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  • 8/18/2019 Extraits Heros

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    Claire Duport

    Héro(s)Au cœur de l’héroïne

     

    Éditions Wildproject

     Postface de Jean-François Mattei

     Épilogue de Michel Peraldi

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    A POUR  ABSENTS 

    A POUR  AMOUR  

    B POUR  BAUMETTES 

    B POUR  BRICOLAGES 

    C POUR  CYCLES 

    D POUR  DÉPENDANCE 

    D POUR  

    DIACÉTYLMORPHINEÉ POUR  ÉGLISE

    E POUR  EXTRAITS

    F POUR  FLASH

    G POUR  GRIFFONNÉ

    H POUR  HEUREUSE

    I POUR  I NTERDIT

    J POUR  JAVEL

    K POUR  K ATMANDOU

    L POUR  LIBAN 

    M POUR  MORTS

    M POUR  MUSIQUES

     N POUR  NO FUTURE

    O POUR  ORGASME 

    P POUR  PASSEPORT

    Q POUR  QUARTIERS

    R POUR  R ÉDUCTION DES RISQUES

    R POUR  R IRE S POUR  SALLE DE SHOOT

    S POUR  SCÈNE OUVERTE

    T POUR  TOXICOMANIES

    T POUR  TRAFICS U POUR  U NIVERSITÉ

    V POUR  VIRÉE

    W POUR  T  HE  W  IRE 

    X POUR  A NONYME 

    Y POUR  YAZID

    Z POUR  Z  A’ MA

    Sommaire

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    C’ÉTAIT L’ÉTÉ 1980. SUR  LA PLAGE DE LA CONCHA, À une encablure de l’appartement sous les toits où nousrentrions au petit jour, le délire nocturne se poursui-vait jusqu’à ce que les premiers baigneurs viennentdéloger les derniers échoués de la nuit : fêtardscomme nous, poussés de la parte vieja après la fer-meture des tavernes, routards de passage qui avaientélu domicile sur cette plage pour quelques jours ouquelques semaines, zonards des quartiers pauvresquittant leur bas d’immeuble le temps d’une virée,ou jeunes de bonne famille venus s’encanailler avecun dernier bain de minuit… Tous des échoués de lanuit, avec les restes de l’épave : le calimotxo, ce mau-vais vin mélangé au Coca qui monte à la tête plus fortet plus vite que n’importe quel alcool, les pétards qui

    tournent aussi simplement qu’une rumeur, et l’hé-roïne. Il se disait déjà qu’elle faisait des ravages ; on

     prenait ça pour une idée reçue, une de plus.Presque trente ans plus tard, c’est à Marseille que

     je retrouve l’héroïne. Au détour d’une conversation,les responsables de la mission Sida-Toxicomanies dela Ville disent : « Marseille a payé un lourd tribut à

    l’héroïne ; il faudrait un jour en raconter l’histoire,laisser trace… » C’est comme une invitation, quiva cheminer dans mon travail de sociologue, et lenourrir, jusqu’à ce livre.

    Dans ce livre, tout vient d’aujourd’hui, mais s’est passé des années 1968 à 2000, à partir de Marseille.Ces années-là, parce qu’elles flânent depuis la find’une légende qu’on a appelée la French Connec-tion, et qui marque le début de la diffusion massivede l’héroïne en France, jusqu’à sa régression à lafin des années 1990. Et souvent Marseille, parce

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    que l’héroïne est comme un personnage récurrentde l’histoire de cette ville, plus que de toute autre :dans les romans, les films, les représentations et lesréputations, mais aussi dans la vie.

    Les héros de l’héro, ce sont les usagères, les usa-gers, celles et ceux qui ont cheminé et cheminentà son côté. Et tout près d’eux, celles et ceux qui

     pensent que leur histoire est aussi notre histoire.

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    Apour AbsentsMOMO, ET TANT D’AUTRES

    Ils sont une dizaine autourde la grande table de réu-nion : des anciens usagersd’héroïne, des militants de

    la réduction des risques ou de la prévention ; des professionnels du soin, de l’éducation spécialisée,des institutions de santé publique. Ils sont réunis

     pour raconter l’histoire de l’héroïne à Marseille. Ils

    se connaissent, certains de longue date, d’autres de proche en proche. Ils se retrouvent, dans les compli-cités ou dans les désaccords, dans les histoires par-tagées, les mémoires communes, celles qui diffèrentet ravivent les controverses. Ce sera le début de troisannées de recherche, de longs débats et de dialoguessur l’héroïne à Marseille, que d’autres voix viendront

    nourrir : des usagers, des dealers, des soignants, desmilitants, leur famille, leurs amis, leurs voisins. Etles voix des absents, à travers les archives, les récits,les mémoires.

    Ce jour là, c’est Béatrice qui ouvre le bal des sou-venirs : « Quand on évoque la question du souve-nir, je me dis : qui va raconter l’histoire de MansourHammadi, de Nasser Tachougaft (qu’on appelaitGirafe), de Momo… pour parler de ceux qui me sontchers ? Mon idée, c’était qu’avant que nous-mêmessoyons totalement alzheimériens, on fasse une sorte

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    de monument, un truc avec les témoignages des sur-vivants. Il faudrait avoir ça : des gens qui raconte-raient Momo. »

    Momo, c’est Mohamed Hamla1. Un enfant duPanier, à Marseille. Ce quartier de pauvres, d’im-migrés, à la réputation sulfureuse de fosse à ban-dits du milieu, à marins perdus et à petites gens, quideviendra la vitrine touristique de la ville au tournantdes années 2000. Au Panier, il apprend la rue, côtoiedes mauvais garçons, des anciens de la French, etl’héroïne. Il cheminera avec elle, jusqu’à sa mort, le23 mai 2000.

    En 1993, Momo passe la porte de Transit, la pre-mière boutique en France d’accueil pour usagers dedrogue, qui se trouve quasiment en face de chez lui.

    C’est un beau jour : parce que Momo va y rencontrerÈve, la femme de sa vie – ces deux là s’adoraient,se souvient-on –, et aussi celles et ceux qui l’accom-

     pagneront bientôt dans ses combats pour une réduc-tion des risques liés aux usages de drogues. C’est un

     beau jour pour eux aussi, parce que Momo va désor-mais faire partie de leur vie, durablement. Car avec

    sa part d’ombre autant que de fantaisie, Momo estaussi généreux, pas avare pour partager l’expériencede l’usage et celle de la rue, les disputes, la fête, la

     prudence, les veillées pour ceux qui meurent, ou lesrepas gastronomiques mitonnés dans sa cuisine.

    Quelques mois plus tard, Momo sera le premierusager actif de drogue embauché par Médecins dumonde comme animateur de prévention. Le premier

    1. Les noms cités dans ce chapitre sont authentiques. La plupartdes autres ont été modifiés (voir « X pour Anonyme »).

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    « professionnel d’expérience », par différence aux professionnels diplômés. Et Momo bouscule les pra-tiques de terrain, les idées sur les drogues, mais aussiles institutions. Il arpente les rues du centre-ville etles bas d’immeubles des cités avec le bus d’échangede seringues, il s’engage, décode la ville, s’expose,sécurise, ferraille, s’autorise : il bouge les lignes.

    Mais ça ne suffit pas. Alors, en octobre 1995, ilcrée l’association Asud à Marseille2. Jean-Paul etPaolo, usagers comme lui, sont là aussi. Et Benoît,et Béatrice, qui font les petites mains pour rédigerles statuts. Asud, c’est l’endroit où se réhabilite ledroit à la parole de l’usager, et où s’engagent descombats politiques : des salles de consommation,l’accès à la substitution, la légalisation de l’usage

    de drogues. Mais aussi, et en fait d’abord : la citoyen-neté, la dignité et la solidarité, défoncé ou pas ! C’estavec Asud que Momo témoignera au plus vif de sacapacité à rassembler des gens qui n’auraient pas puse rencontrer autrement : des usagères et usagers dedrogues – de l’institutrice à la prostituée, du DJ au

     junkie à la rue – et des non-usagers, pour certains

    même à des années-lumière des questions de drogue.La marque de fabrique d’Asud-Mars-say-yeah, cesera : une éthique du quotidien, ici et tout de suite.

    Leïla habite de l’autre côté de la ville, dans unecité HLM des quartiers nord, loin du quartier duPanier. Momo est là, aussi. Il est partout où les ins-titutions d’aide aux toxicomanes ne sont pas encore,et où les usagers n’osent pas se montrer. En centre-

    2. Asud : Autosupport des usagers de drogues. Voir « S pour

    Salle de shoot ».

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    ville, il y a la drogue dans une forme d’anonymat.Mais se mettre au milieu d’une cité, c’est avoir toutle monde à la fenêtre qui voit Momo avec son busd’échange de seringues. Et tout le monde sait.

    « Je suis ressortie de prison, j’ai repris l’héroïne.Médecins du monde commençait à venir dans la cité,et il y en a eu un, Momo, qu’il repose en paix, quim’a dit : “Mais tu fais quoi ?”. Je piquais n’importecomment, j’arrivais pas à la faire monter, et c’est le

     pauvre Momo qui m’avait appris ça : premièrementil faut toujours l’envoyer en travers, au lieu de s’in-

     jecter de ce côté-là, la seringue, il faut la rentrer dece côté. Deuxièmement pour bien la sentir pendantun moment, il faut que ton cerveau n’accepte pas ladescente. “Parle à ton cerveau !” 

    Momo ! Et Nasser, aïe aïe aïe ! Momo me disaittoujours : “C’est pas ton monde Leïla, ne reste paslà, touche pas à ça, arrête. T’es pas con.” “D’où je nesuis pas con ? J’ai rien dans la tête…” “Mais d’où t’escon, ça fait deux heures qu’on discute ensemble !”À l’époque, ils n’avaient pas le droit d’accompagnerdes jeunes au centre Casanova3. Il fallait que les

     jeunes se déplacent seuls. Moi, je ne sais pas pour-quoi, Momo et Nasser, ils m’ont emmenée, là-bas.Ils sont venus me chercher en 205 grise, je me sou-viendrai toujours. Ils m’ont présentée au directeur endisant : “Elle veut arrêter la drogue. On sait qu’on

    3. Le Csapa Danielle-Casanova (Centre de soins d’accompa-gnement et de prévention en addictologie) est un établissementde soins spécialisés en ambulatoire pour usagers de substances

     psycho-actives, licites ou illicites. Créé par Médecins du Mondeen 1995, le Centre Danielle-Casanova est géré depuis 1998 parl’association Prévention et soin des addictions.

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    n’a pas le droit d’amener des jeunes, mais elle, c’est pas son monde. Elle doit vraiment en sortir.” Je suisentrée au centre, j’ai connu le traitement. On essayaitde trouver un logement, ils ont tout fait pour m’aider,ils y sont arrivés. Je remercie beaucoup Momo, et

     Nasser. Ce sont des personnes qui ne lâchent pas lesgens, ils sont toujours là, toujours là. »

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    Apour AmourUNE APRÈS-MIDI

    DE PRINTEMPS

    C’est un petit appartement àl’orée du village. De la cui-sine, face à la terrasse baignée

    de soleil, on aperçoit le Luberon et, plus avant, desvignes et des oliviers. Sur le buffet, quelques pho-tographies : une fillette et un petit garçon, la petitefille devenue jeune femme, en robe fleurie au bordde la mer, le garçon en tenue de football, un mariage,et Céline, rayonnante, ses enfants adultes se serrant

    à ses côtés. Elle est belle : sur la photo, et aussi là,dans sa cuisine pleine de soleil.

    Elle propose qu’on s’installe là, sert le café et parle comme si l’on se connaissait déjà. Premièreschaleurs de printemps, elle me suggère d’enlevermon pull et dit dans un sanglot « moi, je n’y arrivetoujours pas », en relevant pudiquement quelques

    centimètres de manche de son gilet, laissant décou-vrir des avant-bras gonflés, marqués de crevasses,d’anciens abcès mal cicatrisés et de taches sanguines.

    Puis son sourire s’éclaire à nouveau, et le regards’éloigne à travers la fenêtre quelque part vers leschamps de coquelicots, attendri.

    « La première fois que pris de l’héroïne, j’avaistrente ans. Oui, je m’en souviens très bien. C’étaitavec un homme que j’ai beaucoup aimé, avec qui j’aieu un enfant. J’étais très amoureuse et je savais qu’ilfumait de l’héro mais bon, fumer, pour moi, ce n’était

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     pas catastrophique. Après, on a vécu ensemble et un jour, dans la salle de bains, je l’ai retrouvé avec uncopain, et une seringue. Et là, ç’a été un choc, parceque moi, je ne savais rien de tout ce monde… C’estchoquant quand on ne connaît pas quand même.

    Eh bien, j’ai pris peur ! Hum ! C’est un autremonde, il faut être habitué à ça, ça fait peur, hein ?Mais un jour, j’ai voulu goûter. J’ai dit : “C’est

     pas possible… il faut qu’il y ait quelque chose demagique pour que tu sois accro à ça !” J’ai voulugoûter, voilà. J’ai dit : “Écoute, fais-moi comme tufais, pour voir ce que ça fait.” Voilà. Et pendant troismois, j’ai été malade comme un chien. Mais j’ai per-sisté. Parce que les premiers temps, quand vous neconnaissez pas, ça vous fait vomir. Malade. Mais

    l’amour, qu’est-ce que ça ne fait pas faire, l’amour…Jusqu’au jour où c’est bon. C’est très bon. »

    Céline raconte, sa vie de femme amoureuse, demère attentive, de travailleuse agricole. Tout çadepuis trente ans, dont seize avec l’usage d’héroïne,intensément. Les moments formidables de vie defamille, de fêtes, d’amitiés, de belles relations de tra-

    vail. Et les moments sordides, de mauvais plans oude mauvaise drogue, de douleur du manque, de peurd’être démasquée au travail, de deuil des amours oudes amis. Elle raconte avec simplicité, les chosestelles qu’elles sont, sans nostalgie et sans regrets.

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    Cpour CyclesDE LA FIN DE LA FRENCH

    À LA FIN DE L’HÉRO

    Avec le groupe de recherche8,nous faisions l’hypothèse quela période 1968-2004 embras-

    sait le cycle historique de l’héroïne en France, com- posé de quatre moments : celui de « l’invention »,caractérisé par des usages restreints jusque dans lesannées 1960 et début 1970 ; celui de « la diffusionmassive », au tournant des années 1970 puis 1980,caractérisé par un élargissement des modes de tra-

    fic et d’usage et par la diversification des acteurs ;celui de « la banalisation, mais aussi de l’hostilité »

     jusqu’au milieu des années 1990 ; et celui de « larégression » des usages puis de la restriction de l’ac-cès au produit à partir de la fin des années 1990. Cequi se dessinait alors comme une courbe en clocheest confirmé par nos recherches9. Et si l’on prend

    les cycles par leur chronologie, il apparaît pour tous

    8. « L’héroïne en France, une histoire sociale et culturelle de

    la diffusion des usages et des trafics, 1968-2004. » Recherche

    soutenue par l’Agence nationale de la recherche de 2013 à 2015,

    dirigée par Michel Kokoreff, avec Anne Coppel, Aude Lalande,

    Liza Terrazzoni, Claire Duport, Michel Peraldi, Alexandre

    Marchant, Fabrice Olivet, Mikaël Kazgandjian, et de nombreux

    contributeurs.

    9. Dont on pourra lire les résultats dans le rapport complet de

    recherche qui sera remis à l’ANR au printemps 2016, et consul-

    table.

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    (les usagers, les dealers, les soignants, les accom- pagnants, les Marseillais en général) que nos quatremoments se comprennent à travers la place et lerôle, différenciés, des modes d’approvisionnementet d’organisation des trafics, des types d’usage etd’usagers, et des modalités d’intervention publique.

    Il y aurait donc une période, que l’on dit de « lafin de la French », au tournant des années 1960-1970. On trouvait alors à Marseille une héroïne

     blanche, peu chère et de bonne qualité, essentiel-lement dans le quartier du Panier par dizaines degrammes ou par once, et au détail dans quelques barsde la Belle-de-Mai, quelques coins de la rue Thu-

     baneau et des alentours de Saint-Charles. Il fallaitsavoir à qui s’adresser pour acheter, montrer patte

     blanche avant d’accéder à tel appartement où tellearrière-salle de jeux clandestins, même si certainsvenaient des facs lyonnaises, du quartier Latin pari-sien ou des clubs branchés de la Côte d’Azur pours’approvisionner de cette « blanche marseillaise »

     prisée. On goûtait au produit, entre connaisseurs ; etl’on achetait, pour une consommation personnelle

    et pour revendre dans un cercle de connaissances,voire de proches. C’était l’héroïne des aventuriers :intellectuels et autres artistes en rébellion, mauvaisgarçons et jeunes en rupture, en quête d’expérienceset d’harmonie ou, plus généralement, dans cette findes Trente Glorieuses10, désireux de tout embrasser

    10. Un sexagénaire précise : « Quand on avait 20 ans avant lesannées 1980, on pouvait ne se soucier ni du présent ni de l’avenir.On cherchait un travail à 8 heures du matin, à 9 heures on l’avait.C’est l’époque où il y avait des pompistes, des livreurs… Moi

     j’étais magasinier dans une usine, après j’ai été veilleur de nuit

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    de l’insouciance de leurs 20 ans. Et vivre tout commeune aventure : les relations sexuelles, la musique, lafac, les drogues et les voyages.

    Des voyages qui suivent aussi d’autres voies d’ap- provisionnement en haschisch, morphine ou héroïne,sur les routes ouvertes par les beatniks et les hip-

     pies vers le Liban, la Thaïlande, l’Afghanistan ou le Népal. Et ouvrent aussi à des rencontres jusque-làimprobables, entre jeunes issus de milieux sociauxet de quartiers très divers. C’est aussi le temps oùl’opinion publique navigue entre condamnation etindifférence, même si dès le milieu des années 1960on voit augmenter considérablement le nombre detoxicomanes dans les hôpitaux. La France découvrecette drogue qui « assassine la jeunesse » qualifiée de

    « menace n°111 » qui fait la une des journaux natio-naux, comme le décès d’une jeune fille de 17 ans paroverdose d’héroïne à Bandol en août 1969. Quelquesmois plus tard, le parlement français vote la loi quiinterdit la vente et l’usage de stupéfiants12.

    Fin de l’aventure : à cette période de diffusionrestreinte succède une période de diffusion massive,

    tant en quantité de produit, d’usagers et de vendeurs,qu’en diversité de lieux et de milieux sociaux et cultu-rels. Entre le milieu des années 1970 et le milieu desannées 1980, la vente et la consommation d’héroïne

    dans un hôtel, des boulots, j’en ai fait des dizaines. On travaillait

     juste pour ramasser un peu d’argent, pour pouvoir faire la fête

    ou partir en voyage. On prenait pas un truc au mois, d’ailleurs

    autant que je me souvienne, avant 1968, les gens étaient payésà la semaine. »

    11. Le Parisien libéré, 1 juillet 1968.

    12. Voir « I pour Interdit ».

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    se font à Marseille plus visibles, « un peu partout ».Les filières d’approvisionnement se diversifient : à laquasi-exclusivité de l’approvisionnement en héroïne

     par les filières de « queue de comète » de la French oude routards revenus des Indes s’ajoutent des modesde distribution et de vente très divers, allant du « sys-tème tupperware » (un fournisseur – même en petitesquantités – invite des curieux à goûter le produit etse faire revendeurs à leur tour) à l’usage-vente (unusager coupe son produit déjà acheté au détail, eten revend une partie pour financer sa consommation

     propre) ; de la petite organisation locale (de prochesd’un même quartier, d’une même famille ou d’unemême origine, qui investissent ensemble pour mon-ter un réseau local), à la filière internationale ; du

     permanent à l’occasionnel… Cet éclatement desfilières d’approvisionnement s’accompagne aussid’une diversification des produits et d’une baisse glo-

     bale de leur qualité. Dès le début des années 1980, ontrouve plus rarement de cette héroïne blanche qu’onappelle encore « la marseillaise », mais beaucoupd’héroïne coupée et de la « marron » ou « brown

    sugar », moins chères, mais de moins bonne qualité.Et ce faisant, l’héroïne se trouve, un peu partout,auprès d’un peu n’importe qui.

    Les usagers aussi sont de plus en plus divers :encore souvent jeunes, mais davantage de femmes,et surtout de milieux sociaux, culturels ou de quar-tiers toujours plus élargis. Parmi les usagers ennombre, on trouve toujours des fêtards, des aven-turiers, des rebelles, mais aussi des quelconquesdont on se dit que l’héroïne les a pris comme parsurprise. Le « profil » des usagers et les modes de

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    consommation changent. On ne cherche plus seu-lement le délire, l’expérience ou l’aventure, maisaussi l’abandon, l’oubli. Les usages s’élargissentà des polyconsommations assez destructrices, etapparaît la figure du junkie, du drogué sans plaisir.Et surtout l’héroïne gagne massivement des jeunesgens, garçons et filles, de milieux et quartiers popu-laires, voire pauvres. À Marseille, l’héroïne se faitvisible dans certaines cités à partir de 1982 : desusagers, en bas d’immeuble, qui traînent leur addic-tion et parfois déjà cette maladie que l’on ne nomme

     pas encore ; et des dealers, qui jusque-là s’étaient peu investis dans les cités ou plus clandestinement.Mais pour l’heure, dans les cités comme dans la

     plupart des environnements de travail, de relation

    familiale ou amicale, c’est le silence. L’héroïnesur le marché des pauvres est de mauvaise qualité,ils se shootent à n’importe quoi pourvu que ça lestienne un temps loin du manque, avec n’importequelle seringue. Et l’épidémie de sida progresse.Il faudra attendre la fin des années 1980 pour quedes usagers et des familles se mobilisent face à

    la mortalité effrayante des injecteurs porteurs dusida. L’association des Amis de l’espoir, portée pardes mères et des proches de toxicomanes est crééedans la cité des Flamants en 1988 ; des éducateurs,des médecins ou pharmaciens, des intervenants entoxicomanie et des usagers s’impliquent dans desactions de réduction des risques, souvent en dehorsdes clous, contraints par la loi de 1970 et l’absencede politique publique.

    Ces politiques de réduction des risques liés auxusages de drogue viendront tardivement en France :

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    1995 pour les mesures expérimentales de réductiondes risques, et 2004 pour une véritable politiquenationale dans un cadre légal. Avec la possibilitéd’accéder aux produits de substitution (méthadoneen 1995, autorisée auparavant mais jusqu’en 1992,on ne comptait que cinquante-deux patients pourtoute la France ; subutex en 1996), le déploiementdes boutiques d’accueil pour usagers actifs (ditesde bas seuil) et le développement des programmesd’échange de seringues, les taux de contaminationchutent, et l’usage d’héroïne se fait moins massif.Mais à Marseille, le cycle de diffusion s’est arrêtéun peu plus tôt qu’ailleurs : dès 1989, plus consi-dérablement à partir de 1992, on voit chuter lenombre d’usagers d’héroïne, notamment par injec-

    tion. Signe d’une efficacité de la mobilisation desgroupes d’usagers et d’intervenants sociaux, et desdispositifs locaux de prévention ; signe aussi de lararéfaction de l’héroïne sur le marché marseillais etd’une offre de produits de très mauvaise qualité ;signe enfin d’une recrudescence des poly-consom-mations, particulièrement par les personnes en situa-

    tion précaire. Lorsque l’héroïne manque localement,et qu’on n’a pas les moyens d’en trouver ailleurs, onshoote, on gobe ou on sniffe tout ce qui passe à por-tée : des médicaments détournés, des solvants, et lefameux speedball, mélange d’héroïne et de cocaïne,détonant.

    Le cycle de régression se poursuit, lentement maisrégulièrement depuis 1996, encouragé auprès des

     jeunes générations par le regard souvent très dévalo-risant qu’ils portent, à l’instar de l’opinion publique,sur les usagers d’héroïne. Outre que nombre d’entre

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    eux ont vu mourir les grands frères, la figure arché-typale du toxicomane, c’est le junkie défoncé, vautrédans un caniveau à moitié conscient, qui n’hésitait

     pas à voler ou se prostituer pour une dose. À l’in-verse, pour les gamins aux mêmes idéaux de rébel-lion ou d’aventure que leurs aînés, le cannabis estaussi banal qu’un verre de vin, la cocaïne branchée,et les ecstas trop cools.

    Cette analyse du cycle de l’héroïne par sa chro-nologie montre déjà qu’il n’y a pas une loi, maisun faisceau de processus qui expliquent la diffusion

     puis la régression des usages et des trafics d’héroïne.Tout au long de ces moments coexistent des modesde vente et de consommation différents, des typesd’usages et d’usagers distincts, certains majoritaires,

    d’autres anecdotiques. Et plus précisément : certainsconnus, voire visibles, et d’autres confidentiels, voiresecrets. Ainsi, aucun des moments n’a véritablementsupplanté le précédent en faisant disparaître les typesd’usages et de vente qui le caractérisent : les annéesflamboyantes comptent aussi leur lot de « junkies »désabusés, pris dans des usages effrénés du produit,

    mourants. On ne les voit pas, on en parle peu. Dansles milieux aisés, ils s’isolent ; chez les pauvres, ilsse cachent. Les années catastrophiques de diffusionmassive avec leur lot de malades et de morts fontoublier que d’autres vivent encore la fête et l’aven-ture. Et aujourd’hui encore, même si l’héroïne n’est

     plus un produit massivement vendu et consommé àMarseille, les usages peuvent encore être caracté-risés, comme tout au long des cinquante dernièresannées, tantôt comme mondains, tantôt de circons-tance, tantôt de rébellion, tantôt de désespoir.

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    Il y a cependant des cycles dans les moments ducycle, des modalités de vente et d’usage qui se font

     plus ou moins présents selon le type d’héroïne dis- ponible, les groupes générationnels ou sociaux, lesmodalités d’usage, les réponses institutionnelles. Etchaque génération semble vouée à accomplir son

     propre cycle de découverte, d’engouement, de sta- bilisation, de désillusion, de désamour ou de rejet.

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    Epour ÉgliseMORT À 20 ANS

    C’est une lettre jaunie, tapée àla machine à écrire sur du papier

     presque transparent à laquelle estagrafée une carte de visite. Avec

    Françoise, on l’a trouvée de manière inespérée dansle grenier du centre Puget-Corderie13, à même le sol

     poussiéreux. La carte de visite, tachée d’humidité précise : « 22 septembre 1972. Monseigneur RogerEtchegaray. Archevêque de Marseille. Se permet devous adresser le billet qu’il vient de publier dans le

     bulletin diocésain. Avec l’assurance de ses respec-tueux et religieux sentiments. » La signature est à lamain. Et sur la lettre jaunie, il est écrit :

    “DROGUE : MORT À 20 ANS”Un titre parmi d’autres dans un journal marseillais, ces

     jours-ci. Qui s’y accroche ? Qui y accroche autre chose

    que sa curiosité ou sa sensibilité ? “Mort d’une piqûredans l’appartement d’un ami”. La presse nous apprendmême que son frère aîné, âgé de 22 ans, intoxiqué etrevendeur de drogue, s’était pendu voici trois moisdans sa cellule de la prison des Baumettes. Je l’avaisoublié. Tout va si vite dans un monde qui charrie tantd’événements.

    13. Le centre Puget-Corderie est un service spécialisé de soinsaux toxicomanes, rattaché à l’hôpital Édouard-Toulouse maissitué en centre-ville. C’est le premier centre spécialisé ouvert àMarseille, au début des années 1970.

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     É POUR ÉGLISE  51

    Et j’apprends que le centre d’accueil, ouvert il y a

    neuf mois en plein cœur de Marseille et réservé auxtoxicomanes, en a déjà reçu plus d’un millier venus

    consulter une équipe médico-psychologique disponible

     jour et nuit. Lorsqu’ils s’y présentent spontanément,

    20 % ont quelque chance de guérir ; s’ils sont conduits

     par la police, 6 % ; et par les familles, 0,2 %. Nous

    n’imaginons pas l’étendue et la complexité d’un mal

    aussi contagieux et corrosif, ni les difficultés d’une

    lutte qui mobilise beaucoup d’énergie, de dévouement

    et de patience. Pour combien les “paradis artificiels”

    se transforment en une descente aux enfers où l’on

    y reste plus qu’une saison, comme le montre depuis

    longtemps le drame d’Arthur Rimbaud, mort dans un

    hôpital marseillais.

    Il serait trop long d’étaler les causes multiples, trop

    facile de doser les responsabilités proches ou loin-taines. Un point me frappe particulièrement : la drogue

    est surtout un phénomène de jeunes, de jeunes de toutes

    classes sociales. Il y a toujours eu des conflits de géné-

    rations : mais de nos jours, trop de jeunes ne cherchent

    même pas à s’affirmer en s’opposant et s’enfoncent

    dans l’indifférence, voire le nihilisme. Les défendre

    contre eux-mêmes en leur détaillant les risques de la

    drogue ne peut guère être utile à des jeunes sans hori-zon qui n’ont plus le goût de vivre. Alors a-t-on pensé

    sur quelles forces jouer pour qu’ils se défendent eux-

    mêmes ? “La vraie vie est absente”, s’écriait Rimbaud

    du fond de ses Illuminations.

    Dans les pays sous-développés, c’est seulement pour

    tromper la faim que les pauvres fument l’opium ou

    mâchent du kat. Dans nos pays d’abondance, c’est

    une autre faim que les jeunes cherchent à apaiser.

    “Donnez-nous autre chose et nous ne voudrons plus

    de drogue.” Un jeune, plus que tout autre, a besoin de

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    HÉRO(S)52

    communication, de communion, d’une relation abso-lue. Va-t-on le laisser s’enfermer dans l’univers defantômes qu’il s’est créé ? Nulle force extérieure ne

     peut cependant l’en arracher. Lorsqu’il nous découvrira porteurs de la vraie vie, alors de lui-même il referasurface dans la société et dans l’Église d’aujourd’hui.S’il y a des jeunes que la drogue tue à 20 ans, c’est peutêtre parce qu’il y a des adultes que d’autres drogues

    maintiennent comme morts.Roger Etchegaray

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    Vpour ViréeL’ART DE LA FÊTE

    Roger : « La virée, c’est seretrouver dans un châteaudu côté des Goudes avec unmagnéto plein pot, continuer

    dans un bar clando après que le patron a baissé lerideau, puis dans une boîte de nuit à l’Opéra, et finirà s’écrouler dans un appart à la Savine. Tu suis cequi se passe, tu n’es pas forcément l’organisateur. »

    Il faut se mettre à l’échelle de la ville de Marseille :entre les Goudes et la Savine, en passant par l’Opéra,

     pas loin de 30 kilomètres. Pas de métro, pas de bus, pas de voie rapide. Entre ces quartiers, rien d’autrequ’une ville endormie. Et même là, il faut avoir un

     bon plan pour y aller. La virée de Roger, à l’échellede Marseille, c’est une épopée51.

    C’est sans doute un peu provincial : jusqu’auxannées 1990, Marseille n’offrait pas de quartiers de

    sortie nocturne digne de ce nom. Les quartiers quitiennent aujourd’hui lieu de scènes nocturnes, musi-cales et festives (comme la Plaine, le cours Julien, leVieux-Port ou le Prado-Plage), ne vont émerger qu’à

     partir de la fin des années 1980.Alors il reste la virée : une manière de sortir, de

    circuler dans la ville au gré des occasions qui se pré-sentent. Ça passe par des bars, des boîtes, des restosou des apparts ; mais c’est surtout la mobilité qui est

    51. Voir aussi « Q pour Quartiers ».

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    HÉRO(S)140

    la composante d’une virée. Ça se passe souvent avecsa bande, en commençant par un rendez-vous entreamis ; mais c’est surtout la rencontre qui est l’enjeud’une virée. La nuit en est toujours un des moments ;mais c’est le temps long de la virée qui en est unecondition. C’est faire la fête, mais aussi un horizond’attente, une promesse de délire.

    Et dans ces années 1970 et 1980 à Marseille, l’hé-roïne existe, circule, dans l’horizon d’attente de lavirée.

    Saïd : « Dans ma cité, on se faisait chier commedes rats morts. On n’avait pas de thunes, mais on bos-sait un peu, moi je faisais de l’animation, mon copainfaisait des chantiers. Et le peu qu’on gagnait, on ledépensait en virées. On prenait le bus en fin d’après

    midi, et on rentrait avec le premier 53 à 6 heures dumatin ; et dans la nuit, on avait fait trois fois le tour dela ville ! Dans le quartier du Vieux-Port et de l’Opéra,tout le monde allait manger chez O’Stop parce qu’ilsservent toute la nuit, et autour il y a des bars, des

     boîtes. Nous on n’allait pas au Bunniz ni à la boîte àcôté : ça c’était les endroits des Corses, des Marseil-

    lais comme on disait. On se faisait refouler à l’entrée.On allait parfois en face, au Métro Palladium.J’allais beaucoup au Campus, au bout d’Estienne-

    d’Orves. Là, c’était une boîte pour les étudiants. Etcomme j’étais au lycée, j’avais la carte de lycéen,et j’en avais fait faire une pour mon pote (lui, il n’a

     jamais été à l’école) par les profs parce que commeils fumaient un peu, de temps en temps je leur don-nais un petit bout, et en échange ils m’ont fait lacarte pour mon pote. Et comme ça on pouvait entrerdans cette boîte. J’avais sympathisé avec le videur et

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    V POUR VIRÉE  141

    quand il y avait des soirées à thème, il me demandaitde mettre les affiches dans mon bahut, et en échangeavec mon pote on entrait gratuit. Là il y avait des

     jeunes lycéens et étudiants de tout Marseille au débutdes années 1980, c’est comme ça qu’on connaissaitdes gens de partout.

    Il y avait aussi l’Orfeo Negro à Cap-Janet, sur lechemin du littoral. De l’Estaque aux quartiers sud,c’était le repère de tous ceux qui se faisaient refoulerdes clubs à la mode d’Aix, comme le Damier ou leCriptone. Parfois aussi on s’organisait des soirées :on trouvait une salle, il y avait une salle aux Flamants,une plus haut qui s’appelait le Murmure des eaux,une aux Rosiers, une boulevard Chave qui s’appe-lait l’Alhambra… J’avais une sono, on amenait des

    disques, et il y avait des mecs de tous les quartiersqui venaient. Surtout parce qu’on amenait des filles.Moi j’avais des copines à l’extérieur du quartier, parle lycée notamment, et elles aimaient bien venir ànos fêtes. Et les concerts, on a fait tous les concertsdans ces années 1975-1985 : Supertramp, les Stones,Bob Marley à Toulon, David Bowie, Police, Stevie

    Wonder, Fela Kuti, Bruce Springsteen…. Il y en avaitqui avaient des bagnoles, on montait à cinq, six, sept.Des fois on prenait le train sans payer. Et on allait de

     partout, on faisait tous les concerts, tous les copains,ceux qui se piquaient, ceux qui se piquaient pas.

    Et là, on se connaissait tous : des mecs de la citéCorot – là aussi, ils ont été décimés ; c’est le quartierqui m’a le plus marqué, tous mes potes sont morts –,de Bellevue, des quartiers nord, des quartiers sud.Des mecs, des filles, des riches, des pauvres, desétudiants, des travailleurs, certains qui étaient super

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    HÉRO(S)142

     bien sapés, d’autres qui n’avaient rien à se mettresur le dos. C’était très mélangé à Marseille dans cesannées-là, parce que le truc qu’on avait tous en com-mun, c’est les virées, d’un endroit à l’autre, d’unefête à l’autre. »

    Gabriel : « Jusqu’à la fin des années 1990, les bars,les clubs, les apparts, il faut les regarder de manièreoblique : en fait c’étaient des lieux où on trouvait des

     plans. Donc, la vraie entrée, c’est pas les bars, pas lesscènes musicales – personne ne s’injectait dans ceslieux, ou alors de manière périphérique, dans l’es-

     pace public, la porte cochère d’à côté, la bagnolegarée pas loin. C’est même pas les mondes de lanuit : la vraie entrée, c’est la virée ! La virée, c’estde la mobilité : c’est ce qui fait la différence avec

    les autres mondes de la nuit en apparts, en clubs,en squats. Tout se recomposait sans cesse au coursde chaque virée, au fur et à mesure que tu tombaissur Untel, ou sur tel produit. Et c’est de la présencesociale qui dure. Même si beaucoup d’entre nousallaient aussi à la fac, on était des prolos. Mais dansla virée, on était les rois de Marseille ! On avait un

    désir de vivre très puissant ; et la virée, c’était mettrela ville à notre service. Là où Marseille était pournous tous une source d’emmerdes, de galère ou d’en-nui, la virée transformait la ville au gré de nos désirs.

    Et ce qui présidait à ces cooptations, c’est pas le produit. Le produit ne suffisait pas : il fallait une cer-taine noblesse du délire. S’amuser, amuser les autres,tenir toute la nuit : le produit est un moyen, maisle délire n’est pas donné de fait par le produit. En1980-1990, tout le monde fumait de la brown sugar ,et quelques-uns se shootaient. L’usage de drogue

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    était un composant de la fête, comme le flipper, le billard, le juke-box. Quand on était en virée, on arri-vait défoncés dans les bars, les apparts, les boîtes,mais on se reconnaissait. Dans ces lieux, tout lemonde consommait : le patron, le videur, le barman,les habitués, ceux de passage…, et la manière de sereconnaître, c’était savoir faire la fête. Ça procédaitd’une certaine distinction. Le mauvais tox n’inté-ressait personne, et d’ailleurs il ne s’intéressait à

     personne non plus.Parfois, je croise quelqu’un dans la ville ; de loin,

    on se reconnaît vaguement, vingt ans plus tard, justede savoir qu’on a été ensemble de longue date, d’unevirée. On se fait un signe de tête, et chacun suit sonchemin. C’est ça que j’appelle de la présence sociale

    qui dure. »

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    Zpour Za’ma L’HISTOIRE DU SACHET

    « Za’ma ! Momo a chopé le sidaavec la pompe à Robert ! » : c’estle slogan qui avait été imprimésur le premier « sachet », ancêtre

    du kit d’injection, inventé dans le quartier Frais-Val-lon à Marseille. Parmi les inventeurs du sachet, ily avait Corinne, pharmacienne du quartier, et Éric,éducateur.

    Aujourd’hui ils racontent :

    Éric : D’abord, on s’engueule avec cet homme [le pharmacien d’un quartier proche de Frais-Vallon],un grand monsieur ! Il me dit : « Au lieu de faire vosenquêtes à la con, je vais vous expliquer ce qu’il fautfaire. » Et il sort de derrière son comptoir un tube oùl’on met les brosses à dents. Dedans, il avait mis uneseringue, une cuiller, une ampoule d’eau injectable,

    de l’acide citrique. Et il dit : « Voilà ce qu’il fautfaire ! Moi je le fais et je n’ai pas le droit ! » Je tombedes nues car honnêtement je ne sais même pas à quoisert l’acide citrique… Je débarque. Et il m’explique,il est en opposition avec l’ordre [des pharmaciens].Je n’ai jamais su pourquoi il a initié des trucs commeça. En tout cas, il a été un précurseur, une pensée un

     peu supérieure à ce que l’on pratiquait. Et il l’a faittout seul !

    Corinne : Oui, cela faisait des années qu’il faisaitça. Il le faisait bien avant le décret Barzach. Il aurait

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    Z POUR ZA’MA 155

     pu être interdit d’exercer. Moi, à l’époque, j’étais jeune pharmacienne plutôt respectueuse, je disais :« Il me faut une ordonnance. » Mais sans animosité,

     juste pour être dans les cordes. Puis je commence àêtre sensible. Dans les familles de Frais-Vallon, ily en a qui ont perdu deux ou trois gosses du sida.Quand on s’est rencontrés, on était tous hypersen-sibilisés ne serait-ce qu’en tant que jeunes dans lasociété.

    Éric : On se dit, il faut faire une action et peuimporte laquelle, une action prétexte. Puisque cer-tains pharmaciens seraient d’accord pour mettre desseringues, mais qu’en le faisant ils ont l’impressionqu’ils participent à la toxicomanie, on va mettredes seringues dans des sachets avec des slogans de

     prévention, c’est le sachet qui va les porter commesoignants. Je me suis fait pourrir par mon directeurqui m’a dit : « Je te paie pas pour faire des conneries

     pareilles ! » Ç’a été houleux l’histoire du sachet.Corinne : Et on y est allés fort sur les messages !Éric : Dans les pharmacies, tu vas demander de

    l’aspirine ou un morphinique, on te le met dans un

     petit sac, et personne ne sait que tu prends un mor- phinique. Mais si tu vas demander une seringue on tedonne la seringue comme ça, tout le monde voit quetu prends une seringue. C’était stigmatisant.

    Corinne : La délivrance de seringues comme ça,c’était très violent, des deux côtés. C’est pour ça que

     j’ai tout de suite adhéré au projet. Violent morale-ment, pour la personne à qui on l’a donné ; et violent

     pour nous. On avait besoin d’un accompagnement,d’un support, c’était compliqué dans notre tête. Onn’est vraiment pas du tout formés à ça. Dans les

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    HÉRO(S)156

    études médicales, la prévention n’est pas un sujetimportant et encore moins sur ce thème-là. On s’estréunis entre pharmaciens et on a impliqué tout desuite notre personnel. On ne peut pas construire un

     projet comme celui-là si on n’a pas l’adhésion denos collaborateurs qui sont plus souvent au comptoir,alors que nous, on est dans la paperasse. […] Ça aduré, on est passés de la boîte au sachet, à ceci et àcela, puis on s’est mis d’accord sur le sachet. Maisqu’est-ce qu’on met dans le sachet ? La seringue,un filtre, une ampoule d’eau, un préservatif, et desmessages. Je crois que cela a été fait à l’AMPT, je neme souviens plus. On était sept ou huit pharmaciensdans l’histoire.

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    Z POUR ZA’MA 157

    Il y avait un petit message de prévention à l’exté-rieur, on ne voulait pas que le sachet soit blanc avecla croix de pharmacie dessus. On voulait un message.Mais on avait fumé la moquette quand même… D’uncôté du sachet, il y avait écrit : « Za’ma ! Momoa chopé le sida avec la pompe à Robert. » Et del’autre côté, il y avait une jeune fille qui dit : « Sit’as pas de capote, je garde ma culotte ! » Tu feraisça aujourd’hui… C’est politiquement incorrect.

    Éric : Et stigmatisant quand même…Corinne : Ben oui. On avait besoin de ce côté un

     peu choquant pour que cela entre dans les mœurs.Et on n’a pas su l’exprimer autrement que par cesmessages un peu provocants.