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§1 Dans cette contribution, je me propose de discuter la question des conditions qui permettent de parler, dans l'analyse d'une planimétrie parcellaire, de « forme intermédiaire ». Je ne parle pas ici des conditions historiques de genèse d'une planimétrie, mais des conditions strictement morphologiques, c'est‐à‐dire les caractéristiques et le seuil d'organisation nécessaires pour qu'on puisse parler de forme intermédiaire. La question présente de l'intérêt, puisqu'en analyse morphologique, la reconnaissance des formes intermédiaires est un critère retenu pour l'identification de formes historiques. Elle l'est tout particulièrement lors de la reconnaissance des morphologies planifiées, puisque que la reproduction de cette forme intermédiaire est le critère principal de l'identification. La progression de cette présentation est la suivante. Je montrerai d'abord que la notion de forme intermédiaire répond à des nécessités historiques, liées à la localisation de la terre, et mises en œuvre par l'arpentage : il faut, en effet, pouvoir localiser le lot du colon, la terre publique qu'on loue ou qu'on fiscalise. Mais les exemples historiques les mieux connus attirent l'attention sur l'originalité certaine de ce niveau d'organisation des formes : la trame des formes intermédiaires n'est ni la carte de la “propriété”, ni celle de l'exploitation, mais elle est bien un niveau cadastral spécifique qui entretient avec les autres niveaux des relations toujours complexes à démêler. Historiquement, la notion de forme intermédiaire a donc à voir avec la réalisation des formes planifiées, et c'est là, semble‐t‐il, tout le problème : la forme intermédiaire subit, chez certains, la même dévalorisation que le cadastre, la planification, parce qu'elle est liée à la colonisation. Toutefois, lorsqu'on l'utilise comme critère de reconnaissance, cette définition pose un problème de seuil lorsque le chercheur ne dispose pas d'une documentation historique écrite, mais doit se fonder uniquement sur la caractérisation des formes. Ensuite, j'élargirai le propos en montrant que, du point de vue de la théorie de l'art telle que l'a enseignée Paul Klee, la genèse d'une forme passe par l'association de dividus et d'individus. On découvre ainsi une voie originale pour comprendre la nécessité de cette « mise en forme » selon l'expression même du peintre. Or cette nécessité est exactement la même que celle qui conduit l'arpenteur à formaliser une individualisation au sein du parcellaire, à définir un mode de regroupement des parcelles, une scansion dans le rythme des lignes.

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§1Dans cette contribution, je me propose de discuter la question des conditions quipermettent de parler, dans l'analyse d'une planimétrie parcellaire, de « formeintermédiaire ». Je ne parle pas ici des conditions historiques de genèse d'uneplanimétrie, mais des conditions strictement morphologiques, c'est‐à‐dire lescaractéristiquesetleseuild'organisationnécessairespourqu'onpuisseparlerdeformeintermédiaire. La question présente de l'intérêt, puisqu'en analysemorphologique, lareconnaissancedesformesintermédiairesestuncritèreretenupourl'identificationdeformes historiques. Elle l'est tout particulièrement lors de la reconnaissance desmorphologiesplanifiées,puisquequelareproductiondecetteformeintermédiaireestlecritèreprincipaldel'identification.Laprogressiondecetteprésentationestlasuivante.Jemontreraid'abordquelanotiondeformeintermédiairerépondàdesnécessitéshistoriques,liéesàlalocalisationdelaterre, etmises enœuvre par l'arpentage : il faut, en effet, pouvoir localiser le lot ducolon,laterrepubliquequ'onloueouqu'onfiscalise.Maislesexempleshistoriqueslesmieux connus attirent l'attention sur l'originalité certaine de ce niveaud'organisationdes formes : la trame des formes intermédiaires n'est ni la carte de la “propriété”, nicelle de l'exploitation,mais elle est bien un niveau cadastral spécifique qui entretientaveclesautresniveauxdesrelationstoujourscomplexesàdémêler.Historiquement,lanotiondeformeintermédiaireadoncàvoiraveclaréalisationdesformesplanifiées,etc'est là, semble‐t‐il, tout le problème : la forme intermédiaire subit, chez certains, lamême dévalorisation que le cadastre, la planification, parce qu'elle est liée à lacolonisation. Toutefois, lorsqu'on l'utilise comme critère de reconnaissance, cettedéfinition pose un problème de seuil lorsque le chercheur ne dispose pas d'unedocumentationhistoriqueécrite,maisdoitsefonderuniquementsurlacaractérisationdesformes.Ensuite,j'élargiraileproposenmontrantque,dupointdevuedelathéoriedel'arttellequel'aenseignéePaulKlee, lagenèsed'uneformepasseparl'associationdedividusetd'individus.Ondécouvreainsiunevoieoriginalepourcomprendrelanécessitédecette«miseenforme»selonl'expressionmêmedupeintre.Orcettenécessitéestexactementlamêmequecellequiconduitl'arpenteuràformaliseruneindividualisationauseinduparcellaire, à définir un mode de regroupement des parcelles, une scansion dans lerythmedeslignes.

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ÉvidencesetinterrogationshistoriquesautourdesformesintermédiairesIl est utile de commencer par des évidences historiques pour aider à comprendre leproposetàdéfinircequ'estuneformeintermédiaire.Unenécessitédel'arpentageDanslessystèmescadastraux,lerepéragedesparcellesposeunedifficultéqu'onrésouthabituellementenlocalisantl'unitéparcellairedansunquartierouunitéintermédiairequi peut porter, selon les époques et les systèmes, des noms très variés : kleros desarpentages grecs ; centuria, striga, scamnum, lacinea, tetragone, dans les arpentagesromains;canton,triage,lieu­ditouencoremasse,àl'époquemoderneetdanslecadastrenapoléonien ; insula, îlot, quartier, dans les morphologies urbaines ; etc. Mais il fautencorepouvoirlocalisercetteunitéintermédiairedansl'espace,et,endehorsdesmodesquadrillésquirésolventleproblèmeparuncomput,ladésignationhabituellesefaitparles voisins, et par le nomde l'unité supérieure dans laquelle l'unité intermédiaire estincluse.ÀRome,laformacensualis(listedesunitésdevantlecens)désignelesfundi(quinesontpasdesparcelles,maisaumoinsdesdomainesoumêmeplusprobablementdescirconscriptions fiscales)et les localiseparrapportauxautres fundivoisins,etensuitedit dans quel pagus et dans quelle cité ils se trouvent. Il y a donc un principehiérarchiquedanstouslessystèmescadastraux,sanslesquelslalocalisationn'estpaspossible.§3Lecasdes“limitations”romainesLessystèmesderepéragequimettentenœuvreunetramed'axesparallèlesou,leplussouvent, orthogonaux, comme les fameuses centuriations, sont un excellent exemplepourréfléchiràcepoint.Les tramesd'axesdéfinissentdesbandes (dans lessystèmesparallèles, assez rares) ou des quadrangles (dans les systèmes orthogonaux, les pluscourants).L'essentielestdonclefaitquedesaxes—oulimitesenlatin(plurieldelimes,quiaicilesensdechemin)—dessinent,enserecoupant,descarrés(ouplusrarementdesrectangles),nomméscenturies.Lenomgénériquedestramesestlimitationes,qu'onnepeuttraduirequeparl'expression“tramesdelimites”.Lacenturiationest,decepointdevue,une"tramed'axesdessinantdescenturies".D'ailleurs, quand les auteurs spécialistes décrivent lemode demise enœuvre de cestrames, ils intitulent leurs textes : de limitibus constituendis ("de l'établissement deslimites", titred'unouvraged'HyginGromatique)ouplussimplementde limitibus ("ausujet des limites”, titres d'un opuscule de Frontin et d'un autre d'Hygin). C'est‐à‐direqu'ils mettent l'accent sur le fait que le principal objet du travail d'arpentage estl'établissement sur le terrain des axes, lesquels vont permettre de borner les unitésintermédiairesetleslotsattribuésauxcolons.Cetteconsidération,absolumentdécisivequantàladéfinitiondecequ'estunelimitationoucenturiation,expliquepourquoitoutepropositiond'identificationd'unecenturiationdoitenpasserparladécouverteoulareconstitutionsuffisammentvraisemblabledelatramedesaxes.Sanscela,ilmanquelefaitprincipal.

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Fig. 1 — Évidence des formes intermédiaires carrées issues du carroyage des axes dans lesarpentagesd'origineromaine:icilacenturiationdu"graticolatoromano"aunorddePadoue.§4DesévidencesauxinterrogationsMaislorsquelaformeplanimétriquen'apasl'évidencedestramesplanifiéesromaines,ou lorsqu'aucun document écrit ne permet de connaître les modalités retenues parl'arpenteurpourdéfinirlesformesintermédiairesdesadivision,laquestionseposedescritèresetduseuilàpartirdesquelsonvapouvoirélaborerlanotion.Troiscasdefiguresmorphologiquespeuventseprésenter:1.Leparcellairenemontrepasdemodederegroupementenunitésintermédiaires.Onpourraitplacerdanscegroupe lesaggregatesystemsdesparcellairesprotohistoriquesdéfinispar lesarchéologuesanglo‐saxons,ouencore lesparcellesd'irrigation lorsqu'ils'agitdeparcellesengrappes,sansextensioncontinueensurface.

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Fig. 2— Groupes de champs protohistoriques à Byrsted Hede, dans le Jütland au Danemark,d'aprèsH. Jankuhn,DeutscheAgrargeschichte,1969. Ils'agitdegroupesparcellaires isolésquelesarchéologuesanglaisnommentaggregatesystems.2. Les parcelles sont regroupées en unités intermédiaires,mais le dessin de celles‐ci,bienqu'intentionnel,nerépondpasàunplangéométriquepréalable.Iln'yapasdeplanpré‐établi, et le dessin des quartiers, cantons ou lieux‐dits ne constitue une tramecohérente que par leur réunion, leur adossement. De nombreux parcellaires parquartierslaniérésduMoyenÂgerépondentàceschéma.3.Leparcellaireestorganisépardesunitésintermédiairesstéréotypéesetrépondantàuneplangéométriquepréalable.Cesonttouteslesplanificationsdanslesquellesonaeurecours à une division préalable et nouvelle du territoire afin d'assigner des lots. Cesplanifications recourent à des schémas morphologiques généralement très rigoureuxdansleurdéfinition,afindedisposerd'unmoderégulierdepartageetderepérage.Leurliste est considérable. Lorsque l'unité intermédiaire de la planification est trop vastepourservirdelocalisation,ilfautrecouriràdesunitéssous‐intermédiaires.J'aiproposé,dans un article relativement récent (Chouquer 2005), d'interpréter en ce sens lesscamnaetstrigaedesbandesdeplanificationprécocesconnuesenItaliecentraleauxIVeetIIIes.avJ.‐C.§5Je donne ci‐dessous une illustration des cas 2 et 3, dans deux zones contiguës, où ledessin parcellaire planifié peut être rapporté sans difficulté au XIIe s., tandis que leszones de quartiers de culture plus irréguliers sont celles où des occupations

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prémédiévales ou médiévales précoces sont connues, et où des héritages sontenvisageables.

Fig. 3 — Angleterre, Norfolk. Différence entre des formes intermédiaires non planifiées (enniveaux de vert), autour du village de Terrington St Clement, et les formes intermédiairesplanifiées de conquête des milieux humides des Fens, d'époque médiévale. La colonisationagraireutilisedestramessubdiviséesenbandesdelotissementcoaxiales.

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§6Dans l'exemple suivant, emprunté à la théorisation des niveaux d'une forme dansl'arpentage antique très précoce, j'attire l'attention sur la relative indépendance desniveaux. En effet, aux IVe et début IIIe s av. J.‐C., les arpenteurs romains utilisaientpréférentiellementdelonguesbandespourdiviserl'espaceàassigner,etrencontraientdoncleproblèmedelalocalisation:comment,eneffet,localiserunlotdecolondansunebande de plusieurs centaines de mètres de large et dont la longueur peut atteindreplusieurs kilomètres (ex, plus de 10 à Alba Fucens, au nord du lac Fucino) ? Lesarpenteursontétéconduitsàinventerunesubdivision,principalementmarquéeparunbornage, et à dessiner ainsi à l'intérieur de la bande des formes sous‐intermédiairesoriginales et stéréotypées, utiles pour la localisation (la 2e vignette de la figure 4 endonnequelquesexemples).Maisleslotsnepeuventrespecterstrictementcedécoupage,

Fig.4—Interférenceet indépendancerelativedesformesentreleniveaudel'arpentage,celuidu lotissement et celui de l'exploitation agraire dans les planifications agraires romainesprécoces.Laformeestlerésultatdecesdifférentesnécessités.

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parcequed'autrescontraintesinterviennentpourexpliquerleurforme:présenced'uncoursd'eau,d'unrelief,et,plusencore,valeurinégaledusol.Lacartedeslotsestdoncdifférentede lacartedes formes intermédiaires (labande)et sous‐intermédiaires (lesunités de localisation). Enfin (4e vignette de la figure 4), le parcellaire d'exploitationcrée un niveau spécifique, car, là non plus, les nécessités de la vie agronomique nepeuventsecoulerdanslacartedesformesissuesdel'arpentage.§6

Qu'est­cequipermetdepasserd'unetrameoueffetdemasseàuneforme?Il se trouve que cette nécessité cadastrale, qui apparaît comme étant très fréquente,répondégalementàunprincipeformelquiaététhéoriséparlepeintrePaulKlee.Celui‐ciasouventprisdesexemplesplanimétriquesoupaysagerspourl'exposer,bienquesonproposnesoitpasdedéfinircequ'estunparcellaire1.Autrementdit,grâceauxtravauxdupeintre,nousdécouvronsuneautre raisonpour rendre comptede lagenèsed'uneformeetdelanécessitédeformesintermédiaires.J'avais attiré l'attention sur ce point dans un article de 1989. Je le reprends ici avecd'autrestermes.§7Le"contrastefondamental"entredividueletindividuel.PaulKleeexplique,pouralleràl'essentiel,qu'unetramen'estpasuneforme.Ici,lemottramen'apaslesensquejeluidonnaisci‐dessus,enparlantdelatramedesaxesd'unelimitation romaine. Il a le sens de l'effet de trame ou demasse que produiraient, parexemple,untapisdecubesdemosaïquetousidentiques,ouseulementendeuxcouleursalternées,commedansundamierouunéchiquier.Pour exprimer ce fait, le peintre parle alors de l'effet structural que produit cetteassociationde“dividus”,c'est‐à‐dired'élémentsdebasedontaucunnepeutdonneruneindividualité quelconque à l'œuvre. Le niveau dividuel est donc ce qui repose sur lenombre,sur l'incalculable,sur larépétition.C'estcequiproduituneffetdemasse,paroppositionàcequiproduituneffetdeligneoudescansion.Onpeutréaliserunetramededividusparexempleendécoupantunesurfaceenpetitscarreaux;enlastriant;enladécoupant en finesbandesparallèles ; eny répétant sans cesse lemêmemotif ; en lacoloriantpardespoints,pardestaches,pardescarrésalternés;enysemantdespoints;enydéveloppantunaspectbriqueté;enyrépétantdesmotifsgéométriques;etc.Pourqu'ilyaitforme,Kleeexpliquequ'ilfautintroduireunprincipedecompositionquipermetdepasserde la tramestructuraleà la forme.Cepassagese faitpar lacréationd'élémentsindividuelssusceptibled'interromprelamonotoniedelatrame.Ilpeuts'agirdediscordances,d'accentuationsrythmiquespériodiquesounon,ducontactentredeuxtrames.PaulKleeappellealorsindividu,toutélémentqui,d'unemanièreoud'uneautre,vientromprel'effetdetrame.1Pourpreuve les tableaux,aquarellesoudessinsayantpourtitre : Jeunesarbresdansunchampdégagé(1929);Endroitprèsducanal(1929);Feuilleextraitedulivredesvilles(1928);Châteaudelaville(1932);Maisons dans le paysage (1924/1939) ; Chemin principal et chemins latéraux (1929) ; La maison decampagnedeThomasR.(1927);etc.

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§8Dans Endroit près du canal, l'artiste démontre progressivement le principe par lemouvementqu'ildonneàsonœuvre2.Jechoisisdelireletableauduhautverslebas,oudu fond vers le premier plan, pour passer de l'évocation lointaine — les traits quisuggèrentdespoupesoudesprouesdebateau—audessinplusnet—aucentreetenbas du tableau la silhouette des navires et des cheminées. Or, dans cetteœuvre, PaulKleeschématisesadistinction.Aumondedeladividualité(fig.5,aucentre),lesétroitesetrépétitivesbandeshorizontalesquistructurentlatramedebasedutableau(sionlescomptesur lebordgauche, ilyena85).Àceluide l'individualité(àdroite), les lignesverticales ou obliques qui suffisent, par leur rupture, à créer les formes. Maisl'individualité requiert la trame dividuelle pour pouvoir être lue : isolées, les lignesindividuellesn'ontquepeudesens.

Fig. 5— Analyse du tableau "Endroit près du canal" : à gauche, le tableau schématiquementredessiné;aucentre,latramedesbandesdividuelles;àdroite,leslignesindividuelles.§9DansLamaisondeCampagnedeThomasR.,l'artistedoubleleniveaudesdividualités:latrame bariolée des densités de couleurs, la répétition des lignes avec une orientationdominante, entre kaléidoscope des couleurs minérales et végétales d'un côté etperception du parcellaire de l'autre. Mais c'est pourmieux concentrer l'attention surl'individualitédelamaison,aucentredelatoile.Lescouleursserépartissententrecinqdensités différentes principales, et leur composition est dividuelle : par effet demosaïque, le peintre les disperse dans l'ensemble du tableau. Quant aux lignes, ellessuiventuneorientationdominante(ci‐dessousenrouge),exclusivedanslapartiehaute

2 Paul Klee exploite le même principe de suggestion de l'individualité par dessus une trame de finesbandeshorizontalesdans l'aquarelle intituléeLa lumière (ou le soleil) effleure la plaine, datantde1929(reproduitdansLapensée créatrice, p. 163) et il donne lui‐mêmeuneanalysede l'œuvreen isolant leslignesindividuelles,commejelereprendsdanslavignettededroitedelafigure5.

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de l'œuvre. Quelques‐unes, dans la moitié basse, viennent rompre la régularité de lapartiehauteparleurvariété.

Fig. 6 — Analyse de l'aquarelle La maison de campagne de Thomas R. : en haut, la tramedividuelledescouleurs;enbas,latramedividuelledeslignes,etl'individualitédelamaisonaucentredelacomposition.

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§10ApplicationauparcellairePartransfertdecesnotions,onvoittrèsbiencequipeutfonderuneindividualitédansunetramede“dividus”parcellaires:‐l'inclusiond'uneligneoud'unesurfacediscordante;‐laruptured'unrythmerégulierdansladispositiondesdividus;‐l'apparitiond'unescansiondanslerythmerégulierdesdividus.DansledessinintituléJeunesarbresdansunchampdégagé,quialamêmestructurequele tableau Chemin principal et chemins secondaires, Paul Klee dessine directement unparcellaire.ÀsuivresoncoursauBauhaus,ilentenddémontrerparcetexemplequelamiseenformerésulted'uneassociationentredeslignesnonaccentuéesetd'autresquilesont.§11Lephoto‐interprètetrouveicimatièreàréflexion.‐ leslignesdividuellesinternessontrigoureusementrangéesparunités(quejechoisisd'appeler"parcelles")etcelles‐cisontévidentesparcequeladensitédeslignesdiffère,créantuneffetdemosaïqueentrelesparcelles(surlafig.8,ellessontreprésentéesparundégradédecouleur).‐ les lignes individuelles qui structurent le parcellaire présentent une différenceintéressante. En effet, alors que les lignes fuyantes (verticales et obliques) sont delectureimmédiatemalgrélefaitqu'iln'yenaitquedeuxquitraversenttoutelazonedu"parcellaire"(lignesenvert, JetK), les ligneshorizontales lesontmoins.Laraisonestque, lorsque la ligne traverseuneunitédont ladécoupeestdemêmesens, la lignederegistrationdisparaîtdansledétaildeslignesdesubdivision.C'estcequej'aireprésentéenrose,alorsquelàoùlalignefaitséparation,jel'ainotéeenrouge.Oncomprendainsipourquoi, dans une photographie aérienne, il peut être difficile de lire les cheminsstructurantslorsqu'ilssontdemêmesensqueleparcellairedanslequelilssontpris.

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Fig.7—AnalysedudessinJeunesarbresdansunchampdégagé.Ci‐dessus,mosaïquedesunitésintermédiairesduparcellaire;ci‐dessous,lignesdestructuration.LedessinoriginaldePaulKleeaétéschématiquementredessiné.

GérardChouquer,juillet2011

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§12ANNEXEGenèsedelanotionde“formeintermédiaire”Lanotiondeformeintermédiairen'apparaîtpasdansl'ouvragedeRenéLebeau(1969).Qualifiantlamorphologieagraire,ilévoquelepuzzleouledamierdesparcelles(p.10);àproposdel'openfieldlorrain,ilparledefaçontrèsgauchede"paquetsdelanières"(p.54),avantd'écrire"chaquegroupedeparcellessenommequartier",oudeparler,p.86,de"blocsdeculture".Enfait,peuintéresséparlesplanificationsagraireshistoriques,iln'apasl'opportunitéderéfléchiràlamodélisation.C'estchezEmilioSereni(1967)qu'ontrouvelamentionde"structuresintermédiaires"pourqualifierlesformesintermédiairesdel'arpentageantique.Ilécrit:«Selon les conditionshistoriquesconcrètesde lapériodeetdumilieuexaminés, laprojection spatiale de l'organisation technico‐productive inhérente au système lui‐même s'articule généralement en structures intermédiaires, celles que nousconnaissons grâce aux vestiges littéraires, épigraphiques, archéologiques (etmêmeles paysages fossiles !) du kleros grec et de la centurie latino‐romaine, dont lesantécédents étrusques nous sont d'ailleurs attestés par des témoignages explicites.Commepourlechampisolé,etplusencorepeut‐être,ilestcertainquelastructuredeces unités intermédiaires du paysage se présente comme organiquement,intrinsèquementorthogonale.»(p.35).

LaformuledeSereniest largementreprisedansunarticledefonddeFrançoisFavory(1983),luiassurantunretentissementcertain.FrançoisFavoryenfait,àjusteraison,uncritèredelareconnaissancedes"cadastres"antiques.J'adopte désormais, et de préférence, l'expression de “forme intermédiaire”, afin desituer ce niveau dans la hiérarchie des composants de la forme planimétrique. De cepoint de vue, je n'insiste pas, comme le faisait Sereni, sur le lien entre la centurieromaineet lesconditionstechnico‐productives,etcontrairementà lui, jenelieraispasaussi fortement qu'il le faisait, les éléments de la structure agraire romaine, desbinajugera à la centuriation. Il manque à l'analyse de Sereni, une étude critique del'opérationd'interprétationdelacenturiationsituéeàlafindelaRépublique:c'estàcemoment‐làquedes liens très étroits sont faits, à des finsdepropaganded'unmodèlepolitique,entrel'histoiredeRome,lacolonisation,lesbinajugera,lemythedulotinitial,la précocité de la centuriation (dès l'origine), la filiation étrusque (qu'on en peut pasprouver),etc.Aucontraire,cequenousconstatons,c'estunerelativeindépendancedesplans.Onn'ajamaisvuquelapassagedugéomètreaitjamaisimposéàl'agriculteur,etenoutredefaçonexclusive,cequ'ildoitfaire,commentildoitlefaireetpourcombiendetemps...!

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§13BIBLIOGRAPHIEGérardCHOUQUER,LaKleedeschamps.Structuresmentalesethistoiredespaysages,dansMélangesPierreLévêque,tome2,Besançon1989,pp.95‐135.Gérard CHOUQUER, Les deux regards, ou métaphore de l'archéologie aérienne, dansRevueArchéologiquedePicardie,n°spécial17,1999,p.473‐478.GérardCHOUQUER,L’émergencede laplanimétrieagraireà l’ÂgeduFer,dansÉtudesrurales,n°175‐176,juillet‐décembre2005,Nouveauxchapitresd’histoiredupaysage,p.29‐52.GérardCHOUQUER,Enregistreretlocaliserlaterredansl’Antiquitéromaine,dansAgriCenturiati,4,2007,p.13‐27.François FAVORY, Propositions pour unemodélisation des cadastres ruraux antiques,dansCadastresetespacerural,ed.duCNRS,Paris1983,p.51‐135.PaulKLEE,Écritssurl'art,I/Lapenséecréatrice;II/Histoirenaturelleinfinie,2vol.,ed.DessainetTolra,Paris1980,2vol.5567et432p.RenéLEBEAU,Lesgrandstypesdestructuresagrairesdans lemonde,éd.Masson,Paris1969,rééditionde1995,184p.EmilioSERENI,Villesetcampagnesdansl'Italiepréromaine,AnnalesESC,1967,I,p.23‐49Pour voir les reproductions des tableaux de Paul Klee qui sont ici analysés ouévoqués:Cheminprincipaletcheminssecondaires:http://neutral‐art.over‐blog.com/categorie‐182774.htmlEndroitprèsducanal:http://www.repro‐tableaux.com/a/paul‐klee/ortamkanal192935‐2.html