Fragile

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Fragile. Un texte de Michael V. Dandrieux Il y a un conte que l’auteur argentin Jorge Luis Borges écrivit dans le année 1953, que j'ai lu, je crois, en 2004 — je ne me souviens pas où j’étais, mais je me souviens de l'odeur du soleil au moment ou je l'ai lu —, c’est un conte qui s'appelle La fin, et dans lequel on trouve un passage très beau qui dit « il arrive un moment de la soirée où la prairie est sur le point de dire quelque chose ». Puis l’auteur suppose que, peut-être le dit-elle infiniment et nous ne l'entendons pas, ou nous l'entendons et ce quelque chose est intraduisible comme une musique. Sans doute ne devrions-nous pas brusquer les métaphores. Mais, si on s'attarde un peu sur ce passage, on peut trouver plusieurs significations. Nous comprenons d'abord l’émotion de communion entre le voyageur et la nature, la sérénité qui nous touche, presque physiquement, devant les couchers de soleils, la mer, la rivière ou la prairie illimitée. Puis il y a ce souvenir très commun, le sentiment que quelque chose est sur le bout de la langue du destin, que quelque chose est sur le point d'arriver, le sentiment que le temps est gros de sa catastrophe. Enfin Borges nous suggère deux façons d’envisager ce moment de la vie. Il dit que ce moment est peut-être un état permanent des choses, mais que nous ne sommes pas capable de le voir, et de lui faire de la place. Ou, et c’est une seconde possibilité, nous sentons obscurément que notre langage et notre philosophie sont très limitées par rapport à la grandeur de la révélation, qu’il ne nous est pas donné de traduire les confidences de la nature, et qu’il nous faut nous contenter de ressentir leur imminence et leur proximité bienveillante. Tout est impermanent, rien n’existe a perpétuité, tout change de seconde en seconde. Comme les secrets dont la nature dévoile l’existence mais se réserve le contenu, la fragilité n’est pas un état des choses, c’est un moment des choses. Le verre en cristal que l’on garde dans une armoire et auquel rien, d’année en année, n’est arrivé, est aussi fragile que l’armoire qui l’incarcère. La fragilité, qui est une petite chose sur laquelle il faut veiller, a besoin de conditions particulières pour s’épanouir. Il faut savoir rassembler les bons amis ce soir-là, qu’il y ait une certaine ivresse, que la nappe de la table en bois soit impliquée, piégée et dangereuse, qu’il y ait de l’orage et une électricité dans l’esprit, un vin qu’il soit l’occasion de boire. Alors seulement, lorsqu’on tient le verre de cristal entre ses doigts, le verre est-il fragile. Et nous sentons, nous éprouvons par empathie, que sa destinée est incertaine, que les sentiers bifurquent devant lui, que les recommencements guettent comme des animaux crépusculaires. Les promesses de la fissure sont là. Tout n’est pas ce qu’il semble être et il arrive que les choses soient ce qu’elles sont. Il arrive que le verre casse, il arrive que la peur, la superstition que nos forces sont limitées nous ramènent à la raison. J’ai tellement de choses à donner mais, au même instant, je ne souhaite les donner qu’à toi, qui évolue avec grâce dans le monde, justifie qu’il y ait des matins et qu’on se batte pour rendre à la vie la monnaie de sa pièce. Mon frère, mon ami, celle et celui que j’aime chaque fois sincèrement, successivement, l’enfant qui me ramène

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Texte de Michael V. Dandrieux

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Fragile.

Un texte de Michael V. Dandrieux

Il y a un conte que l’auteur argentin Jorge Luis Borges écrivit dans le année 1953, que j'ai lu, je crois, en 2004 — je ne me souviens pas où j’étais, mais je me souviens de l'odeur du soleil au moment ou je l'ai lu —, c’est un conte qui s'appelle La fin, et dans lequel on trouve un passage très beau qui dit « il arrive un moment de la soirée où la prairie est sur le point de dire quelque chose ». Puis l’auteur suppose que, peut-être le dit-elle infiniment et nous ne l'entendons pas, ou nous l'entendons et ce quelque chose est intraduisible comme une musique.

Sans doute ne devrions-nous pas brusquer les métaphores. Mais, si on s'attarde un peu sur ce passage, on peut trouver plusieurs significations. Nous comprenons d'abord l’émotion de communion entre le voyageur et la nature, la sérénité qui nous touche, presque physiquement, devant les couchers de soleils, la mer, la rivière ou la prairie illimitée. Puis il y a ce souvenir très commun, le sentiment que quelque chose est sur le bout de la langue du destin, que quelque chose est sur le point d'arriver, le sentiment que le temps est gros de sa catastrophe. Enfin Borges nous suggère deux façons d’envisager ce moment de la vie. Il dit que ce moment est peut-être un état permanent des choses, mais que nous ne sommes pas capable de le voir, et de lui faire de la place. Ou, et c’est une seconde possibilité, nous sentons obscurément que notre langage et notre philosophie sont très limitées par rapport à la grandeur de la révélation, qu’il ne nous est pas donné de traduire les confidences de la nature, et qu’il nous faut nous contenter de ressentir leur imminence et leur proximité bienveillante.

Tout est impermanent, rien n’existe a perpétuité, tout change de seconde en seconde. Comme les secrets dont la nature dévoile l’existence mais se réserve le contenu, la fragilité n’est pas un état des choses, c’est un moment des choses. Le verre en cristal que l’on garde dans une armoire et auquel rien, d’année en année, n’est arrivé, est aussi fragile que l’armoire qui l’incarcère. La fragilité, qui est une petite chose sur laquelle il faut veiller, a besoin de conditions particulières pour s’épanouir. Il faut savoir rassembler les bons amis ce soir-là, qu’il y ait une certaine ivresse, que la nappe de la table en bois soit impliquée, piégée et dangereuse, qu’il y ait de l’orage et une électricité dans l’esprit, un vin qu’il soit l’occasion de boire. Alors seulement, lorsqu’on tient le verre de cristal entre ses doigts, le verre est-il fragile. Et nous sentons, nous éprouvons par empathie, que sa destinée est incertaine, que les sentiers bifurquent devant lui, que les recommencements guettent comme des animaux crépusculaires. Les promesses de la fissure sont là.

Tout n’est pas ce qu’il semble être et il arrive que les choses soient ce qu’elles sont. Il arrive que le verre casse, il arrive que la peur, la superstition que nos forces sont limitées nous ramènent à la raison. J’ai tellement de choses à donner mais, au même instant, je ne souhaite les donner qu’à toi, qui évolue avec grâce dans le monde, justifie qu’il y ait des matins et qu’on se batte pour rendre à la vie la monnaie de sa pièce. Mon frère, mon ami, celle et celui que j’aime chaque fois sincèrement, successivement, l’enfant qui me ramène

aux souvenirs du début de ma vie. Et à chacun de vous je dois le dosage minutieux de force et de vulnérabilité qui permet la confiance, l’admiration et laisse à la fois la place de se trouver. Quelques soirs tu n’es pas là, sous aucun de tes divers artifices de forme. Tout le monde, tout le monde a une ombre, mais toi tu peux emprunter toutes les ombres. Seulement quelques soirs tu n’es pas là, sous aucun de tes divers artifices de forme.

Le Hakawati de Rabih Alameddine, qui est un joli livre bleu, commence ainsi : «lecteur, laisse-moi te raconter une histoire, laisse-moi être ton dieu ». Pour se laisser aller au conte, pour regarder une photo, pour faire de la place aux plis de la vie quotidienne où

dorment les trésors, il faut baisser les armes, enlever les chaussons de la critique. Mais il y a la peur de se retrouver seul à baisser les armes, la peur qui vient, même lorsqu’on rejoint un monde meilleur, de toujours devoir en laisser un. Rainer Maria Rilke répondrait par cette parabole, il dirait que nous sommes responsables de plus que de nous-mêmes, il dirait “homme du peuple, mon ami, écoute une toute petite histoire. Deux âmes solitaires se rencontrent dans le monde. L’une de ces âmes fait entendre des plaintes et implore de l’étrangère une consolation. Et doucement l’étrangère se penche sur elle et murmure : pour moi aussi c’est la nuit.”