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FRAMBOISE

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LUCILE DEBAILLE

FRAMBOISE

P I E R R E B E L F O N D

216, boulevard Saint-Germain 75007 Paris

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Si vous souhaitez recevoir notre catalogue et être tenu au courant de nos publications, envoyez vos nom et adresse, en citant ce livre, aux Editions Pierre Belfond, 216, bd Saint-Germain, 75007 Paris. Et, pour le Canada, à Edipresse (1983) Inc., 5198, rue Saint-Hubert, Montréal, Québec H2J 2Y3, Canada.

ISBN 2.7144.2226.8

Copyright © Belfond 1988

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I

La folie trouve souvent asile chez les êtres les plus doués pour la vie. Car elle était folle, de ces petites folies quotidiennes, innocentes et perverses auxquelles nous assistons tous en spectateurs, impuissantes vic- times. Par exemple, et pour commencer, elle se faisait appeler Framboise (son nom de baptême étant Fran- çoise). Elle allumait la radio dès le réveil, se réjouis- sait d'une nouvelle journée d'été, chantonnait gaiement, égoïstement. Elle n'ignorait pas que l'été, la meilleure période pour elle, était pour nous la plus mauvaise. Elle nous proposait du café, puis nous conseillait d'en boire moins : « Vous n'avez pas l'air dans votre assiette, tous les deux... » Tous les deux, on se regardait, surpris par cette complicité contre nature, un peu découragés, avec amertume, une grande lassitude surtout. Nous n'avions rien à nous dire, nous n'avions rien en com- mun, sauf elle : Framboise. Et encore... Framboise pou- vait-elle appartenir à quelqu'un ? Mais après tout, si nous restions là, en quoi cela la regardait-il ? Elle ouvrait une commode, en retirait avec satisfaction quel- ques sous-vêtements de luxe et de luxure, quelques grammes de soie ou de dentelle. Elle étalait le tout, choisissait l'ensemble noir. On l'entendait penser : « Plus sexy ! » Elle nous annonçait qu'elle avait ren- dez-vous avec Philippe à 15 heures, pour parler. Elle allait se préparer, à parler, toute la matinée. Elle inter- rogeait : « Jean-Sé, tu pourras m'accompagner en voi-

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ture ? J'ai rendez-vous sur le port. » Jean-Sé, c'était moi. Pour elle seulement. En réalité, Jean-Sébastien, ainsi prénommé par un père mélomane. Elle, elle ne connaissait pas la musique, sauf les imprévisibles, écou- tées à la radio par inadvertance, pour l'effet de sur- prise. Et sauf la sienne (MA musique, disait-elle) : ses cassettes, brésiliennes forcément. Parce qu'elle aimait la fête, la danse, la nuit, elle croyait aimer la vie. Au fond, c'était peut-être l'inverse.

Lui, Denis, ne disait rien. Il ouvrait un journal sérieux : Le Monde ou le Herald Tribune les jours de déroute. Plus elle était frivole, plus il était sérieux. Il buvait son café noir et ne mangeait pas ; c'était sa seule vengeance, son unique rébellion. Elle prétendait qu'un petit déjeuner est la base même d'une diététique bien comprise, voire le secret du bonheur car elle n'avait pas toujours peur des mots. Je n'étais pas sûr qu'il ait envie d'être heureux, ni qu'il fût très doué pour cela. J'attendais son départ : il allait bien finir par partir quelques heures, pour aller travailler. Mais non ! Pen- dant qu'elle faisait couler un bain en haussant le volume de la chaîne hi-fi, il s'installait sur une chaise longue dans le jardin, chaussant des lunettes que je ne lui connaissais pas (depuis quand en portait-il ?), et lâchait d'une voix neutre : « C'est agréable une journée sans rendez-vous. »

Je réalisais alors que c'était dimanche et que je n'avais rien à faire ici.

Il paraît que j'aimais la mer, la voile, les voitures, les femmes et présentais en dépit de ces aspects futiles des qualités pour la réflexion. Mes brefs passages à l'université me valaient (par dérision) le surnom de « philosophe », mais elle racontait avec une déconcer- tante fierté que j'aimais lire.

Il est vrai que je m'enfermais parfois dans une pièce sous ce prétexte facile. Elle me croyait aux prises avec

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Hegel, le singulier, l'universel... J'avais tout de même mieux à faire : je feuilletais un magazine masculin, admirais quelque automobile de luxe, me demandais combien d'années je devrais sacrifier pour en acquérir une semblable, renonçais à cet achat après un rapide bilan des avantages et inconvénients comparés. Je jetais un regard éteint sur certaine playmate, regrettais la fadeur ou la vulgarité des blondes, la tapageuse sen- sualité des brunes, restais insensible aux rousses et finissais par conclure, contraint et forcé, que personne ne saurait m'émouvoir. Il arrivait qu'un coup de fil me parvînt chez elle.

Je l'entendais décrocher : c'était toujours elle qui décrochait. Elle disait : Il est là. Il se repose. Il tra- vaille. Voulez-vous rappeler plus tard ? et raccrochait. Là, je savais que c'était une femme. Elle venait d'ail- leurs me prévenir : c'était Marion, non Isabelle... ou bien Florence... Ah ! tiens, je ne sais plus. Enfin, ce n'est pas grave, elle rappellera. S'il s'agissait de Nicolas ou de Christophe, ils étaient invités à déjeuner, à pren- dre le café ou l'apéritif. Elle avait pensé que nous avions tous besoin de compagnie. A cet instant me manquait celle d'Océane, une petite fille aux yeux lim- pides et au nom prédestiné pour le navigateur (soli- taire ?) que je suis. Alors, je ramassais mes affaires et lui lançais, de mauvaise humeur :

— Je ne pourrai pas t'accompagner à ton rendez- vous. Je pars en bateau toute la journée...

— Je prendrai donc un taxi ; à moins que... Mais elle ne finissait pas sa phrase. Elle n'aurait pas

osé lui demander ce type de services, à Lui. Lui, Denis, respirait, soupirait... Ces manifestations

constituaient son seul moyen d'expression. Elle disait qu'il n'aimait pas parler, qu'il n'aimait pas VRAIMENT les femmes et que les gens ennuyeux sont parfois repo- sants. Mais elle disait tant de choses : il fallait bien

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que quelqu'un parle. Je la rejoignais cependant sur un point : Denis était sinistre. Pourtant il y avait plus odieux que son silence : ses discours. Ses rares discours me mettaient volontiers en cause, mais indirectement, en passant par elle. Ils honoraient la rigueur, la cohé- rence, la dignité, le travail, bref la vertu. Des mots qu'il prononçait d'une voix basse, en regardant dans le vide ou à travers moi, ce qui revient au même. Des mots qui faisaient rire Framboise. Elle était aussi la seule qui sût rire. Elle disait, feignant de croire à mon absence passagère et se tournant vers Lui : « Moi, ce que j'aime chez Jean-Sé, c'est sa légèreté ! » J'admirais la performance de cette phrase imprononçable, mais personne n'imagine la volonté, l'entraînement, l'assi- duité qu'il faut pour être léger. C'est une sorte de sacerdoce. Je buvais mon verre de rosé cul-sec, si par chance c'était l'heure, allumais une cigarette mentholée, censée coller à mon image de marque ultra-light, et ne parvenais pas à me défaire d'une pesanteur au creux du sternum. Je comprenais alors qu'il ne me restait qu'à partir.

Grâce au ciel, et à certains égards à Framboise, j'étais beau. La diététique, les sorties en bateau auxquelles je me contraignais, cette indolence des gens qui ne savent à peu près rien faire me conféraient une certaine élé- gance. Pas l'élégance banale qui consiste à s'adapter partout... Non, une attitude beaucoup plus subtile, un talent naturel à être toujours, au contraire, légèrement déplacé. « Très bien déplacé », disait Framboise, qui s'y connaissait en déplacements en tout genre. Une chevelure blonde aide, c'est vrai ; surtout dans le sud de la France, davantage encore si la carnation est mate

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et le regard vert. Une inexplicable, voire injuste, répu- tation de séducteur circulait à mon sujet, due à la mala- dresse de la plupart de mes congénères. Mais il est exact que les femmes me fascinent depuis une enfance, improprement qualifiée de tendre, et que je commen- çais à peine à entrevoir leur mystère et à détenir quel- ques clefs. Il me sembla que si la douceur leur parais- sait vite insipide et la violence barbare, un savant dosage des deux faisait de vous cet être paradoxal, pour lequel elles étaient prêtes à chavirer, avec une délicieuse culpa- bilité. Pas Framboise. Framboise n'aimait ni les dosages ni la mesure. Mais elle aimait la douceur, la violence, la profondeur, la légèreté et dix mille autres choses incompatibles. C'est pour cette raison qu'elle était folle. Je me laissais déjà aller à ces méditations stériles... Deux coups de sonnette venaient me tirer de ma som- nolence. Négligeant mes projets initiaux, j'avais oublié le bateau, Océane, et rejoint mon studio en considérant que la paresse, le whisky et la solitude conviennent bien aux êtres légers certains après-midi de juillet. La porte s'ouvrait, malgré moi, sur Nicolas.

— Tu viens d'arriver ? me demandait-il. J'étais là depuis une heure, mais cela va avec le

reste : même chez moi, j'ai toujours eu l'air en visite, à l'arrivée, sur le départ, bref décalé. Il me parlait de politique internationale, de femmes, celles qui préten- daient nous aimer, celles que nous allions décevoir, et de l'urgence qu'il y avait à devenir riches et célèbres pour les avoir toutes. Je me disais qu'il était peut-être dépressif et lui proposais du whisky puis un disque de Tom Waits. Chacun sait que les deux vont bien ensem- ble et que l'amitié est faite de ces choses-là.

C'est dans ces circonstances que j'ai connu Marie, une de ces filles moyennement grande, moyennement châtain, moyennement belle, que l'on croit toujours avoir rencontrée quelque part. Elle cherchait mon ami

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et pensait le trouver chez moi. Il n'en fut pas surpris, lui-même passant son temps à poursuivre des femmes qui le fuyaient et inversement.

Marie a ignoré le seul siège disponible et s'est assise sur le lit, feuilletant une bande dessinée et fumant toutes nos cigarettes. Elle ne nous a pas adressé la parole, a adopté une attitude hautaine, ennuyée, avec un zeste de tolérance maternelle. Un air de dire : je vous laisse parler, je ne veux pas vous déranger. De fait, elle nous dérangeait ; aucune conversation n'était possible en présence de ce témoin malveillant. Mais nous parlions tout de même : bateau, ski, mécanique... De quoi décourager la plus obstinée. Nicolas tenta une échappée sur son dernier voyage en Afrique : « Les pistes, la poussière, la solitude... à la dure... les seules vacances que j'aime vraiment au fond. Là, je me retrouve. »

S'est-elle sentie humiliée ? Elle s'est levée, a gagné la terrasse, un de mes rares

signes extérieurs d'une richesse inexistante. Elle a mis ses Ray-Ban, observé l'écume bleu argenté, les yeux mi-clos, portée par le clapotis des vagues contre les rochers. Puis elle a déclaré : « L'été m'a toujours donné envie de faire l'amour. » J'ai hésité à la fois sur le sens et l'importance à accorder à cette phrase. Etait-ce un reproche, une invite, seulement une provocation ? L'idée de lui faire l'amour m'a effleuré sans enthousiasme, celle de partager ce moment avec Nicolas m'a séduit pour je ne sais quelle raison, sans parvenir à me moti- ver tout à fait. L'ensemble de la situation, comme d'habitude, m'a lassé très vite. Tiens ! ai-je pensé, il est 15 heures. Framboise retrouve Philippe. Elle a mis son parfum d'été, que je préfère à celui d'hiver, plus capiteux. Et puis son parfum d'été est un parfum de femme heureuse...

Denis, lui, a droit à la solitude, au silence, à l'imma-

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térielle pesanteur de ces après-midi qui n'en finissent pas en juillet, en Provence. Il ne fait plus semblant de lire les journaux. Il somnole sur sa chaise longue. Il écrase avec indifférence un insecte rampant le long de l'accoudoir de bois blanc verni. Il pense que le vernis s'écaille : il faudra repeindre. Jean-Sébastien pourrait le faire au lieu de traîner ici sans raison évidente.

— Tu pourrais réparer ma bagnole ? a demandé Nicolas.

C'était l'un de mes multiples atouts : comme tous les gens inactifs, j'étais doué pour une multitude de choses et singulièrement pour le bricolage.

— J'en ai déjà une sur les bras. La R5 de Fram- boise...

— Je l'ai vue hier, Framboise. En pleine forme. C'est fou ce que l'été lui va bien !

— Qui est Framboise ? s'est inquiétée Marie. — Une superbe blonde aux yeux verts qui pourrait

être ta mère..., a répondu Nicolas. Aucune définition ne saurait si mal convenir à Fram-

boise. D'ailleurs, elle n'aimait pas les définitions la concernant. Moi non plus.

La folie de Framboise, c'était une certaine façon de rire en rejetant la tête en arrière, au bord des larmes... Elle est la seule personne que j'ai connue qui parvînt à pleurer de rire : un rire incoercible, comme si elle avait décidé de rire pour l'éternité ou d'en mourir là, tout de suite. C'était encore la lenteur de certains gestes exécutés de manière théâtrale, rituelle, presque dramatique. Une flûte de champagne portée religieuse- ment à ses lèvres, la rose offerte au restaurant qu'elle

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tournait entre deux doigts avant de la déposer dans la carafe d'eau, où elle se noyait, comme si vous n'exis- tiez plus. Un étrange rapport au langage aussi ; l'exclu- sion systématique de termes usuels au profit d'autres plus ambigus. Elle ne disait jamais « amant » mais par- lait d'une multitude d'amis, insensible à ce que l'audi- teur soupçonnait, imaginait, inventait ou sous-entendait. Une image d'elle m'obsédait, sans que j'en connusse l'origine. Framboise en robe du soir, gantée de peau rlaire, de ces longs gants qui semblent caresser les type="BWD" as, comme des vagues échouées aux abords des ais- selles. Quand cette réminiscence me troubla pour la première fois, ces accessoires rétro venaient d'être remis au goût du jour. On les portait exceptionnelle- ment à Paris, en quelque lieu snob ou branché. Mais Framboise n'était ni parisienne, ni snob, ni « bran- chée »... et cette évocation me semblait venir de plus loin. En fait, j'avais toujours vécu avec elle.

Une soirée d'été dans un jardin... Framboise très droite, au centre d'une cour d'individus figés dans leur smoking et jusque dans leur sourire... Denis, éternelle- ment présent, muet. Un geste maladroit, un verre ren- versé, les gants tachés. Framboise en est contrariée, Denis se veut rassurant :

— La champagne ne tache pas, remarque-t-il. — Mais si le champagne tache ! La preuve..., dit

Framboise, excédée. Le calme de Denis, entre mille autres choses, la rend

folle. Quelques propos las et secs de l'un, quelques mots violents de l'autre. Ils partent peu après. Et tout s'es- tompe, sauf mon malaise.

Framboise m'assura qu'elle ne m'avait jamais raconté de tels événements, que cette soirée ne lui rappelait rien (elle ne disait pas soirée : elle disait « fête »), et que, du reste, je n'aurais pas pu y être. Elle ne se souvenait pas de ce jardin, de ce bassin dans le fond

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à gauche, près du muret de lierre, du bosquet de cytises à l'entrée, à côté du portail, mais « effective- ment, affirmait-elle, le champagne tache. Du moins, la peausserie. Surtout si elle est claire. Cela, par contre, j'en suis sûre ».

J'en suis arrivé à des actes irréfléchis, et même hon- teux. Ayant oublié de restituer une paire de gants oubliée un matin d'hiver par Océane, je me livrai moi- même à l'expérience, comme s'il s'agissait d'un examen de laboratoire redouté. Je n'y gagnai aucune certitude mais un sentiment de culpabilité, qui me poursuivit durant plusieurs heures. Je constatai que j'étais un peu bête. Certes, j'avais du temps à perdre, mais il me sembla que je n'étais pas promis à un brillant avenir.

Cet après-midi-là, Nicolas réussit à me traîner à son club de tir, une des nouvelles et éphémères passions de sa vie chaotique. C'est exactement la formule que j'em- ployai. Il n'apprécia pas mon ton ironique : « Il vaut mieux une vie chaotique que pas de vie du tout ! » répliqua-t-il. « Tu ferais mieux de bouger un peu. » Bouger, pourquoi ? Moi je trouvais que ça bougeait trop, justement, trop vite. Il n'y avait que Framboise qui sût ralentir le cours de la vie. Elle était très forte : elle avait toujours cinquante personnes à voir, cent choses à faire, et prétendait aimer le mouvement. En réalité, elle se débrouillait pour que les autres bougent à sa place. Elle, ne faisait presque rien, se consacrait à l'accessoire, se dissolvait entre mille détails. Par exem- ple, un rendez-vous à 15 heures avec Philippe consti- tuait le noyau central de sa journée et déclenchait une hémorragie de gestes futiles, une apparence d'activités multiples et inessentielles. Je l'observais, fasciné par cette énergie déployée en pure perte. En réalité, s'il est vrai qu'elle détestait l'immobilité, elle préférait que les choses bougent AUTOUR d'elle, et nous reprochait de ne pas aimer la vie, quand nous ne parvenions pas

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à la lui faire aimer. Au fond, une attitude nous était commune : l'attente. Mais nous ignorions ce que nous attendions. Elle comblait le vide, en souhaitant qu'on le lui révélât. Moi, j'étais déjà sans illusion. Lorsque je lui soumettais certaines de ces réflexions, elle riait : « Trop compliqué pour moi. Fais attention à ne pas devenir un sinistre intellectuel. L'influence d'Océane, sans doute... » Pour elle, les intellectuels étaient sinis- tres, les sportifs décevants (« Ils s'investissent trop dans le sport, disait-elle, et pas assez ailleurs... » Ail- leurs ? Je suppose qu'elle parlait de sexe), les calmes étaient irritants, les nerveux difficiles. Elle avait ainsi établi une typologie rigide dans laquelle aucune caté- gorie ne saurait trouver grâce à ses yeux. « Pourtant, j'adore les gens ! » assurait-elle. De fait, sa typologie était peu opérationnelle, la plupart des individus demeu- rant inclassables à ses yeux. Cela nous sauvait. Cela pouvait aussi nous perdre.

Océane se croyait de gauche, parce qu'elle aimait Léo Ferré, étudiait la psychologie et préférait les bis- trots de quartier aux réceptions mondaines. En réalité, elle s'intéressait à ce qu'elle découvrait et fuyait volon- tiers son propre milieu jugé, un peu vite, sans surprise. Si elle était en rupture de classe, c'était plutôt le fait d'une certaine lassitude vis-à-vis de la sienne et d'une curiosité toujours en éveil. Comme elle avait la passion des mots, elle avait fait de cette attitude assez répandue une idéologie. Et comme je n'avais ni les moyens ni l'envie de la contrarier, elle pensait détenir la vérité. Dès qu'elle se sentait menacée, elle se montrait agres-

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sive. Fille de psychanalyste, elle avait, certes, des excu- ses ; elle en abusait en déclarant qu'il s'agissait pour elle d'une condition de survie. Pas moins.

Naturellement, Framboise et Océane ne se rencon- traient jamais, mais chacune d'elles possédait une intime connaissance de l'autre. Elles menaient depuis des mois une minutieuse enquête, me transformant, malgré moi, en indicateur, un rôle tout à fait contraire à ma morale. Elles distillaient des questions anodines, qui d'abord me laissaient sans voix, puis endormaient ma méfiance et provoquaient enfin quelques confidences, car elles étaient également très fortes pour me faire parler. Le parfum, les vêtements, la coiffure... Porte- t-elle des bijoux ? Se maquille-t-elle tous les jours ? Est-elle bronzée en ce moment ? Crois-tu qu'elle soit fidèle ? Océane était la pire, par son sens de la dialec- tique, exercé de préférence dans ces domaines particu- liers. Quand je pense que Framboise la prenait pour une intellectuelle...

J'avais acquis, à leur contact, un don d'observation dont peu d'hommes sont doués, j'en suis convaincu. L'incontestable avantage de ma relation avec Océane est qu'elle en prenait elle-même l'initiative, la respon- sabilité, le risque même, disait-elle. On l'a compris, je suis paresseux de nature. D'une paresse compacte, exis- tentielle et, je peux le dire aujourd'hui, définitive.

Océane se manifestait toujours par quelque message d'un laconisme un peu prétentieux : « Je serai à la Roseraie à 13 heures, et tu y seras aussi », voire plus romantique : « Attends Jean-Sébastien, pour ode (non funèbre) ou passion... » Signé : O.

Je l'imaginais assez bien œuvrant plus tard dans la publicité, le journalisme ou l'Ecriture... Enfin, une de ces activités gratifiantes aux yeux du public, de préfé- rence sous-payée, ce qui lui permettrait de liquider un vieux complexe de culpabilité à l'égard de sa fortune

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familiale. Je redoutais un peu, mais sans trop y croire, qu'elle parvînt à s'y faire un nom. La célébrité l'aurait vite rendue insupportable. Les études de psychologie, son principal défaut, ne m'inquiétaient pas vraiment : c'est la personne la moins psychologue, au sens trivial du terme, que j'aie jamais connue.

J'aurais aimé Océane, si j'avais été capable d'aimer quelqu'un, mais l'énergie qu'il eût fallu y investir me faisait défaut. Le romantisme de notre rencontre aurait pourtant pu m'y conduire par surprise. Le premier regard, si vite arrivé (hélas !), se produisit, en effet, dans un wagon de métro entre Odéon et la Porte d'Auteuil. Poésie urbaine, esthétique underground..., disaient les chroniqueurs artistiques de cette époque en froid avec l'art.

Elle lisait un opuscule de Ronald Laing, dont j'ignore à peu près tout, intitulé Nœuds. Sur la couverture, d'un format inhabituel, se détachait un nœud de marin ; l'écoute blanche produisait un contraste du meilleur goût sur la jaquette d'un noir brillant. Les mots parve- nant moins vite à destination que le regard, j'en cher- chais un banal et innocent pour engager la conversa- tion. Je lui dis, en jetant un coup d'œil sur le livre : « C'est très beau. »

Je faisais bien entendu référence au graphisme ; c'était le seul jugement esthétique que je fusse en mesure de porter. Elle se méprit et sourit. A cet instant naquit une relation, à laquelle il semble difficile d'appliquer le terme de liaison, et le malentendu. Quelques heures après, nous faisions l'amour dans un studio mis à sa disposition par l'un de ses copains, demeuré inconnu. Je réalisais qu'elle était blonde aux yeux clairs (l'in- verse de mon type de femmes : méditerranéen), qu'une dérogation était envisageable car elle se prénommait Océane, et que les jolies filles sont toujours plus faciles que les moches.

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D'abord, je m'en contentai et m'en réjouis même. La suite allait me surprendre.

Evidemment, je ne pouvais supposer qu'Océane rési- dait dans la même ville que moi, qu'elle verrait dans mon personnage insignifiant un terrain d'observation (psychanalytique) privilégié, ou, plus prosaïquement, qu'elle avait enfin trouvé un amant qui lui convînt.

Framboise sentit cela assez vite et la détesta d'em- blée. Denis, en revanche, la jugea charmante, « intelli- gente et cultivée », dit-il en insistant sur ces deux qua- lificatifs, pour en marquer l'importance, l'intérêt... voire la rareté dans son environnement immédiat. Bref, elle était trop « bien » pour moi. Comme tous les hommes que Framboise rencontrait étaient trop « bien » pour elle. C'était une fatalité. Comment se fait-il qu'ils aient été obstinément perdants avec nous ? Même quand nous-mêmes n'y gagnions pas grand-chose...

Qu'y pouvais-je si je n'avais rien à donner ? Tout cet amour à prodiguer, cette attention à leur prêter, où les aurais-je pris ? « En toi », disait Océane optimiste et entêtée. A la réflexion, la passion était son principal défaut.

Je n'arrivais pas à exister. Je me dissolvais entre deux ou trois relations atypiques, qui ne menaient à rien, quelques habitudes inessentielles, quelques propos (le moins possible) incohérents car hors contexte... Une sorte d'absence d'idées chronique. Un manque de struc- ture fondamentale ; le vide sidéral...

Je ne ressemblais à personne ; certains s'en flatte- raient. Mais il y a plus grave : je ne ressemblais à rien. Comme tous les adolescents, j'avais parfois rêvé d'être

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un personnage littéraire : stendhalien, balzacien, peu importe... Il m'aurait suffi d'être quelqu'un. Quelqu'un qu'il soit possible de situer, de définir, qui ait une histoire et dont on puisse parler. L'une dirait : Jean- Sébastien est un romantique. L'autre contesterait : pas exactement, mais c'est un passionné. Un solitaire. Un contemplatif. Un sceptique. Un cynique (j'aurais bien aimé être un « cynique » ; je suis sans doute l'inverse). Il n'y avait rien à dire de moi. J'ai dû moi-même y renoncer, après une humiliante tentative. J'ai, en effet, caressé le projet honteux, demeuré par chance secret, d'écrire un livre, une nouvelle (je me serais contenté de quelques pages) dont je sois le centre. Les mots se défilaient, manifestement peu charmés par la compagnie du sujet. Les phrases restaient en suspens, inutiles, sans résonance, étrangères les unes aux autres, presque hos- tiles. La deuxième niait l'affirmation de la première. Aucune n'avait de sens. Après avoir noirci cinq ou six feuillets, je dus affronter la relecture, le déprimant constat : là encore j'étais absent ; j'avais réussi à m'échapper du livre dont j'étais à la fois l'auteur et l'objet. Nicolas avait raison : j'aurais dû faire du tir, du chant, du saxo, bouger, danser, baiser... N'importe quoi. Il est possible qu'en m'acharnant à me traquer je ne sois parvenu qu'à me faire fuir.

J'appréciais pourtant mille instants : regarder évo- luer les gens ; les regarder, pas les entendre ; jouer au yams au comptoir d'un bistrot, avec une rencontre de hasard ou d'infortune ; écouter Nicolas durant des heures, pour la fraction de seconde où il me ferait entrevoir un monde intelligible. Le moment où Océane se glissait sur moi, délicieuse vague insoupçonnable- ment dangereuse, son regard trouble dilué dans le mien...

Et puis la folie de Framboise. « Viens, Jean-Sé, on va faire la fête. Tu me sors ce soir. On va tout oublier. »

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ACHEVÉ D ' I M P R I M E R S U R L E S P R E S S E S DE L'IMPRIMERIE S.E.G.

33, R U E B É R A N G E R CHATILLON-SOUS-BAGNEUX

Numéro d'éditeur : 2226 Dépôt légal : juillet 1988

Numéro d'impression : 4123

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Un jeune homme, Jean-Sébastien, parle d'un couple, Framboise et Denis, de ses relations à la fois étranges et familières avec l'un et l'autre. Fascination, amour fou pour elle. Méfiance, animosité, mais complicité naturelle à l'égard de son mari. Autour de ce trio gravitent deux femmes qui vont peu à peu entrer dans la vie de Jean-Sébastien : Aliette, l'aristocrate, journaliste, militante; Océane, la fille d'un notable marseillais, adolescente romantique qui confond la vie et la littérature; et un homme, Nicolas, l'ami d'enfance de Jean-Sébastien, probablement l'amant de Framboise.

Lucile Debaille est née en 1954 à Marseille. Etudes à Aix-en- Provence : philosophie, sciences économiques, sciences politiques. A été journaliste à FR3 Marseille avant de faire le tour du monde. Framboise est son premier roman.