Flore WARCK

42
1_ Flore Warck ----------------------------------- Dérives, intervalle, détournements, non-lieux Session juin 2013. -------------------------- ------------------------------------------------------------------------------------ ) Flânerie cogitante __________________________________________________________ __________________________________________________________

description

Mémoire 2013, EsbaTALM

Transcript of Flore WARCK

1_

FloreWarck

-----------------------------------

riv

es

, int

er

va

ll

e, d

ét

ou

rn

em

en

ts

, no

n-l

ieu

x

Session juin 2013.

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------)

Flânerie cogitante

___________________________________________________________________

________________________________________________________________

2_

3_

Extraction du matelas, trébuchement sur divers objets

posés au sol, escaliers tournoyants, cour

pavée, deux marches. Trottoir à droite,

arrivée sur la rue commerçante principale, éblouissante par

temps ensoleillé, nouveau pavage blanc. Grande rue, pas de doute tout le monde est au vu de tout

le monde. Musiques de magasins, odeurs de parfums,

discussions téléphoniques, file d’attente.

Croissants industriels et panini nutella. tentative d’une percée,

tant pis! Barrières de chantiers, route chaotique, mélange de bé-

ton, de gravats et de boue. Terrasses de café et de bar, ruelle, poubelles, arrivée à

l’école.

situations

4_

5_

En 1965 Samuel Beckett réalise Film, dans lequel un personnage fuit le regard des autres passants dans une ville dont il ne fait que longer les murs. Samuel Beckett explore le caractère labyrinthique de la ville et de ses usages. La notion d’errance, la perte de l’être et le passage d’un état de flâneur à celui de piégé sont aussi approchés.

Phénomène urbain...La ville de Tours est en travaux depuis plusieurs mois. Le chantier d’un tramway qui traversera Tours du Nord au Sud, nous amène à penser, que les décideurs politique souhaitent s’inscrire dans un projet de « ville générique » 1. La ville générique repose sur un système de désorganisation et de dérégulation urbaine ayant pour par-digme la sectorisation, la franchisation et l’individuation des espaces. Déhiérarchisés, les espaces et les activités y sont homogénéisés par des logiques privées de rentabilité économique. Reléguant à une place secondaire les équipements et infrastructures publics, cette ville n’est créée qu’à partir de ses résaux de circulation. Le nouveau découpage urbain qu’elle propose constitue un environnement standard dans le-quel l’individu est amené à démontrer son efficacité en qualité de pro-duit économique. Cette « ville générique » tend à devenir le modèle, ou plutôt le résultat, de logiques marchandes qui envahissent le monde. Elles se manifestent par des agglomérations, sinon sans trait particu-lier, qui ne présentent plus de critères propres permettant de les identi-fier et de les différencier. La « ville générique » est construite en série, les franchises envahissent ses rues. Si cette dimension marchande a déjà été décrite dans ses conséquences urbaines, « la ville émergente » devient, selon Rem Koolhaas, prégnante au point d’envahir la planète et de remettre en cause nos pratiques individuelles. L’avènement de nouveaux modes de consommation calibre les formes.

Des moyens singuliers pour un résultat aseptisé ? Grâce à l’implantation du tramway, les politiques entendent améliorer la mobilité urbaine, restructurer et embellir le cadre de vie, simplifier les transports, souder les quartiers entre eux, améliorer la qualité de vie (réduction des temps de transport, baisse de la pollution, confort pour les usagers), désengorger de voitures le centre, réduire les disparités en termes de développement économique et social entre le centre et sa pé-riphérie. Mais ce que j’observe surtout c’est que les politiques urbaines

1 - Rem Koolhaas, « La Ville générique » , Junkspace, Paris, Payot/Rivages, 2002.

mobilité

6_

dirigeront les flux de population où bon leur semble. En effet, la venue du tramway va par exemple augmenter la valeur économique du quar-tier populaire des Sanitas qui a l’avantage de se situer à deux minutes de la gare. Les loyers augmenteront sûrement, ainsi que la taxe d’habita-tion. C’est ce que les politiques urbaines appellent la résidentialisation, ou que d’autres pourront qualifier de gentrification. Cette politique de désenclavement induit des choix qui pourraient être re-discutés, comme le chemin pré établi du tramway qui traversera certains quartiers et pas d’autres ... Pour faire court, ces choix ont-ils pour objectif de sou-mettre la ville à une typologie urbaine mondialisée qui s’exprimerait jusqu’alors principalement dans les mégalopoles ?

Les villes contemporaines sont-elles toutes identiques ? La «ville géné-rique» existe aujourd’hui en Asie, en Europe, en Asie, en Australie, en Afrique. Elle a connu une croissance spectaculaire - en taille comme en population - au cours des dernières décennies. Est-elle un produit d’im-portation comme le suggèrent ceux qui voient les Etats-Unis comme sa terre d’origine? Ou est-elle une forme d’urbanité issue, en différents points du monde, du capitalisme global? Quoi qu’il en soit, la «ville gé-nérique» est envisagée, tant par ses défenseurs que par ses détracteurs, comme une réponse pragmatique aux nécessités du moment et plus par-ticulièrement à la financiarisation généralisée des sociétés.

La « ville générique » donne à voir une apparente sérénité grâce à l’éva-cuation du domaine public, vidé comme lors d’un exercice d’alerte à l’incendie. La trame urbaine est réservée aux déplacements indispen-sables, c’est-à-dire liés à l’accomplissement d’une action économique-ment efficiente. La rue est morte. La piétonnisation ne fait que canaliser des flots de piétons condamnés à user avec leurs pieds les centres histo-riques qu’ils étaient auparavant invités à rêvérer. Rem Koolhaas décrit le centre de la « ville générique », comme constamment entretenu, mo-dernisé. Il doit être, à la fois le plus ancien et le plus neuf, le plus fixe et le plus dynamique. La « ville générique » subit une adaptation intense. On commence par une greffe d’artères de circulation, puis des dévia-tions, des tunnels souterrains, jusqu’à la transformation de logements en bureaux, en franchises, d’ateliers en lofts, … Le centre se vide des petits magasins, s’ouvrent alors des chaînes de consommation dans de vastes zones commerciales. Jusqu’à la transformation totale de l’espace

déviations

7_

utilitaire en espace de transit. Il n’y a plus, ou peu de lieux d’urbanité, d’échange et d’informations. À la place, de grands espaces déserts, sans le moindre endroit où partager, se réunir, manifester, mises à part les terrasses de cafés ou de brasseries. La désorientation produite par le chantier de la ville générique laisse place, une fois les travaux achevés, à des zones urbaines qu’il semble impossible de peupler ou d’occuper dès lors que l’on entend pas y consommer. Si elle se revendique d’une esthétique plurielle et d’une cohabitation non hierarchisée de styles, la ville générique produit néanmoins des formes veillant à interdire ou à encourager des usages. Prenons l’exemple de la place des Terreaux à Lyon, qui a été réamé-nagée en 1994 par l’architecte et urbaniste Christian Devret et l’artiste Daniel Buren, avec une alternance orthogonale de 69 jets d’eau bordés de 14 piliers. L’effet visuel est bien là, mais impossible de se réunir ici, les piliers et les jeux d’eaux nous en empêchent. On a clairement ici, une volonté des politiques urbaines à déjouer toute tentative de mani-festations. L’architecte et l’artiste en sont-ils complices, ou n’obéis-sent-ils qu’à un cahier des charges précis ? La monumentalité de ce dispositif est une contrainte pour le piéton. Porrait-on le définir de dispositif d’aliènation ? On peut ici s’interroger sur les conditions de pertinence artistique et sociale dans notre société.Ce réaménagement de place est un décor, un espace cloisonné par des jets d’eau qui ont l’air de jeux. Cet espace est narquois et sadique. Nar-quois car il devient un lieu hygiéniste (renforcé par l’eau), débarrassé de toute possibilité de manifestation ou d’occupation. Et sadique, car il piège les usagers, par sa forme. C’est une œuvre qui à l’air au premier abord sympathique, mais qui se révèle profondément sécuritaire. Elle piège les personnes trop pressées pour se rendre compte du subterfuge. Elle dupe le piéton.

« Ce n’est que son réaménagement, ou plus exactement de son éclatement, que surgiront les possibilités d’organisation, à un niveau supérieur, du mode de vie. »

(Les Internationales Situationnistes.)

« L’urbanisme est cette prise de possession de l’environnement naturel et humain par le capitalisme qui, se développant logiquement en domination absolue, peut

et doit maintenant refaire la totalité de l’espace comme son propre décor. » (Guy Debord)

contraintes

8_

La « ville générique » induit « une hallucination du normal » 2. Dans l’attente de cette nouvelle « ville générique », la ville de Tours est en chantier. Ses parcelles sont désordonnées, les routes accidentées, on se cogne à la ville.Nous empruntons aujourd’hui un chemin tout tracé, qui aura demain disparu. Pour faire place à une grande rue aseptisée et glacée, qui, nous indiquera quelle route prendre.

« Soudain, je ne sais comment la chose arriva si vite, je n’eus le loisir de le considérer, Panurge, sans dire autre chose, jette en pleine mer son mouton criant

et bêlant. Tous les autres moutons, criant et bêlant avec la même intonation, commencèrent à se jeter et sauter en mer à sa suite, à la file. C’était à qui saute-rait le premier après leur compagnon. Il n’était pas possible de les en empêcher, comme vous connaissez le naturel du mouton, qui est de toujours suivre le pre-

mier, en quelque endroit qu’il aille. » 3 (François Rabelais)

Aujourd’hui les peuples sont considérés comme des « étrangers au sys-tème, ignorants et importuns », dont le rôle est celui de spectateurs et non d’acteurs. Cette réflexion a été formulée dans les années 60, par Noam Chomsky.

« L’ordre socio-économique particulier qu’on impose est le résultat de décisions humaines prises à l’intérieur d’institutions humaines. Les décisions peuvent être

modifiées ; les institutions peuvent être changées. » 4 (Noam Chomsky).

Aujourd’hui, ce ne sont plus les institutions qui régulent l’urbanisme, mais la logique marchande du capitalisme global.

« La psychogéographie se proposerait l’étude des lois exactes, et des effets précis du milieu géographique, consciemment aménagé ou non, agissant directement

sur le comportement affectif des individus. » 5 (Guy Debord)

Pour Guy Debord, la psychogéographie désigne le point où psychologie et géographie entrent en collision. Il s’agit d’une expérience rigoureuse-ment scientifique. L’impact émotionnel et comportemental de l’espace urbain sur la conscience individuelle est soigneusement suivi et enre-gistré.Cette définition-stigmatisation de l’urbanisme comme forme spatiale de domination absolue du devenir-monde de la marchandise, et décor natu-rel du capitalisme dans sa phase ultime, sonne en 1967, date de parution de La société du spectacle, comme une véritable déclaration de guerre contre l’idéologie dominante des Trente Glorieuses.

« L’urbanisme est cette prise de possession de l’environnement naturel et hu-

2 - Rem Koolhaas, Junkspace, Paris, Payot/Rivagesp, 2002, p. 51.

3 - François Rabelais, Panta-gruel, chapitre 8, 1532.

4 - Noam Chomsky, Sur le contrôle de nos vies, Paris, Al-lia, 2003, p. 13.

5 - Guy Debord, « Introduction à une critique de la géographie contemporaine », dans Les Lèvres nues, n°6, Bruxelles, 1955, p. 13-15.

psychogéographie

9_

main par le capitalisme qui, se développant logiquement en domination absolue, peut et doit maintenant refaire la totalité de l’espace comme son propre décor. »

(Guy Debord)

À la même époque, Michel Foucault inventorie, dresse des cartes dis-ciplinaires mises en place après le grand renfermement contemporain (qui commence dès le XVIIe avec la construction d’hôpitals psychia-triques et d’asiles), théorisant ainsi l’espace géométrique. Après les so-ciétés disciplinaires, Guy Debord décrit l’émergence, via l’urbanisme, de ce que Gilles Deleuze, appellera les sociétés de contrôle.

Les situationnistes, dans le courant du flâneur baudelairien du Spleen de Paris, élèveront au rang de paradigme métaphysique de la moder-nité Les passages de Walter Benjamin. Les Internationales Situation-nistes savent que la grande ville est le champ de bataille où se joue le sort de la liberté. C’est en 1962, bien avant que n’arrive l’ère des émeutes, que l’urbanisme est pointé du doigt par tous ceux qui ne se satisfont pas de leur existence. Pour eux et les situationnistes, la véri-table construction est celle des barricades, celle de la ville insurgée.La désorientation de l’espace urbain apparait comme résistance à l’ordre social établi dont sont alors otages les institutions. La déré-gulation propre aux villes génériques est quant à elle un état constant permettant au capitalisme d’imposer sa suprématie. Cette liquidation de la ville rend d’autant plus urgentes les pratiques urbaines telle que la dérive et le parcours aléatoire de la ville. Elle donne l’occasion de créer des situations où les sujets peuvent s’émanciper de ces contraintes cir-culatoires. Les stratégies situationnistes deviennent-elles opérantes ?

« Tout l’espace est déjà occupé par l’ennemi qui a domestiqué pour son usage jusqu’aux règles élémentaires de cet espace (par delà la juridiction : la géomé-

trie). Le moment d’apparition de l’urbanisme authentique, ce sera de créer, dans certaines zones, le vide de cette occupation. Ce que nous appelons construction commence là. Nous avons inventé l’architecture et l’urbanisme qui ne peuvent

pas se réaliser sans la révolution de la vie quotidienne ; c’est à dire l’appropria-tion du conditionnement par tous les hommes, son enrichissement indéfini, son

accomplissement. » 6 (Attila Kotany)

Ainsi, en premier lieu, les situationnistes se fixent comme objectif de créer, de construire des situations, qui sont définies comme moment de la vie. Comme certains mouvements qui les ont précédés, Dada par exemple, ils s’efforcent de sortir l’art dans la rue, et surtout de faire de la ville un nouveau théâtre d’opérations. À ce titre on verra souvent pris

6 - Attila Kotany, Raoul Vanei-gem, « Programme élémentaire du bureau d’urbanisme unitaire », Internationale situationniste n°6, 1961.

cartographie

10_

pour cible, les projets d’aménagement urbain fonctionnalistes. En oppo-sition à cette planification de logements construits précipitemment pour loger les vagues de populations pauvres, de façon schématique et auto-ritaire, l’Internationale Situationnisme élabore une nouvelle poétique de la ville : de nouvelles formes de représentation et de cartographie des espaces urbains, de nouvelles formes d’agitation et d’action collectives destinées à promouvoir le libre usage et la libre transformation de cet environnement. Les méthodes, les slogans utilisés et la conception d’un urbanisme unitaire alternatif vont influencer les événements de mai 68. Leurs idées seront reprises plus tardivement par toute une génération d’écrivains, d’artistes et d’agitateurs, comme en témoignent les théories de l’hyperréalité de Jean Baudrillard, le mouvement punk en Angle-terre, les techniques de réappropriation de Barbara Kruger ou encore les détournements architecturaux de Bernard Tschumi et de Rem Koolhaas.

Prenons l’exemple de l’entrepôt McDonald, restauré sous la direction de Rem Koolhaas. Cet entrepôt était en complète désuétude depuis plusieurs années. Seul un parking sur le toit ne condamnait pas cette gigantesque structure à la démolition. C’est le projet urbain du Grand Paris qui a permis sa restructuration. L’entrepôt McDonald est situé 141 – 221 boulevard McDonald, entre la porte de Pantin et la porte de La Chapelle dans le 18e arrondissement de Paris. Le projet de sa res-tructuration consiste à le surélever. Puis le bâtiment sera scindé pour permettre le passage du tramway T3 jusqu’à la future gare Éole Évan-gile (interconnexion avec le RER E et le Tramway vers Aubervilliers). Le projet final est la restructuration urbaine et économique du quartier s’inscrivant dans le projet du Grand Paris. Rem Koolhaas propose ici une réorganisation urbaine mais peu de logements sociaux. À la place, des bureaux, des franchises, des logements de standing... N’y-a-t-il pas encore ici une volonté de la part des politiques urbaines de repousser la pauvreté au-delà du périphérique ?

« Le territoire s’est imposé ces dernières années comme le révélateur des nouvelles inégalités. » 7 (Eric Maurin)

« La focalisation de la demande de logement des personnes les plus riches sur quelques beaux quartiers contribue à y maintenir les prix des logement à des

niveaux élevés ; mécaniquement, les personnes les plus pauvres sont condamnés à aller habiter ailleurs. » 8 (Eric Maurin)

On peut considérer en cela que le projet Koolhaas pour l’entrepôt

restructuration

7 - Eric Maurin, Le ghetto fran-çais, Paris, Seuil, 2004, p. 5.

8 - Id. p.58.À ce sujet, voir le dossier, de la revue Esprit, « La ville à trois vitesses : gentrification, reléga-tion, périurbanisation. », mars, avril 2004.

11_

McDonnald est un pari perdu. Le détournement n’a pas lieu, il recrée ce qu’il pouvait critiquer dans son ouvrage Junkspace.

« Ça va être comme avant, juste un peu moins bien. On va vivre un peu moins bien, on refera les même gestes, un peu moins vifs, les travaux, un peu moins

soigneusement. Les nuits passeront, les jours seront pareils au nuits et tout d’un coup, on entendra le bruit, on montera l’escalier, on oubliera quelque chose ... et

on n’aura plus qu’une seule pièce ... avec déjà quelqu’un. » ( Boris Vian) 9

« C’est l’étage supérieur qui n’a pas de fenêtre : chambre ou cabinet obscur, seulement garni d’une toile tendue «diversifiée par des plis», comme un derme à

vif. » (Gilles Deleuze) 10

Le détournement permet-il de reprogrammer les formes sociales ?Aujourd’hui encore, les situationnistes influencent certains mouvements artistiques.

Dans les années 90, Stalker a été fondé à Rome. Ce groupe opérant dans la ville est à la frontière de l’architecture, de l’art, de l’urbanisme et de la pratique de la « dérive » d’origine situationniste. On peut dire au pre-mier abord que la pratqie centrale des Stalker est la marche surtout dans les terrains vague urbains. Mais dans quel but ?Certains dirons que c’est pour produire des cartes d’une genre parti-culiers, dons des œuvres d’art. On peut citer par exemple le premier planisphère produit après les premières explorations urbaines dans les friches de Rome en 1995. Exposé par la suite lors de l’exposition Figure de la négation au musée d’art moderne de la ville de St-Etienne en 2004. Cette exposition était consacrée aux « dépassement de l’art », à partir des pratiques lettristes et situationnistes. D’autres, trouverons à travers les Stalkers un manque d’esthétisme et donc une difficulté à les nom-mer comme des artsites, mais plutôt en qualité de sociologues. En effet, les explorations par étapes de zones périphériques, de terrains vague, le plus souvent occupé par des populations pauvres et nomades, peut faire penser aux travaux de sociologues. D’autant plus que chacunes des per-sonnes présente lors de ces explorations est invitées à prendre des notes, photographier, filmer, ... Les figures de l’immigré et du nomade jouent un rôle central pour les Stalker. La vilel de Rome est l’épicentre de leurs activités et de leurs interventions, qui sont parfois à la limites de la légalité en la transgres-sant parfois avec la création de squats par exemple. Les Stalker ne se sentent pas « artistes » mais réalisent des œuvres d’une grande beauté

marchandise

9 - Boris Vian, Le Schmürz, Paris, L’Arche, coll. Scene Ou-verte, 1997.

10 - Gilles Deleuze, Le pli, Pa-ris, Minuit, 1988, p.6.

12_

comme Tapis volant réalisé en 2001. Cette pièce a été réalisé avec l’aide de divers groupe d’immigrés du Moyen-Orient. Stalker l’a fait executer par ces hommes et femmes, à l’aide de cordes et de cuivre. Cette œuvre est une réplique du fameux plafond en bois de la Capella Palatina de Palerme, qui est elle-même un symbole de rencontre des cultures médi-terranéennes. En 2009, il ne restait que trois des fondateurs du mouvement, Lorenzo Romita, Francesco Careni et Aldo Innocenzi. Mais de nombreuses per-sonnes participent encore au mouvement, puisqu’à chaques nouveaux projets, l’équipe change. Les fondateurs n’ont pas le monopole contrai-rement à la majorité des autres mouvements. Ils ne tirent pas non plus de profits matériel, si de l’argent est gagné, il est réintroduit dans de futurs projets. Que signifie alors « être Stalker » ?

« Marcher pour trouver une emmergence, ensuite se concentrer sur cette emmer-gence. » ( Stalker)

Les emmergences sont la situations des banlieues dans les grandes villes, l’immigration et la non-intégration, la spéculation immobilière, le manque de logement par exemple. Stalker y laisse des traces que cer-tains qualifient « d’esthétiser la misère ». En 2008, s’est conclue en Italie, la première manifestation de gitans et en faveur des gitans, co-organisé par Stalker, au Campo Boario à Rome.Cet ancien abattoir fermé en 1975, a vu peu à peu s’installer des popula-tions marginales et enfin Stalker en 1999 qui a invité des refugiés Kudes à créer un centre culturel. Ils ont ensuite distribués des carrtes de « non-identité » et formés une unniversité nomade.

« Ce sont des zones qui ouvrent des possibilités nouvelles et qui pourraient se transformer en territoires publics d’expérimentation urbaine, en tentant de pré-server leur identité multiple. C’est en travaillant dans ces endroits, où le projet

construit « sur le papier » se heurte à la complexité du réel, qu’une discipline hybride, à cheval entre l’architecture et le public art, et qu’on pourrait commen-

cer à appeler « art civique », est en train de s’inventer des instruments et des modalités qui permettent aux réalités explorées de « s’auto-représenter » et d’agir sans produire des objets au sens propre ni des projets au sens propre, mais en ten-

tant de bâtir des parcours, des relations (...). Cette condition de présence met en branle un procès unitaire où l’acte d’observer la réalité afin de la connaître est lié

indissolublement à l’acte de contribuer à sa transformation (...) Cette évolution n’est un processus ni graduel, ni continuel, ni prévisible, et voilà pourquoi l’acti-vité du projet ne se concentre pas sur la détermination d’un objectif, mais plutôt

sur l’incitation à changer un état de la réalité en l’illuminant de perspectives inédites (...), des « détournements » avec lesquels on tente de faire perdre à la

réalité explorée son équilibre inerte, en la poussant vers une inquiétude créative qui porte les sujets participants à réinventer, par jeu, leur position dans le champ,

territoire

13_

leur regard sur la réalité quotidienne, de manière à ce que des formes inédites de réalité aient lieu... » 11 (Francesco Careri et Lorenzo Romito)

Les Stalker ont deux visages. D’un côté la pratique d’exploration collec-tive des zones urbaines, et de l’autre un travail patient dans les camps de nomades, dans les squats ou bien dans les HLM, avec tout les problèmes bureaucratiques que cela induit dont les recherches de financements. Difficile parfois de faire la différence entre les Stalker, les assistants sociaux, les sociologues et les urbanistes. Il y a toujours une prise de position et un rapport affectif.

« L’esprit collectif qui les porte à eviter les égocentrisme, paraissent assez salu-taires dans un moment où l’art contemporain rime trop souvent avec la subver-

sion subventionnée et avec l’autopromotion médiatique. » 12 (Anselm Jappe)

Il y a chez Stalker un aspect engagé et même militant, la majeure partie du travail sur le terrain ne donne rien qui puisse être exposé par la suite dans un centre d’art. Il n’y a chez Stalker aucune économie.

Le concept situationniste par excellence est celui du spectacle. Il éla-bore une critique pour décrire la manière dont une société de consom-mation peut à la fois réprimer et exploiter l’instinct ludique présent chez tout un chacun. Prenons ici l’exemple des pseudo-divertisse-ments, télévision, shopping, tourisme de masse et l’invasion de la vie privée par des fantasmes de consommation. Le concept de spectacle est fondé sur une reprise de l’analyse de la marchandise 13. Le spectacle est pour Guy Debord la nouvelle forme de la marchandise.En effet, l’industrie des relations publiques a produit une abondante lit-térature, qui fournit une très riche et instructive réserve de recommanda-tions sur la façon d’inspirer le nouvel esprit de l’époque, en créant des besoins artificiels ou en « enrégimentant l’opinion publique comme une armée enrégimente ses soldats, en suscitant une philosophie de la futilité et de l’inanité de l’existence, ou encore en concentrant l’attention humaine sur les choses plus superficielles qui font l’essentiel de la consommation de la mode. » 14

« Si cela réussit, alors les gens accepteront les existences dépourvues de sens et asservies qui sont leur lot, et oublieront cette idée subversive : prendre le contrôle

de sa propre vie. » 15 (Noam Chomsky)

insomnies

11 - Francesco Careri et Loren-zo Romito : Stalker e i Grandi Giochi del Campo Boario).

12 - Anselm Jappe, « Stalker, un art sans art », Laura huit, oc-

tobre 2009 - mars 2010, Tours.

13 - Karl Marx, Le capital, Paris, PUF, 2006.

14 - Edward Bernays, Public relation, 1952. Il est considéré comme le père de la propa-gande politique institutionnelle et de l’industrie des relations publiques, dont il met au point les méthodes pour des firmes comme Lucky Strike. Son œuvre aborde des thèmes com-muns à celle de Walter Lippman notamment celui de la manipu-lation de l’opinion publique.

15 - Noam Chomsky, Sur le contrôle de nos vies, Paris, Al-lia, 2004, p. 13 - 15.

14_

L’aliénation des masses constitue un projet d’ingénierie sociale de grande envergure. Projet très ancien mais qui a pris une violence et un développement démesurés au cours du siècle dernier.Éric Hazan est un expert en déambulations. Il nous dévoile dans son livre L’invention de Paris, tous les secrets de la capitale, sa déconstruc-tion, et sa restructuration. Par exemple, le faubourg Saint Antoine, le quartier Popincourt et le faubourg du Temple formaient au milieu du XIXe siècle un ensemble où toutes les classes ouvrières, pauvres, labo-rieuses et dîtes « dangereuses » étaient concentrées. C’est pour cela que cette partie de Paris fut une des préoccupations du baron Haussmann. Sur n’importe quel plan de Paris, on peut voir la brutalité de l’implan-tation de la gigantesque place de la République dans un tissu urbain ancien, délicat ... La place est fortifiée par deux bâtiments imposants qui sont aujourd’hui des centres commerciaux, mais qui étaient à l’époque des casernes. Inutile de dire que toute idée de manifestation était im-possible. Et c’est dans cette idée que Paris fut restructuré, de larges boulevards qui permettent aux bataillons militaires de s’y engager très facilement. Cette restructuration fut mise en place après les premières revendications de la Commune en 1871. Tout concourt à créer le vide et renforce l’angoisse. 16

Le désert résiste à toute personne qui tente de l’appréhender, il s’installe dans la clôture de la cellule, les vastes contrées inhabitées 17, la ville déshumanisée 18.

Les villes du pouvoir reposent sur l’idée d’équilibre, les villes de la puissance quant à elles, décrivent un affrontement perpétuel de forces antagoniques. Cette opposition correspond très bien à l’image de nos villes, qui peuvent s’apparenter à des systèmes de pensées pétrifiés. Les villes du pouvoir s’édifient autour des espace mis en commun, places, avenues, équipements, monuments. Parfaitement ordonnées autour de leurs perspectives. Elle invoquent une volonté politique forte comme les projets utopiques, qui au lieu de libérer, renferme. On le voit clairement dans les projets de Claude Ledoux ou de Charles Fourrier par exemple. Les villes de la puissance naissent sans règlement, ni projet. Ce sont des villes sans intention qui reflètent la violence tribale de l’économie capi-taliste. Ce sont des agglomérations sans espaces publics, sans mesure, sans échelle. Des villes qui relèvent de l’esthétique du sublime, dont

occupation

16 - On peut tracer un lien avec le théâtre de Beckett, où la prise de conscience pessimiste de l’existence est renforcer par une absence du temps, mais aussi de parole, le lieu ouvert sur le cosmos, l’importance de la ges-tuelle... Créer le vide.

17 - Gaston Bachelard, La poé-tique de l’espace, Paris, PUF, 1984, («l’immensité intime»), p.185-186, qui est une corres-pondance de l’immensité du monde et de la profondeur de l’espace du dedans.

18 - C’est le monde de la ba-nalité extrême chez Beckett, un monde de vagabonds et de mendiants, d’acteurs passant leur temps à se gratter, à par-ler de pets ou de mauvaise ha-leine, à ôter ou remettre leurs chaussures. Et cela fascine les danseurs et les acteurs de New York, «les attire vers son œuvre», écrit R. Krauss dans l’article Danse de son abécé-daire, La Problématique corps/esprit, Robert Morris en séries, 1994.

15_

parle Kant à propos de l’émotion ressentie face à la mer déchaînée ou à l’infini du ciel étoilé.

Est-il possible aujourd’hui de réguler les villes de la puissance ? Allons nous vers une implosion ? Est-ce que seul le projet architectural reste capable de donner une nouvelle dimension aux villes ?

Tours, églises, immeubles haussmanniens, barres HLM, toutes ces constructions nous fascinent. La ville comme collection d’objets, nous est révélée par les promeneurs insomniaques, comme Charles Baude-laire, Giorgio De Chirico, Walter Benjamin, Wim Wenders, qui l’ont rêvée, peinte , décrite, filmée. Ce ne sont plus les ruines qui intéressent mais les terrains vagues aux entrées administratives des villes où sont exposées les piscines, les stations services abandonnées en bordures de routes... C’est au moment où la ville semble disparaître, où ne nous pouvons plus l’habiter que sa moindre trace est esthétisante. La ville n’est plus un lieu de discussion ou de débat. L’espace public à émigré depuis longtemps. La réalité sociale s’exprime ailleurs. De ce fait, on peut remarquer que les centres abandonnés sont, la nuit venue, habités par une population d’exclus recherchant cette urbanité perdue. Cet espace stratégique aimé du révolutionnaire et haï du tyran, a disparu. La cité apparaît comme un lieu libéré de toutes contrainte. Elle devient un ob-jet de pure jouissance esthétique. Nous devenons alors spectateur d’un monde dont les règles nous échappent.

Il semble propice aujourd’hui de revisiter les recherches radicales des années 60, comme celles des Internationales Situationnistes. Il s’agirait d’inventer des dispositifs où il faudrait repenser le paysage dans sa globalité, où l’homme ne serait plus une marchandise dans la ville mais où la ville serait appropriée par l’homme pour lui permettre de circuler en toute liberté physique et consciente.

Des barrières oranges et blanches arrivent à notre taille et nous permet-tent de voir ce qui se construit derrière. Elles imposent le chemin que doit prendre le piéton pour ne pas se perdre dans le dédale de ce chaos. Mais ce chemin est transitoire puisqu’il est chaque jour renouvelé et pro-

dédale

16_

pose un parcours différent aux habitants. La ville devient un labyrinthe mouvant, à la manière dont Samuel Beckett en parle dans ses œuvres. Mais la ville parfois se transforme en désert. De grandes places vides, l’angoisse nous prend alors à la gorge. De froids pavés que nos talons n’arrivent pas à user. Nous sommes visibles de toutes parts. Caméras de surveillance, hygiènisme et sécurité sont les mots qui font écho dans ce vide. Nous pouvons prendre en exemple, le projet de la nouvelle place de la République à Paris, mais aussi celle de Rennes. Elles déga-gent toute tentative de révolte, d’occupation, et même tout simplement d’urbanité. Ce qui était lieux public d’urbanité a été remplacé au fil du temps par des lieux dénués d’humanité. Et l’on peut alors se poser cette question, comment l’homme peut-il être libre de penser dans des lieux qui l’enferment et corrompent sa liberté ?

« Beckett, sans nul doute, a été le premier artiste à façonner l’espace pour en

faire un prolongement de soi. » (Robert Morris) 19

« Dans le désert, sous le ciel, différenciés par Watt comme étant l’un au dessous, l’autre au dessus, de Watt. Que devant lui, derrière lui, tout autour de lui, il y

eût autre chose, ni désert ni ciel, Watt n’en avait pas la sensation. Et il n’y avait toujours devant lui, de quelque côté qu’il se tourne, que leur longue et sombre coulée de concert vers un mirage d’union. Le ciel était de couleur sombre (...).

Le désert lui aussi, inutile de le dire, était de couleur sombre. À vrai dire terre et ciel étaient de le même couleur sombre. (...) Tout était silencieux. » 20 ( Samuel

Beckett)

La perte de repère entrave-t-elle l’espace urbain à être enfermement ou à conditionner nos cheminement ? La route, devient alors le lieu privilé-gié de l’expérimentation. Non seulement elle n’exclut pas la pensée du volume (la sculpture n’est-elle pas devenue nomade depuis la suppres-sion du socle ?). Mais elle se constitue peut-être comme un site idéal pour appréhender la tridimensionnalité.

« En fait, la sculpture idéale pour moi est une route. » (Robert Morris)

Mais de quel type de route parle-t-il ? D’une route qui traverse le désert, les vides suburbains d’une ville, de la périphérie ?

Chez Samuel Beckett, l’espace urbain devient une prison. Il l’oppose à la chambre-refuge : car la route dans la ville est un dédale dynamique, vertigineux et inquiétant, que l’errance ne saurait épuiser (puisque tout y est sans repère ou presque), tandis que la chambre est un labyrinthe

discontinuités

19 - Citation prise dans l’article « Paysages Sensibles » par Gaëtan Cadet, il est actuelle-ment secrétaire de l’association rémoise Arsis Fabrica, ayant pour but la mise en place de manifestations artistiques, la diffusion et la sensibilisation à la création musicale et théâtrale contemporaine.

20- Samuel Beckett, Watt, Pa-ris, Minuit, 2007. On peut ici penser au pèlerinage de Robert Morris dans le désert de Nazca. Ici, il se peut que le labyrinthe soit une métonymie de la quête de soi, qui exige une errance continuelle, un abandon de ses repères propres.

17_

statique, paisible et rassurant, de par la protection de son emboîtement maison-chambre-lit.

« La prison change suivant qu’elle se tourne vers le monde ou se replie sur elle-même » 21

Deux personnages beckettiens, Mercier et Camier refusent la notion d’un dehors possible. On rencontre souvent dans l’oeuvre beckettienne une sollicitation dans laquelle viennent fusionner les deux dimen-sions, ville et refuge, dynamique et statique. Par exemple, le fiacre de l’Expulsé, permet d’errer immobile. Et curieusement, cette boîte- re-fuge cessera de fonctionner comme telle dès qu’elle reposera dans la remise du cocher. Peut-être que la rétention n’est guère plus vivable que l’errance ? Malgré leur immobilité, leur situation physique et psychologique, les personnages beckettiens s’inscrivent dans un texte dont ils sont les héros. Comme dans Ulysse de Joyce, à travers les rues de Dublin, les narrateurs sont limités dans l’espace mais ouverts aux limites infinies du paysage mental. Ils peuvent donc s’interroger sur eux-mêmes et sur le monde. C’est l’action d’errer qui les conduit à une meilleure connaissance du monde. L’errance chez Samuel Beckett s’étend dans un espace concret. C’est avant tout celui de la ville natale du personnage, qu’il avoue mal connaître car il quitte peu le refuge de sa chambre 22. La ville prend donc une apparence véritablement kafkaïenne, qui l’inonde de confu-sion, et où il est incapable de retrouver son chemin. C’est ainsi que le narrateur de Premier Amour déclare : « Je fis sa connaissance sur un banc, sur les bords du canal, de l’un des canaux, car notre ville en a deux, mais je n’ai jamais su les distinguer. » 23 D’ailleurs, par rapport à ce qu’il fait de ses journées, il avoue : « Oui, le jour je me procure à manger, et je repérais les asiles.» 24 Et, il ira se réfugier à la campagne dès que l’occasion se présentera, dans une « étable à vache abandonnée (...) Pleine de bouses sèches et creuses » 25

L’Expulsé quant à lui constate : « Je connaissais mal la ville, lieu de ma nais-sance et de mes premiers pas, et puis de tous les autres qui ont si mal brouillé ma piste. Je sortais si peu! » 26 On peut rattacher ici, le sentiment du migrant dont il est question dans le chapitre «Intervalles» d’Issac Joseph, tiré de son essai Le Passant considérable, où par explorations successives, il va parcourir les territoires que l’homme traverse en se posant toujours cette question : Comment jouer mon rôle en public ? Comment se débrouiller

migrant

21 - Cf. Michel Foucault, Sur-veiller et punir, naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975.

22 - En effet, le personnage, chassé de sa chambre-refuge-matrice, doit en retrouver une autre, et recréer cette situation qui constitue pour lui la seule vie supportable. Il s’agit donc d’une quête compulsive de cet espace matriciel comme étant le seul lieu vivable.

23 - Samuel Beckett, Premier amour, Paris, Minuit, 1970, p. 18.

24 - Id. p. 22.

25 - Id. p. 26.

26 - Samuel Beckett, Nouvelles et textes pour rien, L’expulsé, Paris, Minuit, 1955.

18_

des ordres paradoxals de mon identité? Isaac Joseph pose la question de la place du migrant dans ce nouveau monde.

« Quelles sont les caractéristiques de ce monde ? D’abord il est délocalisé.

Quelle que soit l’organisation de la ville, sa morphologie sociale ou culturelle, elle demeure pour le migrant dépolarisée. Comment retrouver un sens de l’orien-

tation alors qu’on est incapable de se percevoir dans ce nouveau contexte ? Le champ de vision est irrémédiablement segmenté, toute vision totalisante est

devenue impossible. Rétrécissement du cadre. Accumulation confuse d’aperçus. Absence de perspectives. Le nouveau monde est fait de discontinuités irrépa-

rables. Les choses et les êtres y ont perdus leur noms. » 27 (Isaac Joseph)

On peut alors citer l’incertitude de l’Expulsé 28 quand il quitte la remise du cocher où il a passé la nuit : « L’aube poignait à peine. Je ne savais pas où j’étais. Je pris la direction du levant au jugé, pour être éclairé plus tôt. » Quant au narrateur du Calmant 29, il déclare : « J’ai tellement changé de refuge, au cours de ma déroute, que me voilà confondant antres et décombres. Mais ce fut toujours la même ville. ». Plus loin, à propos d’une cathédrale où il se ré-fugie un moment, il ajoute : « Je dis cathédrale, mais je n’en sais rien. ». En-suite, il cherchera en vain à retrouver la porte des Bergers, par laquelle il est entré dans la ville. À la fin du texte, il sera toujours dans le même trouble : « Je dis la mer à l’est, c’est vers l’ouest qu’il faut aller, à gauche du nord. Mais ce fut en vain que je levai sans espoir les yeux au ciel, pour y chercher les chariots. ». Même attitude chez le personnage de La fin : « Dans la rue j’étais perdu, il y avait longtemps que je n’avais mis les pieds dans cette partie de la ville et elle me semblait bien changée. »Toutefois, il ajoute : « Il est vrai que je connaissais la ville très mal. C’était peut-être une toute autre ville. ». Quand il se retrouve un nouveau refuge, même refrain : « Maintenant je ne savais plus où j’étais. J’avais une vague image, même pas, je ne voyais rien, qu’une grande maison de cinq ou six étages. ». Les personnages beckettiens sont des migrants allant vers un pays qu’ils ne connaissent pas, ils sont habitant d’un pays où tout leur échappe. Ils se retrouvent piégés dans leurs incertitudes et leurs méconnaissances d’un système qui se dérobe à eux, tout comme dans la description du mi-grant chez Isaac Joseph. Ils deviennent étrangers au système. L’espace urbain se referme sur eux, les emprisonne.

« Il est vrai qu’on va souvent dans un rêve, l’air devient noir de maisons et d’usines, on voit passer des tramways et sous vos pieds que l’herbe mouille, il y

a soudain des pavés. »

Dans l’œuvre de Samuel Beckett, les scènes, les décors se succèdent, sans lien apparent sinon celui d’un parcours erratique et sans but, sans

interractions

27 - Isaac Joseph, «Intervalles», Le passant considérable, Essai sur la dispersion de l’espace public, Paris, Méridiens-Klinck-sieck, 1984, p. 74.

28- Samuel Beckett, Nouvelles et textes pour rien, L’expulsé, Paris, Minuit, 1955.

29 - Id.

19_

logique apparente dans une ville labyrinthique, véritable cité fantôme dans une ambiance délibérément hallucinée :

« La ville, à mesure que je m’y engageais, me frappait par son aspect désert. »

« Les tramways roulaient, les autobus aussi, mais peu nombreux, au ralenti, vides, sans bruit et comme sous l’eau. Je ne vis pas un seul cheval! »

« Mais les quais étaient déserts et rien n’annonçait un mouvement de navire proche, ni un départ, ni une arrivée. »

« Je fus de plus en plus frappé par le contraste entre l’éclairage des rues et leur aspect désert. »

« Pas une seule voiture particulière, mais bien de temps en temps un véhicule public, lente trombe de lumière silencieuse et vide. »

« Tous les mortels que je voyais étaient seuls et comme noyés en eux-mêmes. »

Ici, le narrateur est piégé dans quelque chose qui le dépasse. On peut penser aux installations de Dan Graham, Bruce Nauman, Robert Morris. En effet, chacune de ses œuvres implique la participation du spectateur et remet donc en question tous les codes qui seraient perçus comme des stéréotypes. Tous ces travaux interrogent les relations entre l’espace privé et l’espace public, tout ce qui touche la perception et la place du spectateur dans l’art et dans la société.

Dans l’œuvre de Robert Morris, le spectateur est littéralement pris au piège. En effet, l’artiste développe un art de l’expérience corporelle où le sujet est modelé par les sensations. Dès la fin des années 1950, en Californie puis à New York où il s’est établi en 1961, Robert Morris a travaillé sur des improvisations théâ-trales qui sont devenues collectives et interdisciplinaires avec le Jud-son Dance Theater. Morris les a clairement nommées dans ses propres écrits, dont Notes on Dance (1965). Toutefois, le traitement des danses de Robert Morris s’articule seulement selon leurs rapports à ses sculp-tures minimalistes. Les historiens de l’art les considèrent parce qu’elles entretiennent un lien théorique et formel avec ses sculptures 30 ou en-core parce que la préalable incursion de Robert Morris dans le monde de la danse aurait facilité son passage à la sculpture. Ainsi, les historiens de l’art qui abordent les danses de Robert Morris ont pour but de faire comprendre le rôle de celles-ci sur ses propres sculptures; ils ne traitent pas de ses danses à part entière en cherchant à les comprendre dans l’art

danse

30 - David Antin, semble être le premier il faire un lien entre ses sculptures et ses danses (1966). Il articule le lien en rapport aux concepts de dissi-mulation et de révélation pré-sents dès les toutes premières œuvres sculpturales de Morris, soit ses fameuses boîtes. Antin donne d’ailleurs sa première boîte de 1961 en exemple, Box with the SOL/neis allts Own Ma-king.

20_

chorégraphique du Judson Dance Theater.La relation du corps de l’artiste avec l’espace implique une inscription active de l’œuvredans le lieu où il intervient.

Alors que pour le Judson Dance Theater les non-danseurs représentent une source de mouvement et un moyen pour rompre avec l’esthétique du ballet et de la danse moderne, pour Robert Morris, Robert Rauschen-berg et Carolee Schneemann, ils sont une ouverture dans ce qui constitue la danse et de qui y participe , mais aussi, de qui peut la chorégraphier. Anna Halprin 31 a créé un thème de travail qu’elle aborde lors de ses exercices pour éveiller la conscience corporelle du danseur. Le type d’objet manipulé se caractérise par leur aspect ordinaire et manufacturé. L’approche d’Anna Halprin de l’objet dans la danse s’est développée lors de ses ateliers de l’été 1960. Robert Morris et Yvonne Rainer y participaient.

La tâche donnée par le peintre A.A. Leath, enseignant de la classe, à Robert Morris consistait à choisir une chose dans son environnement naturel et lui emprunter ses propriétés de mouvement. Morris avait sé-lectionné une roche. Ceci permet de mettre en parallèle l’expérience de Robert Morris acquise dans les ateliers d’Anna Halprin et sa cho-régraphie Site (1964). Au centre de l’espace de performance, placée à l’horizontale, se trouve une pile de feuilles de contre-plaqué blanc - ma-tériau qui n’est pas sans évoquer celui employé ultérieurement pour ses propres sculptures minimalistes, (à la différence des dimensions plus grandes que l’échelle humain) 32. Morris, dos au public, soulève une première feuille en l’empoignant des deux mains par le haut, la déplace vers la droite jusqu’à ce qu’elle soit hors scène, et revient au point de départ. Par la même prise, il soulève une deuxième feuille, la déplace encore vers la droite, mais change son orientation. De sa main gauche, il caresse le côté droit vertical de la feuille, puis retourne vers la pile pour en saisir une troisième. À la différence des deux précédentes fois, il ne soulève pas la feuille à 1’horizontale. En appuyant son pied à la base de la feuille, il la renverse directement à la verticale, ce qui révèle en un coup d’œil Carolee Schneemann allongée derrière et posant nue telle l’Olympia (1863) d’Edouard Manet. À partir de ce moment, Robert Morris réalise une série de manipulations qui débute par le placement de ses mains aux trois quarts du bas de la feuille de contre-plaqué. En s’ai-

chorégraphie

31 - Anna Halprin crée en 1955, un groupe de travail nommé Dancers Workshop. Elle se po-sitionne à l’encontre de la Mo-dern dance en se débarrassant des codifications stylistiques communes. C’est notamment, par l’introduction du quotidien dans sa réflexion chorégra-phique qu’elle innove. Elle dé-veloppe dès 1957 le concept des Tasks, scènes ordinaires dansées (se nourrir, se laver, s’habiller ou se déshabiller…).

32 - Les dimensions des feuilles de contre-plaqué sont de 244 cm par 122 cm, dimen-sions standards.

21_

dant d’une petite impulsion, il soulève la feuille, toujours à la verticale, pour l’appuyer sur ses hanches. De là, Robert Morris plie ses genoux et laisse tranquillement l’extrémité opposée à ses mains tomber vers l’avant jusqu’à ce qu’elle aille toucher le sol. Ce changement vers l’horizontale s’accomplit grâce à l’artiste qui fait contrepoids à la feuille en envoyant d’abord son poids vers l’avant au moment où l’extrémité touche le sol et par la suite, vers l’arrière en s’assoyant au sol. Au moment où il est assis, il redresse la feuille de contre-plaqué jusqu’à ce qu’elle revienne totalement à la verticale. Par ailleurs, une autre manipulation peut être décrite, soit celle où Robert Morris maintient en équilibre sur un seul coin la feuille de contre-plaqué. Ainsi, par des jeux de contrepoids, des ajustements tout en lenteur, des prises de mains et positionnements du corps différents ainsi que des dispositions instables de la feuille, Site met en évidence les principes d’équilibre et de contrôle inhérents à la verticalité et à l’orizontalité.

L-Beams (1965) est un bel exemple de ce passage vers la sculpture, où Robert Morris propose de faire vivre au spectateur sa propre expé-rience de danse et de multiciplité de points de vus. Dans cette œuvre, l’artiste travaille les possibilités de structuration d’un même élément dans l’espace. De la forme d’un L, il fait varier la disposition de trois éléments selon les positions couchées, debout et inclinées, de sorte qu’elles créent des couloirs où le spectateur peut circuler. Rosalind Krauss affirme que selon la position du L dans l’espace, il s’ensuit une répartition différente du poids et des dimensions faisant vivre au spectateur une expérience différente de la forme. Il en résulte donc une relation dynamique entre l’œuvre et l’espace d’exposition, puis entre l’objet et le spectateur, ce dernier engagé physiquement dans la lecture de l’œuvre par l’appréhension du mouvement de son corps dans l’es-pace organisé par Robert Morris.

Les couloirs conçus par l’artiste peuvent devenir si exigus que le specta-teur se voit contraint de rebrousser chemin. De telles pièces provoquent une sensation d’angoisse au sens étymologique du terme, puisque le mot angoisse vient du latin angustus, qui signifie « lieu étroit ». Or l’impos-sibilité de se mouvoir, l’immobilité forcée sont là encore des thèmes em-pruntés au théâtre de Samuel Beckett. On peut songer au personnage de Hamm cloué sur sa chaise roulante dans Fin de Partie, au duo pris dans

labyrinthe

22_

les sables de Oh les beaux jours, ou bien encore aux trois personnages de Comédie plantés dans des jarres. De la même manière que l’espace scénique chez Samuel Beckett est un espace oppressant, Robert Morris contraint le spectateur. Sa problématique corps/esprit se trouve projetée dans l’espace qu’il déplace.

Robert Morris emploie le labyrinthe et le miroir 33 qui incarnent ha-bituellement la quête du moi dans l’iconographie humaniste et les dé-tourne pour en faire l’expression d’un vide existentiel. Ses labyrinthes aux formes géométriques ne laissent pas au visiteur la possibilité de choisir son chemin. Au contraire, celui-ci suit uniquement le parcours tortueux qui lui est proposé pour accéder au centre. Il faut ensuite rebrousser ce même chemin pour sortir. Il est donc impossible de se perdre. Ce sont des impasses. Robert Morris considère l’espace comme une extension du Moi et y privilégie l’expérience physique du déplacement. La déambulation s’effectue dans l’horizontalité, en ré-férence à celle du plateau de Nazca. En effet, l’artiste a sillonné les déserts du Pérou, un espace mental pour le spectateur, mais aussi une terre travaillée par l’homme, à laquelle il a confronté ses propositions artistiques. Puis, il s’intéressera aux bas côtés de la route, autour de laquelle il ne verra presque rien, mais dont le parcours informe, par tous les récepteurs sensibles, nez, bouches, oreilles, peau, produit une vision intérieure de l’espace. L’enjeu réel de son expérience sur le plateau désertique de Nazca est le bilan des liens complexes entre -bi et -tridimensionnalité dans la création plastique contemporaine, du rapport du Moi à l’espace public, à travers un retour critique sur les expériences du minimalisme et du post-minimalisme. Bref, ce voyage sera pour lui un exil intérieur.

« Je ne suis pas du grand monde, je suis du petit monde. » 34 (Robert Morris)

Robert Morris invite, par cette citation, à devenir petit monde en s’éloi-gnant du grand. Serait-ce une référence ironique à un minimalisme mé-galo ?

Robert Morris considère l’espace comme une extension du Moi. Afin de faire prendre conscience au visiteur de son propre corps, donc de son Moi, Robert Morris crée des sculptures que le spectateur « habite ».

contrôle

33 - Francisco Goya, Les mé-nines, 1656, huile sur toile, 340 x 290 cm, Musée du Prado, Madrid. Diego Velasquez est représenté à gauche de la pein-ture, en train de peindre le por-trait royal du roi et de la reine. Leurs reflets se rejette dans le miroir au fond de la pièce. La reine et le roi sont supposés être en dehors de la peinture et pourtant leur réflexion sur le miroir les replace à l’intérieur de l’espace pictural. Le miroir mis en évidence sur le sombre mur du fond montre ce qui n’est pas là: la reine, le roi et met en si-tuation le spectateurs qui prend la place du couple royal devant la toile.

34- Robert Morris citant Mur-phy dans Samuel Beckett, Mur-phy, Paris, Minuit, 1947.

23_

Mais le déplacement n’y est pas plaisant car le visiteur est perturbé par l’étroitesse des couloirs, des murs qui bouchent la vue ou même d’un sol incliné comme dans le Labyrinthe de la Fattoria di Celle (1982).

« Sans doute y a t-il eu chez moi l’utilisation constante d’espace apparemment ouverts mais en fait confinés. » (Robert Morris)

( espaces sadiques ? )

Ce déboussolement de l’expérience du visiteur existe dès Passageway (1961) où l’espace se restreint et traduit alors la claustrophobie de l’ar-tiste. Ces chemins qui ne mènent nul part produisent une expérience autistique qui met donc en échec la quête de l’extension du Moi. Ces espaces clos empruntent une forme labyrinthique pour incarner des lieux de contrôle du déplacement, des lieux d’enfermement. La circula-tion du regard dans ses labyrinthes fait de chacun un prisonnier volon-taire de ces formes géométriques.Robert Morris organise ainsi la désorientation spatiale du spectateur dans un dispositif sadique empruntant au panoptique ses stratégies de contrôle des individus.

« L’effet majeur du Panoptique : induire chez le détenu un état conscient et per-manent de visibilité qui assure le fonctionnement automatique de pouvoir (...) ; bref que les détenus soient pris dans une situation de pouvoir dont ils sont eux

même les porteurs. » (Michel Foucault) 35

Les épidémies de peste, dès le XVIIe siècle, ont suscité des schémas disciplinaires : ville quadrillée en quartiers, peine de mort en cas de franchissement des limites, quarantaine domestique, obligation de pa-raître à sa fenêtre tous les jours sur ordre pour prouver qu’on est encore vivant et non malade (et lorsqu’on meurt, on est emporté par des « gens de peu qui portent les malades, enterrent les morts, nettoient et font beaucoup d’offices vils et abjects » (Jeremy Bentham) 36. La ville en danger de peste, c’est l’utopie de la cité parfaitement gouvernée : on oppose l’ordre absolu pour combattre le désordre de la maladie.Le Panopticon de Jeremy Bentham 37 est la figure architecturale de ce grand renfermement. On en connaît le principe : à la périphérie un bâ-timent en anneau ; au centre, une tour ; celle-ci est percée de larges fenêtres qui ouvrent sur la face intérieure de l’anneau ; le bâtiment pé-riphérique est divisé en cellules, dont chacune traverse toute l’épaisseur du bâtiment ; elles ont deux fenêtres, l’une vers l’intérieur, correspon-

dispositif

35 - Michel Foucault, Surveiller et punir, naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975, p. 234.

36 - J. Bentham, Panopticon, works, Londres, Bowning, 1843.

37 - Jeremy Bentham est un philosophe et réformateur bri-tannique. Il est surtout reconnu comme étant le père de l’utilita-risme et le précurseur du libé-ralisme, il s’exprime en faveur de la liberté individuelle, de la liberté d’expression, de la li-berté économique, de l’usure, de la séparation de l’église et de l’État, du droit des animaux, du droit au divorce, de la dé-criminalisation des rapports homosexuels, de l’abolition de l’esclavage, de l’abolition de la peine de mort, et de l’abolition des peines physiques, y com-pris celle des enfants. Il créa le concept de panoptique, sorte de prison modèle, permettant l’observation permanente des faits et gestes des détenus grâce à un principe de vision totale applicable également aux hôpitaux, ateliers, ou écoles. Il s’impliqua d’ailleurs directe-ment dans sa réalisation, même s’il échoua pour des raisons de financements. Michel Foucault, dans Surveiller et punir, attirera l’attention sur ce principe.

24_

dant aux fenêtres de la tour ; l’autre, donnant sur l’extérieur permet de traverser la cellule de part en part. Il suffit alors de placer un surveillant dans la tour centrale, et dans chaque cellule d’enfermer un fou, un ma-lade, un condamné, un ouvrier ou un écolier. Par l’effet de contre-jour, on peut saisir de la tour, se découpant exactement sur la lumière, les petites silhouettes captives dans les cellules de la périphérie. Autant de cages, autant de petits théâtres, où chaque acteur est seul, parfaitement individualisé et constamment visible. Le dispositif panoptique aménage des unités spatiales qui permettent de voir sans arrêt et de reconnaître aussitôt. En somme, on inverse le principe du cachot : ou plutôt de ses trois fonctions – enfermer, priver de lumière et cacher – on ne garde que la première et on supprime les deux autres. La pleine lumière et le regard d’un surveillant captent mieux que l’ombre, qui finalement pro-tégeait. La visibilité est un piège.

Le Panopticon doit être compris comme un modèle généralisable de fonctionnement ; une manière de définir les rapports du pouvoir avec la vie quotidienne des hommes. Sans doute, Jeremy Bentham la présente comme une institution particulière, bien close sur elle-même. On en a fait souvent une utopie de l’enfermement parfait. Le Panopticon fait figure de cage cruelle et savante.Un assujettissement réel naît mécaniquement d’une relation fictive. De sorte qu’il n’est pas nécessaire d’avoir recours à des moyens de force pour contraindre le condamné à la bonne conduite, le fou au calme, l’ouvrier au travail, l’écolier à l’application, le malade à l’observation des ordonnances. Jeremy Bentham s’émerveillait que les institutions pa-noptiques puissent être si légères : plus de grilles, plus de chaînes, plus de serrures pesantes ; il suffit que les séparations soient nettes et les ouvertures bien disposées.

On voit ici clairement un lien entre les œuvres de Morris et le Surveiller et punir de Foucault. Jusqu’où l’ambiguïté ira ? Peut-on penser que Ro-bert Morris fait une critique d’une société néo-libéraliste qui contrôle sa population ? Fait-il un pied de nez quand il installe ses oeuvres dans des institutions artistiques?

À partir de 1961, Robert Morris réalise Pine Portal, Portal, Pine portal

ambiguïté

25_

with Mirrors, et enfin Column. Ses œuvres ont toutes la spécificité d’être référées à un corps et plus particulièrement au corps de l’artiste dont elles empruntent les mensurations. Plusieurs photographies le montrent en situation, dans l’encadrement d’une porte, dans une boîte. Ceci induit un intérêt de l’artiste pour le rapport du corps vivant à la chose inerte, mais aussi pour une réflexion sur les cadres qui ouvrent à des prolonge-ment multiples.

Quand Robert Morris créé Column, ce sera pour l’utiliser dans une performance. C’est une boîte en contre-plaqué, peinte en gris. Instal-lée au centre de la scène, elle attend. Au bout de trois minutes trente, elle tombe par la chute du corps de l’artiste qui y est dissimulé dès le début. C’est ici qu’est l’expérience de l’impact, impact du corps ren-contrant la résistance d’un matériau extérieur à lui et pourtant y lais-sant une trace puisqu’il déforme le matériau. C’est le contact corporel qui crée une prise de conscience du corps, l’isolant donc, se détachant de lui-même et se présentant enfin dans une corporalité pure. Mais cette violence est neutralisée par la forme indifférente de la boîte et sa surface banalisée. C’est cette complexité paradoxale qui le démarquera du minimalisme.

Passageway, consiste en un cul-de-sac incurvé, dans lequel les spec-tateurs pénètrent pour se retrouver enserrés entre les deux murs d’un couloir aveugle ne conduisant nulle part si ce n’est au point de resser-rement total. C’est peut-être ici une tentative de rendre palpable les li-mites physiques du corps vécues comme une pression réciproque entre lui-même et l’espace environnant.

« Ce que nous voyons ne vaut – ne vit – à nos yeux que par ce qui nous regarde. » 38 (George Didi-Hubermann)

Cette citation de George Didi-Huberman explique clairement la rela-tion entre le spectateur et ce qui est à voir, l’espace déterminé par notre vision, l’espace entre fictif et réel. Toutes ces notions, liées par les installations au problème de l’image, créent ainsi un questionnement approfondi sur les réceptions de l’œuvre dans un espace d’exposition.

« Robert Morris établit une mise en écho entre la pensée d’un corps extérieur au Moi de Wittgenstein et celle de la «clochardisation intérieure des bonshommes

de Beckett. » 39 (Katia Schneller)

spectacle

38 - George Didi-Hubermann, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, Minuit, 1992, p. 9.

39 - Katia Schneller, Ro-bert Morris sur les traces de Mnémosyne, Paris, Archives contemporaines, 2008.

26_

« Distinguer entre ce qui était au-dedans de lui et ce qui était au-dehors de lui n’était pas facile. » 40 (Samuel Beckett)

L’art de Robert Morris submerge le spectateur, mobilise son attention.

« Le spectacle sert toujours à faire oublier la conscience. » 41 (Guy Debord)

Depuis 1961, Robert Morris considère l’art comme un spectacle assu-jettit aux règles de marché. Il s’oppose ainsi à une conception purement contemplative de l’art en intégrant à l’intérieur même du processus de création de l’œuvre d’art, le spectateur, devenant alors acteur. L’artiste utilise les formes qui piègent le spectateur, des formes universelles telles le labyrinthe ou le méandre. 42 Ces formes deviennent une matrice dans l’œuvre de Robert Morris, un motif omniprésent dans son travail. On peut ainsi citer Passageway (1961), Watreman Switch (1965), Evanston Illinois Project (1968-9), Ottawa Project (1970), Earth Project (1969), Johnson Pit (1971), Philadelphia Labyrinth (1974), ainsi que les gra-vures White Nights (2000) qui reviendront sur les implications métaphy-siques du labyrinthe.

« Pendant que la lumière creuse le centre, qu’elle agrandit le cercle en éloignant la palissade qui garnit sa paroi, il n’y a rien d’autre à faire que d’éprouver sa va-

cuité. Ses dimensions rassurent, sans toutefois la rendre confortable. Rien d’autre à voir non plus, que ce qui se déploie autour de soi. Le panoramique uniforme d’une colonnade concave, aplatie, à peine verticale, qui nous contient et qui, à

ses ouvertures près, nous bouche l’horizon. En contrepartie, de l’extérieur, nous sommes invisibles. Le sol de sable gris partiellement recouvert d’herbes des

dunes, est la scène d’un théâtre sans émotion. » 43 (Gilles Polizzi)

L’apparente simplicité du dispositif, l’ingéniosité de sa stylisation, sa mise en œuvre dépourvue d’affectation. Voici les caractères singuliers de l’Observatory de Robert Morris. C’est un objet placé dans une situa-tion qui inclut le spectateur, qui devient plus conscient d’être soi-même en train de « discuter » avec l’œuvre. Sur le modèle de Robert Smithson inventant les Monuments, ou selon les recommandations déjà anciennes du Formulaire pour un urbanisme nouveau d’Ivan Chtechglov 44, il semblait banal, autant que nécessaire, de dériver.Une série de Robert Morris, datée de 1982 soit cinq ans après la recons-truction de l’Observatory, s’intitulait Hypnerotomachia, le songe de Po-liphile, version française de l’Hypnerotomachia Poliphili de Francesco Colonna (Venise, Alde,1499). Ce récit est une allégorie utopique de la Renaissance italienne qui met en scène la quête amoureuse de son hé-ros-narrateur. Celle-ci s’achève par un embarquement pour une Cythère

40 - Samuel Beckett, Watt, Pa-ris Minuit, 1968, p. 43.

41 - Guy Debord, Les inter-nationnales situationnistes, Paris, Fayard, 1997, « Spec-tacle is dedicated to avoiding consciousness », cit. p. 682, Cf. Noam Chomsky.

42 - C’est ce qu’ Aby Warburg appela la «survivance» dans l’œuvre inachevée : Mnemo-syne, un répertoire de formes géométrique récurrente à travers l‘histoire de l’humanité.

43- Gilles Polizzi, R.Morris et L’expérience de l’Observatoire: poétique d’un motif, PDF inter-net, Lyon, janvier 2007-Mul-house juin 2008. Gilles Polizzi travaille sur la réception histo-rique et moderne de l’œuvre, et, par extension, sur les poétiques du paysage dans l’art contem-porain. Cette communication fait suite à un article paru dans le revue Polia, n°3, printemps 2005, « les trois natures ou le corps de Polia : un parcours colonnien dans le paysage contemporain. » Certains élé-ments en ont été repris dans La carte et le secret : épreuves de Cythère aux temps du land art, chez Nancy Holt, Robert Morris et Ashok Bhalotra, à paraître dans les Actes du colloque Construire l’espace… dir. E. Lysoe, université de Mulhouse, octobre 2007.

44 - Gilles Yvain, (Ivan Ch-techglov), Formulaire pour un urbanisme nouveau , 1958, re-pris dans le n°1 des Cahiers de l’I. S., p. 15-20.

échelle

27_

circulaire, géométriquement idéale, et qui ayant inspiré l’histoire pic-turale et littéraire, à travers les toiles de Jean-Antoine Watteau, le récit de Gérard de Nerval, ou le poème de Charles Baudelaire... On ne peut manquer de reconnaître dans la structure de l’Observatory une variante de cette forme et de cette idée. On reconnaît dans les productions ulté-rieures de Robert Morris, des Psychomachia aux fabriques de la Fatto-ria di Celle ( le labyrinthe, la grotte), une familiarité avec ce temps et ce langage, qui va bien au-delà de la référence ou du cliché postmoderne.Le prolongement qui recoupe le cercle de l’Observatory lui donne une dimension narrative parce qu’il l’oriente. C’est également le transport de la forme, de son langage premier (le cercle comme signe) dans une théâtralité (le cercle comme objet) qui produit une dramaturgie (le cercle comme scénographie). C’est enfin le passage d’un art (ou mode d’expression) à un autre, du minimalisme sculptural, à un art environ-nemental au sens moderne du terme.L’Observatory est la matérialisation, à l’échelle d’ailleurs variable, du «réel», d’un projet qui n’aboutit que par et dans cette construction. C’est pourquoi il ne s’agit pas seulement d’une sculpture mais de « fa-brique ». C’est-à-dire un objet construit qui par-delà sa fonctionnalité réfère à une fiction (c’est son sens second, dans l’histoire des jardins aux XVII et XVIIIe siècles). Ce n’est plus seulement en sculpteur qu’il raisonne, mais en architecte, soucieux de l’exactitude et de la lisibilité de sa fabrique. L’objet pensé comme forme, réalisé comme sculpture, se perçoit désormais comme fabrique. Le changement d’échelle ou la mixité des matériaux n’en altère pas la qualité sculpturale bien au contraire, son implantation interfère avec le site et le concerne. Au terme de la transposition, il aura montré son unité par l’interaction des formes simples qui le composent. On peut alors en dresser l’inventaire, en décrire les effets. Une fois construit, l’objet fonctionne à la fois comme signe ou assemblage de signes, comme sculpture et comme dispositif scénographique.Premièrement, les cercles ou anneaux, en distinguant, dans l’ordre de leur découverte, celui qui délimite l’objet vu de l’extérieur, celui qui remplit l’espace intermédiaire, et le troisième qui occupe le centre. Deu-xièmement les droites, matérialisées par la chaussée transversale qui re-lie les cercles, par la levée de terre qui s’achève contre les dalles d’acier et par les lignes virtuelles qui, depuis le centre, relient les points de visée. Enfin les triangles qui modulent en creux les volumes : celui de l’entrée

intervalles

28_

et ceux que forment les encoches de granit et les plaques d’acier. Robert Morris revient à la sculpture conçue comme scénographie ou même comme urbanisme. La redondance des angles, des arêtes, des lignes de crête, contribue également à l’effet. Elle aiguise le regard. Elle confère aux fragments de paysage qu’on aperçoit une intensité qui ne tient, en vérité, qu’à l’attention qu’on leur prête.

« I am concerned with spaces that one enters, passes through, literal spaces, not just a line in the distance, but a kind of space the body can occupy and move

through. » 45 ( Robert Morris)

Robert Morris réfère l’intentionnalité de son travail à une conception qu’il croît « orientale » de l’objet dans son environnement, et qui en fe-rait le contraire de nos monuments, bâtis pour qu’on ne voit qu’eux. On peut penser qu’il considère ses environnements comme des intervalles ou plutôt qu’il ne conçoit ces objets que dans des intervalles. Il suffit de se reporter à l’étymologie latine du mot « intervalle » : intervallum, litté-ralement, « espace entre deux pieux », et par extension, entre deux palis-sades (vallum) couronnant l’agger (levée de terre, système de défense) d’où castra vallare (fortifier le camp) et circumvallare (encercler). On ne s’éloigne guère du lexique de son dispositif. Il est la forme neutre, privée d’intention, qui contient l’intervalle. La place que prend le spec-tateur détermine l’objet. On découvre que si le centre est le meilleur point de vue, il est également intenable, parce qu’on y est exposé de tous côtés. On s’en écarte donc pour y observer le vide qu’on remplissait précédemment. Il n’y a rien d’autre à voir, ni à faire, sinon rester tran-quille. On s’avise un peu tard qu’on aura été, depuis le début, le jouet d’une illusion d’optique, l’exécutant involontaire d’une scénographie qui aura commandé chacun de nos gestes.46 Reprenons l’exemple de Passageway, l’entrée se focalise sur une traversée interrompue, ce point une fois atteint, immobilise le visiteur dont l’attente l’oblige à changer de place avec lui-même. Il peut revenir sur ses pas – c’est d’ailleurs le seul moyen de sortir - tourner autour.

Voilà une partie des inventions qui, suscitées par le processus, avec les hésitations et les repentirs qui auront été constatés, ont perfectionné la machinerie de l’œuvre à la manière des scénographies de Samuel Bec-kett 47, ou moins dans la banalité d’une critique du spectacle ou de l’ego du spectateur ?

scénographie

45 - Het observatorium, inter-view with Robert Morris. p. 10.« Je suis préoccupé par des espaces que l’on pénètrent, traversent, espaces littéraux, et pas seulement une ligne dans la distance, mais une sorte d’espace que le corps peut oc-cuper et traverser. »

46 - C’est peut être ici que l’on peut voir un rapport avec la

manipulation des foules dans l’espace urbain ?

47 - Sur les affinités entre R. Morris et Beckett, en particu-lier le discours de Watt, voir Rosalind Krauss, The mind/

body problem. Sur la dimension scénographique chez Beckett,

Quad, on signale l’ouvrage d’Isabelle Ost, Samuel Beckett

et Gilles Deleuze : cartographie de deux parcours d’écriture,

Publications des facultés universitaires Saint Louis,

Bruxelles, 2008.

29_

Ce sont Merlau Ponty et ensuite l’École de Constance et le courant de pensée française des années 1960 (Roland Barthes, Jacques Derrida, Michel Foucault) qui affirment le rôle du spectateur dans la production du sens de l’œuvre et ont développé des discours prônant la liberté du spectateur. Depuis de nombreux artistes se sont engagés dans cette réfexion, imaginent des dispositifs intrigants, ludiques, agressifs, etc., mettant en scène le spectateur. Tous les moyens d’activer un nouveau rapport à la création sont expérimentés ; quelle que soit la forme de sa présence, le visiteur est là.

L’art contemporain dès les années 1960 modifie radicalement le rôle du public. L’œuvre s’ouvre aux commentaires, aux questions, à l’échange entre les visiteurs. La distance et le silence ne sont plus de mise. L’art contemporain, bien avant les institutions, « propose un nou-veau concept de spectateur, lié à une formation par des exercices qui ne sont pas des épreuves. Ces exercices, artistiques et non plus esthétiques, ont pour pro-priété de configurer progressivement le corps du spectateur dans et par le rapport à l’autre. Ils induisent des formes nouvelles de construction de soi, dans l’interfé-rence. » 48

Ce spectateur, Marcel Duchamp le nomme dès 1914, le regardeur. L’artiste souligne l’activité du visiteur qui ne se contente pas de voir, mais doit prendre le temps de rencontrer l’œuvre, d’en saisir la por-tée et de partager avec d’autres son opinion, ses analyses. Marcel Duchamp met en avant un aspect qui s’avérera primordial au fil des décennies : plus que jamais le spectateur devra s’ouvrir à l’autre et à l’œuvre, faire l’effort de dépasser son apparente complexité.

Les évolutions de l’œuvre d’art au cours du XXème siècle vont s’avé-rer capitales dans la reconsidération de la figure du spectateur. Dada interpelle le public, provoque sa réaction dans les performances. Les dadaïstes parviennent à modifier l’attitude passive des regardeurs en au-torisant les cris, les interjections, les lancers de projectiles au cours de leurs pièces de théâtre. Ce premier pas met à mal la distance séparant l’artiste et la création de celui qui observe et admire. Il sera accompagné de plusieurs gestes de désacralisation de l’œuvre d’art. L’acte le plus représentatif du théâtre dada est celui mené par André Breton, le 23 jan-vier 1920, au Palais des Fêtes rue Saint-Martin, devant un public inter-loqué. André Breton muni d’une éponge efface une réalisation picturale

48 - Christian Ruby, L’Âge du public et du Spectateur, Essai sur les dispositions esthétiques et politiques du public moderne, Bruxelles, La lettre volée, 2007, cit. p. 184.

spectateur

30_

que crée Francis Picabia.

« Il est inadmissible qu’un homme laisse une trace de son passage sur la terre ». Le geste d’André Breton synthétise le théâtre dada, il est un acte de dépassement de l’art sur le terrain de la vie. Pour le public, désormais, la donne est définitive-

ment changée. » 49 (Vincent Amboise)

Ainsi que l’envisageaient les mouvements d’avant-garde, le corps ne se contente plus avec l’art contemporain, d’être écrin d’un esprit s’émer-veillant face à des pièces inertes.Dès les années 1960 plusieurs formes d’art apparaissent, qui vont de-mander au visiteur une action physique. Il ne s’agit pas toujours de radi-cales modifications mais la prise en compte du public dans le processus de création modifie leur approche. L’ouvrage d’Umberto Eco, L‘œuvre ouverte, inspirera à cette époque de nombreux artistes, soulignant qu’ « aucune œuvre d’art n’est vraiment fermée, chacune d’elles comporte, au-delà d’une apparence définie, une infinité de “lectures possibles. » 50

Les œuvres de grande échelle du Minimalisme exigent ainsi des dépla-cements permettant de varier les points de vue 51. Le rapport aux œuvres du minimalisme est d’un autre ordre, car il inclut l’espace du regardeur, ne le met pas à distance. Certaines pièces sont d’ailleurs installées au sol, questionnant leur identité d’œuvre à tel point que l’on peut, sans y prendre garde, marcher dessus. En incitant le spectateur à prendre part à la création par une action même minimale, les artistes créent un art participatif, même s’il ne s’agit que de provoquer une action minime du spectateur.Les propositions sollicitant l’un ou l’autre des sens sont nombreuses, et remettent en question l’interdiction de toucher les œuvres d’art. Les propos des créations participatives dépendent de l’époque de leur créa-tion, des découvertes scientifiques successives, d’une volonté de démo-cratiser l’art, de le libérer des lieux institutionnels en l’exposant dans l’espace public, etc.Nous verrons que l’installation n’exclut par totalement la présence et les agissements du spectateur dans son espace. On pourrait avec le recul constater que ces premières sollicitations du corps du spectateur demeu-rent visuelle ; obligeant le spectateur à se déplacer, à changer de point de vue pour appréhender l’image ou encore à gérer son équilibre. Sa vision est remise en question et accompagnée d’un mouvement géné-ral du corps. Notons que le procédé de l’anamorphose obligea dès la

acteur

49 - Vincent Antoine, Dada, cir-cuit total, Paris, Les dossiers H, 2005, cit. p. 509.

50 - Umberto Eco, L’Oeuvre ou-verte, 1962, Paris, Seuil, p. 43.

51 - On peut ici penser au L-Beams de R. Morris.

31_

fin du XVème siècle le spectateur à se déplacer afin de percevoir, dans ses proportions d’origine, une image déformée introduite dans la toile. L’exemple le plus célèbre sans doute date de 1533, il s’agit de l’œuvre d’Hans Holbein rebaptisée Les ambassadeurs. En quittant la salle dans laquelle est exposée la peinture par une porte située sur sa droite, les visiteurs voyaient peu à peu se dessiner un crâne, vanité rappelant la brièveté de l’existence.

Ainsi de manière radicale, certains artistes créeront-ils des environne-ments dans lesquels le spectateur doit se déplacer, expérimentant une perception visuelle différente. Des artistes tels que James Turrell as-sumeront pleinement cette fin, plongeant le visiteur dans des environ-nements perceptuels. La lumière, matériau de prédilection de l’artiste depuis la fin des années 1960, rappelle de manière parfois violente la présence du corps, elle le trompe, le déséquilibre, crée un espace fictif bouleversant les sens.Malgré ces expériences qui touchent un public restreint, il demeurera longtemps complexe de déclencher l’action de toucher en art. La sa-cralisation des œuvres et la distance avec le spectateur sont remises en question à maintes reprises, mais le public demeure méfiant ; son geste n’altérera-t-il pas celui de l’artiste ?Lorsqu’en 1947, Marcel Duchamp expose Prière de toucher, sein de caoutchouc présenté sous une plaque de verre (initialement, il s’agit de la couverture d’un catalogue), il s’oppose clairement à une règle muséale tacite et essentielle. Tout au plus le spectateur a-t-il le choix d’entrer ou de demeurer à la porte de l’exposition. Lorsqu’il est plongé dans ce type d’espace, il est soumis aux conditions de l’artiste et son corps, malgré lui, est interpellé par les signaux de tous types. Le public est dans l’œuvre, il est à la fois sa victime consentante et la condition de son existence. Observons en ce sens le dispositif ludique et parti-cipatif du labyrinthe invisible de Jeppe Hein. En 2005, il réalise un labyrinthe virtuel, invisible, à l’Espace 315 du Centre Pompidou. L’es-pace est vide et le visiteur se l’approprie, se heurte à des impasses. Des ondes infrarouges le forcent à prendre un chemin qui change tous les jours. Le visiteur est devenu le médium même de l’œuvre, il effectue une sorte de danse dans l’espace, accomplissant ainsi, à travers l’expé-rience, l’œuvre elle-même.

« Le labyrinthe de Jeppe n’est pas visuel, ni tactile. Il ne cherche ni la révolution,

expérience

32_

ni la destruction. Jeppe laisse le visiteur libre de repartir sans en faire l’expé-rience. Il n’a rien contre le visiteur apathique. Par contre, Jeppe aime l’interac-

tion […] son labyrinthe n’existe pas sans le visiteur, ils ne font plus qu’un. » (Christinne Macel)

Je me souviens, il y a deux ans de l’exposition d’une artiste anglaise à la Whitechapel à Londres. Elle avait dessiné sur les murs du centre d’art, tous les réseaux qu’elle avait dû emprunter pour se faire connaître et enfin exposer. Cette œuvre interroge les effets du capitalisme global sur la manière d’exposer les oeuvres d’art et la nature des liens entre l’oeuvre, l’artiste et le spectateur.

« Selling the Collection » 52 est un article qui décrit le changement d’at-titude envers les objets conservés dans les musées. Ces derniers étant aujourd’hui appelés des « biens ». C’est à dire qu’au lieu de considé-rer les collections comme partie du patrimoine culturelle, ou comme des symboles spécifiques et irremplaçable, on perçoit depuis les années 1970 - 80, le musée comme autant de capitaux qu’une multinationnale ! Ce revirement de situation est le symptôme d’un changement plus pro-fond dans le contexte même du fonctionnement muséal.

« La crise subie par le monde muséal découle en grande partie de l’esprit de l’économie de marché des année 80. Le musée n’est plus conçu comme le gar-dien du patrimoine public mais comme une entité d’entreprise qui possède un

fond hautement commercialisable et qui a la volonté d’en tirer partie. » 53

C’est le marché de l’art qui aujourd’hui fait pression sur les musées.

« Certaines personnes voudrons transformer le musée en résau de concession-naires. » (George Goldner du Getty museum)

Rosalind Krauss dans son article « Logique culturelle du musée dans le capitalisme tardif » fait le rapprochement entre le mouvement minima-liste et les nouvelles logique culturelles des musées. En effet, le minimalisme s’est défini en fonction de la production in-dustrielle, permettant ainsi la reproduction d’une œuvre à partir de ses plans. Ce qui représentait bien évidemment une transgression du statut de non-reproductibilité d’une œuvre d’art originale. Certains des pro-jets ont été vendus à des collectionneurs, qui ont pu refaire fabriquer certaines pièces. D’autres collectionneurs, ont quant à eux carrèment

consommation

52 - Article paru dans ans Art in America de juillet 1990.

53 - Auteur de l’article « Selling the Collection », paru dans Art in America en juillet 1990.

33_

bloqué les œuvres de Donald Judd par exemple, pour faire grimper leurs côtes ! Nous sommes donc confrontés à l’activité toute puissante des marchés, qui restructurent l’original en « biens », en reproduisant l’œuvre par la technologie de la production de masse. Peut-on dire que le minimalisme a contribué à une culture de sérialité, de multiples sans originaux, c’est à dire à une culture de production de marchandises ?

« Le minimalisme a été conçu dans une résistance spécifique au monde tombé dans la culture de masse. » 54 (Rosalind Krauss)

Le minimalisme par ses matériaux et ses modes de fabrication s’oppose à la sculpture et à l’art traditionnel. Ce qui participe donc à ce qui semble structurer le capitalisme de consommation : la sérialité. Les artistes mi-nimalistes consigne l’objet original dans un monde de multiples et de simulacres. La forme fabriquée en série enferme l’ojet dans un système. Cette analyse nous amène à penser que l’on est dans une logique de re-programation culturelle. L’œuvre peut alors être prise dans la logique de la production de marchandise. En effet, aujourd’hui, nou sommes dans une forme de capitalisme encore plus pur, dans lequel on voit les modes industriels infiltrer des sphères comme les loisirs et l’art, qui étaient au-paravant plus ou moins séparés d’eux.

« ..., le capitalisme tardif constitue pour la première fois dans l’histoire une in-dustrialisation universelle généralisée. » 55 (Ernest Mandel)

C’est ainsi que certains directeurs de musées parle de « leurs collec-tions ». Mais le marché auquel ils doivent répondre est celui de l’art et non celui de masse. Pourtant, Tom Krens, directeur du Guggenheim parle « d’une industrie du musée », cette même industrie qui a besoin de fusion, d’acquisition, de gestion des biens... Tom Krens voit les expositions comme des purs produits de consommation. Le musée ce-lon sa philosophie, aurait besoin de marketting, de plus d’espace pour mieux vendre son produit, de produits dérivés... Il faut donc de plus gros stocks de fonds et d’engager la collection comme une circulation de capitaux !Ce nouveau musée industrialisé a aujourd’hui en commun avec d’autres secteurs de loisirs industrialisés, comme les parcs d’attraction, le ciné-ma 3D... qu’avec le musée de l’ère pré-industrielle. Ce nouveau musée traite donc avec les marchés de masse, l’expérience du simulacre et le

frontières

54 - Rosalind Krauss, « La lo-gique culturelle du musée dans le capitalisme tardif », Une anthologie de la revue Texte zur Kunst de 1990 à 1998, Catherine Chevalier et Andreas Fohr, Dijon, Les presses du réel, 2010, p.195.

55 - Ernest Mandel est un économiste et un théricien marxiste.

34_

nouveau spectateur, qui est un sujet à la recherche d’intensité.

« Ce n’est que son réaménagement, ou plus exactement de son éclatement, que

surgiront les possibilités d’organisation, à un niveau supérieur, du mode de vie. » 62 (Guy Debord)

Qu’advient aujourd’hui l’espace d’urbanité, le lieu du partage ou ce qu’il en reste ? L’espace public franchisé, s’est substitué à l’espace public comme lieu de l’expérience sensible. Dans son souci d’être commun, il a presque totalement évacué la culture dès lors qu’elle ne prend pas la forme d’un spectacle ou d’une marchandise. En quoi la dérive urbaine ou la flânerie peut aujourd’hui constituer un lieu de résistance à la pro-duction d’une esthétique des flux visant à encadrer, de manière plus ou moins autoritaire, les individus et les sociétés ?

62 - Guy Debord, Les interna-tionales situationnistes, Paris, Fayard, 1997, p. 45.

35_

36_

Bibliographie

Libero Andreotti, Le grand jeu à venir, textes situationnistes sur la ville, Paris, La villette, 2007. Paul Ardenne, Terre habitée, humains et urbain à l’ère de la mondialisation, Paris, Archibooks, 2005. Marc Augé, Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil, 1992. Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, Paris, PUF, 1984. Samuel Beckett, En attendant Godot, Paris, Minuit, 1952.Samuel Beckett, Nouvelles et textes pour rien, L’expulsé, Paris, Minuit, 1955. Samuel Beckett, Fin de partie, Paris, Minuit, 1957.Samuel Beckett, La dernière bande suivi de Cendres, Paris, Minuit, 1959.Samuel Beckett, Watt, Paris Minuit, 1968.Samuel Beckett, Le dépeupleur, Paris, Minuit, 1970.Samuel Beckett, Premier amour, Paris, Minuit, 1970.Samuel Beckett, Comédie et actes divers, Paris, Minuit, 1972.Samuel Beckett, Quad et autres pièces pour la télévision suivi de L’épuisé par Gilles Deleuze, Paris, Minuit, 1992.Henri Béhar et Catherine Dufour, Dada circuit total, l’âge d’homme, Paris, Dossiers H, 2005. Françoise Choay, Pour une anthropologie de l’espace, Paris, Seuil, 2006.Noam Chomsky, Sur le contrôle de nos vies, Paris, Allia, 2003.Merlin Coverley, Psycho-géographie! Poétique de l’exploration urbaine, Lyon, Les moutons électriques pour la traduction, l’adaptation et l’édition française, 2011. Guy Debord, Les internationnales situationnistes, Paris, Fayard, 1997.Gilles Deleuze, Le pli, Leibniz et le baroque, Paris, Minuit, 1988.Gilles Deleuze, Félix Guattari, Capitalisme et schizophrénie, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980.Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, Minuit, 1992. Georges Didi-Huberman, Génie du non-lieu, air, poussière, empreinte, hantise, Paris, Minuit, 2001.Georges Didi-Huberman, Atlas ou le gai savoir inquiet, L’œil de l’histoire, 3, Paris, Minuit, 2011. John Dewey, L’art comme expérience, trad. fr. J.-P. Cometti, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 534, 2010.Umberto Eco, Lœuvre ouverte, 1962, Paris, Seuil.Eric Hazan, L’invention de Paris, Paris, Seuil, 2002.Michel Foucault, Surveiller et punir, la naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975.Michel Foucault, Le corps utopique, les hétérotopies, Paris, Lignes, 2009.Sigmund Freud, Le malaise dans la civilisation, trad. fr. J.-P. Lefebve (dir.), Paris, Seuil, coll. «Points», 2010.Catherine Grenier, Robert Morris, Éditions du Centre Pompidou, Paris, 1995.Jürgen Habermas, Raison et légitimité. Problèmes de légitimation dans le capitalisme avancé, 1973, trad.fr. , Paris, Payot, coll. Critique de la politique, 1978.Isaac Joseph, Le passant considérable. Essai sur la dispersion de l’espace public, Paris, Méridiens-Klincksieck, 1984.Isaac Joseph, La ville sans qualités, La Tour d’Aigues, Aube, 1998.Rem Koolhaas, Junkspace, Paris, Payot/Rivages, 2002.Rem Koolhaas, New-York délire, Marseille, Parenthèse, 2002.Rosalind Krauss, « La logique culturelle du musée dans le capitalisme tardif », Une anthologie de la revue Texte zur Kunst de 1990 à 1998, Catherine Chevalier et Andreas Fohr, Dijon, Les presses du réel, 2010, p.186 - 203. Henri Lefebvre, La pensée marxiste et la ville, Belgique, Casterman, 1972. Jean-François Lyotard, La condition postmoderne, Paris, Minuit, 1979.Isabelle Mauchin (coordination éditoriale), La ville magique, Paris Gallimard, 2012, Lille, LaM, 2012. Eric Maurin, Le ghetto français, Paris, Seuil, 2004.Karl Marx, Le capital, Paris, PUF, 2006.Jean-Michel Mension, La tribu, Paris, Allia, 1998. Georges Perec, Espèces d’espaces, Paris, Galilée, 1974, rééd. 2000.Jean Rolin, La clôture, Paris, POL, 2002.Harold Rosenberg, La dé-définition de l’art, Paris, Brohé, 1992.Katia Schneller, Robert Morris sur les traces de Mnémosyne, Paris, Archives contemporaines, 2008.Richard Scoffier, Les villes de la puissance, Cahors, Jean Michel Place, 2000.Boris Vian, Le Schmürz, Paris, Arche, 1959.

37_

Filmographie

Samuel Beckett, Film, 1965.Roman Polansky, Répulsion, 1965.Buster Keaton, One Week, 1920.Wim Wenders, Alice dans les villes, 1974.

Émissions radio, articles de presses

Anselm Jappe, Salker, un art sans art, Laura, n°8, octobre 2009 - mars 2010, p.8-11.Stéphane Lépine, «L’Ombilic», Jeu : revue de théâtre, n° 64, 1992, p. 65-80.

38_

39_

Remerciements à Sandra Delacourt, Marie-Christine Linck, Tristan Trémeau, Antoine Parlebas, Bruno Saulay pour leur soutien

lors de la conception et de l’écriture de ce mémoire.

Merci à mon amie Marine, qui m’a donné de précieuses informations sur l’architecture, et à Nono pour La Commune de Paris !

Merci à mon oncle René pour les longues discussions socio-politiques.

Merci à Cécile Hartmann qui m’a donné le goût de lire Samuel Beckett.

Bref, merci à tous ceux qui ont été patients.

40_

41_

42_

Esb

at T

ALM

site

de

Tour

s

Robert Morrris, Passaweway, 1961.

----------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------