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Charles-André Gilis Le pouvoir de la femme dans la doctrine akbarienne des jinns. Les hommes sont plus forts que les jinns, car l’eau est l’élément qui prédomine en eux. A ce propos, Ibn Arabî esquisse brièvement une autre comparaison en suggérant que les femmes sont plus fortes que les démons, et en précisant que leurs stratagèmes sont « redoutables » alors que ceux des démons sont « faibles ». La « force de l’eau » est présente en elles, non seulement parce qu’elles font partie de l’espèce humaine, mais aussi pour une raison qui leur est propre. Dans la partie du chapitre 198 des Futûhâtqui traite de la manifestation des degrés cosmiques depuis l’intellect premier jusqu’à l’homme, chaque degré est mis en correspondance avec un nom divin qui le concerne en propre ; c’est notamment le cas pour ceux qui font l’objet de la présente étude : les anges sont régis par le nom al-Qawî (le Fort), les jinns par le nom al- Latîf (le Subtil) et les hommes par le nom al-Jâmi’ (Celui qui rassemble le tout). La manifestation cosmique de la force divine est traditionnellement liée à celle des anges par référence à un verset de la 66 e sourate : Si elles se liguent contre lui, en vérité Allâh est Lui son Protecteur, et Jibrîl et l’Intègre des croyants (sâlih al-mu’minîn); et, après cela les anges apporteront leur aide(Cor.66.4). Les deux femmes dont il est question ici sont deux épouses du Prophète : Aïchâ, fille d’Abû Bakr et Hafsa, fille de Omar. Elles s’étaient liguées contre lui pour qu’il renonce à prendre à l’avenir d’autres épouses. C’est pourquoi la sourate débute par le verset : O Prophète, pourquoi interdis-tu (tuharrimu) ce qu’Allâh t’a permis (ahalla), en vue de rechercher la satisfaction de tes épouses (Cor.66.1) ; c’est pourquoi aussi le chapitre 318 des Futûhât qui traite de la demeure relative à cette sourate est intitulée : « De l’abrogation de la Loi sacrée, muhammadienne, ou autre que muhammadienne pour des motifs d’ordre individuel (nafsiyya) –qu’Allah nous en préserve tous ! » Les termes coraniques utilisés ont une portée juridique précise. Ils indiquent qu’il ne s’agit pas simplement ici d’une faveur divine accordée au Prophète, mais bien d’un statut légal établissant un privilège à son avantage. Ibn Arabî souligne cet aspect avec force : « Le Très-Haut a dit à

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Charles-André Gilis

Le pouvoir de la femme dans la doctrine akbarienne des jinns.

Les hommes sont plus forts que les jinns, car l’eau est l’élément qui prédomine en eux. A ce propos, Ibn Arabî esquisse brièvement une autre comparaison en suggérant que les femmes sont plus fortes que les démons, et en précisant que leurs stratagèmes sont « redoutables » alors que ceux des démons sont « faibles ». La « force de l’eau » est présente en elles, non seulement parce qu’elles font partie de l’espèce humaine, mais aussi pour une raison qui leur est propre. Dans la partie du chapitre 198 des Futûhâtqui traite de la manifestation des degrés cosmiques depuis l’intellect premier jusqu’à l’homme, chaque degré est mis en correspondance avec un nom divin qui le concerne en propre ; c’est notamment le cas pour ceux qui font l’objet de la présente étude : les anges sont régis par le nom al-Qawî (le Fort), les jinns par le nom al-Latîf (le Subtil) et les hommes par le nom al-Jâmi’ (Celui qui rassemble le tout). La manifestation cosmique de la force divine est traditionnellement liée à celle des anges

par référence à un verset de la 66e sourate : Si elles se liguent contre lui, en vérité Allâh est Lui son Protecteur, et Jibrîl et l’Intègre des croyants (sâlih al-mu’minîn); et, après cela les anges apporteront leur aide(Cor.66.4). Les deux femmes dont il est question ici sont deux épouses du Prophète : Aïchâ, fille d’Abû Bakr et Hafsa, fille de Omar. Elles s’étaient liguées contre lui pour qu’il renonce à prendre à l’avenir d’autres épouses. C’est pourquoi la sourate débute par le verset : O Prophète, pourquoi interdis-tu (tuharrimu) ce qu’Allâh t’a permis (ahalla), en vue de rechercher la satisfaction de tes épouses (Cor.66.1) ; c’est pourquoi aussi le chapitre 318 des Futûhât qui traite de la demeure relative à cette sourate est intitulée : « De l’abrogation de la Loi sacrée, muhammadienne, ou autre que muhammadienne pour des motifs d’ordre individuel (nafsiyya) –qu’Allah nous en préserve tous ! » Les termes coraniques utilisés ont une portée juridique précise. Ils indiquent qu’il ne s’agit pas simplement ici d’une faveur divine accordée au Prophète, mais bien d’un statut légal établissant un privilège à son avantage. Ibn Arabî souligne cet aspect avec force : « Le Très-Haut a dit à Son Prophète – sur lui la Grâce et la Paix ! - : Légifère parmi les hommes selon ce qu’Allâh t’a fait voir (Cor.4.105) ; il ne lui a pas dit : « Selon ta propre manière de voir ». Le fait de rechercher la satisfaction de ses épouses procédait uniquement de sa vision propre. Cet exemple confirme que l’inspiration (coranique : wahy) était ce qu’Allâh faisait voir au Prophète, non ce qu’il voyait par lui-même, bien que sa vision propre fût supérieure à celle de tout autre (créature) ». Cet exemple confirme la gravité de l’enjeu. Ce qui est en cause n’est rien moins que le caractère sacré et inviolable de la législation divine. Que deux épouses de Muhammad aient failli lui porter atteinte illustre le pouvoir dont les femmes disposent. Pour les empêcher de réussir, il faudra l’intervention conjointe des plus puissants protecteurs : le Très-Haut Lui-même, unique détenteur de toute force ; sayyidnâ Jibrîl qui apparaît dans ce verset en tant qu’Esprit Saint ; l’Elite initiatique des croyants ; enfin les anges issus de la force divine et qui la représentent en mode déterminé. L’ « Elite initiatique des

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croyants » est une traduction de la mystérieuse expression coranique «sâlih al-mu’minîn », littéralement : l’ « Intègre des croyants », qu’Ibn Arabî définit à cette occasion comme étant une désignation des initiés qui détiennent le « fi’l bi-l-himma », c’est-à-dire, selon l’expression de Michel Vâlsan, « le pouvoir de produire par l’énergie spirituelle des effets qui ordinairement exigent une activité corporelle. C’est à cette notion que se rattache l’expression évangélique de la « foi qui déplace les montagnes » ; on peut dire aussi : « al-fi’l bi-s-sidq » : le pouvoir d’agir par la conviction sincère et intense. L’ensemble de l’énumération coranique évoque une force opérative et, de manière indirecte, la puissance invincible du Centre suprême. D’où les femmes tiennent-elles ce pouvoir immense ; celui qui fit défaut à Sayyidnâ Lût lorsqu’il se plaignit : « Si seulement j’avais pu m’opposer à vous par la force ou par un soutien solide » (Cor.11.80) ? Selon le Cheikh al-Akbar : « Il n’y a, dans tout le monde créé, aucune force plus intense que celle qui procède de la femme ; et cela à cause d’un secret que connaissent uniquement ceux qui savent en quoi le monde a été existencié et par quel « mouvement » (66) Dieu l’a existencié. Il est le produit d’un couple de prémisses (67). Celui qui recherche l’union (nâkih) est demandeur (tâlib) et le demandeur est dépendant ; ce qui est recherché pour l’union (mankûh) est demandé (matlûb), et ce qui est demandé détient la force (‘izza) à l’égard de ce qui a besoin de lui. Le désir ardent (de celui qui demande) est irrésistible. Telle est la situation de la femme au sein de l’existence ; telle est la dignité divine qui la concerne en propre ; telle est la cause de la force qu’elle détient.» Il est significatif que cet enseignement intervienne à propos du « secret présent dans la force de l’eau », car celle-ci est un symbole de la manifestation universelle. Sa force réside dans sa nécessité, en ce sens que la perfection divine implique l’existenciation de tous les êtres manifestables. Dans un commentaire ésotérique du verset : « J’ai créé les jinns et les hommes uniquement pour qu’ils M’adorent (ou Me servent) » (68). Ibn Arabî note que la servitude requise procède du modèle divin. Bien que le Très-Haut soit « indépendant à l’égard des mondes » (Cor.3.97. et 29.6), Il apparaît, en mode contingent, comme « dépendant » à l’égard de la manifestation. Le Cheikh emploie à cet égard une formule très forte : « al-îjâd ‘ibâda » (l’acte existenciateur est une servitude divine). De son côté, René Guénon écrit : « Toute chose contingente n’est est pas moins nécessaire, en ce sens qu’elle est nécessitée par sa raison suffisante » ; et encore : « Principe et raison suffisante sont au fond la même chose, mais il est particulièrement important de considérer le principe sous cet aspect de raison suffisante lorsqu’on veut comprendre dans son sens métaphysique la notion de contingence » (69). En doctrine akbarienne, l’idée de raison suffisante est rendue par le terme hikma : c’est la sagesse divine universellement présente dans les choses. La raison d’être de la manifestation contingente est la réalisation de la perfection d’al-wujûd (70) qui se rapporte au nom divin ar-Rahmân ; la raison d’être de l’état humain est la réalisation de la Forme divine du Prophète qui se rapporte au nom ar-Rahîm. La période d’obscuration traditionnelle qui précède la fin du cycle est celle du triomphe apparent de l’action démoniaque ; mais les démons ne peuvent rien contre cette « force intense qui procède de la femme », selon l’enseignement eschatologique de toutes les traditions. Connue dans le tasawwuf sous le nom de sakîna, elle manifeste sa présence victorieuse et pacificatrice dans le cœur des vrais croyants. (66) Haraka : on pourrait traduire aussi par « moteur ».(67) Le cheikh utilise le symbolisme, habituel chez lui, du syllogisme. Le point important est que la conclusion est le produit d’un couple.(68) Cf. Futûhât, chap. 470.(69) Les Etats multiples de l’Etre, chap.XVII.(70) Sur ce point, cf. Les sept Etendards du Califat, chap.II. (Charles-André Gilis, Aperçus sur la doctrine akbarienne des jinns, chap.13 : Le pouvoir de la femme.)

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Aspects ésotériques de la sourate al-Ikhlâs : Huwa (1/5)

Envisagé sous un autre aspect, qul introduit la réponse à la question posée. Cheikh Mustafâ, dans sa traduction annotée du Commentaire ésotérique de Qâchânî sur les trois sourates finales (1), décrit les circonstances qui ont amené les révélations de la sourate al-Ikhlâs : « Cette sourate aurait été révélée à la Mekke à propos de la demande suivante que les polythéistes firent à l’Envoyé d’Allâh – sur lui Paix !- : Unsub la-nâ rabba-ka, ce qui peut se traduire,littéralement, par « Donne-nous la généalogie de ton Seigneur » (expression se rattachant au

style de la science généalogique, très développée chez les Arabes), ou plus simplement « Dis-nous quel est ton Seigneur » ; on rapporte encore que la question avait été posée aussi, soit par les Quraychites de La Mekke, soit par les Juifs de Médine, sous la forme : Sif la-nâ rabba-ka = « Décris-nous (qualifie) ton Seigneur ». La réponse donnée, dans les deux cas, affirme l’Unité absolue de l’Essence et de l’Unicité de la Divinité, tout en niant les idées de « devenir » et de « dépendance » impliquées par l’idée de « généalogie » ». (1) Cf. Etudes Traditionnelles, 1969, p.159 et s. Cette dernière remarque s’applique plus directement au verset 3 : lam yalid wa lam yûlad (Il n’engendre pas et n’est pas engendré) ; mais elle concerne en réalité l’ensemble de la sourate. Néanmoins, les trois mots qui suivent le commandement initial impliquent l’idée d’une certaine « procession » apparente dans l’ordre principiel : le premier (Huwa) se rapporte à l’Essence, le second (Allâh) au Nom, et le troisième (ahad) à l’Attribut d’unité, considéré comme la qualification métaphysique par excellence. Cela dit, ce qui frappe dès l’abord, c’est l’absence totale de commune mesure entre la question posée et la réponse révélée par Dieu : on demande à Muhammad de décrire son Seigneur, et le nom divin ar-Rabb n’intervient même pas dans la réponse ; la Divinité elle-même n’est pas évoquée par sa fonction, mais uniquement au moyen de son nom. En réalité, les termes mentionnés dans le premier verset se rapportent tous au Principe suprême : Allâh est ici le nom de l’Essence, tandis que ahad évoque le tawhîd essentiel, non celui de la Divinité, et encore moins celui des professions de foi et des théologies. Que dire alors de Huwa ? Faut-il rappeler ce terme : le « pronom de l’Essence » et, en ce cas, comment faut-il l’entendre ? Ibn Arabî écrit sur ce sujet (1) : (1) Futûhât, chap.272.  « Les juifs ont dit à Muhammad : « Donne-nous la généalogie de ton Seigneur ». A partir de là, les linguistes pourraient imaginer que le pronomhuwa se rapporte au « seigneur » mentionné par les juifs. Sache donc qu’il n’en est rien, car l’Essence d’Allâh le Très-Haut ne peut être connue par Sa créature. C’est pour cela qu’il a dit : Huwa Allah Ahad. Dans l’ensemble de la sourate Il n’a rien dit qui se rapporte à la créature ; bien au contraire, le texte montre que celle-ci est totalement exclue : (Allâh) a nié que la connaissance que l’on peut avoir de Lui découle des êtres créés, car Il a dit : « Il n’est pas engendré » ; Il a nié aussi que la Réalité actuelle des êtres créés découle de Lui, comme certains le prétendent, et cela sous quelque rapport que ce soit, car Il a dit : « Il n’engendre pas » ;

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enfin, Il a nié qu’il y ait une ressemblance quelconque entre Son Unité et celle de tout (autre) un, car Il a dit : « Et nul un n’est égal à Lui ». Il a affirmé que Son Unité n’appartenait à nul autre ; Il a affirmé Sa samadiyya, qui est un attribut de transcendance et de non-conditionnement. Par là, le pronom (Huwa) ne pouvait se rapporter au Seigneur mentionné par les juifs, et déterminé par une créature dans la parole qu’ils avaient adressée à Muhammad : « Donne-nous la généalogie de ton Seigneur » ; d’autant plus qu’ils faisaient porter la détermination sur lui et non sur eux (1). Lorsqu’il énonça – sur lui la grâce et la paix ! – la « généalogie » demandée q’après ce qui lui fut révélé, il n’établit aucune détermination, ni par rapport à lui, ni par rapport à eux ; il mentionna uniquement ce qui revenait à Sa majesté souveraine. Dans la parole : Huwa Allâh, le pronom ne peut donc se rapporter à Celui qui avait été mentionné (2). » (1) Ce qui sous-entendait une inconvenance : « Ton Seigneur n’est pas le nôtre » !(2) Par les juifs ; mais le contexte invite aussi à comprendre que c’est Allâh qui se rapporte à Huwa, et non l’inverse. Il convient de souligner le caractère inattendu et non logiquement nécessaire de ce premier mot de la réponse du Très-Haut. Il s’agit d’un bel exemple de l’inimitabilité du Coran, qui illustre tout ce qui a été dit plus haut au sujet de l’excellence et de l’universalité de l’expression divine. A force de répéter sans cesse la sourate al-Ikhlâs et d’affirmer sa fonction caractéristique, la plupart des musulmans perdent de vue l’étrangeté de sa formulation. Pourtant, en dépit de sa simplicité apparente, elle ne peut être expliquée que par un recours à la science ésotérique car, ainsi que le Cheikh al-Akbar en fait la remarque (1), le pronom précède ici le nom auquel il se rapporte et qu’il est censé représenter, contrairement à la règle grammaticale habituelle qui n’admet d’exception que dans le domaine de la poésie, auquel le Coran n’appartient évidemment pas. La plupart des Attestations coraniques de l’Unité apparaissent sous la forme : lâ ilâha illa Huwa (pas de Dieu si ce n’est Lui) avec un antécédent qui est « Allâh » ou « la Divinité » ; par exemple dans le Verset de l’Escabeau : Allâh, lâ ilâha illa Huwaal-Hayy al-Qayyûm (Allâh, pas de Dieu si ce n’est Lui, le Vivant, l’Immuable) (Cor.2.255). (1) Ibid. (Charles-André Gilis – Tawhîd et Ikhlâs, aspects ésotériques – Chap. III : LeTawhîd dans la sourate al-ikhlâs, p.111-1114)

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Samedi 27 mars 2010

Aspects ésotériques de la sourate al-Ikhlâs : Huwa (2/5)

D’autre part, selon le même enseignement, le Nom de Majesté « Allâh » comprend véritablement six lettres : alif, lâm, lâm, alif, hâ, wâw dont quatre sont visibles dans l’écriture (alif, lâm, lâm, alif allongé, hâ) et quatre sont perceptibles dans la prononciation (alif, lâm, alif, hâ). La seule lettre qui n’apparaît ni dans l’écriture ni dans la prononciation est le wâwqui symbolise la perfection et, initiatiquement l’Homme Parfait (al-insân al-kâmil). Pour Ibn Arabî, ce wâw caché, couplé avec le hâ final, est celui de Huwa dans la prononciation et de la huwiyya(ipséité) dans l’écriture : la lettre hâ, qui est la plus intérieure de toutes, représente l’intériorité et le mystère, tandis que le wâw, qui est la plus extérieure, représente la perfection manifestée. Celle-ci est occultée dans le nom Allâh, tout d’abord parce que ce nom

désigne la Divinité pour la communauté tout entière et n’est pas réservée à une Elite initiatique ; mais surtout parce qu’il exprime le mystère de l’Essence divine qui est hors d’atteinte, ce qui ne veut pas dire qu’elle ne peut pas être « réalisée » métaphysiquement. La parole : laysa warâ’ Allâhi marmâ (il n’y a, au-delà d’Allâh, nulle cible que l’on puisse atteindre) ne signifie nullement que le nom Allâh constitue la Connaissance suprême, mais plutôt que celle-ci n’est pas un but que l’on puisse atteindre, une limite finale à laquelle il serait possible de parvenir au terme d’un cheminement : telle est la raison véritable pour laquelle Huwan’est pas apparent dans le nom Allâh, où il est simplement suggéré par le hâfinal. Cela étant, il est d’autant plus remarquable que Huwa apparaisse visiblement comme le premier mot de la réponse divine inspirée au Prophète. Le paradoxe de ce Huwa est qu’il figure en tête d’une sourate connue de tous les musulmans, et qui est considérée comme l’expression par excellence de la profession de foi islamique, alors que ce qui ainsi mis en exergue n’est rien mois que le secret de l’Essence divine et le mystère de la réalisation suprême. Les ignorants censeurs du tasawwuf seraient bien avisés d’y prendre garde ! La signification métaphysique de ce Huwa est liée à la fonction du pronom de la troisième personne dans la grammaire arabe, qui est désignée au moyen du terme al-ghâ’ib, littéralement : « l’absent », alors que la première personne est appelée al-mutakallim (celle qui parle) et la deuxième personne : al-mutakallam (celle à qui la parole s’adresse). Ces deux derniers termes sont complémentaires et se rapportent au Verbe proféré qui implique la présence de quelqu’un qui parle et celle d’un interlocuteur. En revanche, al-ghâ’ib se rapporte à l’état « silencieux » du Verbe, antérieur à la

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manifestation de la Parole : ce terme est apparenté à ghayb qui le mystère de l’inaccessibilité du Principe suprême ; l’ « absent » signifie ici : « celui qu’on ne peut entendre et qui ne peut être atteint par la parole proférée ». L’équivalence des termes ghâ’ib et ghayb est indiqué par Ibn Arabî dans un passage de l’Oraison de la nuit du mercredi : « Je Te demande par celui de Tes noms au moyen duquel Tu as réuni les complémentaires et aboli les divisions entre la Création et le Commandement divin, par lequel Tu maintiens la réalité cachée de tout manifesté visible (aqamta bi-hi ghayba kulli zâhirin shâhidin) et par lequel Tu opères la manifestation de tout être caché (azhartabi-hi shahâdata kulli ghâ’ib), de m’accorder,…etc. » En tant qu’il exprime l’indétermination et l’universalité suprêmes, huwa peut se rapporter à la fois à celui qui parle (anâ) et à celui auquel le discours s’adresse (anta). De manière analogue, le mot ahad, dans la sourate al-Ikhlâs, est à la fois un attribut d’Allâh (qul Huwa Allâh ahad) et un attribut pouvant s’appliquer à tous les êtres (wa lam yakun la-Hu kufuwan ahad ; littéralement : il n’y a pas pour Lui de semblable « un » ; c’est-à-dire : tout être possède une unité, mais aucune de ces unités n’est semblable à la Sienne). C’est à ce sujet que, dans sa présentation du chapitre 172 desFutûhât, Cheikh Mustafâ écrivait en note : « On a ici une doctrine du Soi universel, à la fois Principe suprême et principe de chacun des êtres ». Le secret initiatique du Huwa de la 112e sourate est évoqué dans le Coran par le terme ghayb qui désigne le mystère du tawhîd essentiel. Deux passages coraniques sont particulièrement significatifs à cet égard. Le premier est celui par lequel commence la sourate la Génisse : « Alif –Lâm -Mîm. Ceci est l’Ecrit qui ne fait l’objet d’aucun doute, guidance pour ceux qui ont la crainte pieuse ; ceux qui ont la foi dans le mystère (yu’minûna bi-l-ghayb), qui accomplissent la prière et qui dépensent une part des nourritures que Nous leur avons données ; ceux qui croient en ce qui t’a été révélé et en ce qui a été révélé avant toi » (Cor.2.1-4). Dans ses commentaires sur la figure du Triangle de l’Androgyne, Cheikh Mustafâ se réfère tout d’abord (1)à l’interprétation par Qâchânî du monogramme Alif –Lâm –Mîm qui figure en début de ce passage : « le Lâm est une désignation de l’Intellect actif (al-‘aql al-fa’âl) autrement appelé l’Ange Gabriel », intermédiaire entre Allâh (représenté métonymiquement par l’Alifqui est sa lettre initiale) et Muhammad (représenté métonymiquement par leMîm qui est également sa lettre initiale). Puis, il mentionne une seconde interprétation qui consiste à considérer le lâmcentral de ce monogramme comme une fonction analogue à la préposition liqui indique en arabe l’attribution et l’appartenance ; en l’absence de toute référence, on peut considérer cette interprétation comme étant propre à notre regretté maître. La succession des trois lettres se comprend alors ainsi : Allâh li-Muhammad, littéralement : Allâh appartient à Muhammad, ce qui, selon le commentaire du Cheikh  « dispose Allâh à une théophanie intégrale en Muhammad, et, dans le sens inverse, rapporte toute la réalité de la fonction muhammadienne à Allâh ». L’enseignement traditionnel le plus adéquat de cette interprétation nous paraît être celui selon lequel « seul Allâh connaît Son Prophète, et seul le Prophète connaît Allâh » : Allâh le Très-Haut « appartient » au Prophète en ce sens que celui-ci est seul à connaître Son mystère tel qu’il est exprimé notamment par le Huwa initial de la sourate al-Ikhlâs. (1) Cf. Etudes Traditionnelles, 1963, p. 263 ; 1964, p.79. (Charles-André Gilis – Tawhîd et Ikhlâs, aspects ésotériques – Chap. III : LeTawhîd dans la sourate al-ikhlâs, p.111-125)

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Vendredi 26 mars 2010

Dis ! Lui, Allah est un (part.1/3)

La sourate al-ikhlâsdébute par le terme : qul(dis !), ce qui montre d’emblée que la formulation du tawhîdrésulte d’un commandement divin : il ne s’agit, ni d’une métaphysique rationnelle ou profane, ni même d’une doctrine procédant d’une intuition intellectuelle (comme pourrait l’être, par exemple, un texte d’Ibn Arabî traitant de l’unité divine), mais bien d’un enseignement traditionnel au sens que le Cheikh Abd al-Wâhid donne à ce terme. Au regard de la révélation islamique et de la terminologie qui lui est propre, la question apparaît cependant plus complexe. Pour Ibn Arabî, la loi sacrée ne comporte pas de prescriptions relative à l’Essence suprême : elle envisage la doctrine de l’unité uniquement au degré de la fonction divine. Cela étant, comment expliquer que la formulation

du tawhîd dans la 112esourate soit exprimée en mode de commandement, alors que son contenu se rapporte, de toute évidence, non à la ulûhiyya, mais à l’Essence ? Pour résoudre cette difficulté, il faut se référer à un enseignement de Cheikh Mustafâ : « La loi (sharî’a) en Islam n’a pas le sens restreint qu’elle a dans la civilisation chrétienne où elle s’oppose même d’une façon spéciale aux idées de Foi et de Grâce ; elle se rapporte au contraire à l’institution révélée dans toute sa généralité, car la loi islamique est totale et inclut tous les domaines et tous les degrés de la vie spirituelle et temporelle, y compris le principes et les méthodes de la connaissance métaphysique » (1) C’est là un texte essentiel pour comprendre la fonction doctrinale de notre regretté maître ; c’est pourquoi, suite à notre insistance, il avait été adopté par les défuntes « Editions de l’Œuvre » pour présenter la collection « Sagesse islamique » dans laquelle ont paru nos premiers ouvrages sur le tasawwuf. La précision indiquée dans la phrase : « y compris le principes et les méthodes de la connaissance métaphysique » exprime un autre point de vue que celui du Cheikh al-Akbar, car celui-ci envisage la loi sacrée comme une source de prescriptions, de commandements et d’interdictions. A cet égard, il est vrai de dire qu’elle se préoccupe seulement de l’unicité de la fonction divine, non de l’unité essentielle. 

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Le premier mot de la sourate al-ikhlâs montre pourtant que même la formulation du tawhîd de l’Essence procède d’un commandement divin, bien qu’il s’agisse, dans l’ensemble de la sourate, de connaissances métaphysiques et non de prescriptions légales. Cette intervention de la sharî’a dans les domaines principiel et initiatique s’explique par la fonction de la tradition islamique à la fin des temps. La révélation d’une doctrine universelle implique des considérations d’opportunité qui dépendent de la sagesse divine. L’enseignement, même aux degrés les plus élevés, procède d’un Discours divin dont la forme inimitable est à la fois sensible est transcendante. Du reste, c’est en elle que réside le secret de la récitation coranique. Le caractère sacré de ce rite, ainsi que son efficacité spirituelle, sont inhérents à ce support formel, car le langage coranique est une manifestation privilégiée du Verbe. Les choix opérés dans l’expression sont ceux de la Volonté principielle (mashî’a) d’Allâh (2). Leur perfection et leur excellence relèvent, non de la Science sacrée, mais de la foi ; et c’est précisément par là que cette science peut-être intégrée à l’intérieur des voies et des méthodes initiatiques. (1) Cf. Etudes Traditionnelles, 1966, p.245.(2) Qui, à proprement parler, ne « choisit pas « ; cf. Les sept Etendards, p.60. Rappelons que, selon un autre enseignement de Cheikh Mustafâ Abd al-‘Azîz, maître spirituel infaillible et guide incomparable en ces matières, « la Foi joue le rôle d’une force transformatrice à l’égard des symboles et opérative à l’égard des idées métaphysiques » (1). Opératif s’oppose, ici comme ailleurs, à spéculatif. L’efficacité spirituelle des idées métaphysiques est inséparable de leur origine traditionnelle, qui transcende les opinions et les professions de foi individuelles. En islâm, la Science sacrée est la science révélée, et la science révélée est toute entière dans le Coran : Dhâlika-l-kitâb lâ rayba fî-hi hudan li-l-muttaqîna « Ceci est le Livre pour lequel il n’y a place pour aucun doute, guidance pour ceux qui ont gardé la crainte pieuse. » (Cor.2.2) ; peu importe qu’ils soient musulmans ou qu’ils continuent à suivre les révélations antérieures, car il est dit dans la suite du même passage : « Ceux qui croient en ce qui t’a été révélé et ce qui a été révélé avant toi » : il s’agit donc, dans tous les cas, non des savants, mais des croyants ; ou plutôt qui tirent leur science de leur foi dans le mystère de la Révélation divine. C’est uniquement dans cette foi que réside la bénédiction (baraka) propre à l’enseignement doctrinal : Hâdhâ dhikrun mubârakun anzalnâ-hu. « Ceci est un Rappel béni que Nous avons révélé à ceux qui ont la crainte pieuse » tels qu’ils sont définis au verset précédent (2) : « Ceux qui craignent leur Seigneur à cause du mystère (bi-l-ghayb) et qui appréhendent (l’arrivée) de l’Heure ». (1) Cf. Etudes Traditionnelles, 1953, p.26.(2) Cf. Cor.21.49-50. (Charles-André Gilis – Tawhîd et Ikhlâs, aspects ésotériques – Chap. III : LeTawhîd dans la sourate al-ikhlâs, p.103-110)

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Mercredi 24 mars 2010

Dis ! Lui, Allah est un (part.2/3)

L’attitude des maîtres spirituels qui écartent cet enseignement de leur méthode initiatique peut être justifiée par la crainte de voir resurgir, par ce biais, des préoccupations d’ordre individuel, ce qui est inévitablement le cas lorsqu’il s’agit d’une approche théorique et spéculative.

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Celle-ci ne peut avoir de raison d’être qu’à titre préparatoire, dans la phase où l’on recherche une voie sans l’avoir encore trouvée, et surtout sans s’y être engagé. En revanche, la science qui procède des cœurs, celle qui opère la vivification des données révélées est légitime et quelque fois nécessaire car certains aspects de la réalisation ne peuvent être atteints que de cette manière, soit directement, soit par l’intermédiaire d’un cheikh murshid exerçant sa fonction dans l’ordre doctrinal. Il convient de souligner que la foi ainsi entendue est une vertu opérative universelle, car toutes les doctrines traditionnelles complètes attestent que le Principe suprême demeure insaisissable (1) ; c’est pourquoi « ceux qui ont la crainte pieuse » sont avant tout comme étant « ceux qui ont la foi dans le mystère (divin) » : alladhîna yu’minûna bi-l-ghayb (Cor.2.3). Ce caractère universel de la foi est confirmé par le hadîth prophétique qui a été commenté dans la première partie de cette étude : « la meilleure parole que j’ai dite, moi et les prophètes qui m’ont précédé » (2), car les prophètes sont ceux qui transmettent aux hommes les révélations divines. S’il s’agit d’un tawhîd unique et des différentes modalités d’une Révélation unique, c’est parce que tous les prophètes puisent leur science à une même source originelle qui est celle du mystère divin. (1) Cf. L’Homme et son devenir selon le Vêdanta, chap.XV.(2) Note n’appartenant pas à l’auteur. Il s’agit du hadîth : La meilleure prière de demande est la demande du Jour d’Arafa, et la meilleure chose que j’ai dite, moi et les prophètes qui m’ont précédé, c’est : lâ ilâha illa Allâh. La seule preuve que le Très-haut a donnée au sujet de Son unicité est celle du verset : « S’il y avait en eux deux (le Ciel et la Terre) une divinité à l’exception d’Allâh, les deux seraient corrompus » (Cor.21 .22) ; en effet, une seconde divinité serait nécessairement, ou en accord, ou en désaccord avec la première : en cas d’accord, la seconde n’aurait aucune raison d’être ; en cas de désaccord, celle dont la décision l’emporterait « serait seule la Divinité véritable, car l’autre ne serait « Dieu » en aucune façon » (1). Pour Ibn Arabî, c’est là l’unique argument donné par Dieu Lui-même, de sorte que sayyidnâIbrâhîm s’y est nécessairement référé, bien que d’une façon implicite, quand il a raisonné à partir du déclin des astres qu’il avait successivement considérés comme étant son « Seigneur » (2) : « Son jugement lui a montré que ce déclin les empêchait d’assurer la sauvegarde du monde, car la Divinité (seule à même d’assurer cette sauvegarde) ne peut être soumise au déclin. Ceci équivaut à la Parole divine : « S’il y avait en eux deux une divinité autre qu’Allâh, les deux seraient détruits » (ce qui montre que) tout argument (sur ce sujet) qui ne s’appuierait pas sur la signification de ce verset n’en serait pas un. C’est pour cela que, dans l’histoire d’Ibrâhîm et de sa vision des astres, le Très-Haut conclut en disant : « Ceci est notre preuve (hujjatu-Nâ) que Nous avons donné à Ibrâhîm à l’encontre de son peuple (qui argumentait contre lui) » (Cor.6.83) ; Il n’a rien dit d’autre que cela, et les mots « Notre preuve » signifient : « Ceci est pareil à la preuve que Nous avons formulée pour montrer Notre unité (tawhidu-Nâ) dans le verset : « S’il y avait en eux deux une divinité autre qu’Allâh, les deux seraient détruits » » (3). Le Cheikh explique la nécessité de recourir à la science formulée par la sagesse divine en évoquant les prétentions outrancières de l’Intellect (fudûl al-‘aql) : « Il n’y a rien de plus dépendant que l’Intellect (lâ shay’an akthara taqlîdan (4) min al-‘aql). La réflexion l’entraîne où elle veut et il la suit en aveugle ; il est même plus aveugle encore dans la façon dont il s’écarte du chemin de la vérité (tarîq al-haqq). Les gens d’Allâh ne se laissent pas entraîner par leurs réflexions, car (ils savent que) la créature ne doit pas suivre la créature : ils s’emploient plutôt à l’ « imitation » d’Allâh (taqlîd Allâh) afin de connaître Allâh par Allâh selon ce qu’Il a dit Lui-même, non selon ce qu’affirme la prétention de l’intellect. Comment l’homme intelligent pourrait-il s’en remettre à la faculté réflexive alors que les vues qu’elle engendre peuvent être vraies ou fausses ? Il lui faut faire la différence, et la raison en est incapable ? Il lui faut donc recourir à Allâh le Très-Haut et juger d’après Lui. Ce que nous devons Lui demander avant tout, c’est qu’Il nous donne la science de ce que nous recherchons sans que nous ayons à utiliser la faculté réflexive (fikr). C’est uniquement à Dieu que les Initiés (at-tâ’ifa) se fient, et c’est d’après cela qu’ils agissent : c’est là la science des prophètes, des envoyés, des

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détenteurs de la science d’entre les Gens d’Allâh. Le retour à Allâh est ce qui est meilleurs en toute chose ; comme l’a dit le Très-Haut : « C’est à Lui que retourne l’ordre entier (des choses) » (Cor.11.123) et ceci fait partie de cet ordre. Il n’y a d’autre science (véritable) que la science tirée d’Allâh. C’est Lui seul – gloire à Sa transcendance ! – qui est le Savant (‘alîm), l’Instructeur (mu’allim) dont l’enseignement ne comporte aucune incertitude pour celui d’entre nous qui tire sa science de Lui. En nous conformant à ce qu’Il nous enseigne nous méritons plus d’être appelés « savants » que ceux qui se fient aveuglément à ce que la raison leur apporte. Ces derniers ne cessent jamais de diverger dans leur science d’Allâh (fi-l-‘ilm bi-llâhi), alors que les prophètes, en dépit de leur nombre et des intervalles de temps qui les séparent, ne sont jamais en désaccord à Son sujet, et cela parce qu’ils tirent leur science (directement) d’Allâh. Il en va de même pour les Gens d’Allâh et Son Elite (initiatique) : les derniers venus confirment  ce qu’on dit les premiers et ils se soutiennent mutuellement les uns les autres. Cette raison suffit à elle seule pour qu’on s’adresse à eux. » (1) Cf. Le Livre des Chatons, p.482.(2) Cf. Cor.6.76-78.(3) Futûhât, chap.172.(4) Le terme évoque l’idée d’un conformisme aveugle. (Charles-André Gilis – Tawhîd et Ikhlâs, aspects ésotériques – Chap. III : LeTawhîd dans la sourate al-ikhlâs, p.103-110)

Jeudi 25 mars 2010

Dis ! Lui, Allah est un (part.3/3)

Bien que ce texte concerne plutôt l’unité de la fonction divine, il s’applique également au tawhîd de l’Essence. La mention des prophètes contient une allusion au hadîth sur la « meilleure parole dite par Muhammad et par les prophètes qui l’ont précédé » tandis que l’emploi constant du termefikr rappelle l’interdiction prophétique : « lâ tafakkarû ‘alâ-dh-Dhât » (ne recourez pas à la raison quand il s’agit de l’Essence). Letawhîd des prophètes est le tawhîd d’Allâh et le tawhîd d’Allâh est opéré par le cœur. La science qui vient de la raison sépare ; la Science qui est tirée d’Allâh unit. Cette science des croyants et de la foi entendue dans sa signification la plus haute est la substance même de l’enseignement initiatique conférée par le Cheikh Mustafâ Abd al-‘Azîz, qui précisait à ce propos : « Le domaine où intervient la foi,

qui n’est pas la simple « croyance », n’est pas limité à l’exotérisme, mais s’étend aux modalités ésotériques et initiatiques de la voie spirituelle à un degré éminent, sans que cela entraîne une altération de la qualité intellectuelle, bien au contraire. » On remarquera la parenté de ce texte qui date de 1953, avec celui sur la « Loi islamique totale qui inclut tous les domaines et tous les degrés de la vie spirituelle et temporelle » qui a paru quatorze ans plus tard ; mais on soulignera surtout le fait que la « fixation » apparente opérée par la loi et par l’expression écrite dans le Livre saint (kitâb) de l’islâm

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ne s’accompagne d’ « aucune altération de la qualité intellectuelle » et que la foi qu’elle exige concerne « la voie spirituelle à un degré éminent ». Cette éminence est inséparable de la fonction universelle de la sharî’a islamique dont les formulations renferment, de manière explicite ou implicite, tous les trésors des doctrines et des révélations antérieures. Une loi universelle ne peut être qu’une loi totale, et seule la sagesse divine a la capacité de connaître et de déterminer la formulation la plus adéquate à une science métaphysique qui, dans ce qu’elle a de plus essentiel, demeure inexprimable. Nous verrons, dans la suite de notre étude, comment la sourate al-Ikhlâsillustre cette universalité de langage divin dont elle est le support formel et l’expression incomparable. De même que le Coran et le Livre universel, de même la science islamique est fondée sur une Foi universelle dans l’ensemble des révélations divines, aussi bien dans leur vérité première que dans leur formulation nouvelle et définitive au sein de la tradition islamique. (Charles-André Gilis – Tawhîd et Ikhlâs, aspects ésotériques – Chap. III : LeTawhîd dans la sourate al-ikhlâs, p.103-110)

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Samedi 20 mars 2010

Le Tawhîd dans la sourate al-Ikhlâs 1/2

« L’Ikhlâs » est l’appellation traditionnelle de la 112e sourate. Dans lesFutûhât, la demeure spirituelle correspondante s’intitule : « la Demeure de la transcendance du tawhîd ». Cette expression, qui peut être identifiée comme une définition de l’ikhlâs, est expliquée au début du chapitre 272 (1) : « La transcendance du tawhîd peut signifier deux choses ; la première : que c’est uniquement au tawhîd, et non à Dieu, que s’applique la notion de transcendance ; la seconde : que la transcendance est opérée uniquement par le tawhîd, en ce sens que la transcendance du Dieu le Très-Haut ne peut être effectivement réalisée que par le tawhîd ; elle ne peut résulter d’une proclamation faite par les créatures au moyen des créatures. Cette seconde expression est analogue au hamd al-hamd : la louange opérée par la louange elle-même (et non par les créatures qui ignorent la louange qui convient à Dieu). En effet, (seule) la qualité (sifa) inhérente à la nature de l’être qualifié par elle (mawsûf) ne comporte ni prétention (da’wâ) ni incertitude (ihtimâl) (2), alors que celui qui affirme la présence d’une qualité chez lui ou chez les autres doit apporter la preuve (dalîl) de ce qu’il prétend. » (1) Les deux principaux textes de référence sur le tawhîd sont le chapitre 172, qui fait partie de la deuxième section des Futûhât sur les œuvres spirituelles et qui s’intitule : « La Station du tawhîd et de ses secrets » ; et le chapitre 272 qui fait partie de la quatrième section.(2) Auquel cas, il s’agirait d’une possibilité non démontrée. Cette interprétation implique l’idée que la transcendance est inhérente autawhîd ; par là elle rejoint et confirme la première signification envisagée qui se référait, quant à elle, à la différence universellement attestée entre la transcendance et l’immanence de Dieu : le Très-Haut n’est pas seulement « dans les Cieux », mais aussi « parmi nous » (1). La sourate al-Ikhlâsexprime mieux que toute autre, la métaphysique du tawhîd, qui est l’objet principal de la présente étude. Les enseignements d’Ibn Arabî seront présentés par référence aux termes de cette sourate, dans l’ordre de leur succession, comme il le fait lui-même dans la Demeure spirituelle correspondante. (1) « Dieu parmi nous » est le sens du nom « Emmanuel » appliqué au Christ. 

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Dans les Futûhât, les aspects d’une même doctrine varient selon les perspectives propres des différentes sections de l’ouvrage. Les trois hadîths qui ont été cités et commentés à propos du « tawhîd universel dans l’œuvre du Cheikh Abd al-Wâhid » sont inclus dans le chapitre 67 qui traite du double Témoignage de foi envisagé en tant qu’il est le cœur de la forme islamique ; c’est le premier des cinq chapitres relatifs aux « piliers » sur lesquels est bâti l’islâm, et par laquelle se termine la première section de l’ouvrage, celle qui traite des connaissances (ma’ârif) fondamentales. La  « Station du tawhîd et de ses secrets » constitue le chapitre 172, qui fait partie de la seconde section. Le tawhîd y est étudié comme une œuvre spirituelle prescrite par la Loi sacrée (sharî’a) ; le Cheikh al-Akbar précise à ce propos : « La loi sacrée ne s’occupe en aucune manière de l’Essence considérée en elle-même. Elle ne comporte d’autre prescription que celle qui se rapporte à l’unité de la fonction divine (tawhîd al-ulûhiyya) ; elle spécifie l’unicité de cette fonction en déclarant qu’il n’y a d’autre divinité que Lui ». Ceci explique pourquoi le tawhîd est habituellement assimilé au tahlîl, c’est-à-dire la formule lâ ilâha illa Allâh (pas de Dieu si ce n’est Allâh) ainsi qu’à ses équivalents coraniques : illa anâ, illa anta, illa huwa, illa-lladhî âmana bi-hi banû Isrâ’ïl (si ce n’est Moi, si ce n’est Toi, si ce n’est Lui, si ce n’est Celui en qui ont cru les enfants d’Israël) ; pourquoi aussi, au chapitre 198, Ibn Arabî traite des trente-six Attestations de l’Unité divines dans le Coran en utilisant le terme tawhîd pour désigner chacune de ces attestations (1). Cependant, l’affirmation selon laquelle la formule du tahlîl est l’expression par excellence du tawhîd appelle une double réserve ; d’une part cette formule se rapporte uniquement à l’unité de la Divinité ou de la fonction divine ; d’autre part, toutes les formes rituelles fondamentales se rapportent également au tawhîd, envisagé sous différents aspects. (1) Cf. l’ouvrage que nous avons publié sur ce sujet. Le tasbîh (formule subhâna Allâh) proclame la transcendance divine afin de rappeler que la vision dualiste qui considère l’existence cosmique comme « autre qu’Allâh » ne correspond à rien de réel : subhâna rabbika, rabbi-l-‘izzati ‘ammâ yasifûna (gloire à la transcendance de ton Seigneur qui n’est pas atteint par ce qu’ils (Lui) attribuent). Au contraire le tahmîd (la formuleal-hamdu li-llâh) envisage l’Existence universelle dans son unicité et transcende par lui-même toutes les dualités cosmiques. C’est pourquoi il comporte deux modalités, selon que les situations qui surviennent apparaissent favorables ou défavorables : dans le premier cas, on dit al-hamdu li-llâhi al-Mun’im, al-Mufaddil (louange à Allâh qui (nous) a accordé Sa grâce et Sa faveur) ; et dans le second : al-hamdu li-llâhi ‘alâ kulli hâl(louange à Allâh en tout état passager). Al-hamdu li-llâhi ne signifie pas seulement que la louange est adressée à Allâh, mais aussi qu’elle Lui appartient, car Il est seul qualifié pour Se louer Lui-même ; c’est le sens de l’expression hamd al-hamd : la louange opérée par la Louange elle-même. La louange manifeste dans l’ordre contingent l’unité principielle d’Allâh : elle résoud les oppositions nées des dualités cosmiques, car « Il n’est aucune chose qui ne proclame Sa transcendance par Sa propre Louange » (Cor.17.44) ; elle réunit les complémentaires, comme l’indiquent les deux modalités sous lesquelles elle est exprimée ; et enfin elle proclame la transcendance divine, puisque la louange ne peut être adéquatement adressée à Dieu que par Lui-même. Le nom Muhammad désigne, par son sens grammatical, le lieu où la louange divine se manifeste : que celle-ci soit envisagée au point de vue des dualités cosmiques (ce qui correspond autasbîh) ou au point de vue de l’unicité de l’Existence (ce qui correspond autahmîd), c’est toujours par l’intermédiaire du Prophète – qu’Allâh répande sur lui Sa grâce unitive et Sa paix !- que le monde adresse à Allâh la louange qui Lui appartient. Seul Allâh connaît Son Prophète, et seul le Prophète connaît Allâh le Très-Haut : tel est le sens initiatique ultime de la formule al-hamdu li-llâh. (Charles-André Gilis – Tawhîd et Ikhlâs, aspects ésotériques – Chap. III : Le Tawhîd dans la sourate al-Ikhlâs, p.97-102)

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Samedi 20 mars 2010

Le Tawhîd dans la sourate al-Ikhlâs 2/2

La troisième formule fondamentale est le tahlîl, qui se rapporte à l’unité de la divinité (ulûhiyya) ou de la fonction divine ; ce qu’Ibn Arabî appelle :ahadiyyat al-martaba(l’unité du degré divin, ou au degré divin). Alors que les deux formules précédentes correspondent à l’unité manifestée en tant que centre et essence de la manifestation, lâ ilâha illa Allâh et ses équivalents coraniques relèvent du domaine principiel pur. Néanmoins, il ne s’agit pas de l’Essence suprême évoquée par l’expression ghanî ‘an al-‘âlamîn (l’Indépendant à l’égard des mondes), mais uniquement du principe envisagé dans ses rapports avec la manifestation et non en lui-même. De même que le Seigneur (rabb) implique nécessairement l’existence d’un être qui lui

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est soumis (marbûb), de même l’Etre suprême, détenteur de la fonction divine, implique nécessairement un être qui L’adore (ma’lûh). Ceci revient à dire que le tahlîl envisage l’unité divine au degré ontologique, qui relève de la métaphysique, mais qui n’en représente qu’un aspect : ce degré apparaît comme suprême uniquement dans les perspectives initiatiques qui ne dépassent pas les « petits mystères » ; par ailleurs, il est à l’origine et des formes traditionnelles. En islâm, il exprime le tawhîd prescrit par la sharî’a : c’est à ce titre qu’il correspond au pilier primordial sur laquelle repose la religion islamique au sens strict. Comme tel, le tahlîl ne relève pas de la science, mais de la foi ; ou, plus exactement, d’une science dont le contenu est déterminé par une révélation divine impliquant la foi. Cet aspect est exprimé dans le verset où le Très-Haut dit à Son Prophète : « Sache (i’lam) qu’il n’y a d’autre divinité qu’Allâh » (Cor.47.19), car la résulte ici, non d’une intuition intellectuelle, mais d’un commandement divin. Ibn Arabï écrit à ce propos (1) : « Allâh est unique (wâhid) dans Sa fonction divine (ulûhiyya) et unique dans son degré (wâhid al-martaba). C’est pourquoi Il nous a ordonné de « savoir qu’il n’y a d’autre divinité que Lui ». L’ordre divin ne concerne en aucune façon l’unité de l’Essence, car celle-ci relève de l’Intellect (tu’qal) ». Dans ce texte, le verset est cité en mode indirect (2) d’une manière indiquant que le commandement adressé au Prophète concerne toute sa communauté. L’Envoyé d’Allâh apparaît ici en sa qualité de « premier des soumis », attestée également dans un autre passage coranique relatif au tawhîd : « Dis (ô Muhammad) : en vérité, ma prière rituelle, mon immolation, le lieu de ma vie et celui de ma mort appartiennent à Allâh, le Seigneur des mondes ; Il n’a pas d’associé. C’est cela qui m’a été ordonné et je suis le premier des soumis (ou des musulmans : muslimîn) » (3) (Cor.6.162-163). Soulignons la signification que revêt, dans ce contexte, le nom islamique de René Guénon. Si celui-ci s’est présenté dans ses écrits comme un porte-parole du tawhîduniversel, le nom Abd al-Wâhid le rattache directement au principe de la forme particulière de l’islâm auquel son œuvre est indissolublement liée. (1) Cf. Futûhât, chap.558, la section traitant de la « Dignité du tawhîd » et du nom divin al-Wâhid.(2) Notons au passage que le respect de la forme n’a rien à voir avec le formalisme.(3) Ce verset est considéré aussi comme un exemple d’ikhlâs. La quatrième formule est celle du takbîr : Allâhu Akbar ! (Allâh est plus grand). C’est la formule par excellence de la transcendance universelle : elle affirme la suprématie d’Allâh sur tout nom divin, tout attribut essentiel, tout principe causal suprême ou non suprême, à l’origine de la manifestation de Ses actes ; c’est pourquoi elle est constamment répétée dans la prière rituelle, qui est essentiellement un acte divin. Cette formule correspond à l’Essence suprême, et c’est sous le titre : Textes sur la connaissance suprêmequ’une courte étude sur le « sens métaphysique de la formule Allâhu Akbar » a été publiée en 1952 dans les Etudes Traditionnelles (1) par le Cheikh Mustafâ Abd al-‘Azîz. La cinquième et dernière formule est lâ hawla wa lâ quwwata illa bi-llâhi al-‘Alî, al-‘Azîm (il n’y a ni puissance ni force si ce n’est par Allâh, l’Elevé, l’Immense). Cette formule est caractéristique du Califat d’Adam, qui représente ici la fonction suprême de l’Homme Parfait (al-insân al-kâmil). Du point de vue initiatique, elle exprime la réalisation descendante : c’est le tawhîd en tant qu’il synthétise tous les degrés et tous les états de la manifestation universelle, avec ses deux dimensions d’ « exaltation » et d’ « ampleur » (at-tûl wa-l-‘ard) dont Cheikh Abd al-Wâhid a, pour la première fois en Occident, exposé la doctrine. Dans la dédicace duSymbolisme de la Croix, il indique expressément l’origine islamique de cet ouvrage et, au chapitre III, il cite cette parole du dédicataire : « Si les Chrétiens ont le signe de la croix, les musulmans en ont la doctrine. » Le symbolisme de la croix est évoqué de deux façons dans la formule étudiée ici : une première fis par les termes hawla et quwwata qui correspondent aux deux dimensions qui ont été mentionnées et, une seconde fois, par les noms divinsal-‘Alî (l’ « Elevé ») et al-‘Azîm (l’ « Immense ») qui désignent les aspects principiels dont elles procèdent. Cette formule confirme ainsi entièrement la qualité islamique de cet ouvrage, comme de toute son oeuvre.

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 (1) Cf. p.180-188. (Charles-André Gilis – Tawhîd et Ikhlâs, aspects ésotériques – Chap. III : Le Tawhîd dans la sourate al-Ikhlâs, p.97-102)

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Aspects ésotériques de l’ikhlâs 1/3

L’idée d’une « Religion pure » et d’un « pur tawhîd » réalisés au moyen d’unjihâd introduit celle d’une purification ou d’une « épuration » du tawhîd, ce qui correspond à l’autre notion qui fait l’objet de notre étude, celle d’ ikhlâs. Si l’on considère que le terme tawhîd désigne la Doctrine de l’Unité, comme c’est le cas chez Cheikh Abd al-Wâhid, l’ikhlâs désignera plutôt la « méthode », autrement dit l’activité spirituelle qui vise à la réalisation métaphysique du tawhîd. A cet égard, on observe que si ce maître a publié une étude sur le tawhîd, il n’en a écrit aucune sur l’ikhlâs. Cette particularité s’explique par sa fonction propre qui était celle d’un maître doctrinal (au sens de l’arabe ustâdh), non d’un shaykh murshid chargé de guider des disciples sur la voie spirituelle : il s’est toujours fermement refusé à en avoir, même s’il lui est arrivé de donner des conseils à des correspondants, le plus souvent pour les engager à entrer dans une voie plutôt que dans une autre. Cela dit, cette distinction tend à disparaître si l’on considère que le tawhîdest lui-même une activité plutôt qu’une doctrine. Du point de vue morphologique, tawhîd est un masdar de deuxième forme qui signifie « unifier », et unifier est un acte. Ceci explique qu’au chapitre 172 desFutûhât qui traite de la Station du Tawhîd (maqâm at-tawhîd), Ibn Arabî commence son texte (après le poème initial) par ces mots : « Sache que le tawhîd est l’activité (ta’ammul) par laquelle l’âme de l’homme, ou du chercheur, obtient (ou réalise) la science qu’Allâh, son Existenciateur, est unique et n’a pas d’associé dans Sa divinité ». De même au chapitre 272, qui traite de la Demeure spirituelle correspondant à la 112e sourate (appelée précisément : sourate al-Ikhlâs) et qui s’intitule : « De la connaissance de la Demeure de la transcendance du tawhîd », il précise que « la Dignité divine (al-hadrat al-ilâhiyya) comprend trois parties : essence, attributs et actes. La présente Demeure correspond à l’une des trois : il s’agit de la troisième ». Enfin dans le chapître 134 intitulé : « De la Connaissance de la Station de l’Ikhlâs » il déclare : « La notion d’ikhlâs comporte nécessairement une activité à laquelle elle s’applique ; il faut qu’il y ait quelque chose à épurer, un support qu’elle puisse qualifier : l’ikhlâs s’appliquera à tel acte déterminé qui sera qualifié alors d’ « épuré » (khâlis), et celui qui l’accomplit de « purificateur (de son acte) » (mukhlis) » ; ces deus qualifications figurent l’une et l’autre dans le Coran. Rappelons encore les indications données par Cheikh Mustafâ à propos de la 112e sourate : « Le nom verbal ikhlâs (d’une racine exprimant l’état de blancheur et de pureté) signifie l’acte de « rendre pur, sans mélange » et, au figuré, la « consécration exclusive » (d’une action ou d’un sentiment à quelqu’un) d’où les expressions : ikhlas al-‘amal li-llâhi (la consécration de l’acte (1) purement à Allâh), mukhlissan la-Hu dînî (en Lui consacrant exclusivement ma religion), c’est-à-dire mon culte ; cf. Cor.39.14 ». C’est ce sens figuré qu’Ibn Arabî explique dans la plus grande partie du chapître 134 où il traite de l’ « épuration » des œuvres d’adoration (‘ibâda) afin de les délivrer de ce qu’il appelle : « la seigneurie des créatures » (rubûbiyyat al-akwân). (1) Dans le texte : « de l’œuvre (de l’action) » ; cf. Etudes Traditionnelles, 1969, p.159-160. Il observe tout d’abord que l’unité n’est pas seulement un attribut d’Allâh puisqu’elle qualifie toutes les créatures : « Sache que le Nom al-Ahads’applique à toute chose : ange,

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sphère céleste, astre, tant celles qui font partie de la Nature primordiale que celles qui font partie du domaine élémentaire : les minéraux, les végétaux, les animaux, et aussi l’homme. Bien qu’il s’agit d’une qualification (na’t) divine dans Sa parole : « Dis : Lui Allah (est) Un », Il en a fait une qualification cosmique dans Sa parole : « (Que celui qui espère la rencontre de son Seigneur œuvre de manière intègre) et n’associe rien à l’adoration de son Seigneur » » (Cor.18.110). Dans le texte coranique il est dit : wa lâ yushriku bi ‘ibâdati rabbihi ahadan, ce qui signifie littéralement : «  et n’associe à l’adoration de son Seigneur nul « un » ». C’est parce qu’ils sont eux-mêmes qualifiés par l’un (ahad) que tous les êtres du monde peuvent se parer d’une fonction seigneuriale : « Il n’est aucune créature qui ne contienne une prétention à la seigneurie du fait de sa capacité d’être utile ou de nuire ; aucun être du monde qui ne participe, dans la mesure où il est utile ou nuisible, à la seigneurie générale (celle qui réunit toutes les seigneuries particulières) et qui n’exige, par là, que les autres créatures s’abaissent devant lui : l’homme lui-même, en dépit de l’excellence inhérente à sa qualité de Calife, en est réduit, quand il tombe malade, à recourir à un médicament dont il déteste le goût, mais qui lui est utile. Il en devient ainsi l’adorateur, sans en avoir conscience et de mauvais gré. S’il s’agit d’un médicament dont le goût est agréable et dont il connaît l’utilité, il en devient ainsi l’adorateur, sans en avoir conscience, mais cette fois de bon gré. C’est pour cette raison qu’Allah le Très Haut a dit : « Ceux qui sont dans les Cieux et sur la Terre se prosternent devant Allah de bon ou de mauvais gré. » (Cor.13.15). Il en va ainsi indéfiniment dans toute l’Existence (wujûd), car toute chose du monde possède une nuisance ou une utilité qui attire, en vertu de cet attribut divin (2), les âmes de ceux qui ont besoin d’elle et qui cherchent à bénéficier de son utilité ou à repousser sa nuisance : par là, ils sont amenés à l’adoration (‘ibâda) des choses, même s’ils n’en n’ont pas conscience (et prétendant le contraire), car le besoin irrépressible qu’ils en ont dément ce qu’ils affirment. L’homme est dépendant des choses les plus viles et les plus inférieures, par exemple pour satisfaire ses besoins naturels » (2) Il peut s’agir, soit du nom Ahad qui est à l’origine de la seigneurie de la chose, soit du nom an-Nâfi’ qui est à l’origine de son utilité. (Charles-André Gilis – Tawhîd et Ikhlâs, aspects ésotériques - Chap II : L’Ikhlâs, p.85-93)

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Mercredi 17 mars 2010

Aspects ésotériques de l’ikhlâs 2/3

Le Cheikh al-Akbar n’hésite pas, dans ce passage, à montrer que toutes les créatures sont revêtues, peu ou prou, d’une fonction divine : elles ont une part de la seigneurie d’Allâh dans la mesure où elles peuvent nuire ou être utiles ; on se prosterne devant elles de bon ou de mauvais gré. A propos de l’exemple donné, il va même jusqu’à dire que l’homme confirme (yusaddiqu) l’excellence des lieux d’aisance tant qu’il en a besoin, et qu’il se montre ingrat dès qu’il est soulagé : « il se montre alors ingrat envers la grâce que ces lieux (lieux d’aisance) comportent ; il les déclare malpropres et il les déprécie ; il affiche son ingratitude tant à l’égard de cette grâce qu’à l’égard de Celui qui l’accorde ». Cet exemple extrême a pour but de montrer que toutes les créatures manifestent des réalités divines, aussi par leur existence que par leurs attributs ; toutefois, justement parce qu’elles sont « divines », leur existence et leurs qualifications ne leur appartiennent pas. La reconnaissance de leur origine et de leur nature véritables est ce qui constitue l’ikhlâs : « Allah sait bien ce qu’Il a mis dans sa création, et le besoin éprouvé par les hommes et les jinns (1) à l’égard de ce qu’Il a mis dans les êtres manifestés (en fait d’utilité), en particulier chez les hommes, qui ont besoins les uns des autres ; c’est pourquoi Il dit : « Que celui qui espère rencontrer Son Seigneur accomplisse des œuvres bonnes… », c’est-à-dire non altérées par quelque défaut, « …et qu’il n’associe nul un (2) à l’adoration de son Seigneur », c'est-à-dire qu’il adore Allah et rien d’autre. Il nous a

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ordonné de L’adorer « en épurant pour Lui la religion » (Cor.98.5), et Il a dit : « N’est-ce pas à Allah qu’appartient la Religion pure (khâlis) ? » (Cor.39.3), la religion épurée de toute emprise de la seigneurie des créatures. Lorsque (le serviteur) ne voit plus rien en dehors d’Allah, lorsqu’il reconnaît que c’est Lui qui a établi les causes secondes (asbâb), Lui qui est le Nuisible et l’Utile, c’est à Lui (seul) qu’il recourt pour repousser ce qui pourrait lui nuire et pour obtenir ce qui pourrait le servir, sans plus considérer aucune cause particulière : c’est cela la signification de l’ikhlas ». (1) Ath-thaqalayn ; littéralement : les deux catégories d’êtres lourds.(2) La traduction littérale s’impose dans ce contexte. Le Cheikh al-Akbar dit encore : « Il incombe à celui qui recherche l’ikhlâs dans son adoration essentielle de viser uniquement Celui qui l’a existencié et créé : Lui Allah (Huwa Allah) le Très Haut. Qu’il épure pour Lui l’adoration ; qu’il ne l’adresse à aucun des êtres faisant partie des catégories que nous avons énumérées (ange, sphère céleste, astre, etc.) ; qu’il ne Le voie en aucune chose, ni du point de vue de l’essence propre de cette chose, ni du point de vue de son unité propre ». Tout ce qui se rapporte au tawhîd relève éminemment de la réalisation métaphysique. A cet égard, l’ikhlâs apparaît comme la fonction initiatique dutawhîd, comme en témoigne la suite du texte akbarien : « L’ikhlâs n’est possible que pour les êtres qui ont été eux-mêmes « épurés » (mukhallasîn). Quand Allâh accorde à quelqu’un Sa grâce providentielle, Il l’épure (en le délivrant) de la seigneurie des causes secondes que nous avons énumérées. Celui qui est devenu l’objet et le support de cet ikhlâs divin peut lui-même pratiquer l’adoration selon l’ikhlâs. Le Très-Haut attribue l’ikhlâs (à Son serviteur) uniquement pour l’éprouver, pour voir s’il estime, oui ou non, que Dieu est devenu son obligé ; Il a dit en effet (à propos d’une question analogue) : « Ils Te font la faveur d’être entrés en islâm… ». De même (pour l’ikhlâs) : s’ils s’en vantent et cherchent à en tirer avantage (à l’encontre d’Allâh), qu’ils se remémorent la suite du verset : « …c’est plutôt Allâh qui vous a fait la faveur de vous guider vers la foi, si vous êtes sincères » (Cor.49.17), c’est-à-dire si vous prétendez être de vrais croyants. Par là, il a nié que la qualité (de croyant) puisse leur être attribuée par voie d’acquisition (alors qu’il s’agit d’un pur don divin). L’homme intelligent ne doit pas s’estimer à l’abri de la ruse d’Allâh dans les grâces qu’Il nous accorde, car en vérité cette ruse est moins visible dans les grâces qu’elle ne l’est dans les épreuves (alors qu’elle y est tout aussi présente). La première (1) de ces ruses est que l’homme estime que les grâces (divines) lui sont dues, qu’elles ont été créées pour lui puisqu’Allâh n’en a nul besoin ; il dit alors : « elles me reviennent de droit » : telle est la première ruse qui suit la Connaissance. Le commun des hommes appelle « connaissant » celui qui tient ce langage alors que les Connaissants véritables le considèrent plutôt comme un ignorant. J’ai souvent indiqué dans mes écrits que les choses ont été créées pour Lui, le Très-Haut, afin qu’elles « célèbrent Sa transcendance par Sa propre louange » (2) ; s’il peut arriver qu’elles nous soient également utiles, c’est à titre subsidiaire, non en vertu de leur destination (qasd) première. Le monde tout entier a été créé selon une disposition primordiale (fitra) vouée à la célébration de Sa transcendance par Sa propre louange, et à son adoration (‘ibâda). C’est également pour L’adorer qu’Allâh a créé les hommes et les jinns ; Il leur a fait savoir qu’Il les a uniquement créés pour cela (3), non pour eux-mêmes, ni pour aucune créature quelconque, en dépit du fait que, au sein de l’Existence (wujûd), certains êtres puissent être utiles à d’autres. Le Très-Haut a dit dans un hadîth étrange, mais authentique : « Celui qui accomplit une œuvre dans laquelle il associe un autre que Moi : Moi je ne luis dois rien (4), mais lui sera assujetti à ce qu’il aura associé ». Ce que Dieu demande à Ses serviteurs c’est d’épurer l’œuvre pour Lui. » (1) Adnâ. Littéralement : la plus proche, celle qui se présente en premier lieu.(2) Allusion à Cor.17.44.(3) En révélant le verset : « J’ai créé les hommes et les jinns uniquement pour qu’ils M’adorent » (Cor.51.56).(4) Littéralement : Je suis libre à leur égard. (Charles-André Gilis – Tawhîd et Ikhlâs, aspects ésotériques - Chap II : L’Ikhlâs, p.85-93)

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Mercredi 17 mars 2010

Aspects ésotériques de l’ikhlâs 3/3

Si, comme nous l’avons bu, Ibn Arabî enseigne que « la notion d’ikhlâscomporte nécessairement une activité à laquelle elle puisse s’appliquer », il n’en résulte pas que l’ikhlâs relève du domaine des actes. Du point de vue de la réalisation initiatique, il convient d’introduire ici une distinction que le Cheikh al-Akbar énonce brièvement à la fin du chapître 134 : « Certains opèrent l’épuration une fois pour toutes (jumlatan wâhidatan) : ou bien ils n’associent rien dans leurs œuvres en les consacrant uniquement à Allâh ; ou bien ils n’associent rien à leurs œuvres en

considérant que ce n’est pas eux qui les accomplissent et que celles-ci sont en réalité une création qui Lui est attribuable (khalqan li-llâhi) (1). Les premiers sont le cas général (‘umûm) ; les seconds appartiennent à une Elite, car il s’agit de l’ikhlâs suprême (ghâyat al-ikhlâs) ». (1) Allusion au verset : « Allâh vous a créé ainsi que les œuvres que vous accomplissez (mâ t’amalûn) » (Cor.37.96). Comme cette Elite est celle des Réalisés parfaits, il convient d’envisager aussi la première de ces deux catégories dans une perspective initiatique : il ne s’agit nullement du commun des croyants, mais bien des êtres spirituels qui, sans être parvenus au degré suprême, ont tout de même réalisé une certaine forme d’ikhlâs, qui est pour eux une acquisition définitive, comme l’indique l’expression jumlatan wâhidatan. Néanmoins, il faut distinguer nettement les deux situations : celle où l’homme continue d’attribuer ses actes à lui-même, et en ce cas l’ikhlâs relève de son intention (Ibn Arabî emploie l’expression :bi hukm al-qasd) ; et celle où l’homme réalise que ses œuvres ne lui appartiennent pas et qu’elles sont une création divine, et en ce cas l’ikhlâsrelève de l’intuition intellectuelle et de la pure connaissance. C’est ce second point qu’Ibn Arabî développe au chapitre 135 qui s’intitule : « De l’abandon de l’ikhlâs et des secrets de cet abandon » ; en voici la traduction intégrale : « Celui qui épure la Religion en vérité associe (1),Et conditionne par là l’absolu. En ce domaine, celui qui ignore est celui qui comprend.D’entre Ses senteurs, c’est le musc ! (2) Un homme dit à Junayd – qu’Allâh soit satisfait de lui ! - : « Qui (sic) est donc le monde pour qu’il soit mentionné avec Allâh ? » Cet homme était d’entre ceux qui s’en tiennent aux états passagers (min ahl al-ahwâl) (3). Le Très-Haut a dit : « Y a-t-il une divinité avec Allâh ? » (Cor.27.61). Quelqu’un (d’entre les Initiés) a dit : « Si tu penses que tu pratiques l’ikhlâs, ton opinion relève de la magie pure (majûsiyya mahda (4)…) », voulant dire par là : « dushirk le plus évident », « …car, pour celui qui est soumis à l’astreinte légale, la seule chose est d’accomplir l’acte et de lui donner forme » (5). Abû Madyan ordonnait à ses compagnons d’accomplir les œuvres d’obéissance de manière publique, car, pour lui, les œuvres étaient uniquement accomplies par Allâh (6). Celui qui prétend être mukhlis s’expose à la contestation : ce que le Contestateur (divin) ne manquera pas d’exiger de lui, c’est qu’il soit (seulement) Son serviteur. En effet, l’œuvre accomplie par

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l’homme soumis à l’astreinte légale fait partie de l’ensemble des actes d’Allâh : celui qui l’accomplis n’est rien d’autre que le support de la manifestation (mazhar) de cet acte. Le plus ignorant des hommes est celui qui imagine que l’Auteur réel de l’acte obéit à celui qui l’accomplit pour Son compte : il ne peut s’agir que d’Iblîs, ou bien d’une pure ostentation s’il s’agit de quelqu’un qui accomplit cette œuvre avec cette intention, sans qu’il y ait contestataire. Le mukhlisest celui qui confère une réalité (wujûd) au néant (‘adam), et qui ignore ce qu’est la réalité véritable. (1) Car, selon la réalité véritable et le texte coranique, la Religion pure appartient uniquement à Allâh ; cf. Cor. 39.3.(2) C’est-à-dire le meilleur. ‘Arf, traduit par « senteur », signifie ici : « mode de connaissance ».(3) Puisqu’il considérait uniquement la réalité contingente, et non le degré principiel.(4) Littéralement : de ceux qui pratiquent le Mazdéisme, autrement dit les mages.(5) Logiquement, cette phrase fait partie du discours cité, et non celui d’Ibn Arabî.(6) Cette idée a été mentionnée à propos de l’Elite à la fin du chapître précédent. Celui dont le jugement est conforme à notre enseignement voit que « les toupets de tous les êtres en mouvement sont dans la main d’Allâh » (Cor.11.56) ; il voit que « son Seigneur est sur une Voie Droite » (Cor.11.56). Celui qui a « saisi ton toupet » ne t’écarter de la Voie (tarîqa) sur laquelle Il se trouve Lui-même (1). Il en découle que l’ikhlâs n’est rien d’autre qu’une expression se rapportant au fait de Le voir sur un support de contemplation déterminé (fî mashhadin mu’ayyan), non en tout lieu de manifestation (fî kulli mazhar). Si l’homme qui possède ce hâl (2) Le voyait en tout lieu de manifestation, il lui serait impossible de voir un voile quelconque entre lui et l’objet de sa contemplation ; il ne pourrait plus distinguer un être (‘ayn) d’un autre alors que l’Essence est unique (al-‘ayn wâhida) et qu’elle est sur une « Voie Droite ». » (1) Sur cette doctrine, cf. Fusûs al-Hikam, le chapitre sur Hûd. A propos du verset cité, Ibn Arabî déclare : « Y-a-t-il pour les créatures une annonce de bon augure plus extraordinaire que celle-ci ? » ; cf.p.271.(2) L’ ikhlâs est considéré ici comme un état passager et un conditionnement. (Charles-André Gilis – Tawhîd et Ikhlâs, aspects ésotériques - Chap II : L’Ikhlâs, p.85-93)

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Vendredi 12 mars 2010

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Le statut islamique de l'oeuvre guénonienne

René Guénon n’est pas seulement le porte-parole en Occident de la Vérité une et universelle ; sa fonction comporte aussi un aspect proprement islamique dans la mesure où il apparaît comme l’instrument d’une intervention majeure des détenteurs du « Tasarruf », c’est-à-dire du « gouvernement ésotérique des affaires du monde », dans le domaine des applications cycliques et de la manifestation extérieure des sciences qui s’y rattachent. Il n’est pas possible, dans le cadre de la présente étude, d’exposer la doctrine eschatologique évoquée ici (65). Précisons simplement que la doctrine du Roi du Monde telle qu’elle a été présentée par René Guénon correspond, dans l’enseignement akbarien, à une particularisation de la lumière du Prophète

– qu’Allah répande sur lui Sa Grâce unitive et Sa Paix ! –, intermédiaire entre lahaqîqa muhammadiyya, qui représente le Verbe « par qui toutes choses ont été faites », et le Pôle (qutb) de la tradition islamique au sens strict, dont le « siège » est la Kaaba de La Mekke ; on sait que cette dernière fonction était également détenue par Muhammad – sur lui la Grâce et la Paix ! – au cours de sa vie terrestre. Ces trois degrés, qui constituent les aspects fondamentaux de l’Homme Universel envisagé comme « Maître des trois mondes », sont symbolisés dans l’ésotérisme islamique par les trois noms du Prophète formés à partir de la racine h-m-d : Muhammad, qui est le nom terrestre ; Mahmûd, qui est le nom « paradisiaque » ; Ahmad, qui est le nom céleste (66). Le premier et le troisième degré correspondent à des fonctions initiatiques bien connues dans le Tasawwuf. En revanche, le degré intermédiaire, qui préside au cycle humain dans sa totalité, demeure voilé et mystérieux : c’est lui qui renferme les secrets de l’homme  et à son devenir en tant que tels et qui conserve le Dépôt primordial de la Science divine d’où procèdent les Révélations et les Lois sacrées. En doctrine akbarienne, ce degré correspond, pour la période cyclique antérieure à la manifestation corporelle du Prophète – sur lui la Grâce et la Paix ! –, à un aspect « intérieur » et caché de la fonction prophétique qui lui appartient en propre conformément au hadîth : « J’étais Prophète alors qu’Adam était entre l’eau et la glaise. » Autrement dit, ce que René Guénon appelle « Centre du Monde » coïncide, dans l’ésotérisme islamique, avec la Station initiatique proprement « muhammadienne » qui est celle de la Prophétie primordiale et permanente. On peut voir ainsi de quelle manière le statut islamique de l’œuvre guénonienne peut-être justifié et défini. Nous avons établi, dans un précédent ouvrage (67), que l’inspiration initiale de René Guénon ne procédait pas d’une forme traditionnelle déterminée mais bien directement du Centre Suprême : elle relève donc de cette Prophétie générale (nubuwwa ‘âmma) et de la Station initiatique qui lui correspond, et se rattache, par là-même, à la fonction immuable et centrale de l’Esprit muhammadien. (65) Nous avons l’intention de l’étudier dans un autre ouvrage qui traitera du Califat ésotérique.

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(66) Cf. l’annotation de Michel Vâlsan à la Prière pour le Pôle d’Ibn Arabî dansEtudes Traditionnelles, 1975, p.97-98 ainsi que notre article Remarques complémentaires sur Om et le symbolisme polaire d’après des données islamiques publié dans le même numéro.(67) Introduction à l'enseignement et au mystère de René Guénon, chap. IV. (Charles-André Gilis, René Guénon et l'avènement du troisième sceau, p.54-56).

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Jeudi 11 mars 2010

L’accusation d’intolérance

A l’accusation de fanatisme s’ajoute celle, peut-être plus grave encore, d’intolérance, qui s’explique également par des raisons traditionnelles. En effet, l’islâm est investi d’une mission spéciale, liée à sa qualité d’être la « Religion auprès d’Allâh » (Cor.3.19), celle qui a pour support « la meilleure communauté existenciée pour les hommes », celle dont les croyants ont la conviction la plus forte et l’amour de Dieu le plus intense. Cette mission l’oblige à porter un témoignage public en faveur de la Vérité une et

immuable ainsi que du Droit sacré qui fonde les alliances que Dieu a conclues avec les hommes ; ce sont les versets : « C’est Lui qui a envoyé Son messager avec la guidance et la Religion de la Vérité pour la rendre manifeste à l’égard de la religion tout entière, n’en déplaise aux associateurs » (Cor.61.9) ; et surtout : « Dis : l’Orient et l’Occident appartiennent à Allâh ; Il guide qui Il veut vers une Voie droite. De la même manière, Nous avons fait de vous une communauté médiane (wasatan) afin que vous soyez témoins (de la Religion véritable) chargés de surveiller les hommes (1) et que l’Envoyé soit un témoin (de la Vérité métaphysique) en veillant sur vous (2)… Et tourne to visage en direction de la Mosquée sacrée (de La Mekke) » (Cor. 2.142-143). C’est parce qu’ils ont été investis par Dieu de cette charge que les musulmans sont considérés comme « intolérants » au sein du monde moderne. Dans le passage coranique cité, le terme wasatan comporte plusieurs sens. Le plus extérieur est géographique : la communauté islamique est tournée vers La Mekke qui, selon les données traditionnelles, est le point d’origine et le centre de notre état d’existence. Par là, elle se situe en son milieu, entre l’est et l’ouest, le nord et le sud. Cette situation privilégiée la relie symboliquement au Centre initiatique du monde, ce qui correspond à un sens plus intérieur. A ce point de vue, l’islâm apparaît comme l’intermédiaire naturel, le « trait d’union » entre l’Orient et l’Occident, et entre les traditions venues du nord et celles qui, plus tardivement, se sont fixées au sud. La communauté islamique apparaît, quant à elle, comme le support et l’instrument de ce Centre durant la phase finale du cycle humain, ce qui est une autre façon d’expliquer son excellence. La fonction polaire conférée à cette communauté est attestée par une tradition prophétique selon laquelle le terme wast (milieu) a ici le sens de ‘adl ; il désigne la « justice » qui est un attribut fondamental du Roi du Monde (3). La mission communautaire de porter témoignage est rendue possible parce que le Coran renferme la « preuve décisive » (al-hujjat al-bâligha) (4). Tous les Livres révélés sont la

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Parole d’Allâh, mais la révélation coranique contient seule les « trésors de la preuve » (khazâ’in al-hujja) (5) en vue d’un « saint combat » qui comporte une manifestation terrestre de la Sakîna : « C’est Lui qui a fait descendre la Sakîna dans les cœurs des croyants afin qu’ils ajoutent une foi à leur foi. Allâh possède les armées des Cieux de la Terre et Allâh est Savant, Sage » (Cor.48.4). Il ne s’agit plus seulement ici de la « foi intense » qui accompagne l’état contingent du sidq (6) dont il a été question plus haut, mais bien du « secours incomparable » (Cor.48.3) qui procède de la Station initiatique correspondante ; et celle-ci n’appartient qu’à Dieu seul. La Sakîna est la force qui impose la paix d’Allâh. La communauté islamique a la charge et la capacité d’imposer cette paix. Les croyants véritables sont ceux à qui le Très-haut a octroyé « une foi s’ajoutant à leur foi », qui est aussi « lumière sur lumière » (Cor.24.35). La mission que Dieu leur a confiée se rattache à la fonction de l’Envoyé d’Allâh : « Vous êtes des témoins chargés de surveiller les hommes et l’Envoyé est un témoin (qui veille) sur vous ». La Sakîna exprime ici un aspect de la « réalisation descendante ». L’investiture correspondante est conférée à la communauté islamique au moyen du rite de l’ifâda (7), accompli et renouvelé chaque année par les pèlerins après la « Station divine » qui les a rassemblés à Arafa. A ce point de vue, cette communauté apparaît, non seulement comme « intermédiaire », mais comme « médiatrice » entre Dieu et les hommes, car elle a vocation d’intercéder pour l’humanité tout entière ; et c’est là un troisième sens du terme wasatan. (1) L’expression shuhadâ’ ‘alâ-n-nâs n’a aucunement le sens d’un témoignage porté contre les hommes en vue de leur jugement.(2) Dans l’expression ‘alaykum shahîdan, les termes sont inversés pour indiquer qu’il s’agit de la sollicitude du Prophète à l’égard d’une communauté élue par le Très-Haut. Initiatiquement, ces deux expressions se rapportent respectivement aux « petits » et aux « grands » mystères.(3) Sur ce point, cf. Les sept Etendards du califat, p.254-258.(4) Cf. Cor.6.149.(5) Cf. Futûhât, chap.73, la Question 152 du Questionnaire de Tirmidhî.(6) Ce terme a la même origine que l’hébreu Tsedek qui signifie : « justice ».(7) Cf. La doctrine initiatique du pèlerinage, chap.XVI. (Charles-André Gilis, L’intégrité islamique ni intégrisme ni intégration,Editions Albouraq,

2004, p.19-23)Par Abdoullatif - Publié dans : Charles-André Gilis 

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Mercredi 10 mars 2010

Une religion comme les autres ?

La question du rôle de l’islâm dans le monde contemporain se pose avec une acuité croissante ; le monde contemporain, c’est-à-dire le monde de ce temps, non le monde moderne, car à l’égard de celui-ci la réponse est simple : il y a entre lui et la tradition islamique une incompatibilité radicale. La notion de tradition est le critère décisif

qui marque le fossé séparant ce monde de l’univers qui demeure fidèle aux alliances que Dieu a conclues avec les hommes depuis l’origine des temps. Ce qu’il est convenu d’appeler la « civilisation moderne » est fondé sur le rejet de tout principe transcendant et de toute alliance sacrée de nature à lui conférer une légitimité qui la rattacherait à l’ordre principiel. L’islâm n’est donc pas seul concerné par l’envahissement du monde moderne, que l’on peut appeler aussi le monde occidental car c’est en Occident qu’il a pris naissance, et à partir de lui qu’il s’est répandu avec une vigueur et une insolence sans cesse croissantes. Pourtant, c’est l’islâm qui est devenu, au fil des ans, la cible privilégiée de ce nouvel impérialisme. Il y a là une situation singulière, imprévisible il y a quelques années encore, et qui appelle une réflexion. Les musulmans ont une conscience aiguë de l’excellence de leur religion. La révélation muhammadienne est  pour eux d’une réelle évidence qu’ils comprennent mal que celle-ci ne s’impose pas à tous. Leur conviction est conforme à la réalité et au rôle cyclique que Dieu a assigné à l’islâm ; néanmoins, elle apparaît comme une croyance naïve à ceux qui ignorent le Droit sacré ainsi que la raison d’être des alliances et des formes traditionnelles ; qui s’imaginent qu’elles se valent toutes et que chacune a des motifs légitimes de se croire supérieure aux autres. Le scepticisme et le relativisme engendrent l’idéologie antitraditionnelle de la tolérance en matière de religion, application annexe des droits de l’homme. Fondée sur l’ignorance, elle est constamment contredite par la pratique actuelle : l’islâm n’est pas traité comme les autres religions pour la raison simple qu’effectivement il n’est pas une religion comme les autres. Ce ne sont ni la naïveté ni la complaisance de l’âme qui dominent dans l’image que les Occidentaux se font des musulmans, mais bien le fanatisme et l’intolérance. L’excellence de l’islâm ne découle pas seulement du Droit sacré ; elle n’est pas davantage une affirmation théorique ou passionnée ; elle est avant tout la manifestation

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visible d’une élection spirituelle que le Coran formule en ces termes : « Vous êtes (ô musulmans) la meilleure communauté qui ait jamais été existenciée en faveur des hommes ; vous ordonnez ce qui convient, vous interdisez ce qui est répréhensible et vous croyez en Allâh. Si les Gens du Livre (c’est-à-dire tous ceux qui suivent les révélations antérieures) avaient cru (en Allâh), cela aurait été meilleur pour eux (car ils auraient participé à une excellence communautaire, alors que dans l’état actuel) des croyants sont parmi eux, mais la plupart d’entre eux sont corrompus » (Cor.3.110). Il ne s’agit pas, dans ce verset, d’une excellence des croyants, puisqu’il subsiste encore des croyants dans les autres formes traditionnelles, mais de l’excellence d’une communauté spécifique de croyants, puisqu’il subsiste encore de croyants, excellence qui constitue pour eux un privilège auquel ceux qui appartiennent aux communautés antérieures n’ont pas accès. La faveur divine accordée à cette condition communautaire explique et justifie l’importance que revêt en islâm la pratique en commun des rites, aussi bien dans le domaine « exotérique » pour les prières quotidiennes, la prière du vendredi et le pèlerinage, que dans les voies initiatiques où il s’agit plutôt de l’invocation des noms divins, de la récitation coranique et des formules du wird. (Charles-André Gilis, L’intégrité islamique ni intégrisme ni intégration,Editions Albouraq, 2004, p.11-14)

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Mardi 9 mars 2010

L’accusation de fanatisme

L’excellence et la vitalité de la communauté islamique, sujets d’inquiétude et d’envie pour ceux qui pratiquent les autres religions, sont alarmantes pour l’occident moderne qui ne comprend ni ne maîtrise un phénomène dont la signification lui échappe. L’accusation de fanatisme qu’il porte contre les

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musulmans vise un aspect plus spécial de cette excellence, qui est évoqué dans un autre verset : « Il est des hommes qui prennent à côté (littéralement en dessous) d’Allâh (ce qu’ils considèrent comme) des « égaux » ; ils les aiment comme s’il s’agissait d’Allâh, alors que ceux qui croient (en Lui et en Son Prophète) ont pour Allâh un amour plus intense (ashadd) » (Cor.2.165) ; ce qui signifie selon Ibn Arabî : « Les croyants ont une force de conviction (sidq) plus intense dans leur amour pour Allâh que les associateurs dans leur amour pour ce qu’ils considèrent comme des associés (1) ». En doctrine akbarienne, l’ « association » est impossible car Allâh n’a pas d’ « égal » : « Il n’engendre pas et n’est pas engendré ; il n’y a pour Lui aucun égal (concevable) » (Cor. 112.4). Dans la perspective indiquée par ce commentaire akbarien, les termes « associateurs » et « associés » doivent être plutôt compris dans le sens d’une association formelle à la proclamation de la pure Unité divine qui est celle d’Allâh envisagé en tant que Nom Suprême. C’est pourquoi il a été ordonné au Prophète de combattre les hommes jusqu’à ce qu’ils disent : « Il n’est d’autre divinité qu’Allâh ». La communauté islamique est perçue comme « fanatique » parce que l’amour des musulmans pour Allâh, pour Son Prophète et pour leur religion est plus intense que l’amour envers Dieu ou l’Etre principiel tel qu’il se manifeste encore dans les communautés traditionnelles dont la fondation a précédé celle de l’islâm. Du moins en est-il ainsi aujourd’hui, car une telle comparaison n’était pas possible naguère. Dans le monde contemporain, les religions et autres formes traditionnelles sont confrontées pour la première fois les unes aux autres. Cette situation sans précédent est à l’origine du scepticisme et du relativisme qui prévalent en Occident, mais c’est elle aussi qui, par un effet providentiel et compensatoire, montre à tous l’excellence de l’islâm, demeurée cachée jusqu’alors. Selon Ibn Arabî, l’intensité dans l’amour de Dieu et la pratique de la religion découle de la force inhérente à la sincérité de la foi et à la conviction inébranlable des croyants exprimée dans le tasawwuf par le terme sidq. Lesidq est défini traditionnellement comme étant l’ « épée d’Allâh » (sayf Allâh) sur la terre. Cette notion est liée à celle de « grande guerre sainte » (al-jihâd al-akbar), la guerre intérieure que l’homme doit mener « contre les ennemis qu’il porte en lui-même » (2). Cette épée invisible symbolise la force de l’Islâm. Elle est pour le monde moderne, l’ennemi le plus redoutable, car aucune force matérielle, aucune contrainte psychique ne peut prévaloir contre elle. Les musulmans sont dans une situation de guerre par le simple fait qu’ils existent. Ils sont considérés comme des fanatiques parce qu’ils sont musulmans et que leur foi en Allâh est plus forte que toutes les autres croyances, que celles-ci soient véridiques et traditionnelles ou bien mensongères et profanes. Ce qu’on leur reproche en réalité, c’est leur sincérité et leur fidélité à l’alliance divine contre laquelle le modernisme s’est érigé et insurgé. (1) Cf. Futûhât, chap. 136.(2) Cf. René Guénon, Sayf al-Islâm, chap. XXVII des Symboles fondamentaux de la Science sacrée. (Charles-André Gilis, L’intégrité islamique ni intégrisme ni intégration,Editions Albouraq, 2004, p.15-18)

Le statut islamique de la femme

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Le rétablissement de la Religion pure et du Droit sacré véritable sera opéré par le Mahdî de telle façon qu’ « il n’aura d’ennemi plus acharné que les juristes qui chercheront à le mettre à mort ». Dans l’ordre des applications contingentes, cette œuvre annoncée comporte un enseignement qui concerne le statut islamique de la femme. Nous terminerons notre étude par une présentation de la doctrine akbarienne sur ce point très actuel et controversé. Rappelons tout d’abord que, selon Ibn Arabî, le statut ontologique de la femme est supérieur à celui de l’homme. Ceci ne remet pas en cause les données traditionnelles courantes : les femmes qui atteignent le degré de perfection sont peu nombreuses ; leur constitution est inférieure à celle de l’homme, car elle est dérivée de la sienne et plus éloignée de la substance primordiale : c’est pourquoi dans l’état de sacralisation prescrit pour le pèlerinage, la femme continue à porter des vêtements cousus, à la différence de l’homme ; enfin, leur statut juridique est également inférieur puisqu’il faut recourir au témoignage de deux femmes là où celui d’un homme suffirait. La supériorité de le femme ne tient ni à sa constitution ni à son statut juridique ; mais plutôt à la façon dont la réalisation spirituelle est envisagée dans l’islâm, qui est « servitude parfaite ». Même lorsque les attributs divins, y compris ceux qui relèvent de la « seigneurie », sont revêtus par le serviteur, ils ne lui appartiennent jamais en propre ; ce qu’illustre, a contrario, le cas de Pharaon. Selon le Cheikh al-Akbar, « l’homme est avide est ambitieux de voir toutes les choses en son pouvoir ; et cela pour manifester l’autorité temporelle de la forme selon laquelle il a été créée et qui exige que toutes choses lui soient soumises, au point que certains prétendent étendre l’empire de leur jalousie au-delà de toute convenance et se montrent jaloux d’Allâh, alors qu’ils n’ont été créés et soumis à l’obligation légale que pour être jaloux de ce qui revient à Allâh, non jaloux de Lui ! » (1). Cette jalousie blâmable est attribuée symboliquement à l’homme plutôt qu’à la femme, car l’homme a tendance à se poser en « rival » d’Allâh du fait de sa supériorité dans la hiérarchie des degrés essentiels. Au contraire, la dépendance de le femme reflète la « soumission ontologique » des possibilités principielles à l’Essence suprême, possibilités qui représentent la « perfection passive ». Comme le pèlerinage symbolise un retour vers le centre originel, la femme trouve dans cette circonstance la pureté et la liberté (2) de sa condition première. C’est pourquoi, selon un hadîth prophétique : « Il n’y a de sacralisation à charge de la femme que dans son visage » ; ce qui veut dire, non pas qu’elle doit le voiler, mais, au contraire, qu’elle a l’obligation de le dévoiler pour accomplir ce rite. Le fondement métaphysique de cette règle réside dans une doctrine ésotérique analogue à celle qui est enseignée dans le tantrisme au sujet de Mâyâ, qui n’est autre que la Shaktî suprême (3) ; (1) Sur tout ceci, cf. Futûhât, le commentaire sur les hadîths relatifs aux pèlerinage, qui figure à la fin du chapître 72 ; La Doctrine initiatique du Pèterinage, chap.VIII : Les sept Etendards du Califat, chap. XXXI et XXXII.(2) Le terme doit être compris ici par opposition à « interdit ».

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(3) Cf. Propos sur le Tantra, p.47. Ibn Arabî écrit : « (Ce dévoilement exprime) un retour à l’origine car, à l’origine, il n’y a ni écran, ni voile. L’origine, c’est l’aspect immuable d’une possibilité particulière, non son existenciation… Elle demeure prête à entendre le Verbe existenciateur, prête à accepter l’existence, empressée à se soumettre à l’ordre de l’Adoré… Elle vient à l’état manifesté sans être l’objet d’aucune restriction, dans la forme requise par son Existenciateur, humble et soumise en dépit de l’élévation de sa contemplation. Elle ignore ce qu’est le voile, et ne le connaît pas ». Au point de vue de la wahdat al-wujûd, l’existence d’un voile est impossible car ce qui apparaît comme « voile » n’est autre qu’Allâh, et ce que le voile est censé cacher n’est lui-même rien d’autre. Le voile véritable naît de la jalousie et de la prétention de l’homme à une indépendance illusoire  au sein du Royaume divin. René Guénon écrit dans le même sens mais en employant un autre langage, que le « voile de Mâyâ » cache le Principe uniquement lorsque « la manifestation apparaît comme « extérieure » par rapport à lui ». C’est cette vérité métaphysique qui est symbolisée par l’obligation de la femme de dévoiler son visage lorsqu’elle accomplit le pèlerinage. Le Cheikh al-Akbar tire de cette règle une conclusion inattendue, à savoir que le verset instaurant le voile (1) ne faisait pas partie de la révélation originelle car elle fut provoquée par une passion, en l’occurrence la jalousie des hommes : « Le verset sur le voile et d’autres ne furent pas révélés en vertu d’une initiative (divine) ; ils furent rendus nécessaires uniquement à cause de certaines créatures, c’est-à-dire pour faire face à des défauts inhérents au milieu ethnique qui fut le support de la révélation, notamment une jalousie excessive au sujet des femmes » (2). Il fait à ce propos la mise au point suivante : « De nombreuses prescriptions légales furent édictées uniquement pour des raisons relatives aux créatures (asbâb kawniyya). Sans ses causes, Allâh n’aurait pas inclus ces règles au sein de la révélation. C’est pourquoi les initiés (ahl Allâh) font la différence entre les prescriptions d’initiative divine et celles qui furent provoquées par certains serviteurs d’Allâh, qui fut l’unique cause pour laquelle Dieu « fit descendre » ces contraintes. L’homme de réalisation ne se soumet pas à elles de la même manière qu’il se soumet aux prescriptions d’initiative divine ». (1) Cf. Cor.33.53. Nous ne disons pas le « port du voile », car à l’origine ce voile était un rideau destiné à séparer l’endroit où se trouvaient les femmes de celui où se trouvaient les hommes.(2) Il s’agit évidemment des arabes dont la constitution ethnique comporte certains éléments négatifs dans la perspective cyclique de « l’Esprit universel de l’islâm ». Cependant, il recommande à « ceux qui veulent faire partie des croyants » (1) d’ « accueillir avec empressement et de bon cœur la décision divine, quelle que soit son origine », tout en fustigeant ceux qui, soit du temps de l’Envoyé d’Allâh, soit après sa mort, ont contribué à la multiplication des interdictions (2), par exemple en refusant aux femmes l’accès des mosquées. Il conclut en rapportant une anecdote qui, de manière significative, mentionne Aïchâ, l’épouse bien-aimée : « Un des compagnons du Prophète – sur lui la Grâce unitive et la Paix ! – l’invita à un repas. Celui-ci répondit : « Moi et aussi celle-ci », en mentionnant Aïchâ. « Non ! » répondit l’homme, qui refusa (tout d’abord) de répondre à la demande du Prophète, mais qui finit par lui accorder qu’elle puisse l’accompagner. Ils se rendirent alors à son invitation, le Prophète et Aïchâ, en se poussant (affectueusement) jusqu’à ce qu’ils parviennent à la demeure de cet homme ». Et le Cheikh ajoute : « Allâh a dit : « Il y a en vérité pour vous dans l’Envoyé d’Allâh un modèle excellent » (3). Dans quel état est ta foi ? Si tu voyais les dignitaires d’aujourd’hui, les juges, les faiseurs de prône, les ministres, les sultans imiter l’exemple (prophétique), serais-tu d’avis qu’ils agiraient mal ? L’Envoyé d’Allâh n’a-t-il pas été envoyé uniquement pour parfaire les bonnes façons d’agir (4) ? Si ses manières avec Aïchâ n’en faisaient pas partie, assurément il s’en serait abstenu ! ».

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 (1) Par référence à Cor.10.104.(2) Contrairement à l’exhortation prophétique : « Laissez-moi tant que je vous laisse ».(3) Cf. Cor.33.21.(4) Le Prophète a dit : « J’ai reçu les Paroles Synthétiques et j’ai été envoyé pour parfaire les bonnes manières d’être ». (Charles-André Gilis, La Petite fille de neuf ans, chap.5 : Le statut islamique de la femme, Editions le Turban Noir, 2006, p.57-61)

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Mercredi 24 février 2010

Qâf et les mystères du Coran Glorieux: l'oiseau rouge.

Le lecteur familier desFutûhât al-Makkiyya ne peut manquer d’être frappé par l’insistance avec laquelle Ibn Arabî montre en toute occasion l’excellence islamique en s’appuyant sur les données traditionnelles : l’islâm est la « Religion auprès d’Allâh » (Cor.3.19) ; le Prophète – sur lui la Grâce et la Paix ! – est l’Homme Parfait (al-insân al-kâmil) par excellence, le Calife suprême, le « seigneur des hommes » au Jour de la Résurrection, l’Envoyé d’Allâh dont tous les prophètes et envoyés antérieurs sont les représentants et les annonciateurs, le Maître

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de la Voie, l’unique origine des lignages initiatiques, le Modèle excellent des vertus spirituelles et initiatiques ; le Coran contient toutes les sciences et les louanges révélées par Dieu depuis l’origine des temps, il réunit les Livres sacrés antérieurs car il renferme la « Mère du Livre » ou de l’ « Ecrit » qui n’est autre que la Tradition primordiale et universelle ; la communauté islamique est « la meilleure qui ait été existenciée pour les hommes » (Cor.3.110), elle exerce à l’égard des communautés antérieures une fonction de surveillance et de guidance qui exprime l’aspect d’ « ampleur » de la risâla muhammadienne, elle est l’héritière des sciences et l’interprète des révélations ; La Loi sacrée (sharî’a) abroge les lois antérieures, « inclut tous les degrés de la vie spirituelle et temporelle, y compris les principes et méthodes de la connaissance métaphysique » (formulation de Michel Vâlsan) et constitue le point d’appui du Pôle suprême en vue du redressement ultime qui sera opéré à la fin du cycle de la présente humanité terrestre. Les enseignements de cet ordre abondent dans ce maître-ouvrage, et il n’est évidemment pas possible de les considérer comme la marque d’un point de vue exotérique ou le reflet d’une passion de l’âme, ni même d’une concession faîte au point de vue communautaire dominant. Il s’agit d’une doctrine éminemment ésotérique qui relève du tasarruf, et qui concerne l’ultime bénédiction du Centre suprême destinée aux hommes. La nier, comme le font certains, en arguant du fait que, pour René Guénon, l’ésotérisme n’est pas du même que la religion extérieure, c’est oublier que la Loi islamique elle-même est d’un autre ordre que l’ensemble des lois qui l’ont précédée. La méconnaissance de ce point essentiel est typique des mentalités incapables de dépasser l’extérieur des choses. La divulgation providentielle, opérée par René Guénon, des doctrines traditionnelles jusqu’alors tenues secrètes, notamment celle du Centre suprême, ont entraîné, entre autres conséquences fâcheuses, mais inévitables, la naissance d’un « exotérisme » d’un nouveau genre. Beaucoup répètent sans discernement, et surtout sans avoir un accès direct aux doctrines écrites et orales du tasawwuf, les enseignements guénoniens dont ils ont assimilés tant bien que mal, la formulation théorique. S’ils en ignorent la signification islamique véritable, c’est justement parce que celle-ci est d’ordre ésotérique. Nous nous réservons de revenir plus amplement, dans une autre étude, sur l’usage quasi subversif qu’ils prétendent faire aujourd’hui de l’œuvre de René Guénon. Claire et constante, la doctrine akbarienne sur ces questions est difficilement acceptée parce qu’elle dérange : en Occident, par son essence « orientale » et par l’exclusivisme et la rigueur apparente de la loi muhammadienne ; du côté islamique par son universalité, souvent perçue comme dangereuse, voire incompatible avec cette même loi. Au chapitre XX du Symbolisme de la Croix, René Guénon enseigne que « l’extrême distinction n’est réalisable que dans l’extrême universalité » et ajoute en note qu’il y a là « l’union des deux points de vue de l’unité dans la pluralité et de pluralité dans l’unité, en conformité avec les enseignements de l’ésotérisme islamique ». Cette union des extrêmes comporte un paradoxe analogue dans le domaine des formes traditionnelles : l’islâm est porteur de la doctrine la plus universelle, tout en s’appuyant sur la loi la plus particulariste puisque, juridiquement, elle abroge toutes les autres. L’enseignement akbarien unit ces contradictions apparentes, mais son ésotérisme n’est pas accessible à tous et gêne, pour les raisons que nous venons de dire, ceux qui s’en tiennent aux apparences et aux idées reçues. L’excellence de l’islâm découle de sa fonction finale, qui relève du gouvernement ésotérique. Les enseignements d’Ibn Arabî qui s’y rapportent sont systématiquement occultés par des moyens que nous avons déjà dénoncés (280) : tantôt sous un monceau de références et de citations qui dispersent l’attention et renforcent la critique rationnelle au détriment de l’intuition intellectuelle, pourtant seule « opérative » en pareilles matières : tantôt par un recours abusif aux sciences cosmologiques qui permettent à des ignorants de jeter de la poudre aux yeux, notamment par un usage intempérant de la calculette. Seul l’enseignement doctrinal et méthodique d’un maître véritable peut ouvrir le chemin qui mène à la connaissance et à la certitude ; et s’il faut à tout prix se référer à des textes et des éléments vérifiables, où pourrait-on en trouver de meilleurs et de plus

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sûrs que dans l’œuvre akbarienne ? Même chez ses disciples inspirés, même chez ses lecteurs les plus fidèles, on ne peut trouver un enseignement aussi précis et complet que celui transmis par le Sceau de la Sainteté muhammadienne. Ses exposés sont inimitables et reflètent, dans le domaine propre de l’intellect, l’inimitabilité divine du Coran. (280) Cf. notre étude : Pour une présentation traditionnelle d’Ibn ArabÎ. (Charles-André Gilis, Qâf et les mystères du Coran Glorieux, p.183-186)

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Mardi 23 février 2010

Pour une présentation traditionnelle d’Ibn Arabî 1/5

Ibn Arabî est le plus grand des maîtres (ash-shaykh al-akbar) de l’ésotérisme islamique. Sa Voie initiatique propre est celle de la Connaissance métaphysique, et son œuvre englobe toutes les voies de réalisation possibles en islâm. Sa méthode s’appuie sur les données universelles de la révélation muhammadienne envisagée dans son intégralité. Son orthodoxie ne peut être mise en doute car, en réalité, ce sont ses écrits qui en déterminent les critères. Les attaques, les réserves dont il fait l’objet reflètent inévitablement une incompréhension de la tradition islamique. En Occident, l’œuvre akbarienne a puissamment contribué à la formation d’une élite intellectuelle dont la fonction apparaît chaque jour plus nécessaire face au désordre général, à l’abandon de tout principe et à la confusion des mentalités sur la nature de la révélation islamique. L’intérêt que cette œuvre suscite ne cesse de croître et les publications inspirées par ses enseignements se multiplient. Toutefois cette abondance n’entraîne pas toujours une meilleure intelligence de la doctrine, qui pourtant seule importe. Les critères qualitatifs inhérents à l’essence initiatique de l’enseignement akbarien ne sont pas ceux qui prévalent dans l’Occident moderne. Par cette expression, nous ne visons pas seulement les présentateurs d’Ibn Arabî qui sont nés dans les pays occidentaux, mais aussi les Orientaux, principalement les musulmans arabophones qui la lisent et l’adaptent en suivant les modes et les préjugés de l’éducation universitaire. Les méthodes prônées par la science officielle sont incompatibles avec l’enseignement initiatique et le dénaturent inévitablement. La quantité même des ouvrages produits engendre un malaise et un sentiment de lourdeur, car ils dispersent l’attention là où sont requises avant tout la concentration et la possibilité d’une assimilation qualitative. La présentation de la doctrine akbarienne doit être essentiellement « traditionnelle », c’est-à-dire dans un esprit conforme aux principes énoncés par le Cheikh Abd al-Wâhid Yahyâ dont l’œuvre entière, publiée sous le nom de René Guénon (1), a été écrite en vue de modifier l’état d’esprit des Occidentaux afin qu’ils reconnaissent l’existence et l’autorité de la tradition universelle représentée aujourd’hui par l’islâm. A ce point de vue aussi l’enseignement de ce maître s’avère incontournable. Du reste, on remarque une relation constante entre la volonté de rejeter toute référence à l’œuvre guénonienne et les présentations profanes du Cheikh al-Akbar. Non seulement les doctrines exposées par Cheikh Abd al-Wâhid permettent aux Occidentaux de réaliser la portée universelle de la révélation muhammadienne en fournissant une « preuve décisive » (2) à l’égard de ceux qui contestent les privilèges de l’islâm et de sa loi sacrée (sharî’a), mais elles sont aussi un guide sûr et une protection efficace contre les dérives antitraditionnelles dont la mentalité occidentale est coutumière. Le plus extraordinaire est que ces principes ont été formulés par René Guénon sans aucune référence à l’islâm ou à l’œuvre d’Ibn Arabî puisqu’ils ont été définis à propos des doctrine hindoues. L’importance de celles-ci dans une perspective cyclique et eschatologique a été mise en lumière dans son étude sur Les mystères de la lettre Nûn (3) dont le Cheikh Mustafâ Abd al-‘Azîz (Michel Vâlsan) a dégagé la signification du point de vue de l’universalité islamique. Ce qui frappe le plus,

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lorsqu’on relit les considérations développées en 1921 dans L’Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, c’est leur actualité et leur opportunité. René Guénon s’exprime sur la question de l’enseignement traditionnel d’une façon générale, de sorte qu’il n’y a pas un mot à changer. L’esprit dans lequel l’œuvre du Cheikh al-Akbar doit être lue, comprise et présentée est indiqué avec une maîtrise sans pareille dans les textes rédigés par René Guénon à propos de l’hindouisme. En voici un premier extrait (4) : « L’enseignement traditionnel se transmet dans des conditions qui sont strictement déterminées par sa nature ; pour produire son plein effet, il doit toujours s’adapter aux possibilités intellectuelles de chacun de ceux auxquels il s’adresse, et se graduer en proportion des résultats déjà obtenus, ce qui exige de la part de celui qui le reçoit et qui veut aller plus loin, un constant effort d’assimilation personnelle et effective. Ce sont des conséquences immédiates de la façon dont la doctrine tout entière est envisagée, et c’est ce qui indique la nécessité de l’enseignement oral et direct, à quoi rien ne pourrait suppléer…L’Oriental est à l’abri de cette illusion, trop commune en Occident, qui consiste à croire que tout peut s’apprendre dans les livres, et qui aboutit à mettre la mémoire à la place de l’intelligence ; pour lui, les textes n’ont jamais que la valeur d’un « support »…et leur étude ne peut être que la base d’un développement intellectuel, sans jamais ce confondre avec ce développement même : ceci réduit l’érudition à sa juste valeur, en la plaçant au rang inférieur qui seul lui convient normalement, celui de moyen subordonné et accessoire de la connaissance véritable. » La fin de ce texte condamne sans appel une des composantes les plus habituelles du manièrisme universitaire, à savoir la superstition de la bibliographie. L’équation est ici tout à fait simple : aucun ouvrage publié dans une perspective traditionnelle n’a jamais comporté de bibliographie ; tout ouvrage publié avec une bibliographie montre par là même qu’il n’est pas entièrement traditionnel, quels que puissent être par ailleurs ses mérites, car il contient une concession à la mentalité profane incompatible avec la nature de l’enseignement qu’il se propose de véhiculer, tout particulièrement quand celui-ci est d’ordre initiatique. (1) Il écrivait à ce sujet : « Nous ne voyons pas du tout pourquoi nous serions obligés de vivre toujours dans la peau d’un même personnage, qu’il s’appelle "René Guénon" ou autrement » ; ou encore : « Si on continue à nous… empoisonner avec la "personnalité de René Guénon" nous finirons bien quelque jour par la supprimer tout à fait. Mais nos adversaires peuvent être assurés qu’ils n’y gagneront rien, tout au contraire » ; cf. Etudes sur la Franc-Maçonnerie et le Compagnonnage, Tome 1, p.185 et 198.(2) Cor.6.149.(3) Cf. Symboles fondamentaux de la Science sacrée, chap.XXIII. Sur le même sujet, voir aussi René Guénon et l’avènement du troisième Sceau, chap.III.(4) Cf.p.262-263 (édition de 1952). (Charles-André Gilis - Pour une présentation traditionnelle d’Ibn Arabî – postface de La prière du jour du vendredi ; p.121-124).

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Rappelons qu’il n’y a pas de réalisation métaphysique ou spirituelle sans hiérarchie, et que la notion de hiérarchie implique nécessairement une référence à celle d’élite. Si l’on considère qu’il s’agit en l’occurrence d’une « élite intellectuelle » (comme l’indique la présence de ce terme à plusieurs endroits du texte reproduit ci-dessus), il doit être bien compris que l’intellectualité véritable n’a rien de commun, ni avec l’érudition, ni avec une spéculation quelconque. Ce n’est pas uniquement l’Université qu’il convient de mettre en cause ici, mais aussi toutes les dérives qui ont leur origine dans la dégénérescence des organisations initiatiques occidentales, principalement la Franc-Maçonnerie moderne. Les bibliographies

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sont censées tout inclure dans un domaine dont il importe précisément de sauvegarder la nature propre en excluant ce qui est incompatible avec lui. C’est pourquoi chaque numéro d’une revue qui, au temps de René Guénon et de Michel Vâlsan, a pu légitimement revendiquer le titre d’ « Etudes Traditionnelles » portait sur sa couverture la mention : « Publication exclusivement consacrée aux doctrines métaphysiques et ésotériques d’Orient et d’Occident ». Là où prévaut le respect de la Tradition, les hiérarchies intellectuelles, au sens véritable du terme, s’établissent d’elles-mêmes et sont spontanément admises et reconnues. En revanche, là où l’égalitarisme domine et corrompt ce qu’il touche, il faut exercer une action que l’on a pu appeler familièrement « de police traditionnelle » afin, comme il est dit dans le texte cité, de « réduire l’érudition à sa juste valeur, en la plaçant au degré inférieur qui lui convient normalement ». En matière initiatique, les références véritables sont d’un tout autre ordre, car elles impliquent un rattachement à des principes métaphysiques manifestés en ce monde et à un Compagnonnage visible et invisible. Seuls les degrés d’une élévation très exceptionnelle ne peuvent être réalisés que dans la solitude. L’essentiel n’est pas la bibliographie, mais la manifestation d’une autorité doctrinale supra-individuelle, seule à même de fonder la légitimité d’une doctrine et l’orthodoxie de sa présentation. Cette autorité détient les trésors immuables de la sagesse et de la science divines auxquels le Coran fait allusion en ces termes : Il n’est aucune chose dont les Trésors soient auprès de Lui ; et Nous les révélons seulement selon une mesure définie par la science (que Nous avons d’elles) (Cor.15.21). La mesure mentionnée dans ce verset régit les adaptations des principes immuables opérées dans le monde de la manifestation contingente, où la création est sans cesse renouvelée de telle sorte qu’il convient de demander un « accroissement de science ». La référence doctrinale est puisée, soit directement à la « Mine originelle de l’Envoyé et des envoyés » (5) dans le cas des initiés qui ont atteint le degré de la « prophétie générale » (an-nubuwwat al-‘âmma), soit à ce que ces derniers sont transmis grâce aux « maillons » d’une chaîne qui peut être plus ou moins longue. (5) Cf. Le Livre des Châtons des Sagesses, p.479. Le fétichisme de la référence académique s’accompagne d’étranges illusions. Si la valeur d’une traduction dépend sans conteste de l’exactitude du texte, on se trompe en imaginant que les critères de la critique universitaire puissent être suffisants pour établir la version correcte. Dans le cas d’enseignements initiatiques au sens propre, les méthodes modernes sont en réalité impuissantes, car la mentalité dont elles procèdent ne peut atteindre ce qui dépasse l’ordre individuel. Rappelons aussi qu’il convient d’aborder certaines sciences traditionnelles, comme celle du hadîth, dans une perspective analogue car la chaîne de transmission historique (isnâd) n’est pas forcément décisive. Selon le Cheikh al-Akbar, l’autorité doctrinale appartient en ce domaine à ceux qui, à l’instar des prophètes « légiférants », la tirent directement d’Allâh. Par là, ils détiennent le privilège de confirmer l’authenticité des hadîths dont la transmission est « faible » ou d’infirmer celle des hadîths dont la transmission est « forte » (6). S’agissant des traités procédant des mystères divins, comme Le Livre des Chatons ou ceux qui se rapportent à la Science des lettres, l’idée d’une édition critique établie d’après les méthodes universitaires est un leurre. Seule la connaissance intérieure intime des vérités cachées permet de déterminer le texte véritable. C’est l’autorité spirituelle qui régit l’expression littéraire, et non l’inverse. (6) Ibid. p.497-498. Voici un exemple de nature à montrer ce que nous voulons dire. Dans le texte intitulé L’investiture du Cheikh al-Akbar au Centre Suprême, Michel Vâlsan présente un passage de la Préface des Futûhât al-Makkiyya qu’il traduit de la façon suivante : « Alors le Sceau installa la Chaire dans cette solennelle tenue. Sur le fronton de la Chaire était inscrit en Lumière Bleue : "Ceci est la Station Muhammadienne la Plus Pure, etc." » (7) Des esprits bien intentionnés, mais superficiels, ont jugé une traduction erronée en

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affirmant qu’il s’agissait en l’occurrence, non pas d’une « lumière bleue (azraq) », mais bien d’une lumière brillante (azhar) ». Effectivement, c’est ce dernier terme qui est indiqué dans l’édition critique établie par Othman Yahyâ (8) où la variante « azraq » n’est même pas signalée. Pourtant c’est bien celle-ci qui correspond à la version correcte en vertu d’un secret initiatique ignoré aussi bien des copistes que des critiques. Dans le cas présent, l’attitude de M. Chodkiewicz, qui passe pour être un champion de la référence universitaire, est très significative. En effet, à la page 163 de son Sceau des saints, il se réfère au même passage des Futûhât en citant Michel Vâlsan, mais sans reprendre la traduction de ce dernier. Pourtant, il mentionne à son tour la « lumière bleue » sans donner la moindre explication ou justification de son choix. A moins d’une inadvertance, on peut donc supposer qu’il avait lui-même connaissance du « secret » auquel nous avons fait allusion de sorte qu’il ne pourrait qu’être d’accord avec nous sur l’inanité des éditions critiques en pareilles matières. (7) Cf. Etudes Traditionnelles, 1959, p.304.(8) Cf. vol I, p.45. (Charles-André Gilis - Pour une présentation traditionnelle d’Ibn Arabî – postface de La prière du jour du vendredi ; p.124-128). Article à suivre inchallah…

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Un autre point du texte de René Guénon mérite d’être souligné, à savoir « la nécessité de l’enseignement oral et direct, à quoi rien ne saurait suppléer ». Ceci s’applique à l’enseignement traditionnel dans son ensemble avec les diverses modalités qu’il comporte, notamment dans le domaine des arts sacrés ou lorsqu’il s’agit de sciences exotériques comme le droit. Si la bénédiction divine (baraka) s’étend à tous les rites accomplis avec foi et avec une intention droite, elle concerne plus spécialement ceux qui sont rattachés au Prophète au moyen d’un rite initiatique. Un tel rattachement implique habituellement l’intégration à une « confrérie » (tarîqa) et la pratique de rites collectifs qui comportent un bénéfice propre. Cependant, il ne faut pas oublier que chaque voie de réalisation est unique, car elle coïncide avec la Face divine de l’être. C’est la lumière de cette Face qui se découvre éventuellement grâce à l’enseignement oral d’un maître (cheikh murshid) adressé à tel disciple particulier, ce que ne peuvent faire, ni la lecture d’un livre, ni la pratique d’un rite collectif si efficace qu’il soit. Cet enseignement est une expression directe du Verbe divin, car c’est de la Vérité que procède le Vrai en vue de faire naître le Vrai dans tel réceptacle choisi. Il n’est pas possible de s’exprimer sur ce sujet de manière plus détaillée, mais il convient peut-être tout de même, pour éviter une méprise, de préciser qu’un tel enseignement oral consiste le plus souvent, non pas à expliquer des points de vue de doctrine, mais à tirer le disciple de son état de sommeil et d’inconscience en combattant son imagination, en lui ôtant ses illusions et surtout en lui inculquant le sens des convenances, cet « adab » dans lequel « réside tout le bien ». Plus essentiel encore que l’enseignement « oral et direct » mentionné par Guénon est celui qui est transmis par le silence ou, s’il s’agit d’un saint, par la pure présence du maître qui manifeste de façon immédiate la Présence divine, car cette modalité de l’enseignement initiatique rappelle le caractère « incommunicable » de la Connaissance véritable. La supériorité de l’enseignement oral est plus évidente encore lorsqu’il s’agit de doctrines provenant de traditions antérieures à l’islâm. Du fait de sa position cyclique finale et

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récapitulative, il peut se faire que celui-ci « hérite » de certains enseignements réservés, conformément à l’indication coranique :En vérité, c’est Nous qui hériterons de la Terre, et c’est vers Nous qu’ils reviendront (Cor.19.40) ; En vérité, c’est Nous qui faisons vivre et mourir et c’est Nous qui recevons l’héritage (Cor.15.23) ; La Terre, Mes serviteurs purs (sâlihûn) en hériteront (Cor.21.105). Ces apports trouvent nécessairement leur correspondance dans la révélation islamique totale et contribuent à montrer l’ampleur de la Science sacrée contenue dans le Coran ; ils vivifient l’intelligence de l’islâm et fructifient en son sein avec une profusion qui n’est souvent plus possible dans leur tradition d’origine. En ce domaine surtout, rien ne « saurait suppléer » à l’enseignement oral, en particulier dans les cas où la transmission traditionnelle régulière s’accommode mal d’une quelconque fixation par écrit (9). Il va de soi que la possibilité à laquelle nous faisons allusion n’implique aucun « mélange de formes traditionnelles » et que l’assimilation par l’islâm de tels apports ne peut se faire que dans le respect de règles précises, notamment lorsqu’il s’agit de concordances symboliques : c’est Allâh, et Lui seul, qui propose les similitudes aux hommes, car Il possède la science de toute chose(Cor.74.25). S’Il s’interdit de proposer des similitudes qui s’appliqueraient à Lui, c’est parce qu’Il sait et vous ne savez pas (Cor.16.74). De telles transmissions, lorsqu’elles opèrent dans un esprit traditionnel et s’accompagnent d’un respect des règles de convenance, font ressortir immanquablement le caractère factice et dérisoire des travaux universitaires qui traitent des mêmes sujets (10). A propos des méthodes utilisées par l’orientalisme, dont l’islamologie fait partie, René Guénon précisait encore : « Il y a là avant tout, une crainte instinctive de tout ce qui dépasse l’érudition et risque de faire voir combien elle est médiocre et puérile au fond ; mais cette crainte se renforce de son accord avec l’intérêt, beaucoup plus conscient, qui s’attache au maintien de ce monopole de fait qu’ont établi à leur profit les représentants de la science officielle dans tous les ordres, et les orientalistes peut-être plus complètement que les autres », et qui s’accompagne de la « volonté bien arrêtée de ne pas tolérer ce qui pourrait être dangereux pour les opinions admises et de chercher à le discréditer par tous les moyens » (11). Nous nous garderons bien d’indiquer à quels présentateurs de l’enseignement akbarien ces lignes seraient applicables aujourd’hui et nous soulignerons plutôt l’essentiel, à savoir que l’Université a rejeté René Guénon comme elle a rejeté Michel Vâlsan. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner si elle s’emploie également à donner une vision faussée et incomplète de l’enseignement akbarien. Par là, elle apparaît désormais comme une institution partiale et partisane utilisée pour la « défense de l’Occident » afin d’empêcher le rayonnement de l’Orient traditionnel d’une façon générale et celui de l’Esprit universel de l’islâm en particulier (12). (9) Nous songeons ici avant tout aux doctrines traditionnelles des peuples négro-africains.(10) Pour être complet, il faut signaler encore le cas extrême et exceptionnel des représentants autorisés de traditions ésotériques qui poursuivent une carrière académique, mais se gardent bien d’insérer dans leurs publications les clés pouvant donner accès à leur compréhension véritable.(11) Cf. L’Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, éd. De 1952, p.271.(12) L’évolution récente de la revue Connaissance des religions est, à cet égard, particulièrement inquiètante. (Charles-André Gilis - Pour une présentation traditionnelle d’Ibn Arabî – postface de La prière du jour du vendredi ; p.128-128). Article à suivre inchallah…

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Nous terminerons ces citations sur l’orientalisme officiel par un dernier extrait. Après avoir relevé « l’hostilité dont la généralité des orientalistes font preuve à l’égard de ceux qui ne se soumettent pas à leur méthodes », René Guénon ajoutait : « Malgré toutes les excuses que l’on peut trouver à (leur) attitude, il n’en reste pas moins que les quelques résultats valables auxquels leur travaux ont pu aboutir, à ce point de vue spécial de l’érudition qui est le leur, sont bien loin de compenser le tort qu’ils peuvent faire à l’intellectualité générale, en obstruant toutes les autres voies qui pourraient mener beaucoup plus loin ceux qui seraient capables de les suivre » (13) Ce texte ne correspond pas tout à fait à la situation actuelle : à l’époque, les « voies obstruées » étaient celles qui faisaient obstacle à la diffusion des idées traditionnelles que René Guénon s’efforçait d’introduire en Occident en vue de modifier la mentalité générale ; de nos jours, il s’agit plutôt de combattre une approche spéculative qui consiste à réduire les doctrines révélées de l’islâm à ces mêmes idées en les détachant de l’inspiration divine dont elles procèdent, ce qui nous amène à la question de la présentation de la doctrine akbarienne. Celle-ci procède d’une source principielle que l’intellect ne peut contenir (14) et s’appuie constamment, dans son expression formelle, sur les données de la révélation. L’inspiration du Sceau des saints est purement muhammadienne. Envisager son œuvre du point de vue de l’ « histoire des idées », c’est la profaner et trahir son intention profonde. Seule une connaissance intime de son enseignement permet d’en communiquer le « goût » inégalable qui fait paraître un peu fade les exposés d’autres auteurs. Cette intimité est seule capable de révéler un aspect mal connu de ses écrits, à savoir qu’ils renferment une guidance spirituelle et initiatique équivalente à ce qu’est l’enseignement « oral et direct » d’un maître spirituel. Il y a là une modalité de la baraka muhammadienne qui ne peut être préservée qu’au moyen d’une présentation adéquate, car elle ne s’accomode pas de n’importe quel support. (13) Cf. ibid., p.268.(14) À la différence du cœur, qui, selon un hadith qudsî, « contient Dieu ». (Charles-André Gilis - Pour une présentation traditionnelle d’Ibn Arabî – postface de La prière du jour du vendredi ; p.132-1). Article à suivre inchallah…

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Cette présence divine cachée ne réside pas forcément dans les développements doctrinaux ; elle est étrangère à la découverte de « clés » dont le rôle demeure subsidiaire et préparatoire et qui peuvent conduire, quand leur usage n’est pas maîtrisé, à des dérives d’ordre spéculatif ou imaginaire. On la trouve plutôt dans les anecdotes, des événements ou des détails personnels, des exemples, des remarques insolites qui s’apparentent, par leur familiarité, à un enseignement donné à vive voix et qui ont pour effet de créer entre Ibn Arabî et certains de ses lecteurs une intelligence et une harmonie comparables. Là aussi, l’essentiel est transmis parfois, non par ce qui est exprimé,mais par ce qui est tu, comme dans l’exemple suivant qui concerne la bonne opinion qu’il convient d’avoir du serviteur croyant, même quand il commet des fautes : 

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« Pourquoi traiterait-on de pêcheur un (serviteur croyant) qui est en train d'accomplir une oeuvre d'adoration ? La bonne opinion n'est-elle pas préférable à la mauvaise ? Ce que sera son avenir, nous n'en savons rien et, pour ce qui est passé, nous ignorons les conséquences de ses actes et si Allah lui a pardonné ou non. Comme l'instant présent est régi par l'acte d'obéissance que le serviteur accomplit et dont il est "revêtu", il est préférable d'avoir une bonne opinion de lui, car c'est là une manifestation indubitable de mansuétude. Un ami dans la religion duquel j'ai la pleine confiance m'a rapporté le cas d'un homme qui se faisait du tort à lui-même par ses excès (musrif 'alâ nafsihi). Cet ami me dit : "J'ai rencontré cet homme en un lieu où les gens étaient assis et où l'on faisait circuler des boissons alcoolisées (khamr). Il buvait avec les autres. Le vin était venu à manquer, on lui dit: "Va auprès d'un tel pour qu'il en rapporte d'autres". Il répliqua : "Je n'en ferai rien ! De ma vie je n'ai jamais décidé d'accomplir un acte de désobéissance. Entre deux coupes, je fais retour à Allah (lî tawba) et je n'attends pas que l'on me présente une autre. Lorsqu'elle arrive dans ma main, je demeure attentif: mon Seigneur m'accordera-t-il le succès de sorte que je la laisserai passer ou m'abandonnera-t-il de telle manière que je la boirai ?"" (15) Le Cheikh termine son récit en disant : "Tel est, en effet, le souci des savants (véritables). Néanmoins, cet homme mourut en ayant dans le coeur un regret: celui de n'avoir pu me rencontrer. Un jour pourtant, je me trouvai près de lui, mais il ne me connaissait pas; il posait des questions pour savoir où j'étais, tant était vif son désir de me voir !... Cela se passait à Murcie en 595." Enfin, une présentation traditionnelle d’Ibn Arabî doit prendre en compte la manière dont celle-ci est perçue dans les pays islamiques, où elle a constamment fait l’objet d’attaques et de suspicions engendrées par l’incompréhension (16). Même au sein d’organisations initiatiques (turuq), elle est parfois rejetée pour des questions de méthodes (17). Un souci de prudence excessive et mal éclairée conduit à lui opposer une référence exclusive « au Coran et à la Sunna du Prophète », alors que ces deux sources traditionnelles inspirent et confirment l’ensemble des enseignements akbariens. L’on oublie que les données révélées peuvent donner lieu à des interprétations diverses, et surtout à une hiérarchie de point de vue. Les savants « officiels », ceux qui s’en tiennent aux explications les plus ordinaires, ont quelque fois peine à admettre qu’il puisse y en avoir de plus profondes et de plus complètes à des degrés de compréhension auxquels ils n’ont pas accès. Lorsque l’on examine les causes de cette hostilité récurrente, l’on s’aperçoit qu’elles sont semblables à celles que nous avons démontrées plus haut à propos des présentations académiques qui prévalent en Occident. Dans un cas comme dans l’autre, tout le mal vient du fait qu’on ne dépasse pas le point de vue spéculatif et individualiste en réduisant l’universalité des doctrines métaphysiques et initiatiques à des systèmes particuliers qui donnent naissance à des oppositions entre des idées considérées comme contradictoires (18). Du côté islamique, ces oppositions prennent le plus souvent la forme de « professions de foi » (‘aqâ’id) dogmatiques limitatives de la Vérité totale, au nom desquelles on prétend juger des enseignements qui ne peuvent être conditionnés par ces définitions. La doctrine universelle d’Ibn Arabî inclut toutes les professions de foi légitimes, allant parfois jusqu’à emprunter leur langage. L’inadéquation des crédos conditionnés a été exposée dans le Livre des Chatons à propos du Verbe de Shu’ayb (19). Commentant le verset : En vérité, il y a en cela un rappel pour ceux doués de cœur… (Cor.50.37), le Cheikh déclare : « (Dieu) n’a pas dit : pour ceux qui sont doués d’intellect (spéculatif), car l’intellect conditionne… il ne s’agit nullement d’un rappel pour ceux qui professent des crédos, qui se déclarent mécréants les uns les autres et qui se maudissent » ; et plus loin :…  et ils n’ont pas de défenseurs (Cor.3.22) : « Dieu a nié que les vérités dogmatiques puissent être d’un secours quelconque pour ceux qui les envisagent séparément : ce qui est effectivement secouru, c’est la Synthèse (al-majmû’) ; et ce qui secourt, c’est également la Synthèse (al-majmû’) ». Cette dernière indication renvoie à la doctrine initiatique exposée dans le présent ouvrage, car le terme majmû’ est de la même racine quejumu’a qui désigne le Jour du Vendredi. En effet, ce jour est celui de la « synthèse finale » contenue dans la révélation faite au « Sceau des prophètes ».

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 Ce volume fait partie d’une série destinée à montrer comment l’enseignement du « plus grand des maîtres » éclaire la signification des rites islamiques fondamentaux comme le jeûne ou encore la prière accomplie sur lé défunt. Son nom de Muhiy-d-Dîn indique qu’Ibn Arabî est, par excellence, le « vivificateur de la religion », celui dont la science « est utile » selon la recommandation prophétique. Puissent ces ouvrages communiquer le « goût » de cette doctrine et renforcer la foi de tous ceux qui l’accueillent. (15) Cf. Futûhât, chap.72 ; tome 10, p.342 de l’éd. O.Yahyâ.(16) Ibn Arabî y fait souvent allusion ; cf. par exemple, Le Livre du Mîm, du Wâw et du Nûn, p.56-59.(17) Cf. Introduction à l’enseignement et au mystère de René Guénon, deuxième édition, p.18-19.(18) Michel Vâlsan a fait à cet égard l’observation suivante : « D’ailleurs, si l’on voulait ne regarder que le sens littéral, on pourrait trouver chez le Cheikh al-Akbar lui-même des formulations tellement différentes de la même doctrine, et c’est même le cas le plus fréquent chez lui, qu’on pourrait les considérer comme tout à fait contradictoires avec la position de la wahdat al-wujûd. Mais les adversaires exotéristes ou autres qu’il a eus, ou qu’il a encore et qui l’accusent de « panthéisme », n’ont jamais l’objectivité de relever le fait, ni l’astuce de le mettre en contradiction avec lui-même ; ils seraient alors peut-être obligés de faire un effort de compréhension, et ils risqueraient ainsi soit de douter du bien-fondé de leur opinion, soit d’avouer n’y rien comprendre » ; cf. Etudes Traditionnelles, 1953, p.24.(19) Cf. p.318. (Charles-André Gilis - Pour une présentation traditionnelle d’Ibn Arabî – postface de La prière du jour du vendredi ; p.133-137).

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