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Les Portes de Québec Le prix du sang

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du même auteur

Un viol sans importance, roman, Sillery, Septentrion, 1998.La Souris et le Rat, roman, Gatineau, Vents d’Ouest, 2004.Un pays pour un autre, roman, Sillery, Septentrion, 2005.L’été de 1939, avant l’orage, roman, Montréal, Hurtubise HMH, 2006.La Rose et l’Irlande, roman, Montréal, Hurtubise HMH, 2007.Haute-Ville, Basse-Ville, roman, Montréal, Hurtubise, 2009 (réédition de Un viol sans importance).

SAGA LES PORTES DE QUÉBEC

Tome 1, Faubourg Saint-Roch, roman, Montréal, Hurtubise HMH, 2007.Tome 2, La Belle Époque, roman, Montréal, Hurtubise HMH, 2008.Tome 3, Le prix du sang, roman, Montréal, Hurtubise HMH, 2008.Tome 4, La mort bleue, roman, Montréal, Hurtubise, 2009.

SAGA LES FOLLES ANNÉES

Tome 1, Les héritiers, roman, Montréal, Hurtubise, 2010.Tome 2, Mathieu et l’affaire Aurore, roman, Montréal, Hurtubise, 2010.Tome 3, Thalie et les âmes d’élite, roman, Montréal, Hurtubise, 2011.Tome 4, Eugénie et l’enfant retrouvé, roman, Montréal, Hurtubise, 2011.

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Jean-Pierre Charland

Les Portes de Québec Le prix du sang

Tome 3

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Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives CanadaCharland, Jean-Pierre, 1954-

Les portes de Québec(Hurtubise compact)Sommaire : t. 1. Faubourg Saint-Roch – t. 2. La belle époque – t. 3. Le prix du sang – t. 4. La mort bleue.ISBN 978-2-89647-509-4 (v. 1)ISBN 978-2-89647-510-0 (v. 2)ISBN 978-2-89647-511-7 (v. 3)ISBN 978-2-89647-512-4 (v. 4)I. Titre. II. Titre : Faubourg Saint-Roch. III. Titre : La belle époque.

IV. Titre : Le prix du sang. V. Titre: La mort bleue. VI. Collection : Hurtubise compact.PS8555.H415P67 2011 C843’.54 C2010-942650-9 PS9555.H415P67 2011

Les Éditions Hurtubise bénéficient du soutien financier des institutions suivantes pour leurs activités d’édition :

– Conseil des Arts du Canada ;– Gouvernement du Canada par l’entremise du Programme d’aide au dévelop-

pement de l’industrie de l’édition (PADIÉ) ;– Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC) ;– Gouvernement du Québec par l’entremise du programme de crédit d’impôt

pour l’édition de livres.

Conception graphique de la couverture : René St-AmandIllustration de la couverture : Luc NormandinMaquette intérieure et mise en pages : Andréa Joseph [[email protected]]

Copyright © 2011, Éditions Hurtubise inc.ISBN version imprimée : 978-2-89647-509-4 ISBN version numérique (PDF) : 978-2-89647-383-0

Dépôt légal : 2e trimestre 2011Bibliothèque et Archives nationales du QuébecBibliothèque et Archives du Canada

Diffusion-distribution au Canada : Diffusion-distribution en Europe :Distribution HMH Librairie du Québec/DNM1815, avenue De Lorimier 30, rue Gay-LussacMontréal (Québec) H2K 3W6 75005 Paris FRANCETéléphone : 514 523-1523 www.librairieduquebec.frTélécopieur : 514 523-9969www.distributionhmh.com

Imprimé au Canadawww.editionshurtubise.com

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Liste des personnages principaux

Buteau, Émile : Frère de Marie, devenu curé de la paroisse Saint-Roch.

Buteau, Marie : Jeune fille née dans le quartier Saint-Roch, épouse d’Alfred Picard.

Caron, Élise : Meilleure amie d’Eugénie Picard. C’est la fille du médecin des deux familles Picard. Elle épouse Charles Hamelin en 1908.

Dubuc, Paul : Député libéral de Rivière-du-Loup, père de deux filles, Amélie et Françoise. Il se lie à Marie Picard, née Buteau, en 1916.

Dugas, Gertrude : Servante dans la maisonnée de Marie (Buteau) Picard.

Dupire, Fernand : Meilleur ami d’Édouard Picard, il épouse la sœur de celui-ci, Eugénie. Il succède à son père dans son étude de notaire et, à ce titre, s’occupe des affaires des Picard.

Girard, Jeanne : Domestique employée d’abord chez les Picard, elle accompagne Eugénie au domicile des Dupire lors du mariage de celle-ci avec Fernand.

LeBlanc, Clémentine : Jeune employée de la Quebec Light, Water and Power, dont Édouard s’entiche en 1914.

Létourneau, Fulgence : Administrateur des ateliers de confection de Thomas Picard. Son épouse se prénomme

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Thérèse. En 1909, il adopte un garçon appelé Jacques, dont il ne connaît pas les véritables parents.

Melançon, Ovide : Contremaître du service des livraisons du magasin Picard en 1916.

Paquet, Évelyne : Fille d’un avocat en vue, elle épouse Édouard Picard pendant l’été 1917.

Picard, Alfred : Frère aîné de Thomas, propriétaire d’un magasin de vêtements féminins dans la rue de la Fabrique. Il disparaît dans le naufrage de l’Empress of Ireland en 1914.

Picard, Édouard : Fils d’Alice et de Thomas Picard.

Picard, Eugénie : Fille d’Alice et de Thomas Picard.

Picard, Mathieu : Fils de Marie Buteau et de Thomas Picard. Alfred Picard assume cette paternité.

Picard, Thalie : Fille de Marie Buteau et d’Alfred Picard.

Picard, Thomas : Propriétaire d’un magasin à rayons, marié en secondes noces à Élisabeth Trudel, père d’Eugénie et d’Édouard. Organisateur politique pour sir Wilfrid Laurier. À ce titre, il se trouve mêlé intimement à l’existence du Parti libéral.

Trudel, Élisabeth : Recrutée à dix-huit ans afin de s’occuper des enfants, elle devient la seconde épouse de Thomas Picard.

Liste des personnages historiques

Bégin, Louis-Nazaire (1840-1925) : Prêtre, il est nommé archevêque de Québec en 1898 et cardinal, à la tête du même diocèse, en 1914.

Bourassa, Henri (1858-1952) : Homme politique, chef du mouvement nationaliste, fondateur du journal Le Devoir (1910), il s’oppose à la conscription pendant la Première Guerre mondiale.

Dussault, Eugène : Médecin, professeur à l’Université Laval, échevin à la Ville de Québec, il propose, le 21 décembre 1917, que le conseil municipal se prononce pour la rupture de la fédération canadienne.

Fortin, abbé Maxime (1881-1957) : Artisan de l’Action catholique de Québec, membre fondateur et premier aumô-nier de la Confédération des travailleurs catholiques du Canada, rédacteur au journal L’Action catholique.

Francœur, Joseph-Napoléon (1880-1965) : Avocat, député du comté de Lotbinière à l’Assemblée législative de 1908 à 1936, il propose, le 21 décembre 1917, une motion relative au retrait du Québec de la confédération canadienne.

Landry, Joseph-Philippe (1870-1926) : Avocat, nommé général en 1916, il commande le « cinquième district mili-taire », celui de Québec, au moment des émeutes de 1918.

Laurier, Wilfrid (1841-1919) : Avocat de formation, jour-naliste et homme politique, il est député libéral du comté de Québec-Est de 1877 jusqu’à sa mort. Pendant la Première

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Guerre mondiale, il s’efforce de concilier les obligations du Canada à l’égard de la métropole et les réticences des Canadiens français à s’engager dans le conflit.

Lavergne, Armand (1880-1935) : Avocat, il participe à la création de la Ligue nationaliste en 1903 avec Henri Bourassa et Olivar Asselin. Député du comté de Montmagny à Ottawa (1904-1907), puis à Québec (1908-1916). Une rumeur persis-tante en fait le fils naturel de Wilfrid Laurier.

Lavigueur, Henri-Edgar (1867-1943) : Marchand, maire de Québec (1916-1920 ; 1930-1934), il est aussi député aux communes de 1917 à 1930.

Lessard, François-Louis (1860-1927) : Militaire depuis 1880, il participe à la répression de l’insurrection des Métis du Nord-Ouest (1885) et à la guerre des Boers (1899). Comman dant de la forteresse de Halifax, il est appelé à rétablir l’ordre à Québec lors des émeutes de 1918.

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Chapitre 1

Partir vers l’Europe méritait la présence d’une nombreuse compagnie. L’événement, rarissime dans une vie, valait d’être souligné. Le billet en troisième classe, aller-retour, coûtait le salaire de plusieurs semaines d’un ouvrier. En deuxième classe, cela représentait deux bons mois. Quant à celui de première classe, seules des personnes dont la fortune se comparait à celle de Thomas Picard osaient poser la question !

Les navires du Canadien Pacifique s’amarraient au quai situé sous la masse imposante du Château Frontenac, le grand édifice qui, du haut de la falaise, dominait le paysage. Dans les rues environnantes, des fiacres, des calèches et de bruyantes automobiles transportaient des passagers à la fois nerveux et excités d’entreprendre une grande traversée, de même que leurs amis et leur famille, peinés par une séparation qui durerait nécessairement plusieurs semaines.

Alfred descendit de voiture avec une petite valise à la main et paya le cocher alors que son fils, Mathieu, se colletait avec une malle visiblement trop lourde pour lui.

— Laisse, déclara son père, les employés vont s’en occuper. Regarde, en voilà un qui vient justement avec son petit chariot.

— J’y serais arrivé.— Je n’en doute pas un instant, convint Alfred en lui

mettant une main sur l’épaule.Marie se tenait un peu à l’écart, un mouchoir à la main

pour essuyer une larme ou deux.

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— Je vais te faire mes adieux ici, murmura-t-elle quand l’homme s’approcha en lui présentant son bras gauche pour l’escorter à l’intérieur.

— Curieux phénomène ! J’ai droit à des adieux à la pièce. D’abord Thalie qui s’enferme dans sa chambre en pleu rant…

— Elle est à l’âge des larmes et des drames. Je parie qu’elle se trouve déjà en train de t’écrire une longue lettre pour te demander pardon de sa conduite.

— Si elle se dépêche de la poster, je pourrai peut-être la lire ce soir, après l’arrêt à Rimouski.

Les navires du Canadien Pacifique transportaient le courrier entre le Canada et le Royaume-Uni, ce qui leur valait l’honneur d’accoler « RMS » à leur nom, pour Royal Mail Ship’s. Ils s’arrêtaient à Rimouski afin d’embarquer les derniers sacs de la poste.

— Je préfère te quitter ici plutôt que de renifler parmi des dizaines de personnes, reprit Marie. Sans compter qu’il sera là, ajouta-t-elle après une pause.

— … Très probablement. Il doit encore me casser les oreilles au sujet de ses fournisseurs. Je suis supposé rencontrer quelques manufacturiers anglais.

— Travailles-tu pour la compétition ?— Je possède un sixième de ce grand magasin. Si mon

intervention améliore ses profits, des miettes tomberont dans notre poche.

Marie se hissa sur le bout des pieds pour embrasser son mari sur la bouche, posa ses deux mains sur les siennes pour les serrer, puis conclut :

— Alors tout est dit. Va prendre ce grand navire, profite de tes semaines en Europe et reviens avec toutes ces petites robes qui nous rendront si riches.

L’homme tenta de dire quelque chose, se troubla, serra sa femme dans ses grands bras au risque de faire tomber son chapeau ridiculement large avant de tourner les talons.

— Toi, m’accompagnes-tu à l’intérieur ? grommela-t-il d’une voix cassée à son fils.

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— Il faut que j’apprenne. Un jour, ce sera mon tour de prendre ce navire… Maman, pourquoi ne m’attends-tu pas sur l’un de ces bancs ? Nous rentrerons ensemble tout à l’heure.

Marie fit un signe d’assentiment de la tête. Dans le petit édifice donnant accès à la passerelle, des dizaines de personnes se pressaient les unes contre les autres. Des employés en uniforme du Canadien Pacifique examinaient les billets, vérifiaient les noms sur la liste des passagers avant de leur donner une carte d’embarquement.

— Attends-moi près de la passerelle, je règle les forma-lités.

Quand le jeune collégien approcha de la plate-forme métallique, dont l’autre extrémité donnait dans le flanc de fer du navire, ce fut pour se retrouver au coude à coude avec Thomas Picard. Trois ans de gouvernement conservateur, depuis 1911, n’avaient pas trop porté préjudice aux affaires du commerçant.

— Mathieu, heureux de te voir… Je commençais à croire que ton père avait changé d’idée.

— Aucune chance que cela se produise : il en rêve depuis des années. Présentement, il procède à son enregistrement.

Le commerçant demeurait séduisant, même à quarante-huit ans. Son paletot gris et son melon assorti témoignaient de la qualité de la marchandise offerte dans son grand magasin.

— Ma foi, tu es un homme maintenant. Quel âge cela te fait-il ?

— Seize ans, cet été dix-sept, répondit le garçon en serrant la main tendue.

— Cela te dirait de venir travailler au magasin ? J’aurai toujours une place pour toi.

— Mais je suis étudiant…L’homme lui adressa son meilleur sourire, puis précisa :— Je le sais bien. Je songeais à la période des vacances

estivales. Cela te donnerait une autre expérience des affaires, cette fois dans une vaste entreprise.

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— Si jamais je mets les pieds dans le magasin Picard, ce sera pour occuper le siège du président de la société.

Thomas demeura interdit, puis chuchota d’une voix changée :

— Ce poste ira à mon fils.— C’est bien ainsi que je le comprends : à l’un de vos fils.

Pourquoi serait-ce à l’aîné ? Grand-père Théodule n’a-t-il pas choisi le cadet ? Si vous voulez m’excuser…

Mathieu tourna les talons pour revenir vers le comptoir du Canadien Pacifique juste à l’instant où Alfred en finissait avec la paperasse.

— Je vais aller rejoindre maman, déclara le garçon. De toute façon, tu devras parler affaires avec lui.

— Si tu préfères cela… Tu vas prendre soin de ta mère ?— Évidemment. De ma petite sœur aussi. Il faut un

homme pour mettre de l’ordre dans cette maison. Ces femmes profitent d’un peu trop de liberté.

Le père dévisagea brièvement son interlocuteur, chercha une trace d’ironie, en vain.

— Si je ne savais pas que tu te moques de moi, j’annulerais mon voyage, de peur de te trouver assassiné par l’une ou l’autre à mon retour, fit-il.

Thalie ne doutait pas que les femmes demeuraient depuis trop longtemps sous la domination abusive de mâles obtus. Celui qui tenterait de la mettre au pas se réservait de bien mauvaises surprises.

— Alors au revoir. Je reviendrai bientôt.— Je sais, dans huit semaines. Ne fais pas comme Wilfrid

Laurier en attrapant un titre de sir et un accent british.— Si j’attrape quelque chose, j’espère que ce sera un peu

du souffle de liberté de Paris.Alfred resta là, immobile, emprunté, puis serra Mathieu

contre lui avec une brusquerie émue.

J

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Quelques minutes plus tard, le collégien marchait le long du quai, en direction du banc où l’attendait sa mère. À trente-quatre ans, Marie Picard, née Buteau, demeurait une jolie femme, mince au point de paraître fragile. Cette impres sion changeait dès qu’elle fixait ses grands yeux sombres dans ceux d’un interlocuteur.

— Nous y allons ? déclara-t-il en mettant la main sur son épaule.

— C’est aussi bien. Iras-tu au Petit Séminaire ?— Les curés seront privés de ma présence aujourd’hui.— Mais il reste une leçon !Mathieu lui répondit par un sourire avant de lui offrir son

bras pour traverser la rue et rejoindre la place du marché Champlain. La plupart des cultivateurs avaient déjà quitté les lieux ; ceux qui s’attardaient encore se trouvaient sans doute dans une taverne des environs.

Après être passés près de l’église Notre-Dame-des-Victoires, ils regagnèrent la rue Champlain afin de prendre le funiculaire. Le curieux petit véhicule décrivait une trajec toire presque verticale au flanc de la falaise jusqu’au sommet du promontoire. Ils descendirent tout près de la statue érigée seize ans plus tôt à la gloire du fondateur de Québec, Champlain. Le bronze révélait une jolie teinte verdâtre, gâchée par l’héritage de générations successives de pigeons.

— Tu te souviens de tous les flonflons et des grands personnages de l’été 1908 ? demanda le garçon.

— Certainement. Nous avons alors réalisé la meilleure semaine de l’histoire du magasin.

— Plus personne ne parle de la solidarité impériale. Au contraire, avec les rumeurs de guerre en Europe, la grande inquiétude maintenant, c’est la participation canadienne au conflit.

À l’évocation de la conflagration que tout le monde paraissait considérer inévitable, une ombre passa sur le visage de Marie. Du ton de celle qui tenait à s’en convaincre, elle déclara :

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— Les Européens ne seront jamais assez sots pour s’en-gager dans une pareille folie.

Mathieu ne répondit pas. Il alla s’accouder à la haute balustrade de fonte bordant la falaise. Au-delà des quelques toits de tôles, le navire se trouvait toujours contre le quai. Toutefois, une fumée grasse de charbon sortait de ses deux grandes cheminées et des hommes s’agitaient près des bittes d’amarrage.

— Ton père est sûrement monté à bord l’un des derniers.

— Maman, je sais que ce n’est pas mon père.Marie fixa ses grands yeux bleu foncé sur le collégien et

trouva les mêmes sur son visage, tourné vers elle.— Tu dois m’en dire un peu plus, prononça-t-elle d’une

voix brisée.— Si je n’avais pas été capable de faire seul le calcul des

jours écoulés entre ma naissance et votre mariage, des cama-rades d’école se seraient chargés de le faire pour moi. Mais ce ne fut pas nécessaire. Te souviens-tu des batailles m’opposant à ceux qui prétendaient qu’Alfred préférait les charmes mas-culins à ceux des femmes ? Et toi, tu refusais et tu refuses toujours de te trouver en présence de Thomas Picard. Je n’ai pas été long à tirer des conclusions.

Marie se tourna à nouveau vers le fleuve, songeuse. La passerelle d’embarquement se détachait maintenant du flanc du navire, les lourdes portes de fer se fermeraient bientôt.

— Thalie est la fille d’Alfred.— Je n’en doute pas. Les écoliers stupides et méchants ne

soupçonnaient pas ses goûts éclectiques.— Ton véritable père, c’est celui qui t’a aimé avant même

ta naissance et qui, encore aujourd’hui, se ferait tuer pour toi.

Mathieu lui adressa un sourire, avant de convenir, en reprenant son bras sous le sien :

— De cela non plus, je ne doute pas du tout. C’est pour cela que mon attitude à son égard n’a changé en rien depuis

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que j’ai deviné. Mais je préfère que tu saches que ce secret n’en est plus un pour moi. Les choses seront plus simples.

Un long silence s’installa entre eux. La fin du mois de mai se révélait très douce, les rives du Saint-Laurent se drapaient de vert tendre.

— Tu… ne m’en veux pas ? demanda-t-elle d’une voix hésitante.

— Pourquoi ? Cependant, je n’ai pas beaucoup de sympa-thie pour l’homme qui t’a fait cela. Tu avais à peu près l’âge que j’ai aujourd’hui…

Au pied de la falaise, l’Empress of Ireland se détacha lente-ment du quai alors qu’un coup de sifflet retentissait dans un nuage de vapeur blanche.

— Au revoir Alfred, prononça Mathieu en esquissant un geste de la main.

Le jour : 28 mai 1914 ; le moment : quatre heures vingt de l’après-midi. Le navire prenait la route de Liverpool avec mille quatre cent soixante-dix-sept personnes à bord.

J

Le lendemain matin, Mathieu Picard se leva un peu en retard. Quelques minutes lui suffirent pour revêtir son uni-forme de collégien. Lorsqu’il passa près de la salle à manger, ce fut pour voir sa mère qui lui tournait le dos. Ses épaules semblaient secouées de spasmes muets.

— Maman, qu’est-ce… commença-t-il en pénétrant dans la pièce.

Ses yeux se posèrent alors sur le grand titre de la première page du Soleil. Il prit le journal pour lire l’en-tête de l’article.

L’EmprEss of IrEland sombre. Près de miLLe morts.Le somptueux paquebot du C.P.R. a été frappé la nuit dernière,

en plein brouillard, par le charbonnier Storstad, à trente milles de Pointe-au-Père et a coulé en moins

de dix minutes.

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— Il y a plus de quatre cents survivants, plaida-t-il en posant ses deux mains sur les épaules de Marie.

Celle-ci leva ses yeux mouillés vers son fils pour dire :— Son nom ne figure pas sur la liste donnée dans le

journal.— Une liste encore très incomplète. Comme pour le

Titanic, les morts doivent être des pauvres entassés à fond de cale dans les couchettes de troisième classe.

— Il y avait cinq cents passagers de troisième classe à bord. Le nombre des victimes dépasse le millier.

Mathieu se pencha pour entourer les épaules de sa mère de son bras droit, la serra contre lui, puis lui dit doucement :

— Quand tu seras prête, nous irons aux bureaux du Canadien Pacifique. Je vais annoncer la nouvelle à Thalie. Elle est encore dans sa chambre ?

Déjà, il assumait le rôle de chef de la maisonnée. La femme fit un signe d’assentiment avant de bredouiller un « merci » inaudible.

J

À l’extrémité du corridor divisant le logement familial en deux, Mathieu demeura un long instant immobile. À sa droite se trouvaient la chambre de son père et la sienne, à sa gauche celles de sa mère et de sa sœur. Cet arrangement domestique trahissait la vraie nature des rapports au sein du couple formé par ses parents : une profonde affection, des enfants en commun et une intimité sexuelle ayant été à la fois tendre, peu fébrile, et surtout, fort éphémère. Juste assez longue, en fait, pour concevoir un petit bout de femme jolie comme sa mère et fantasque comme son père.

Le grand collégien, promu homme de la maison depuis quelques minutes, frappa doucement du bout du majeur sur la surface de la porte, pour entendre bientôt un « C’est samedi, pas d’école » ensommeillé.

— Je dois te parler… je peux entrer ?

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Le garçon avait entrouvert afin de mieux se faire entendre, tout en se tenant en retrait, attentif à la pudeur de l’adoles-cente. Le ton de sa voix avait suffi à jeter le désarroi dans l’âme de sa jeune sœur. Elle glissa d’une voix soudainement fort préoccupée :

— Oui, tu peux.Mathieu pénétra dans la pièce toute en longueur, traversa

la première section, où l’élève à la fois rebelle et studieuse s’efforçait avec un succès rassurant de se maintenir première de sa classe. Au-delà, il atteignit la seconde, encombrée d’un lit étroit, d’une commode, d’une chaise et d’une grande otto-mane placée juste sous la fenêtre donnant sur la rue.

Thalie Picard se tenait maintenant assise sur sa couche, filiforme dans sa chemise de nuit de lin écru, ses longs cheveux épais, bouclés et d’un noir profond lui retombant sur les épaules. Le vêtement laissait deviner la courbe de seins nais-sants. Quiconque l’apercevait maintenant imaginait sans mal la jeune femme qu’elle serait bientôt : menue et très forte tout à la fois, comme une lame d’acier trempé, incapable de faire quoi que ce soit sans passion… ou de ne pas se passionner pour chacune de ses entreprises.

L’adolescente fixait sur son frère ses grands yeux d’un bleu si sombre que, dans la pénombre de la chambre, ils paraissaient en obsidienne.

— C’est papa, articula-t-elle d’une voix blanche, comme une exhalaison.

Mathieu se doutait déjà que cette conversation serait plus troublante pour lui que pour elle. À la fin, il ne put faire mieux qu’esquisser un signe de tête.

— Il est mort, poursuivit Thalie. Puis, elle enchaîna après une courte pause :— La nuit dernière, juste après que je me sois endormie,

il est entré dans cette pièce, d’un pas très léger, comme flottant sur le plancher, pour m’embrasser ici.

Du bout de son index droit, elle désignait l’endroit juste au-dessus de son sourcil.

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— Mais c’est…Mathieu n’osa pas ajouter « impossible ». Jamais, jusque-là,

la fillette n’avait accepté de se soumettre à ce concept idiot.— Ses lèvres étaient fraîches, comme mouillées, et une

odeur de vase s’échappait de lui.Deux grosses larmes quittèrent les commissures de ses

yeux pour couler sur ses joues, mais aucun sanglot ne secouait ses épaules, aucun étranglement n’éraillait sa voix.

— Je ne voulais pas qu’il parte, continua-t-elle en fouillant d’une main sous son oreiller. Mais je suppose que chacun doit suivre son chemin. Les avertissements des autres ne servent à rien… En tout cas, je préfère ne pas écouter ceux que l’on m’adresse.

Mathieu se remémora les étranges crises de l’adolescente pour convaincre son père d’ajourner son voyage. Aux « pour-quoi ? » de son père, souvent répétés, d’abord d’une voix douce, puis ensuite avec une pointe d’impatience croissante, elle fermait la bouche et répondait en secouant la tête, impuissante à mettre des mots sur ses appréhensions.

Avec un trouble inquiet, au moment où il lisait le livre Les sorcières de Michelet plus tôt dans l’année, Mathieu avait réalisé que sa petite sœur n’aurait pas traversé sans mal le seizième ou le dix-septième siècle. Elle prétendait entendre des voix muettes pour tous les autres, identifier des silhouettes dans les coins obscurs… et parfois « sentir des choses ».

L’adolescente trouva enfin la lettre soigneusement cache-tée dissimulée sous son oreiller. Comme si elle avait été convaincue à l’avance que les services de la Poste royale canadienne se révéleraient inutiles pour l’acheminer à son destinataire, le pli s’ornait d’un seul mot, tracé en grandes lettres rondes : « PAPA ». Thalie tenait l’enveloppe du bout des doigts, comme un bijou à la fois précieux et fragile.

— Maintenant, je sais qu’il a lu tous mes mots…Quand elle posa de nouveau ses grands yeux dans ceux de

son frère, le garçon dut mobiliser toutes ses forces pour ne pas éclater en sanglots.

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HURTUBISE COMPACT

Dans la même collection :

BERNARD, Marie Christine, Mademoiselle Personne, roman, 2010.BRIEN, Sylvie, Les Templiers du Nouveau Monde, roman historique, 2008.CHARLAND, Jean-Pierre, L’Été 1939, avant l’orage, roman historique, 2008.

CHARLAND, Jean-Pierre, Les Portes de Québec.Tome 1 : Faubourg Saint-Roch, roman historique, 2011.Tome 2 : La Belle Époque, roman historique, 2011.Tome 3 : Le prix du sang, roman historique, 2011.Tome 4 : La mort bleue, roman historique, 2011.

DAVID, Michel, La Poussière du temps.Tome 1 : Rue de la Glacière, roman historique, 2008.Tome 2 : Rue Notre-Dame, roman historique, 2008.Tome 3 : Sur le boulevard, roman historique, 2008.Tome 4 : Au bout de la route, roman historique, 2008.

DAVID, Michel, À l’ombre du clocher.Tome 1 : Les années folles, roman historique, 2010.Tome 2 : Le fils de Gabrielle, roman historique, 2010.Tome 3 : Les amours interdites, roman historique, 2010.Tome 4 : Au rythme des saisons, roman historique, 2010.

DAVID, Michel, Chère Laurette.Tome 1 : Des rêves plein la tête, roman historique, 2011.Tome 2 : À l’écoute du temps, roman historique, 2011.Tome 3 : Le retour, roman historique, 2011.Tome 4 : La fuite du temps, roman historique, 2011.

DUPÉRÉ, Yves, Quand tombe le lys, roman historique, 2008.

FYFE-MARTEL, Nicole, Hélène de Champlain.Tome 1 : Manchon et dentelle, roman historique, 2009.Tome 2 : L’érable rouge, roman historique, 2009.Tome 3 : Gracias a Dios !, roman historique, 2009.

MALKA, Francis, Le Jardinier de monsieur Chaos, roman, 2010. SZALOWSKI, Pierre, Le froid modifie la trajectoire des poissons, roman, 2010.

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Achevé d’imprimer en avril 2011sur les presses de l’imprimerie Transcontinental-Gagné

Louiseville, Québec

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