Foucault Archeologie Du Savoir
-
Upload
aluysio-robalinho -
Category
Documents
-
view
218 -
download
0
Transcript of Foucault Archeologie Du Savoir
-
8/12/2019 Foucault Archeologie Du Savoir
1/143
MICHEL FOUC ULT
L RCH OLOGIE
DU S VOIR
G LLIM RD
-
8/12/2019 Foucault Archeologie Du Savoir
2/143
-
8/12/2019 Foucault Archeologie Du Savoir
3/143
Voil des dizaines d annes maintenant que l atten
tion
des historiens
s est
porte, de prfrence,
sur
les
longues priodes comme si, au-dessous des pripties
politiques
et
de leurs pisodes, ils
entreprenaient
de
mettre au jour les quilibres stables et difficiles
rompre, les processus irrversibles, les rgulations
constantes, les phnomnes tendanciels
qui culminent
et s inversent
aprs des continuits sculaires, les
mouvements d accumulation et
les
saturations
lentes,
les grands socles immobiles
et muets
que l enchev
trement des rcits traditionnels
avait
recouverts de
toute une
paisseur d vnements.
Pour
mener cette
analyse, les historiens disposent
d instruments
qu ils
ont pour
une
part
faonns,
et pour
une part reus :
modles de la croissance conomique, analyse quan
titative des flux d changes, profils des dveloppements
et
des rgressions dmographiques,
tude du climat
et
de ses oscillations, reprage des constantes sociolo
giques, description des
ajustements
techniques, de
leur diffusion et de leur persistance. Ces
instruments
leur ont
permis de distinguer, dans le
champ
de
l histoire, des couches sdimentaires diverses;
aux
succes
sions linaires,
qui avaient fait
jusque-l
l objet de la
recherche, s est
substitu
un jeu de dcrochages en
profondeur. De la mobilit politique
aux
lenteurs
propres la civilisation matrielle les
niveaux
d analyse
se
sont
multiplis :
chacun
a ses
ruptures
-
8/12/2019 Foucault Archeologie Du Savoir
4/143
1
L archologie u sa Olr
spcifiques, chacun comporte un dcoupage
qui
n appar
tient qu
lui; et mesure qu on descend vers les socles
les plus profonds, les scansions se
font
de plus en plus
larges. Derrire l histoire bouscule des gouvernements,
des guerres
et
des famines, se
dessinent
des histoires,
presque
immobiles sous le
regard,
- des hi stoi res
pente
faible : histoire des voies
maritimes,
histoire
du
bl ou des mines d or, histoire de la scheresse
et
de
l irrigation, histoire de l assolement, histoire de l qui
libre,
obtenu par
l espce
humaine, entre la
faim et la
prolifration. Les vieilles
questions
de l analyse tradi
tionnelle (quel lien
tablir entre
des
vnements
dis
parates? Comment
tablir
entre
eux
une
suite nces
saire? Quelle est la continuit qui les traverse ou la
signification d ensemble qu ils finissent par former?
Peut-on dfinir une totalit, ou
faut-il
se borner
reconstituer des
enchatnements?)
sont remplaces dsor
mais
par
des
interrogations
d un autre
type
: quelles
strates
faut-il isoler les unes des autres? Quels types
de sries instaurer? Quels critres de priodisation
adopter
pour
chacune
d elles? Quel
systme
de rela
tions (hirarchie,
dominance,
tagement, dtermina
tion univoque, causalit circulaire) peut-on dcrire
de
l une
l autre?
Quelles sries de sries peut-on
tablir? Et dans
quel
tableau,
chronologie large,
peut-on dterminer
des suites
distinctes d vnements?
Or
peu
prs
la mme poque, dans
ces disciplines
qu on appelle histoire des ides, des sciences, de
la
philosophie, de la pense, de la littrature aussi (leur
spcificit
peut
tre
nglige
pour un
instant), dans
ces disciplines qui, malgr leur titre, chappent en grande
partie au travail
de l historien et ses
mthodes,
l attention
s est
dplace au contraire des vastes
units
qu on dcrivait comme des
poques
l ou des sicles.
vers des phnomnes de
rupture.
Sous les grandes conti
nuits de la pense, sous les manifestations massives et
homognes
d un
esprit
ou
d une mentalit collective,
sous le
devenir
ttu
d une
science s acharnant exister
et
s achever
ds son commencement, sous la persis
tance
d un
genre,
d une
forme,
d une
discipline, d une
activit
thorique,
on
cherche
maintenant
dtecter
Introduction l
l incidence des interruptions.
Interruptions
dont le
statut et la nature sont
fort
divers. A-ctes et
seui
pis-
tmologiques
dcrits par
G. Bachelard: ils
suspendent
le
cumul indfini
des connaissances,
brisent leur lente
maturation et les font
entrer
dans
un
temps nouveau,
les
coupent
de leur origine empirique et de leurs
moti
vations
initiales, les
purifient de leurs
complicits
imaginaires; ils prescrivent ainsi
l analyse
histo
rique non plus la recherche des commencements silen
cieux,
non
plus la remonte
sans terme
vers les pre
miers
prcurseurs,
mais le reprage
d un
type nouveau
de
rationalit
et de ses effets multiples. Dplacements
et
transformations
des concepts : les
analyses de G
Can
guilhem peuvent
servir
de modles; elles montren14 que
l histoire d un concept n est pas,
en
tout et
pour
tout,
celle de son affinement progressif, de
sa
rationalit
continment croissante, de son gradient d abstraction,
mais
celle
de
ses divers
champs
de
constitution
et
de
validit, celle de ses rgles successives d usage, des milieux
thoriques multiples o s est poursuivie et acheve son
laboration. Distinction, faite galement par G Can
guilhem,
entre
les
chelles micro et macroscopiques
de l histoire des sciences o les vnements et leurs
consquences ne se
distribuent
pas de la
mme
faon :
si
bien
qu une dcouverte, la mise au point
d une
mthode, l uvre d un
savant,
ses checs aussi, n ont
pas la
mme
incidence, et ne peuvent tre dcrits de
la
mme
faon
l un
et l autre
niveau;
ce n est pas
la
mme histoire
qui, ici et l, se trouvera raconte.
Redistributions rcurrentes
qui font
apparatre
plusieurs
passs, plusieurs formes d enchanements, plusieurs
hirarchies d importances, plusieurs rseaux de
dter
minations,
plusieurs tlologies, pour
une
seule et
mme science
mesure
que son prsent se
modifie:
de sorte que les descriptions historiques s ordonnent
ncessairement
l actualit
du savoir, se multiplient
avec ses transformations et ne cessent
leur
tour de
rompre avec elles-mmes (de ce
phnomne,
M Serres
vient
de
donner
la thorie,
dans
le domaine des
mathmatiques). Units architectoniques
des systmes,
telles qu elles
ont t
analyses
par M Guroult
-
8/12/2019 Foucault Archeologie Du Savoir
5/143
1
L archologie
u
sapOlr
spcifiques,
chacun comporte
un dcoupage
qui n appar
tient qu lui;
et
mesure qu on descend vers les socles
les plus profonds, les scansions se font de plus en plus
larges. Derrire
l histoire
bouscule des
gouvernements,
des guerres et des famines, se
dessinent
des histoires,
presque immobiles sous le regard, - des hi stoi res
pente
faible : histoire des voies maritimes, histoire du
bl ou des mines d or, histoire de la scheresse et de
l irrigation, histoire de
l assolement,
histoire de
l qui
libre, obtenu par l espce humaine, entre la faim
et
la
prolifration. Les vieilles
questions
de l analyse tradi
tionnelle (quel lien tablir entre des
vnements
dis
parates? Comment tablir entre eux une
suite nces
saire? Quelle est la continuit qui les traverse ou la
signification d ensemble qu ils finissent par former?
Peut-on
dfinir
une totalit, ou
faut-il se
borner
reconstituer des
enchatnements?)
sont remplaces dsor
mais
par
des
interrogations
d un autre
type
: quelles
strates faut-il isoler les
unes
des autres? Quels types
de sries
instaurer?
Quels
critres
de priodisation
adopter
pour chacune d elles? Quel systme de rela
tions (hirarchie,
dominance, tagement,
dtermina
tion
univoque,
causalit
circula:ire)
peut-on
dcrire
de
l une
l autre? Quelles sries de sries peut-on
tablir?
Et
dans quel
tableau,
chronologie large,
peut-on dterminer des suites
distinctes
d vnements?
Or
peu prs la mme poque, dans ces disciplines
qu on appelle histoire des ides, des sciences, de la
philosophie, de la pense, de la littrature aussi (leur
spcificit
peut
tre
nglige
pour un
instant), dans
ces disciplines qui, mal gr
leur
titre,
chappent
en grande
partie au travail
de
l historien
et ses
mthodes,
l attention s est dplace au contraire des vastes units
qu on
dcrivait comme des poques ou des sicles
vers des phnomnes de rupture. Sous les grandes conti
nuits
de
la
pense, sous les
manifestations
massives et
homognes d un esprit ou
d une
mentalit collective,
sous le devenir
ttu
d une science s acharnant
exister
et s achever ds son commencement, sous la persis
tance
d un genre, d une forme, d une discipline, d une
activit
thorique,
on
cherche
maintenant
dtecter
Introduction
l incidence des interruptions.
Interruptions
dont le
statut et la
nature sont fort divers. A-ctes et seuil pis
tmologiques
dcrits par G
Bachelard: ils
suspendent
le
cumul
indfini des connaissances,
brisent leur lente
maturation
et
les font entrer dans un
temps
nouveau,
les
coupent
de
leur
origine empirique et de leurs
moti
vations
initiales, les
purifient
de leurs complicits
imaginaires; ils prescrivent ainsi
l analyse
histo
rique
non
plus
la
recherche des commencements silen
cieux,
non
plus la remonte sans
terme
vers les pre
miers prcurseurs, mais le
reprage
d un type nouveau
de rationalit et de ses effets
multiples.
Dplacements
et transformations des concepts : les
analyses de G
Can
guilhem
peuvent
servir
de modles; elles montrent, que
l histoire d un concept n est pas,
en
tout et
pour
tout,
celle de son affinement progressif, de
sa
rationalit
continment
croissante, de son
gradient d abstraction,
mais
celle
de
ses divers
champs
de
constitution
et
de
validit,
celle de ses rgles successives d usage, des milieux
thoriques multiples o
s est poursuivie
et acheve SOD
laboration. Distinction, faite galement
par G
Can
guilhem,
entre
les chelles micro
et
macroscopiques
de l histoire des sciences o les vnements et leurs
consquences ne se distribuent pas de la
mme
faon :
si bien qu une dcouverte, la mise au point
d une
mthode,
l uvre
d un savant, ses checs aussi,
n ont
pas la mme incidence,
et
ne
peuvent tre
dcrits de
la
mme
faon l un
et
l autre niveau; ce n est pas
la mme histoire qui, ici et l, se
trouvera
raconte.
Redistributions rcurrentes
qui
font
apparatre
plusieurs
passs, plusieurs formes
d enchanements,
plusieurs
hirarchies
d importances,
plusieurs
rseaux
de
dter
minations, plusieurs tlologies, pour une seule
et
mme
science
mesure
que son
prsent
se modifie :
de sorte
que
les descriptions historiques
s ordonnent
ncessairement
l actualit du
savoir, se
multiplient
avec ses transformations
et
ne cessent leur tour de
rompre avec elles-mmes (de ce
phnomne,
M
Serres
vient de donner la thorie, dans le domaine des
mathmatiques). Units architectoniques des systmes,
telles qu elles
ont
t
analyses
par
M
Guroult
-
8/12/2019 Foucault Archeologie Du Savoir
6/143
2
L archologie
du
aYOtr
et
pour
lesquelles la description des influences, des
traditions, des continuits culturelles, n est pas perti
nente, mais
plutt
celle des cohrences internes, des
axiomes, des chaines dductives, des compatibilits.
Enfin, sans doute les scansions les plus radicales sont
elles les coupures effectues par
un
travail de trans-
formation
thorique lorsqu il
fonde une science en
la
dtachant
de l idologie de
son
pass
et
en
rvlant ce
pass comme idologique 1
.
A quoi il faudrait ajouter,
bien e ~ t e n d u l analyse
littraire
qui se donne dsor
mais
pour
unit, - non poin t l me ou la sensibilit
d une
poque, non point les II groupes , les coles ,
les gnrations
ou
les
II mouvements
, non point
mme le personnage de l auteur
dans
le jeu d changes
qui a nou sa vie
et
sa cration , mais la
structure
propre
une
uvre,
un
livre,
un texte.
Et
Je
grand problme qui va se poser - qui se pose -
de telles analyses historiques
n est
donc plus de savoir
par quelles voies le.; continuits ont pu s tablir, de
quelle manire
un
seul et mme dessein a
pu
se main
tenir
et constituer, pour tant d esprits diffrents et
successifs,
un
horizon unique, quel mode d action et
quel
support
implique le
jeu
des transmissions, des
reprises, des oublis,
et
des rptitions, comment l origine
peut tendre son rgne bien au-del d elle-mme
et
jusqu cet achvement qui n est jamais donn, -
le problme
n est
plus de la tradition et de la
trace,
mais de
la
dcoupe
et
de
la
limite; ce n est plus celui
du fondement qui se perptue, c est celui des transfor
mations
qui
valent
comme fondation
et
renouvellement
des fondations. On voit alors se dployer tout
un
champ
de questions
dont
quelques-unes
sont
dj familires,
et par lesquelles cette nouvelle forme d histoi re essaie
d laborer sa propre thorie : comment spcifier Jes
diffrents concepts qui permettent de penser la discon
tinuit
(seuil, rupture, coupure, mutation, transforma
tion)?
Par quels critres isoler les units auxquelles
on a
affaire:
qu est-ce qu une science? Qu est-ce qu une
uvre? Qu est-ce qu une thorie? Qu est-ce qu un
1.
L. Althu8ser,
POUT
Marz,
p.
168.
ntroduction
concept? Qu est-ce qu un texte? Comment diversifier
les
niveaux
auxquels on peut se placer et
dont
chacun
comporte ses scansions
et
sa forme d analyse : quel
est
le
niveau
lgitime de la formalisation? Quel est
celui de l interprtation? Quel
est
celui de l analyse
structurale? Quel est celui des assignations de causalit?
En
somme l histoire de
la
pense, des connaissances,
de la philosophie, de la littrature semble multiplier
les ruptures et chercher tous les hrissements de
la
discontinuit, alors que l histoire proprement dite,
l histoire tout court, semble effacer,
au
profit des
structures sans labilit, l irruption des vnements.
*
Mais que cet entrecroisement ne fasse pas illusion.
Ne pas s imaginer sur la foi de l apparence que certaines
des disciplines historiques
sont
alles
du
continu
au
discontinu, tandis que les autres allaient
du
fourmille
ment
des discontinuits aux grandes units ininter
rompues; ne pas s imaginer que
dans
l analyse de la
politique, des institutions ou de l conomie on a t
de plus
en
plus sensible aux dterminations globales,
mais que, dans l analyse des ides
et
du savoir, on a
prt une attention de plus en plus grande
aux
jeux
de la diffrence; ne pas croire qu une fois encore ces
deux grandes formes de description se sont croises
sans se reconnrutre.
En
fait ce sont les mmes problmes
qui
se sont
poss ici
et
l, mais qui
ont
provoqu
en
surface des
effets inverses.
Ces
problmes, on peut les rsumer
d un mot : la mise en question du document. Pas de
malentendu : il est bien vident que depuis qu une
discipline comme l histoire existe, on s est servi de
documents, on les a interrogs, on s est interrog
sur
eux;
on leur a demand non seulement ce qu ils
voulaient dire, mais s ils disaient bien la vrit,
et
quel titre ils pouvaient le pr tendre, s ils taient sin
cres ou falsificateurs, bien informs ou ignorants,
authentiques ou altrs. Mais chacune de ces questions
et toute cette grande inquitude critique pointaient
-
8/12/2019 Foucault Archeologie Du Savoir
7/143
L archologie u sallotr
vers une mme fin : reconstituer,
partir de ce que
disent ces documents - et
parfois
demi-mot - le
pass dont ils manent et qui s est vanoui maintenant
loin derrire
eux;
le document
tait
toujours trait
comme
le
langage
d une
voix
maintenant
rduite
au
silence, -
sa trace
fragile, mais par chance dchiffrable.
Or,
par
une
mutation
qui ne
date
pas
d aujourd hui,
mais
qui n est pas sans doute encore acheve, l histoire
a
chang
sa position l gard du document: elle
t e
donne
pour tche
premire,
non
point de
l interprter,
non point de dterminer s il dit vrai et quelle est sa
valeur expressive,
mais
de le travailler de l intrieur et
de l laborer: elle l'organise, le dcoupe, le
distribue,
l ordonne, le rpartit
en
niveaux, tablit des sries,
distingue
ce
qui
est pertinent de ce qui ne l est pas,
repre des lments, dfinit des units, dcrit des rela
tions.
Le document
n est donc plus pour l histoire
cette
matire inerte
travers
laquelle
elle essaie de
reconstituer ce que les hommes ont fait ou dit ce qui
est
, d '
passe et ont seul le sillage demeure : elle cherche
dfinir
dans
le tissu documentaire lui-mme des units
des ensembles, des sries, des rapports. Il faut
dtache;
l histoire l image
o
elle s est longtemps
complu
par quOi elle trouvait sa justification
anthropolo
gique : celle
d une mmoire
millnaire et collective
qui s aidait de documents matriels
pour retrouver
la
fracheur
de ses
souvenirs;
elle est le
travail
et la mise
en uvre d une matrialit documentaire (livres textes
rcits, registres, actes, difices, institutions rglements
h
~ e c
mques, objets,
coutumes,
etc.)
qui prsente tou-
Jours et partout, dans toute socit, des formes soit
spontanes soit organises de rmanences. Le docu
ment n est pas l heureux instrument d une histoire
q.ui
serait en elle-mme
et
de plein droit mmoire
l'histoire, c est
une
certaine manire pour
une
socit
de donner statut
et
laboration une masse
documen
t a i r ~ dont elle ne se spare
pas.
D ~ s n s pour
faire
bref que
l histoire, dans sa forme
traditIOnnelle,
entreprenait
de
mmoriser
les monu-
ments du pass, de les transformer en documents et de
faire parler ces traces
qui,
par elles-mmes, souvent
1ntroduction
ne
sont point
verbales, ou disent en silence
autre
chose que ce qu'elles disent; de nos jours,
l histoire,
c est
ce
qui transforme
les
documents en monuments,
et qui, l
o on
dchiffrait des traces laisses par les
hommes,
l o on essayait de reconnatre en creux ce
qu ils avaient
t,
dploie
une
masse d lments qu il
s agit
d'isoler,
de
grouper, de
rendre pertinents,
de
mettre en
relations,
de constituer en ensembles. Il
tait un
temps
o l'archologie, comme discipline des
monuments muets,
des traces
inertes,
des objets
sans
contexte
et des choses laisses par le pass,
tendait
l histoire et ne prenait sens que par la
restitution
d un discours
historique
on pourrait dire, en jouant
un
peu
sur
les mots, que
l histoire,
de
nos jours,
tend
l' ar ch ol ogi e, - la
description
intrinsque
du
monument.
A cela
plusieurs
consquences. Et d abord l'effet de
surface
qu on
a
dj
signal :
la
multiplication
des
ruptures dans l histoire des ides, la mise
au
jour des
priodes longues dans l'histoire proprement dite. Celle-ci,
en effet, sous sa forme traditionnelle se donnait pour
tche de dfinir
des
relations
(de causalit simple, de
dtermination
circulaire, d antagonisme, d'expression)
entre des faits ou des vnements dats : la srie
tant
donne, il s agissait de prciser le voisinage de chaque
lment.
Dsormais le
problme
est de constituer des
sries:
de dfinir
pour
chacune ses
lments, d en
fixer
les
bornes,
de mettre
au
jour le type de relations qui
lui
est spcifique,
d en
formuler la loi,
et,
au-del, de
dcrire les
rapports
entre
diffrentes sries,
pour
cons
tituer ainsi des sries de sries, ou des tableaux
:
de
l la multiplication
des
strates, leur
dcrochage,
la
spcificit du
temps
et des chronologies
qui leur sont
propres
de l la ncessit de distinguer non plus seu
lement
des vnements importants (avec une longue
chane de consquences) et des vnements minimes,
mais
des
types
d vnements de
niveau
tout fait diff
rent (les
uns
brefs, les
autres
de dure moyenne, comme
l expansion
d une
technique, ou une rarfaction
de la
monnaie,
les
autres
enfin
d allure lente
comme u qui
libre dmographique ou l ajustement progressif d une
-
8/12/2019 Foucault Archeologie Du Savoir
8/143
16
L archologie u savotr
conomie une
modification
du climat); de l la possi
bilit de faire apparattre des sries repres larges
constitues
d vnements rares ou d vnements rp
titifs.
L apparition
des priodes longues dans l histoire
d aujourd hui n est pas un
retour
aux philosophies
de
l histoire,
aux grands ges du monde, ou aux phases
prescrites
par
le
destin
des civilisations;
c est
l effet
de l laboration, mthodologiquement concerte, des
sries.
Or dans
l histoire des ides, de la pense, et des
sciences, la mme mutation a provoqu
un
effet inverse:
elle a dissoci la longue srie constitue par le progrs
de la conscience, ou la tlologie de la raison, ou l vo
lution
de
la
pense humaine; elle a remis en question
les
thmes
de la convergence et de l accomplissement;
elle a mis en
doute
les possibilits de
la
totalisation.
Elle a
amen
l individualisation de sries diffrentes,
qui se juxtaposent, se succdent, se chevauchent,
s entrecroisent
sans
qu on
puisse les
rduire
un
schma
linaire. Ainsi sont apparues, la place de cette chro
nologie continue de la
raison,
qu on
faisait invariable
ment remonter
l inaccessib le origine, son ouverture
fondatrice, des chelles parfois brves, distinctes les
unes des autres, rebelles
une
loi
unique, porteuses
souvent d un type d histoire qui
est
propre chacune,
et
irrductibles
au modle gnral d une conscience qui
acquiert, progresse
et
se souvient.
Seconde consquence : la notion de
discontinuit
prend
une
place majeure
dans
les disciplines historiques.
Pour
l histoire
dans sa forme classique, le
discontinu
tait
la
fois le donn
et
l impensable:
ce
qui
s offrait
sous l espce des vnements disperss - dcis ions ,
accidents, initiatives, dcouvertes;
et
ce qui devait
tre, par
l analyse,
contourn, rduit, effac pour
qu apparaisse
la
continuit
des
vnements. La
discon
tinuit,
c tait
ce stigmate de l parpillement temporel
que l historien
avait
charge de supprimer de l histoire.
Elle est devenue maintenant un des lments fondamen
taux de l analyse
historique.
Elle y apparat sous un
triple rle. Elle constitue
d abord
une opration dli
bre de l historien
(et
non plus ce qu il
reoit
malgr
lui
du
matriau qu il
a
traiter)
:
car
il doit,
au
moins
1 ntroduction
titre
d hypothse
systmatique, distinguer les niveaux
possibles de l analyse, les
mthodes
qui sont
propres
chacun,
et
les priodisations qui leur conviennent. Elle
est aussi le rsultat de sa
description (et
non plus ce qui
doit s liminer
sous l effet de son analyse) :
car
ce
qu il
entreprend
de dcouvrir, ce sont les
limites
d un pro
cessus, le
point
d inflexion
d une
courbe,
l inversion
d un
mouvement
rgulateur, les
bornes
d une oscillation, le
seuil d un fonctionnement, l instant de
drglement
d une causalit circulaire. Elle est enfin le concept que le
travail
ne cesse de spcifier (au lieu de le ngliger comme
un
blanc uniforme
et indiffrent
entre deux
figures
positives);
elle
prend une
forme
et
une
fonction
spci
fiques selon le domaine
et
le niveau o on l assigne: on
ne parle
pas de la
mme discontinuit quand
on
dcrit
un seuil pistmologique, le rebroussement
d une
courbe
de
population, ou
la
substitution
d une technique une
autre. Notion paradoxale que
celle
de discontinuit
:
puisqu elle est la fois
instrument et
objet de
recherche;
puisqu elle dlimite le
champ
dont elle
est l effet;
puis
qu elle
permet
d individualiser les domaines, mais
qu on
ne peut l tablir que par
leur comparaison.
Et puisqu en
fin de
compte
peut-tre, elle n est
pas simplement
un
concept
prsent
dans le discours de l historien, mais que
celui-ci en secret la suppose : d o pourrait-il parler,
en effet, sinon partir de cette rupture qui lui offre
comme
objet l histoire - et sa propre
histoire? Un
des
traits les plus essentiels de
l histoire
nouvelle,
c est
sans
doute ce dplacement du discontinu : son passage de
l obstacle
la pratique;
son
intgration dans
le discours
de l historien o il ne
joue
plus le rle d une fatalit
extrieure qu il faut rduire, mais d un concept opra
toire qu on utilise; et par
l
l inversion
de
signes grce
laquelle il
n est
plus le ngatif de
la lecture historique
(son envers, son chec, la
limite
de son pouvoir)
mais
l lment positif qui dtermine
son objet et
valide
son
analyse.
Troisime consquence : le
thme
et la possibilit
d une
histoire globale
commencent s effacer,
et
on voit
s esquisser
le dessin, fort diffrent, de ce qu on
pourrait
appeler
une
histoire gnrale. Le
projet d une
histoire
-
8/12/2019 Foucault Archeologie Du Savoir
9/143
L archologie
u
Sal- Olr
globale,
c est
celui
qui
cherche
restituer la
forme
d ensemble
d une
civilisation, le principe - matriel ou
spirituel - d une socit, la signification commune
tous les
phnomnes
d une priode, la loi qui rend
compte de leur cohs ion, - ce qu on appelle mtapho
riquement le visage d une poque. Un tel p r o j ~ est
li
deux
ou
trois
hypothses:
on
suppose
qu entre
tous
les vnements
d une
aire
spatio-temporelle bien
dfinie,
entre tous les
phnomnes
dont
on
a
retrouv la
trace,
on
doit pouvoir tablir un systme de
relations
homo
gnes:
rseau
de
causalit
permettant de driver chacun
d eux,
rapports
d analogie
montrant
comment ils se
symbolisent les uns les autres, ou comment ils expriment
tous
un seul et
mme noyau
central; on suppose d autre
part
qu une seule
et mme
forme
d historicit emporte
les
structures
conomiques, les stabilits sociales, l inertie
des mentalits, les habitudes techniques, les
comporte
ments
politiques,
et
les
soumet tous au
mme
type
de
transformation; on
suppose enfin
que l histoire elle
mme
peut
tre articule en grandes
units -
stades ou
phases - qui dtiennent en elles-mmes leur principe
de cohsion. Ce sont ces
postulats
que
l histoire
nouvelle
met en question quand elle problmatise les sries, les
dcoupes, les limites, les dnivellations, les dcalages,
les spcificits chronologiques, les formes singulires de
rmanence,
les
types
possibles
de relation.
Mais ce n est
point qu elle cherche
obtenir une
pluralit
d histoires
juxtaposes et indpendantes les
unes
des autres: celle
de l conomie ct de celle des institutions,
et
ct
d elles encore celles des sciences, des religions
ou
des
littratures; ce
n est
point
non plus
qu elle cherche
seulement signaler
entre
ces histoires diffrentes, des
concidences de
dates, ou
des analogies de forme et de
sens. Le
problme
qui s ouvre alors - et
qui
dfinit la
tche d une histoire gnrale -
c est
de
dterminer
quelle forme de relation peut tre lgitimement
dcrite
entre ces diffrentes sries; quel systme vertical elles
sont susceptibles de former; quel est, des unes aux autres,
le
jeu des corrlations et des dominances; de
quel
effet
peuvent
tre
les dcalages, les
temporalits
diffrentes,
les diverses rmanences; dans quels ensembles distincts
1ntroduction
certains lments
peuvent
figurer
simultanment;
bref,
non seulement quelles sries,
mais
quelles sries de
sries
-
ou en
d autres termes, quels
tableaux
l
il est possible de
constituer. Une
description globale
resserre tous les
phnomnes
autour d un
centre unique
- principe, signification,
esprit,
vision du monde,
forme
d ensemble;
une
histoire gnrale dploierait
au contraire l espace d une dispersion.
Enfin, dernire consquence :
l histoire
nouvelle
rencontre
un
ccrtain
nombre de problmes mthodolo
giques dont plusieurs, n en
pas
douter,
lui
prexistaient
largement, mais dont le faisceau maintenant la caract
rise. Parmi eux, on peut citer: la
constitution
de corpus
cohrents et homognes de documents (corpus ouverts
ou ferms, finis ou indfinis), l tablissement d un
principe de choix (selon qu on
veut traiter
exhaustive
ment
la masse documentaire, qu on pratique un chan
tillonnage
d aprs
des
mthodes
de
prlvement
statis
tique, ou qu on essaie de dterminer l avance les
lments les plus reprsentatifs);
la
dfinition du
niveau
d analyse
et des
lments
qui sont pour
lui
pertinents
(dans
le
matriau tudi,
on
peut
relever les
indications
numriques; les rfrences - explicites ou non - des
vnements,
des
institutions,
des
pratiques;
les
mots
employs, avec leurs rgles d usage et les
champs
smantiques
qu ils dessinent, ou encore la
structure
formelle des propositions
et
les types d enchanements
qui les
unissent);
la spcification d une mthode d ana
lyse (traitement quantitatif des donnes, dcomposition
selon
un
certain
nombre
de
traits
assignables
dont
on
tudie
les
corrlations,
dchiffrement
interprtatif,
ana
lyse des
frquences
et
des distributions); la dlimitation
des ensembles et des sous-ensembles
qui articulent
le
matriau
tudi (rgions, priodes, processus
unitaires);
la dtermination des
relations qui permettent
de carac
triser un ensemble (ilpeut s agir de
relations
numriques
J. Aux derniers flncurs, faut-il signaler qu un. tablcau (et
sans
doute dans tous
les
8ens du
terme),
c est formellement une. srie de
lIriell
.? En
tout
cas,
ce n est
point une petite image
fixe
qu on
place
devant
une lanterne pour
la
plus
grande
dception des
enfants,
qui
leur
Age
prfrent bien sr la vivacit
du cinma.
-
8/12/2019 Foucault Archeologie Du Savoir
10/143
2
L archologie
u
sal otr
ou
logiques j de r elations
f o n c t i o n n e ~ l e s ,
c a u s ~ l e s . ' analo:
giquesj il peut s agir de la
relatIon
de sIgmfiant a
signifi). .
Tous
ces problmes
font partIe
desormals du
champ
mthodologique de l'histoire. Champ
qui mrite
l ' a t t e ~ -
tion, et
pour
deux raisons. D a ~ o r d p a r c ~ qu'0':1
v ~ I t
jusqu
quel point
il s est affranchI de ce
qUI
constItuaIt,
nagure encore, la.pliilosophie
l ' h ~ s ~ O l r e , et d ~ ~
q u e ~ -
tions
qu'elle posaIt (sur la ratIOnahte
ou
teleologte
du
devenir,
sur
la
relativit du savoir ~ i s t o r I q u e , sur
possibilit de
dcouvrir
ou de
constItuer un
sens a
l inertie du pass,
et
la totalit i n a c h ~ v e du p r s e ~ t ) .
Ensuite parce
qu il
recoupe en certams de ses pomts
des
p r ~ b l m e s qu on
r e t r o u v ~ a i l e ~ r s -
d ~ n s
les
domaines par exemple de la bngUlStIque, de 1 ethno
logie, de l'conomie, de
l analyse
l ~ t t r a i r e , de
mytho
logie. A ces problmes on peut bIen d ~ n n e r SI on. e u t
le sigle
du
structur.a.lisme.
s o u ~
plusIeurs condItIOns
cependant:
ils
sont
lom de
COUVrIr
a
eux
seuls le
champ
mthodologique de l histoire, ils n en occupent
qu une
part dont l importance varie avec les. domaines et les
niveaux d analyse; sauf dans un certam nombre de cas
relativement
limits, ils n ont
pas
t
imports
de
f
linguistique ou d e
l
t ~ n ~ l o g i e
( s e ~ o n
parcours
re
quent aujourd'hUI), maIs Ils
ont
prIs nal.ssance dans le
champ de
l histoire elle-mme - essentIellement
dans
celui de l'histoire conomique et l'occasion des ques
tions
qu'elle posait; enfin ils
n autorisent
a u c u n e m e n ~
parler d une structuralisation de l'histoire, o u
du
moms
d une
tentative
pour surmonter
un
c o ~ f h t
ou. une
opposition
entre structure
et devemr : Il y a ~ m t e -
nant
beau
temps que les
historiens
r e I ? r ~ n t , ~ c r I v e ~ t et
analysent des structures, sans
aVOIr
JamaIS a se
demander
s'ils ne
laissaient pas
chapper la VIVante,
la fragile, la frmissante i s t o i ~ e Il
L'
p p o ~ i t i ~ n .
struc
ture-devenir n est pertinente m pour la d e f i m ~ I O ~ .du
champ
historique, ni, sans doute,
pour
la defimtIOn
d une mthode structurale.
1 ntroduction
21
Cette mutation pistmologique de l histoire n est
pas encore acheve aujourd hui. Elle ne date pas d hier
cependant, puisqu on
peut
sans doute en
faire
remonter
Marx le premier moment. Mais elle
fut
longue
prendre
ses effets. De nos
jours
encore,
et
surtout pour
l'histoire de
la
pense, elle n a
pas t
enregistre ni
rflchie, alors que
d autres transformations
plus rcen
tes
ont pu
l tre - celles de la linguistique par exemple.
Comme s il avait t particulirement difficile, dans
cette
histoire
que les hommes
retracent
de leurs propres
ides et de leurs propres connaissances, de formuler
une
thorie gnrale de la
discontinuit,
des sries,
des limites, des units, des ordres spcifiques, des auto
nomies et des dpendances diffrencies. Comme si,
l o on avait t
habitu
chercher des origines,
remonter indfiniment la
ligne des antcdences,
reconstituer des traditions, suivre des courbes volu
tives, projeter des tlologies, et recourir sans
cesse aux mtaphores de la vie, on
prouvait
une rpu
gnance singulire penser
la
diffrence, dcrire des
carts et des dispersions, dissocier
la
forme
rassurante
de
l identique. Ou
plus
exactement,
comme si de ces
concepts de seuils, de mutations, de
systmes
ind
pendants, de sries l imites - tels qu ils sont utiliss
de
fait
par les historiens
-
on avait du mal faire
la thorie,
tirer
les consquences gnrales,
et
mme
driver toutes les
implications
possibles. Comme si
nous
avions peur
de
penser
l Autre
dans
le
temps
de
notre propre pense.
Il y a cela
une
raison. Si l histoire de la pense
pouvait demeurer
le lieu des continuits ininterrom
pues, si elle
nouait
sans cesse des enchanements que
nulle analyse ne saurait dfaire sans abstraction, si
elle tramait, tout autour de ce que les hommes disent
et font, d obscures synthses
qui anticipent sur
lui, le
prparent,
et le
conduisent indfiniment
vers son
avenir, - elle serait pour la souverainet de la cons
cience un abri privilgi.
L histoire
continue, c est le
corrlat
indispensable
la
fonction
fondatrice
du
-
8/12/2019 Foucault Archeologie Du Savoir
11/143
22
L archologie u sayotr
sujet: la garantie que
tout
ce qui lui a chapp pourra
lui
tre
rendu;
la certitude que le temps ne dispersera
rien
sans le restituer dans une unit recompose; la
promesse que toutes ces choses maintenues au loin par
la diffrence, le
sujet
pourra un jour - sous la forme
de la conscience
historique
- se les approprier derechef,
y
restaurer sa
matrise
et
y
trouver
ce
qu on
peut
bien appeler sa demeure.
Faire
de l analyse
historique
le discours du continu et faire de la conscience humaine
le sujet originaire de tout devenir et de
toute
pratique,
ce sont les deux faces d un
mme systme
de pense.
Le temps y
est
conu en termes de totalisation et les
rvolutions
n y sont jamais que des prises de conscience.
Sous des formes diffrentes, ce
thme
a
jou un
rle
constant
depuis le
XI X
e
sicle: sauver, contre tous
les
dcentrements,
la
souverainet du
sujet,
et les figures
jumelles de
l anthropologie
et de
l humanisme.
Contre
le
dcentrement
opr
par
Marx
-
par
l analyse
histo
rique
des
rapports
de production, des dterminations
conomiques et de la lutte des classes - il a donn
lieu, vers
la
fin du
XI X
sicle, la recherche d une
histoire globale, o
toutes
les diffrences
d une
socit
pourraient tre
ramenes
une forme
unique,
l orga
nisation
d une
vision du monde, l tablissement d un
systme de valeurs, un type cohrent de civilisation.
Au
dcentrement
opr par la gnalogie nietzschenne,
il a oppos
la
recherche d un fondement originaire qui
fasse de
la rationalit
le
telos
de
l humanit,
et lie
toute l histoire de la pense la
sauvegarde
de cette
rationalit,
au
maintien
de
cette
tlologie,
et
au
retour
toujours ncessaire vers ce fondement. Enfin, plus
rcemment lorsque les recherches de la
psychanalyse,
de la linguistique, de
l ethnologie
ont
dcentr
le
sujet
par rapport aux lois de son dsir, aux formes de son
langage, aux rgles de son action, ou aux jeux de ses
discours mythiques ou
fabuleux, lorsqu il
fut clair que
l homme
lui-mme, interrog sur ce qu il tait, ne
pouvait
pas rendre compte de sa sexualit
et
de son
inconscient, des formes systmatiques de sa langue,
ou de
la rgularit
de ses fictions,
nouveau le
thme
d une continuit de l histoire a t ractiv :
une
1 ntroduction
histoire
qui ne serait
pas scansion,
mais devenir; qui
ne
serait pas
jeu de relations,
mais dynamisme interne;
qui
ne
serait pas systme, mais dur
travail
de la libert;
qui
ne serait pas forme, mais effort incessant
d une
conscience se reprenant elle-mme et
essayant
de se
ressaisir jusqu au plus
profond
de ses
conditions
:
une histoire qui serait
la
fois longue
patience
inin
terrompue et vivacit d un mouvement qui finit par
rompre
toutes les limites. Pour faire
valoir
ce
thme
qui oppose l
immobilit Il des structures, leur
systme
ferm Il
leur
ncessaire
synchronie li
l ouverture
vivante de l histoire, il
faut videmment
nier
dans les
analyses historiques
elles-mmes
l usage
de la discontinuit, la dfinition des niveaux
et
des
limites, la
description
des sries spcifiques,
la
mise
au jour de tout le jeu des diffrences. On est donc
amen anthropologiser Marx,
en
faire un
historien
des
totalits,
et
retrouver en lui
le
propos de l huma
nisme; on est donc amen interprter Nietzsche dans
les termes de
la
philosophie transcendantale, et rabattre
sa gnalogie sur le plan d une recherche de l origi
naire; on
est amen enfin laisser de ct, comme si
jamais encore
il n avait affleur, tout ce
champ
de pro
blmes
mthodologiques
que l histoire nouvelle pro
pose
aujourd hui.
Car,
s ii
s avrait
que
la
question
des discontinuits, des systmes et des
transformations,
des sries
et
des seuils, se pose
dans toutes
les disci
plines historiques (et dans celles
qui
concernent les
ides ou les sciences non
moins
que dans celles qui
concernent
l conomie
et
les socits), alors
comment
pourrait-on
opposer avec quelque
aspect
de lgitimit
le
devenir
au
systme JI le
mouvement
aux rgu
lations circulaires, ou
comme
on dit
dans
une irr
flexion bien lgre l histoire la structure JI
C est la mme fonction
conservatrice
qui est l uvre
dans le
thme
des totalits culturelles - pour lequel
on a critiqu puis travesti Marx - dans le thme
d une
recherche
de l originaire -
qu on
a oppos
Nietzsche
avant
de vouloir l y transposer - et dans
le thme d une histoire vivante, continue et ouverte.
On criera donc
l histoire
assassine
chaque
fois
que
-
8/12/2019 Foucault Archeologie Du Savoir
12/143
L archologie u sayotr
dans une analyse historique - et surtout s il s agit
de la pense, des ides
ou
des connaissances - on verra
utiliser de faon trop manifeste les catgories de la dis
continuit et de la diffrence, les notions de seuil, de
rupture
et
de transformation, la description des sries
et des limites. On dnoncera
l
un
attentat
contre les
droits
imprescriptibles
de l histoire
et
contre
le fon
dement
de
toute historicit
possible. Mais il ne
faut
pas s y
tromper:
ce qu on pleure si fort, ce n est pas
la disparition de l histoire, c est l effacement de cette
forme d histoire qui
tait
en secret, mais tout entire,
rfre
l activit synthtique
du
sujet;
ce qu on
pleure, c est ce
devenir
qui
devait fournir
la
souve
rainet
de la conscience un abri plus sr, moins expos,
que les mythes, les systmes de parent, les langues,
la sexualit ou le dsir; ce qu on pleure, c est la possi
bilit de ranimer par le projet, le
travail
du sens
ou
le
mouvement
de
la
totalisation,
le
jeu
des
dtermina-
tions
matrielles, des rgles de pratique, des systmes
inconscients, des relations rigoureuses mais non rfl
chies, des corrlations
qui chappent
toute
exprience
vcue; ce qu on pleure, c est cet usage idologique de
l histoire par lequel on essaie de restituer l homme
tout ce qui, depuis plus d un sicle, n a cess de lui
chapper. On avait entass
tous
les trsors d autrefois
dans
la
vieille citadelle de
cette
histoire; on la croyait
solide; on l avait sacralise; on en
avait
fait le lieu
dernier de-la pense anthropologique; on avait cru pou
voir y capturer ceux-l mmes qui s taient acharns
contre
elle;
on
avait
cru en
faire des gardiens vigi
lants.
Mais cette vieille forteresse, les historiens
l ont
dserte depuis longtemps et ils sont partis travailler
ailleurs; on s aperoit mme que Marx ou Nietzsche
n assurent
pas la sauvegarde qu on
leur
avait confie.
Il
ne faut plus
compter
sur eux pour
garder
les privi
lges; ni
pour
affirmer une fois de
plus
-
et
Dieu sait
pourtant
si on en aurait besoin dans
la
dtresse
d aujourd hui - que l histoire, elle au moins,
est
vivante
et continue, qu elle est,
pour
le
sujet
la question,
le lieu du repos, de
la
certitude, de
la
rconciliation -
du
sommeil tranquillis.
1ntroduction
En ce point se dtermine une entreprise dont l Histoire
e la Folie, la Naissance
e
la Clinique, Les Mots et les
Choses ont fix, trs imparfaitement, le dessin. Entre-
prise
par
laquelle on essaie de
prendre
la
mesure des
mutations
qui s oprent
en
gnral dans le domaine
de
l histoire;
entreprise o
sont
mis
en
question les
mthodes,
les limites, les thmes propres l histoire des
ides; entreprise
par
laquelle on tente d y dnouer les
dernires sujtions anthropologiques; entreprise qui
veut
en retour faire
apparatre comment
ces sujtions
ont pu
se former.
es
tches, elles ont t esquisses
dans
un certain dsordre, et sans que
leur
articulation
gnrale ft clairement dfinie. Il
tait
temps de leur
donner cohrence, - ou du moins de s y exercer. Le
rsultat
de
cet
exercice,
c est
le
livre
que
voici.
Quelques remarques,
avant
de commencer
et
pour
viter tout malentendu.
- II ne s agit pas de transfrer au domaine
de
l histoire,
et
singulirement de l histoire des connais
sances, une mthode structuraliste qui a fait ses preu
ves dans d autres champs d analyse. II s agit
de
dployer les principes et les consquences d une trans
formation autochtone qui est en
train
de s accomplir
dans le domaine du savoir historique. Que cette trans
formation, que les problmes qu elle pose, les instru
ments qu elle utilise, les concepts qui s y dfinissent,
les rsultats qu elle obtient ne soient pas, pour une
certaine part, trangers ce qu on appelle l analyse
structurale, c est bien possible.
Mais
ce n est pas cette
analyse qui s y trouve, spcifiquement, mise en jeu;
- il ne s agit pas (et encore moins) d utiliser les
catgories des totalits culturelles (que ce soient les
visions du monde, les types idaux, l espr it singulier
des poques) pour imposer l histoire, et malgr elle,
les formes de l analyse structurale. Les sries dcrites,
les limites fixes,
les
comparaisons
et
les corrlations
-
8/12/2019 Foucault Archeologie Du Savoir
13/143
L archologie
u
savotr
tablies
ne
l appuient pas sur les anciennes philosophies
de l histoire, mais
ont
pour fin de remettre en question
les tlologies et les totalisations;
- dans la mesure o il s agit de dfinir une mthode
d analyse historique qui soit affranchie du thme
anthropologique, on voit que la thorie qui va s esquis
ser maintenant
se
trouve, avec les enqutes dj
faites, dans
un
double rapport. Elle essaie de formuler,
en termes gnraux (et non sans beaucoup de rectifi
cations, non salls beaucoup d laborations), les instru
ments que ces recherches
ont
utiliss en chemin ou
ont
faonns pour les besoins de la cause. Mais
d autre
part,
elle se renforce des rsultats alors obtenus pour
dfinir une mthode d analyse qui soit pure de
tout
anthropologisme.
Le
sol sur lequel elle repose, c est
celui qu elle a dcouvert. Les enqutes sur la folie
et
l apparition d une psychologie, sur
la
maladie
et
la
naissance d une mdecine clinique, sur les sciences de
la vie, du langage
et
de l conomie
ont
t des essais
pour une
part
aveugles: mais ils s clairaient
mesure,
non seulement parce qu ils prcisaient peu
peu leur
mthode, mais parce qu ils dcouvraient - dans ce
dbat
sur l humanisme
et
l anthropologie
le
point de
sa possibilit historique.
D un mot,
cet ouvrage, comme
ceux
qui
l ont prcd,
ne s inscrit
pas
- du
moins
directement
ni
en
pre
mire instance
-
dans
le
dbat de la structure
(confron
te
la
gense,
l histoire,
au
devenir); mais dans
ce
champ
o
se
manifestent,
se
croisent,
s enchevtrent,
et se spcifient les
questions de
l tre humain,
de la
conscience,
de
l origine, et du sujet. Mais
sans doute
n aurait-on
pas
tort de dire que c est l
aussi
que
se
pose le
problme
de
la structure.
e travail n est pas ]a reprise et la description exacte
de
ce qu on peut lire
dans l Histoire e la Folie, la Nais-
sance
e
la Clinique, ou Les Mots et
les
Choses. Sur bon
nombre
de points,
il
en est
diffrent. Il
comporte
aussi
pas mal
de
corrections et de critiques internes. D une
faon
gnrale, l
Histoire e
l
Folie faisait une
part
beaucoup trop
considrable,
et
d ailleurs bie n nigma-
1ntroduction
tique, ce
qui
s y trouvait dsign comme une
exp
rience
li montrant
par
l combien
on
demeurait proche
d admettre un
sujet
anonyme et gnral de l histoire;
dans la
Naissance e la Clinique, le
recours,
tent plu
sieurs
fois,
l analyse structurale, menaait d esquiver
la
spcificit du
problme
pos, et le niveau propre
l archologie; enfin
dans Les Mots et les Choses,
l absence
de balisage
mthodologique
a pu faire croire
des analyses en
termes
de totalit culturelle.
Que ces
dangers,
je n aie
pas
t
capable
de
les
viter, me
chagrine
:
je me
console
en me
disant
qu ils
taient
inscrits dans
l entreprise
mme puisque, pour
prendre
ses
mesures propres,
elle avait se dgager elle-mme
de
ces mthodes
diverses
et
de
ces
diverses
formes
d histoire; et
puis,
sans
les
questions
qui m ont t
poses l sans les difficults souleves, sans les objec
tions, je n aurais sans doute pas vu
se
dessiner d une
faon aussi
nette
l entreprise
laquelle,
bon
gr
mal
gr, je
me trouve
dsormais li.
De
l,
la manire
pr
cautionneuse,
boitillante
de ce texte : chaque ins
tant,
il prend distance,
tablit ses
mesures de
part et
d autre, ttonne
vers
ses limites, se cogne
sur
ce qu il
ne veut pas
dire, creuse des fosss
pour dfinir
son
propre chemin.
A
chaque
instant, il
dnonce la
confu
sion possible.
Il
dcline
son identit, non sans
dire
au
pralable
: je
ne
suis
ni
ceci
ni
cela. e n est
pas
critique, la plupart du temps;
ce
n est point manire
de dire que tout
le
monde
s est
tromp
droite
et
gauche. C est
dfinir un
emplacement
singulier par
l extriorit
de
ses voisinages;
c est
- plutt
que de
vouloir
rduire
les
autres au
silence,
en prtendant
que leur propos est vain
-
essayer
de
dfinir cet
espace
blanc d o je parle, et qui prend forme lentement
dans un discours
que je
sens si
prcaire,
si
incertain
encore.
1. En
particulier
lcs premires pagel de ce texte ont c o n s l i t u ~
IOUS une forme un peu diffrente,
une
rponse aux
questions
formules
par
lc Cercle d .tpi8UmoloBie de
l E.N.S.
cf. Cahiers pour l Analyse,
nO 9). D autre part
une
esquisse de
certains dveloppements
a
t
donne
en
rponse
aux
lecteurs
d Esprit
(avril 1968).
-
8/12/2019 Foucault Archeologie Du Savoir
14/143
L archologie
u
Sal Olr
- Vous n tes pas sr de ce que vous dites? Vous
allez
de nouveau
changer, vous dplacer par rapport
aux
questions
qu on
vous pose, dire
que
les objections
ne
pointent
pas rellement vers
le lieu
o
vous
vous
prononcez? Vous vous
prparez
dire encore
une
fois
que vous n avez
jamais
t ce qu on vous reproche
d tre? Vous amnagez dj l issue qui vous permettra,
dans
votre
prochain livre, de resurgir ailleurs et de
narguer
comme vous le faites maintenant : non, non
je
ne suis pas l o vous me guettez, mais ici
d o
je
vous regarde en riant.
-
Eh
quoi, vous imaginez-vous que
je
prendrais
crire tant de peine et tant de plaisir, croyez-vous que
je
m y
serais obstin, tte baisse, si je ne prparais
-
d une main
un
peu
fbrile - le
labyrinthe
o
m aventurer, dplacer mon propos, lui ouvrir des sou
terrains,
l enfoncer loin de lui-mme, lui trouver des
surplombs qui rsument et
dforment
son parcours,
o me perdre et apparatre finalement des yeux que
je n aurai jamais plus
rencontrer. Plus d un, comme
moi sans doute, crivent pour n avoir plus de visage.
Ne me demandez pas qui
je
suis et ne me dites pas de
rester
le mme :
c est
une morale d tat-civil; elle
rgit nos papiers. Qu elle nous laisse libres quand il
s agit d crire.
LES RGULARITS DISCURSIVES
-
8/12/2019 Foucault Archeologie Du Savoir
15/143
li
l
l
l
1
es units du discours
La
mise
en jeu des
concepts
de discontinuit, de
rupture, de seuil, de limite, de srie, de transformation
pose toute analyse historique non seulement des
questions de procdure mais des problmes
thoriques.
e sont ces problmes
qui
vont
tre tudis
ici (les ques
tions de procdure
seront
envisages au cours de pro
chaines
enqutes
empiriques; si du moins l occasion,
le dsir et le
courage
me viennent de les entreprendre).
Encore ne seront-ils envisags que dans un
champ
particulier : dans ces disciplines si incertaines de leurs
frontires, si indcises
dans leur contenu qu on
appelle
histoire
des ides, ou de la pense, ou des sciences, ou
des connaissances.
Il y a d abord accomplir un travail ngatif: s affran
chir
de tout un jeu de notions qui diversifient, chacune
leur manire,
le
thme
de
la
continuit.
Elles
n ont
pas
sans doute une structure
conceptuelle bien
rigou
reuse; mais
leur
fonction est prcise. Telle la notion
de tradition : elle vise donner un statut temporel
singulier
un
ensemble de phnomnes
la
fois suc
cessifs et identiques (ou du moins analogues); elle
permet de repenser la dispersion de l histoire dans la
forme
du
mme; elle autorise rduire la diffrence
propre tout commencement,
pour
remonter sans dis
continuer dans
l assignation indfinie de l origine;
grce elle, on peut isoler les nouveauts sur fond de
permanence, et en transfrer le mrite l originalit,
-
8/12/2019 Foucault Archeologie Du Savoir
16/143
Les rgularits discursiyes
au
gnie, la dcision propre
aux
individus. Telle aussi
la notion d i n f l u e n ~ e qui fournit un support -
trop
magique
pour
pouvoir
tre
bien analys -
aux
faits
de transmission
et
de communication; qui rfre un
processus d allure causale (mais sans dliniitation
rigoureuse ni dfinition thorique) les phnomnes de
ressemblance
ou
de
rptition;
qui
lie, distance
et
travers
le
temps
- comme
par
l intermdiaire d un
milieu de propagation - des units dfinies comme
individus, uvres, notions ou thories. Telles les
notions de dveloppement
et
d volution : elles per
mettent
de regrouper une succession
d vnements
disperss, de les
rapporter
un
seul
et
mme principe
organisateur, de les
soumettre
la puissance exem
plaire de
la
vie (avec ses
jeux adaptatifs, sa
capacit
d innovation, l incessan te corrl ation de ses diffrents
lments, ses systmes d assimilation
et
d changes),
de dcouvrir, dj
l uvre
dans chaque
commen
cement,
un
principe de cohrence
et
l esquisse
d une
unit
future, de
matriser
le temps
par
un
rapport
perptuellement rversible entre une origine et un terme
jamais
donns, toujours
l uvre.
Telles encore les
notions de
mentalit
ou d esprit qui permettent
d tablir
entre
les phnomnes simultans ou successifs
d une
poque donne
une communaut
de sens, des
liens symboliques,
un jeu
de ressemblance
et
de miroir
- ou qui font surgir comme principe
d unit et
d expli
cation
la
souverainet
d une
conscience collective.
Il
faut remettre
en question ces synthses
toutes
faites,
ces groupements
que
d ordinaire
on
admet
avant tout
examen, ces liens
dont
la
validit est
reconnue
d entre
de jeu; il faut dbusquer ces formes et ces forces obscures
par
lesquelles on a l habitude de lier
entre eux
les discours des hommes; il
faut
les chasser de
l ombre
o elles rgnent. Et
plutt
que de les laisser valoir
spontanment,
accepter de n avoir affaire,
par
souci
de mthode
et
en premire instance,
qu
une popu
lation d vnements disperss.
Il
faut
aussi
s inquiter devant
ces dcoupages
ou
groupements
dont
nous avons acquis la familiarit.
Peut-on admettre,
telles quelles,
la
distinction des
Les unit u discours
grands
types
de discours, ou celle des formes ou des
genres
qui opposent
les unes
aux autres
science, litt
rature,
philosophie, religion, histoire, fiction, etc.,
et
qui en
font des sortes de grandes individualits histo
riques? Nous ne sommes pas srs nous-mmes de
l usage de ces distinciions dans le
monde
de discours
qui est
le
ntre.
A plus forte raison
lorsqu il
s agit
d analyser
des ensembles d noncs
qui taient,
l po
que de leur formulation, distribus, rpartis et carac
triss
d une tout autre manire:
aprs
tout la
litt
rature et la politique
sont
des catgories rcentes
qu on
ne
peut
appliquer
la
culture
mdivale ou
mme encore
la
culture classique que
par une
hypo
thse rtrospective, et
par
un jeu d analogies for
melles
ou de
ressemblances
smantiques;
mais
ni la
littrature, n la politique, IIi non plus
la
philosophie
et
les sciences
n articulaient
le
champ du
discours,
au
XVIIe
ou
au
XVIIIe
sicle, comme elles
l ont
articul
au
XI
xe sicle. De
toute
faon, ces dcoupages -
qu il
s agisse de ceux que nous
admettons, ou
de ceux
qui
sont contemporains des discours tudis -
sont
toujours
eux-mmes des catgories rflexives, des
principes
de
classement, des rgles
normatives,
des
types
institutionnaliss : ce
sont
leur tour
des faits
de discours
qui mritent d tre
analyss ct des
autres;
ils
ont,
coup sr, avec
eux
des
rapports
com
plexes, mais ils
n en sont
pas des caractres intrinsques,
autochtones et
universellement reconnaissables.
Mais
surtout
les units
qu il
faut mettre
en
suspens
sont
celles
qui s imposent
de
la
faon
la
plus
immdiate:
celles
du
livre
et de l
uvre.
En apparence, peut-on
les
effacer sans ,un
extrme
artifice? Ne sont-elles pas
donnes de
la
faon
la
plus certaine? Individualisation
matrielle
du
livre, qui occupe
un
espace dtermin,
qui
a
une valeur
conomique,
et qui marque
de soi
mme,
par
un certain nombre de signes, les limites de
son commencement et de sa fin; tablissement d une
uvre q u on reconnat et qu on
dlimite
en attribuant
un certain nombre
de
textes un auteur. Et pourtant
ds qu on y regarde
d un
peu plus prs les difficults
commencent.
Unit
matrielle
du
livre? Est-ce bien la
-
8/12/2019 Foucault Archeologie Du Savoir
17/143
4
Les rgularits discursiyes
mme s il
s agit d une
anthologie de pomes, d un
recueil de fragments
posthumes,
du
Trait es Coniques
ou d un tome de
l Histoire de France
de Michelet?
Est-ce bien
la
mme s il s agit
d Un
coup
de
ds, du
procs de Gilles de Rais,
du San Marco
de Butor,
ou
d un missel catholique?
En d autres
termes l unit
matrielle
du
volume n est-elle
pas une unit
faible,
accessoire, au regard de l u ~ i t discursive laquelle
il donne support? Mais cette unit discursive, son
tour,
est-elle homogne et uniformment applicable?
Un roman de Stendhal ou un
roman
de Dostoevski
ne
s individualisent
pas comme ceux de
La Comdie
humaine; et
ceux-ci leur
tour ne
se distinguent
pas
les uns des autres
comme Ulysse
de
L Odysse.
C est
que
les marges
d un livre ne sont jamais nettes ni
rigoureusement tranches : par-del le
titre,
les pre
mires lignes
et
le point final, par-del sa configuration
interne
et
la
forme
qui l autonomise,
il
est
pris
dans
un
systme de renvois
d autres
livres,
d autres
textes,
d autres phrases: nud dans un
rseau. Et ce jeu de
renvois
n est
pas homologue, selon
qu on
a affaire
un
trait
de mathmatiques,
un commentaire
de textes,
un rcit historique, un pisode dans un cycle roma
nesque; ici
et
l l unit du livre, mme entendue comme
faisceau de rapports, ne peut tre considre comme
identique.
Le livre a beau se
donner
comme
un objet
qu on a sous la main; il a beau se recroqueviller en ce
petit paralllpipde qui l enferme : son
unit
est
variable et relative. Ds qu on l interroge , elle perd
son vidence; elle
ne s indique
elle-mme, elle
ne
se
construit
qu partir d un champ
complexe de discours.
Quant l uvre, les problmes qu elle soulve sont
plus difficiles encore.
En
apparence pourtant, quoi
de plus simple? Une somme de
textes
qui
peuvent
tre
dnots
par
le signe d un
nom
propre.
Or
cette dno
tation
(mme si on laisse de ct les problmes de
l attribution), n est
pas
une
fonction homogne : le
nom d un
auteur dnote-t-il
de la mme faon
un
texte
qu il
a lui-mme publi sous son nom,
un texte qu il
a
prsent sous un pseudonyme, un a utre qu on aura
retrouv
aprs
sa
mort
l tat
d bauche,
un autre
Les units du discours
35
encore qui
n est qu un
griffonnage,
un carnet
de notes,
un papier ? La constitution d une uvre complte
ou
d un
opus suppose un certain nombre de choix qu il
n est pas facile de justifier ni mme de formuler :
suffit-il d ajouter aux textes publis
par l auteur
ceux
qu il
projetait
de donner l impression,
et qui
ne
s ~ m t
rests
inachevs que
par
le
fait
de
la
mort? Faut-il
intgrer aussi
tout
ce qui est brouillon, premier dessein,
corrections
et ratures
des livres?
Faut-il ajouter
les
esquisses
abandonnes?
Et quel
statut donner aux
lettres, aux notes,
aux
conversations rapportes, aux
propos
transcrits
par les auditeurs, bref cet immense
fourmillement de
traces
verbales
qu un
individu laisse
autour de lui au moment de mourir,
et
qui parlent dans
un entrecroisement
indfini
tant
de langages diffrents?
En tout cas le nom l Mallarm ne se rfre pas de la
mme faon aux thmes anglais,
aux traductions
d Edgar
Poe,
aux
pomes,
ou
aux
rponses des
enqutes;
de
mme, ce
n est
pas le mme rapport qui existe entre
le nom de Nietzsche d une part et
d autre
part les
autohiographies de jeunesse, les dissertations scolaires,
les articles philologiques, Zarathoustra, Ecce homo,
les lettres, les dernires cartes postales signes
par
Dionysos
ou
Kaiser Nietzsche
les innombrables
carnets o s enchevtrent les notes de blanchisserie
et
les
projets
d aphorismes.
En
fait, si
on parle
si volon
tiers et sans s interroger davantage de l
uvre
l
d un
auteur, c est qu on
la suppose dfinie par une
certaine fonction d expression. On admet
qu il
doit
avoir
un
niveau
(aussi profond
qu il est
ncessaire
de l imaginer)
auquel
l uvre se rvle,
en tous
ses
fragments, mme les plus minuscules et les plus ines
sentiels, comme l expression de l a pense, ou de l exp
rience,
ou
de l imagination, ou de l inconscient de
l auteur,
ou encore des dterminations historiques dans
lesquelles il
tait
pris. Mais on voit
aussitt
qu une
pareille unit, loin
d tre
donne
immdiatement, est
constitue
par
une opration; que
cette
opration est
interprtative (puisqu elle dchiffre,
dans
le texte, la
transcription de quelque chose qu il cache et qu il
manifeste
la
fois);
qu enfin l opration qui dtermine
-
8/12/2019 Foucault Archeologie Du Savoir
18/143
36
Les rgularits di8cursi es
l opus, en son unit, et
par
consquent
l'uvre
elle
mme
ne
sera
pas la mme s il
s'agit
de
l'auteur du
Thtre
t
son double ou de l 'auteur
du
Tractatus et
donc, qu ici
et
l ce
n'est
pas
dans
le mme sens
. q ~ ~ n
parlera d'une
uvre
L uvre ne
peut
tre consIderee
ni comme unit immdiate, ni comme une unit cer
taine ni comme une unit homogne.
. .
Enfin, dernire
prcaution pour mettre
hors
C l r ~ U l t
les continuits irrflchies par lesquelles on orgamse,
par
avance, le discours
qu'on entend analyser:
renoncer
deux thmes qui sont lis
l'un
l'autre
et qui se font
face. L'un veut
qu'il
ne
soit jamais
possible d assigner,
dans
l'ordre du discours, l'irruption
d'un vnement
vritable;
qu'au-del de
tout commencement
apparent
il y a toujours une origine secrte - si secrte
et
S
originaire
qu'on ne peut jamais
la ressaisir
tout
fait en elle-mme. Si bien qu'on serait fatalement
reconduit,
travers la
navet
des chronologies, vers
un
point
indfiniment recul,
jamais
prsent dans aucune
histoire'
lui-mme ne serait que son propre vide; et
.
partir
de lui tous les commencements ne
p o u ~ r l e n ~
jamais tre que
recommencement ou
occultatlOn (a
vrai
dire,
en un
seul
et
mme geste, ceci
t
c e l a ~ . A ce
thme
se
rattache un autre
selon lequel
tout
dIscours
manifeste reposerait secrtement
sur un
dj
-dit; et
que ce
dj-dit
ne
serait pa.s s i m p l e m e ~ t une p h r a ~ e
dj prononce,
un texte dj
crIt, malS
un
JamaIs
dit un discours sans corps, une voix aussi silencieuse
qu'un
souffie, une criture qui
n'est
que le creux de
sa
propre trace. On suppose ainsi que
tout
ce
qu'il
arrive
au
discours de formuler se
trouve dj
articul
dans
ce demi-silence
qui
lui est pralable, qui continue
courir obstinment au-dessous de lui, mais
qu'il
recouvre
et fait taire. Le discours manifeste ne serait en fin de
compte
que la
prsence rpressive de ce
qu'il
ne
dit
pas; et
ce non-dit
serait un
creux
qui
mine de
l i n t r i e ~ r
tout ce qui se dit. Le premier motif voue l'analyse hIS-
torique
du
discours tre
qute et rptition
d'une
origine qui chappe
toute dtermination historique;
l'autre
la
voue tre interprtation ou coute d'un
dj-dit qui serait en
mme
temps un
non-dit.
Il
faut
Les units du discours
renoncer tous ces thmes qui ont pour fonction de
garantir l infinie continuit
du
discours et
sa
secrte
prsence
soi
dans
le
jeu d'une
absence
toujours
reconduite. Se tenir
prt
accueillir
chaque
moment
du
discours
dans son irruption d'vnement; dans cette
ponctualit o il apparat, et dans cette dispersion
temporelle
qui
lui
permet d'tre
rpt, su,
oubli,
transform, effac
jusque,
dans
ses moindres traces,
enfoui,
bien
loin de
tout
regard,
dans
la poussire des
livres. Il ne
faut
pas renvoyer le discours la lointaine
prsence
de l'origine;
il
faut
le
traiter
dans
le
jeu
de
son instance.
Ces formes pralables de
continuit, toutes
ces syn
thses
qu'on
ne problmatise pas et qu'on laisse valoir
de plein
droit,
il
faut
donc les
tenir en
suspens. Non
point, certes, les rcuser dfinitivement, mais secouer
la quitude avec
laquelle on les accepte;
montrer
qu elles
ne
vont
pas
de soi, qu elles
sont toujours
l effet
d'une
construction
dont
il s'agit de connatre les rgles
et de contrler les justifications; dfinir quelles
conditions et
en vue
de quelles analyses certaines
sont
lgitimes;
indiquer
celles qui, de
toute
faon, ne
peuvent plus tre admises. Il se pourrait bien, par
exemple, que les notion s d II influence li ou
d'
volution li
relvent
d'une
critique qui les mette - pour un temps
plus ou moins long - hors d'usage. Mais l
uvre
mais le livre ou encore ces unit s comme la science Il
ou
la
littrature faut-il
pour toujours s'en
passer?
Faut-il
les tenir
pour
illusions, btisses sans lgitimit,
rsultats mal acquis? Faut-il renoncer prendre tout
appui
mme provisoire
sur eux
et
leur donner
jamais
une dfinition?
Il
s'agit en fait de les arracher
leur
quasi-vidence, de librer les problmes qu'ils posent;
de reconnatre qu ils
ne sont pas
le lieu tranquille
partir duquel
on
peut
poser d'autres questions (sur
leur structure, leur cohrence, leur
systmaticit,
leurs
transformations), . mais qu ils posent
par
eux-mmes
tout
un faisceau de questions (Que sont-ils? Comment
les dfinir
ou
les limiter? A quels
types
distincts de lois
peuvent-ils obir? De quelle
articulation
sont-ils sus
ceptibles? A quels sous-ensembles
peuvent-ils donner
-
8/12/2019 Foucault Archeologie Du Savoir
19/143
8
Les rgularits discursives
lieu? Quels phnomnes spcifiques font-ils
apparattre
dans
le
champ du
discours?). Il
s agit
de
reconnattre
qu ils ne
sont
peut-tre
pas
au
bout
du
compte
ce
qu on
croyait au
premie r regard. Bref, qu ils
exigent une
thorie; et
que
cette
thorie ne
peut
pas se faire sans
qu apparaisse,
dans sa puret
non
synthtique,
le
champ des faits de discours partir duquel on les
construit.
Et moi-mme
mon
tour, je ne ferai rien
d autre:
certes,
je prendrai pour
repre initial des units
toutes
donnes (comme
la
psychopathologie,
ou la
mdecine,
ou
l conomie polit ique); mais j e ne me pl acerai
pas
l intrieur
de ces units douteuses
pour
en
tudier
la configuration
interne ou
les secrtes contradictions.
Je
ne
m appuierai sur
elles
que
le
temps
de me
demander
quelles units elles
forment;
de quel
droit
elles peuvent
revendiquer
un
o m ~ i n e qui
les spcifient
dans
l espace
et
une
continuit
qui
les individualise dans le
temps;
selon quelles lois elles se
forment; sur
fond de quels
vnements discursifs elles se dcoupent;
et
si finale
ment
elles ne
sont
pas, dans
leur
individualit accepte
et
quasi institut ionnelle , l effet de surface
d units
plus consistantes. Je
n accepterai
les ensembles
que
l histoi re me propose q ue
pour
les
mettre aussitt
la
question;
pour
les dnouer et savoir si
on peut
les
recomposer lgitimement;
pour
savoir s il ne
faut pas
en
reconstituer d autres; pour les replacer
dans un
espace plus gnral qui,
en dissipant leur apparente
familiarit,
permet
d en faire la thorie.
Une fois suspendues ces formes immdiates de conti
nuit, tout
un
domaine
en
effet se
trouve
libr.
Un
domaine immense, mais
qu on peut
dfinir : il
est
cons
titu par
l ensemble de
tous
les noncs effectifs (qu ils
aient
t parls
et
crits),
dans leur
dispersion
d v
nements
et dans
l instance
qui est
propre
chacun.
Avant d avoir
affaire, en
toute certitude,
une
science,
ou
des romans,
ou
des discours politiques,
ou
l uvre
d un
auteur
ou mme
un
livre, le
matriau
qu on a
traiter dans
sa
neutralit
premire, c est une
population d vnements
dans
l espace
du
discours
en
gnral. Ainsi
apparatt
le
projet d une
description
u units du d cours
39
es vnements d cursifs
comme horizon
pour la
recher
che des
units
qui s y forment. Cette description se
distingue facilement de l analyse de
la
langue. Certes,
on
ne
peut
tablir
un
systme linguistique (si
on
ne le
construit pas
artificiellement) qu en utilisant
un
corpus
d noncs,
ou une
collection de faits de discours; mais
il
s agit
alors
de
dfinir,
partir de cet
ensemble
qui
a
valeur
d chantillon, des rgles
qui
permettent
de
construire
ventuellement d autres
noncs
que ceux-l:
mme si elle a
disparu
depuis longtemps, mme si per
sonne ne la parle plus
et
qu on
l a restaure
sur
de
rares fragments,
une
langue
constitue toujours
un
systme
pour
des noncs possibles :
c est un
ensemble
fini de rgles
qui
autorise
un
nombre infini
de
perfor
mances. Le
champ
des vnements discursifs
en revanche
est l ensemble
toujours
fini
et actuellement
limit
de
seules squences linguistiques qui ont
t
formules;
elles
peuvent
bien tre innombrables, elles
peuvent
bien,
par
leur
masse, dpasser
toute capacit
d enre
gistrement,
de
mmoire ou de lecture : elles
constituent
cependant un
ensemble fini.
La question que
pose
l analyse
de
la langue, propos
d un fait
de discours
quelconque,