flots olive caressant le cou mince de la grosse boue rouge qui tire sur son ancre ; en face, plus dun mille, pousant les contours adoucis de lautre rive, la dentelle de verdure, le pointill blanc des villas, la flche hardie de lglise qui dnonce le village embusqu dans les frondaisons.

    mi-fleuve le vapeur savance, souillant le ciel dune longue trane de fume noire. mesure que la proue fait tte au courant, les hautes lettres du mot LONGUEUIL paraissent une une sur le flanc de bois. Dj, la salle dattente est vacue. Dans le bruit des machines, les cris de la manoeuvre, le bateau accoste, au grincement des amarres, perdu dans le clapotement

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  • des eaux troubles. Les passerelles, htivement baisses, dgorgent ple-mle pitons, voitures, ouvriers, touristes. Immobile comme un rcif au milieu de cette vague humaine, conscient de son importance, le placide policier veille la scurit publique. La descente opre, la cohue des montants sordonne et dfile sous loeil atone du contrleur. Un coup de cloche, les passerelles se relvent, et le bateau, tournant sur lui-mme, sloigne, port par le courant rapide. Les bras tendus par de lourds paquets, quelques retardataires, haletants et navrs, paraissent sous le viaduc, pendant que dun pas automatique, le policier retourne lombre pour une autre demi-heure.

    Au sortir de la fournaise urbaine, le passager aspire dlicieusement la bouffe dair pur venue du sud, tout en laissant loeil courir en libert au long des lignes douces du paysage. L-bas, vers lest, la courbe gracieuse des deux rives treint toute une troupe dles basses et verdoyantes qui sestompent lgrement dans le lointain. Les voyageurs smerveillent devant ce fleuve qui prend, quand il lui plat, lampleur dun bras de mer. Dans la vieille Europe, il baignerait des centaines de villes et reflterait les ruines pleines de pass dinnombrables chteaux. Ici, le fleuve roule ses eaux royales entre deux files de chaumires et se met en beaut pour dhumbles paysans.

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  • Intressante aussi pour ltranger, la longue thorie des piliers du pont Victoria, qui semble, effet de perspective amarrer aux deux rives le radeau verdoyant de lle Sainte-Hlne, lle lgendaire o les arbres vieillis racontent toujours le geste du grand soldat brisant sa bonne pe, et lhroque flambe des drapeaux vaincus.

    La ville est l, aussi, dvalant la courbe molle du Mont-Royal, et vient de terrasse en terrasse, dborder sur le port encombr et grouillant. Le tableau fait rver. Si le capitaine Jacques Cartier, aprs avoir dormi trois sicles, voulait enfin faire son cinquime voyage sur le fleuve de Sainct-Laurent son tonnement serait considrable de voir, remplaant la bourgade dHochelaga et la fort primitive, cette vgtation serre de gratte-ciel et de clochers, entre lesquels monte, noire et torse, la fume de centaines dusines !

    Il ne faut pas oublier de saluer les deux vieux pilotes qui ont blanchi l-haut, la roue, et qui, depuis trente ans, voient dfiler leurs pieds, la figure changeante et cependant toujours la mme, de la fourmi humaine. Songeons que depuis un demi-sicle environ, le traversier de Longueuil est le carrefour flottant o passent, se croisent, se heurtent deux vies, deux activits, la vie grouillante de la mtropole, la vie plus saine, mais abondante aussi, de la campagne du sud.

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  • Sans doute, le quai de Longueuil nest plus, comme avant la construction du pont Victoria, le point de convergence de toutes les routes ferres venant de la rpublique amricaine, mais telle quelle, tranquille et dchue, la Traverse prsente encore un des aspects curieux de la vie montralaise.

    La charge de foin et la voiture du laitier y frlent dmocratiquement lauto du touriste et lattelage soign du fermier riche. Le fromager de Marieville se range prs du maracher de la Savane. Cest l aussi, que, sans descendre de la charrette de march, Clina du Petit-Lac taille une bavette avec Catherine du Coteau-Rouge. jours fixes, cest lessaim bourdonnant des collgiens qui envahit le pont suprieur, et rappelle aux bourgeois sur le retour, leurs frasques de jeunesse. Le premier mai, le bateau est encombr de camions surchargs o sempilent, pattes en lair, les trsors domestiques des dmnageurs. Enfin, quand vient lautomne, on peut voir les gens des vingt-sept de Sainte-Julie, juchs sur une charge de balais de branches, fumer leur pipe en supputant la recette. Ce ne sont l que quelques notations, quelques couleurs, mais comment peindre au naturel le protisme du flot humain qui passe ! Mieux vaudrait essayer, avec un vrai pinceau, de jeter sur la toile cette inexprimable glaucescence des eaux vivantes que les aubes des grandes roues font bouillonner autour de nous !

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  • Mais voici Longueuil ! La dentelle devient une fort o se cache le village, la ville, si vous y tenez. La grve, toute rose de joncs fleuris, monte insensiblement jusqu la blancheur liliale des chalets en sentinelle sous les ormes. Mais que font donc, prs du rivage ces deux sauriens dacier, quon dirait chapps dun muse palontologique, et dont le cou noir sallonge, sinistre, au-dessus de lescadrille des canots en danse sous la brise ? Des dragues, sans doute !

    Dinstinct, on se retourne, pour jouir du contraste. Ici, le vert, lespace, la fracheur ; l-bas, sur lautre rive, un mouvant rideau de fume qui narrive pas dissimuler la laideur carre des usines, le prosasme des gazomtres et le jet brutal des hautes chemines.

    Un son de cloche, qui se perd dans le tapage des eaux rebrousses. Le pilote se raidit la roue. Doucement, sans heurt, le flanc du bateau frle le limon du quai de bois. Dun geste sr, un manoeuvre lance lamarre son camarade dj rendu terre ; la passerelle sabat et le dfil sinstitue sous le geste engageant des cochers. Les pitons, conscients de leur dignit, rsistent courageusement linvite, et se dirigent, par linterminable trottoir, qui vers les paisses frondaisons ou la brousse de Montral-Sud, qui vers le pr o lon fera dnette en famille, ou, par le raccourci

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  • de la grve, vers le fin clocher et le grand Christ priant qui flamboie, l-haut, dans la gloire du soleil clair.

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  • Que pensez-vous de la glace ? La mme petite brise dgourdie qui soulve la page

    de mars sur nos calendriers, souffle sur Longueuil en vent de prophtie ! Les braves riverains qui, en temps ordinaire, ont peine, tout comme vous et moi, parler pertinemment du prsent, se mettent tout coup vaticiner sans broncher sur la grande proccupation du jour : le dpart prochain de la glace.

    Et bon gr mal gr, il vous faut faire comme les autres. Dans les rues, dans les boutiques, dans le tramway, on vous aborde pour vous poser, avec une gravit bouffonne, langoissante question :

    Que pensez-vous de la glace ? Si vous tes un Longueuillois dans le ton, vous vous

    ferez une physionomie sibylline, vous avalerez votre salive en allongeant lgrement le cou, et, les yeux perdus comme il sied dans la fume de votre cigare, vous irez de votre petite prophtie.

    Il y a cela de bon quune coutume locale, antique et vnrable, tolre toutes les affirmations, mme les plus contradictoires ! Vous pouvez opiner que le printemps

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  • sera long ou quil sera court, que la glace est encore paisse ou quelle est mince comme carton, que leau est basse ou quelle est haute, que les brise-glaces sont Rimouski ou Verchres, que lon aura le bateau Pques ou... la Trinit ! a ne fait rien, a na pas dimportance ! Une seule chose est mal porte : navoir pas dopinion tranche l-dessus. Tenez-vous-le pour dit, si vous voulez passer pour quelquun qui connat les rgles de la civilit !

    Mais cest charmant, malgr tout, de voir aux mmes heures, les vieilles barbes du village, descendre par petits groupes, vers la grve prochaine. Les pieds bien au chaud, ils vont pas lents, car les jours sont longs et les distractions menues. En marge de la plaine blanche, do pointent deci del des glaons iridescents qui bavent sous le soleil davril, les vieux, la main au fourneau de leur pipe, guettent dun oeil connaisseur les signes avant-coureurs quelle va partir . La glace, en effet, pour les Longueuillois, cest presque une chose vivante qui va et vient, arrive et part, comme les oiseaux. On en jouit, on sen sert ; cest une compagne, une amie. Il y a des jours o, scintillante et adamantine, elle na que des sourires ; dautres o elle se fait colreuse et barbare, o elle crase et dvaste.

    Et cest pour cela que les vieux ne se lasseront pas de venir la voir , de tter son pouls, jusquau jour o

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  • le soleil, vainqueur et rajeuni, pour retrouver son miroir, la chassera vers le golfe lointain...

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  • Au seuil des Laurentides

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  • Le village qui meurt Cest de Saint-Colomban, tout prs de Saint-Jrme,

    que je veux parler. Le village est littralement perdu, gar dans le dsert des rocs nus, des galets, comme on dit par l. Le paysage des galets est infiniment tranquille et infiniment triste. Autour de vous la roche grise, polie par les glaciers prhistoriques, mordue par le chancre des lichens, sonne sous le pied et ressuscite un pass fabuleux et muet. Un peu plus loin la fort chiche se referme. Mais passez le rideau darbres rabougris, et vous aurez devant vous un autre galet, dsert et nu, qui se refermera pour souvrir encore et se refermer toujours... et ainsi pendant des lieues et des lieues.

    Aussi stonne-t-on lorsque, par un chemin peine visible sur le roc, lon dbouche limproviste sur Saint-Colomban. La petite glise de bois, peinte en blanc, est trs lgrement pose sur le galet on dirait une mouette fatigue et il semble que rien ne sera plus facile que de la transporter, quand on le voudra, sur un autre galet. Une seule rue, cinq ou six maisons, et cest tout. cent pas, les arbres semblent fermer lhorizon,

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  • mais cest le leurre ternel des galets et partout, loin, au-del, tout prs, le granit est roi.

    Pass lglise, il ny a gure quune maison, un vieux magasin abandonn, en ruine. On ma dit son histoire. Elle est touchante.

    Saint-Colomban nest plus, mais Saint-Colomban fut, ou du moins aurait pu tre. Au temps ou la rgion du Nord souvrit la colonisation, ce petit village devint, par sa situation gographique, le quartier-gnral des colons qui montaient de la plaine laurentienne pour dfricher les vallcules, tributaires de la rivire du Nord. Le commerce y florissait. Un brave Irlandais btit ce petit poste et y fit longtemps dexcellentes affaires. Sur le galet devant sa porte, le bandage de fer des roues a creus une ornire qui se voit encore. Les charrettes des colons stationnaient l, la queue leu leu, pendant que les propritaires lintrieur menaient grand bruit dans la boucane, faisant des emplettes, causant politique et sapprovisionnant de potins pour la femme reste la maison.

    Lorsque la colonisation prit une autre route et que la dchance de son village fut dfinitivement prononce, lIrlandais resta nanmoins fidle son poste. Il vit encore, trs vieux, paralys, aux soins de son fils, vieillard lui-mme. Jamais il ne voulut revendre un collgue de Saint-Jrme, les marchandises de toutes

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  • sortes entasses dans le magasin. Depuis quinze ans, personne ny entre ; il croule, mais lon respecte la volont de laeul. Jai voulu voir de prs cette masure. Elle est faite de pices et raconte son origine. La poutre du toit a cd et tout saffaisse par le milieu ; lchelle vermoulue tient encore sur les bardeaux noircis, gagns, par places, par le velours envahissant des mousses. Plus de carreaux aux fentres ; la porte, lamentablement, pend sur un seul gond tordu. lintrieur, des tiroirs dpicerie, entrouverts, des restes de sucre, de sel, de th, pills par les rongeurs. Aux poutres transversales, des vtements en loques, des cirs, des fouets, que sais-je ? Jai mme vu un petit traneau, jouet denfant, accroch ct dun fanal rouill... Et sur le seuil, comme pour sceller cet abandon, et interdire lentre, montent, rigides et ples, les tiges misreuses des molnes.

    Dans cette dtresse et dans cette fidlit il y a quelque chose de profondment mouvant. Et cependant il a tort ce vieillard, comme tous les vieillards dailleurs, dans cet inutile effort pour retenir le pass qui, irrmdiablement, sen va ! La vie, disait Henry Bordeaux, est dure et volontaire comme une troupe en marche , et du pass elle se sert comme de matriaux pour reconstruire, toujours !

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  • La monte du cimetire La longue route ensable qui monte vers le

    cimetire de Saint-Jrme, est dserte par ce matin sans soleil, et il fait vraiment bon doccuper seul le banc de bois, souvenir de cet excellent docteur Henri Prvost qui dort son dernier sommeil dans le sable roux, entre les racines des pins.

    Sur limmobile cran des nuages gris, les moindres bruits se rpercutent, samplifient, se confondent, pour se rsoudre en un haltement voil, scand par les castagnettes dun pic martelant un cdre mort. En sourdine, se croisent les appels des oiseaux inquiets ; notes nerveuses, notes menues, notes dolentes...

    Le pr lisrant la fort toute proche, est, ce matin, dun vert glauque, retouch du rose mat des grands trfles... Lon dirait un ciel renvers dans leau dun tang et peupl de constellations de marguerites ! et l, jaillissent en couronne les frondes plumeuses des fougres. Le pied dans leau, de petits saules agitent au souffle dune brise perceptible pour eux seuls, leurs feuilles encore teintes de la pourpre vernale du bourgeon.

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  • Au fond du champ, les petites pyramides sombres des sapins, tagements de noirs et de verts sourds, spandent en tirailleurs devant les pinettes effiles comme des clochers... Tels des arbres de Nol portant chaque branche une petite chandelle de cire ple, les jeunes pins ont des pousses nouvelles, et prolongent en vert gai, la tristesse immobile de leurs bras gommeux ; avec les palmes rigides des cdres et la fine chenille des mlzes, tout cela sajoute, se superpose sur un fond frissonnant de haute futaie claire, merveilleusement.

    Pourquoi cet ensemble de hasard mmeut-il tant ? Ce dsordre est-il donc beaut ? Ou bien, nest-ce pas plutt lme fruste de lointains anctres qui remonte en moi ? Ils conduisirent la charrue ou guettrent lorignal le long de bois semblables, et cest peut-tre le colon ou le trappeur dont jai reu le sang, qui frmit devant le spectacle congnial de la nature !..

    La route ensable qui monte vers le cimetire est toujours dserte, et loin, trs loin, sans relche, le pic fouille le coeur sec des arbres morts...

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  • La neuvaine La rivire du Nord est dlicieuse lheure du

    couchant. Suivez la route qui, laissant Saint-Jrme, remonte la rive droite ; vous cheminerez sur un sentier durci, bord darmoises et de tanaisies, avec, dans loreille, la basse assourdie et profonde de leau franchissant dun saut les barrages. Des deux cts il y a des maisonnettes en bois, pas prtentieuses, avec de blanc enclos autour des jardinets, avec des chapelets denfants, un peu dfrachis par la chaleur du jour, et qui sbattent devant les portes.

    Mais ce soir, les seuils sont dserts et un silence inaccoutum accueille les premires tnbres. Seules, et avec des airs de fantmes, les vaches broutent encore sans lever la tte, parmi les gros rochers sems dans les pturages. Inconsciemment, le mutisme des choses nous envahit et nous marchons sans mot dire.

    Mais voici quau travers du grondement continu de leau, passe un bruissement de prires ; linstant daprs nous apercevons la demeure des Lauzon, noire de monde. Tout sexplique : le rang est en neuvaine ; on demande du beau temps pour les semailles. Sur la

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  • galerie il y a tous les types familiers rassembls par le besoin commun : les vieux canne, les vieilles places dans les berceuses, les figures hles des remueurs de terre, les jeunes filles qui ont fait un brin de toilette, et les grands gars dont la pipe steint lentement sur lappui des fentres. Les enfants nont pu trouver place ; il se serrent sur les trois marches et dans la balanoire prs de la pile de bois franc. Tout ce monde prie, tourn vers le grand Sacr-Coeur de Jsus dcroch du salon et suspendu lorme qui ombrage le puits. Au-dessous de la nave image, deux lampes ptrole allument des reflets sur la vitre du cadre.

    Nous sommes passs rapidement pour ne pas distraire et gner les bonnes gens. Derrire la maison une pauvre femme, pour endormir un bb criard, le balanait bout de bras tout en rpondant au chapelet...

    Lheure arrivait, lheure incertaine et tranquille o le miroir de leau se ternit et sopalise, o il ny a plus de rivire, plus de bosquet, plus de rivage, plus de ciel distinct, mais une mosaque indcise o tout cela se double, se rpte et se confond. Et tandis que nous nous loignions, les lambeaux doraisons, les bribes de litanies, ports sur laile ouate du soir, continuaient darriver jusqu nous...

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  • Oh ! limpossible rve de prier comme ces mes simples, et, aprs avoir fait le tour de tant de choses, darriver dire un peu bien, son Pater !

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  • Le rocher erratique Il est l depuis des sicles, des centaines de sicles

    peut-tre, au flanc du coteau herbu, non loin de la vieille grange. Abandonn par les glaciers en fuite devant le soleil plus chaud, lnorme granit a gard la pose de hasard quil avait avant lhistoire. Pour lui, les jours et les nuits ne nombrent pas. Il a vu, lentement, la terre se couvrir de verdure et de fleurs, et la fort monter, grandir et se refermer sur lui. Sous lombre des grands pins qui le gardaient humide de la rose du ciel, il accueillit les mignonnes lgions des mousses, et laissa le polypode capricieux grimper sur ses flancs.

    Des peuples insouponns, que lhistoire ignore, lont frl, et des gnrations denfants des bois ont dormi dans le retrait de sa base ; le soleil et lombre lui ont dispens lternelle alternance de leur insensible caresse, et, sans lentamer, la vague tranquille des sicles a pass sur lui.

    Un jour pourtant, la fort surprise entendit un idiome inconnu et trs doux... Ctait lhomme blanc, lhomme de France, et de suite, quelque chose fut chang...

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  • ....................... Trois sicles. ...................... Des coups de hache, que se renvoient les chos

    tonns ! Des couplets de chansons, de francs clats de rire !... Et le soleil grands flots, viole le mystre sculaire, fouille les secrets de la mousse et des feuilles mortes ! Autour du rocher dgag, de bonnes figures nergiques et brunes, ruisselantes aussi, entourent un prtre colossal, aux yeux denfant.

    Toi, Jacques Legault, voici ton lot. La terre est riche, la rivire est tout prs. Bonne chance ! Si tu as de la misre, tu sais, le cur Labelle est l !...

    ...................... Hier, je suis pass prs du bloc erratique lav de la

    pluie rcente et brillant de toutes les paillettes de son mica. quelque pas, les portes de la grange, grandes ouvertes, laissaient voir les tasseries vides et la grandcharrette agenouille sur ses brancards. Sur la croupe de pierre, deux agneaux tout blancs jouaient dans le petit vent parfum de trfle et de marguerite...

    Et je songeais la vanit de toute vie, celle des agneaux et celle du passant qui les regarde. Pose ainsi en numrateur sur la dure du granit ternel, elle nous apparat bien telle que la comprise avec une infinie

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  • varit dexpression, la sagesse de tous les temps : un court portage entre un berceau et une tombe. Et, vraiment, le mystre de la vie me serait apparu plus profond que jamais, si, lheure mme, le son attnu dun Angelus lointain ne mavait rappel la solution splendide de la foi chrtienne !...

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  • Les collines montrgiennes

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  • La montagne de Beloeil Au temps effroyablement lointain o lhumanit ne

    vivait encore que dans la pense de Dieu, o notre valle laurentienne tait un bras de mer agit de temptes, une suite dlots escarps mergeaient, comme dimmenses corbeilles de verdure, sur leau dserte et bleue.

    Les soulvements de lcorce ayant chass les eaux ocanes ne laissrent au creux de la valle que la collection des eaux de ruissellement, et les lots apparurent alors sur le fond uni de la plaine alluviale comme une chane de collines dtaches, peu prs en ligne droite, et traversant toute la valle depuis le massif allghanien jusqu lle de Montral. Ce sont : le Mont-Royal, le Saint-Bruno, la montagne de Beloeil, Rougemont, Sainte-Thrse, Saint-Pie, Yamaska, et dautres encore, dont lensemble forme ce que les gologues, habituellement moins heureux dans leurs dsignations, ont appel les Montrgiennes . Ce nom si bien sonnant mrite de passer de la langue scientifique la langue littraire, si tant est quil y ait lieu de faire cette distinction.

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  • Bubons volcaniques, bavures ruptives marquant une ligne de faiblesse dans lcorce de la vieille plante, les Montrgiennes ont rsist mieux que les argilites environnantes linluctable travail drosion qui remodle sans cesse la face de la terre. Elles slvent maintenant au-dessus de la grande plaine laurentienne, modestes daltitude, mais dgages de toutes parts et commandant dimmenses horizons.

    Le Mont-Royal et sa ncropole, les petits lacs clairs du Saint-Bruno, les prairies naturelles et les pinires du Rougemont, ont chacun leurs charmes particuliers, mais la montagne de Beloeil semble avoir toujours t la favorite des potes, des artistes, et, en gnral, des amants de la nature.

    Cirque de montagnes, plutt que montagne unique, Beloeil cache au fond de son cratre un petit lac tranquille et vierge, et qui na jamais cess de reflter tout autour de son rivage, lombre gracieuse des htrires et des bouleaux dargent.

    Du lac, qui porte le nom clbre dHertel de Rouville, un sentier large et bien battu conduit travers bois un sommet connu depuis un temps immmorial sous le nom de Pain-de-Sucre. Le sentier serpente dabord doucement sous les htres, bord droite et gauche des graciles colonnettes jaspes de lrable de montagne et des grandes fleurs rouges de la ronce

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  • odorante. Ayant franchi un petit pont croulant jet sur une source, le chemin aborde franchement la monte, plein dgards toutefois pour les jarrets du piton, vitant les rampes trop fortes par dhabiles lacets, constamment sous labri de la futaie claire. Cette ascension totale de quelque quinze cents pieds, lart du voyer la tellement camoufle que lon reste surpris quand, aprs un dernier raidillon, on voit la fort sarrter court, et cder le pas une broussaille daubpine et de dierville, enracine dans les fissures du basalte. Encore quelques centaines de pieds et nous sautons sur la table de roc poli qui domine tout le massif et, disons-le tout de suite, toute la plaine laurentienne.

    Quel blouissement ! La montagne entire, la ferie des verts harmoniss des rables, des htres, des chnes et des bouleaux, et, au fond de la coupe, de lcrin plutt, lopale mal taille du lac Hertel. Sous nos yeux, comme sur la page ouverte dun gigantesque atlas, toute une vaste portion de la Laurentie ! Nous embrassons dun regard lentre du lac Champlain et la bouche du Richelieu, Saint-Hyacinthe et Montral, lparpillement des villages et des hameaux depuis le fleuve jusqu la frontire amricaine !

    Comme une longue et brillante charpe oublie en travers du paysage, le Richelieu coupe en deux toute la

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  • contre, bouillonne un peu vers Saint-Jean, slargit en lac Chambly, passe nos pieds en coule dargent et sen va, portant bateaux et ponts, mirant les arbres, les chaumires et les clochers, vers la bue indcise qui marque lemplacement de Sorel.

    Deci del, de grandes toisons noires, dbris de la fort primitive. Le reste est un immense chiquier o tous les tons du vert ont leurs casiers : vert jeune des avoines retardes, vert autre des bls, vert blanchissant du trfle en fleur, vert poussireux du mil en pi. Et quand les chaleurs de lt ont pass ces tendres nuances, tous les jaunes et tous les ors : ambre des prs fauchs, or ple des chaumes ras, or maladif des bouquets drable qui sen vont tout doucement vers le pourpre et lcarlate de lautomne.

    Au milieu de tout cela les ormes, les beaux ormes chevelus, multiformes et magnifiques, faisant de grandes taches dombre maternelle sur les troupeaux. Et les cordons gris des routes, et la ligne inflexible du chemin de fer, venant tout droit de la mtropole, travers champs et bois, et o rampe de temps autre, une longue chenille fumante !... Immdiatement nos pieds, occupant les dernires pentes, se groupent les opulents vergers dont les fruits, lautomne venu, attirent sur les eaux du Richelieu, les golettes den-bas de Qubec. Mais cest au printemps, lorsque les milliers de

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  • pommiers en fleur font penser une dernire fois la neige disparue, quil faut venir ici, voir comme la terre sait se parer pour la saison duniversel hymne.

    De ce magnifique observatoire du Pain-de-Sucre, on ne se lasse pas de regarder la plaine, la plaine sans fin qui fuit en sapetissant vers tous les coins de lhorizon. Cest la paix immense dun beau pays bni de Dieu, o la terre est gnreuse, le ciel clment, o lhomme ne se voit pas, mais se devine pourtant. Cest lui qui achve de ruiner cette incomparable fort dont la terre laurentienne, aux ges de sa jeunesse, couvrait sa nudit. Cest lui qui a jet sur la glbe ainsi mise nu, ce rseau de cltures, ce filet aux larges mailles qui la tient captive. Toute cette humanit pandue qui marche dans les champs, qui gte sous les toits, semble dici tranquille, silencieuse, applique daprs un plan prconu et suprieur, tisser cette immense tapisserie pastorale. Et cependant, nous savons bien puisque nous y tions il y a un instant peine que les passions ternelles y grouillent et sy heurtent, que la haine y grimace, que lamour y chante la divine chanson chappe au naufrage de lden. Oui ! au coeur de ces maisons-joujoux qui rient sous le soleil, il y a toute la pullulation des sentiments et des chimres, des joies et des peines, des langueurs et des chagrins, des amours et des haines. Les bbs, ns dhier, dorment dans les berceaux, les vieillards qui mourront demain, tremblent

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  • dans leurs fauteuils bras ; les enfants, le rire aux lvres, explorent le pays inconnu de la vie, les jeunes gens vivent pour la joie de vivre, et demandent vieillir ; les mres besognent au grand labeur de tendresse. Au milieu de ce chaos dmes diverses, de ces vies montantes et descendantes, les clochers se lvent, nombreux, dans la plaine, orientent en haut, redressent les penses des coeurs, drainent vers la paix des sanctuaires la vie suprieure des mes. Ah ! les clochers ! Quils sont beaux dici, et symboliques ! Quils disent donc clair et franc, la foi splendide, la noblesse desprance et la grande sagesse du pays laurentien.

    On resterait ici longtemps ! On voudrait voir le soleil entrer, au matin, en possession de son domaine, voir la nuit venir par le mme chemin et prendre sa revanche ! On se reporterait facilement au temps o toute cette plaine ntait quune seule masse houleuse de feuillages, parcourue, le long des rivires, par des troupes de barbares nus. On verrait les chapelets de canots iroquois descendre rapidement sur leau morte ; on verrait les beaux soldats du Roi de France, dans leurs barques pontes, monter vers le lac Champlain, couleurs dployes. Sans doute, lendroit o nous sommes tait un poste dobservation, et pris par mon rve, jai presque peur, en me retournant, de trouver debout sur le rocher, quelque guerrier tatou

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  • dOnondaga appuy sur son arc !... Mais non ! Tout cela est pass, sans retour,

    poussire et cendre ! Et mme une autre histoire, superpose la premire, a disparu son tour. Dans le rocher qui nous porte, sont encore visibles de fortes fiches de fer, restes vidents dune construction ancienne. Il y eut ici, en effet, autrefois, un plerinage trs frquent, et auquel reste attach le nom de monseigneur de Forbin-Janson, le clbre missionnaire franais qui nous appelait le peuple aux coeurs dor et aux clochers dargent ! cette poque dj lointaine, les fidles, venus de tout le pays dalentour, montaient ici en parcourant les stations du Chemin de la Croix dissmines le long du sentier de la montagne. Sur ce sommet, ils trouvaient une chapelle et une grande croix de cent pieds de hauteur. Le plerinage nest plus ; la foudre a incendi la chapelle et abattu la croix, dont on peut voir quelques dbris, plus menus danne en anne. Pour raconter ce pass, il ne reste que des bouts de planche calcine, les chevilles de fer, et une belle floraison de lis tigrs, issus sans doute des bulbilles tombes des bouquets des plerins et qui, en juin, panouissent leurs grandes fleurs oranges tout autour du rocher.

    Mais ni le lac Hertel, ni le Pain-de-Sucre ne sont le tout de Beloeil. Sur le flanc nord de la Montagne,

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  • saperoit den-bas une ouverture triangulaire dont la pointe est dirige vers la terre. Cest la Grotte des Fes. De grotte il y a peu ou point, et de fes, pas davantage ; deux grosses lacunes, avouons-le pour une Grotte des Fes ! Mais les approches mystrieuses, hostiles, sauvages, faites, semble-t-il, pour servir de vestibule un lieu dhorreur ou de crime, conspirent pour en crer lillusion. Pour atteindre la Grotte, il faut monter pniblement travers un amoncellement de gigantesques quartiers de roche dtachs de la montagne aux ges anciens, aux temps glaciaires probablement. Ces rochers, arrondis par le temps et les eaux, sont jets les uns sur les autres, parfois dans des positions dquilibre instable, et les quelques bouleaux livides qui y ont laiss leurs cadavres, accentuent encore la tristesse du lieu. Partout sur les rocs gris, se cramponnent, par un troit ombilic, les larges thalles dun trange lichen foliac. Revivifis par la pluie, ou simplement par la rose du matin, les bords relevs laissant apercevoir le noir dencre de la face ventrale, ces singuliers et lugubres vgtaux suggrent involontairement Dieu me pardonne ! lide dune lgion de vieilles semelles de bottes cloues l par quelque factieux Crpin prhistorique.

    Surplombant cet entassement titanesque, une muraille de basalte court de lest louest, et, dun certain point de vue, nous prsente lillusion saisissante

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  • dun bastion avec chauguettes et meurtrires jour. Et mme, un pin mort, amput de ses branches et plant sur les crneaux, semble attendre la bannire ou ltendard du matre de la montagne.

    Un trou noir et presque inaccessible, sous labri dun gros bloc de synite retenu dans la pince inquitante dune crevasse, cest toute la Grotte des Fes. Lascension a tent quelques curieux, et les insuccs rpts ont beaucoup fait pour accrditer la rputation de la grotte.

    Sil faut en croire certaines gens, lendroit serait entr dans la lgende la suite dun assez drlatique histoire. La remonte du Richelieu par le premier vapeur fut, on le conoit, un vnement considrable pour les riverains. Mais il parat que lexploit nalla pas sans un remarquable tapage de jets de vapeur et de sifflet, puisquun bcheron, qui travaillait au pied de la montagne, entendant ce bruit trange, multipli par la rpercussion des rochers, senfuit en hte vers le village en rptant partout que des fes taient sorties de la grotte et menaaient de dtruire le pays !

    De tout temps, la montagne de Beloeil a t le paradis des naturalistes de la rgion montralaise, des botanistes surtout, aux poques o il y en eut. En petit nombre, amoureux, fidles, ils viennent chaque anne rendre visite aux htes silencieux de la montagne. Ils

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  • connaissent tous les recoins, suivent les torrents, escaladent les pentes ou dvalent dans les ravins. La sueur les inonde, les moustiques les dvorent, leurs pieds scorchent dans la chaussure brlante ; mais ils ne sentent rien, occups quils sont saluer leurs silencieux amis, partout, au creux des sources, sur la mousse des rochers, aux branches des arbustes, sur le sable du lac. Cest ici quil faut venir cueillir les tranges sabots dor que le Moyen-ge, pote et mystique, nommait si joliment Calceolus Mariae, sabot de la Vierge ; ici quil faut venir voir lancolie balancer ses cornets carlates sans cesse frissonnants sous la caresse passionne des oiseaux-mouches ; ici encore que lon peut voir les clochettes bleues des campanules penches sans peur au bord des prcipices !

    Le soir venu, on les voit, les naturalistes, se promener devant la gare, en marge des autres touristes, poussireux, piqus, fourbus, mais heureux des riches trouvailles quils serrent prcieusement sous le bras et des charmants tableaux quils emportent au fond des yeux.

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  • La lac Seigneurial de Saint-Bruno Avril. Tout frais libr de la dalle de glace qui pesait

    sur lui depuis cinq mois, le lac riait hier de toute la joie de ses eaux neuves, bleues dun bleu dacier. Les petites vagues lchaient alertement les derniers crotons de glace pousss sur le rivage, et qui, sur lautel du printemps, sacrifiaient au soleil leurs mes fugaces de cristal !

    En cette saison, les bois de montagne laissent voir des lignes et des couleurs que le vrai printemps et lt cleront sous la prodigalit des frondaisons. Ainsi, sur les flancs du grand vase de basalte au fond duquel palpite le lac, rien ne drobe le tapis des dpouilles de lautre saison, lamines et polies par le poids des neiges. La souple marqueterie des feuilles mortes pouse et trahit toutes les vallcules du sous-bois, met en valeur le pied moussu des arbres et les ruines lichneuses des souches anciennes. Sur ce fond brun, si dlicatement nuanc, jaillit en gerbe llan gracieux des fins bouleaux qui ont des calus noirs aux aisselles. Plus haut, l-bas, quelque chose me dit que cette vaporeuse teinte grise est faite de la multitude des rameaux encore

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  • nus de lrable. Les grands pins noirs, les grands pins verts ils sont

    lun et lautre saillent dans ce soleil de mi-avril. Rien ne gne encore leur tte immobile et crpue, qui se silhouette vivement sur ce fond de clart, comme ptrifie dans le temps qui passe sur elle, toujours pareil. Mais, tout lorgueil de verdoyer quand la vie vgtale est encore replie, clotre sous la capuce du bourgeon, ils oublient, les pins, que leurs feuilles ne sont que des pines dont la prennit est un leurre ! Ils oublient quun un, et se succdant les uns aux autres, les faisceaux daiguilles, les rigides aigrettes sen iront rougir sur le sol nu, quand les autres arbres feuilleront de toute leur sve accumule, quand les rables-rois ceindront des couronnes, quand les colonnades des htres se feront des chapiteaux. En attendant, ils triomphent, les pins noirs, les pins verts, au coeur des familles de bouleaux, au seuil des temples sans vote des htrires.

    Sur la lisire de leau, les petits saules mettent timidement la soie beige de leurs chatons. toutes les branches des aulnes, de longues chenilles vgtales secouent dans la brise froide une abondante poussire dor, premier festin servi par la nature aux perdrix goulues, fatigues de lamre pitance des bourgeons rsineux.

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  • Au travers des feuilles mortes et des cailloux, les trinitaires, toujours presses de fleurir, relvent leur col fin, ploy pour le sommeil hivernal ; elles cartent leurs bractes pour dployer les capricieuses colorations de leurs calices : du blanc pur, du rose, du violet. Elles svertuent, semble-t-il, suppler toutes seules labsence des fraisiers, des violettes et des glantiers. Les abeilles qui font leur premire sortie, les sont venues voir et fourragent dj sans vergogne au fond des fleurs peine ouvertes. Les villas sont closes ; les berceaux, vides et transparents ; les alles dsertes. Les gazons ne verdissent pas encore, pas plus que les vignes vierges enchanes aux sottes rocailles qui ont la prtention den remontrer la nature. Le soleil joue en silence travers le vaste parc, et les cureuils festoient sur les gros glands gonfls deau qui crvent sur les pelouses.

    Courez en paix, cureuils roux, sur les gazons et sur les branches ! Libres perdrix, gavez-vous du pollen emmiell des aulnes ! Abeilles besogneuses, frottez-vous les yeux pour chasser les derniers vestiges du sommeil de lhiver, et ne laissez rien perdre du nectar des trinitaires ! L-bas, dans la ville bourdonnante, on fait des malles, on emballe des conserves et des chiffons, on graisse des roues et lon gonfle des pneus. Bientt les cornes sinistres vous chasseront de vos repaires, cureuils roux ! les lvriers serviles

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  • troubleront vos repas, libres perdrix ! la puanteur des huiles, empoisonnera les corolles de vos fleurs familires, abeilles dor ! Et vous fuirez au loin sur les prs tranquilles quand le trfle sera venu, ou dans les bois profonds quand le pin fleurira... et vous laisserez ici les pauvres arbres domestiqus, les pauvres fleurs rives la terre, et leau dompte, harnache, condamne porter des fardeaux, reflter des toilettes et des ombrelles !...

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  • Suis all au bois ! Suis all hier Saint-Bruno, voir ma mie

    Printemps ! La neige a quitt la place. La cabane sucre est cadenasse, mais la tonne oublie sur le traneau, et les copeaux frais jonchant les alentours, disent encore le joyeux labeur des jours derniers.

    Dans la grande lumire neuve, les fts des htres ont des pleurs de vieil argent, et de voir sans obstacle le ciel au-dessus deux, fait songer quelque cathdrale de rve laisse inacheve, quelque temple dsert, repris par la grande vie universelle ! Ce nest partout que frissons dailes et bruit menu deau qui court entre les roches capitonnes de mousse.

    Au travers des feuilles mortes, lhpatique, partout, passe la tte. Les autres fleurs sauvages, celles de lt et celles de lautomne, nont quune parure : lhpatique prend toutes les teintes du ciel depuis le blanc troublant des midis lumineux jusqu lazur des avant-nuits, en passant par le rose changeant des crpuscules. La nature gte cette premire-ne qui va disparatre si vite, avec les vents plus chauds !

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  • Jai voulu gravir les pentes, parmi les fougres alanguies et les hanaps carlates des champignons printaniers. Les mousses, gorges deau, mettaient du vert nouveau sur la grisaille des rochers. Autour de moi, les jeunes htres gardaient encore, recroquevilles, leurs feuilles de la saison dernire, et la brise, soufflant travers les files de petits cadavres blancs y entonnait la chanson importune des choses mortes, si triste ainsi plaque sur la grande symphonie de la vie renaissante.

    Javais soif. Jai bless un bouleau merisier pour boire avec volupt la coupe parfume de la sve nouvelle. Et comme je mloignais, une vanesse, grand papillon aux ailes noires lisres de blanc, sest venue attabler la lvre de lcorce ruisselante. Dun mouvement harmonieux, linsecte abaissait et relevait alternativement ses grandes ailes veloutes, et parce que cest le geste quil rpte lorsquil festoie aux calices des fleurs, jen ai conclu que, comme moi, il senivrait lui aussi, la joie du renouveau.

    Davoir vu ma mie Printemps, suis revenu du bois, des fleurs plein les mains et de la jeunesse plein le coeur !

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  • La cte sud

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  • Le lac des Trois-Saumons La monte est rude, mais la fort merveilleusement

    belle. Les arbres, gros et droits comme des mts, couvrent un flanc de montagne qui regarde Saint-Jean-Port-Joli, et o viennent se rsoudre en pluie, les brumes balayes par le nord-est de dessus la face des eaux. Les pieds des rables et des htres sont chausss de la peluche des mousses ; les troncs morts sont tout verts aussi, car la petite vie innombrable les recouvre et drobe leur irrmdiable pourriture.

    Le sommet ! Redescendez un peu. Halte ! Voici le rideau daulnes qui frissonne au bord du lac des Trois-Saumons. Les mains dans la ceinture, lon regarde avec volupt, en reprenant haleine, cette tonnante vasque taille dans la blancheur du quartz, sur un sommet, tout prs du ciel, semble-t-il celui qui a ces deux mille pieds dascension dans les jambes !

    Le lac est long, trs long, cinq milles tout au moins. Il finit l-bas, vers lest, et dgorge son eau claire par un torrent rapide. Cette eau est dune limpidit absolue. La roche qui la contient ne se dsagrge pas, pour former de la boue, comme il arrive dans la plupart des

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  • lacs laurentiens, o le satin de la surface dissimule presque toujours des fanges. Ici, cest la puret jusque dans les profondeurs et cest pourquoi aucun nnuphar ne vient toiler ces eaux cristallines et senrouler la rame du passant comme pour lui dire : Arrte-toi, nous sommes si beaux ! Pas mme une lisire de joncs pour briser la ligne crue de ce rivage. Leau bat la pierre, inlassablement, sans une fleur caresser, sans une herbe baigner.

    Cest peut-tre une marotte, de trouver partout matire symbolisme, mais chacun regarde la nature avec les yeux quil a, vibre devant les paysages avec lme quil sest faite, ou que lui ont faite ses atavismes et son ducation. Pourquoi ne pas avouer tout bonnement que cette nappe limpide et nue, en me rappelant les lacs fangeux et fleuris o jai rv ailleurs, me fait songer aux bourbes morales et aux maux physiques qui, dans le monde, engendrent la divine fleur du dvouement !... Ce sont les misres et les vices qui font clore les cornettes liliales des soeurs de charit, et, dans un autre ordre dides, nous aimerions moins le Christ si notre coeur, parfois, ne stait gar loin de Lui !

    Sur les deux rives du lac des Trois-Saumons chevauchent et se poursuivent des collines lchement ondules, longues vagues ptrifies tout coup,

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  • semble-t-il, et sur lesquelles campe linnombrable arme des pinettes et des pruches. Au bord de leau, le cdre rgne. Les vieux troncs tombs, parce quincorruptibles et lavs sans cesse, sont tout blancs. Les souches arraches par les printemps dj lointains, blanchies comme des ossements et les racines en lair, sont bien celles dont le crayon pique de Gustave Dor a illustr lun des cercles de lenfer dantesque. Cest ainsi du moins quelles apparaissent aux petites heures du matin, encore immerges dans la brume lgre qui slve de leau, et le soir, lorsque le grand vent tombe et que la surface du lac devient de largent liquide o fuit la moire lumineuse tisse par les souffles perdus.

    Au-dessus, de longs nuages blancs lams dor sattardent dans notre ciel restreint. La petite le, la seule quil y ait sur le lac redevient mystrieuse et lon se reporte irrsistiblement vers le pass, car le lac des Trois-Saumons a un pass ! Lon songe aux vieux seigneurs de Saint-Jean-Port-Joli qui montaient ici avec leurs amis indiens pour exploits de pche et de chasse. Ils ont bivouaqu l, sur lle, certainement, et le bois sec ne ptillait pas plus fort que leur intarissable gaiet. Je vois le pre Laurent Caron jamb comme les orignaux quil chasse dire aux jeunes de Gasp la lgende de Joseph-Marie Aub, un mauvais sujet, mort ici, protg cependant lheure dernire par une mdaille de la Vierge, contre Satan, qui, sous la forme

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  • dun ours, voulait lemporter corps et me. Cest elle, parat-il, lme de Joseph-Marie Aub, qui parle et se plaint dans les chos merveilleux du lac des Trois-Saumons.

    Mais tout cela nest plus. Le manoir de Gasp a t incendi et les seigneurs, engoncs dans leurs hauts cols dantan, dorment sous lglise de Saint-Jean-Port-Joli. Depuis longtemps, les gros anneaux de fer du plancher nont pas t soulevs ! Le lac cependant porte le deuil du pass et garde son caractre de tranquillit et de silence. Quelques blancs chalets se cachent sur les bords et leurs noms mme sont doux et apaisants : Marie-Joseph, Sans-Bruit, Mon-Repos, Fleur-du-Lac, etc. Chacun deux est un nid solitaire o toute leau bleue et toute la verdure nous appartiennent.

    Pour linstant, je suis seul Sans-Bruit, et je descends au rivage, quelques pas, jouir de livresse du midi. Le soleil tombe daplomb et allume des clairs sur les cailloux blancs. Au bout de sa chane, la chaloupe se balance peine sur leau, o de petits frissons rapides courent, se rejoignent et meurent. Le bleu de leau est bien le bleu du ciel, un peu plus profond seulement. Il fait un joli vent ; autour de moi les saules, les aulnes se raidissent lgamment en leurs poses coutumires, et les jeunes rables dcouvrent la pleur de leur dessous. Une libellule, porte sur laile de la brise, passe et

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  • repasse. En coutant bien, je perois la clameur assourdie faite du choc menu des choses innombrables : frmissement des millions de feuilles, petits flots qui scrasent sur la pierre, ardente vibration des insectes enivrs de lumire. La vie possde tout. Lhomme passe ct sans la voir, il la foule, lcrase du talon ; il va, poursuivant quelque chimre, sans couter la chanson norme et vivifiante de la vieille nature.

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  • Le Rocher Panet La grve de la cte sud du St-Laurent, vers

    Montmagny et lIslet manque parfois de relief. Point de falaises ni de pentes hardies, mais une plage herbeuse o frisonne un peuple immense de zizanies et de scirpes, toujours glauques de la fine argile des mares. Lhorizon est vaste vers le nord o les Laurentides courent lorsque le temps est clair. Le matin, la brume les drobe et les noie dans louate fuyante qui monte de leau, et la nuit tombe, on les devine aux phares illusoires que lincendie allume toujours ici ou l leurs leurs flancs granitiques.

    LIslet est un trs vieux village, un bourg , comme on dit l-bas, qui dort paisiblement le long des flots tranquilles, gard sculairement par son rocher, lIslette des premiers habitants. Le bourg a conscience de son aristocratie et, comme les vieux seigneurs dantan, dteste le bruit. Son quai, qui frle lIslette , est gnralement dsert. peine si daventure, une golette vient sy amarrer : quelques barriques descendues, quelques planches embarques, et cest tout.

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  • Les lIsletains, vieilles gens, ont force lgende, et nulle nest mieux accrdite que celle du rocher Panet ? Cest le pendant de lIslette , le sommet merg dune petite montagne enfouie sous la vase, que la mare entoure, et qui, dans les grandes eaux, disparat presque. Cest vraiment peu de chose, mais ce peu de chose sa lgende, qui est peut-tre une histoire. Tout le monde l-bas la sait par coeur ; on la crite et jai devant moi une brochurette signe : J. T. Jemmat, qui la narre avec enthousiasme. coutez :

    Une misrable dont la lgende a touff le nom et la honte, avait os vendre au dmon, en change de dshonorantes passions, son me immortelle, et ses ternelles flicits. Lesprit impur ne parut pas satisfait du march ; il voulut aussi possder le corps de son infortune victime. Abusant de sa puissance, son infernale malice la jeta sur le rocher qui ne prsentait pas laspect triste daujourdhui : on eut dit une meraude flottant sur les ondes, talant la verdeur des arbrisseaux et les teintes de ses fleurs. Mais sitt que le pied maudit la vint toucher, les corolles se replirent fltries, les arbrisseaux prirent desschs !

    Depuis plusieurs semaines, semaines dangoisse et dpouvante, elle tait l, cheveux pars, secouant des bras noircis, clamant plus fort que les vagues. Souvent dans lexaltation et les crises de dsespoir, la

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  • malheureuse se prcipitait perdue au milieu des flots, et les flots effrays la remettaient soudain sur son rocher et senfuyaient dhorreur !

    La paroisse entire fut le tmoin atterr de ces scnes lugubres ; nul ne les pouvait envisager sans frmissement, et quelques-uns moururent de convulsions de terreur. Les mres dfendaient aux enfants de regarder le rocher maudit et les grandes personnes se signaient son aspect. Le saint cur, lui, paraissait seul ne pas savoir le fait, ni sen mouvoir ; mais dans son intention, il suppliait le ciel quun si exemplaire chtiment vint enraciner au fond des coeurs la rpulsion et la haine du vice ignominieux.

    Cependant, un jour, un groupe constern accourut le conjurer de rendre la paix au village, en adjurant le diable de livrer sa victime et de retourner son ternel supplice. Un instant le pasteur se recueille, lve au ciel des yeux calmes qui semplissent de larmes ; puis joignant ses mains longues et dcharnes : Jy vais, mes enfants, dit-il ; mais vous, priez, priez encore, priez toujours ! ces mots il sembarqua sur les vagues houleuses, guidant lui-mme son esquif.

    Les paroissiens chelonns en longue file sur la rive, le front dans le sable, rcitaient avec ferveur les psaumes de la pnitence. En voyant approcher delle la barque, la malheureuse se prit se tordre sur le roc,

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  • poussant des hurlements faire peur et piti la fois. Le prtre cependant avait laiss lembarcation et, pieds nus, lentement gravissait le rocher, lorsque soudain il se voit en face du hideux personnage, loeil enflamm, la respiration entrecoupe ; une main se crispait dans sa chevelure humide, lautre, dun geste menaant montrait les flots en courroux ; la lutte allait sengager entre lange de Dieu et Satan invisible.

    La peur circule travers les rangs, au rivage. Par un de ces pressentiments qui lui sont habituels, le saint vieillard en est averti, et, se retournant vers ses fils, il trace un long signe de croix qui fait rugir la possde mais rend aux enfants la confiance : ils se remettent prier.

    Le prtre aussitt rcite avec force les foudroyantes formules de lexorcisme auxquelles le diable terroris se voit contraint dobir en maudissant. Cette fois, il se dcide pourtant la rsistance, et une scne terrible se droule sur le rocher qui tremble dabord, puis bondit comme un vaisseau qui va sombrer ; daffreux hurlements chappent de tous les antres, et linfortune, se frappant la tte contre les pierres, vomit des propos denfer ; quand tout coup elle disparat au sein des flots amoncels. Aussitt un norme nuage voile le ciel de noir, le tonnerre roule les chos de sa grande voix, et les clairs agitent dans les

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  • nues des pes de feu. Dieu ! venez notre aide ; Seigneur ! htez-

    vous de nous secourir, criait la foule du rivage : Christ, qui avez dlivr Madeleine des sept dmons qui tenaient son me captive, coutez ma prire, soupirait le blanc vieillard sur le rocher.

    Lheure est langoise commune, mais le ciel exauce les voeux. Dieu, par un prodige, vient fortifier lesprance de son serviteur. Le roc, samollissant comme largile, garde lempreinte de son pied droit, et, au mme lieu, jaillit une source pure et intarissable.

    Lme de laptre, touche dune main invisible, se sent frmir et est inonde de douceur : Seigneur, vous lui terez son coeur de pierre pour lui en donner un qui soit docile ; vous ouvrirez dans ses yeux la source des saintes larmes qui appellent le pardon, et son pied saffermira dans vos voies.

    Aux accents de la prire la rose descend des cieux. Soudain une vague cumante jette aux pieds du prtre le corps de la jeune fille. A-t-elle pri ? Non, non ! Un frisson secoue les membres, les paupires souvrent toutes grandes et le regard sattache au bienfaiteur ; quel regard ! il se baigne dune gratitude infinie ! Heureuse, elle se relve vivement et murmure une prire de foi et damour. Tandis que le prtre baisse sa haute stature, et que ses cheveux blancs ombragent

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  • comme un voile pudique la tte de la pcheresse, elle fait les aveux du repentir. Aux premires larmes qui jaillissent de ce coeur renouvel, le ciel reprend ses teintes dazur, le soleil dverse des gerbes lumineuses, et le rocher et les deux personnages paraissent comme nimbs dor : les anges voient la main du prtre se poser pour effacer les dernires taches dune honte qui nest plus.

    L-bas, sur la rive, les larmes coulaient rconfortantes. Et lorsque la lionne rugissante, devenue brebis docile, se mit suivre pas pas le pasteur, un long cri de triomphante admiration jailli de toutes les poitrines, alla expirer jusquau rocher.

    Un sicle a pass, et les paroissiens de lIslet, sauvegardent de loubli, dans un souvenir fait de respect et dadmiration, la vie et loeuvre du hros de ce drame. Sa mmoire survit dans lappellation du rocher quils vous montrent : le Rocher Panet.

    prodige ! loeil du touriste aperoit encore la mystrieuse empreinte ; sa main puise la source qui na pas tari : est-ce une attestation den haut en faveur du saint Cur ? Si la foi antique semble trop crdule, nest-elle pas la sve qui alimente dans les foyers chrtiens, la simplicit des moeurs pures, la verdeur des pratiques religieuses, la floraison des vertus, la maturit des oeuvres charitables ? Que Dieu protge et

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  • dveloppe une foi vigoureuse dans ces mes chrtiennes, tendres et fortes ! Que leur pit place encore, dans un coin de la plus belle armoire, ct de lvangile et de lImitation, lurne traditionnelle : Eau du Rocher Panet !

    Et voil ! Jai voulu voir par moi-mme la mystrieuse

    empreinte et la source lgendaire. Il faut un certain courage pour affronter la boue mucilagineuse que le baissant laisse autour de llot. Jai examin avec soin et mis beaucoup de bonne volont me pntrer de lesprit de la lgende.

    Vraiment, jai honte de porter la main sur la croyance chre aux lIsletains et de contribuer pour ma part ruiner lune de ces dlicieuses histoires du peuple dont parlait Nodier ! Tout de mme, voici, pour ceux que la vrit proccupe plus que la lgende.

    Le Rocher Panet appartient aux groupes de strates cambriennes dites de Kamouraska. Ces strates sont des quartzites, ou des conglomrats dont la matrice contient de nombreuses inclusions calcaires ou granitiques. La forte inclinaison des couches dtermine la formation dauges, de replis qui drainent et retiennent leau de pluie. La clbre source nest autre chose quun de ces replis o leau sjourne... aussi bien quailleurs ! Elle na rien dimpressionnant, et javoue quil a fallu que

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  • lon me dise : Cest a, la source ! Les prtendues empreintes sexpliquent encore plus

    facilement par la disparition des inclusions dolomitiques, qui, de par leur nature calcaire, sont beaucoup plus entames par les agents atmosphriques que le silice du quartzite. Une fois en contact avec lair, ces nodules se dtruisent et laissent dans la roche des cavits de formes diverses. En lespce, lempreinte du pied du bon Cur Panet et de celui de son chien sexpliquent particulirement bien. Un nodule hmisphrique plac de champ a donn le talon ; adjacent ce dernier un nodule elliptique a donn la semelle. Deux autres accols tangentiellement ont laiss par leur disparition une cavit analogue la piste non dun chien, mais bien dun ruminant, animal sabot bifide.

    Je dois ajouter que ces cavits sont prsentes partout sur les quartzites de la formation de Kamouraska, sur les les Plerins, o elles ont parfois des dimensions suffisantes pour tre visibles de loin. Il ny a l rien de surnaturel, il faut en convenir. Il va sans dire que cela ne prouve rien contre le fait lui-mme de lexorcisme, qui parat du domaine de lhistoire.

    Mais quoi bon sinsurger contre ces croyances naves qui dorent dun peu de posie la vulgarit des

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  • choses, et attnuent le relent trivial de la vie. Laissons aux lIsletains leur source et leurs empreintes : nous navons rien pour les remplacer. Et puis, aprs tout, nest-ce pas la science qui radote ? La posie, comme la jeunesse, na-t-elle pas toujours raison ?...

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  • La Pointe-des-Monts Avec la Pointe-des-Monts, nous quittons le Golfe

    pour entrer tout de bon dans le Saint-Laurent, mais un Saint-Laurent encore sans barrire, vaste, royal. Durant la nuit, le Savoy a pris au Nord et ce matin nous longeons la cte quelques milles.

    Le soleil luit sur une mer gris perle qui baigne un rivage de granit. Il touche de sa baguette ce qui nest en somme quune affreuse solitude, et aussitt, lhorizon, la mer verdit, la mort sanime, et le silence lui-mme prend une voix !...

    Le phare de la Pointe-des-Monts ! Cette nuit il brillait de sa propre lumire et son oeil puissant fouillait lombre hostile, mitraillait les tnbres. Comme le jour montait, il a baiss sa paupire cyclopenne pour dormir un peu pendant que le soleil clate sur la blancheur de la tour.

    Le mme soleil crateur rappelle, des anses o ils ont pass la nuit, les groupes de golands. Ils planent en tournoyant sur leau bleue et, ainsi suspendus dans lair immobile, laissent voir leur bec camus et leur corps

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  • fusel. Ils ne sont pas beaux ainsi, rappelant par trop les naves colombes de bois qui jouent gravement le rle du Saint-Esprit, au-dessus de nos chaires de campagne ! Mais regardez-les aborder la crte dune vague, les ailes tendues et le corps en avant. Ils ont, pour prendre leur quilibre et replier leurs ailes, un mouvement dune lgance suprme qui dfie la pauvret des mots !

    Les sept ou huit maisonnettes blotties autour du phare ne sendorment pas comme lui au lever du soleil ; elles rient la lumire renaissante, dun rire plein de chaux. On ne voit personne, mais dans les entrailles de pierre, derrire les fentres closes, il y a srement des tres vivants pour qui se dploie tout cet immense paysage : un allumeur, quelques pcheurs, quelques femmes au coeur simple dont toute laffaire est daimer ; quelques enfants, dont les mes se modlent jamais, entre laffection maternelle et la svrit de lhabitat. Pour eux, la musique de leau sur le granit et la symphonie aigu des choeurs de golands ! Pour eux, et pour eux seuls, la ligne infinie des rochers, lternelle succession des vagues bleues et des arbres sombres qui montent en rideau vers le nord mystrieux et sans limites o, aprs trois sicles defforts, lhomme si fier nest pas roi !...

    Au beau milieu des cabanes de pcheurs, une minuscule chapelle au front blanc regarde la mer. Pour

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  • ces quelques mes trangres aux complications de la vie et aux infamies sociales, elle reprsente lide dune fin suprieure, une raison de souffrir et une faon de vivre ; et jincline croire que le Christ doit se plaire en ce lieu qui lui rappelle son lac de Galile et o il retrouve leau pure, le granit ternel et le cristal des mes !

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  • Le Tmiscamingue

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  • Le lac Tmiscamingue Quand ils passaient dans leurs longs canots

    dcorce, ces hommes de fer qui sappelaient Chevalier de Troyes, Jacques de Sainte-Hlne et Le Moyne dIberville, pousss vers le nord mystrieux par la fivre bien franaise des glorieux coups dpe je songe que ce paysage-l, grandiose et inchang, a rempli leurs yeux avides.

    Depuis des centaines de milles, ils couraient sur la glace ou pagayaient sur les eaux noires de lOttawa, quand, aprs linterminable portage du Long-Sault, ils entrrent, avec le printemps, dans les eaux profondes du Lac Tmiscamingue. Et jentends la vieille chanson normande,

    Quand la nature est reverdie, Quand lhirondelle est de retour, Jirai revoir ma Normandie : Cest le pays qui ma donn le jour !

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  • fondue avec le susurrement des avirons. Et je les vois, les grands canots cousus de fibres, aux proues en crosse, dbordant de feutres larges et de pourpoints de cuir, glisser sur leau profonde entre les murailles granitiques de cette gorge qui, insensiblement, sans hte, slargit et devient, sans que lon y prenne garde, une petite mer intrieure. Jimagine que les yeux des hardis enfants de Charles Le Moyne, habitus cependant la silencieuse virginit des paysages canadiens, durent fouiller avec inquitude leffrayante profondeur de cet horizon aux plans multiples, et admirer la chevauche, sous le grand ciel, des hautes collines venant les unes aprs les autres saffaler brusquement sous leau, gigantesques dcors dune vaste scne de plein air o, laurore du monde, auraient jou des dieux marins !...

    Jai vu ce paysage par un jour o la pluie, en senfuyant, avait oubli sur les sommets et les falaises une mousseline de brume. la surface de leau, de petits flots caills dargent enchssaient les tons chauds des billes flottantes, et se rsolvaient dans le lointain, en une soie gris perle continue par la pleur du ciel.

    Les rives du lac Tmiscamingue sont saguenayennes. Cest dire dun seul mot que le granit lpreux et nu, fig dans une attitude ternelle, tombe

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  • pic dans le flot noir qui passe lentement, mais passe toujours ; que dans les ravines, coins de fracheur et dombre, le vert tendre des bouleaux adoucit le noir solide des masses de rsineux. Mais le feu a ravag par endroits, dcouvrant la blancheur des fts et la grisaille de la roche, et lon dirait, cette distance, une moisissure blanche attache au flanc dun monstrueux cadavre !...

    mesure que lon remonte le lac, le paysage slargit, leau et le ciel se rapprochent et les blanches mouettes font gentiment la liaison de lun lautre. Est-ce pour reposer leur aile fatigue que le manitou du lac a fait surgir de distance en distance, ces minuscules lets o quelques pins cyprs tordent leurs bras verruqueux ?... Peut-tre ! Et pourquoi pas ?... Les potes ignorent-ils donc que tout dans la nature est appui et secours !... On sait bien que la fleur semmielle pour enivrer labeille, que le rocher se fend pour abriter la campanule et que les ramilles se faonnent pour retenir et bercer les nids ! Ne peut-il y avoir, lusage des tres qui ne sont pas nous, un autre vangile de charit, un vangile inconnu et charmant crit avec une plume de rossignol sur des ptales de lis ?...

    Mais voyez ! Le lac, qui stait vas, se rtrcit soudain et nous ferme maintenant la vue. Est-ce tout ? LOttawa va-t-il redevenir rivire ou ruisseau ? Non

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  • pas. Deux collines couraient lune vers lautre ! Elles se sont heurtes presque, ne laissant quun troit passage ; mais au del cest encore leau profonde, leau matresse, la nappe immense et bleue, lhorizon sans limites.

    Si lon peut appeler histoire les brves chroniques de ces rgions neuves, ce dtroit est le centre historique du Tmiscamingue. Oh ! une histoire simpliste qui ne parle que deau baptismale et de peaux de castor, un pisode si lon veut de lhistoire de deux puissances presque partout rivales : Dieu et lArgent. Ces deux divinits toujours en lutte, qui se partagent les coeurs des hommes, pour une fois ne se sont pas combattues mais se sont rciproquement prt main-forte.

    droite de la passe, achvent de vieillir les magasins du Fort de la Compagnie de la Baie dHudson ; en arrire, au flanc de la colline, dans un taillis grandissant dglantiers et daubpines, une grande croix marque la tombe du P. Laverlochre et le cimetire algonquin. Sur des bouts de planche vermoulus quelques inscriptions : Oma Nipa, ici dort ; GagatnamaSicik, priez pour elle. Pauvres Indiens au coeur simple, dont la douce main de lglise a ferm les yeux ! voir la solitude et labandon du lieu, et lespce de conspiration des feuillages et des fleurs avec la pluie du ciel pour effacer ces ultimes vestiges

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  • du pass, il parat bien que les morts aux longs cheveux noirs, qui dorment sous nos pieds dans leurs couvertures multicolores, ont enseveli avec eux lme de leur race. Mais la terre canadienne, maternelle ses premiers enfants, leur a donn une spulture splendide ! Le petit cimetire algonquin domine lun des plus beaux paysages que lon puisse voir o le grandiose sallie intimement au pittoresque ; les corymbes blancs des aubpines et les corolles vermeilles des glantiers y panchent silencieusement leurs petites mes parfumes dans la langueur des soirs, et, sur les bras vtustes de la croix, fauvettes et pinsons viennent srnader ! Oui ! cest bien cela ! Oma Nipa ! Ici repose !

    De lautre ct de leau, les btiments en ruine de la Mission sont rpandus derrire le rideau de peupliers baumiers qui tremble et chantonne tout le long de la grve. Un silence, un recueillement qui semble impos par quelque divinit invisible rgne sur toute la nature environnante, au sein des bois assoupis, sur la croupe onduleuse des coteaux et jusque dans le balancement attentif et retenu du lac. Partout au loin, la plage est muette, baigne par les flots dazur qui sappellent et se suivent comme des caresses, et par les flots dor du soleil clatant au milieu dun ciel sans nuages ... Arthur Buies, qui a crit ces lignes, pourrait encore les signer aprs trente ans couls : le silence et

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  • les flots sont rests les mmes, attentifs, retenus. O.M.I. et H.B.C. !... la foi et le lucre, les chevaliers

    de Notre-Dame et les magnats de la fourrure ! Vraiment, le contraste est parfait et frappe les moins prvenus. Il faut reconnatre que la grande compagnie possdait suprieurement lart de choisir ses postes de traite. Les sauvages descendus de lAbitibi, du lac Temagami, de la Kinojvis, de lHarricana et de la Nottaway, devaient ncessairement passer cet troit goulet o la compagnie les attendait. Here before Christ ! Cette ironique traduction du sigle de la Compagnie : H.B.C., sest trouve encore vraie au Tmiscamingue. Le poste est aussi vieux que la puissance anglaise au Canada, et ce ne fut quun sicle plus tard, en 1863, que la croix parut sur la colline en face du Fort, pour parler la race condamne, le langage damour et desprance ternelle qui trouve si facilement un cho dans les mes primitives.

    Mais le Christ matre des sicles venir a sa revanche splendide. Bien que nous ne la voyions pas, nous savons que derrire ces promontoires abrupts stend une terre merveilleuse, peuple de vigoureux colons groups autour de leurs blanches glises. Et tandis que la puissance de la Compagnie va steignant, pour ntre plus bientt quun feuillet sans gloire de notre histoire coloniale, le Christ, ami des humbles, voit

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  • grandir autour de ses croix, le long des chemins neufs, tout un peuple fidle dont il est lamour et lesprance !...

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  • Ville-Marie tre Ville-Marie-sur-Tmiscaminque !... Le rve

    bauch son bureau de travail, pench sur les petits carreaux polychromes de la carte officielle !... Le rve cart avec un gros soupir, en essayant laborieusement de remettre le document dans ses plis !... Nous y sommes pourtant ! Et, ce matin, sur le balcon du presbytre, quelle volupt de laisser le vent douest nous caresser la figure et gonfler des narines habitues filtrer sans succs les poussires plus ou moins microscopiques de lancienne Ville-Marie, l-bas, trs loin !...

    De lautre ct du lac, lOntario se rveille, tout rose sous le ple soleil du matin effet de granit et de bois sec. Si javais vingt ans de plus ou vingt ans de moins, je ne reculerais pas devant la vnrable mtaphore et, une main sur la balustrade et lautre tendue en supination vers loccident, je mcrierais tout mu : Laurore aux doigts de rose !...

    voir cette falaise rgner, dserte, tout le long de lhorizon, qui souponnerait que largent court dans les veines rigides de cette terre granitique et que, deux

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  • milles en arrire, tout un petit peuple accouru des quatre coins du monde o lon ptit, fouille fivreusement les entrailles de la pierre. Cobalt ! la Silverland ! Largent, le grand levier du monde... moins quil nen soit le point dappui ! Largent strile et froid, puissance terrible qui dmuselle les canons et fait taire la justice, largent ouvrier de la haine et gaspilleur de sang !... La pense, un instant entrane au dehors par ce mot qui brille, revient tout naturellement vers Ville-Marie qui dresse en face de ce progrs fongique le vieil idal agricole : lamour de la terre, pour la vie quelle cre et quelle multiplie, pour les races humaines quelle nourrit et fconde.

    cause de la Pointe-au-Vent et de la Pointe-au-Cdre qui lentourent de leurs bras de pierre, la Baie parat ferme. Ne dirait-on pas un de ces lacs laurentiens que nos gographes ont pris lhabitude de ne plus compter ?... Dici, impossible de deviner le Tmiscamingue magnifique et royal, dvelopp au nord et au sud.

    La Pointe-au-Vent est ce matin dun joli vert bouleau piqu de noir sapin, et, son fin nez de granit rose, le flot passant met une moustache dargent. Au loin une barque glisse et sautille sur la petite vague nerveuse et retroussante ; elle anime seule la Baie, car la vapeur est parti tout lheure, abandonnant dans le

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  • bleu gris du ciel, quelques spires de panache vite droules par la brise lgre. Hier, la Baie riait et jasait, car il faisait glorieux soleil et grand vent, ce que les hommes de mer appellent un superbe mauvais temps. Aujourdhui, elle est grave et se tait ; on nentend plus que le long cri des oiseaux inquiets et le crissement lger des barouches dans la glaise demi-sche.

    La glaise du Tmiscamingue ! richesse du pays ! mre nourricire de lherbe haute, du beau mil, des avoines oscillantes et du bl dor !... Aimez-la bien, cette bonne terre du Tmiscamingue ! Elle vous paiera de retour en sattachant vous indissolublement, car la pluie qui la dtrempe et la malaxe en fait la substance la plus gluante, la plus prenante quil soit possible dimaginer. Comme les dieux, la glaise a toujours soif ! Le soleil ne lassche que pour lui permettre de boire encore, et les empreintes lunulaires laisses par le pied des btes sont de petites coupes toujours tendues vers les nuages. Aussi, peine le ciel a-t-il, daventure, vers quelques seaux deau, que la glaise sattendrit, entoure amoureusement vos pieds devenus les nuclus de deux mottes informes quil vous faudra porter jusquau grattoir le plus prochain !... Heureux pays tout de mme o, cirer ses bottes tant gnralement considr travail de Danades, on peut encore, avec des pieds crotts, faire figure dhonnte homme !

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  • Donc, ce matin, les barouches passent sur le chemin de glaise. Pour des yeux citadins, le dfil ne manque pas de pittoresque. Voici, par exemple, une bonne vieille jument grise qui, secouant chaque pas sa crinire poivre et sel, berce doucement un vieux collier de barbe... Quelque cent pas plus loin, sur une planche, une femme en noir, un garonnet en blanc coiff et dune de ces petites cloches de toile bleue que les enfants portent maintenant, comme la cocarde du ciel do ils descendent !... Qui donc a dit que le bleu se mourait ?

    Ville-Marie a dj du caractre, malgr des signes mal dissimules de trop grande jeunesse : larges rues sans pav, allure empresse des constructions de bois neuf. Ville-Marie nest pas, certes, comme certains coins de notre province lle-aux-Coudres par exemple un reliquaire o le dcor si riche ne semble l que pour enchsser le pass. Cest plutt un village tout fier davoir place au soleil, un village de belle mine et sr de lui-mme, qui se fait coquet pour inviter lavenir.

    Hier, revenant en canot du haut du lac, jai laiss mile, dont les biceps sont srs, doubler seul la Pointe-au-Vent, pour prendre pied le portage ombreux, oeuvre de mon vieil ami Maiakisis. Le portage, large et tout droit, est bientt travers ; il aboutit une clairire

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  • do la vue stend sans obstacle et magnifique sur toute la Baie. Je veux aller au-devant du canot par le pied des falaises, mais leau est haute, et je suis bientt arrt par un rocher abrupt qui plonge pic et ne laisse pas de passage. Que faire ? Rien, sinon attendre et jouir du paysage. Au-dessus de ma tte, les torsades des pins rouges schappent des plans de retrait du granit, et les noirs faisceaux de leurs aiguilles me font un parasol rustique du meilleur effet. Les glantiers sauvages la gloire du Tmiscamingue en ce commencement de juillet accrochent leurs rosaces et leurs boutons partout, sauf sur les troites corniches l-haut o rgne une rigide dentelle de polypode.

    ma droite, dautres petits caps comme celui qui me retient, emprisonnent des coins obscurs, tandis que sur le vert lumineux des lointaines montagnes tranent de longues charpes diaphanes, ombres fugaces des nuages errants.

    Devant moi, au creux de la Baie, Ville-Marie se chauffe au bon soleil du bon Dieu. Tout lentour le granit monte, sarrondit en un cirque aux gradins ruins par les sicles, et o la nature, toujours soucieuse dharmonie et de couleur, a plant des touffes de viornes blanches, et des kalmias rouges. Enfin, couronnant le tableau, le temps, artiste invisible, a respect, tout en haut, au bord de lhorizon, les pins

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  • demi-morts, plaqus sur le bleu du ciel, et qui prsentent encore un bouquet sombre aux baisers de la lumire.

    Sur ce fond vierge, quelques notes de brique rouge : le presbytre, lglise, le couvent, lhpital ; au centre, un fin clocher dargent pour accrocher au passage les rayons vagabonds de ce gai soleil darrire-printemps. Le village tout entier forme la lumire intense, un dlicieux pastel o le blanc, le rouge et le gris se marient sur la dominante du vert, sous une immense coupole bleue traverse de langoureux nuages qui nont pas lair bien presss de sen aller. Je ferais bien comme eux. Mais la pince du canot parat derrire le cap, puis le large dos dmile courb sur laviron. Il triomphe ! Il me montre de loin, au bout du bras, un blouissant calice cueilli dans une anfractuosit de la Pointe-au-Vent. La brise maintenant pousse le canot vers moi et je reconnais un superbe chantillon, tout frais clos, du lis de Philadelphie ! Belle trouvaille vraiment que ces longs ptales de velours carlate nourris du miel de la pierre !... Je nai plus qu me pendre la corde de Crillon : mile a trouv le lis de Philadelphie et je ny tais pas !...

    Volontiers, je mattarderais admirer encore ce dlicieux coin de mon pays. Mais il faut partir. Le vent augmente et Maiakisis serait inquiet ! Adieu, bel

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  • horizon ! Adieu, prison trs douce ! Adieu, rosiers ! Fringue, mile, fringue sur laviron !...

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  • Maiakisis On ma demand : Quavez-vous vu de plus intressant au

    Tmiscamingue ? Jai rflchi un peu oh ! trs peu et jai rpondu

    sans sourciller : Maiakisis. Maiakisis ?... Oui ! Maiakisis. Ce nom-l ne vous dit rien ?

    videmment. Moi aussi, je le confesse, il y a quelques semaines, je lignorais profondment malgr la bonne page que lui a consacre Arthur Buies quon ne lit plus.

    Maiakisis est le nom algonquin dun humble frre Oblat que le monde ne connat pas parce que le monde ne connat que ce qui est lui. Il ne fut rien moins cependant que la cheville ouvrire du vaste mouvement de colonisation qui a ouvert la race, le pays du Tmiscamingue.

    Le frre Mofette puisquil faut lappeler par son

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  • nom est au Tmiscamingue depuis cinquante ans bien compts. Il y arriva avec les premiers missionnaires Oblats qui taient alors, avec les employs de la Compagnie de la Baie dHudson, les seuls blancs sur les eaux suprieures de lOttawa. Les sauvages ont atteint la perfection dans lart si difficile de nommer ou de dfinir un mot. Les Algonquins qui frquentaient la Vieille Mission, remarquant que le frre se levait avec le jour pour vaquer aux multiples soins matriels de ltablissement, lappelrent sur-le-champ Maiakisis, comme le soleil. Jamais ils ne sont tombs plus juste. Depuis cinquante ans Maiakisis, en effet, se lve avec le soleil et comme lui, il claire et rchauffe les colons, ses frres et ses amis.

    Il a bien soixante-dix ans. Une robuste carrure, de larges mains faites aux plus durs travaux, mais surtout une tte puissante modele par longle de la vie et dont les traits profonds convergent sur des yeux remarquables, des yeux intelligents, malins et doux. Matin et soir, aux heures de prire conventuelle, il porte soutane et crucifix dOblat. Le long du jour il a gnralement une blouse dalpaga et un feutre large bord.

    Dou dune force physique extraordinaire, dune calme nergie touj