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Une chambre doit avoir plus de quatre coins pour contenirtous les dieux de la mémoire.

ALBRECHT DÜRER

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Fondateur : Serge DaneyCofondateur : Jean-Claude BietteComité : Raymond Bellour, Sylvie Pierre, Patrice RolletConseil : Leslie Kaplan, Pierre Léon, Jacques Rancière,

Jonathan Rosenbaum, Jean Louis ScheferSecrétaire de rédaction : Jean-Luc MengusMaquette : Paul-Raymond CohenDirecteur de la publication : Paul Otchakovsky-Laurens

Revue réalisée avec le concours du Centre national du Livre

Nous remercions pour leur aide et leurs suggestions : Martine Aboucaya, Anaïs Barillet (galerieMartine Aboucaya), Nicolas Le Thierry, Stéphanie Scanvic (Ciné Tamaris).

En couverture : Stavros Tornes dans Balamos (1982).

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TRAFIC 54

Un peu plus de réel par Raymond Bellour . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .5

Lettre aux amis, en cette fin d’année par Jonas Mekas . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13Un nouveau film de Peter Kubelka. Dichtung und Wahrheit(Poésie et vérité, 1996-2003) par Alexander Horwath . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .18

L’impulsion du moment. Before Sunset de Richard Linklaterpar Jonathan Rosenbaum . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .23L’ordre du jour par Pierre Léon . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 28

L’amour est rond. Minnie and Moskowitz (1971) de John Cassavetespar Leslie Kaplan . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .38

La condition mannienne par Donald Phelps . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .40Lucha libre. Hugo Fregonese contre la légende par Matthieu Orléan . . . . . . . . . . . .47

Pas de deux pour Un chien andalou par Sandrine Loiseau . . . . . . . . . . . . . . . . 54

Incarnation du cinéma par Stavros Tornes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .62Le baptême de Balamos et le prophète par Charlotte van Gelder . . . . . . . . . . . . . . . .70L’homme qui aimait le cinématographe par Stavros Kaplanidis . . . . . . . . . . . . 72Qui était Stavros Tornes ? par Louis Skorecki . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .77Divagations de Stavros Tornes. Entre réel et surréelpar Fabrice Revault d’Allonnes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .79La manifestation du monde par Jean Douchet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .90Une brèche dans le système par Ilias Kanellis . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .94

Foule, cinéma, parole par Pierre Gras . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 101

Le lyrisme de la fange et du chaos par Luc Moullet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .111Claude Faraldo : un cinéma menaçant par Nathalie Quintane . . . . . . . . . . . . . . . .115

Lettre de Taipei. Un pays à venir peuplé par les images d’un nouveau cinémaet d’une ère nouvelle (1) par Huang Chien-hung . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .120

Magnétisme et imagination – une anthologie par Olivier Schefer . . . . . . . . . . . . . . . .129

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Trafic sur Internet :sommaire des anciens numéros, agenda, bulletin d’abonnement

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ISBN : 2-84682-081-3N° de commission paritaire : 1003 K 78495

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L’expérience n’est pas simple à décrire. C’est qu’elle touche une réalité difficile àtransmettre. Le deuil, le sentiment du deuil, la vie vécue à l’ombre de la mort.La solitude, dont il est aussi naturel que délicat de parler.

Imaginez quatorze moniteurs à peine espacés composant les quatre côtés d’unrectangle dont la proportion est celle d’un écran de cinéma, ou aussi bien d’une pein-ture, d’une photo horizontales. Dans chacun de ces moniteurs, une femme s’adresseaux visiteurs qui ont pris place sur l’une ou l’autre des quatorze chaises disposées enregard. Comme si l’écran avait été rabattu et décalqué sur le sol. Les chaises formantle premier rang sont plus basses, de façon à libérer la vue. Sur chaque chaise, uncasque permet une écoute individuelle. Chacune de ces femmes, ces veuves, raconteson histoire. Le récit est ponctué par de rares questions en voix off, de la femme quiles écoute. Celle-ci, qu’on devine pour peu qu’on le sache, se trouve dans le secondmoniteur en partant de la gauche, sur la ligne du bas. C’est la seule qui ne dit rien,fixant simplement son spectateur. Soit de près, sur un fond de plage chargée degoémons ; soit de plus loin, assise sur une chaise pliante, à côté d’une chaise vide.Mais celle qui ne dit rien chante, en voix off sur l’image de cette plage nue, cette eauqui va et vient. C’est le poème-chanson de Prévert « Démons et merveilles ». Lacaméra tenue d’une main d’amateur s’avance soudain et découvre un homme assissur le sable, au beau visage tendre et fatigué, qui cherche à sourire. Quand la voixvacillante entonne les mots « Deux petites vagues sont restées », avant les derniersvers, la caméra d’Agnès Varda a presque atteint les yeux de Jacques Demy.

Chacun de ces entretiens-confessions en boucle dure entre trois et cinq minutes. Letemps qu’on passe d’une chaise à une autre permet de réentendre la musique unissantces histoires et surtout de revenir à l’image centrale qui forme un écran plein à l’inté-rieur de cet écran discontinu. Sur la plage, une table haute est dressée. Vêtues de noir,les veuves tournent autour de cette table, inlassablement, s’approchent de la mer,quittent le cadre. Et reviennent, toujours passant, cette fois bien plus près du regard,certaines fixant droit la caméra d’un œil immense, d’autres au contraire l’évitant. 5

Un peu plusde réelpar Raymond Bellour

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La transition qui s’effectue de chaise en chaise est d’autant plus troublante qu’elledevient collective. Un samedi après-midi, la petite salle ouverte de la galerie 1 étaitpleine, les quatorze chaises occupées, les gens passant de place en place, les écouteursde main en main (non sans un certain désordre de fils traînant sur le sol et se mêlant,au risque d’un peu de confusion). On pouvait mesurer alors la pleine efficace d’undispositif fait pour préserver l’intimité de chacun, son émotion possible et recherchée,tout en favorisant une forme neuve de lien social. D’une autre sorte que celui ducinéma, mais tressant avec lui des rapports plus subtils que beaucoup d’installations.J’ai alors pensé, par une torsion naturelle, à ce que Varda s’amusait à conter de la« genèse » de Daguerréotypes : « J’ai fait tirer une ligne électrique du compteur de mamaison, et le fil mesurait quatre-vingt-dix mètres. J’ai décidé de tourner Daguerréo-types à cette distance-là. Je n’irais pas plus loin que mon fil. Je trouverais de quoifilmer, et pas plus loin. » Elle disait aussi : « Plus tard, j’ai repensé à ce fil qui m’avaitgardée attachée à la maison et au petit Mathieu. C’était le cordon ombilical. Il n’étaitpas encore vraiment coupé ! Mes voisins m’intriguaient depuis longtemps, certes, et cedocumentaire me semblait nécessaire. Mais le film, ce n’était pas simplement les gensde ma rue, c’était tout autant ce qui se passait en moi 2. »

C’est dire que d’un sens presque inné du dispositif, dont chacun de ses filmstémoigne, à la qualité d’autoportrait et d’essai qui les empreint, il y a un lien fort,dont l’installation deviendrait une sorte de corollaire. Serge Daney a un peu pressenticela, en estimant ainsi la réussite de Documenteur : « Son talent, après plus de vingtans de cinéma (à une place toujours marginale), c’est d’avoir appris à faire un film“par le milieu”, avec des bouts de cinéma, et à les ranger, comme les photos et lesmurals, dans le portefeuille d’un musée imaginaire 3. » De même Michael Witt a-t-ilpu, récemment, dans l’attente de la méta-méga-installation Collages de France auCentre Pompidou, éclairer rétrospectivement « Godard as Multimedia Artist », jusquedans ses œuvres anciennes 4.

Dans ce même livre où Agnès dit presque « tout sur Varda » (jusqu’en 1994), ilsuffit de se reporter à deux entrées de l’« Abécédaire » 5 pour croire tout saisir de sonvœu d’entreprendre Les Veuves de Noirmoutier. Jacques Demy campait adolescent àNoirmoutier, et c’est dans l’île qu’après leur mariage ils ont acquis un vieux moulincomme « lieu de résidence légendaire ». C’est là que pour Jacquot de Nantes, peu avantla mort de Demy, elle a tourné de lui quelques plans de plage qui figurent à la fin dufilm et dont on retrouve un instant dans le segment le plus personnel de l’installation.

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1. Il s’agit de la galerie Martine Aboucaya, 5, rue Sainte-Anastase, dans le Marais, où l’exposition a durédu 29 janvier au 26 mars 2005. Cette nouvelle galerie a ouvert avec l’exposition Agnès Varda, « 3 + 3 + 15= 3 installations ».

2. Varda par Agnès, Cahiers du cinéma, 1994, p. 250 et p. 143 (abrégé en VpA).3. Serge Daney, Libération, 26 janvier 1982, cité dans VpA, p. 262.4. C’est le sous-titre de son étude « Shapeshifter », New Left Review, n° 29, septembre-octobre 2004,

p. 73-90.5. « N comme Noirmoutier » et « S comme Sable », VpA, p. 26 et 30.

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Bien des raisons poussent aujourd’hui de plus en plus de cinéastes vers l’installationde galerie et de musée. La liste est devenue si longue qu’il est désormais vain de ladonner. Mais on retiendra qu’il s’agit avant tout de cinéastes occidentaux, européensau sens large, c’est-à-dire aussi américains, tous venant d’un cinéma très ancien,peut-être fatigué (Kiarostami serait ici une exception majeure). Une première raisontient bien sûr à l’évolution des techniques (de la vidéo au numérique, de l’Internet auDVD) et à leur mondialisation. Un motif plus retors est lié au désir d’art qui a touchéles cinéastes et croisé ainsi le développement sans précédent des musées. DominiquePaïni en a exprimé le ressort le plus profond quand il a constaté à quel point les évo-lutions formelles du cinéma moderne tendaient déjà à « s’exposer » dans la situationde projection, trouvant ainsi dans leur exportation muséale un prolongement naturel1.Un autre nom de ce déplacement est la lassitude opposée à l’obligation narrative, surlaquelle Kiarostami insiste tant 2 (Varda souligne, elle, que le dispositif donne « lapermission de ne pas raconter une histoire »). Une raison plus triviale, mais décisive,a été donnée par Harun Farocki : il rappelle que Vidéogrammes d’une révolution, 147´,1992, a été le dernier de ses films distribué en salle (« Le jour de la première, il ne vintqu’un seul spectateur dans chacun des deux cinémas berlinois où il était projeté »). Ilajoute que « les visiteurs de salles d’exposition ont une idée moins arrêtée de la manièredont les images et les sons doivent être articulés. Ils sont plus disposés à chercher dansl’œuvre elle-même la mesure qui doit lui être appliquée 3 ». C’est là ce que précise, àpropos de Farocki, Christa Blümlinger suggérant que « la forme de l’essai, compriscomme une quête et un questionnement permanents », donc au sens du « possible »musilien, trouverait dans la situation de musée un écho favorable 4. Enfin, il estfrappant qu’un anthropologue ait donné la réponse qui paraît la plus forte, quoiqueignorant le cinéma. Jamais la vocation désaliénante de l’art n’a été aussi essentielle,écrit Marc Augé, puisque le paradoxe est que nous vivons aujourd’hui dans un monded’illusions que nous n’avons pas désirées. Poussé à commenter les installationsd’Antoni Muntadas, il reconnaît dans l’installation comme telle « l’opération ultimepar laquelle l’art se soustrait à la visibilité déréalisée du monde quotidien (l’évidencedes mots, de l’architecture, des images…) et en fait son matériau nu ». L’installationopérerait ainsi « une sorte de retour au réel » ; elle nous porterait « des visibilitéssecondaires de l’illusion vers le matériau nu du réel 5 ».

On voit comment, de l’essai au plus de réel, Agnès Varda est concernée commepersonne. Voilà bien longtemps, Bernard Pingaud commençait ainsi un article qui

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1. Dominique Païni, Le Temps exposé, Cahiers du cinéma, 2002, en particulier p. 71-78.2. Au cours de son dialogue avec Jean-Luc Nancy, dans le livre que celui-ci lui a consacré, L’Évidence

du film, Yves Gevaert éditeur, Bruxelles, 2001, p. 89.3. Harun Farocki, « Influences transversales », Trafic, n° 43, automne 2002, p. 23.4. Christa Blümlinger, « Harun Farocki : l’art du possible », Ibid., p. 29.5. Marc Augé, « From Space to the Gaze », dans le catalogue Muntadas On Translation : The Audience,

Witte de With, Rotterdam, 1999, p. 20-21.

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est resté sans doute le plus beau publié sur elle : « En abandonnant, à vingt ans,l’histoire de l’art pour la photographie, Agnès Varda accorde au réel une préférencequ’elle ne lui retirera plus1. » Deux forces partent de ces lignes, traversant toutel’œuvre. Du côté du réel, un art de l’intermédiaire entre fiction et documentairedont Varda a comme peu d’autres éprouvé les paradoxes et repoussé les limites. Elleen a donné dans une des sections de son livre, « Documentaires et documenteur »,la formule enjouée et matoise, insistant par exemple sur ce pouvoir étrange qu’ont« les vrais gens » de « se mettre en scène eux-mêmes 2 », pourvu qu’on sache y prendregarde. L’autre direction est celle qui, liant peinture et photographie plus que lesdissociant, fera de leur rapport de fascination maintenue le cœur d’une puissancepropre de l’immobile qui aura été une des grandes forces du cinéma de l’image-temps, et a beaucoup compté dans le glissement vers l’installation et le musée. Onsait tout ce que l’œuvre de Varda doit à la photographie, et ce qu’en retour celle-ci luidoit, d’avoir été sans cesse confirmée dans sa double valeur de punctum subjectif etde signe anthropologique. Mais on oublie un peu la trace qu’y laisse, comme cheztant de cinéastes, « la Peinture qui se propose de façon immuable 3 ». De l’imageliminaire de son livre, « Autoportrait à Venise », où son corps, menu mais massif, sedétache « parmi quelques hommes de Gentile Bellini », à ce remake d’Annonciationdevenue « Dénonciation » grâce à Jane Birkin, de la Madonna del Parto de Piero dellaFrancesca servant d’image modèle à Sylvia Monfort pour La Pointe courte au tableaude Baldung Grien, La Femme et la Mort, inspirant la menace de Cléo de 5 à 7 4.

Dans ce mouvement d’art, on est frappé que par deux fois, il y a vingt ans et toutrécemment, ce soit l’attraction du musée et de l’exposition même qui ait permis lefilm. Varda raconte ainsi comment, visitant en 1984 l’exposition « Du vivant à l’arti-ficiel » dans les bâtiments magnifiques de l’hospice Saint-Louis à Avignon, elle a étésaisie d’un désir immédiat de tournage, recevant l’inspiration d’un dispositif danslequel elle a pu projeter des acteurs improvisés (ce sera 7 P., Cuis., S. de B. (À SAISIR)5).L’expérience à peine achevée d’Ydessa, the Bears and Etc. (qui compose aujourd’huiavec Salut les Cubains et Ulysse un ensemble « Cinévardaphoto » 6) est plus cruciale,et pas seulement parce que l’enjeu est plus grave. L’exposition conçue par YdessaHendeles, avec la complicité de Chris Dercon, au Haus der Kunst de Munich, met eneffet sa collection unique et gigantesque d’ours en peluche et surtout de photos mon-

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1. Bernard Pingaud, « Agnès Varda et la réalité », Artsept, n° 1, janvier-mars 1963, p. 125. Intitulé « Uncinéma réel », ce numéro était consacré à la « famille » : Cayrol-Durand, Colpi, Gatti, Marker, Resnais,Varda.

2. VpA, p. 142.3. Ibid., p. 62.4. Ibid., respectivement p. 4-5 et 284 ; 192-193 ; 44-45 ; 48-49.5. Ibid., p. 156-157. Elle en profite pour préciser : « Les personnages de films sont aussi vrais que faux,

les acteurs aussi faux que vrais. »6. La trilogie a été montrée à New York au MoMA dans le cadre du programme « Cutting-Edge Non -

Fiction Film and Media Works », 10-28 février 2005. Le film a été montré à Paris lors de la réouverture dela Galerie nationale du Jeu de Paume en juin 2004, et programmé ensuite sur Arte.

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trant des « Teddy Bears » avec tous leurs amis et maîtres, en regard du corps prostréde Hitler seul dans une salle immense, qu’on découvre en fin de parcours. C’est ainsil’exposition comme telle, l’art fou et grave d’un dispositif de collection transformé enproposition d’espace, qui devient l’indice du trou béant de la mémoire historique, dumanque de souvenirs et d’enfances, dont le film se fait l’archive inspirée.

Tout préparait ainsi Agnès Varda à l’installation. Même si c’est, comme souvent,la demande qui ouvre le désir prêt à sourdre et attendant d’être suscité. D’abordvint la demande de Hans-Ulrich Obrist pour le pavillon « Utopia Station » de laBiennale de Venise en 2003. Ce fut Patatutopia, le dernier avatar de ses films LesGlaneurs et la Glaneuse et Deux ans après, à partir de l’image ouverte par lespatates qui germaient, avec leurs formes folles (on voyait déjà à Venise, à l’entrée dela « Station », l’effigie d’Agnès en patate, déclinant toutes les espèces de patates,qu’on retrouve aujourd’hui à l’accueil de l’exposition). Puis ce fut la rencontre avecMartine Aboucaya, prête à ouvrir sa galerie, et désirant le faire avec Agnès Vardadéjà pleine de son projet d’un Triptyque de Noirmoutier. Et vint ce complément desVeuves, devenu la plaque tournante et le cœur vibrant de l’exposition. Aujourd’hui,Varda n’a pas moins de neuf projets tournant autour de l’île de Noirmoutier, dontbeaucoup devraient prendre la forme d’installations. On songe à ce concert de socio-logues et d’anthropologues qu’Edgar Morin, quelques années après avoir été avecJean Rouch cinéaste-vérité de Chronique d’un été, propulsa dans une petite communebretonne pour en dresser le savant portrait 1. C’est bien un projet du même ordre quenourrit Varda, pour doter d’une force d’art devenant supplément de réel le documen-taire, pénétré de fiction comme elle sait le faire, dans lequel le grand cinéaste indienRitwik Ghatak voyait « la forme de cinéma la plus passionnante 2 ».

Sans retable ni prédelle, le Triptyque de Noirmoutier étale pendant dix minutesses visions et ses actions simples. Comme dans les triptyques anciens, les deuxpanneaux latéraux peuvent se refermer sur la partie centrale, faisant rêver à cescouches d’images qui composent de tout film la mémoire incertaine. Entre les troisécrans, la modestie des actions permet d’éprouver des combinaisons nombreuses. Ilarrive ainsi que les trois panneaux laissent s’étaler la plage et les mouvements del’eau ; ou que le panneau central seul le fasse, pendant que les panneaux latérauxmontrent des mains coupant des pommes en lamelles. Mais plus souvent le cœur del’action est au centre : une cuisine, ou une salle, comme on dit à la campagne, danslaquelle une femme jeune et une femme âgée, vêtue d’une coiffe traditionnelle,pèlent et découpent pommes et patates. Le bleu des carreaux couvrant le mur quifait face à des tons de Vermeer. La force du dispositif est d’avoir ménagé, outre laporte-fenêtre en fond de cadre, par laquelle on entre et sort, deux portes latérales quipermettent d’entrer et de sortir d’une image dans l’autre, autant que d’un espace ou

91. Edgar Morin, Commune en France : la métamorphose de Plodemet, Fayard, 1967.2. C’est le titre de son article publié dans Trafic, n° 7, été 1993.

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d’une pièce. Par exemple, l’homme qui revient de la plage, sur la gauche, entre sanstransition dans la salle. Ou bien la vieille femme, ouvrant la porte à droite, pénètreaussitôt dans la pièce-écran où une vaste armoire ouverte et ordonnée de manièreémouvante attend qu’on range la vaisselle qui vient d’être lavée. Tout circule ainsi,sur un mode aussi réaliste que magique, entre ces trois écrans où se déroule une viequotidienne avec tous ses bruits, mais muette d’échanges. Une image-temps frag-mentée à l’état pur s’étend, se développe. Le temps s’y vide et se remplit comme lesimages passent, avec les corps et le seul paysage de la mer, d’un écran à l’autre.

Dans une salle plus isolée, Patatutopia se déroule, quelques minutes encore, surtrois écrans en demi-cercle biseauté, et un sol couvert de vraies patates. C’est ladéclaration de réel au réel, le signe clair du supplément dont les images veulent êtreaffectées. À droite, à gauche, de grands mouvements latéraux coupés de quelques vuesfixes orchestrent un double défilé de patates variées dont les mêmes plans décalésse répondent en écho. C’est là qu’on découvre par exemple cette image étonnanted’une cheminée dont la hotte est formée d’un gigantesque et monstrueux visage, lagueule ouverte dégorgeant un flot de patates. Au centre, dans des plans fixes dont unléger tremblé appelle le regard, s’enchaînent une à une, tels des fragments descendusdes tableaux d’Arcimboldo, les « patates cœurs » dont les germes excessifs fixent lefantastique.

On les retrouve, images vraiment fixes, photos offertes sur les murs qui conduisentd’une installation à une autre. On y retrouve aussi la cheminée de Patatutopia. Ainsique cinq images des veuves tournant autour de la table dans l’installation. Ces photos,qui font partie du processus inéluctable attaché au marché de l’art, possèdent ici plusque jamais leur vertu théorique. Elles ne rappellent pas seulement à quel point AgnèsVarda, comme Chris Marker, est ou a été aussi photographe ; elles expriment la partde fixité et d’immobilité rêveuse qu’induit en elle-même toute installation, en regarddu cinéma dont ici elle provient. Immobilisation qui est le cœur interne du mouve-ment psychique par lequel le regard, plus évidemment qu’au cinéma, se retourne surlui-même pour s’effectuer en pensée et en souvenir.

L’effet devient très fort face aux Veuves de Noirmoutier. On y ressent d’abord à quelpoint c’est une œuvre de cinéaste. Choc si vif, on l’a vu, du passage soudain, sur laplage où tournent les veuves, au plan rapproché par lequel leurs visages, sortant dela masse noire des vêtements, nous heurtent. Mais surtout, expérience intense duface à face avec ces quatorze petits écrans dont on éprouve la variation continuelle,quelque attention qu’on prête à celui qu’à tel moment on écoute. On saisit là l’immensetalent de montage dont ce travail témoigne (chose plutôt rare quand les artistes nesont pas cinéastes – avec des exceptions, Nostos II de Thierry Kuntzel ou FeatureFilm de Douglas Gordon, par exemple). Varda s’est trouvée en chaque cas devantdeux heures d’entretien qu’elle a réduites à quelques minutes, arrivant ainsi pourLes Veuves, avec l’écran central, à une heure environ. De façon notable, contrairementà ce qui arrive dans tant d’expositions où l’on ne fait si souvent que passer, les gensrestent, accrochés à leur écouteur, à chaque histoire qui s’y donne (il y a beaucoup de10

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femmes, bien sûr, mais pas seulement, et surtout des gens de tous âges ; Alain Resnaiset Sabine Azéma sont restés là deux grandes heures). L’émotion qu’on éprouve tientavant tout à la transmission réussie de l’infinie variété comme de l’identité obstinéede l’expérience humaine. Voilà ce que, une par une et toutes ensemble, ces femmesseules livrent, dans le décor singulier et divers de leur vie ; voilà ce que l’art del’écoute a su provoquer et celui du montage ordonner, déployer, délier, hiérarchiser,au gré de hasards impossibles à maîtriser tant il y a entre ces écrans d’écarts et deliens possibles, mais auxquels il fallait donner toute leur chance.

« On devait fêter nos “un an de mariage” le 23, le 23 parce que c’était un samedi. Ons’était mariés le 25 l’année dernière. » / « Ah, c’était le bon bonhomme. Jamais un mot.Il rentrait de la mer, il avait bu un coup, il se couchait, il dormait, c’était fini ! Il estmort à soixante-dix-sept ans. Moi, j’aurai quatre-vingt-dix-sept ans le 31 mars. Il avaittrois ans de plus que moi. Eh oui, le temps passe… » / « Ne serait-ce que de se disputer,ça manque aussi. On ne peut pas toujours être du même avis. Et ça, ça manque. Toutmanque de toute façon, tout du matin au soir. » / « Le jour où mon mari est décédé, j’aipris sa place, et je dors uniquement à sa place, pas au milieu du lit, je suis toujoursprès de la lampe. J’ai l’impression que c’est comme s’il était toujours à côté de moi…je ne sais pas trop. » / « Mon mari s’est suicidé. Disons que je savais qu’il avait unetendance à être dépressif, mais bon, de là à passer à l’acte… Tout s’est arrêté d’un seulcoup. » / « Et puis vous savez, quand quelqu’un est parti comme ça, on a des regrets.Moi, je regrette, de ne pas lui avoir dit, d’abord, que je l’aimais. » / « Et l’autre jour,j’ai rêvé aussi qu’il revenait, et qu’il n’avait plus de pieds. On lui avait coupé les piedspour une opération, je ne sais plus laquelle, et alors là, j’étais triste, triste, en luidisant : “Mais il t’est arrivé ça !” » / « J’ai toujours su qu’il m’aimait, mais j’ai souventtrouvé qu’il m’aimait mal, mais exactement comme moi je ne l’ai peut-être pas aimécomme il aurait souhaité d’être aimé. » / « Nos maisons, c’est en mitoyenneté. Noussommes amies, en plus. C’est Odette, ma voisine. » / « Depuis sept ans, je suis veuve.Ça, c’est la photo de mariage ; ça, c’est la photo des trente-cinq ans, que nous avionsfait toute une fête avec les enfants. Ça se passait au mois d’octobre, et puis ma fille aété tuée au mois de février. » / « Je l’ai vu mourir, oui, moi, je l’ai vu quand il a faitson malaise… » / « Quand je suis toute seule et que j’ai “les cafards”, eh bien je luiparle. » / « On a fait tous les métiers… Principalement la pêche. Oui, la pêche à lapalourde, les huîtres, les pommes de terre, et puis surtout les marais… Les maraissalants. » / « Je porte nos deux alliances : l’alliance de mon mari et la mienne, ensemble.J’ai fait ça au crochet, un petit tour et puis j’ai accroché. » / « Démons et merveilles,vents et marées, deux petites vagues pour me noyer. »

Comment préciser ce qui arrive ici au visiteur capturé, en regard de l’expériencedu spectateur de cinéma? Ceci, peut-être, trop personnel sans doute – mais commentfaire, à moins de revenir aux protocoles des beaux jours de la filmologie, quandRoland Barthes espérait isoler et éclairer par des enquêtes et des tests « les unités 11

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traumatiques au cinéma », pour en arriver, bien plus tard, au « troisième sens » et aupunctum de La Chambre claire ? Le cinéma, de fiction ou documentaire, induit dansdes proportions variables et selon des modes divers de la catharsis, quelle que soit laprise de conscience qu’il suppose. Tout simplement par son dispositif même et parl’accumulation-oubli du temps qu’il impose. Ainsi ai-je pu avoir l’impression queVoyage à Tokyo d’Ozu, vu dans un moment de pressentiment du deuil provoqué parla maladie grave de mon père, avait sourdement libéré une énergie grâce à unetransmutation de la peine. Comme si quelque chose s’était déplacé, obscurément.Alors que face aux Veuves de Noirmoutier, bien au-delà de tout ce qu’on peut yapprendre de la solitude et du métier difficile de femmes de marins sur une île, j’aicompris une chose que j’ignorais, ou à laquelle je n’avais pas pensé vraiment. J’aisenti que le déchirement éprouvé après la mort de ma mère, si vieille et déjà si loin,avait été moins violent que la douleur ressentie, aussitôt après la mort de mon père,de la sentir veuve et seule, entrée dans une autre vie sans vraie vie.

L’installation aurait cette fonction étrange, de permettre de penser au plus près desoi, à la mesure du plus de réel qu’elle offre, selon son artifice propre, dans l’espaceoù elle invite à pénétrer. La grande singularité des Veuves de Noirmoutier, entre lestrois installations de l’exposition de Varda comme entre tant d’autres, est d’avoirtrouvé le moyen de fixer le visiteur tout en le laissant libre, comme de démultiplier savision en singularisant son écoute. Il s’opère là, entre l’installation propre du cinémaet toutes celles des musées, une médiation singulière, qu’il appartenait à une cinéasted’inventer.

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11 heures et demie du soir, le 23 décembre. Demain, monanniversaire.Message de Stan, au téléphone. Cancer au stade « terminal ».C’est le terme qu’ils emploient.« Ils ont abandonné, baissé les bras. Maladie trop répandue. Les chirurgiensn’opéreront pas. »Message de Fred Camper : Stan fauché, pas d’argent pour payerles médecins, les hôpitaux.

Marché jusqu’à l’Anthology. Il neige légèrement.Visite de Paul Morrissey. Jambe raide, arthrite… A monté etredescendu les marches en sautillant, sur un pied, d’une drôle demanière.

À part ça, qu’est-ce qui va mal ?Huit Palestiniens tués… Petits caractèresen seizième page.

Hier on est restés jusqu’à 1 heure du matin, pour le Noël del’Anthology.Maintenant il est tard. La journée est finie. Avec Pip, Julius etFabiano, bu des verres chez Dempsey’s, tout en passant l’annéeen revue. Évité de penser aux horreurs, pour essayerd’être positifs. Mais je suis très sceptique à proposde tout ça, le monde est si épouvantable, je veux dire, lesgens, les blancs, les juifs, les musulmans, africains,mexicains, russes – tous mauvais mauvaismauvais. 13

Lettre aux amis,en cette fin d’annéepar Jonas Mekas

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Je suis innocent, ai-je dit hier soir. Je n’ai fait de mal qu’à quelquespetits animaux, quand j’étais enfant. Mais je leur ai demandé pardontant de fois, tant de fois, j’ai tellement pleuré en me remémorantce que j’avais fait aux bébés corneilles, aux petites grenouilles.Alors je crois qu’ils m’ont pardonné.Donc je suis innocent, je ne pense pas avoir commis de réellemauvaise action dans toute ma vie d’adulte,tel est vraiment mon sentiment.Je ne sais même pas me mettre en colère, ou crier,ça ma toujours choqué, et ça me choque toujours, d’entendre des voixfortes et irritées.Non non non, je ne comprends rien à tout ça,non, vraiment, je n’y comprends rien.

Mais demain c’est mon anniversaire, et je devrais me sentirplus mûr, surtout à mon âge, je devrais mieux connaîtrela manière dont va ce monde.Mais ce n’est pas le cas.Ce monde m’a échappé, je suis passé à côté, j’ai juste entendudu bruit et vu du sang dans les journaux, et des démarcheurs à la télévendant des trucs dont je n’ai nul besoin.Je ne possède que deux pantalons, quelques chemises, et je suis en pannede chaussettes depuis la semaine dernière.

Alors, où en suis-je ? Le raté absolu, selon les statistiqueset évaluations des instances de la vie réelle sur terreen l’an 2002 – juste avant mon anniversaire,demain [le même jour que pour Joseph Cornell et LouiseBourgeois – tous mes vœux, Joseph, et chèreLouise].

LE LENDEMAIN.Nous avons fêté ça avec beaucoup de musique, de danse et de vin àl’Anthology, et les Indiens, la nation ute, sont venus et ont bénil’avant-garde, chose qu’ils n’ont jamais faite pourHollywood. Puis le Garçon Ours a chanté un chant du peuple ute ennotre honneur. Et la neige continuait à tomberdehors.

LE JOUR SUIVANT.Expresso avec Raimund. Encore de mauvaises nouvelles. Robert14

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vient juste de quitter son appartement dans Bleecker Street, sa jambelui fait trop mal, impossible de l’opérer, son cœur est trop faible,il a pris une chambre dans un immeuble avec ascenseur, à présent ilregarde New York par une fenêtre au vingtième étage,une vue magnifique, a-t-il déclaré [paraît-il].Et DoDo est très, très déprimée, elle l’a dit au téléphone,très déprimée.

« Je sais que j’existe parce que mon petit chien me reconnaît »,a dit Gertrude Stein – c’est écrit sur mon mur.Ça vaut toute la philosophie del’Être.

Peter est au Brésil. Il déteste Noël à Vienne, lesemplettes. Et P. Adams est toujours au régime sec.Et Annette a fait trois séjours à l’hôpital cette année,elle vient d’appeler, de retour chez elle, dans un fauteuil roulant,une jambe cassée.« Je te souhaite une meilleure année, un seul pépin, une seulehospitalisation, l’année prochaine, au lieu de trois », lui ai-je dit.« Non, non, m’a-t-elle répondu, ne dis pas ça !… »

LE LENDEMAIN.La neige a fondu. J’ai passé trois heures à briser la glacesur le trottoir, avec Andy et Robert. J’en ai cassé mapelle.

Mes yeux se ferment, il est très tard. Mais jerefuse de dormir. Vais à la glacière me servir du vin.Et je me demande où sont Agnès, et Brigitte. Et eux tous, lestrois Dominique et les trois Danièle.

Je lis Cendrars.Ma tête n’y est pas. Je devrais peut-être regarder la télé.Peut-être qu’il y a un truc avec Clint Eastwood ouBruce Willis – un peu d’action, oui, un peud’action, c’est ce qu’il me faut en cet instant.

LE JOUR SUIVANT.Parlé avec Stan. « J’ai accepté l’échéance, je nem’inquiète plus à ce propos. Et je continuemon travail, je gratte la pellicule avec mes ongles & 15

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ma salive. L’idée de la mort ne me pose aucunproblème. Mais pour les enfants, c’est dur de me regardermourir. »

PLUS TARD.Nous avons joué de la musique et dansé jusqu’à l’aube à l’Anthology,toutes les âmes esseulées n’ayant nul autre endroitoù aller en ce soir de nouvel an. C’était vraiment très étonnant,avec tous ces musiciens venus de la rue,surgis de la nuit du Lower East Side– notre propre Philharmonie libre, en quelque sorte,pensions-nous. Nous avons tous pris du bon temps & àminuit nous sommes tous sortis dans la rue pour danseret jouer joyeusement, sans prêter la moindre attentionau froid.

Oui, la vie continue. Oubliez les utopies :la vie, c’est ici et maintenant.Je me demande soudain : où est Harmony, ce soir, quellesfolles chimères papillonnent autour de sa têtestupéfiante. Sebastian vient d’appeler de quelque part enChine, aux confins de la Birmanie et du Tibet.« As-tu déjà essayé de manger du chien? » lui ai-je demandé.« Non, m’a-t-il dit, et je ne suis pas sûr de vouloir essayer – tu saiscomment ils les tuent, ici, sur les marchés? Dans des sacs,avec des couteaux, ils les poignardent à travers le sac,et tu n’entendras jamais de cri aussi terrible, aussi déchirant,que celui d’un chien qui meurt éventré, enfermé dans un sac,sans défense. Je ne sais pas comment j’ai fait pour lesupporter », a-t-il ajouté.

LE LENDEMAIN.Pip est de retour, il a rendu visite à Stan. Tout le tempsalité, trop faible. « Ils m’ont dit que je devrais m’hypnotisermoi-même pour affronter les cellules cancéreuses et les tuer.Et je l’ai fait – je veux dire, ce n’est vraiment pas difficilepour moi de me mettre dans ce genre d’état,je l’ai fait pendant toute ma vie, en travaillant sur mesfilms. Alors je leur ai fait face. Je les ai vues, les cellulescancéreuses. Et je les ai trouvées si belles que je ne pouvaispas les tuer, non… » Voilà ce qu’a dit Stan.

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Plus tard, Peter appelle, de Vienne, tout juste rentré duBrésil. Encore aujourd’hui ils y massacrent les Indiens,les chercheurs d’or. Et puis les chercheurs d’or sont tuéspar les négociants. « Je démissionne de l’espècehumaine », a-t-il déclaré. « J’en fais autant », ai-jerépondu.

Voilà tout.Mais cela ne signifie pas que je renonce à ce en quoi croyaienttous ceux qui m’ont, qui nous ont précédés, ceux qui étaient insenséscomme moi et certains d’entre vous, d’entre nous, et qu’ilss’efforçaient de préserver afin d’empêcher les dieuxde détruire la Cité – en tout cas tantqu’il en reste au moins un pour croire enl’incroyable, bref, en la

Poésie.

3 janvier 2003

(Traduit de l’anglais par Jean-Luc Mengus)

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En 1995, à l’occasion du Centenaire du cinéma, le Musée autrichien du Cinémaet son codirecteur Peter Kubelka lancèrent un projet intitulé Was ist Film(« Qu’est-ce que le cinéma »). Ce cycle de « cinéma essentiel » s’inspirait

d’autres manifestations similaires que Kubelka avait lui-même organisées (pour leCentre Pompidou à Paris au milieu des années soixante-dix) ou fortement influencées(à l’Anthology Film Archives de New York en 1969-1970). Was ist Film voulait offrirau public viennois, en soixante programmes répartis tout au long de l’année et reprisd’une saison sur l’autre, le catalogue dense et polémique d’un cinéma à l’écart descourants dominants.

Lorsque Kubelka présenta Poésie et vérité, il y avait vingt-six ans qu’il n’avait plusfait de film, et ce fut une grande surprise pour la communauté cinématographiqueinternationale ; mais ce retour à la caméra paraît moins étonnant quand on le rap-porte au « gai savoir » et au projet pédagogique qui ont constamment nourri le travaild’organisateur de Kubelka pendant ces trois décennies. Ce film de 13 minutes,d’ailleurs très amusant, apporte une couche supplémentaire au portrait de l’artiste enarchéologue – en chasseur et collectionneur d’artefacts qui dans un siècle permettrontde répondre à des questions dont on n’a même pas l’idée aujourd’hui.

Dans l’histoire de la culture cinématographique mondiale, Kubelka est avecJonas Mekas l’un des deux grands fondateurs de cinémathèque et archivistes ducinéma qui sont aussi reconnus comme des créateurs de premier rang. Avec seule-ment quelques courts métrages fabriqués image par image entre 1956 et 1960– Adebar, Schwechater et Arnulf Rainer –, Kubelka a dégagé la ligne de crête (etl’abîme) du modernisme cinématographique : un cinéma de degré zéro et de purplaisir celluloïdique, expression flamboyante d’une nouvelle forme de pensée entrain de naître.

Un nouveau filmde Peter KubelkaDichtung und Wahrheit(Poésie et vérité, 1996-2003)

par Alexander Horwath

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Achevé d’imprimer en mai 2005dans les ateliers de Normandie Roto Impression s.a.s.

à Lonrai (Orne)N° d’imprimeur : 05xxxxDépôt légal : juin 2005

Imprimé en France

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Trafic 54

Cette édition électronique de la revue Trafic 54

a été réalisée le 10 mars 2011 par les Éditions P.O.L.

Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage,

achevé d’imprimer en mai 2005

par Normandie Roto Impression s.a.s.

(ISBN : 9782846820813)

Code Sodis : N44596 - ISBN : 9782818005354

Numéro d’édition : 137130

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