Erasme - Eloge de La Folie

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LE POINT DE VUE DES ÉDITEURS "Point n'est besoin d'être un seiziémiste patenté pour savourer la cocasserie de cette fatrasie menée allegro con brio, avec un clin d'oeil de temps en temps pour nous rappeler que l'insensé produit du sens." C'est ainsi que Claude Barousse présente ce classique des classiques qui, dans la pensée de la Renaissance, occupa une place fondamentale. La folie elle-même décline ses différents avatars, décrit ses manifestations, dit son indignation - en cela servie par une nouvelle traduction décapante, provocatrice et résolument vivante. En 1509, Erasme (1469-1536), après avoir voyagé entre Venise, Rome et l'Allemagne, rentre à Londres, à cheval. Sur le trajet il compose son Eloge de la folie, qu'il rédige en quelques jours, sitôt arrivé.

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LE POINT DE VUE DES ÉDITEURS

"Point n'est besoin d'être un seiziémiste patenté poursavourer la cocasserie de cette fatrasie menée allegrocon brio, avec un clin d'oeil de temps en temps pournous rappeler que l'insensé produit du sens."

C'est ainsi que Claude Barousse présente ceclassique des classiques qui, dans la pensée de laRenaissance, occupa une place fondamentale. Lafolie elle-même décline ses différents avatars, décritses manifestations, dit son indignation - en cela serviepar une nouvelle traduction décapante, provocatriceet résolument vivante.

En 1509, Erasme (1469-1536), après avoir voyagé entreVenise, Rome et l'Allemagne, rentre à Londres, à cheval. Surle trajet il compose son Eloge de la folie, qu'il rédige enquelques jours, sitôt arrivé.

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AVANT-PROPOS

Le titre surnage encore, mais le livre ? Exhumons-ledes oubliettes. Il n'a pas pris une ride : la folie estindémodable. Et point n'est besoin d'être un seizié-miste patenté pour savourer la cocasserie de cettefatrasie menée allegro con brio, avec un clin d'œilde temps en temps pour nous rappeler que l'insenséproduit du sens.

Nous sommes transportés, certes, un demi-millénaire en arrière, ou presque : en ce temps-là,le pape était guerrier, la faune sorbonnicole grouil-lait de théologiens, les alchimistes se ruinaient dansleur quête de la quintessence, les instituteurs, famé-liques et crasseux, manipulaient la férule en vir-tuoses ; mais on voyait aussi, en ce temps-là, descontribuables tondus, des astrologues prospères, desvieillards amoureux, des joueurs décavés, des écri-vains sans talent sûrs de leur génie, des pédants férusde jargon et des gogos pour les gober, des fanatiquesdu conformisme moral et du formalisme religieux.Comme aujourd'hui. Il y a des constantes dans lesefflorescences bigarrées de la folie humaine. Autantdire qu'Erasme, témoin d'une époque déboussolée,

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nous tend un miroir où nous pouvons aussi recon-naître des figures de notre temps. Erasme est desnôtres également quand il dénonce les profession-nels du double langage (chap. VI), quand il s'émer-veille devant le charme énigmatique de l'enfance(chap. XIII), quand il en appelle à l'amour du vi-vant pour condamner la bestialité de la chasse(chap. XXXIX) ou déplorer le sort des animaux cap-tifs (chap. XXXIV), quand il dévoile avec quelle désin-volture, dans les administrations laïques ou cléricales,on se repasse d'échelon en échelon le mistigri desresponsabilités (chap. LX), quand il brocarde lesprétentions étroitement nationalistes (chap. XLIII),et qu'il montre du doigt, dans le corps social, lesmille métastases du cancer provoqué par l'argent :l'écrivain nanti s'achète une critique flatteuse(chap. III), la vieille vermoulue s'offre un gigolo(chap. XXXI), l'épouse déçue finance l'empoison-nement de son mari (chap. XLI), l'hommage auxmorts est l'affaire de pleureuses tarifées (chap. XLI),le marché des œuvres d'art s'affranchit de toutelogique (chap. XLV), le mercenaire risque tout pourfaire fortune (chap. XLVIII), la justice va au plusoffrant (chap. XLVIII), le paradis lui-même est àvendre (chap. XL) !

Erasme, toutefois, ne prétend pas dresser le ré-pertoire intégral des passagers sur notre "nef desfous". Ce serait folie : "leur nombre est infini",comme dit l'Ecclésiaste (chap. LXIII).

Mais, s'il est normal, pour tout être humain, d'êtreplus ou moins fou, comment tracer la ligne de

démarcation entre folie normale et folie patholo-gique ? Parfois, Erasme s'interroge ouvertement surcette ondoyante limite (chap. XXXIX). Et c'est l'unedes questions qui sous-tendent tout le livre.

Le regard sans illusion qu'Erasme porte sur lebranle du monde n'a pas pour ligne d'horizon uneculture du doute ou du non-sens. Quand il fait direà la Folie qu'elle agit en bienfaitrice de l'huma-nité, il souligne que les faiblesses de l'esprit humain,ces petites folies que nous vivons au quotidien, parexemple dans l'expérience de l'oubli, de l'ignorance,de l'étourderie ou de l'espérance, sont précieuses àun double titre : elles rendent la vie plus vivable,moins désespérante, mais aussi elles nous fontdécouvrir que le psychique a plus d'extension quele conscient et que tout ce qui est réel n'est pasforcément rationnel.

La folie est à la fois un baume ordinaire pourici-bas, et un passeport extraordinaire pour l'au-delà. Relevons, en effet, la dynamique ascendantedu discours : s'il y a un temps prolongé pour le bur-lesque, la caricature, l'humour décapant ou souriant,le moment vient, aux alentours du chapitre LXII, oùs'opère un saut qualitatif ; la Folie passe du langagede la critique sociale, morale et politique à celui dela mystique et de la transcendance. A vrai dire,elle a du mal - elle, si diserte à l'accoutumée ! -pour évoquer avec des mots justes la "folie de lacroix". Il semble bien qu'Erasme veuille suggérerpar là que l'expérience mystique est à la fois réelleet peu communicable. Chemin faisant, nous serons

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donc passés du bavardage endiablé au recueillementextatique. Autant de paradoxes. Autant d'ambiguïtés.

Mais n'est-ce pas le propre des grands textes derester ambigus ? La Folie caracole sur un cheminde crête, où se rejoignent réalité et illusion, naturelet surnaturel, préjugés grégaires et convictions per-sonnelles, culture païenne et foi catholique. C'estau lecteur de choisir, s'il y tient, entre tous les visagespossibles de la Folie érasmienne.

En tout cas, dans la présente édition, elle s'avanceaussi peu apprêtée que possible. Dans le plus simpleappareil. Nous avons choisi de privilégier l'accèsdirect au texte, et de limiter au strict nécessairel'accompagnement des notes explicatives.

Les éditions savantes, indispensables pour l'étudeet la spécialisation, voient ces notes proliférer : onen compte jusqu'à sept cents et leur volume excèdecelui du texte d'Erasme. Cela se conçoit : l'auteurétait, pour reprendre une expression de Valéry, unde ces "cerveaux faits d'une pâte grise de livres" dontla pensée personnelle vivait en symbiose perma-nente avec un trésor de citations. L'Eloge de la Folieest l'ouvrage d'un clerc, truffé de réminiscenceslivresques ou mythologiques, souvent opaques pourle lycéen, l'étudiant, "l'honnête homme" d'aujour-d'hui. Mais, s'agissant d'une "déclamation" trèsenlevée, rédigée dans l'euphorie, il nous a sembléqu'en interrompre sept cents fois la lecture risquaitd'en briser l'élan, d'en affadir la séduction. Nos petitsdépannages, soixante-dix environ, concernent despassages où le lecteur, livré à lui-même, risquait

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de se décourager devant une énigme, une zone depot au noir. Mais, pour prendre un exemple, nousn'avons pas considéré qu'il soit opportun d'em-bourber dans des informations érudites, au cha-pitre LUI, l'énumération des écoles scolastiques :"Réalistes, nominalistes, thomistes, albertistes,occamistes, scotistes." Par elle-même, l'accumula-tion des "-ismes" vaut condamnation. Inutile des'attarder à de subtils distinguos. Le lecteur auravite compris ce qui est visé ; le temps présent n'ignorepas les chapelles rivales !

Notre traduction vient après beaucoup d'autreset ne prétend pas les évincer. Sans rien céder sur larigueur, nous avons tenté de limiter les déperditionsdans ce qui fait le charme de cette prédication paro-dique, pétillante, publiée une veille de carnaval,mais où serpente subrepticement le message del'évangélisme. Notre objectif serait atteint si l'onretrouvait un peu, dans cette version, l'état d'espritd'Erasme dans l'instant de l'écriture : alacrité, pugna-cité, modernité.

Malraux prophétisait qu'Erasme serait "le phi-losophe du xxie siècle". Le fait est que lire l'Elogede la Folie, cela ressemble à la visite d'un "lieu demémoire" : on y prend appui sur le passé pour mieuxinventer l'avenir. Et qui plus est, en s'amusant :Erasme a les vertus d'un antidépresseur.

CLAUDE BAROUSSE

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ÉLOGE DE LA FOLIE

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PREFACE

Erasme de Rotterdamà son cher Thomas More. Salut !

Dernièrement, comme je revenais d'Italie en An-gleterre, voulant éviter que toutes ces heures où jeserais forcément à cheval soient gaspillées en papo-tages sans rapport avec les Muses* et les belles-lettres, j'ai préféré cogiter quelque peu en moi-mêmesur des questions touchant à nos études communes,ou me faire plaisir en évoquant les amis laissés ici,non moins savants que délicieux.

Parmi eux, je crois bien que c'est toi, mon cherMore, qui m'es venu le premier à l'esprit : en véritéton souvenir, alors que tu étais absent, avait pourmoi tout le charme de ta présence, au temps de nosrelations familières : et que je meure si j 'ai jamaisvécu expérience plus douce !

Je voulais donc m'occuper coûte que coûte, etles circonstances se révélaient peu propices à uneréflexion sérieuse, aussi ai-je eu l'idée de m'amu-ser à un éloge de Moria-la-Folie**. Quelle Pallas,

* La traduction des citations grecques figure ici en itali-ques. (N.d.T.)** Moria, c'est la Folie, en grec. Dans le corps de l'Eloge,Erasme utilise l'équivalent latin stultitia. Le jeu de motsMore / Moria réapparaît au chap. XLV.

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diras-tu, t'a mis cela en tête ? Au départ, c'est tonnom de famille qui m'a alerté : de "More" à "Moria",la distance est aussi mince qu'elle est énorme entretoi et la personne en question : d'ailleurs, tout lemonde en convient, tu lui tournes complètement ledos. Ensuite, j'ai présumé que tu approuverais cetterécréation de mon esprit, notamment parce que tuaimes bien, en général, ce genre de plaisanteries,d'où - si je ne m'abuse - ni l'érudition ni la cul-ture ne sont absentes, et que, pour tout dire, dansle train-train de l'existence humaine, tu incarnesune sorte de Démocrite*. Si d'un côté, c'est vrai, lasingulière profondeur de ta réflexion te tient à millelieues du vulgaire, tu as malgré tout un caractère siincroyablement doux et affable que tu es capable àtout moment de te rendre disponible aux autres etd'y prendre plaisir. J'en conclus que, non contentde recevoir de bon cœur ce petit exercice de décla-mation comme un souvenir de ton compagnon, tuconsentiras aussi à prendre sa défense : c'est à toien effet qu'il est dédié, à toi et non à moi qu'ilappartient désormais.

Or, les détracteurs ne vont sans doute pas man-quer, pour calomnier ces bagatelles : ici trop légères,inconvenantes sous la plume d'un théologien ! Làtrop incisives, incompatibles avec la modestie chré-tienne ! Ils vont clabauder que j'en reviens à l'An-cienne Comédie ou à Lucien, et que je déchire tout

* Ce philosophe grec, peu accessible au sens tragique de la vie,riait volontiers de la folie humaine (cf. chap. XLVIII).

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comme un carnassier. Mais ceux que scandalisentla légèreté du sujet et son côté ludique, je voudraisqu'ils s'avisent que ce n'est pas une innovation dema part : il y a belle lurette que de grands auteurs enont fait tout autant. Voilà des siècles qu'Homères'est amusé avec la Batrachomyomachie*, Virgileavec "Le Moustique", et le "Moretum", Ovide avec"La Noix" ; Polycrate a tressé des louanges à Busi-ris** (fustigé par Isocrate), Glaucon a fait l'éloge del'injustice ; Favorinus, de Thersite et de la fièvrequarte ; Synésius, de la calvitie ; Lucien, de la moucheet du parasitisme. Sénèque s'est diverti avec uneApothéose de Claude, Plutarque avec le dialoguede Gryllus et d'Ulysse, Lucien et Apulée avec leurâne, et je ne sais qui avec le testament du petit co-chon Grunnius Cocorotta auquel même saint Jérômese réfère. Alors, j'invite ces messieurs à vouloir biense figurer que, pour me détendre, j'ai joué aux échecs,ou s'ils aiment mieux, caracolé sur un manche à balai.

Car enfin quelle injustice, quand le droit au délas-sement est reconnu aux gens de toute profession,d'en exclure absolument les gens d'études. Surtoutlorsque les bagatelles conduisent au sérieux, et qu'untraitement approprié du badinage permet à un lec-teur non dépourvu de flair d'y trouver plus de pro-fit qu'aux argumentations pesantes et pompeusesde certains. C'est le cas, par exemple, de celui qui

* Combat des rats et des grenouilles. Poème parodiant Y Iliade,et longtemps attribué à Homère.** II fallait manier le paradoxe avec virtuosité pour vanter ceroi réputé sanguinaire.

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fait un éloge de la rhétorique ou de la philosophiedans un discours indigeste longuement élaboré ;tel autre détaille le panégyrique d'un prince quel-conque, tel autre exhorte à partir en guerre contreles Turcs. Celui-ci prédit l'avenir, celui-là conçoitune petite problématique nouvelle à propos de lalaine de chèvre*. Car si rien n'est plus futile quede traiter des sujets sérieux avec futilité, rien, enrevanche, n'est plus jubilatoire que de traiter de sujetsfutiles en ayant l'air d'être tout, sauf futile. Je con-viens qu'il appartiendra aux autres de méjuger ;pourtant, si Philautie l'Amour-propre ne m'aveuglepas, j 'ai fait de la folie un éloge qui n'est pas tota-lement fou.

Et maintenant je voudrais répondre à ceux quime feraient grief d'être mordant : on a toujoursaccordé aux personnes de talent la liberté de bro-carder impunément le train ordinaire de la vie deshommes, sous réserve que cette hardiesse ne tournepas à la rage. J'en admire d'autant plus la déli-catesse des oreilles de nos contemporains, qui nesupportent plus guère que les titres honorifiques.On peut même en voir certains dont la religion estsi carrément comprise à rebours, qu'ils supportentmieux les pires blasphèmes contre le Christ que laplaisanterie la plus anodine éclaboussant un papeou un prince, surtout si leur pain quotidien setrouve concerné.

* C'est-à-dire pour trois fois rien. Expression tirée d'Horace(Epodes, I, 18, 15). Cf. chap. Ll.

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Mais celui qui s'arrange pour critiquer les hommessans jamais effleurer nommément qui que ce soit,je vous le demande, est-ce un animal dévorant ?n'est-ce pas plutôt un éducateur, un conseiller ? Audemeurant, dites-moi, je vous prie, est-ce que je neme critique pas moi-même à bien des égards ?Ajoutez qu'en ne faisant d'exception pour aucunhomme, il appert qu'on n'en veut à aucun homme,mais à tous les vices. Et donc si quelqu'un surgit,criant qu'on l'a blessé, il fera voir sa mauvaise con-science, ou du moins son appréhension. Pour s'amu-ser de la sorte, avec encore plus de franc-parler etde mordant, il y a eu saint Jérôme, qui plus d'unefois ne se prive pas de donner des noms. Person-nellement, je me suis abstenu d'en prononcer unseul, mais ce n'est pas tout, j'ai aussi modéré monstyle de telle sorte que le lecteur avisé se rendracompte aisément que j'ai plutôt visé à donner duplaisir qu'à mordre. Car nulle part je n'ai pataugé,comme Juvénal, dans le cloaque souterrain des vices.Je me suis employé à recenser les ridicules plutôtque les turpitudes. Maintenant, si quelqu'un resteinsatisfait de ces apaisements, qu'il se souvienne aumoins qu'il est beau d'être pris à partie par la Folie,car c'est à elle que j'ai donné la parole, et il a bienfallu respecter la vraisemblance du personnage.

Mais pourquoi te dire tout cela à toi ? Tu es unavocat si extraordinaire que tu es en mesure de dé-fendre à merveille même des causes qui ne sont pasmerveilleuses ! Salut à toi, More si éloquent ! Et cetteMoria qui t'appartient, sois attentif à la défendre.

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La parole est à la Folie

I. - En dépit des ragots que les mortels répandentcommunément sur moi - car je n'ignore rien de toutle mal qu'on dit de la Folie, y compris chez les plusfous -, c'est pourtant moi, je l'affirme, et moi seule,qui ai le don divin de rendre hilares et les dieux etles hommes. En voici d'ailleurs la preuve magnifiqueet surabondante : dès l'instant où j'ai paru devant votreinnombrable assemblée, en vue de prendre la parole,tous les visages ont aussitôt resplendi d'une gaieténeuve et inaccoutumée ; vous avez si instantanémentépanoui vos visages, vous m'avez applaudie avecdes rires si gais, si aimables, que vous m'avez toutl'air, ma foi - vous, venus de toutes parts que je voisici présents -, d'être imbibés jusqu'à l'ivresse dunectar des dieux d'Homère, additionné de népenthèseuphorisant, tandis qu'un instant auparavant vousétiez assis, maussades et inquiets, comme si voussortiez tout juste de l'antre de Trophonius*.

C'est, du reste, une vérité d'expérience : à peinele soleil montre-t-il son beau visage d'or à la terre,

* On en sortait triste à tout jamais.

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à peine, l'âpre hiver terminé, le printemps nouveausouffle-t-il ses brises câlines, que toute chose aus-sitôt reprend tournure nouvelle, nouvelle couleur,un air authentique de jeunesse. De même pour vous :sitôt que vous m'avez vue, un changement s'est opérédans votre physionomie. Ainsi, ce que des orateursd'ailleurs éminents ont du mal à obtenir avec undiscours étendu longuement concocté - à savoirdéloger de l'âme les soucis pesants -, moi, je n'aiqu'à paraître pour y parvenir séance tenante.

II. - Qu'est-ce qui justifie que je me présenteaujourd'hui dans cet accoutrement peu ordinaire,je vais vous le dire si toutefois vous ne rechignezpas à me prêter l'oreille, pas celle, évidemment, réser-vée aux prédicateurs sacrés, mais celle que vousdressez volontiers aux discours des charlatans forains,des bouffons et des bateleurs, l'oreille même quenotre cher Midas tendit jadis à la musique du dieuPan. Une envie m'a prise, en effet : celle de jouerun peu au sophiste devant vous. Pas à la façon deceux qui de nos jours inculquent aux enfants desinepties indigestes, et leur enseignent à batailleravec plus d'entêtement que les femmes ; j'imiteraiplutôt ces anciens qui, pour éviter le nom décrié de"sages", préfèrent celui de "sophistes". Leur grandeaffaire était de célébrer par des éloges les dieux etles héros. C'est donc un éloge que vous allez en-tendre, non pas celui d'Hercule ou de Solon, maismon éloge à moi, c'est-à-dire celui de la Folie.

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III. - Et d'abord, peu me chaut l'avis de ces sagesqui proclament : "Le summum de la folie et de l'im-pertinence, c'est de s'adresser des louanges à soi-même." Folie, d'accord ! A leur guise ! Mais elle meva bien : qu'au moins ils en conviennent ! Qu'est-cequi cadre mieux avec la Folie, que de trompeter elle-même ses propres louanges et de s'auto-célébrer ?Oui ! Qui pourrait me portraiturer mieux que moi-même ? Y aurait-il par hasard quelqu'un qui me con-naisse mieux que moi ?

Ce que je fais me paraît, d'ailleurs, plus modeste- et de loin ! - que le comportement très ordinairedes grands et des sages : je ne sais quelle pudeurperverse les conduit couramment à suborner lepremier venu des rhéteurs lèche-botte ou un poèteexpert en blabla. Moyennant finances, ils entendentces gens-là chanter leurs louanges, en fait, de pursmensonges. N'empêche que notre humble person-nage, tel un paon, fait la roue, dresse sa crête, tan-dis qu'un thuriféraire impudent assimile aux dieux cepersonnage nul, le propose comme un modèle impec-cable de toutes les vertus (sachant pertinemment qu'ilest au-dessous de tout), pare cette infime corneilled'un plumage emprunté, blanchit le nègre d'Ethio-pie et d'une mouche, fait un éléphant. En définitive,j'emboîte le pas d'un troisième proverbe archi-connu, selon lequel "Qui n'a personne pour le louerest en droit de le faire soi-même".

Au demeurant - et soit dit en passant - jem'étonne fort, dois-je dire, de l'ingratitude ou biende la négligence des mortels : tous sont assidus au

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culte de la Folie, tous prennent de bon cœur un plai-sir sensible à mes bienfaits, mais pas un, depuis tantde siècles, ne s'est avancé, qui voulût tenir sur laFolie des propos élogieux et reconnaissants. Pour-tant, il n'a pas manqué de gens capables de gaspillerleur huile et leur sommeil, pour porter au pinacle,dans des discours laborieusement élaborés, les tyransBusiris et Phalaris, les fièvres quartes, les mouches,la calvitie, et autres plaies du même acabit. De moi,vous entendrez, en vérité, un discours improvisé,non préparé, mais d'autant plus sincère.

IV. - Ne croyez pas que je dise cela pour fairemousser mon talent, comme le tout-venant des ora-teurs. Ces gens-là, comme vous savez, déclament undiscours qui leur a pris trente ans de labeur, quandils ne l'ont pas chipé à quelqu'un d'autre, mais jurentqu'ils l'ont écrit, voire dicté, en trois jours, pour ainsidire en se jouant. Moi, en revanche, j'ai toujourséprouvé un plaisir extrême à tout dire comme çame venait sur la langue.

Alors, que nul n'attende de moi le développementd'une définition en bonne et due forme, à l'instar deces petits rhéteurs ordinaires. Un plan, encore moins.L'un comme l'autre serait de mauvais augure, soitque j'enferme dans des limites définies une divinitédont l'influence s'étend à l'infini, ou que je tronçonnecelle dont le culte rassemble si bien l'universalité descréatures. Et puis quel intérêt y a-t-il à proposer dansune définition une image, une esquisse de moi, quandvous-mêmes ici présents avez les yeux braqués sur moi

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ici présente ? Car je suis bien, comme vous le voyez,la vraie, la généreuse distributrice de bonheur queles Latins appellent "Stultitia", et les Grecs "Moria".

V. - D'ailleurs, même cela, fallait-il vous le dire ?Comme si mon visage et mon air, suivant le dicton,ne révélaient pas assez qui je suis ! Ou si un simpleregard de moi - c'est le miroir de l'âme le moinsmenteur -, ne suffisait pas à tirer d'erreur aussitôtquiconque se mettrait en tête que je suis Minerveou Solon ! Chez moi, le fard est exclu. Il n'y a pascôté face un sentiment que je simule, et côté pileun autre que je retiens dans mon cœur. Je suis entout lieu parfaitement semblable à moi-même, tantet si bien qu'il est impossible de me dissimuler, mêmepour ceux qui se targuent le plus du titre et du rôlede sage, et qui vont déambulant comme des singessous la pourpre et des ânes sous une peau de lion.Tout leur art du faux-semblant n'empêche pas qu'iciou là une oreille pointe et trahisse Midas. Ah, lesingrats ! Ces individus sont mes sectateurs les plusfidèles, mais ils ont tellement honte de mon nomen public qu'ils le lancent à l'occasion comme uneinjure de taille à l'adresse des autres. Or donc cesfous au superlatif, qui veulent passer pour des sages,pour des Thalès, n'est-ce pas à bon droit que nous lesappellerons des "morosophes", des "sages-fous" ?

VI. - J'ai eu fantaisie d'imiter ainsi les rhéteursde notre temps, qui se prennent carrément pour desdieux, dès lors qu'ils exhibent deux langues, comme

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les sangsues. Ils se figurent qu'ils ont accompli unexploit mirobolant s'ils ont inséré dans leurs dis-cours latins quelques petits mots grecs, comme dansune mosaïque, tant pis si c'était hors de propos.Mieux : à défaut de termes exotiques, ils exhumentde quelques parchemins pourris quatre ou cinq expres-sions archaïques qui noient le lecteur dans l'obscu-rité ; naturellement, ceux qui comprennent ne fontque s'en estimer davantage, et ceux qui ne com-prennent pas sont béats d'admiration, à proportionmême de leur incompréhension. Car, bien entendu,plus c'est étranger, plus on s'extasie : il y a là, pournos gens, une jouissance peu ordinaire. S'il s'entrouve qui aient un peu plus de prétentions, ils peu-vent toujours rire, applaudir, et, comme les ânes, re-muer les oreilles pour avoir l'air aux yeux des autresde comprendre comme il faut. C'est ainsi et pasautrement. A présent, je reviens à mon propos.

VIL - Mon nom, vous l'avez donc, ô hommes...quelle épithète vous accoler ?... je ne vois qu'ar-chifous. Existe-t-il un titre plus honorable que ladéesse Folie puisse conférer à ses initiés ? Maiscomme mes origines généalogiques ne sont pasconnues de grand monde, je vais tenter de vous lesexposer, si les Muses veulent m'aider.

En vérité, je n'ai eu pour père ni Chaos, ni Orcus,ni Saturne, ni Japet, ni aucun autre de ces dieuxobsolètes et nécrosés, mais Ploutos en personne,l'unique procréateur des hommes et des dieux, n'endéplaise à Hésiode, à Homère et même au grand

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Jupiter. Seul Ploutos, aujourd'hui comme autrefois,d'un simple signe de la tête, peut chambouler culpar-dessus tête la totalité du monde profane et sacré.Son bon plaisir régit guerres et paix, empires, con-seils, tribunaux et assemblées, mariages, traités,alliances, lois, arts et loisirs, travail... j'en perds lesouffle... bref, l'ensemble des affaires humaines, tantpubliques que privées. Sans son appui, le peupleentier des divinités poétiques, et les grands dieuxeux-mêmes, ayons l'audace de le dire, n'existeraientpas, ou alors végéteraient dans une autarcie de mi-sère. Si Ploutos est fâché contre vous, même Pal-las ne pourra pas grand-chose pour vous. Par contre,si vous êtes dans ses bonnes grâces, libre à vousd'envoyer sur les roses Jupiter et sa foudre. Tel estcelui que je me flatte d'avoir pour père. J'ajoutequ'il ne m'a pas engendrée dans son cerveau, commeJupiter sa repoussante et revêche Pallas ; il m'achoisi pour mère Jeunesse, de loin la plus girondeet la plus guillerette des nymphes. Entre eux, pasde triste lien conjugal (comme celui d'où naquitVulcain, le forgeron claudicant) mais plutôt unefusion amoureuse, selon le mot du cher Homère :un grand plus, côté douceur ! Mon père - attentionà l'erreur - n'a rien à voir avec le Ploutos d'Aris-tophane, déjà bigleux et sentant le sapin, il étaitencore dans sa pleine vigueur, bouillonnant dejeunesse, mais pas seulement, car ce jour-là, à latable des dieux, il avait bu du nectar tout pur et àlarges lampées.

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VIII. - Si vous insistez pour savoir aussi où jesuis née - car, dans l'esprit de nos contemporains,l'endroit où l'on a poussé ses premiers vagisse-ments est un des premiers critères de noblesse -,je n'ai pas vu le jour dans l'île errante de Délos*,ni dans les profondeurs abyssales, mais au cœurdes îles Fortunées, où tout vient sans semailles nilabours. Là, on ignore absolument le travail, lavieillesse, la maladie, on n'y voit dans les champsni asphodèle, ni mauve, ni squille, ni lupin, ni fèveni aucune autre misère de ce genre. Mais de toutesparts, pour le plaisir des yeux et des narines, c'estle jardin d'Adonis, avec le moly**, la panacée, lenépenthès, la marjolaine, l'ambroisie, le lotus, larose, la violette et la jacinthe. Aussi, née parmi cesdélices, je n'ai versé aucune larme pour inaugurerma vie ; d'emblée, j 'ai gracieusement souri à mamère. Et je n'envie pas au puissant fils de Chro-nos la chèvre qui fut sa nourrice, puisque deuxnymphes tout à fait ravissantes m'ont donné lesein : Ivresse, fille de Bacchus, et Ignorance, fillede Pan. Elles aussi, vous les voyez ici, avec les autrescompagnes qui composent ma suite. Si vous vou-lez connaître leurs noms, eh bien ma foi !, je nevous les livrerai qu'en grec.

* Jupiter la dota d'amarres de diamant, à la naissance deDiane et d'Apollon.** Cette herbe permit à Ulysse d'échapper aux enchante-ments de Circé.

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IX. - Celle-ci, par exemple, dont vous remar-quez les sourcils hautains, c'est Philautia, F Amour-Propre. Celle dont les yeux ont l'air de sourire etqui bat des mains s'appelle Kolakia, la Flatterie.Celle qui est assoupie et somnolente porte le nomde Léthé, l'Oubli. Celle-ci, calée sur ses coudes etmains croisées, on l'appelle Misoponia, la Paresse.Cette autre, avec sa couronne de roses et tout im-prégnée d'essences parfumées, c'est Hédonè, laVolupté. Celle dont les prunelles mobiles bougentdans tous les sens, on l'appelle Anoia, la Démence.Celle-ci, bien enveloppée, plutôt grassouillette,c'est Tryphè, la Mollesse. Au milieu de ces jeunesfilles, vous voyez aussi deux dieux ; l'un est nomméKômos, l'autre Négrétos Hypnos, Profond Sommeil.Voilà donc l'ensemble des ministres dont le fidèleconcours me permet de soumettre à mon autoritéles affaires mondiales et d'imposer mon empire auxempires eux-mêmes.

X. - Vous connaissez mon origine, mon éduca-tion, mes compagnons de route. Maintenant, n'allezpas me soupçonner d'utiliser le titre de déesse sansbien-fondé, en usurpatrice, et pour cela dressezl'oreille, vous découvrirez l'ampleur des avantagesque je prodigue aux dieux tout autant qu'aux hommes.Car, si celui qui a écrit "Le propre des dieux est devenir en aide aux mortels" ne s'est pas trompé, s'ilest légitime qu'ont ait admis à l'assemblée des dieuxceux qui ont fait connaître aux hommes le vin, leblé, ou quelque autre bien de ce genre, pourquoi

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ne pas me reconnaître et m'invoquer de plein droitcomme l'Alpha de tous les dieux, moi qui suis laseule à prodiguer tout à tout le monde.

XL - Primo, que peut-il y avoir de plus doux,de plus précieux que la vie ? Mais son origine, àqui convient-il de l'attribuer, sinon à moi ? Ce n'estévidemment pas la lance de Pallas au père omni-potent, ni l'égide de Jupiter assembleur de nuéesqui engendre ou multiplie l'espèce humaine. Carcelui-là même qui est le père des dieux et le roides hommes, qui fait trembler tout l'Olympe d'unsigne de tête, il est bien obligé de laisser au pla-card son trident foudroyant et ce faciès de Titan grâceauquel il terrorise à son gré tous les dieux ; oui, - lepauvre ! - il doit bel et bien se déguiser commeun comédien, chaque fois que ça lui prend - et cen'est pas rare - défaire des enfants. Il y a aussi lesstoïciens qui se flattent d'avoisiner le rang des dieux.Voire ! Donnez-m'en un qui soit deux, trois, quatre,mille fois stoïcien si ça vous chante, eh bien ! mêmes'il ne va pas jusqu'à sacrifier sa barbe, symbole desagesse commun à lui et aux boucs, il faudra bienqu'il renonce à sa morgue, qu'il se déride, qu'il largueses sacro-saints principes d'acier, que - pour un peude temps - il extravague et déraisonne. Bref, c'estmoi, oui c'est moi dont il doit solliciter l'interven-tion, si vraiment il veut être papa.

Et pourquoi ne pas utiliser avec vous le franc-parlerqui m'est coutumier ? Je vous le demande : est-ce avecla tête, le visage, la poitrine, est-ce avec la main ou

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l'oreille - toutes parties réputées honnêtes - qu'onengendre les dieux et les hommes ? Je n'en ai pasl'impression. C'est avec une partie si folle, si gro-tesque, impossible même à nommer sans rire, qu'estassurée la propagation du genre humain. Telle estbien la source sacrée où tous les êtres puisent la vie,plutôt que dans la sublime "tétrade" pythagoricienne*.

Et franchement, quel homme, dites-moi, seraitvolontaire pour la corde au cou du mariage, si cha-cun s'avisait au préalable, comme les sages en ques-tion, d'évaluer soigneusement les inconvénientsde cet état ? De même, quelle femme céderait à unhomme, si elle était bien informée ou avait réfléchisur les douleurs et les risques de l'accouchement,sur la lourdeur des tâches éducatives ? Si donc vousdevez la vie au mariage, et le mariage à ma sui-vante Anoia la Démence, vous pouvez comprendrel'étendue de votre dette envers moi. Et puis quellefemme, ayant fait cette expérience une fois, con-sentirait à remettre ça, si Léthé, l'Oubli, n'était pas làpour l'assister ? Lucrèce aura beau pester**, Vénuselle-même ne saurait nier que sans mon interven-tion divine son pouvoir est invalide et sans effet.

Ainsi donc, de ce ridicule divertissement d'ivrogneauquel je préside, sont issus non seulement les phi-losophes présomptueux, à la place desquels on trouve

* Sur les quatre premiers nombres, Pythagore construit unsystème d'explication du monde.** Le De natura rerum s'ouvre sur une évocation de la puis-sance de Vénus.

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aujourd'hui ces êtres que le vulgaire appelle "moines",mais les rois revêtus de pourpre, les prêtres pieux, lespontifes plus que trois fois saints, et aussi pour finirtoute la glorieuse troupe des dieux poétiques, légionsi nombreuse que l'Olympe même, vaste comme ilest, parvient à peine à contenir cette foule.

XII. - Mais admettons que ce soit peu de chosede me devoir la semence et la source de la vie. Je veuxaussi vous montrer que tous les avantages qu'ellecomporte sont un cadeau de ma part. Car enfin, queserait la vie, pourrait-on seulement parler de vie, sil'on en retranchait le plaisir ? Vous venez d'applau-dir. Je savais bien que pas un d'entre vous n'était assezsage... ou plutôt fou... et puis non... assez sage pourêtre de cet avis. D'ailleurs, même les stoïciens neboudent pas devant le plaisir. Tous leurs efforts pours'en cacher, les mille violences verbales dont ilsl'écorchent en public, ne tendent manifestement qu'àen détourner les autres, afin d'en jouir eux-mêmestout à leur aise. Par Jupiter, qu'ils s'expliquent :y a-t-il dans la vie un seul moment qui ne soit pastriste, pénible, dénué de charme et de saveur, sauf ày ajouter le piment de la folie ? Il suffirait sur cepoint d'invoquer le témoignage du grand Sophocle(on ne le louera jamais assez), chez qui l'on trouvece superbe éloge de moi : Moins on a de raison,plus la vie est plaisante*. Néanmoins, mettons àplat tous les éléments de la question.

* Cf. Ajax, vers 554.

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XIII. - D'abord, qui ne sait que la première en-fance est pour tout homme, et de loin, le plus joyeux,le plus agréable des âges ? Que possèdent-ils donc,les petits enfants, qui nous incite à les couvrir debisous, à les dorloter, à les caresser, même un en-nemi porte secours à un bébé ? Que possèdent-ils,sinon la séduction de la folie ? La nature, dans saprudence, en a gratifié tout exprès les nouveau-nés, moyennant quoi ils apportent, sous forme deplaisir, une sorte de contrepartie aux tracas de ceuxqui les élèvent : ainsi gagnent-ils les faveurs despersonnes qui veillent sur eux. Vient ensuite l'ado-lescence. Quel prestige partout ! Comme chacunla fête de bon cœur ! Comme on s'emploie à la fairealler de l'avant ! Comme on se fait généreux pourlui tendre des mains secourables ! Mais ce prestigede la jeunesse, d'où vient-il, dites-moi ? D'où, sinonde moi ? Car grâce à moi, moins elle a de sagesse,moins elle a de bile à se faire. Est-ce que je mens ?N'est-il pas vrai que très bientôt, en grandissant,en se rapprochant de l'âge adulte par le biais del'expérience et des études, leur beauté rayonnantea vite fait de se faner, leur enjouement va decres-cendo, leur grâce se fige, leur vigueur s'émousse ?Au fur et à mesure qu'ils s'éloignent de moi, ilssont de moins en moins vivants, jusqu'au jour oùsurvient la détestable vieillesse, rude fardeau pourelle-même autant que pour les autres. Personne, envérité, ne pourrait la supporter si, encore une fois,je n'étais pas là, compatissante devant toutes cesmisères : à l'image des dieux qui fréquemment,

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chez les poètes, secourent les hommes en dangerde mort, par la vertu de quelque métamorphose,j'entraîne vers une seconde enfance - autant quefaire se peut - ceux qui ont déjà un pied dans latombe. On voit par là que ce n'est pas pour rien, sion parle des vieux comme de gens retombés enenfance. Allons plus loin : si quelqu'un veut savoirla recette de cette métamorphose, de cela non plusje ne ferai pas mystère. Je conduis les vieilles gensà la source de ma chère Léthé, celle qui est jaillis-sante aux îles Fortunées (aux Enfers, il n'en couleplus qu'un mince filet) : à mesure qu'ils y boiventl'oubli à longs traits, leurs soucis peu à peu sedissipent, et c'est un regain de jeunesse. Mais onobjecte : ces malheureux radotent, ils divaguent.Soit ! Seulement, redevenir enfant, c'est justementça ! Qu'est-ce que l'enfance, en fait, sinon rado-tage et divagation ? N'est-ce pas l'absence totalede sagesse qui fait, pour l'essentiel, le charme decet âge ? Qui ne trouverait pas monstrueux, détes-table, exécrable, un enfant sage comme un hommemûr ? A preuve ce proverbe populaire : "Haïssablel'enfant qui est sage trop tôt."

D'ailleurs, qui supporterait le commerce quoti-dien d'un vieux monsieur qui, conjointement à sacomplète expérience de la vie, cumulerait la forced'âme et l'acuité du jugement ? J'interviens doncpour qu'il radote. Mais l'avantage pour mon rado-teur, c'est que, pendant ce temps-là, il est bien àl'abri des misérables soucis qui taraudent le sage.Avec ça, pas mauvais compagnon du tout pour

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vider les flacons ! Il ne ressent pas ce dégoût del'existence qu'on a du mal à supporter dans un âgeplus robuste. Et il n'est pas rare qu'à l'exemple duvieillard de Plaute, il redécouvre les trois lettresfameuses*, ce qui ferait son malheur s'il avait toutesa tête. Ainsi, grâce à moi, il est heureux, agréablepour ses amis, et nullement rabat-joie comme com-pagnon de frairie. La preuve ? Chez Homère, il coulede la bouche de Nestor des paroles plus douces quele miel, alors qu'Achille est pisse-vinaigre ; et c'estencore chez ce poète que des vieillards, assis surles remparts, échangent des propos à la douceurde lis. Sur ce point, ils sont même mieux lotis quela première enfance, qui a son charme, certes, maisignore le langage et est privée du plaisir le plus dé-lectable de la vie, le pur et simple bavardage. Ajou-tez à cela que les vieillards raffolent des enfants etque, vice versa, les enfants adorent les vieillards,Car Dieu pousse toujours le semblable vers le sem-blable**. En quoi diffèrent-ils ? Il y a d'un côtéplus de rides, plus d'anniversaires, c'est tout. Maisle reste ! Cheveux clairs, absence de dents, petitestature, penchant pour le lait, zézaiement, babillage,ineptie, défaut de mémoire, étourderie, tout finale-ment les rapproche. Et plus les hommes avancentvers le grand âge, plus se précise leur ressemblanceavec l'enfant, jusqu'au jour où, comme des enfants,

* Le vieillard Démiphon réapprend les trois lettres du verbeamo, j'aime. (Cf. Plaute, Mercator, vers 304).** Vers d'Homère, Odyssée, XVII, 218.

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sans regret de la vie, sans conscience de la mort,ils plient bagage.

XIV. - Maintenant, allez-y si vous voulez : com-parez mes bienfaits aux métamorphoses opéréespar les dieux. Certaines sont le résultat d'un coupde colère, j'aime autant ne pas les évoquer. Maispour leurs protégés les plus chers, que font lesdieux ? En général, ils les changent en arbre, enoiseau, en cigale voire en serpent : comme si le faitde mourir, en soi, ce n'était pas devenir autre. Tan-dis que moi je restitue le même individu, dans laphase la meilleure et la plus heureuse de sa vie.Ah ! si les mortels s'abstenaient un bon coup detout commerce avec la sagesse et cohabitaient sansinterruption avec moi, il n'y aurait plus de vieillessedu tout, ils savoureraient le bonheur d'une éternellejeunesse. Ouvrez les yeux, voyez les figures de ca-rême des gens absorbés dans les études philoso-phiques ou les tracas des affaires sérieuses : ilssont déjà vieux avant d'avoir été vraiment jeunes.Evidemment ! A force de soucis, de remue-méningesfrénétiques et ininterrompus, ils ont peu à peu tarien eux le souffle et la sève de la vie. Mes douxdingues à moi, tout au contraire, dodus à point etreluisants, la peau impeccable, sont, comme on dit,de vrais porcs d'Acarnanie. Sûr que jamais aucundes inconvénients de la vieillesse ne les atteindrait,s'ils n'étaient pas quelque peu souillés, commec'est le cas, par le contact des sages ! Cela montreà quel point la vie humaine est incompatible avec

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un bonheur intégral. Sur ce point, un témoignagesupplémentaire et de poids nous est fourni par leproverbe populaire selon lequel "Seule la foliepeut freiner la fuite de la jeunesse et faire fuir lavieillesse importune". Il y a beaucoup de vrai dansce que le peuple a coutume de dire à propos desBrabançons : à rebours des autres hommes, qui ontaccoutumé de gagner en sagesse avec l'âge, eux, plusils approchent de la vieillesse, plus ils deviennentfous. Vraiment ils n'ont pas leurs pareils, ni pour labonne humeur dans le train-train quotidien, ni pourl'absence de morosité face à la vieillesse. Mes chersHollandais sont leurs voisins, qu'il s'agisse de fron-tières ou de mode de vie. "Les miens", dis-je : etpourquoi pas ? Leur culte pour moi leur a valu par-tout le surnom de "fous de Hollande" ; loin d'en êtregênés, ils en font leur principal titre de gloire.

Allez donc à présent, ô mortels très ineptes, qué-mander aux Circé, aux Médée, aux Vénus, auxAurores, à je ne sais quelle fontaine, un regain dejouvence ! Moi seule ai ce pouvoir et j'en use sou-vent. Je suis en possession du philtre mirifique quipermit à la fille de Memnon de prolonger la jeu-nesse de Tithon son aïeul. Et par la grâce de la Vénusque je suis, Phaon a été suffisamment rajeuni poursusciter l'amour éperdu de Sapho. C'est à moiqu'appartiennent les herbes, autant qu'il y en a, àmoi les formules sacrées, à moi la fontaine dont lavertu ramène la jeunesse en allée, mais aussi - quoide plus désirable ? - en garantit la perpétuité. Sivous êtes unanimes pour souscrire à l'idée que

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rien ne vaut l'adolescence, et que rien n'est exé-crable comme la vieillesse, vous voyez, j'imagine,l'étendue de votre dette envers moi, puisque je suisà même de faire durer ce bien sans pareil et derefouler ce mal absolu.

XV. - Mais pourquoi m'attarder à parler des mor-tels ? Considérez plutôt le ciel dans son ensemble.Je consens qu'à votre guise vous me lanciez monpropre nom comme une injure, si vous découvrezun seul dieu - de ceux qui plaisent et qu'on estime -,ne bénéficiant pas de mon parrainage. Eh oui !Pourquoi Bacchus est-il l'éternel éphèbe à la bellecrinière ? Parce que, n'est-ce pas, il passe tout sontemps dans les extravagances de l'ivresse, les ban-quets, les danses, les chants, les jeux : pas le moindrecommerce avec Pallas ! Bref, il recherche si peuune réputation de sage qu'il est ravi d'être honoréavec des farces et des calembredaines. Il ne s'offusquepas d'être assimilé à un fou dans l'expression pro-verbiale plus fou que Morychos*. Car ce surnomde Morychos, il le devait aux frasques des paysans,à leur coutume de barbouiller de moût et de figuesfraîches sa statue à l'entrée du temple. Aucun sar-casme ne lui a été épargné par l'Ancienne Comé-die ! On dit : "Quel nunuche, ce dieu-là ! Ça lui vabien d'être né d'une cuisse !" Mais qui n'aimeraitpas mieux être ce dingue et ce nunuche, toujoursd'humeur joyeuse, toujours plein de sève, fournisseur

* Autrement dit, "plus fou que le Barbouillé".

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universel de jeux et de plaisirs, qu'un Jupiter àl'esprit tortueux, redouté de tous, ou cette vieillebaderne de Pan qui sème la panique partout, ouencore ce Vulcain tout poudré de cendres, toujourscraspec de s'activer à la forge, ou même Pallas, ter-rible avec sa Gorgone et sa lance, et son regard sanscesse menaçant ? Pourquoi Cupidon reste-t-il unenfant ? Pour quel motif ? Un seul : c'est un joyeuxluron, et il n'y a rien de sensé ni dans ses actes nidans ses pensées. Et la Vénus dorée, d'où vient quesa beauté soit toujours printanière ? C'est clair :elle est de ma famille, de là vient que sur son visageelle porte la couleur de mon père, et qu'elle est chezHomère l'Aphrodite d'or. Avec ça, elle a toujoursle sourire, si l'on en croit les poètes ou leurs con-currents les sculpteurs. Et Flore, mère de tous lesplaisirs, y a-t-il eu chez les Romains une divinitéplus religieusement révérée ? Qui mieux est, si vousfouillez en détail dans Homère la vie des dieuxsévères, vous y découvrirez de la folie en veux-tuen voilà. A quoi bon citer les faits et gestes desautres : Jupiter lui-même, le lanceur de foudre, estarchiconnu pour ses amours et ses récréations. EtDiane la farouche, la chasseresse infatigable ou-blieuse de son sexe, malgré tout elle se consumed'amour pour Endymion ! Je trouverais bon queMomus* puisse claironner leurs quatre vérités à

* Hésiode en fait le dieu de la raillerie, assez audacieux pourcensurer le comportement des dieux. On le représente unemarotte à la main.

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ces personnages, comme il faisait si souvent autre-fois ; mais ils viennent de prendre la mouche et dele précipiter sur terre en compagnie d'Até : sa ju-geote venait mal à propos contrarier leur félicité.Et personne ici-bas ne daigne accueillir l'exilé ; iln'est pas près de se caser dans les cours princières,car ma suivante Kolakia y tient le haut du pavé, ets'entend avec Momus aussi bien que le loup avecl'agneau. Voilà comment, depuis qu'ils l'ont éjecté,les dieux font la fête à cœur joie plus agréablementet se donnent du bon temps comme dit Homère :plus personne pour les censurer ! Le fameux Priapeen bois de figuier leur est une source inépuisablede plaisanteries. Et Mercure, quel amusant spec-tacle il leur offre avec ses filouteries d'escamoteur !Vulcain lui-même est devenu le rigolo de servicedans les festins des dieux : avec sa boiterie, sesblagues, ses histoires drôles, toute la tablée se tordde rire. Il y a aussi l'illustre Silène, barbon libertin,qui leur danse la cordace*, tandis que Polyphèmeexécute un tradéridéra et les Nymphes une gym-nopédie. Les Satyres à moitié boucs jouent ronde-ment leurs farces atellanes. Pan déclenche l'hilaritégénérale avec une chansonnette débile : ils pré-fèrent ça au chant des Muses, surtout quand ilscommencent à être bien imprégnés de nectar. Faut-il à présent que je vous remémore ce qu'après lefestin font les dieux proprement pompettes ? Des

* Danse souvent obscène, associée aux premiers spectaclescomiques.

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choses si folles, ma foi, que même moi j'en ris par-fois, je n'y résiste pas. Mieux vaut pourtant que jem'en tienne ici au silence d'Harponate : je crainsque quelque dieu corycéen* ne nous entende expo-ser des choses que Momus lui-même n'a pas puimpunément formuler à haute voix.

XVI. - Mais le moment est venu, à l'exempled'Homère, de quitter l'Olympe pour revenir sur terre.On n'y discerne ni joie ni bonheur, si ce n'est sousma protection. Primo, vous voyez bien avec quelleprévoyance la Nature, matrice et fabricatrice dugenre humain, a pris soin que le grain de sel dela folie ne fasse défaut nulle part. En effet, si l'onadmet par définition, avec les stoïciens, que lasagesse consiste en tout et pour tout à être guidépar la raison, et la folie inversement à se laisserentraîner au gré des passions, le fait est que Jupiter,pour éviter aux hommes une vie sinistre et rébarba-tive, leur a insufflé sensiblement plus de passions quede raison : autant comparer un as et une demi-once**.

Mieux, il a relégué ladite raison dans un recoinde la tête, laissant le reste du corps disponible pourles agitations des passions. Ensuite, il a opposé à laraison isolée deux espèces de tyrans d'une extrêmeviolence : la colère, qui tient la citadelle de la

* C'est-à-dire : aux oreilles indiscrètes. (Il y avait, sur le montParnasse, où séjournent les dieux, la grotte de Corycus, posted'écoute pour les curieux.)** II faut vingt-quatre demi-onces pour un as.

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poitrine, y compris le cœur source de vie, et la con-cupiscence dont le vaste empire s'étend jusqu'autréfonds du bas-ventre. Contre ces deux forces coa-lisées, que peut la raison ? La vie quotidienne deshommes le montre assez : son unique pouvoir estde se récrier jusqu'à devenir aphone, et de ressas-ser les commandements de la morale. Mais cetteraison souveraine, les hommes l'envoient sur lesroses, couvrent sa voix à grand renfort d'injures,tant qu'à la fin, de guerre lasse, elle capitule.

XVII. - L'homme étant destiné par nature à gou-verner les affaires, il fallait tout de même le saupou-drer d'un peu plus qu'une petite pincée de raison.Voilà pourquoi Jupiter, soucieux de régler celade son mieux, fit appel à moi pour le conseiller là-dessus, comme en tout. Je m'empressai de lui donnerun conseil digne de moi : qu'à l'homme il adjoignîtla femme, cet animal assurément fol et déraison-nable, mais divertissant et délicieux, qui, partageantson quotidien, estomperait et atténuerait par sa proprefolie la morosité congénitale du mâle. En fait,lorsque Platon semble hésiter à classer la femmedans la catégorie des êtres doués de raison, ou danscelle des bêtes brutes, son unique dessein est demettre en évidence l'insigne folie de ce sexe. Et si,d'aventure, il se trouve une femme qui ait fantaisiede passer pour sage, elle n'aboutit à rien, qu'à êtrefolle doublement. Comme on dit : "Autant conduireun bœuf au gymnase, malgré le veto de Minerve !"Il est deux fois vicieux, celui qui veut forcer son

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talent, contrarie la nature et farde son vice aux cou-leurs de la vertu. Selon un proverbe grec, "Un singeest toujours un singe, fût-il habillé de pourpre". Demême une femme est toujours femme, autrementdit folle, sous n'importe quel masque. Du reste, jene crois pas que la gent féminine soit assez follepour m'en vouloir de lui attribuer la folie, moi quisuis femme aussi, et la Folie en personne. En réa-lité, si elles examinent la question comme il faut,elles doivent encore inscrire au crédit de la Folie lefait qu'à bien des égards elles sont plus heureusesque les hommes. D'abord, elles ont sur eux l'avan-tage de la beauté, qu'ajuste titre elles font passeravant tout le reste, et sur lequel elles s'appuientpour tyranniser les tyrans eux-mêmes. D'ailleurs,d'où vient chez l'homme cet aspect rébarbatif,cette peau râpeuse et cette barbe arborescente quile vieillit manifestement, sinon de son infirmité àlui, la sagesse ? Chez les femmes, au contraire, lesjoues toujours lisses, la voix toujours fine, la peaudélicate, sont comme les signes d'une perpétuellejeunesse. D'ailleurs, quel autre vœu forment-elles,sinon de plaire le plus possible aux hommes ?N'est-ce pas vers cela que tendent tous ces soinsde beauté, ces fards, ces bains, ces coiffures, cesonguents, ces parfums, ces subterfuges pour arran-ger, peindre, retoucher, le visage, les yeux et la peau ?l' a-t-il un trait qui les fasse valoir auprès deshommes plus que leur folie ? Que ne tolèrent-ils pasde la part des femmes ? Et en échange de quoi ?Du plaisir. Mais ces délices-là ne proviennent que

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de la folie. C'est une vérité impossible à mettre endoute : songez seulement aux propos ineptes et auxactes extravagants dont un homme est capable pourune femme, chaque fois qu'il est déterminé à tirerd'elle du plaisir. Voilà donc la source d'où provientle premier, le principal agrément de la vie.

XVIII. - On trouve malgré tout des hommes,des vieux surtout, qui préfèrent les flacons aux ju-pons. Pour eux, le plaisir suprême réside dans lesbeuveries. Saurait-il y avoir vraiment un festin bril-lant en l'absence de femmes, ce n'est pas à moi d'endécider. Mais une chose est sûre : sans le pimentde la folie, aucun n'est réellement agréable. C'esttellement vrai que s'il n'y a personne capable defaire rire par sa folie - authentique ou simulée -,on mobilise un bouffon professionnel attiré par lecachet, ou quelque pique-assiette désopilant, dontles plaisanteries cocasses - autrement dit : folles -feront voler en éclats le silence et l'ennui. A quoibon, en effet, s'alourdir la panse de tant de frian-dises, de chatteries, de préparations friandes, si l'onne sustente pas également les yeux, les oreilles, l'âmeentière avec des rires, des plaisanteries, des motsd'esprit ? Mais ces desserts-là, j'en suis l'uniqueconceptrice. Même les rites qui ont cours dans lesbanquets, tirer un roi au sort, lancer les dés, trin-quer à la santé des gens, les concours de "cul-sec"à la ronde, le myrte qu'on se passe au moment dechanter, la danse, la pantomime, toutes ces trouvaillespour le salut du genre humain, les Sept Sages de la

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Grèce n'y sont pour rien, elles viennent de moi. Etla nature même de ces pratiques est telle que, plusla part de folie y est grande, plus elles apportent àla vie des hommes, une vie qui ne mériterait passon nom si elle était triste. Or elle déboucheraitnécessairement sur le cafard, si des divertissementsde ce genre ne vous permettaient pas d'en expur-ger l'ennui qui lui est inhérent.

XIX. - Mais il y aura peut-être des gens qui ferontfi de ces plaisirs et donneront leur préférence à lachaleur des relations amicales. L'amitié, disent-ilssans arrêt, doit être placée au-dessus de tout, elleest vitale au même titre que l'air, le feu, et l'eau ;son charme est si essentiel au cœur de la vie qu'enla supprimant, on en supprimerait le soleil ; elleest enfin si convenable (à supposer que cette con-sidération soit pertinente) que les philosophes eux-mêmes n'hésitent pas à la faire figurer parmi lesplus grands biens. Mais comment réagira-t-on si jeprouve que je suis - toujours moi ! - l' alpha etl' oméga d'un si grand bien ? Je vais en administrerla preuve, sans utiliser ni le syllogisme du crocodile*

* Cf. Quintilien, Institution oratoire, I, 10, 5. Un crocodile aenlevé un enfant. Il propose à la mère : "Je te le rendrai, si tudevines exactement ce que je veux en faire." "Tu n'as pas enviede me le rendre", répond la mère. Effectivement, il ne le lui rendpas. Et la mère ajoute : "Rends-le-moi, puisque j 'a i deviné tonintention." "Non, rétorque le crocodile, car si je te le rendais, tun'aurais plus deviné juste." On trouve aussi le "sorite à cornes"dans le même passage de Quintilien: "Tu as ce que tu n'as pasperdu ; or, tu n'as pas perdu de cornes ; donc tu as des cornes."

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ni aucune argutie dialectique de la même farine, maissimplement le gros bon sens, comme on dit, qui vavous le faire toucher du doigt, ou peu s'en faut.

Alors voyons : fermer les yeux, se tromper, re-fuser l'évidence, s'illusionner sur les défauts deses amis, chérir et admirer comme des vertus leursvices les plus voyants, est-ce que cela ne s'appa-rente pas à la folie ? Et cet homme qui bécote laverrue de sa maîtresse, cet autre qui flaire avecdélices le polype de son agnelette, ce père dont lefils louche mais qui parle de son regard câlin, qu'est-ce donc, je vous prie, sinon de la folie à l'état pur ?Folie au troisième, au quatrième degré, si vousvoulez ! Il reste que seule la folie fonde et entre-tient les relations entre amis. Mon propos con-cerne les simples mortels, dont aucun ne naît sansdéfauts, le meilleur étant celui qu'affectent lesplus anodins.

Qu'en est-il à présent des sages, ces presquedieux ? Entre eux, ou bien l'amitié ne prend pas,ou alors c'est une relation maussade, sans saveur,et encore partagée avec très peu de gens (un scru-pule me retient de dire : avec personne). C'est quel'immense majorité des hommes est dépourvuede sagesse, on peut même affirmer que tous sansexception divaguent de mille et une façons ; or,l'amitié ne soude que des êtres semblables. Si d'aven-ture une sympathie mutuelle s'insinue entre cesesprits austères, aucune stabilité ne lui est garantie,aucune durée appréciable. Quoi d'étonnant ? Celase passe entre esprits chagrins, d'une clairvoyance

excessive : ils détectent les défauts de leurs amisd'un regard aussi décapant que l'aigle ou le serpentd'Epidaure. Mais quand il s'agit d'eux, de leurspropres défauts, quelle cécité ! Comme ils sontaveugles à la besace qui leur pend dans le dos !Par conséquent, compte tenu de la nature humaine,qui fait qu'on cherche en vain un homme sansdéfauts majeurs, et si vous ajoutez les fortes diffé-rences d'âge et d'éducation, les malentendus, leserreurs, tous les aléas de l'existence, comment voulez-vous que la douceur de l'amitié puisse tenir mêmeune petite heure entre ces Argus, si n'entrait pasen jeu ce que les Grecs nomment joliment Euè-théia, qu'on pourrait traduire par folie ou naïveté.Quoi d'étonnant ? Cupidon, l'initiateur et le garantde tous les liens affectifs, n'est-il pas tout à faitaveugle ? Lui, il trouve beau ce qui ne l'est pas, etde la même façon il fait en sorte que chacun de voustrouve beau ce qui lui appartient, que le croulantidolâtre sa croulante, comme le poupard sa poupée !Ce sont des comportements très répandus, on enrit, mais ces ridicules-là composent le liant qui rendagréables les relations sociales.

XX. - Avançons : ce qui vient d'être dit de l'ami-tié, il y a lieu de l'appliquer plus encore au mariage,cette union insécable pour la vie. Ciel ! Que dedivorces - ou bien pire ! - aurait-on à déplorerpartout si la vie privée du couple n'avait pas, pourla soutenir et la sustenter, les compliments, le badi-nage, la complaisance, l'erreur, la dissimulation,

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toute la ronde de mes satellites. Oh la la ! Lenombre des mariages tendrait vers zéro, si l'épouxavait la sagesse d'enquêter sur les jeux auxquelsfaisait joujou, bien avant les noces, la petite viergeaux dehors délicats et pudiques. Par la suite, ily aurait encore moins de couples qui tiendraientbon, si la conduite des femmes, pour l'essentiel,ne restait pas ignorée de leurs maris insouciants ouimbéciles ! Les gens ont tout à fait raison d'attri-buer cela à la Folie, mais en attendant c'est tout demême grâce à elle que la femme plaît à son mari,que la maisonnée est en paix, que l'alliance se main-tient. On rit du cocu, du cornard (le vocabulaire esttrès riche), qui de ses baisers console l'infidèle enpleurs. Mais quel bonheur d'être ainsi dans l'erreur,plutôt que taraudé par l'obsédante jalousie, et porté àtout prendre au tragique !

XXI. - En somme, aucune relation sociale, aucunlien de vie ne peut avoir, sans moi, le moindre agré-ment, la moindre stabilité, et c'est si vrai que le peuplene supporterait plus son prince, le valet son maître,la suivante sa maîtresse, l'enseignant son élève, l'amison ami, l'épouse son mari, l'ouvrier son patron, lecopain son copain, l'hôte son hôte, s'ils ne se ber-çaient pas tour à tour d'illusions mutuelles, s'ils n'uti-lisaient pas comme un baume, selon les moments,la flatterie, la complaisance avisée, ou le miel dela Folie. Oui, je sais : vous trouvez déjà que j'exa-gère. Eh bien ! écoutez, voici plus fort encore.

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XXII. - Qu'en dites-vous ? Peut-on aimer quel-qu'un si l'on se déteste soi-même ? S'entendre avecautrui si l'on est en désaccord avec soi-même ? Pro-curer du plaisir à quelqu'un si l'on est pour soi-mêmeun insupportable fardeau ? Personne ne soutiendrace point de vue ; il faudrait être plus fou que la Folie.Eh bien, imaginez qu'on me déloge d'ici : chacunserait si loin de pouvoir supporter l'autre qu'il enviendrait à se voir comme une pourriture, à trou-ver son petit monde écœurant, à prendre en hainesa propre personne. La Nature, que voulez-vous- à bien des égards plutôt marâtre que mère -, aimplanté une perversion dans les cerveaux humainstant soit peu intelligents : ils ne sont pas contentsd'eux-mêmes, et ils admirent les autres. Résultat :la corruption et le dépérissement de tout ce quela vie comporte de ressources, de charme et d'élé-gance. Oui, à quoi bon la beauté - aucun présentdes Immortels n'a davantage de prix - si elle est con-taminée par ce vilain travers qu'est le dégoût desoi ? A quoi bon la jeunesse, si elle est infectée parle poison d'une mélancolie sénile ? Et finalement,dans chacun de tes actes, qu'il concerne toi ou lesautres, que pourras-tu faire à propos (ce principede l'à-propos est une règle capitale en matière d'art,mais aussi d'action en général), s'il te manque leconcours de Philautie l'Amour-Propre, une vraiesœur pour moi, tant elle met de zèle à jouer partoutle même rôle que moi. l' a-t-il en effet rien d'aussifou que de s'aimer, de s'admirer soi-même ? Mais àl'inverse, que pourras-tu faire, qui ait de l'élégance,

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du charme et de l'à-propos, si tu te déplais à toi-même ? Que l'on supprime ce sel de la vie, et aus-sitôt l'orateur et son discours vont se glacer, lemusicien et ses mélodies ne plairont à personne,on va conspuer l'histrion qui gesticule, le poèteparaîtra ridicule et ses Muses idem, le peintre moi-sira sur son tableau, le médecin, avec ses drogues,aura le ventre creux. Et toi, pour finir, tu auras l'airde quoi ? Pas d'un Nirée, mais d'un Thersite, pasd'un Phaon mais d'un Nestor, pas de Minerve maisd'une truie, pas d'un brillant causeur mais d'un nour-risson vagissant, pas d'un citadin mais d'un péque-naud. C'est dire à quel point il est nécessaire quechacun commence par s'envoyer des fleurs et s'oc-troyer quelques petits compliments, avant d'êtrecomplimenté par d'autres.

Somme toute, puisque le bonheur consiste essen-tiellement à accepter d'être ce que l'on est, pas deproblème, ma chère Philautie s'arrange vite et bienpour que nul ne se plaigne de sa beauté, ni de sonintelligence, ni de sa naissance, ni de son rang, nide son éducation, ni de sa patrie. C'est si vrai qu'unIrlandais n'aura aucune envie de permuter avec unItalien, un Thrace avec un Athénien, ni même unScythe avec un habitant des îles Fortunées. Avecquelle singulière sollicitude la Nature a créé touteschoses égales, au sein d'une infinie diversité ! Làoù elle a été un peu chiche dans l'octroi de ses dons,elle ajoute volontiers une petite rallonge d'amour-propre - mais que dis-je ? je deviens folle ! -, cedon vaut à lui seul plus que tous les autres.

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Je voudrais démontrer à présent qu'on ne seporte à aucune action d'éclat sans mon impulsion,et qu'il n'est point d'art sortant de l'ordinaire, dontje n'aie patronné l'invention.

XXIII. - Peut-on nier que la guerre soit le ter-reau, la source, de tous les hauts faits que l'on cé-lèbre ? Or, quoi de plus fou que de se lancer - envertu d'obscures raisons - dans un de ces affronte-ments, qui se soldent toujours par plus de mal quede bien pour les deux partis ? Car, des hommes quitombent, comme des Mégariens, on n'en fait aucuncas. Mais je vous le demande : dès lors que lesarmées bardées de fer se trouvent face à face, dèslors qu'a retenti des deux côtés le chant rauque destrompettes, à quoi seraient-ils bons, vos malheu-reux sages épuisés par l'étude, au sang anémiqueet glacé, qui respirent à peine ? Des costauds biennourris, voilà ce qu'il faut ; un maximum d'audace,un minimum de cervelle. A moins qu'on ne préfèreun soldat comme Démosthène : sitôt l'ennemi envue, il suivit le conseil d'Archiloque, jeta son bou-clier et prit la poudre d'escampette, aussi couardcomme soldat que sage comme orateur... Maisl'intelligence, objecte-t-on, pèse lourd dans uneguerre. Chez le chef, je veux bien, mais une intel-ligence militaire et non philosophique. Quant auxautres... Ce sont des pique-assiette, des soute-neurs, des truands, des tueurs à gages, des ploucs,des ahuris, des gens couverts de dettes, et tout lerebut du genre humain, qui sont les acteurs de cette

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si glorieuse aventure ; pas les philosophes veillantsous la lampe.

XXIV. - Que ces messieurs soient complètementinadaptés aux choses de la vie, Socrate lui-mêmepeut en fournir l'illustration : lui, le sage par excel-lence (selon l'oracle d'Apollon, qui manquait sin-gulièrement de sagesse), voulut un jour prendre laparole en public sur je ne sais quel sujet, mais ildut battre en retraite sous la risée générale. Toute-fois, le manque de sagesse du personnage n'estpas absolu, puisqu'il décline ce titre de sage qu'ilréserve à Dieu seul, et qu'il presse le sage de nepas s'engager dans les affaires publiques. Dommagequ'il n'ait pas plutôt invité quiconque a le desseind'être considéré comme un homme à prendre sesdistances avec la sagesse. D'ailleurs, si ce mêmeSocrate fut condamné à boire la ciguë, à quoi l'im-puter, sinon à la sagesse ? Occupé comme il l'étaità philosopher sur des idées nébuleuses, à mesurerles pattes de puce, à s'extasier devant le bourdon-nement d'un moucheron*, il n'a rien appris de cequi touche à la vie ordinaire. Mais Platon, le dis-ciple, arrive à la rescousse de son maître en dangerde mort : ah ! vraiment, le merveilleux avocat !Troublé par la rumeur de la foule, à peine parvint-il à prononcer la moitié d'une superbe période. Quedire aussi de Théophraste ? Monté à la tribune, il

* Allusion aux railleries dirigées contre Socrate par Aristo-phane dans les Nuées.

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fut brusquement incapable de parler, comme s'il avaitvu le loup ! Et Isocrate, comment aurait-il été unmeneur d'hommes à la guerre, ce timide congénitalqui n'osa jamais ouvrir la bouche ? Cicéron, père del'éloquence romaine, souffrait d'un tremblementde la voix, comme un sanglot d'enfant, quand il pro-nonçait son exorde. Certes, Quintilien y voit lamarque d'un orateur sensé, conscient des risques.Mais n'est-ce pas l'aveu manifeste que la sagesseest une entrave à la réussite ? Que feront ces mal-heureux dans un assaut à l'arme blanche, quand ilstournent de l'œil dans une simple joute verbale ?

Après ça, libre à vous, s'il plaît aux dieux, deglorifier la fameuse formule de Platon : "Heureuxles Etats dotés de philosophes-rois, ou de rois-philosophes." Consultez donc les historiens, vousdécouvrirez qu'il n'y a jamais eu de princes plusdésastreux pour la chose publique, que dans lesoccasions où le pouvoir est tombé aux mains desimili-philosophes ou hommes de lettres. Je n'enveux pour preuve que les deux Caton : l'un, parses dénonciations irréfléchies, a mis à mal la tran-quillité publique, l'autre, en défendant avec tropde sagesse la liberté du peuple romain, l'a subvertijusque dans ses fondements. Vous pouvez leur ajou-ter les Brutus, les Cassius, les Gracchus, et mêmeCicéron en personne, qui ne fut pas moins néfasteà la république des Romains que Démosthène à celledes Athéniens. Dans le cas d'Antonin, même sil'on concède qu'il a été un bon empereur, je peuxrétorquer, justement, que son goût bien connu pour

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la philosophie l'a fait mal voir et mal supporter parles citoyens ; admettons malgré tout qu'il ait été unbon empereur, n'empêche qu'il a causé plus de tortà la république en lui léguant un fils pareil, qu'ilne l'avait confortée par son administration... Commeje vois couramment que les hommes de ce genre,versés dans l'étude de la sagesse, sont en généraltrès malheureux, et surtout dans leur progéniture,il m'est avis que la Nature, dans sa prévoyance,limite l'épidémie sournoise de la sagesse parmi leshommes. De là vient - la chose est établie - queCicéron eut un fils dégénéré, et Socrate, le grandsage, des enfants, selon la jolie formule d'un écri-vain "qui ressemblaient plus à leur mère qu'à leurpère", autrement dit qui étaient fous.

XXV. - Passe encore, après tout, que ces person-nages figurent dans les fonctions publiques commedes ânes jouant de la lyre, si seulement ils ne se mon-traient pas aussi maladroits dans toutes les autressituations de la vie. Invitez un sage à un repas con-vivial, il le gâchera par son silence rabat-joie ou depetites questions gênantes. Si vous le priez de venirà un bal, vous aurez l'impression de voir un chameause trémousser. Traînez-le au spectacle, sa tête à elleseule empêchera les gens de prendre leur plaisir etvotre sage Caton sera bouté hors du théâtre, pouravoir été incapable de se dérider. Dès qu'il surgitdans une conversation, c'est comme le loup de lafable ! A l'occasion d'un achat, d'un contrat, bref,d'un de ces actes indispensables au déroulement

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de la vie quotidienne, votre sage a plutôt la conte-nance d'une bûche que d'un homme. Tant et si bienqu'il est dans l'incapacité de se rendre utile à lui-même, à sa patrie ou aux siens, pour la bonne rai-son qu'il ignore tout des réalités les plus terre àterre et qu'il ne connaît ni de près ni de loin les opi-nions courantes et les usages les plus répandus. Laconséquence obligée de cette situation, c'est qu'ilse fait détester, car il y a trop de différences avec lesautres dans ses mœurs et dans ses idées. En effet,toutes les actions des mortels sont placées sous lesigne de la Folie, faites par des fous et parmi desfous. Si un individu isolé envisage de s'opposer àla masse des autres, je lui conseillerais de se retirerdans un désert, à l'exemple de Timon, pour y savou-rer sa sagesse en solitaire.

XXVI. - Mais je reviens à mon propos initial :quelle force a fait se rassembler dans des cités ceshommes mal dégrossis, taillés dans le roc ou le boisde chêne, sinon la flatterie ? La lyre d'Amphion etd'Orphée n'a pas d'autre signification. Et la plèberomaine, prête à basculer dans les pires violences,qui l'a rappelée à la concorde civile ? Est-ce undiscours philosophique ? Vous n'y êtes pas. C'estl'apologue amusant et puéril des membres et del'estomac*. Un succès identique fut obtenu parThémistocle avec un apologue similaire, sur le

* Menenius Agrippa l'utilisa lors de la sécession de la plèbesur le mont sacré, en 403.

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renard et le hérisson. Quel discours de sage auraiteu la même efficacité que la biche imaginaire deSertorius, et les deux chiens de Lycurgue*, ou en-core le commentaire hilarant sur la façon d'épiler laqueue d'un cheval ? Sans parler de Minos ni deNuma, qui, tant l'un que l'autre, ont régenté despopulations folles avec des fictions fabuleuses. Ilfaut des balivernes de ce genre pour faire avan-cer cette énorme et puissante bête qu'est le peuple.

XXVII. - Inversement, quelle cité s'est jamaisralliée aux lois d'Aristote ou aux thèses de Socrate ?D'ailleurs, quelle motivation a poussé les Décius àse sacrifier spontanément pour la patrie de leursancêtres ? Qu'est-ce qui a entraîné Curtius vers legouffre** ? Rien que la vaine gloire, cette sirène siséduisante, condamnée - il faut voir comme ! -par vos malheureux sages. " l ' a-t-il folie plus ma-nifeste, disent-ils, que les flagorneries rampantesd'un candidat à l'égard du peuple, ses pots-de-vinpour acheter les suffrages, sa chasse aux bravos demilliers de fous assemblés, le plaisir qu'il prend

* Lycurgue, pour illustrer l'importance du dressage éducatif,présenta aux Spartiates ses deux chiens, issus d'une mêmeportée, l'un dressé à la chasse, l'autre pas. Mis en présenced'une mangeoire et d'un lièvre, le chien dressé courut vers lelièvre, l'autre vers la mangeoire.** Selon la tradition, un gouffre s'étant ouvert en plein Forum,les augures déclarèrent qu'il se refermerait à condition d'yjeter le trésor le plus précieux de Rome. Curtius, jeune patri-cien, se précipita dans la crevasse, qui se referma sur lui.

quand on l'acclame, ces triomphes où on l'exhibedevant le peuple comme une idole, et le fait d'avoirsa statue en bronze sur le Forum ?" Ajoutez encoreces noms et ces surnoms surajoutés. Ajoutez ceshonneurs divins rendus à une demi-portion d'homme.Ajoutez ces cérémonies publiques d'apothéose enfaveur des tyrans les plus criminels. On atteint làle comble de la folie ; un seul Démocrite ne suffi-rait pas pour en rire comme il faut. Pas question dele nier. Et pourtant ! De ces folies sont issus lesexploits des valeureux héros qu'exaltent avec élo-quence les ouvrages de tant d'écrivains. Cette folieenfante les cités, elle assure la stabilité des empires,des magistratures, de la religion, des conseils, destribunaux, et la vie n'est, en tout et pour tout, qu'undivertissement de la Folie.

XXVIII. - A présent, un mot sur les arts libé-raux. Qu'est-ce qui provoque chez les mortels toutce remue-méninges pour concevoir et transmettretant de connaissances réputées excellentes, sinonla soif de la gloire ? En vérité, les hommes sont com-plètement fous, qui ont prétendu acheter à force deveilles et de sueurs cette renommée qui est la chosedu monde la plus vaine. Toujours est-il que vousdevez à la Folie toutes les commodités de l'exis-tence, et - ce qui est intensément jouissif ! - voustirez profit de l'insanité des autres.

XXIX. - Maintenant que je me suis appropriéles mérites de la bravoure et de l'ingéniosité, si je

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poursuivais avec ceux du bon sens ? Autant vaut,dira-t-on, marier l'eau et le feu ! Je crois pourtantpouvoir vous convaincre une fois de plus, si seule-ment vous voulez bien, comme jusqu'à présent,m'écouter attentivement. Premier point : si le bonsens s'identifie à l'expérience, qui des deux méritedavantage l'honneur de ce nom ? Est-ce le sage,qui - moitié par modestie, moitié par timidité -s'abstient de toute entreprise ? ou bien le fou, querien n'arrête, ni la modestie car il en est totalementdépourvu, ni le danger, car il n'en a pas la conscienceexacte ? Le sage se réfugie dans les ouvrages desanciens ; tout le profit qu'il en tire, ce sont desarguties verbales. Le fou est en prise directe sur leréel et ses dangers ; de là vient, si je ne m'abuse,qu'il acquiert un authentique bon sens. Apparem-ment, Homère a bien vu cela, quand il dit le sots'instruit à l'épreuve des faits. Deux obstacles majeursgênent l'accès à la connaissance des choses : lamodestie, qui embrume l'esprit, et la crainte qui,face au danger, détourne des actions d'éclat. Maisla Folie fait merveille pour vous en délivrer. Peu degens comprennent qu'ignorer la modestie, n'êtrearrêté par rien, procure une foule d'avantages.

Préférez-vous définir le bon sens comme l'exacteappréciation des choses ? Alors, de grâce, écoutezà quel point en demeurent privés les gens qui seflattent d'en être dotés. Et d'abord, un constat : toutesles choses humaines, comme les silènes d'Alcibiade,ont deux faces radicalement différentes. De sorteque, là où de prime abord vous ne voyez que la mort,

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là est la vie, si votre regard va au fond des choses.Et vice versa. Sous la beauté, la laideur ; sous l'opu-lence, l'indigence ; sous l'infamie, la gloire ; sousle savoir, l'ignorance ; sous la force, la faiblesse ;sous la noblesse, la vilenie ; sous le rire, les larmes ;sous la chance, la malchance ; sous l'amitié, l'ini-mitié ; sous le remède, le poison. Bref, ouvrez lesilène, et brusquement tout s'inversera. On medira peut-être que je tiens là un langage trop philo-sophique, je vais donc recourir à une inspirationplus prosaïque. Un roi, tout le monde en convient,est à la fois richissime et puissant. Pourtant, s'iln'a dans son bagage aucun des biens de l'âme, s'ilne se satisfait de rien, alors c'est un indigent. Et sison âme s'abandonne à une kyrielle de vices, alorsc'est un esclave abject. Le même raisonnementserait applicable aux autres cas de figure. Mais cetexemple suffira. "A quoi tend ce discours ?" dira-t-on. Ecoutez où je veux en venir. Supposons ceci :des acteurs, sur scène, jouent une pièce de théâtre,et un individu tente d'arracher leurs masques, pourrévéler au public, dans sa vérité, leur visage natu-rel : ne mérite-t-il pas que les gens l'expulsent à coupsde pierre comme un détraqué ? C'est qu'alors, debut en blanc, les choses vont surgir avec figurenouvelle : la femme d'il y a un instant, voici qu'elleest un homme. Le jeune homme de tout à l'heure,un vieillard. Le roi de naguère se révèle, sans tran-sition, un quelconque Dama, et l'ex-dieu, un gnome.Mais détruire l'illusion, c'est ruiner l'ensemble de lapièce. Travestissement et maquillage sont précisément

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ce qui captive les spectateurs. Eh bien, toute la viedes hommes est-elle autre chose qu'une pièce dethéâtre, où chacun fait son entrée avec un masquedifférent, et joue son rôle à lui, jusqu'à l'heure oùle meneur de jeu le renvoie de la scène ? Souvent,d'ailleurs, celui-ci lui impose de tenir des rôles con-trastés : tel, qui incarnait un roi couvert de pourpre,paraît à présent en guenilles d'esclave. Le travestiest partout ; il n'en va pas autrement de la comé-die humaine.

Imaginons à présent qu'un sage nous tombe duciel et s'écrie tout de go : "Cette personne unani-mement révérée comme un dieu et un maître n'estqu'un sous-homme esclave de ses passions, commele bétail, un esclave de bas étage, puisqu'il s'est misspontanément au service de tant de maîtres infâmes.Autre chose : ce fils qui pleure son père défunt, ildevrait jubiler, puisque le disparu commence enfinà vivre, la vie d'ici-bas n'étant qu'une espèce de mort.Cet autre encore, en proie à la gloriole nobiliaire,mérite qu'on l'appelle un vilain et un bâtard, parcequ'il tourne le dos à la vertu, seule source possiblede noblesse." Si ce sage s'exprimait en termes simi-laires à propos de tout un chacun, dites-moi doncquel résultat il obtiendrait ? Tout le monde verraiten lui un dément en pleine crise. Rien n'est plus fouqu'une sagesse intempestive ; de même, rien n'estmoins sensé que le bon sens à contretemps. Etbien sûr il agit à contretemps, celui qui ne s'adaptepas aux conditions présentes, refuse de se confor-mer aux usages, jusqu'à oublier la grande règle

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des banquets : Avale ou cavale /, et réclame que lacomédie ne soit plus de la comédie. Tout à rebours,le véritable bon sens pour toi, simple mortel, serade ne viser aucune sagesse supra-humaine, d'adop-ter volontiers les avis universellement répandus, etde te tromper de bonne grâce avec la grande massedes gens. Mais cela même relève de la folie !, medit-on. Je n'en disconviens pas, si toutefois l'on meconcède en retour que c'est cela même, jouer lacomédie de la vie.

XXX. - Et tout le reste, dieux immortels, dois-je le dire ou le taire ? Le taire, pourquoi ? C'est plusvrai que le vrai ! Mais peut-être serait-il plus expé-dient, vu l'importance du sujet, que j'appelle à larescousse les Muses de l'Hélicon, que les poètesinvoquent trop souvent pour de pures fariboles.Filles de Jupiter, venez donc à mon aide, juste letemps de démontrer que la sublime sagesse, cettecitadelle de la félicité - une expression à eux -,n'est accessible à personne, sauf à prendre la Foliepour guide. D'ores et déjà, le point suivant estacquis : toutes les passions sont de son ressort. Lesigne auquel on distingue un sage d'un fou, c'estque celui-ci se règle sur les passions, l'autre sur laraison. Les stoïciens tiennent le sage à distance detous ces désordres, considérés comme des mala-dies. Et pourtant lesdites passions jouent le rôle depilotes pédagogiques pour ceux qui font voile entoute hâte vers le port de la sagesse ; c'est encoreelles qui sont là, souvent, dans l'exercice quotidien

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de la vertu, comme autant d'éperons et d'aiguil-lons qui incitent à pratiquer le bien. Mais j'entendsSénèque, stoïcien pour deux, pousser les hauts cris ;lui, il interdit toute passion au sage. Mais, du mêmecoup, ce qui reste n'a plus rien d'humain ; disonsque, tel un démiurge, il crée une sorte de dieu nou-veau, qui n'a jamais existé nulle part et n'existerajamais. Je serai encore plus abrupte : il a sculpté, àl'image de l'homme, une statue marmoréenne, stu-pide, soigneusement vidée de tout sentiment humain.Eh bien, si tel est est leur bon plaisir, qu'ils se ré-galent avec leur sage, aucun rival ne gênera leursamours, qu'ils s'installent donc avec lui dans larépublique de Platon, ou s'ils préfèrent, dans larégion des Idées ou les jardins de Tantale. Un hommede cette catégorie, comment ne pas s'empresser dele fuir avec horreur, tel un spectre monstrueux, unhomme qui n'écoute plus aucun sentiment naturel,qui n'est pas plus ébranlé par les passions - mêmel'amour, même la pitié -, que s'il était bloc de silexou marbre de Paros, un être infaillible à qui rienn'échappe, tant ce nouveau Lyncée a la vue per-çante, un être qui mesure tout au cordeau, qui refusetout pardon, n'est satisfait que de sa petite personne,le seul riche et bien portant, le seul roi, le seulhomme libre, bref l'être total à lui seul - mais seulà le croire ! -, l'être qui ne demande ou qui n'offreaucune amitié, qui n'hésite pas à faire la nique auxdieux, qui condamne et brocarde, comme autant d'in-sanités, tout ce qui peut se faire dans la vie. Eh bien,cet animal-là, c'est le sage parfait ! Voyons : si

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l'on mettait la chose aux voix, quelle cité se choi-sirait un magistrat sur ce modèle ? Quelle arméesouhaiterait un tel chef ? Quelle femme désireraitou supporterait un mari de cet acabit, quel hôte unconvive pareil, quel valet un maître vivant de la sorte ?Mieux vaudrait (qui dira le contraire ?) prendre aupetit bonheur un fou parmi la foultitude des fous lesplus fous ! Etant fou, il pourrait commander aux fous,leur obéir aussi, plaire à ses semblables (l'immensemajorité !), il saurait être aimable avec sa femme,agréable avec ses amis, joyeux compagnon de table,convivial, un homme, enfin, persuadé que rien d'hu-main ne lui est étranger. Mais voilà un bon mo-ment que j'en ai assez de ce sage à la noix. Adonc,qu'à de riants sujets revienne mon discours !

XXXI. - Allons-y ! Imaginons un poste d'obser-vation surélevé d'où l'on puisse tout observer à laronde, comme fait Jupiter au dire des poètes, etvoyons la série de malheurs auxquels est exposéela vie des hommes : leur naissance piteuse et sor-dide, les gros problèmes de leur éducation, les nom-breux dangers qui guettent l'enfance, tous les labeurssudoripares de la jeunesse, le fardeau de j.a vieil-lesse, la dure nécessité de la mort, les maladies enrangs serrés qui les assaillent, les accidents qui lesmenacent, les infirmités qui s'abattent sur eux - pasun coin de vie qui ne soit inondé de fiel ! - et je passesous silence tous les mauvais coups que les hommesse portent entre eux, par exemple : ruine, prison,ignominie, déshonneur, torture, pièges, trahison,

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outrages, procès, manœuvres frauduleuses. Mais,ma parole, voici que je me mets à compter les grainsde sable ! Quelles sont, au fond, les fautes qui ontpu valoir aux hommes ces mauvais traitements,quel dieu furibond les a forcés à naître pour detelles misères ? Je ne suis pas habilitée à vous ledire dans l'immédiat. Mais celui qui voudra bieny réfléchir à part soi, est-ce qu'il n'approuvera pasl'exemple des filles de Milet*, même s'il fait malau cœur ? Du reste, qui sont donc les tout premiersà avoir convoqué la mort par dégoût de la vie ? Nesont-ils pas des familiers de la sagesse ? Parmi eux(pour ne rien dire encore de Diogène, de Xénocrate,de Caton, de Cassius et de Brutus) le fameux Chi-ron opta volontairement pour la mort, alors mêmequ'il avait licence de devenir immortel. Vous voyez,je pense, à quoi l'on aboutirait si la sagesse gagnaittous les hommes : on aurait besoin, c'est sûr, d'uneargile différente et d'un second Prométhée pour lamodeler. Moi, au contraire, par l'entremise de l'igno-rance, de l'étourderie, parfois de l'oubli des épreuvesou de l'espoir en des jours heureux, grâce au goûtde miel que je répands à l'occasion sur leurs plai-sirs, je soulage si efficacement leurs misères qu'ilsne sont pas volontaires pour quitter la vie, mêmequand la Parque est arrivée au bout de leur rouleauet que la vie, elle, les a quittés depuis longtemps.Moins se justifie le prolongement de leur vie, plus

* II est question dans Aulu-Gelle d'une épidémie de suicideschez les filles de Milet.

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ils ont envie de vivre ; ah ! il s'en faut que le dégoûtde la vie les effleure ! C'est évidemment grâce à mesbons offices que vous voyez un peu partout desvieux de l'âge de Nestor, dépouillés de toute appa-rence humaine, bafouilleurs, radoteurs, édentés,chenus ou chauves - mais je les décrirai mieux sije cite Aristophane : peu ragoûtants, cassés, rabou-gris, ratatinés, déplumés, brèche-dent, le sexe enberne - qui trouvent tant de charme à la vie qu'ilsfont n'importe quoi pour redevenir jeunes : l'unteint ses cheveux blancs, l'autre dissimule sa calvitieavec une moumoute, un troisième a recours à desdents prises peut-être à un petit goret, et celui-cise meurt d'amour pour une jeunette, et surclassepar ses fadaises sentimentales n'importe quel petitjeune homme. On voit des vieux, qui déjà sentent lesapin et ont l'air de venir d'outre-tombe, épouserune tendre jouvencelle, et sans dot s'il vous plaît ;elle fera de l'usage aux autres, rien de plus fréquent,c'est presque un titre de gloire ! Mais il y a plussuave encore... Voyez ces vieilles, des trépasséesdéjà, à force de vieillesse, et si cadavéreuses qu'onles croirait remontées des Enfers, elles n'ont qu'unmot à la bouche : C'est bon, la vie ! Elles sont tou-jours des chiennes en chaleur, en rut comme disentles Grecs ; moyennant finances - sans compter ! -elles s'offrent chez elles un Phaon*, elles ravalentinlassablement leur façade avec des fards, elles

* Vieillard métamorphosé en un beau jeune homme, donts'éprit Sapho. (Cf. supra chap. XIV.)

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sont inséparables de leur miroir, elles épilent leurtoison pubienne, elles font parade de leurs mamellescroulantes et défraîchies, elles stimulent avec dessoupirs chevrotants le désir qui s'étiole, elles boi-vent, elles dansent au milieu des jeunes filles, ellesécrivent des billets doux. Ces comportements fontrire tout le monde, car on les juge tels qu'ils sont :fous au dernier degré. Il reste que ces femmes sontsatisfaites d'elles-mêmes, batifolent au milieu desplus vives délices, immergées dans un bain de miel :elles sont heureuses, et c'est bien grâce à moi. Aceux qui trouvent cette conduite parfaitement ridi-cule, je conseillerais de se poser une question : nevaut-il pas mieux couler des jours au goût de mielgrâce à la folie, plutôt que chercher, comme on dit,la poutre pour se pendre ? J'ajoute une chose : sices faits et gestes sont en général taxés d'infamie,cela n'affecte en rien mes fous, car ils n'ont pasconscience de ce mal, ou si peu qu'il leur est aiséde n'en faire aucun cas. Un caillou qui vous tombesur le crâne, pas de doute, c'est un mal. En revanche,la honte, l'infamie, l'opprobre, les insultes, ne sontdes maux que dans la mesure où l'on y est sen-sible. Otez la conscience, et le mal disparaît. Quete font les sifflets des masses populaires, dès lorsque tu t'applaudis toi-même ? Or cela n'est en tonpouvoir que grâce à la Folie.

XXXII. - Mais je crois entendre les philosophesse récrier. "Justement, disent-ils, le malheur consisteà être sous la coupe de la Folie, dans l'erreur,

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l'illusion, l'ignorance." Faux ! C'est cela, être unhomme. Pourquoi parlent-ils de malheur, je ne voispas, du moment que vous êtes tels par la naissance,et l'éducation, et l'établissement, et que telle estpour tous la condition commune. Ce n'est pas unmalheur de s'en tenir à sa propre nature, sauf si l'onprétend que l'homme est à plaindre, attendu qu'ilest bien incapable de voler comme les oiseaux, demarcher à quatre pattes comme les autres animaux,ou d'arborer des cornes redoutables comme les tau-reaux. Mais, si on va par là, on appellera malheu-reux même un superbe cheval, sous prétexte qu'iln'a pas appris la grammaire et ne mange pas degâteaux, malheureux aussi le taureau parce qu'ilest inapte à la gymnastique. Par conséquent, demême que l'ignorance de la grammaire ne rend pasun cheval malheureux, de même la Folie ne causepas le malheur de l'homme, car elle lui est naturel-lement consubstantielle. Mais nos subtils ciseleursde discours arrivent avec de nouvelles objections."L'homme, disent-ils, a été fait dépositaire exclu-sif de la connaissance scientifique, afin que par làson intelligence puisse contrebalancer les donsque la nature lui a refusés." Allons donc ! Est-iltant soit peu vraisemblable que la Nature, si atten-tionnée, si vigilante, avec les moucherons, les herbeset les petites fleurs, se soit assoupie seulement dansle cas de l'homme, lui rendant nécessaire le recoursaux sciences ? Ces sciences, en vérité, sont l'inven-tion malintentionnée de Theut, l'ennemi du genrehumain ; d'ailleurs, elles contribuent si peu à son

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bonheur qu'elles vont même à l'opposé du but quia paraît-il présidé à leur création, comme le dé-montre élégamment chez Platon un roi plein debon sens*, à propos de l'invention de l'écriture. Etdonc les sciences se sont infiltrées avec les autresfléaux de l'existence humaine ; la paternité enrevient aux propagateurs de toutes les autres pestes,qui tirent précisément de là leur nom de daémons,autrement dit "ceux qui ont la science". En réalité,les hommes de l'âge d'or, dans leur simplicité, enl'absence de toute science, se guidaient unique-ment sur l'instinct naturel. A quoi bon la gram-maire, en effet ? Tous avaient la même langue, ettout ce qu'on demandait à la parole, c'était de per-mettre la compréhension mutuelle. On n'avait quefaire de la dialectique, en des temps où n'existaitpas la lutte entre des gens d'opinions divergentes.Quelle place aurait-on pu faire à la rhétorique, puisquepersonne ne songeait à chercher noise à son pro-chain ? Qu'avait-on besoin de lois prudentes ? Onignorait les mauvaises mœurs, d'où sont issues, sansaucun doute, les bonnes lois. D'ailleurs, ils avaienttrop de religion pour scruter avec une curiositésacrilège les arcanes de la Nature, les dimensionsdes astres, leurs mouvements, leur influence, lescauses cachées des phénomènes : à leurs yeux, c'étaitune irrévérence coupable, pour un mortel, de vouloir

* Dans le Phèdre de Platon, Theut est présenté comme l'in-venteur de l'écriture ; le roi de Thèbes, Thamous, voit danscette nouveauté un danger pour la mémoire.

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se hisser, par la connaissance, au-dessus de sa con-dition. Quant à se poser des questions sur ce qu'ilpeut y avoir au-delà même du réel, c'était une extra-vagance qui ne venait même pas à l'esprit. Mais, l'âged'or perdant peu à peu de sa pureté, les méchantsgénies (je l'ai déjà dit) inventèrent les arts, en petitnombre toutefois et sans faire quantité d'adeptes.Plus tard, on vit les arts proliférer, avec la supersti-tion des Chaldéens et l'oisive inconséquence desGrecs : ce sont autant de tortures pour l'intelligence,et cela est si vrai que la grammaire, à elle seule,comporte largement de quoi faire le supplice detoute une vie.

XXXIII. - Parmi ces sciences, la cote d'amourrevient d'ailleurs à celles qui se rapprochent leplus du sens commun, c'est-à-dire de la Folie. Lesthéologiens crient famine, les physiciens se gèlent,on daube les astrologues, on ne fait aucun cas desdialecticiens. Mais, à lui tout seul, le médecin vautbien autant que plusieurs hommes. Et au sein mêmede cette catégorie, plus on est ignare, téméraire ethurluberlu, plus on est prisé, même chez les princesà grand collier. De fait, la médecine, surtout celled'aujourd'hui, telle qu'on la pratique communé-ment, n'est en définitive qu'une facette de la flat-terie, au même titre que la rhétorique. Tout prèsd'eux, la seconde place appartient aux gens de loi.Je me demande même s'ils ne viennent pas en tête,eux dont la profession (je m'abstiens de tout juge-ment personnel) est considérée avec un bel ensemble

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par les philosophes comme une ânerie, qu'ils tour-nent volontiers en dérision. Mais voilà, c'est l'arbi-trage des ânes en question qui règle les affaires, desplus grandes aux plus petites. Leurs vastes domainess'agrandissent, et pendant ce temps le théologien,après avoir épluché à fond les grimoires sur la divi-nité, grignote du lupin et poursuit sa guerre inter-minable contre les punaises et les poux.

Ce sont donc les arts qui ont le plus d'affinitéavec la Folie qui obtiennent le plus de succès ; demême, les hommes les plus heureux (et de loin) sontceux qui ont réussi à s'abstenir de tout contact avecl'ensemble des sciences et à se contenter de la Na-ture pour guide : un guide jamais pris en défaut, saufsi l'on prétend transgresser les limites de la condi-tion humaine. La Nature a horreur du maquillage,et l'on obtient des résultats bien plus heureux avecce qu'aucun art n'est venu corrompre...

XXXIV. - Prenez par exemple les animaux dansleur diversité : ne voyez-vous pas que la vie la plusheureuse est l'apanage des espèces les plus étran-gères à toute forme de science, et qui s'en remettententièrement au magistère de la Nature ? Quoi deplus heureux, de plus admirable, que les abeilles ?Pourtant elles ne disposent même pas de tous les sens.L'architecture pourrait-elle faire des trouvaillescomparables dans l'art de bâtir ? Quel philosophea jamais constitué pareille république ? Inversement,le cheval, en raison de ses sens apparentés à ceuxde l'homme, chez lequel il est allé cohabiter, prend

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également sa part des misères humaines : souvent,il s'exténue dans les courses, tant il a peur de perdre ;et dans les guerres, à force de viser le triomphe, ilse fait embrocher ; monture et cavalier mordent lapoussière de compagnie. Et je passe sous silence lablessure du mors, le tranchant des éperons, l'écurie-prison, le fouet, le bâton, les brides, le cavalier, en unmot la tragédie de cette servitude où il s'est précipitéde lui-même en voulant, à l'exemple des braves,tirer de l'ennemi une somptueuse vengeance. Centfois préférable est la vie des mouches et des petitsoiseaux, tout entière réglée sur le temps comme ilvient et sur le seul instinct naturel, pour autant queles hommes, avec leurs pièges, le permettent. D'ail-leurs, une fois mis en cage, dressés à reproduire dessons humains, les oiseaux, bizarrement, voient dépé-rir leur éclat originel. Tant il est vrai qu'à tous égardsles productions de la nature valent mieux que lesfaux-semblants de l'art. De là je conclus que jamaisje ne célébrerai congrûment les louanges du fameuxcoq de Pythagore : ayant été, tour à tour, à lui seul,tout ce qu'on voudra, philosophe, homme, femme,roi, citoyen lambda, poisson, cheval, grenouille, etje crois même éponge, il estima qu'aucun animaln'est plus désastreux que l'homme, en arguant queles autres se satisfont des limites de leur nature, tan-dis que l'homme - et lui seul - s'évertue à dépasserles bornes assignées par le sort.

XXXV. - C'est toujours lui qui, parmi les hommes,considère les idiots comme supérieurs, sous bien

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des rapports, aux savantasses et aux puissants. Etle fameux Gryllus ! Il eut drôlement plus de jugeotequ'Ulysse le très astucieux, puisqu'il préféra gro-gner dans une étable à cochons que s'exposer aveclui à tant de pénibles vicissitudes. J'ai idée qu'Homère,l'ancêtre des fictions, ne me contredirait pas : eneffet, il qualifie à maintes reprises les hommes dansleur ensemble de misérables et infortunés ; et quede fois il appelle malheureux son cher Ulysse, ceparangon de sagesse ! Or, il ne le fait jamais pourParis, Ajax ou Achille. Quel est le pourquoi de lachose, sinon que cet homme subtil et artificieuxn'agissait jamais sans consulter Pallas, et qu'avecce trop-plein de sagesse il s'écartait à cent lieuesde la ligne naturelle ? Donc, parmi les mortels, lesplus éloignés du bonheur sont les adeptes de lasagesse. Oui, ils sont deux fois fous : primo, étantnés hommes, ils oublient leur condition, ils con-voitent la vie des dieux immortels ; secundo, prenantexemple des Géants, c'est avec les armes machinéespar les sciences qu'ils entrent en guerre contre laNature. Réciproquement, les moins malheureux sont,à mon avis, ceux qui se tiennent les plus prochesde la nature animale et de la Folie. Allons-y !Essayons de démontrer cet autre point, mais pas ques-tion d'enthymèmes stoïciens, prenons un exemplegrossier.

Dieux ! Pour ce qui est d'être heureux, qui doncl'emporte sur ces gens qu'on appelle familière-ment fadas, fous, loufoques, simplets ? M'est avisque voilà de superbes surnoms ! A première vue,

ce que j'affirme risque de paraître fou et absurde,mais rien n'est plus vrai. D'abord, il n'y a pas deplace chez eux pour la crainte de la mort, qui,par Jupiter, n'est pas un mal-être bénin. Ils n'ontpoint de conscience pour les torturer. Les racontarssur les revenants ne les font pas frémir. Ils ne con-naissent ni la peur panique des spectres et desrevenants, ni l'angoisse des malheurs annoncés, nil'extrême tension vers des biens à venir. Total ? Ilsne sont pas déchirés par les mille soucis auxquelsest confrontée la vie présente. Inconnue d'eux lahonte, inconnue la crainte, inconnues l'ambition,l'envie, la passion amoureuse. J'ajoute enfin que,de l'aveu des théologiens, s'ils se rapprochent suf-fisamment des bêtes brutes, ils sont même à l'abridu péché.

Ici, je voudrais bien, sage très insensé, que tusoupèses devant moi tous ces soucis qui tourmen-tent ton esprit à longueur de nuits et de jours ; em-pile en un seul tas les mille et un désagréments dela vie, et tu finiras par comprendre à combien demaux j'ai soustrait mes fous. Ajoutez ceci : nonseulement leur propre vie n'est que joyeusetés, badi-nages, chansonnettes et éclats de rire, mais, partoutoù ils vont, ils apportent aux autres hommes le plai-sir du jeu, le divertissement et le rire ; à croire que lesdieux bienveillants en ont fait cadeau aux hommes,pour égayer leur existence morose. Résultat : alorsque les gens nourrissent des sentiments très diversles uns à l'égard des autres, ils sont unanimes à con-sidérer les fous comme des amis. On les recherche,

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on les nourrit bien, on les gâte, on les entoure deprévenances, on les aide en cas d'imprévu fâcheux,on leur permet de tout dire et de tout faire impuné-ment. Personne ne désire leur faire du mal, et c'estsi vrai que même les bêtes sauvages s'abstiennentde les agresser : une sorte d'instinct leur dit qu'ilssont inoffensifs. Car en vérité ils sont sous la pro-tection des dieux, sous la mienne avant tout ; etdonc le respect universel qu'on leur manifeste nemanque pas de justifications.

XXXVI. - Mais quoi ! Les plus grands rois eux-mêmes se délectent si fort auprès des fous que plusd'un ne saurait ni passer à table, ni se promener, niseulement rester une heure sans eux. Leur prédi-lection va à leurs bouffons, bien plus qu'aux sagesà triste figure que certains d'entre eux continuentmalgré tout d'entretenir par gloriole. Le pourquoide cette préférence n'a rien de mystérieux, je pense ;elle ne doit pas surprendre. Ces sages, en effet, n'ap-portent d'ordinaire aux princes que des chosessans joie, et parfois, faisant fond sur leur science,ils s'enhardissent à écorcher leurs oreilles sensiblesavec quelque vérité mordante. Les bouffons pro-curent la seule chose que les princes traquentpartout coûte que coûte : les divertissements, lessourires, les gros rires, les plaisirs. Créditez aussiles fous d'une qualité supplémentaire : seuls ils sontfrancs et véridiques. Or, quoi de plus louable quela vérité ? Même si on trouve chez Platon un pro-verbe d'Alcibiade associant la vérité au vin et à

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l'enfance, tout le mérite me revient au premier chef.Euripide peut en témoigner, dont on connaît ce motcélèbre à mon sujet : Ce sont folies que dit le fou.Un homme simplet laisse transparaître sur son visageet dans ses propos tout ce qu'il a sur le cœur. Tan-dis que les sages possèdent ces deux langues dontfait état le même Euripide : l'une qui dit la vérité,l'autre ce qu'ils jugent adapté aux circonstances.Leur spécialité, c'est de changer le noir en blanc,de souffler tout uniment le froid et le chaud, deséparer soigneusement la pensée enfouie dans leurcœur et la pensée travestie qui s'exprime dans leurspropos.

Alors j 'ai l'impression que les princes, au seinmême de leur béatitude, sont des gens très mal-heureux : quelqu'un leur manque, qui leur parle-rait le langage de la vérité ; ce sont forcément desflagorneurs qui leur tiennent lieu d'amis. On vam'objecter que les oreilles des princes ont horreurde la vérité, et que, s'ils fuient les sages, c'est jus-tement par crainte d'en voir surgir un - sait-onjamais ? - qui ait un peu plus de franc-parler etose préférer le discours véridique au discours com-plaisant. C'est un fait, j'en conviens : la vérité n'estpas bien vue des rois. Et pourtant, avec mes fous,il se produit un phénomène étonnant : ils se fontécouter avec plaisir quand ils disent la vérité, mieuxencore, quand ils lancent ouvertement de sévèrescritiques, à telle enseigne que la même phrase,sortie de la bouche d'un sage, lui vaudrait la peinecapitale, mais lancée par un bouffon, elle génère

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un plaisir incroyable. Oui, la vérité comporte ensoi une certaine aptitude à causer du plaisir, si rienne s'y joint de nature blessante ; mais ce pouvoir,les dieux l'ont réservé aux bouffons. Des motifs àpeu près identiques font que les femmes ont unpenchant si marqué pour ce type d'hommes : nesont-elles pas naturellement portées vers le plaisiret le badinage ? Cela étant, ils peuvent entre-prendre avec elles un peu n'importe quoi, et mêmeà l'occasion dépasser les bornes, elles ne veulenty voir qu'un jeu plaisant : on sait combien ce sexeest ingénieux, surtout quand il s'agit de camouflerses fautes.

XXXVII. - Et donc, pour en revenir à la béati-tude des bouffons, après toute une vie d'euphorie,sans la moindre crainte ou conscience de la mort,ils émigrent directement vers les Champs Elysées,où ils ont vocation de charmer, par leurs drôleries,les âmes pieuses et désœuvrées. A présent, voyons :comparons le sort de notre loufoque et celui d'unsage à votre choix. Prenez par hypothèse, pourl'opposer au fou, un spécimen exemplaire de sa-gesse, un homme qui ait consumé son enfanceet sa jeunesse entières à l'étude approfondie dessciences, qui ait gâché la plus belle saison de savie en veilles, tracas, travaux sudoripares, qui n'aitjamais joui, le reste de sa vie, d'un brin de plaisir :toujours parcimonieux, toujours sans le sou, chagrin,taciturne, rigoriste et dur avec lui-même, assommantet antipathique pour les autres, pâle, émacié, chétif,

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chassieux, le cheveu blanchi prématurément, troptôt abîmé par l'âge, désertant trop tôt la vie. Maispeu importe la date où meurt quelqu'un qui n'ajamais vécu. Voilà le sublime portrait du sage.

XXXVIII. - Mais qu'ouïs-je derechef ? Lesgrenouilles stoïciennes m'assaillent de leurs coas-sements : "Rien, disent-elles, n'est plus désastreuxque la démence. Or, la folie caractérisée s'approchede la démence, disons mieux, elle se confond avecelle. Etre dément, en effet, qu'est-ce que c'est, sinonavoir l'esprit qui bat la campagne ?" Mais ce sontnos stoïciens qui font carrément fausse route. Allons-y, encore un syllogisme à mettre en pièces, avec lacomplicité des Muses. Ces gens-là sont subtils, j'enconviens. Mais, à l'exemple de Socrate, qui enseignedans Platon comment dissocier une Vénus en deux,et qui tire deux Cupidons d'un seul, il eût été con-venable que ces dialecticiens de pacotille distin-guent démence et démence, si du moins ils ont laprétention de passer eux-mêmes pour sains d'esprit.Car toute démence n'est pas ipso facto une cata-strophe. Autrement, Horace n'aurait pas dit : Serais-je le jouet d'une aimable démence ? et Platon n'auraitpas classé non plus le délire des poètes, des devinset des amants au premier rang des bonnes chosesde la vie, et la Sibylle n'aurait pas qualifié de démen-tielle la lourde entreprise d'Enée. En vérité, il y adeux formes de démence.

La première vient des Enfers, elle est envoyéepar les Furies comme une punition, chaque fois

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qu'elles lâchent leurs serpents pour instiller dansle cœur des mortels la rage guerrière, la soif inas-souvissable de l'or, les amours dégradantes etcoupables, le parricide, l'inceste, le sacrilège ouquelque autre peste analogue, mais aussi quandelles harcèlent hargneusement de leurs torches ter-rifiantes une âme consciente de sa mauvaiseté.La seconde forme de démence n'a rien à voir avecla précédente : elle procède de moi, bien évidemment,et c'est un bien entre tous désirable. Elle apparaîttoutes les fois qu'un délicieux égarement de l'esprittout ensemble libère l'âme de ses angoisses tortu-rantes, et fait qu'elle s'immerge dans la voluptéprotéiforme. Le même égarement de l'esprit, Cicé-ron l'appelle d'ailleurs de ses vœux dans une lettreà Atticus, comme une grande faveur des dieux,pour lui ôter à coup sûr la conscience de tous sesmalheurs. Et tout n'allait pas de travers dans latête de ce citoyen d'Argos qui fut assez démentpour passer tout seul des journées entières authéâtre, à rire, à applaudir, à s'esbaudir : il étaitconvaincu qu'on y jouait de superbes tragédies,alors qu'aucune représentation n'y était en cours.Mais dans toutes les autres circonstances de la vie,il se comportait fort bien :

"Agréable avec ses amis,Courtois avec sa femme, clément avec ses esclaves,Une bouteille cassée ne le mettait pas en fureur*."

* Cette citation et la suivante sont tirées d'Horace (Epodes, II, 2).

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Ses proches le guérirent avec des remèdes, maisquand il eut retrouvé toute sa tête, voici commentil se plaignit à ses amis :

"Par Pollux ! Vous m'avez tué, mes amis, pas sauvé !Vous m'avez arraché mon plaisir et, par la force,Vous avez tiré mon esprit de son égarement si doux."

Il avait pleinement raison ! L'égarement était lefait de ses amis ; c'est pour eux que l'ellébore s'im-posait, puisqu'ils prétendaient nécessaire de chas-ser, potions à l'appui, comme s'il s'agissait d'un mal,cette bienheureuse et charmante démence.

XXXIX. - D'ailleurs, mon opinion à moi, laFolie, c'est que, pour tout un chacun, plus étendueest sa gamme de divagations, plus heureux il est, àcondition toutefois de rester dans le type de démencequi est mon apanage, vaste domaine en vérité, à telleenseigne que je me demande s'il est possible, par-mi tous les hommes, d'en trouver un seul qui soitsage à toute heure et ne soit pas sujet à quelqueforme de démence. A vrai dire, toute la différencese ramène à ceci : l'homme qui prend une citrouillepour une femme, on lui colle le nom de dément, parceque ce cas est rarissime ; en revanche, si un maripartage sa femme avec beaucoup d'autres, jure sesgrands dieux qu'elle est une super-Pénélope et s'enfélicite avec emphase, dans son égarement bien-heureux, personne ne le traite de dément, pour labonne raison que cette mésaventure est maintenantle lot de beaucoup de maris.

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Dans cette catégorie se rangent aussi les gens quiméprisent tout, sauf la chasse aux bêtes sauvageset se flattent d'éprouver un plaisir incroyable dès qu'ilsentendent l'abominable son du cor et les glapisse-ments des chiens. Ma parole ! Quand ils mettent lenez sur les crottes des chiens, pour eux, ça sent bon lacannelle ! Et puis quel doux plaisir, chaque fois qu'ily a une bête sauvage à dépecer ! On autorise la me-nuaille à débiter taureaux et moutons, mais une bêtefauve, ce serait sacrilège, il faut, pour la découper, êtreun homme bien né. Tête nue, à genoux, avec le cou-telas ad hoc (tout autre est prohibé pour cet office), ildécoupe religieusement, avec certains gestes, certainsmembres, dans un certain ordre. Pendant ce temps,autour de lui, la foule silencieuse admire bouchebée, comme une nouveauté, ce spectacle déjà vu plusde mille fois. Mieux encore : le chanceux qui a pugoûter la moindre parcelle du fauve s'estime promuà un rang de noblesse non négligeable. Ces gens-là, à force de poursuivre les bêtes fauves et de s'enrepaître, en arrivent uniquement à régresser eux-mêmes vers un état presque sauvage, tout en demeu-rant convaincus qu'ils mènent une vie royale.

Tout à fait du même ordre sont les gens possédéspar une fringale insatiable de construire : ils transfor-ment si bien les courbes en angles droits et viceversa, sans terme ni mesure, qu'à la fin ils se trouventacculés à la pire indigence et n'ont même plus ni loge-ment ni de quoi manger. La belle affaire ! En atten-dant, ils ont passé quelques années supérieurementvoluptueuses.

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Leurs voisins immédiats sont, à mon avis, les gensqui grâce à des savoir-faire nouveaux et occultes,entreprennent de transmuer la nature des choses, etpourchassent sur terre et sur mer je ne sais quellequintessence. Le doux espoir est leur petit-lait, aussine plaignent-ils jamais ni leur peine ni leur argent ;ils ont un étonnant génie pour inventer toujoursde quoi s'induire en erreur et ils fabriquent à leurpropre usage un leurre qui les comble d'aise, tantqu'à la fin, totalement ruinés, ils n'ont plus de quoiéquiper un tout petit fourneau. Ils n'en continuentpas moins leurs songes merveilleux et ils s'em-ploient de toutes leurs forces à pousser les autresvers la même félicité. Plus tard, quand tout espoirles abandonne, il leur reste tout de même une for-mule puissamment consolatrice :

Dans les grands desseins, c'est déjà beau d'avoirvoulu.

Alors, ils font le procès de la vie, trop brève pourqu'ils aient pu mener à bien une entreprise de cetteenvergure.

Quant aux joueurs de dés, faut-il les admettre dansnotre collège ? J'en doute quelque peu. Certes, c'estun spectacle absolument fou et cocasse, de voirdes gens si mordus qu'un bruit de dés leur fait illicotressaillir et palpiter le cœur. Toujours piégés parl'espoir de gagner, un jour vient pour eux où c'estle naufrage intégral de leur fortune, ils fracassentleur barque contre l'écueil du jeu et de ses aléas,plus effroyable - et de loin ! - que le cap Maléa ;à peine émergent-ils tout nus, qu'ils sont prêts

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à truander qui vous voudrez, plutôt que leur vain-queur : il faut éviter, n'est-ce pas, de passer pourdes irresponsables ! Que dire ? Devenus vieux,la vue trouble, ils jouent quand même sans arrêt,grâce à des lunettes. Et quand une polyarthroseméritée leur a déformé les articulations, ne vont-ilspas jusqu'à s'offrir, moyennant finances, un rempla-çant qui jettera les dés dans le cornet à leur place ?La chose serait exquise, si la plupart du temps cejeu ne virait à la rage, ce qui dès lors concerne lesFuries, et pas moi.

XL. - En revanche, il y a une catégorie de gensqui, sans aucun doute, sont à cent pour cent denotre farine : ceux qui prennent du plaisir soit àécouter, soit à répandre des histoires de miracles etde prodiges mensongers. Jamais ils ne se lassentde ces monstrueuses forgeries où il est question despectres, de lémures, de revenants, d'esprits infer-naux et de mille autres trouvailles à sensation dece genre. Plus elles s'éloignent du vrai, plus on lesgobe volontiers. Ces histoires, à vrai dire, font mer-veille non seulement pour soulager l'ennui du tempsqui passe, mais comme source de profit, avant toutau bénéfice des prêtres et des prédicateurs.

Très proches, à leur tour, de ces gens-là, il y aceux qui se sont persuadés - une folie, certes, maissi agréable ! - qu'ils ne mourront pas dans la jour-née s'ils ont pu voir, en bois ou en peinture, unsaint Christophe, nouveau Polyphème ; ou qu'ilsreviendront sans dommage du combat, s'ils font

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leurs dévotions dans les termes prescrits à sainteBarbe ; ou qu'ils deviendront riches à bref délai,s'ils vont voir saint Erasme à certains jours, aveccertains petits cierges et certaines petites prières !Ils se sont inventé, avec saint Georges, un nouvelHercule, et pareillement un second Hippolyte. Peus'en faut qu'ils n'adorent son cheval très dévotieu-sement décoré de phalères et de médaillons, ils semettent dans ses bonnes grâces avec de petits pré-sents, et jurer par son casque d'airain a pour euxquelque chose de tout à fait impérial ! Et que direde ceux qui se bercent de douces illusions avecd'imaginaires indulgences pour leurs crimes, etqui mesurent pour ainsi dire à la clepsydre lesdurées de Purgatoire, en siècles, années, mois, jourset heures, comme avec une table de calcul infail-lible ? Et de ceux qui, se reposant sur certainesformulettes et oraisons magiques concoctées parquelque pieux imposteur fantaisiste ou âpre augain, ne s'interdisent aucune espérance : fortune,honneurs, plaisirs, abondance de biens, santé pros-père à perpétuité, très longue vie, vieillesse gail-larde, et pour conclure un fauteuil au Paradis toutprès du Christ ? Encore n'en veulent-ils que leplus tard possible, autrement dit, le jour où lesplaisirs d'ici-bas les auront désertés à leur corpsdéfendant et malgré leur acharnement à les retenir,pour faire place aux délices célestes. Prenez-moidonc l'exemple d'un quelconque négociant, d'unsoldat, d'un juge : il s'imagine qu'en sacrifiantune infime pièce de monnaie, sur tant de rapines

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qu'il a commises, il va désinfecter sa vie, ce maraisde Lerne ! Il estime que tant de parjures, d'orgies,de saouleries, de rixes, de meurtres, d'impostures,de perfidies, de trahisons, vont être rachetés par unesorte de convention commerciale, rachetés tant etsi bien qu'ils peuvent librement se relancer pourun tour de plus sur l'orbite du crime...

Et ces gens qui se promettent la félicité absolueet même davantage, en récitant chaque jour septversiculets des Psaumes sacrés, quoi de plus fou- pardon ! - quoi de plus heureux ? Or, ces versi-culets magiques ont, paraît-il, été indiqués à saintBernard par un démon facétieux, certes, mais plustête en l'air que dégourdi, qui fut pris à son proprepiège, le pauvre diable* ! Voilà des pratiques sifolles que j'en ai presque honte moi-même ; ellesreçoivent pourtant l'approbation non seulementdu vulgum pecus, mais des professeurs de religion.Mais quoi ? N'est-on pas devant quelque chose àpeu près du même ordre, quand chaque terroirrevendique à son propre usage un saint particulier,lui assigne des vertus spécifiques, et met en placedes rites spéciaux pour l'honorer ? Celui-ci serasecourable en cas de mal aux dents, cet autre assis-tera les parturientes, un autre retrouvera les objetsperdus, celui-ci apparaîtra comme un sauveur

* Le démon refusant d'indiquer à Bernard les sept versetsmagiques qu'il se flattait de connaître, le saint déclara : "Jelirai chaque jour le psautier tout entier, et donc, forcément,les sept versets magiques." Le démon, pour éviter cette infla-tion de prières, préféra révéler son secret.

fulgurant en plein naufrage, celui-là protégera letroupeau : et tous les autres à l'avenant ! Il seraittrop long d'en dresser la liste complète. Certainscumulent les pouvoirs, surtout la Vierge mère deDieu, à qui le commun des mortels en attribuepresque plus qu'à son Fils.

XLI. - Mais, en définitive, que demandent leshommes à ces saints, sinon ce qui appartient audomaine de la Folie ? Voyons un peu : parmi tantd'ex-voto, dont vous constatez que sont entière-ment couverts les murs de certaines églises, y com-pris la voûte elle-même, en avez-vous remarqué unqui remercie d'avoir échappé à la folie ou d'êtredevenu plus sage, fût-ce d'un poil seulement ? L'uns'est tiré sain et sauf d'un naufrage. L'autre, cribléde coups par l'ennemi, a survécu. Un troisième, tan-dis que les autres ferraillaient, s'est sauvé du champde bataille, l'heureux homme, et quel courage ! Telautre, protégé par quelque saint patron des voleurs,est tombé du gibet où il était pendu : ainsi pourra-t-il travailler encore au soulagement de quelquesmalheureux écrasés de richesse ! Un tel s'est évadéde prison en fracturant la porte. Il y en a un qui afait enrager son médecin en guérissant de sa fièvre.Tel autre a bu du poison, mais la débâcle intestinalequi s'en est suivie lui a été salutaire et non fatale,ce qui ne fait pas du tout rire l'épouse, frustrée desa peine et de son argent. Un autre, dont la voiturea versé, a ramené chez lui ses chevaux intacts ;un autre, coincé dans des décombres, s'en est tiré

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vivant. Un autre encore, pris en flagrant délit parle mari, à réussi à se tirer des flûtes. Pas une seuleaction de grâces pour avoir été délivré de la folie.L'absence de bon sens est une chose si douce queles mortels demandent dans leurs prières à êtredélivrés de tout, sauf de la Folie. Mais pourquoim'embarquer sur cet océan de superstitions ?

"Quand bien même j'aurais et cent langues et cent bouches,Et une voix blindée, je ne saurais, des sots,Dénombrer sans faillir l'immense variété,Ni vous dire au complet les noms de la Folie."

Tant il est vrai que toute la vie de tous les chré-tiens fourmille d'extravagances de ce genre, que lesprêtres, du reste, sans trop barguigner, admettent etencouragent, sachant bien qu'il y a là de quoi arron-dir joliment leurs petits bénéfices. Supposez quesur ces entrefaites surgisse un exécrable sage, quileur serine la vérité pure et dure : "Tu ne feras pasune mauvaise mort, si tu as vécu en homme de bien ;tes péchés te seront remis, à condition d'ajouter àta menue monnaie la haine de tes fautes, et aussides larmes, des veilles, des prières, des jeûnes, unchangement radical de style de vie. Ce saint t'ai-dera si tu prends sa vie pour modèle." Eh bien, jevous le dis, si le sage en question claironnait cesvérités et d'autres semblables, représentez-vous dequel état de félicité il précipiterait brutalement leshommes, et vers quel trouble intérieur !

A ranger dans la même confrérie, ceux qui, deleur vivant, règlent avec un soin méticuleux la

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pompe à respecter lors de leurs funérailles : ils vontjusqu'à prescrire dans le détail combien ils veulentde cierges, de croquemorts, de chantres, de profes-sionnels de la larme à l'œil, exactement comme siquelque chose de ce spectacle devait parvenir àleur conscience, ou comme s'ils allaient avoir honte,une fois trépassés, que leur cadavre soit mis en terreavec trop peu de magnificence : obsession digned'édiles qu'on vient d'élire et qui se préoccupentd'organiser des jeux ou un festin !

XLII. - Bien que je presse le mouvement, il m'estimpossible d'aller de l'avant sans dire un mot deces gens que rien ne différencie d'un infime gagne-petit, mais qui se gonflent - il faut voir comme ! -d'un titre de noblesse inconsistant. Ils font remon-ter leur lignée qui à Enée, qui à Brunis, un troisièmeà Arcturus. Chez eux, c'est un étalage envahissantde statues et de portraits d'ancêtres. Ils ont un ca-talogue de bisaïeux et de trisaïeux, ils évoquentd'antiques surnoms, mais eux-mêmes ressemblentfort à des statues qui n'ont rien à dire, et peu s'enfaut qu'ils vaillent encore moins que ces imagesqu'ils étalent. Cela ne les empêche pas de coulerdes jours heureux, grâce à la douceur de Philautiel'Amour-propre. Et il ne manque pas de gens toutaussi fous pour admirer comme des dieux ces espècesde bêtes à l'état brut.

Mais qu'est-ce qui me prend de citer telle ou tellecatégorie ? Comme si ma bonne Philautie, partoutet en tout lieu, ne faisait pas merveille pour rendre

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la plupart des hommes infiniment heureux ! Celui-ci, plus laid que le dernier des singes, ne se prend-il pas carrément pour un Nirée ? Tel autre, à peinea-t-il tracé trois lignes au compas, se croit pour debon un nouvel Euclide. Un autre est un âne à lalyre : il a beau chanter d'une voix aussi érailléeque le coq aux prises avec sa poule, il s'imagine mal-gré tout qu'il est un second Hermogène* ! Mais letype d'insanité le plus doux, et de loin, est celui d'unbon nombre de gens qui tirent vanité du moindremérite de leurs domestiques, exactement comme sic'était le leur : par exemple ce richissime bienheu-reux dont parle Sénèque ; quand il s'apprêtait àraconter quelque historiette, il avait sous la maindes esclaves chargés de lui souffler le texte ! Cepersonnage n'aurait pas hésité un instant à défierun pugiliste pour un combat, tout gringalet qu'ilfût lui-même, et n'ayant plus qu'un souffle de vie,mais il comptait sur une chose : il avait à domiciletoute une collection d'esclaves particulièrementbien bâtis !

Quant aux artistes de métier, à quoi bon les men-tionner ? N'ont-ils pas, tous, une Philautie très par-ticulière ? On aurait plus vite fait d'en trouver unqui voulût renoncer à son lopin de terre ancestral,plutôt qu'à son talent. C'est surtout vrai des comé-diens, des chanteurs, des orateurs et des poètes :plus ils sont incultes, plus ils sont satisfaits d'eux-mêmes avec outrecuidance, plus ils se rengorgent

* Chanteur très apprécié par l'empereur Auguste.

et bombent le torse. Ils trouvent d'ailleurs à vendreleurs salades : plus c'est bête, en effet, plus on drained'admirateurs, dès lors qu'à tous les coups c'est lepire qui plaît au plus grand nombre, puisque l'im-mense majorité des hommes, je l'ai déjà dit, estsous l'emprise de la Folie. Dans ces conditions, àpartir du moment où plus on est un incapable, pluson est content de soi et admiré d'autrui, pourquoifaudrait-il préférer une érudition authentique ? Pri-mo, elle vous coûterait chérot ; secundo, elle vousrendrait passablement plus timide et rébarbatif ; etpour finir, elle gagnerait la sympathie de beaucoupmoins de gens.

XLIII. - Je constate, à vrai dire, que la Nature- tout en inoculant à chaque individu sa forme parti-culière d'Amour de soi, de Philautie - en a injectéune collective à chaque nation, voire à chaque cité.Il s'ensuit que les Anglais revendiquent en propre,essentiellement, la beauté physique, le sens musi-cal, et les tables gourmandes. Les Ecossais se féli-citent de leur noblesse, d'un titre d'alliance avec lacouronne, sans oublier les subtilités dialectiques.Les Français prennent pour eux les mœurs poli-cées. Les Parisiens s'arrogent particulièrement lagloire de la science théologique, un quasi-monopole.Les Italiens se réservent les belles-lettres et l'élo-quence : à ce titre, ils se complimentent tous avecdélices d'être, parmi les hommes, les seuls qui nesoient pas des barbares. Dans ce genre de félicité,les Romains tiennent le premier rang, ils perpétuent

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avec une extrême délectation le rêve de l'antiqueRome. Les Vénitiens ont de leur noblesse une opi-nion qui les rend heureux. Les Grecs se font valoircomme inventeurs des arts et grâce aux célèbrestitres de gloire des héros de l'Antiquité. Les Turcs,avec tout ce ramas d'authentiques barbares, n'hé-sitent pas à revendiquer l'excellence de leur religion,ils se gaussent des chrétiens comme de vulgairessuperstitieux. Mais plus délicieux encore sont lesJuifs, qui continuent aujourd'hui d'attendre leurMessie avec une belle constance et qui, même à pré-sent, s'accrochent mordicus à leur Moïse. Les Espa-gnols ne concèdent à personne la gloire des armes.Les Allemands sont fiers de leur haute stature etde leur compétence en magie.

XLIV. - Assez de cas par cas. Vous voyez, jepense, l'étendue des plaisirs que Philautie fait naîtrepartout au profit des mortels, de chacun en parti-culier comme de tous en général. Elle a une sœurqui n'est pas loin de la valoir : c'est Flatterie. Carla Philautie, l'Amour de soi, c'est quand on se ca-resse soi-même ; si on caresse les autres, ce serade la Kolakia, de la Flatterie. A l'heure actuelle,certes, l'adulation est tenue pour une infamie, entout cas chez ceux pour qui les mots ont plus depouvoir émotionnel que les réalités. Ils estimentque flatterie et loyauté ne font pas bon ménage.Mais il en va tout autrement : l'exemple des ani-maux, notamment, pourrait le leur prouver. Quoide plus flatteur qu'un chien ? Et en même temps

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de plus fidèle ? Quoi de plus caressant que l'écu-reuil ? Mais quoi de plus ami de l'homme ? Oualors, peut-être faut-il admettre que la vie deshommes trouve mieux son compte du côté deslions farouches, des tigres impitoyables et des léo-pards agressifs. Il y a pourtant une forme d'adu-lation absolument pernicieuse qui permet à desindividus perfides et persifleurs de conduire depauvres diables à leur perte. Mais la flatterie queje patronne est l'émanation d'une âme bienveillanteet candide ; elle se rapproche beaucoup plus de lavertu que la dureté son contraire, et que cette humeurcontrariante et rechignée dont parle Horace. Maflatterie à moi relève les âmes déprimées, metdu baume sur les affligés, stimule les mollassons,réveille les empotés, soulage les malades, calmeles excités, apprivoise et stabilise les amoureux.Elle incite les enfants à l'étude des lettres, elle rendle sourire aux vieillards, elle donne aux princes,sans les heurter, des conseils et des leçons enrobésde louanges. Somme toute, elle obtient que chacunse plaise et s'estime davantage : or, c'est là un élé-ment du bonheur, peut-être le principal. Quoi deplus obligeant que deux mulets qui se grattentl'un l'autre ? Je dirai sans ambages que la flatterieest un aspect important de l'éloquence tant prisée,plus considérable encore de la médecine, et tout àfait essentiel de la poésie. En fin de compte, elleest le miel et le condiment de toutes les relationsinterpersonnelles.

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XLV. - Mais on me dit : "Etre trompé, quel mal-heur !" Eh bien, non ! Ne pas être trompé, voilà lepire des malheurs ! Il faut avoir l'esprit complète-ment dérangé pour placer le bonheur de l'hommeau niveau de la réalité des choses. Il dépend de l'idéequ'on s'en fait. La réalité, en effet, est si obscure,si multiforme, qu'elle se dérobe à toute connais-sance claire, comme l'ont très bien dit les acadé-miciens, les moins prétentieux des philosophes.

Ou alors, si l'on parvient à quelque connais-sance, il n'est pas rare qu'elle contrarie le plaisirde vivre. Enfin, l'esprit humain a été pétri de tellesorte qu'il se laisse prendre par les apparences plu-tôt que par la vérité. Voulez-vous en faire l'expé-rience pratique et concluante ? Allez à l'église écouterles sermons. S'il y a une question sérieuse au pro-gramme, tout le monde dort, bâille, se morfond.Si le Vociférateur (pardon, je voulais dire le Prédi-cateur) attaque, comme cela est fréquent, avec unehistoriette de bonne femme, tout le monde se réveille,se redresse, écoute bouche bée. Même constatations'il y a un saint quelque peu fabuleux et poétique- mettons dans le genre de Georges, de Christopheou de Barbe - vous verrez qu'on le prie bien plusdévotement que Pierre ou Paul ou même le Christ.Mais ces questions sont ici déplacées.

Voilà donc un surcroît de bonheur qui ne coûtevraiment pas cher. En effet, pour acquérir les chosesdans leur réalité, il faut parfois prendre beaucoupde peine. Même pour les plus frivoles, comme lagrammaire. Mais s'approprier les choses en idée,

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quoi de plus facile ? Et cette idée en tête génèrepourtant du bonheur, tout autant et même plus que laréalité. Une supposition : si un homme se nourritde salaisons pourries, dont personne ne supporte-rait la puanteur, mais leur trouve un goût d'ambroi-sie, dites-moi, je vous prie : qu'est-ce que cela changeà son plaisir ? Inversement, prenez quelqu'un à quil'esturgeon donne la nausée : qu'apportera-t-il à sajoie de vivre ? Si une femme d'une laideur incom-parable est considérée par son mari comme unedigne rivale de Vénus, est-ce que tout ne se passepas comme si elle était réellement belle ? Si quel-qu'un se pâme d'admiration devant un méchanttableau tartiné de rouge et de jaune, avec l'intimeconviction qu'il est d'Apelle ou de Zeuxis, est-cequ'il ne sera pas plus heureux que celui qui auraacheté au prix fort une œuvre de ces artistes, et quirisque de prendre moins de plaisir à la regarder ?Je connais bien quelqu'un (il porte mon nom*) quia offert à sa jeune épousée un lot de pierres fausses ;beau parleur comme il est, il l'a persuadée non seu-lement qu'elles étaient authentiques et naturelles,mais d'une valeur unique et inestimable. Dites-moi :pour la jeune femme, quelle différence ? Pour sesyeux, pour son esprit, cette verroterie n'en consti-tuait pas moins une plaisante pâture ! Elle n'enrangeait pas moins ces babioles par-devers elle, lescachant comme un trésor extraordinaire. De son

* Clin d'œil probable d'Erasme à son ami Thomas More (laFolie, en grec, se nomme Moria. Cf. la lettre de dédicace).

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côté, son mari évitait une grosse dépense et tiraitavantage de l'illusion de sa femme : elle lui étaitaussi attachée que s'il lui avait fait un présent trèscoûteux. Quelle différence y a-t-il donc, selonvous, entre les hommes qui, dans la caverne dePlaton, contemplent les ombres et les images desobjets réels, sans rien désirer de plus, contents deleur sort, et le sage sorti de la caverne, qui découvrela réalité des choses ? Supposons que Mycille, lesavetier de Lucien*, ait eu le loisir de prolonger sonrêve d'opulence dorée : il n'aurait eu aucun motifde souhaiter un bonheur d'une autre nature. Dedeux choses l'une par conséquent : ou il n'y a pasde différence, ou s'il y en a une, c'est encore la con-duite des fous qui est préférable. Primo, parce queleur bonheur ne leur coûte guère, tout juste un peud'autosuggestion ; et puis, c'est une jouissance quileur est commune avec la plupart des gens.

XLVI. - En fait, on ne jouit d'un bien que s'ilest partagé. Or, on sait bien qu'il y a grande disettede sages, si tant est qu'on puisse en trouver un.Du reste, après tant de siècles, les Grecs en comp-tent sept en tout ; et moi, ma parole ! je consensqu'on me coupe la tête si, après vérification minu-tieuse, on trouve encore une moitié ou même untiers de sage.

* Dans le Songe ou le Coq, Lucien de Samosate évoque unpauvre savetier réveillé par son coq, alors même que, dansun songe, il se voyait possesseur d'un trésor.

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Voyez donc Bacchus : parmi tant de bienfaits donton le crédite, le premier c'est qu'il rince l'âme deses soucis, à vrai dire pour bien peu de temps, carils reviennent au triple galop, comme on dit, dèsqu'on a cuvé sa piquette ; eh bien !, mon actionbienfaisante à moi, elle est beaucoup plus radicaleet beaucoup plus persistante ! Avec moi, l'âme con-naît une ivresse perpétuelle, elle fait le plein dejoies, de délices et d'exaltation, sans le moindreinconvénient. Et je refuse tout net que quiconquesoit privé de mes faveurs, tandis que celles desautres divinités sont octroyées à des catégoriesdéterminées. Il ne naît pas partout "ce vin géné-reux, gouleyant, qui chasse les soucis, avec lequelon verse les trésors de l'espérance*". Peu de créa-tures reçoivent de Vénus le don gracieux de labeauté ; moins encore, l'éloquence, présent de Mer-cure. Plutôt rares sont les gens que la faveur d'Her-cule a promus jusqu'à la fortune. Quant au pouvoir,le Jupiter homérique ne le concède pas à n'importequi. Mars, maintes fois, ne soutient aucun des deuxbelligérants. Que de gens consultent Apollon ets'en reviennent tristes ! Souvent Jupiter lance safoudre ; les flèches de Phébus, parfois, sont por-teuses de la peste. Neptune engloutit plus de gensqu'il n'en sauve, et je ne cite que pour mémoireles Véjoves, les Plutons, les Atès, les Châtiments,les Fièvres et autres entités de ce genre, qui ne sontpas des dieux, mais des tortionnaires. Moi seule, la

* Citation d'Horace, Epodes, I, 15, 19.

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Folie, j'élargis à tout le monde indistinctement mabienveillance toujours en éveil.

XLVII - Je ne vis pas dans l'attente de vœux,je ne pique pas de colère pour exiger des offrandesexpiatoires si un détail a été escamoté dans unecérémonie. Les autres dieux sont si pointilleux enla matière qu'on a plutôt intérêt, pour être tran-quille, à les négliger qu'à les honorer. Pareillement,il est des hommes si susceptibles, des écorchés vifssi aisément irritables qu'il vaut cent fois mieux lesavoir comme ennemis patentés que comme fami-liers. Mais personne, me dit-on, n'offre de sacri-fices à la Folie, personne ne lui élève de temple.Très juste ! Et je m'étonne assez - je l'ai dit - d'unepareille ingratitude. Mais, facile à vivre comme jesuis, je prends la chose du bon côté : ces honneurs-là, d'ailleurs, je serais incapable de seulement lesdésirer. En effet, que me chaut d'exiger un peu d'en-cens ou de farine, un bouc ou une truie, quand lesmortels, partout dans le monde, me rendent un culteque les théologiens eux-mêmes approuvent sansréserve ? Faudrait-il que je sois jalouse de Diane,sous prétexte qu'à elle on offre du sang humain ?J'estime, pour ma part, que partout les hommes,tous autant qu'ils sont, me rendent un culte émi-nemment religieux, quand ils m'accueillent dansleur cœur, me reflètent dans leur conduite, ont unevie à mon image. En vérité, cette façon de rendreun culte aux saints n'est pas monnaie courante chezles chrétiens. Ils sont légion à offrir à la Vierge

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mère de Dieu un mini-cierge en plein midi : ellen'en a que faire ! Mais bien rares sont ceux qui ten-tent d'imiter sa chasteté, sa modestie, son amourdes choses célestes. Or, c'est là justement le cultevéritable, et de loin le plus apprécié par les hôtesdes cieux. Pourquoi, d'ailleurs, désirerais-je untemple, puisque le monde entier me tient lieu detemple, et le plus beau, sauf erreur de ma part ?Là où je n'ai pas de fidèles, c'est qu'il n'y a pasd'hommes. Et je ne suis pas assez folle pour exi-ger qu'on me statufie ou qu'on me peinturlure surdes tableaux bariolés ; ces images font plutôt du tortà notre culte, car les crétins et les balourds adorentles images à la place des dieux.

Dans ces cas-là, nous vivons la même expérienceque ceux qui se font éjecter par leurs représentants.Pour m'honorer, j'ai autant de statues, je crois, qu'ily a d'hommes, car bon gré mal gré chacun d'euxest ma vivante image. Voilà pourquoi je n'ai rien àenvier aux autres dieux, chacun ayant ses lieux deculte spécifiques, et encore à des jours bien déter-minés : Phéhus à Rhodes, Vénus à Chypre, Junonà Argos, Minerve à Athènes, Jupiter sur l'Olympe,Neptune à Tarente, Priape à Lampsaque. Tandis quemoi, c'est globalement l'univers entier qui me four-nit sans trêve des victimes bien plus précieuses.

XLVIII. - Et si quelqu'un s'imagine qu'il y adans mes propos plus de forfanterie que de vérité,alors allons-y, examinons un peu la vie réelle deshommes, pour montrer au grand jour à la fois

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l'étendue de leur dette envers moi et la grandeestime en laquelle ils me tiennent, tant les puis-sants que les misérables. Mais n'allons pas dresserl'inventaire exhaustif de toutes les vies, ce seraittrop long, limitons-nous aux plus remarquables,à partir de là on pourra aisément juger des autres.A quoi bon, en effet, revenir sur le vulgaire et lesgens du commun, qui m'appartiennent, sans con-teste, tout entiers ? Tant de formes de folie s'y déve-loppent, et tous les jours il s'en invente tant denouvelles, qu'il n'y aurait pas assez de mille Démo-crites* pour brocarder tous ces ridicules. D'ailleurs,ces mille Démocrites-là auraient besoin d'un Dé-mocrite supplémentaire pour les brocarder à leur tour.Et même vous ne sauriez croire combien d'occa-sions de rire, combien d'amusements délectablesles homoncules fournissent chaque jour aux dieuxd'en haut. Car ils réservent leurs heures sobresd'avant midi au règlement des litiges et à l'écoutedes vœux. Mais dès l'instant où ils sont ivres denectar, et n'ont plus le cœur aux affaires sérieuses,ils montent au point culminant du ciel, ils s'installentet se penchent pour observer les activités des hommes.Ce spectacle est un régal à nul autre pareil. Dieuimmortel ! Quel théâtre est-ce là ! Comme il estbigarré ce charivari de fous !

Car souvent moi aussi je m'assieds dans lesrangs des dieux de la poésie. Cet homme dépéritpour une petite nana, et moins il est aimé, plus son

* Cf. Préface, note p. 16.

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amour est effréné. Cet autre prend pour épouseune dot, pas une femme. L'un prostitue sa femme,l'autre l'espionne : il est jaloux comme Argus*. Envoici un qui est en deuil : Misère ! Que de foliesalors, en paroles et en actes ! Il en vient à payer devagues histrions pour jouer la comédie de la dou-leur ! En voici un qui pleure sur la tombe de sabelle-mère ! Et celui-ci : il racle tous les fonds detiroir ici ou là, et abandonne tout son bien à sa chèrepetite bedaine, quitte à crever vaillamment de faimà brève échéance. Tel autre fait du sommeil et dufarniente le comble du bonheur. Il existe des gensqui déploient sans arrêt une activité vibrionnantepour faire avancer les affaires des autres, et négli-gent les leurs. En voici un qui se croit riche avecl'argent d'autrui qu'il a emprunté : bientôt il seracuit ! Pour un autre le bonheur suprême est de vivrepauvre et d'enrichir son héritier. Celui-ci, pour unprofit bien maigre et de plus incertain, vole de meren mer et risque au hasard des flots et des ventsune vie qu'aucun argent ne saurait lui rendre. Celui-là préfère la guerre pour chercher fortune, et renonceà la sécurité tranquille du chez soi. Vous avez aussides gens qui estiment que le chemin le plus com-mode pour parvenir à la fortune consiste à jeterses filets sur des vieillards sans héritiers. Dansle même esprit, il n'est pas rare que certains jolis

* Argus passait pour avoir cent yeux. Il avait la mission desurveiller Io, ex-maîtresse de Zeus transformée en vache parla jalousie d'Héra.

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cœurs préfèrent comme gibier les vieilles damesfortunées. Mais il y a un moment où ces deux caté-gories de lascars fournissent aux dieux qui lesregardent une jouissance non pareille, c'est quandils sont élégamment bernés par ceux-là mêmesqu'ils voulaient piéger.

L'engeance la plus folle et la plus vile est celledes marchands, car ils se consacrent à l'activité laplus vile, et cela avec les méthodes les plus viles :le mensonge tous azimuts, le parjure, le vol, lafraude, l'abus de confiance, et malgré tout ils pré-tendent passer avant tous les autres, au motif qu'ilsont les doigts couverts de bagues en or. Et il nemanque pas de moinillons flagorneurs pour lesadmirer, leur donner du "vénérables" en public, àseule fin, bien évidemment, de récupérer pour eux-mêmes quelque mini-portion de ces biens mal acquis.Ailleurs, vous voyez des pythagoriciens si fortpersuadés de la communauté des biens, que toutce qu'ils trouvent sans surveillance à leur portée,où que ce soit, ils le raflent d'un cœur léger commele fruit d'un héritage. Il y a des gens qui ne sontriches que de leurs souhaits ; avec les jolis rêvesqu'ils s'inventent, ils estiment avoir leur contentde bonheur. Quelques-uns, ravis de passer pourriches à l'extérieur, meurent de faim chez eux, depropos délibéré. Celui-ci s'empresse de dissiperla totalité de ses biens, celui-là thésaurise et tousles moyens sont bons. L'un revêt la toge blanchepour briguer les charges publiques, l'autre s'aimeen privé au coin du feu. Bon nombre s'aventurent

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dans des procès dont ils ne verront jamais la fin, etles parties adverses font assaut d'agressivité, pourenrichir de concert le juge qui les lanterne et l'avo-cat qui les trahit. L'un se passionne pour les pro-jets novateurs, l'autre s'engage dans quelque vasteentreprise. En voici un qui est de taille à s'en allerjusqu'à Jérusalem, Rome ou Saint-Jacques, en pla-quant femme et enfants à la maison. En somme,si, du haut de la lune, comme autrefois Ménippe,vous pouviez observer le grouillant tohu-bohu desmortels, vous croiriez voir une nuée de mouchesou de moucherons qui se rouent de coups, se fontla guerre, se tendent des pièges, se livrent au pil-lage, aux divertissements, à la débauche, qui nais-sent, déclinent et meurent. Incroyables sont lestroubles et les tragédies que déclenche ce minus-cule animalcule, voué à une mort si prompte ! Caril suffit parfois que surgisse une courte guerre ouune épidémie pour en faucher mortellement desmilliers d'un seul coup.

XLIX. - Mais je serais moi-même folle à outranceet bien digne de tous les ricanements de Démocrite,si je m'éternisais à énumérer les formes de folie etd'insanité chez le tout-venant du peuple. J'en viensdonc aux mortels qui font voir des dehors de sagesseet convoitent, comme on dit, la palme d'or.

Parmi eux, le premier rang revient aux gram-mairiens : rien de plus calamiteux assurément quecette race d'hommes, rien de plus disgracié, rien quisoit plus mal aimé des dieux, si moi je n'étais pas

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là pour atténuer les inconvénients de leur pitoyableprofession avec un peu de folie douce. En effet, ilsne sont pas sous le coup de cinq malédictions seu-lement (en l'occurrence les cinq présages inquié-tants qu'indique une épigramme grecque), mais deplusieurs centaines : ces gens-là, éternellementfaméliques et crapoteux dans leurs écoles - quedis-je leurs écoles ?, c'est plutôt leurs cachots cafar-deux, leurs galères, ou même leurs chambres detorture, se décatissent à la tâche parmi des flopéesde marmots, deviennent sourds à force de hurler,s'étiolent dans la puanteur et la crasse, mais par uneffet de ma bonté, ils ont l'illusion de tenir le pre-mier rang parmi les hommes. Comme ils jubilentd'autosatisfaction, quand leur mimique et leurs coupsde gueule terrorisent une classe tremblante, quandils abîment les malheureux à coups de férule, deverge et de martinet, quand ils tempêtent à tout vasur tous les tons, comme le fameux âne de Cumes* !En attendant, pour eux, cette crasse, c'est le chic àl'état pur, leur puanteur sent bon la marjolaine, ilsprennent si bien leur très lamentable servitudepour une autorité royale, qu'ils ne troqueraient pasleur tyrannie contre le pouvoir de Phalaris ou deDenys. Mais ils tirent plus de béatitude encorede la conviction qu'ils sont d'authentiques savants.Et qu'importe s'ils gavent les enfants de pures

* Cet âne, revêtu d'une peau de lion, avait semé la terreurjusqu'au jour où, la supercherie découverte, il fut reconduità son étable à grands coups de bâton.

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extravagances ! Dieux du ciel ! Ils ne s'en estimentpas moins très supérieurs à tous les Palémon, àtous les Donat ! Et ils réussissent étonnammentbien, par je ne sais quel tour de magie, à se fairepasser pour ce qu'ils croient être, auprès des mèrespoules sans cervelle et des pères idiots. Ajoutez-y encore un plaisir de nature différente : à chaquefois que l'un de ces quidams tombe, dans un vagueparchemin pourri, sur le nom de la mère d'Anchiseou sur un mot qui échappe au vulgaire, commebubsequa, bovinator, manticulator, ou qu'il déterrequelque part une inscription mutilée sur un vieuxfragment de pierre, alors, ô Jupiter !, quelle exalta-tion, quels triomphes ! quels éloges ! A croire qu'ilsont vaincu l'Afrique ou pris Babylone ! Et puisquand ils font étalage de leurs vers de pacotille(des platitudes complètement débiles, mais qui nemanquent pas d'admirateurs), alors là, ils croienttout de bon que l'âme de Virgile est venue les habi-ter ! Mais le plus savoureux, c'est la règle qu'ilsont adoptée de s'admirer, de se féliciter les uns lesautres : ah ! ces guilis-guilis réciproques ! En revan-che, si l'un d'eux trébuche sur le moindre mot, etqu'un autre, plus vigilant, ait la chance de le prendreen flagrant délit, alors par Hercule ! quelle tragé-die aussitôt ! Comme on ferraille ! Quelles injures,quelles invectives ! Je consens que tous les gram-mairiens se liguent contre moi si je mens tant soitpeu ! Je connais un homme au savoir pluridiscipli-naire (grec, latin, mathématiques, philosophie, mé-decine, et le tout à un niveau magistral), le voici

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sexagénaire, et il y a plus de vingt ans qu'il a toutquitté pour se casser la tête et se faire souffrir àl'étude de la grammaire : il s'estimera heureux s'ilpeut vivre assez longtemps pour établir avec certi-tude les critères permettant de distinguer les huitparties du discours, chose qu'à ce jour aucun Grecni aucun Latin n'a parfaitement réussie... On diraitque c'est un casus belli, de ranger la conjonctionsous les lois qui régissent l'adverbe ! Et voilà pour-quoi, comme il existe autant de grammaires que degrammairiens, et même davantage (puisque notreami Aide*, par exemple, en a publié plus de cinq àlui tout seul), notre spécialiste n'en laisse passeraucune, si inculte et indigeste soit-elle, sans l'éplu-cher et la décortiquer, car il est jaloux de toute per-sonne qui se lance dans quelque élucubration surle sujet ; il tremble, le pauvre, qu'on le dépouille desa gloire : tant d'années de travaux en pure perte !Insanité ? Folie ? Appelez cela comme vous vou-lez. Pour moi, cela n'a guère d'importance, mais àune condition : avouez que c'est grâce à mon actionbienfaisante que l'animal le plus malheureux de tous,et de loin, atteint un tel niveau de félicité qu'il nevoudrait pas troquer son sort, même contre celuides rois de Perse.

L. - La dette des poètes envers moi est moins im-portante, même si, de leur propre aveu, ils font partie

* Aide Manuce l'Ancien, savant humaniste et imprimeur ita-lien, ami d'Erasme et de Pic de la Mirandole.

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de mon obédience : ne sont-ils pas, comme dit le pro-verbe, une race d'hommes libres, dont l'unique ambi-tion est de charmer l'oreille des fous, et cela avecde pures bagatelles et des fables qui prêtent à rire. Etdire que, pourtant - la chose est admirable ! -, ilsse fondent là-dessus pour se promettre l'immortalité,une vie pareille à celle des dieux, et qui plus est lagarantir à d'autres. Philautia l'Amour-propre etKolakia la Flatterie sont particulièrement prochesdu clan des poètes. Aucune catégorie de mortels nem'honore avec plus de simplicité et de constance.

Et maintenant les rhéteurs. Même si, je l'avoue,il leur arrive de trahir et de s'acoquiner avec les phi-losophes, ils sont eux aussi de notre obédience, etla meilleure preuve - entre autres- c'est (laissonsde côté certaines bagatelles) qu'ils ont tant écritet si pertinemment sur l'art de plaisanter. C'est sivrai que l'auteur, quel qu'il soit, de la Rhétoriqueà Hérennius, range la folie elle-même parmi lesdifférents types de facétie. Preuve supplémentaire :chez Quintilien (de loin le numéro un de la confré-rie) on trouve un chapitre-fleuve sur le rire, pluslong que l'Iliade : Les rhéteurs accordent tant depouvoir à la Folie que maintes fois, se trouvant àcourt d'arguments face à une difficulté, ils l'élu-dent par le biais du rire. l' aurait-il quelqu'un, parhasard, pour soutenir que la Folie n'a pas vocationà provoquer les éclats de rire par des propos hila-rants, et cela dans les règles de l'art ?

De la même farine sont les gens qui, en publiantdes livres, escomptent une gloire immortelle. Tous

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me doivent énormément, mais surtout ceux quibarbouillent le papier de pures sottises. Car ceuxqui pratiquent une écriture savante pour la sou-mettre à l'appréciation d'une poignée de doctes, etqui ne récuseraient pas d'être jugés par Persius ouLaelius, je les trouve franchement plus à plaindreque bienheureux ; ils s'imposent, en effet, des tor-tures sans fin : ils ajoutent, modifient, retranchent,abandonnent, reprennent, remanient, font lire,rangent huit ans dans un tiroir, et ne sont jamaissatisfaits de leur travail ; et les félicitations qu'ilsreçoivent d'un tout petit nombre de gens sont unerécompense insignifiante qu'ils paient très cher :que de veilles ! quelle perte de sommeil, le plusdoux de tous les biens ! que de transpiration et detourments ! Ajoutez-y la détérioration de la santé,la mise à mal de la beauté, la baisse de la vue, voiresa perte, la pauvreté, les envieux, le renoncementaux plaisirs, la vieillesse précoce, la mort préma-turée, et bien d'autres misères à l'avenant. Ce sagetrouve normal d'avoir à payer par tant d'épreuvesl'approbation d'un ou deux bigleux !

Mon écrivain à moi, au contraire, dans son délire,jouit d'un bonheur supérieur ! Jamais il ne veille.Tout ce qui lui passe par la tête, tout ce qui lui vientsous la plume, il le confie à l'écriture, ça ne luicoûte qu'un peu de papier, car il n'ignore pas que,plus jobardes seront ses jobardises, plus la massel'applaudira, autrement dit tous les fous et les igno-rantins. La belle affaire si trois docteurs font la finebouche, en admettant qu'ils l'aient lu ! Et quelle

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valeur pourrait avoir le vote hostile d'un si petitnombre de sages, face à la foule immense de ceuxqui en redemandent ? Mais il y a plus astucieuxencore : ceux qui publient sous leur nom les ouvragesd'autrui ; ils s'adjugent bruyamment la gloire qu'unautre a méritée au prix d'une laborieuse gestation.L'idée qui manifestement les soutient, c'est que,même si leur plagiat vient à être parfaitementdémontré, ils en auront malgré tout tiré profit uncertain temps. Ça vaut la peine, de voir comment cesgens-là se rengorgent, quand le public les encense,quand on les montre du doigt dans la foule C'estlui, le fameux Machin Chose /, quand ils sont aupremier rang des devantures de libraires, quand leurstrois noms* s'étalent en haut de chaque page, desnoms en général étrangers, plutôt cabalistiques.Mais, Dieu immortel !, que sont-ils d'autre que desnoms ? Des noms destinés, d'ailleurs, à être con-nus de fort peu de gens, eu égard à la vastitude del'univers, et appréciés de beaucoup moins encore,puisque les goûts divergent, même chez les non-connaisseurs. Et puis, qu'en dites-vous, il n'est pasrare que ces noms eux-mêmes soient forgés detoutes pièces ou empruntés à des livres anciens.Télémaque par-ci, Stélène ou Laerte par-là, Poly-crate pour l'un, Thrasymaque pour l'autre, ces nomsles comblent d'aise. D'ailleurs, cela reviendrait aumême si ces ouvrages étaient attribués à quelqueCitrouille ou Caméléon, ou si on les désignait par

* A la façon des Romains : le prénom, le gentilice, le surnom.

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Alpha et Bêta, comme font souvent les philosophes.Mais le plus croquignolet, ce sont les lettres, lesvers, les éloges qu'ils échangent pour se compli-menter mutuellement, de fou à fou, d'ignorant àignorant. Si Machin exalte Trucmuche au rang d'unAlcée, Trucmuche fait de lui un Callimaque. Si Untelfait de Tartempion un super-Cicéron, Tartempionle proclame plus savant que Platon. Parfois mêmeils sont en quête d'un antagoniste, dont la rivalitépourrait amplifier leur propre notoriété.

Alors, en effet, "Le public hésitant se partage endeux camps*", jusqu'au jour où les deux cham-pions, ayant bien combattu, sont proclamés tousles deux vainqueurs et triomphent tous les deux.Les sages se moquent, ils voient là d'éminentesfolies, et c'est la vérité. Qui dit le contraire ? Maisen attendant je suis la bienfaitrice qui leur vautune vie délicieuse ; ils n'échangeraient même pasleurs triomphes contre ceux des Scipions. Et puisce n'est pas tout, les savants aussi ont beau prendreun plaisir extrême à rire de ces folies, et trouverjouissive la déraison d'autrui, ils n'en sont pas moinsmes débiteurs eux-mêmes, et pas qu'un peu, ils nesauraient le contester sans être de formidables ingrats.

LI. - Parmi les érudits, les jurisconsultes reven-diquent la toute première place. Ils sont inégaléspour ce qui est de l'autosatisfaction : avec la persé-vérance de Sisyphe roulant son rocher, ils entassent

* Cf. Virgile, Enéide, II, 39.

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des centaines de lois sans reprendre leur souffle(peu importe quel rapport elles peuvent avoir avecl'affaire), ils empilent gloses sur gloses, opinionssur opinions, et font tout pour que leur disciplineait l'air d'être la plus difficile de toutes. A leursyeux, en effet, tout ce qui est pénible est ipso factoméritoire.

Mettons dans le même sac les dialecticiens etles sophistes : cette engeance fait plus de tapageque tout l'airain de Dodone* et n'importe lequeld'entre eux ferait mieux, comme moulin à paroles,que vingt femmes sélectionnées. Ils seraient pour-tant plus heureux s'ils se bornaient à être verbeux,mais ils sont chamailleurs par-dessus le marché, àtelle enseigne qu'ils se battent à l'épée, avec hargne,pour de la laine de chèvre**, et qu'à force de dis-cutailler ils perdent de vue la vérité neuf fois surdix. Cependant, leur amour-propre les rend heureux,du moment que leur panoplie de trois syllogismesleur permet de s'attaquer sans hésiter à n'importequi sur n'importe quoi. D'ailleurs, entêtés commeils sont, ils deviennent imbattables, eussent-ilsaffaire à Stentor***.

* Sanctuaire de Zeus en Epire, célèbre par son bois de chênessacrés. Les vases d'airain suspendus aux branches et agitéspar le vent produisaient des sons qu'interprétaient les prêtres.** C'est-à-dire pour trois fois rien. Expression tirée d'Horace,Epodes,!, 18, 15.*** Sa voix, selon Homère, pouvait couvrir celle de cinquantehommes criant à la fois.

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LII. - Après eux s'avancent les philosophes : labarbe et le manteau les rendent vénérables, eux seulsdétiennent la sagesse, proclament-ils, tous les autresmortels n'étant qu'ombres flottantes. Ah ! qu'il estdélicieux leur délire, quand ils édifient des mondesinnombrables, quand ils mesurent le soleil, la lune,les étoiles, les sphères, comme s'ils avaient en mainsle cordeau pour cela, quand ils vous expliquent lepourquoi de la foudre, des vents, des éclipses etautres phénomènes inexplicables, sans la moindrehésitation : ne dirait-on pas que la Nature, archi-tecte universelle, les a mis dans la confidence deses secrets, et qu'ils nous arrivent du conseil desdieux ? Mais la Nature se moque royalement d'euxet de leurs conjectures. En vérité, rien chez eux n'estsûr et certain, et en voici une preuve qui devraitsuffire : toutes ces querelles à rallonges sans finqu'ils ont entre eux sur chacune des questions. Cespersonnages ne savent rien de rien, ils se font fortde tout savoir. Ils sont ignorants d'eux-mêmes, illeur arrive aussi (problème de vue très souvent, ouc'est l'esprit qui bat la campagne) de ne pas voir lefossé ou le caillou sur leur route. Eh bien !, malgrétout, ils se flattent de voir les idées, les universaux,les formes séparées, les éléments premiers, les quid-dités, les eccéités, toutes choses si ténues que Lyncéelui-même serait incapable, je crois, de les perce-voir. Mais les occasions où se marque le mieuxleur mépris du profane vulgaire, c'est quand, avecleurs triangles, quadrilatères, cercles, et autres figuresmathématiques qui se chevauchent, s'enchevêtrent

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en une sorte de labyrinthe, avec aussi des lettresrangées en ordre de bataille, puis qu'on retrouvecombinées entre elles de mille façons, ils enté-nèbrent les esprits peu avertis. Il y en a même dansle lot qui prédisent aussi l'avenir en consultant lesastres, promettent des miracles plus forts que lamagie et trouvent - les veinards ! - des gogos poury croire.

LIII. - J'en arrive aux théologiens. Peut-êtrevaudrait-il mieux les passer sous silence, ne pasremuer le marais de Camarine*, ne pas touchercet anagyre** qui sent mauvais, car nous avons làune race étonnamment sourcilleuse et irritable : ilspourraient fort bien lancer contre moi, groupées enescadron, des centaines de conclusions, faire pres-sion pour que je me rétracte, et en cas de refus,proclamer aussitôt que je suis hérétique. Car c'estune habitude chez eux, de terroriser ceux qui leurdéplaisent, en brandissant illico cette foudre. Ilssont de loin les plus récalcitrants pour reconnaîtremes bienfaits, pourtant j 'ai bien des titres à leurreconnaissance. D'abord, par la vertu de leur amour-propre, ils vivent heureux comme si le septièmeciel était leur résidence attitrée, et de ces hauteursils voient le reste des mortels comme un vil bétail

* Ville de Sicile, voisine d'un marais nauséabond. Son assè-chement facilita une invasion des ennemis. D'où le dicton"Ne pas remuer Camarine" signifiant "éviter un danger".** Arbrisseau d'une odeur désagréable (Anagyris fœtida).

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se traînant au ras des pâquerettes, et dont ils ontvaguement pitié. Autre exemple : ils bénéficientdu rempart que dresse autour d'eux un bataillonserré de définitions magistrales, conclusions,corollaires, propositions explicites et implicites etils ont une pléthore de positions de repli, Vulcainlui-même avec ses filets ne saurait les coincer,sans qu'ils se dérobent grâce à des distinctionscapables de trancher à l'aise tous les nœuds, aussibien que la hache à double tranchant de Ténédos,car ils disposent d'une infinité de termes inventésde fraîche date et d'un vocabulaire époustouflant.Ils ont aussi la chance d'expliquer à leur fantai-sie les arcanes des mystères sacrés : comment lemonde a été créé et structuré, par quels canaux latache du péché s'est transmise à la postérité ; parquels moyens, jusqu'à quel point, et à quel instantle Christ s'est trouvé achevé dans le ventre dela Vierge ; comment, dans l'Eucharistie, les acci-dents demeurent quand la substance change. Maisce sont là des thèmes usés jusqu'à la corde. Envoici qu'ils jugent vraiment dignes des théologiensd'envergure et illuminés, pour parler leur langage,des questions qui les émoustillent chaque foisqu'elles viennent sur le tapis : La génération divines'est-elle accomplie à un instant précis ? l' a-t-ilplusieurs filiations dans le Christ ? Est-ce quela proposition "Dieu le Père hait son Fils" estpossible ? Dieu aurait-il pu s'incorporer sous lesapparences d'une femme, d'un diable, d'un âne,d'une citrouille, d'un caillou ? Mais alors, comment

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la citrouille aurait-elle été à même de prêcher,d'accomplir des miracles, d'être clouée sur la croix ?Qu'aurait consacré Pierre, s'il l'avait fait au mo-ment même où le Christ était suspendu à la croix ?Est-ce qu'on aurait pu dire qu'à cet instant-là leChrist était un homme ? Et après la résurrection,sera-t-il permis de boire et de manger ? En voilàqui ne sont pas en retard pour se prémunir contrela soif et la faim !

Ils ont d'innombrables façons, plus subtiles en-core, de couper les cheveux en quatre, à proposdes notions, des relations, des formalités, quidditéset eccéités, toutes choses que personne ne sauraitentrevoir, à moins d'être un Lyncée, et encore auxyeux assez perçants pour voir au plus profond desténèbres ce qui n'a d'existence nulle part. Ajoutez-y à présent leurs fameuses sentences, tellementparadoxales que les maximes des stoïciens appe-lées paradoxes paraissent, en comparaison, des pon-cifs éculés, des lieux communs qui courent les rues.Voici un échantillon : "Le crime est moins grandd'égorger un millier d'hommes que de coudre uneseule fois la chaussure d'un pauvre le jour du Sei-gneur" et encore "Mieux vaut accepter que l'uni-vers entier périsse, avec, comme on dit, tout sonfourniment, plutôt que de dire un seul mensonge,si minime soit-il". La multiplicité des courants dela scolastique rend plus subtiles encore des subtili-tés déjà subtilissimes, et l'on s'extraierait plus vited'un labyrinthe que des entortillements des réa-listes, nominalistes, thomistes, albertistes, occamistes,

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scotistes, et je suis incomplet, je n'ai cité que lesprincipaux courants. Tous comportent tant d'érudi-tion, tant de complexité que les apôtres eux-mêmesauraient besoin, je crois, d'un nouveau Saint-Espritpour engager une controverse sur ces matières avecces théologiens d'un nouveau genre. Paul a donnédes marques de sa foi, mais il en propose une défi-nition qui n'a rien de magistral, quand il dit : "Lafoi est la substance des biens que l'on espère, et lapreuve des réalités qu'on ne voit pas." De mêmepour la charité : il l'a pratiquée excellemment, maisil ne se conforme guère à la dialectique quand il ladéfinit et l'analyse, au chapitre XIII de sa premièreépître aux Corinthiens. Les apôtres consacraientpieusement l'Eucharistie, cela ne fait aucun doute,mais supposez qu'on les ait interrogés sur leterminus a quo et le terminus ad quem*, sur latranssubstantiation, sur la façon, pour un mêmecorps, d'être présent en des lieux différents, sur lesdifférences entre le corps du Christ au ciel aujour-d'hui, jadis sur la croix, et encore dans le sacrementde l'Eucharistie, sur l'instant précis où s'opère latranssubstantiation, étant donné que la formule àcet effet comprend une suite de mots distincts dansle flux de la durée, eh bien ! j'ai le sentiment qu'ilsn'auraient pas répondu avec la même subtilité péné-trante que les scotistes dans leurs dissertations etdéfinitions concernant ces sujets. Les apôtres

* Point de départ et point d'aboutissement d'un processus,ici, celui de la transsubstantiation eucharistique.

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connaissaient personnellement la mère de Jésus,mais y en a-t-il un seul qui ait démontré aussi phi-losophiquement que nos théologiens comment ellea été préservée de la souillure d'Adam ? Pierres'est vu confier les clefs par Celui qui ne les auraitpas données à un homme indigne, je me demandepourtant s'il aurait été en mesure de comprendrecomment le détenteur des clés de la science pou-vait ne pas être en même temps le détenteur de lascience ; il y a là, en tout cas, une subtilité dont ilne fait mention nulle part. Les apôtres baptisaientde tous côtés ; malgré cela, nulle part ils n'ont donnéde leçons sur la cause formelle, matérielle, effi-ciente et finale* du baptême ; quant à son carac-tère délébile ou indélébile, pas un mot non pluschez eux. Ils adoraient, certes, mais en esprit, s'entenant à la parole évangélique : "Dieu est esprit,ceux qui l'adorent doivent le faire en esprit et envérité." Mais il n'y a nulle apparence qu'on leurait alors révélé l'obligation de vouer une adorationidentique à une piètre image tracée au charbon surun mur, comme s'il s'agissait du Christ en per-sonne, dès l'instant qu'elle donne à voir les deuxdoigts dressés, les cheveux longs, et trois rayonssur l'auréole plaquée contre l'occiput. Qui pourraity comprendre quelque chose, à moins d'avoir sacri-fié trente-six années de sa vie à la physique et lamétaphysique d'Aristote et de Scot ? Il est fréquent

* Distinction chère aux scolastiques, et largement inspiréedes "quatre causes" d'Aristote.

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que les apôtres évoquent la grâce, mais ils ne recou-rent nulle part à une distinction entre la grâceoctroyée gratuitement et la grâce gratifiante. Ilsexhortent aux bonnes œuvres, mais sans établir undistinguo entre l'œuvre opérante et l'œuvre opé-rée. Ils recommandent un peu partout la charité,mais sans établir de clivage entre l'infuse et l'ac-quise, et ils n'élucident pas si elle est substance ouaccident, chose créée ou incréée. Ils ont horreur dupéché, mais que je meure s'ils ont été à même dedéfinir scientifiquement ce que nous appelonsle péché ; il aurait fallu qu'au préalable l'espritdes scotistes leur ait fait la leçon ! On ne sauraitm'amener à croire que Paul, dont le savoir person-nel peut servir de référence pour celui des autresapôtres, aurait si souvent condamné les questions,les discussions, les généalogies, et, comme il ditles logomachies, s'il avait été expert en arguties,étant donné surtout qu'en ce temps-là les querelles,les débats, restaient d'une simplicité rustique, parrapport aux subtilités de nos maîtres, qui vont au-delà même de celles d'un Chrysippe*.

Ces messieurs sont, au demeurant, d'une modes-tie remarquable : si les apôtres ont écrit quelquechose d'approximatif, d'insuffisamment doctoral,ils ne condamnent pas le passage, mais ils le com-mentent correctement, par déférence, bien sûr, en-vers leur ancienneté et leur titre d'apôtres. Et puis,

* Stoïcien de Cilicie (282-208), resté célèbre par la subtilitéde sa dialectique.

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franchement, il aurait été peu équitable d'exigerdes apôtres des enseignements magistraux sur desquestions dont leur Maître ne leur avait jamais ditun traître mot. Si la même imperfection apparaîtchez Chrysostome, Basile ou Jérôme, ils ont vitefait de noter en marge : "Irrecevable !" Le fait estque ces Pères de l'Eglise, quand ils ont réfuté lesphilosophes païens et aussi les Juifs - d'un naturelparticulièrement obstiné - ils l'ont fait par l'exemplede leur vie, par des miracles, plutôt qu'avec des syl-logismes : personne en ce temps-là n'aurait été assezmalin pour comprendre quoi que ce soit au moindrequodlibetum* de Scot. Mais de nos jours, quelpaïen, quel hérétique ne capitulerait pas bien vitedevant tant de raffinement dans la subtilité ? A moinsd'être trop lourd de la comprenette pour arriver àsuivre, ou assez impudent pour siffler, ou encoreassez averti des mêmes trucs pour lutter à armeségales : alors c'est comme si on opposait deux ma-giciens, deux épées enchantées, on n'aboutirait qu'àrecommencer sans cesse la tapisserie de Pénélope.Si vous voulez mon avis, les chrétiens seraient bieninspirés s'ils envoyaient contre les Turcs et les Sar-rasins, non plus des lourdes cohortes de soldats quiguerroient depuis des lustres sans véritable succèsmilitaire, mais plutôt les scotistes, braillards inéga-lables, et les occamistes champions de l'entêtement,et les albertistes invincibles, et toute la légion des

* Exposé improvisé, à partir d'une question venant del'auditoire.

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sophistes : on assisterait, je pense, à la plus diver-tissante des batailles et à une victoire sans précé-dent. Voyons ! Qui serait assez glacé pour ne pass'enflammer au contact de ces pointes ? Qui seraitassez inerte pour ne pas vibrer sous ces coupsd'aiguillon ? Qui serait assez clairvoyant pour résis-ter à l'épais brouillard qu'ils répandent ?

Mais tout ce que je vous dis là peut avoir l'aird'une plaisanterie. Rien d'étonnant à cela, puisque,parmi les théologiens eux-mêmes, on en trouve demieux formés aux belles-lettres, qui sont écœuréspar ces arguties théologiques, bien futiles à leursyeux... Certains même les exècrent, y voyant unesorte de sacrilège, et ils considèrent comme uneimpiété majeure, quand il s'agit de mystères invi-tant plus à l'adoration qu'à l'explication, le faitd'en parler de manière si mal embouchée, d'en dis-puter avec des arguties toutes profanes de païens,d'être si arrogants dans leurs définitions, de souillerla majesté de la théologie avec des expressions etdes pensées aussi froides et même aussi sordides.

Mais nos docteurs n'en jubilent pas moins d'êtretels qu'ils sont, et même ils s'applaudissent si fortd'être occupés nuit et jour à leurs aimables sor-nettes qu'il ne leur reste pas un seul instant pourlire ne serait-ce qu'une fois les Evangiles et lesépîtres de Paul. Et pendant que dans leurs écolesils batifolent de la sorte, ils se voient, avec leurssyllogismes, comme les piliers de l'Eglise univer-selle, qui s'écroulerait sans eux, vraies répliquesd'Atlas qui, au dire des poètes, porte le ciel sur ses

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épaules. Imaginez donc l'immensité de leur bon-heur : ils manient et remanient à leur guise lessaintes Ecritures, comme de la cire molle ; ils ontla prétention de faire admettre que leurs conclu-sions, une fois approuvées par quelques scolastiques,doivent passer avant les lois de Solon et même lesdécrets pontificaux ; ils se dressent en censeursplanétaires et forcent les gens à se rétracter, pourle moindre détail qui ne cadre pas parfaitementavec leurs conclusions explicites et implicites ; alors,tels des oracles, ils lancent : "Cette proposition estscandaleuse !", "Cette autre irrévérencieuse !","Celle-ci sent l'hérésie !", "Celle-ci sonne faux !".Tant et si bien que dorénavant ni le baptême, nil'Evangile, ni Paul ou Pierre, ni saint Jérôme ousaint Augustin, et pas même Thomas le grand maîtreen aristotélisme, ne sauraient faire un chrétien, ily faut ajouter le vote favorable des bacheliers, cesgrands subtils en matière de jugement ! Qui auraitpu se douter, par exemple, qu'on n'est pas chrétiensi l'on trouve concordantes ces deux propositions"Pot de chambre, tu pues" et "Le pot de chambrepue", ou encore "Bouillir à la marmite" et "Fairebouillir la marmite" ? Il a fallu ces savantassespour nous l'apprendre. Qui aurait délivré l'Eglisede toutes ces erreurs ténébreuses, que personne, dureste, n'aurait jamais lues nulle part, s'ils n'avaientpas été là pour les dénoncer, sous le grand sceaude l'Université ! Mais ne sont-ils pas très heureuxquand ils font tout cela ? Heureux aussi, quand ilsdécrivent le monde des enfers avec tous les détails,

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comme s'ils avaient séjourné de longues annéesdans cette république ? Heureux, quand ils fabriquent,au gré de leur fantaisie, des sphères nouvelles, avecen plus, pour couronner le tout, la plus vaste et laplus belle, car de toute évidence, il ne faut pas queles âmes des bienheureux soient à court d'espacepour se promener, organiser des banquets, ou mêmejouer à la balle. Ces fariboles et mille autres dumême tonneau leur gonflent et leur farcissent tel-lement la tête que, ma parole ! le cerveau de Jupi-ter ne devait pas être aussi lourd à porter quand,pour accoucher de Pallas, il implora la hache deVulcain. Par conséquent, ne vous étonnez pas si,à l'occasion des controverses publiques, vous lesvoyez avec la tête soigneusement empaquetée demultiples bandeaux : sans cela, bien évidemment,elle éclaterait !

Une chose également me fait rire assez souvent :c'est que, pour se sentir tout à fait théologiens, illeur faut s'exprimer de façon tout à fait barbare etgrossière. Ils bredouillent tellement, que seul unbègue pourrait les comprendre. Et ils appellent pro-fondeur ce que le vulgum pecus ne peut pas saisir.Il serait contraire, disent-ils, à la dignité des Lettressacrées de les contraindre à obtempérer aux loisdes grammairiens. Admirable majesté des théolo-giens, en vérité, à qui seuls appartient le légitimeprivilège de parler incorrectement ! Dommage qu'ilsle partagent avec une foule de savetiers ! Enfin, ilsse croient presque au rang des dieux, chaque foisque, pour les saluer, on leur donne quasi dévotement

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du Magister noster : c'est que, d'après eux, ce titrerecèle un sens caché, un peu comme le tétragrammechez les Juifs. Voilà pourquoi ils considèrent commeimpie d'écrire MAGISTER NOSTER autrement qu'enmajuscules. Et si quelqu'un s'avisait de l'inverseren noster magister, il ferait basculer d'un coup toutela majesté du titre de théologien.

LIV. - On voit accéder à un bonheur très voisinles personnages appelés couramment "religieux"ou "moines", deux désignations tout à fait falla-cieuses car une bonne part d'entre eux se situent àcent lieues de la religion, et personne plus qu'euxne va partout sur les chemins. Je vois mal qui pour-rait être plus misérable qu'eux, si je ne venais moi-même à leur secours de bien des façons. C'est clair :leur espèce est exécrée par tout le monde, si bienque le simple fait de les rencontrer par hasard estbel et bien considéré comme un mauvais présage,mais qu'importe !, ils ont d'eux-mêmes une opi-nion très avantageuse. D'abord, ils sont d'avis quele fin du fin de la piété consiste à ne rien savoir,pas même lire. Ensuite, dans leurs chapelles, quandils y vont de leurs voix d'ânes pour braire leurspsaumes dûment numérotés mais parfaitementincompris, ils s'imaginent qu'ils procurent un im-mense plaisir aux oreilles des saints. Parmi eux,certains vendent au prix fort leur crasse de men-diants : sur le seuil des maisons ils beuglent à pleinspoumons pour réclamer du pain ; il n'est pas uneauberge, une voiture, un bateau qui soit à l'abri

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de leurs importunités, ce qui cause, évidemment, unpréjudice considérable à tous les autres mendiants.Ah ! les délicieux personnages ! A les entendre,c'est avec leur crasse, leur ignorance, leur grossiè-reté et leur impudence qu'ils reproduisent parminous l'image des apôtres !

Mais le plus divertissant, c'est de voir toutes leursactions se conformer à une règle d'une rigueur quasimathématique, qu'on ne saurait enfreindre sanspéché : combien de nœuds à la sandale, quelle cou-leur de ceinture, quels signes distinctifs pour diffé-rencier les habits, telle étoffe de telle largeur pourla ceinture, telle coupe et telle capacité en bois-seaux pour le capuchon, tant de doigts de largeurpour la tonsure, tant d'heures de sommeil. Maiscette égalité plaquée sur une telle diversité descorps et des esprits, qui n'en perçoit l'immenseinégalité ? Et pourtant, c'est en vertu de pareillescoquecigrues que les autres, à leurs yeux, comp-tent pour des nèfles, et, en plus, qu'ils se méprisententre eux : vous avez là des hommes qui ont faitprofession de charité apostolique, mais pour unhabit différemment serré, pour une teinte un peuplus sombre, c'est une prodigieuse tragédie, onmet tout sens dessus dessous ! On en voit certainsdont le rigorisme religieux va jusqu'à porter unfroc en laine de Cilicie par-dessus, et par-dessousune chemise en toile de Milet* ; mais d'autres portent

* La toile de Milet symbolise le raffinement; la laine de Cili-cie, la rusticité.

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le lin dessus, la laine dessous. D'autres encoreredoutent le contact de l'argent, comme s'il s'agissaitd'aconit, mais en attendant, pour le vin et les femmes,pas de restrictions. Enfin, tous sont remarquable-ment attentifs à ne pas avoir une règle de vie iden-tique. Leur objectif n'est pas de ressembler au Christ,mais de ne pas se ressembler entre eux. De là vientqu'ils tirent de leurs surnoms une bonne part de leurbonheur : parmi ceux qui sont ravis d'être appeléscordeliers, on distingue les colétans, les mineurs,les minimes, les bullistes. Ce n'est pas tout. Voiciles bénédictins, et voilà les bernardins. Ici les bri-gittins, là les augustins ; ici les guillemites et làles jacobins, comme si vraiment c'était trop peude s'appeler chrétiens ! La majorité d'entre euxmet tant de confiance dans leurs cérémonies, dansleurs petites traditions purement humaines, qu'àleurs yeux, le ciel comme unique récompense, cen'est pas grand-chose pour tant de mérites ; ils nese doutent pas que le Christ, sans égard pour toutcela, va leur demander des comptes à propos de songrand commandement, celui de la charité. L'un éta-lera sa bedaine gonflée de poissons de toute sorte.Un autre videra cent boisseaux de psaumes. Unautre énumérera ses dizaines de milliers de jeûnes,tout en expliquant que si sa panse est prête à écla-ter, c'est dû à l'habitude du repas unique. Un autremettra en avant un tel amoncellement de cérémo-nies que sept bateaux de commerce auraient du malà le transporter. Un autre se glorifiera de n'avoirjamais touché à l'argent, si ce n'est protégé par

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une double paire de gants. Un autre présentera soncapuchon, si dégoûtant, si crasseux, qu'aucun mate-lot ne voudrait le mettre. Un autre rappellera lesonze lustres et plus durant lesquels il a mené unevie d'éponge, toujours rivé au même endroit. Unautre fera valoir qu'il s'est cassé la voix à force dechanter. Un autre, que la solitude l'a rendu léthar-gique, ou que le silence perpétuel lui a paralysé lalangue. Mais le Christ leur coupera la parole, sansquoi ces apologies n'en finiraient pas, et il dira :"D'où viennent donc ces Juifs d'un nouveau genre ?Il n'y a qu'une loi que je reconnaisse comme vrai-ment mienne, et c'est la seule dont on ne me parlepas. Jadis, en toute clarté, sans recourir au voiled'une parabole, j'ai promis l'héritage de mon Père,non à des capuchons, à des petites prières, à desjeûnes, mais à qui aurait exercé les devoirs de lacharité. Et je ne connais pas ceux qui connaissenttrop leurs actes méritoires. Ces gens qui veulentparaître encore plus saints que moi, libre à euxd'aller s'installer dans le ciel des abraxasiens* oude s'en faire construire un tout neuf par ceux dontils ont préféré les dérisoires traditions à mes pré-ceptes." Quand ils entendront ces paroles, quand

* Membres d'une secte gnostique inspirée par l'hérésiarqueBasilide, qui enseignait à Alexandrie au temps de l'empereurHadrien, entre 120 et 145. Le mot grec abraxas groupe deslettres ayant des valeurs numériques dont la somme est 365,nombre sacré, qui englobait, selon ces gnostiques, l'ensembledes manifestations émanées du dieu suprême dans ses 365sphères. (A=l ; B=2, R=100 ; A=l ; X=60, A=l ; S=200.)

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ils se verront préférer des matelots et des charre-tiers, quelle tête feront-ils, à votre avis, en se re-gardant les uns les autres ? Mais en attendant, leurbonheur se nourrit d'espérance et je n'y suis pasétrangère. Et, bien qu'ils vivent en marge de lachose publique, personne n'ose les mépriser, sur-tout les mendiants, car ils détiennent tous les secretsde tout le monde, par le biais de ce qu'ils appellentles confessions. A vrai dire, ils considèrent commeun crime de les révéler, sauf parfois après boire,quand ils ont envie de se faire plaisir avec quel-ques histoires bien drôles, mais leur récit procèdeseulement par suppositions et les noms ne sont pasprononcés. Si vous irritez ces frelons, alors ils sevengent joliment dans leurs sermons publics, ilsdénoncent leur ennemi par la voie oblique d'allu-sions si bien voilées que tout le monde les com-prend, à moins d'être complètement stupide. Et ilsne cesseront d'aboyer que si vous leur fourrez lapâtée dans la gueule.

Dites-moi donc : quel comédien, quel bonimen-teur pouvez-vous m'indiquer, qui dame le pion à cesprédicateurs parfaitement ridicules, mais si déli-cieux dans leur façon de singer les recettes d'élo-quence héritées des rhéteurs ? Ciel ! Comme ilsgesticulent, qu'ils sont habiles à moduler leur voix !Et ça ronronne ! Et ça se démène ! Sans arrêt deschangements de physionomie ! Constamment descoups de gueuloir ! Ces astuces pour prêcher, on seles passe de main en main, de moinillon à moi-nillon, comme des formules secrètes. N'ayant pas

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l'heur d'y être initiée, je vais tout de même, vailleque vaille, exposer mes conjectures.

Ils attaquent avec une invocation : c'est un em-prunt à la manière des poètes. S'ils ont ensuite àparler de la charité, ils vont chercher leur exordedans le Nil qui arrose l'Egypte ; s'ils s'apprêtent àexposer le mystère de la croix, ils ont le bon espritde remonter à Bel, le dragon de Babylone ; s'ilsdoivent disserter sur le jeûne, eh bien ! les douzesignes du zodiaque leur servent d'introduction ; etpour un sermon sur la foi, ils commencent par unlong détour sur la quadrature du cercle.

J'ai moi-même entendu un de ces fous, pardon, jevoulais dire un de ces savants de haut vol : devantun public très distingué, il se proposait de tirer auclair le mystère de la Sainte-Trinité ; voulant faireétalage de connaissances peu ordinaires, et com-plaire aux oreilles des théologiens, on le vit foncertête baissée dans une direction originale : ne voilà-t-il pas qu'il partit des lettres de l'alphabet, dessyllabes, des espèces de mots, pour en venir à l'accordentre le verbe et le sujet, entre l'adjectif et le subs-tantif ! La plupart des gens ouvraient des yeuxmédusés ; certains commençaient à se répétertout bas le mot d'Horace : "Où donc nous mènenttoutes ces niaiseries ?", quand finalement l'orateuren déduisit ceci, que les premiers éléments de lagrammaire composaient une figure si exacte dela Trinité tout entière qu'aucun mathématicien nepouvait en tracer dans la poussière une plus éclai-rante. Pour élaborer son sermon, ce superthéologien

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avait transpiré huit mois durant. Résultat : aujour-d'hui il est plus bigleux qu'une taupe ! Pas éton-nant ! L'acuité de ses yeux s'est émoussée aucontact d'un esprit si pointu. Mais ce monsieur neregrette pas d'être aveugle, il estime même avoiracquis à petit prix sa grande gloire.

J'en ai entendu un autre, un quidam de quatre-vingts ans, si expert en théologie qu'on auraitdit une réincarnation de Scot. En vue d'expliquerle mystère du nom de Jésus, il démontra avec uneperspicacité confondante que les lettres mêmes dece nom recèlent tout ce qu'on peut dire du messie.Dès lors qu'il admet seulement trois désinencesdifférentes, la preuve est faite qu'il symbolise laSainte-Trinité. Ainsi, la première forme, "Jésus",est en -s, la seconde, "Jesum", en -m, la troi-sième, "Jesu", en -u, ce qui sous-entend un inef-fable mystère : ces trois petites lettres disent, àl'évidence, que Jésus est le commencement ("sum-mum"), le milieu ("médium"), et la fin ("ulti-mum") ! Restait un mystère encore plus abyssal,d'ordre mathématique : notre homme sectionna"Jésus" en deux parties égales, de sorte que le sse trouvait isolé au milieu. Alors il révéla quecette lettre est le "syn" des Hébreux, ce qui par ail-leurs signifie "péché" en écossais, si je ne m'abuse :on voyait par là que manifestement Jésus avaitvocation à effacer les péchés du monde ! Unexorde à ce point inédit laissa tout l'auditoireébahi, surtout les théologiens : peu s'en fallut qu'ilsne fussent pétrifiés, comme jadis Niobé ; moi, je

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faillis exploser* comme ce Priape en bois de figuierqui assista pour son malheur aux rites nocturnesdes sorcières Canidie et Sagana. Oui vraiment, ily avait de quoi : quand donc l'illustre Démosthènechez les Grecs et Cicéron chez les Latins ont-ilsconcocté une entrée en matière de cet acabit ? Poureux, tout exorde étranger au sujet était condam-nable ; d'ailleurs, est-ce que les gardiens de cochonseux-mêmes, en élèves de la Nature, n'entrent pasdirectement dans le vif du sujet ? Mais nos savantsveulent que leur "préambule", comme ils disent,soit le fin du fin de la rhétorique, et cet objectif estatteint à une condition : s'il ne contient pas un traîtremot en rapport avec le sujet, et si l'auditeur se de-mande tout bas : "Comment va-t-il s'en sortir ?"

Troisième point : ils abordent l'Evangile, maisun fragment de trois fois rien, sur le mode du récit,à la sauvette et en passant, alors qu'ils auraient dûtout centrer là-dessus. Quatrième point : ils chan-gent de personnage, ils agitent une question théo-logique, en général sans rapport ni avec le ciel niavec la terre. Cela aussi constitue, à leurs yeux,une règle de l'art. Alors là, ils manifestent leur su-perbe de théologiens et nous rebattent les oreillesde titres ronflants, docteurs solennels, docteurs sub-tils, docteurs très subtils, docteurs séraphiques,

* A la fin de la satire VIII d'Horace, le Priape raconte com-ment, horrifié par le sabbat des sorcières, avec le fracas d'unevessie qui explose, (il) lâcha un pet qui fit éclater (son) boisde figuier.

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docteurs chérubiniques, docteurs saints, docteursirréfragables. C'est l'heure où ils épatent la massedes profanes, à coups de syllogisme, majeure, mi-neure, conclusion, corollaire, hypothèse, et autresbalivernes réfrigérantes, qui sont la quintessencede la scolastique. Reste enfin le cinquième acte, oùl'on attend que l'artiste se surpasse. Et voici qu'ilsme présentent je ne sais quelle anecdote stupide ettriviale, tirée, je pense, du Miroir de l'Histoire oude la Geste des Romains, et qu'ils m'en fournissentl'interprétation allégorique, tropologique et anago-gique. Telle est leur méthode pour parachever leurChimère, un monstre qu'Horace lui-même étaitincapable de concevoir quand il écrivait : "Ajoutez àune tête d'homme une encolure de cheval, etc."J'ignore qui leur a appris qu'il est impératif de com-mencer leur discours sur un ton posé, sans éclats.Ils débutent donc à voix basse, si bien qu'ils nes'entendent pas eux-mêmes : comme s'il y avaitintérêt à parler sans être entendu de personne ! Onleur a dit également que, pour remuer les cœurs, ilfallait parsemer le discours d'exclamations : de làvient que, sans nul besoin, ils passent tout soudainde la diction tempérée à la vocifération forcenée.Ma parole ! l'artiste aurait besoin d'ellébore, puis-qu'au demeurant il ne fait aucun cas des critiques.Autre chose. On leur a appris que le discours doitaller en s'échauffant ; alors, à peine ont-ils débitétant bien mal le début de chaque partie, qu'ils en-flent leur voix de manière impressionnante, mêmepour énoncer les pires platitudes. Finalement, quand

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ils concluent, on dirait qu'ils ont perdu le souffle !Un dernier point : ayant appris des rhéteurs la valeurdu rire, ils s'exercent eux aussi à un saupoudragede plaisanteries. Avec tant de grâce et d'à-propos,ô chère Aphrodite, qu'en vérité c'est l'âne quijoue de la lyre !

A l'occasion, ils mordent aussi, mais de manièreà titiller plutôt qu'à faire mal. Jamais ils ne flattentplus carrément qu'à l'instant où ils se forcent pouravoir l'air de critiquer en toute franchise. Bref, àtous égards, on jurerait que leurs professeurs d'élo-quence ont été les camelots de la foire, qui d'ail-leurs les surpassent infiniment. Quoique !... Laressemblance entre eux est telle - tout le mondeen convient- que les uns ont été forcément lesmaîtres d'éloquence des autres, ou vice versa.N'empêche ! Ces gens-là trouvent eux aussi (grâceà moi, bien sûr ! ) des auditeurs qui s'imaginententendre de véritables Démosthènes, de purs Cicé-rons ! Il s'agit, pour l'essentiel, de mercantis et depetites bonnes femmes. C'est à eux surtout qu'ilss'ingénient de plaire : les mercantis leur octroientvolontiers une mini-portion de leur bien mal acquis,à condition qu'on leur fasse la cour de la belle façon ;les femmes ont mille motifs de les estimer sym-pathiques, mais avant tout elles trouvent en euxleurs confidents de prédilection quand elles sonten bisbille avec leurs maris. Vous voyez, je crois,toute la dette de cette engeance envers moi, euxqui par leurs momeries, leurs grotesques calembre-daines et leurs vociférations exercent une espèce

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de tyrannie sur le commun des mortels et se croientdes Paul et des Antoine*.

LV. - Mais je vais laisser là de bon cœur cespiètres histrions qui dissimulent mes bienfaits :leur ingratitude n'a d'égale que leur déloyauté dedévots contrefaits. Voilà longtemps, en effet, queje brûle d'envie de vous toucher un mot sur les roiset les princes de cour, car je reçois d'eux un culteon ne peut plus sincère et de bon aloi, comme ilsied à des hommes bien nés. Car enfin, eussent-ilsseulement une demi-once de bon sens, y aurait-ilrien de plus triste que leur vie ? Une existence àfaire fuir ! Si l'on voulait tout bien peser, en effet,qui penserait que l'accession au pouvoir suprêmevaille un parjure voire un parricide, sachant tout lepoids du fardeau que doit porter quiconque veutêtre prince à part entière ? Une fois prises en mainsles rênes du pouvoir, ce sont les affaires de la col-lectivité et non les siennes propres qu'il devra gérer,c'est l'intérêt général qui devra être son uniquepréoccupation ; il ne doit pas s'écarter d'un poucedes lois, dont il assure et la promulgation et l'appli-cation, il lui faut garantir l'intégrité de l'ensembledes fonctionnaires et des magistrats. Vers lui seulconvergent les regards de tous, car il peut être soitl'astre bienfaisant, dont la conduite irréprochablefavorisera au maximum la bonne marche des affaireshumaines, soit une comète mortifère, messagère

* Ermites de la Thébaïde.

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des pires désastres. Les vices des autres ne sont pasressentis pareillement, leur contagion ne se propagepas si loin. Le prince, lui, est dans une positiontelle qu'à la moindre incartade morale de sa part,une grave épidémie a vite fait de s'étendre à la plu-part des hommes. Comme la condition de princecomporte beaucoup d'attributs capables, bien sou-vent, de détourner du droit chemin, notamment lesplaisirs, l'indépendance, l'adulation, le luxe, il doitd'autant plus fournir des efforts et se montrer vigi-lant pour ne pas manquer à son devoir, ne serait-ceque par erreur. Enfin (car je passe sur les complots,les haines, les multiples dangers qu'il peut craindre),il a au-dessus de lui le grand roi véritable, qui unjour prochain lui demandera des comptes même surses moindres fautes, avec d'autant plus d'intransi-geance qu'il aura exercé un pouvoir plus souverain.

Oui, je vous le dis, si un prince évaluait soi-gneusement tout cela (et il le ferait s'il était sage),je crois bien qu'il en perdrait la jouissance dusommeil et de la table. Mais là se situe mon inter-vention bienfaisante : les princes s'en remettentaux dieux pour tous ces tracas, ils sont aux petitssoins avec eux-mêmes, ils ne prêtent l'oreille qu'àceux qui ont le talent de leur dire des chosesagréables, évitant ainsi que la moindre inquiétudenaisse dans leur âme. Ils croient avoir rempli àmerveille toutes les fonctions de la royauté dèsl'instant où ils sont assidus à la chasse, élèvent desuperbes chevaux, vendent à leur profit les magis-tratures et les emplois, imaginent chaque jour de

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nouveaux systèmes pour ponctionner les avoirsdes citoyens et tout rafler dans leurs coffres, maiscela de manière étudiée, en avançant des prétextespour préserver les apparences de l'équité, mêmes'il s'agit de mesures parfaitement iniques. Ilsy ajoutent, en connaissance de cause, un zeste deflatterie pour s'attacher vaille que vaille l'affectiondes milieux populaires.

Imaginez à présent, je vous le demande, unhomme comme on en trouve assez souvent : igno-rant les lois, ennemi du bien public ou peu s'enfaut, obsédé par ses intérêts personnels, voué auxplaisirs, plein de haine pour le savoir, plein dehaine pour la liberté et la vérité, tenant la bonnesanté de l'Etat pour le cadet de ses soucis, mesu-rant tout à l'aune de son plaisir et de son profit.Ensuite, donnez à cet homme le collier d'or sym-bolisant l'harmonieuse convergence de toutes lesvertus, puis la couronne rehaussée de pierres pré-cieuses, faite pour lui remémorer son devoir d'êtrele tout premier pour les vertus héroïques. Aprèscela, ajoutez le sceptre, emblème de la justice etd'un cœur inaccessible à la corruption ; enfin lapourpre, signe de dévouement total à la chosepublique. Si le prince venait à comparer ces attri-buts royaux avec sa vie, je crois qu'il aurait fran-chement honte de ces ornements, et qu'il auraitpeur qu'un commentateur malicieux ne tourne enridicule et en plaisanterie tout cet accoutrementde théâtre tragique.

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LVL - Et maintenant, que dire pour évoquer lesgrands de la cour ? Rien de plus rampant, de plusservile, de plus fade, de plus abject, que la grandemajorité d'entre eux ; pourtant, ils veulent passerpour les premiers dans tous les domaines. Il n'y ena qu'un où ils modèrent beaucoup leur ambition :en effet, ils trouvent suffisant de se caparaçonnerd'or, de pierreries, de pourpre et de tous les autresemblèmes des vertus et de la sagesse ; mais pource qui est de la pratique, ils en abandonnent tout lesoin à d'autres. Ils s'estiment au comble du bon-heur, dès lors qu'ils ont licence d'appeler le roi"Sire", qu'ils ont appris à le saluer en trois mots,qu'ils ont l'art de caser à tout propos des titrespompeux, comme Sérénité, Domination, ou Magni-ficence. Toute honte bue, ils se délectent dans laflatterie. Eh oui ! Tels sont les talents qui siéent lemieux au noble et au courtisan. D'ailleurs, si vousexaminez de plus près tout leur style de vie, nesoyez pas surpris de découvrir qu'ils sont "de vraisPhéaciens*", "des prétendants de Pénélope"...,vous connaissez la fin du vers, Echo vous la rediramieux que moi. Ça dort jusqu'à midi ! Là, un petitmercenaire ensoutané, debout près du lit, est toutéquipé pour leur expédier une messe éclair alorsqu'ils sont encore couchés ou presque. On enchaîne

* Erasme se souvient ici d'Horace (Satires, I, 2, 27) etd'Homère (Odyssée, VIII, 248). Les Phéaciens avaient uneréputation de bambocheurs. Les jeunes gens tournant autourde Pénélope passent aussi pour des noceurs, des bons à rien.

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avec le petit déjeuner ; sitôt terminé, voilà le déjeu-ner qui les réclame. Après ça : les dés, les échecs,le loto, les bouffons, les catins, les jeux, les grossesplaisanteries. Dans les intervalles, une ou deux col-lations. Et puis, à table de nouveau pour le souper,après quoi on se rince la dalle, et on remet ça, parJupiter ! Ainsi, pas de mélancolie existentielle, tan-dis que s'écoulent les heures, les jours, les mois, lesannées, les siècles. Moi-même parfois, quand je sorsde la cour, j'en ai plus que mon compte, de ces gensinfatués de leur grandeur, de ces nymphes persua-dées que plus leur traîne est longue, plus elles sontproches des dieux, et de ces grands qui jouent descoudes pour être vus tout près de Jupiter, de tousces gens dont l'autosatisfaction est en raison directedu poids de la chaîne pendue à leur cou, car cela faitressortir leur force et pas seulement leur richesse.

LVII. - Ce train de vie des princes, il y a long-temps que les souverains pontifes, les cardinaux etles évêques lui font une sérieuse concurrence ; etpeu s'en faut qu'ils n'aillent encore plus loin. Maissi l'un d'eux voulait réfléchir à son superbe habitde lin, blanc comme la neige, symbole évident d'unevie sans la moindre tache ; à ce que veulent direles deux cornes de la mitre réunies par un mêmenœud, autrement dit la connaissance impeccableaussi bien du Nouveau que de l'Ancien Testament ;au sens des mains protégées de gants, à savoir uneadministration des sacrements qui soit pure detoute souillure au contact des choses humaines ; à

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la signification transparente de la crosse pastorale :une extrême vigilance à l'égard du troupeau qu'onlui a confié ; à ce qu'indique clairement la croixportée devant lui : la victoire sur toutes les passionshumaines ; et donc, si l'un d'eux, disais-je, voulaitréfléchir à cela et à des tas d'autres choses ana-logues, ne vivrait-il pas dans la morosité et l'inquié-tude ? A notre époque, c'est tout le contraire, et lespasteurs -jolie performance ! - se réservent les graspâturages î Le soin du troupeau, ils le confient auChrist, ou bien ils le refilent aux "frères", commeils disent, ou à leurs vicaires. Ils ont bien oublié leurnom d'"évêque" et tout ce qu'il évoque : labeur,vigilance, sollicitude. Il n'y a que pour tondre leursouailles qu'ils se comportent en "évêques*" à partentière : ils ouvrent l'œil pour de bon !

LVIII. - Ce serait la même chose si les cardi-naux se prenaient à songer qu'ils sont les succes-seurs des apôtres, qu'on attend d'eux qu'ils soientà la hauteur de l'exemple donné par leurs illustresprédécesseurs, et puis qu'ils ne sont pas les pro-priétaires, mais les dispensateurs des biens spiri-tuels, dont ils auront bientôt à rendre un compteminutieux. Mieux encore, ils pourraient philoso-pher un brin par exemple sur leurs ornements, etse dire dans leur for intérieur : "Que signifie lablancheur de cet habit ? N'est-ce point l'innocence

* "Evêque" se dit en grec épiscopos, et signifie étymologi-quement "celui qui surveille, qui a l'œil sur"...

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des mœurs à son plus haut degré de perfection ? Etla pourpre à l'intérieur ? N'est-ce point l'amour deDieu, dans toute son ardeur ? Et ce manteau quiretombe avec de larges plis, sous lequel disparaîtcomplètement la mule du révérendissime et quisuffirait même à recouvrir un chameau ? N'est-cepoint la charité qui s'ouvre dans toute son ampleurpour subvenir à tous les besoins, enseigner, exhor-ter, consoler, mettre en garde, arrêter les guerres,résister aux mauvais princes, répandre volontiersson sang pour le troupeau du Christ, et pas seule-ment ses richesses ? Des richesses, au demeurant,dont on se demande, au fond, ce qu'elles viennentfaire dans les mains de ceux qui reprennent le rôlede ces pauvres qu'étaient les Apôtres." Si les car-dinaux songeaient à tout cela, je vous dis qu'au lieud'ambitionner ce rang, ils le quitteraient de bon cœur,ou du moins ils mèneraient une vie toute de labeuret d'inquiétude, à l'exemple des anciens Apôtres.

LIX. - J'en viens aux souverains pontifes. Sices vicaires du Christ s'efforçaient d'imiter sa vie,autrement dit sa pauvreté, ses travaux, son ensei-gnement, sa croix, son détachement du monde,s'ils méditaient ne serait-ce que sur leur nom de"pape" - équivalent de "père" -, ou sur leur sur-nom de "Très-Saint", ne seraient-ils pas ce qu'il y ade plus malheureux sur terre ? Resterait-il quel-qu'un pour acheter ce poste en sacrifiant toutes sesressources et, une fois acheté, pour le défendre parle fer, le poison, et toutes les formes de la violence ?

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De combien d'avantages ils devraient se défaire, sila sagesse, une seule fois, pénétrait en eux ! La sa-gesse ? Disons plutôt un petit grain de ce sel dontle Christ a parlé ! Tant de richesses, d'honneurs,d'autorité, de victoires, tous ces offices, toutes cesdispenses, tous ces impôts, toutes ces indulgences,tant de chevaux, de mules, de gardes, tant de plai-sirs : vous voyez qu'en peu de mots j'ai condenséde volumineux trafics, une ample moisson, tout unocéan de biens ! Or il faudrait remplacer cela pardes veilles, des jeûnes, des sermons, des études, despénitences, et d'autres épreuves pénibles de ce genre.Mais il se produirait alors quelque chose qu'il nefaut pas négliger : tous ces attachés de rédaction, tousces copistes, tous ces notaires, ces avocats, ces pro-cureurs, ces secrétaires, tous ces muletiers, ces pale-freniers, ces banquiers, ces entremetteurs (j'allaisrisquer un mot plus... mignon, mais je crains deheurter les oreilles ! ), bref, cette immense foule sidispendieuse, je voulais dire indispensable pour leSiège de Rome serait réduite à mourir de faim ! Ily aurait là, vraiment, une situation inhumaine etabominable, mais il serait beaucoup plus intolé-rable encore que les plus grands princes de l'Eglise,ces véritables lumières du monde, soient eux-mêmesrétrogradés au stade de la besace et du bâton.

Mais la réalité d'aujourd'hui, la voici : presquetout le côté pénible de leur fonction, ils le refilentà Pierre et à Paul, qui ont du loisir à revendre ; le côtéfaste et volupté, ils le gardent pour eux. Et voilàcomment, grâce à mon action, il n'y a pratiquement

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personne qui vive avec plus de mollesse et moinsde tracas : ils estiment, en effet, qu'ils en ontfait plus qu'assez pour le Christ, s'ils jouent leurrôle d'évêques, avec ces ornements liturgiques siproches des costumes de théâtre, avec des céré-monies, avec leurs titres - Béatitude, Révérence,Sainteté -, avec leurs bénédictions et malédictions.Accomplir des miracles est archaïque et passé demode, ce n'est plus du tout dans l'air du temps ;instruire le peuple est épuisant ; faire l'exégèse dessaintes Ecritures, c'est le travail de la scolastique ;prier n'avance à rien ; verser des larmes est au-dessous de tout et réservé aux femmes ; être vaincu,c'est la honte, indigne de celui qui autorise tout justeles plus grands souverains à baiser ses bienheu-reuses pantoufles ; mourir enfin a peu d'attraits, etsur la croix, c'est infamant.

Il ne leur reste que ces armes, ces "douces béné-dictions " dont parle Paul, et dont ils raffolent vérita-blement : les interdits, les suspenses, les aggraves,les réaggraves, les anathèmes, les peintures venge-resses, et cette foudre* qui répand la terreur et parquoi, d'une pichenette, ils vous expédient les âmesdes mortels au-dessous même du Tartare. Et cettefoudre-là, les Très-Saints-Pères dans le Christ, lesvicaires du Christ, ne la lancent jamais avec plus

* L'excommunication. (Erasme vient d'inventorier la pano-plie des sanctions ecclésiastiques.) Les peintures évoquéessont celles représentant des excommuniés au milieu desflammes et entourés de démons ; on les exposait dans leséglises, pour impressionner les fidèles.

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de hargne que sur les suppôts du diable qui essaientd'amoindrir ou de rogner le patrimoine de saintPierre. Celui-ci a beau avoir déclaré dans l'Evan-gile "Nous avons tout quitté, et nous t'avons suivi",les papes n'en parlent pas moins de son patrimoine :des terres, des villes, des impôts, des péages, des prin-cipautés. Et c'est en raison de tout cela, qu'animésd'un brûlant amour pour le Christ, ils engagent desguerres impitoyables, non sans verser des flots desang chrétien, et ils ne croient vraiment défendrede manière apostolique l'Eglise, épouse du Christ,que lorsqu'ils ont bravement porté des coups mor-tels à ceux qu'ils appellent ses ennemis. Commes'il pouvait y avoir des ennemis de l'Eglise pluspernicieux que les pontifes impies : par leur silence,ils sont responsables de l'effacement du Christ, ilsle ligotent dans des lois de traficotage, ils le déna-turent en sollicitant les textes, ils l'assassinent parune conduite pestilentielle.

Comme l'Eglise a été fondée dans le sang, con-firmée par le sang, étendue par le sang, les papesactuels ont recours à la force des armes : à croireque le Christ est mort et ne peut plus défendre lessiens à sa manière ! La guerre est chose si férocequ'elle sied aux fauves, pas aux hommes ; si dé-mente, que les poètes y voient la main des Furies ;si corruptrice, qu'elle s'accompagne du pourrisse-ment universel des mœurs ; si contraire à la justiceque les pires truands sont en général ses meilleurspraticiens ; si impie, qu'elle n'a rien à voir avec leChrist : mais qu'importe tout cela, les papes font

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la guerre, et rien d'autre. C'est une affaire où l'onvoit même des vieillards décrépits faire preuved'un dynamisme juvénile, ne pas renâcler devantla dépense, ne pas ressentir la fatigue, ne pas hési-ter un instant à mettre sens dessus dessous les lois,la religion, la paix, l'ordre mondial. Et il ne manquepas de très savants thuriféraires pour appeler cettedémence zèle, piété, courage, et pour inventer lesarguments grâce auxquels le fait de dégainer uneépée porteuse de mort et de la plonger dans les tripesde son frère reste malgré tout dans l'esprit de cettesublime charité que, selon le précepte du Christ, lechrétien doit à son prochain.

LX. - J'en suis toujours à me demander si cer-tains évêques allemands ont donné l'exemple dansce domaine, ou s'ils ont suivi celui des papes ; entout cas, plus ouvertement qu'eux, ils renoncent àleur habit religieux, ils renoncent aux bénédictionset aux cérémonies similaires, et ils vivent en vraissatrapes, allant même jusqu'à croire que ce seraitune lâcheté indigne d'un évêque, de remettre à Dieuson âme valeureuse ailleurs que sur un champ debataille.

Quant aux prêtres ordinaires, ils s'en voudraientcomme d'un crime impie de n'être pas à la hau-teur de leurs prélats en matière de sainteté, et il faitbeau voir avec quelle ardeur militaire ils bataillent,armés d'épées, de javelots, de pierres, faisant flèchede tout bois, pour défendre la juste cause de leursdîmes ! Comme ils ont la vue perçante pour dénicher

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dans quelque manuscrit poussiéreux le passagecapable de faire peur au menu peuple, et de dé-montrer qu'on leur doit bien plus que la dîme.Mais du coup, il ne leur vient pas à l'esprit qu'onpeut lire des quantités de textes fort répandus surles services qu'en échange ils doivent rendre aupeuple. Leur tonsure ne leur rappelle même pasque le prêtre a pour devoir d'être affranchi de tousles désirs de ce bas monde, pour envisager exclu-sivement les choses célestes. Mais ces exquis per-sonnages soutiennent qu'ils sont tout à fait enrègle avec leurs obligations, dès qu'ils ont mar-monné vaille que vaille leurs petites prières. Je medemande bien, d'ailleurs, par Hercule !, s'il y a undieu qui puisse les entendre ou les comprendre,étant donné qu'eux-mêmes ne les entendent et neles comprennent quasiment pas, même quand ilsdonnent de la voix pour les réciter.

Mais il y a un point commun aux prêtres et auxlaïcs : tous veillent à la récolte financière ; là, per-sonne n'ignore ses droits. Pour le reste, quand seprésente un fardeau, ils le rejettent prudemmentsur les épaules d'autrui et se le passent de main enmain comme une balle. Ainsi vont les choses : lesprinces laïcs délèguent à des ministres la charged'administrer le royaume, et le ministre, à sontour, la repasse à un sous-fifre ; quant à la piété,ces grands modestes en laissent le soin aux gensdu peuple. Mais les gens du peuple renvoient laballe aux gens d'Eglise, comme ils disent : à croirequ'ils n'ont eux-mêmes aucune attache avec l'Eglise

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et que les engagements du baptême sont restés lettremorte ! Et ça continue : les prêtres, qui se disent"séculiers", comme s'ils s'étaient voués au siècleet non au Christ, repassent le boulet aux réguliers,qui le refilent aux moines ; les moines relâchés lefourguent aux moines de stricte observance, tousen chœur s'en remettent aux mendiants, et les men-diants aux chartreux, les seuls chez qui la piété seterre, si bien cachée, d'ailleurs, qu'on ne peut l'en-trevoir que de façon exceptionnelle. Pareillement,les papes, qui s'investissent si fort dans la moissonde l'argent, balancent les tâches un peu trop apos-toliques aux évêques, les évêques aux curés, les curésaux vicaires, les vicaires aux frères mendiants. Etceux-ci, bouclant la boucle, renvoient le soin desouailles à ceux qui savent les tondre.

Mais il n'entre pas dans mon propos d'éplucherla vie des pontifes et des prêtres. Je ne veux pasavoir l'air d'ourdir une satire au lieu de réciter unéloge, et il ne faut pas qu'on s'imagine qu'en louantles mauvais princes je porte des coups aux bons.Si j'ai effleuré ces questions, c'est pour faire voircomme une évidence qu'aucun mortel ne peut vivreagréablement s'il n'est pas initié à mon culte etbénéficiaire de ma faveur.

LXI. - Et en effet, comment serait-ce possible ?Némésis elle-même, la déesse de Rhamnunte, quia la haute main sur la bonne et la mauvaise for-tune, partage si exactement mon point de vue qu'ellea toujours été très hostile aux sages, ces infortunés,

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tandis qu'elle prodiguait ses biens aux fous, mêmependant leur sommeil. Vous connaissez ce Timo-thée, dont le surnom* vient de là, ainsi que le pro-verbe : Le pêcheur dort, mais le filet pêche. Ou cetautre : Chouette vole, c'est bon pour moi. En voici,au contraire, qui visent les sages : "Ils ont nés auquatrième jour de la lune", "II monte le cheval deSeius**", "Ils possèdent l'or de Toulouse". Mais ces-sons de parler par proverbes, sinon j'aurais l'air depiller les commentaires de ce très cher Erasme***.

Et donc, retour au sujet : la Fortune aime les genspeu raisonnables, elle aime les grands audacieux,les amateurs du proverbe : Le sort en est jeté !Mais la sagesse fabrique des timorés, voilà pour-quoi vous constatez partout que les sages ont mailleà partir avec la pauvreté, avec la faim, avec les rêvesfumeux, et qu'ils vivent marginalisés, obscurs, malaimés, alors que les fous regorgent de picaillons,se voient confier le gouvernail de l'Etat, bref con-naissent à tous égards une réussite florissante. Eneffet, si l'on estime que le bonheur consiste àplaire aux princes, à fréquenter ces dieux couvertsde pierreries qui sont mes familiers, quoi de plusinutile que la sagesse, et même quoi de plus détes-table aux yeux de ces personnages ? Si l'objectif

* Timothée signifie, étymologiquement "honoré des dieux".** Ce cheval portait malheur, tout comme "l'or de Toulouse",provenant du pillage d'un temple.*** Erasme a publié à Venise, en 1508, un recueil intituléAdages, où la collection de proverbes antiques s'enrichit decommentaires personnels.

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est de s'enrichir, quel profit pourra bien réaliser unmarchand qui emboîterait le pas de la sagesse : unparjure le ferait reculer ; pris en flagrant délit demensonge, il deviendrait cramoisi, dès l'instant oùil prendrait tant soit peu en considération les scru-pules des sages en matière de vol et d'usure. Sivous ambitionnez les honneurs et les richessesecclésiastiques, un âne ou un bouvillon y accéde-ront plus vite qu'un sage ! Si c'est la volupté quivous gouverne, les filles, qui sont les protagonistesde cette comédie, ont un grand coup de cœurpour les fous, tandis que le sage, tel un scorpion,les épouvante et les fait fuir. Finalement, pour qui-conque prétend vivre de façon plutôt festive etjoyeuse, il est prioritaire d'exclure le sage ; plutôtaccepter un animal quelconque ! Bref, de quelquecôté qu'on se tourne, pontifes, princes, juges, magis-trats, amis, ennemis, gens d'envergure, gens de peu,tout s'obtient pourvu qu'on paie rubis sur l'ongle :comme le sage méprise tout ce monde-là, les gensont pris l'habitude de le fuir soigneusement.

Bien que mes louanges n'admettent ni mesureni point final, il y a un moment où un discoursdoit s'achever. Je vais donc m'arrêter de discou-rir, mais au préalable je vous montrerai briève-ment qu'on trouve sans peine de grands auteursqui m'ont célébrée dans leurs écrits comme dansleurs actes ; je ne voudrais pas donner l'impres-sion d'être une toquée, toute seule à se trouverbien, et puis les amateurs de procès pourraient mereprocher calomnieusement de ne m'appuyer sur

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aucune citation. Nous allons donc avancer descitations, à leur exemple, autrement dit sans rien àvoir avec le sujet.

LXII. - Et d'abord, il y a, dans un proverbearchiconnu, une idée que tout le monde admet :"Le mieux, quand on n'a pas, c'est faire semblantd'avoir." En vertu de quoi, on a raison d'apprendretrès vite aux enfants ce vers : "La plus grandesagesse est de paraître fou." Imaginez dès lors quelbien considérable est la folie, puisque son ombreillusoire et sa simple imitation méritent tant d'élogesde la part des savants. Mais il y a plus explicite en-core, avec cette pressante invitation d'Horace - groset luisant pourceau du troupeau d'Epicure* - à"introduire de la folie dans nos décisions", mêmes'il a été mal inspiré d'ajouter "passagèrement". Demême, il dit ailleurs : "II est doux d'extravagueravec à propos." Ailleurs encore : "II aime mieuxpasser pour un esprit délirant dénué de talent qued'être sage et de ronger son frein."

Déjà chez Homère, Télémaque, couvert d'élogespar le poète, est en général qualifié de fol enfant etc'est la même épithète que les auteurs tragiquesappliquent volontiers aux enfants et aux adoles-cents. D'ailleurs, que contient le grand poème sacré

* Horace s'applique à lui-même cette expression (Epodes, I,4, 16), dont le succès a favorisé la diffusion du contresensqui assimile l'épicurisme à un hédonisme, alors qu'il s'appa-rente plutôt à un ascétisme.

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de l' Iliade, sinon les folles fureurs des rois et despeuples ? Et quoi de plus universel que cet éloge deCicéron : "Le monde est plein de fous" ? Personnene peut ignorer, en effet, que plus un bien est répandu,plus il est précieux.

LXIII. - Mais l'autorité de ces références risquede ne pas faire le poids auprès des chrétiens. Je vaisdonc recourir également, si vous êtes d'accord, autémoignage des textes sacrés pour étayer mon éloge,ou, comme disent les doctes, pour l'asseoir sur desolides fondations. Avant toute chose, je prie lesthéologiens de bien vouloir m'y autoriser. Ensuite,vu la difficulté de mon entreprise, et comme il neserait pas très indiqué, sans doute, que je fasse appelune seconde fois aux Muses de l'Hélicon - quellong trajet, surtout pour une affaire plutôt éloignéede leur domaine ! - il sera peut-être préférable,puisque je me fais théologienne et m'aventure par-mi ces épines, que je forme un autre vœu : puissel'âme de Scot, plus épineuse que le porc-épic et lehérisson, émigrer un instant de sa chère Sorbonnejusque dans ma poitrine ! Elle pourra bien vite s'enretourner où bon lui plaira, même chez les corbeaux !Si seulement j'avais aussi le pouvoir de prendre unautre visage ! Si je disposais d'un beau costume dethéologien ! Mais dans l'immédiat je redoute unechose : qu'on m'accuse de vol, d'avoir subreptice-ment pillé la documentation de nos maîtres, enme voyant si riche de connaissances théologiques.Mais ce n'est pas merveille si, à la faveur de mes

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relations très longues et très étroites avec lesthéologiens, j 'ai attrapé quelques miettes de leurscience : c'est ainsi que Priape, le dieu en bois defiguier, avait noté et retenu divers mots grecs pen-dant que son maître lisait ; et le coq de Lucien, àforce de partager la vie des hommes, avait aisémentappris leur langage. Sans plus attendre, entronsdans le vif du sujet, sous les meilleurs auspices.

L'Ecclésiaste écrit au chapitre premier : "Lenombre de fous est infini." Cette expression de"nombre infini", ne croyez-vous pas qu'elle em-brasse l'ensemble des mortels, à l'exception d'unepetite poignée que personne, je crois, n'a jamaispu voir ? Mais Jérémie, en son chapitre dix, est en-core plus explicite quand il dit : "Fou, tout hommele devient par sa propre sagesse." Dieu seul estsage, selon lui, et la folie est le lot de tous leshommes. Il dit encore, un peu plus haut : "Quel'homme ne se glorifie pas de sa sagesse !" - CherJérémie, pourquoi ne veux-tu pas que l'homme seglorifie de sa sagesse ? - Elémentaire ! dira-t-il :parce que la sagesse, il ne l'a pas ! Mais je reviensà l'Ecclésiaste. Quand il s'écrie : "Vanité des vani-tés, tout est vanité !", qu'a-t-il en tête, d'après vous,sinon que la vie humaine, pour reprendre ma for-mule, n'est rien d'autre qu'un festival de la folie ?Il apportait ainsi, c'est clair, sa précieuse caution àl'éloge cicéronien justement célèbre que je men-tionnais tout à l'heure : "Le monde est plein defous." J'ajouterai cette phrase du docte Ecclésias-tique : "Le fou varie comme la lune, le sage est

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invariable comme le soleil." Que signifie-t-elle, sinonque le genre humain dans son ensemble est fou, etque Dieu seul a droit au titre de sage ? En effet, sion voit dans la lune une représentation de la naturehumaine, le soleil, source de toute lumière, est Dieu.A l'appui de cela, on trouve dans l'Evangile ladéclaration du Christ, refusant que l'on appellebon qui que ce soit, sauf Dieu. Et donc, à partir dumoment où celui qui n'est pas sage est fou, et oùpar ailleurs celui qui est bon est sage du même coup,comme le soutiennent les stoïciens, il s'ensuitnécessairement, c'est clair comme le jour, que laFolie embrasse la totalité des mortels. Salomon,lui aussi, dit au chapitre quinze : "La folie fait lajoie du fou" ; il avoue là très clairement que, sans lafolie, la vie n'offre aucun agrément. Voici encoreun passage qui va dans le même sens : "Augmen-ter la science, c'est augmenter la douleur ; plus ily a prise de conscience, plus il y a révolte." Etce sublime orateur ne fait-il pas ouvertement lemême aveu au chapitre sept : "Cœur des sages,lieu d'affliction ; cœur des fous, lieu de joie." Delà vient qu'il ne se soit pas contenté d'approfondirla sagesse, et qu'il ait voulu, en plus, apprendreà me connaître. Vous hésitez à le croire ? Ecoutezses propres paroles, au chapitre premier : "De toutmon cœur j 'ai voulu connaître la science et lasagesse, les erreurs et la folie." Notez bien qu'icila folie se trouve encore plus mise à l'honneur, dufait même qu'il la cite en dernier lieu : l'Ecclésiastel'a écrit - et tel est l'ordre instauré dans l'Eglise,

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vous le savez bien -, le premier en dignité apparaîten dernière position, conformément d'ailleurs auprécepte de l'Evangile.

Cette supériorité de la folie sur la sagesse, l'illustreauteur de l'Ecclésiastique - quelle que soit sonidentité - la confirme de façon limpide dans sonchapitre quarante-quatre. Mais, par Hercule, avantde citer ses propos, je voudrais que des réponsesbien ajustées de votre part viennent faciliter monraisonnement par induction, comme font les inter-locuteurs de Socrate dans les dialogues de Platon.De ces deux catégories d'objets, lesquels vaut-ilmieux cacher : ceux qui sont rares et précieux,ou ceux qui sont ordinaires et sans valeur ? Pour-quoi vous taisez-vous ? Même si vous gardez votreavis par-devers vous, il y a un proverbe qui par-lera à votre place : On laisse la cruche devant laporte. Ne commettez pas l'impiété de le récuser,car c'est Aristote qui le rapporte, le dieu de nosgrands pontes. l' a-t-il vraiment parmi vous quel-qu'un d'assez dérangé pour laisser dans la rue despierres précieuses et de l'or ? Ça alors, je ne croispas ! Vous les resserrez dans les profondeurs lesplus secrètes de la maison, et comme cela ne suf-fit pas, dans les recoins les plus inaccessibles descassettes les mieux blindées ; mais vos ordures,vous les laissez à la vue de tout le monde. Et donc,si l'on tient caché ce qui est le plus précieux, sil'on exhibe ce qu'on a de plus vil, ne faut-il pasadmettre l'évidence suivante : cette sagesse, quel'Ecclésiaste interdit de cacher, est plus vile que la

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folie, qu'il ordonne de dissimuler ? Je vous livre àprésent, mot pour mot, son propre témoignage :"L'homme qui cache sa folie est meilleur quel'homme qui cache sa sagesse."

Et que dire du fait que les divines Ecritures re-connaissent au fou une âme candide, en regard dusage qui se croit sans pareil ? Telle est en effetmon interprétation de ce qu'écrit l'Ecclésiaste auchapitre dix : "Mais le fou va sur les chemins, etdans sa déraison, il croit que tous les hommes sontfous." N'est-ce pas la marque d'une insigne can-deur d'âme, de ne voir partout que des égaux etd'étendre à tout le monde ses propres mérites, alorsque nul ne manque d'avoir de soi l'opinion la plusflatteuse ? De même, le titre de fou n'a pas faithonte au grand roi Salomon, qui déclare au cha-pitre trente : "Je suis le plus fou des hommes." Età Paul non plus, le docteur des nations ; dans uneépître aux Corinthiens, il endosse de très bonnegrâce le titre de fou : "Je parle en fou, dit-il, moiplus que d'autres", comme s'il était déshonorantd'être surpassé en folie.

Mais j'entends déjà s'insurger contre moi unepoignée de petits amateurs de grec : ils font toutpour crever les yeux d'un bon nombre de théolo-giens contemporains, comme s'il s'agissait devieilles corneilles*, en les noyant dans la fumée de

* "Crever les yeux des corneilles" : adage latin qui signi-fie lancer une forte nouveauté faisant apparaître les ancienscomme des aveugles, des ignorants.

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leurs commentaires. (Dans cette équipe, le numérodeux, sinon le chef de file*, est mon cher Erasme,que je nomme assez souvent, pour lui faire hon-neur.) Voilà vraiment, s'exclament-ils, une citationfolle, bien digne de Moria en personne. Il y a unécart considérable entre la pensée de l'apôtre ettes élucubrations. Quand il s'exprime ainsi, il necherche nullement à passer pour plus fou que lesautres ; mais, après avoir dit : "Ils sont ministresdu Christ, moi aussi", s'égalant ainsi aux autresapôtres sous ce rapport, avec un soupçon de van-tardise, il s'est corrigé en ajoutant "Moi plus queles autres", car il a conscience non seulement d'éga-ler les autres dans le ministère de l'Evangile, maisde leur être un peu supérieur. Seulement, comme ilsouhaite faire reconnaître cette vérité sans pour autantchoquer les oreilles par un langage présomptueux,il s'abrite derrière le paravent de la folie : "Je parlecomme un insensé", en homme instruit du privi-lège qu'ont les fous d'être les seuls à divulguer lavérité sans offenser personne.

Mais qu'est-ce que Paul pouvait avoir en têtequand il s'exprimait ainsi ? Il y a là matière à dis-cussion, je l'abandonne aux théologiens. Moi, j'em-boîte le pas des théologiens gros et gras, les pluscotés en général : la majorité des savants aime

* Peut-être Erasme songe-t-il à Lefèvre d'Etaples, qui avaittraduit Aristote dans les années 1499-1505, mais qui avaitpris ses distances avec la scolastique dans sa façon d'ensei-gner les mathématiques et la philosophie.

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mieux se fourvoyer avec eux, nom de Zeus !, quede partager les vues justes de ces trilingues*. Il n'ya personne qui estime ces petits gobeurs de grecplus que des gobe-mouches. Surtout depuis qu'unillustre théologien (dont je tais le nom** par pru-dence, pour que nos gobe-grec ne s'empressentpas de le brocarder en grec avec l'âne à la lyre) aproposé de ce passage une magistrale exégèse théo-logique. Prenant comme point de départ la phrase"Je parle en fou, moi plus que d'autres", il fabriqueun autre chapitre et (prouesse impossible sans unedialectique sophistiquée ! ) il introduit une nouvelledistinction. Voici son interprétation ; je vais le citertextuellement, et pas seulement en substance : "Jeparle en fou, c'est-à-dire : si je vous semble insenséde m'égaler aux pseudo-apôtres, je vous paraîtraiencore moins sage si je me préfère à eux." Hélas !notre docteur oublie apparemment son sujet etglisse vers autre chose.

LXIV. - Mais pourquoi aurais-je les yeux fébri-lement fixés sur un seul exemple ? Il est de noto-riété publique que les théologiens peuvent, en toutelégalité, étirer le ciel dans tous les sens, je veux direla divine Ecriture, comme une peau. Chez saintPaul il y a des passages de l'Ecriture qui se contre-disent, mais qui cessent de se contredire quand on

* Hébreu, grec et latin.** II s'agit de Nicolas de Lyre, célèbre théologien parisien,mort en 1340.

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les replace dans leur contexte. Si l'on en croit saintJérôme, le grand homme aux cinq langues*, saintPaul tomba par hasard, à Athènes, sur une inscrip-tion d'autel qu'il déforma dans un sens favorable àla foi chrétienne : supprimant les mots qui auraientgêné son dessein, il ne conserva que les deux der-niers, "Au Dieu inconnu" ; encore étaient-ils eux-mêmes quelque peu modifiés, puisque l'inscriptionintégrale indiquait : "Aux dieux de l'Asie, de l'Eu-rope et de l'Afrique, aux dieux inconnus et étran-gers." C'est à son exemple, je présume, que de nosjours la nouvelle génération des théologiens n'arrêtepas de détacher quatre ou cinq mots par-ci par-là,de les trafiquer si nécessaire pour les besoins deleur cause, sans le moindre souci, bien entendu, dece qui précède ni de ce qui suit, ni même d'éven-tuelles contradictions. Et dans cet exercice leurimpudence rencontre un tel succès que bien sou-vent elle attise la jalousie des jurisconsultes ! Quelleréussite, en effet, pourrait leur échapper, dès lors quece grand... (j'ai failli lâcher son nom, mais une nou-velle fois je me méfie de l'adage grec**) a su tirerdu texte de Luc un énoncé qui s'accorde avecl'esprit du Christ autant que l'eau avec le feu ? Eneffet, à l'heure où le péril suprême menaçait, cemoment où les clients fidèles ne manquent pas dese regrouper autour de leur patron pour se joindreà son combat, le Christ, en vue d'extirper de leur

* A savoir : latin, grec, hébreu, dalmate et chaldéen.** Nouvelle allusion à Nicolas de Lyre. (Cf. note p. 153.)

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esprit toute confiance dans des secours de cet ordre,leur demanda s'ils avaient jamais manqué de quelquechose, depuis le jour où il les avait envoyés sur lesroutes sans le moindre viatique, sans chaussurespour se protéger des épines et des cailloux, sansbesace contre la faim. Et quand les disciples eurentdit que non, qu'ils n'avaient manqué de rien, il ajoutaces paroles : "Eh bien ! maintenant, que celui qui aune bourse la dépose. Une besace, pareillement. Etque celui qui n'en a pas vende sa tunique pour ache-ter un glaive !" Comme tout l'enseignement du Christa pour thèmes la douceur, la tolérance, le détache-ment de la vie, se peut-il que quelqu'un ne voiepas très clairement ce qu'il veut dire ici ? Bienévidemment, il veut désarmer plus encore sesenvoyés : qu'ils ne se contentent pas de renonceraux chaussures et à la besace, mais qu'ils rejettentla tunique par-dessus le marché, qu'ils entrepren-nent leur mission évangélique nus, dans un dépouil-lement total, qu'ils se munissent uniquement d'unglaive, pas le glaive agressif des brigands et desparricides, mais le glaive de l'esprit qui, pénétrantjusqu'au tréfonds de l'âme, puisse y trancher d'uncoup toutes les passions et donner enfin toute laplace dans le cœur à la seule piété.

Eh bien ! voyez, s'il vous plaît, toutes les torturesque le célèbre théologien fait subir à ce passage.Dans son interprétation, le glaive devient une armedéfensive contre la persécution, et la besace une con-fortable provision de vivres : comme si le Christ,ayant radicalement changé d'avis, prenait conscience

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d'avoir lancé ses prédicateurs sur les routes dans unéquipage trop peu royal, et se mettait à chanter lapalinodie de ses instructions initiales ! Ou commes'il oubliait ses déclarations antérieures : qu'ilsseraient bienheureux au milieu des opprobres, desoutrages et des supplices, qu'il leur défendait derésister aux mauvais traitements, que bienheureuxsont les doux et non pas les violents ! Comme s'iloubliait son invitation à imiter les oiseaux et les lisdes champs, et si maintenant l'idée de les laisser partirsans glaive lui devenait assez insupportable pourqu'il leur commande de vendre même leur tuniqueafin d'en acheter un, préférant les voir se mettre enroute nus que sans arme à la ceinture. Notre théo-logien entend par "glaive" tout ce qui concourt àrepousser une attaque, et par "besace" tout ce quiconcourt aux besoins de la vie. Et voilà comment cetinterprète de la pensée divine imagine les apôtreséquipés de lances, de balistes, de frondes et de bom-bardes pour aller prêcher le Crucifié. De même, illes charge de bourses, de sacoches, de bagages, pourleur éviter tout risque de quitter l'auberge le ventrecreux. Une autre chose qui n'a guère troublé notrehomme, c'est que cette épée, dont le Christ avait sinettement imposé l'achat, il va bientôt imposer,avec des reproches à la clé, de la remettre au four-reau. Et l'on n'a jamais entendu raconter que lesapôtres aient eu recours à l'épée ou au boucliercontre la violence des païens ; or, ils s'en seraientforcément servis si la pensée du Christ avait bienété celle qu'on présente comme la sienne.

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Il y en a un autre, et non des moindres, dont jetairai le nom par courtoisie, qui veut voir la peaude saint Barthélémy écorché dans les tentes depeaux évoquées par Habacuc* : "Les peaux dupays de Madian seront en grande confusion." Ré-cemment, j 'ai assisté en personne à un débat théo-logique. Oui, cela m'arrive souvent. Quelqu'uninsistait pour savoir sur quel texte des Ecrituresfaisant autorité se fondait l'ordre de vaincre leshérétiques par le feu, au lieu de les convaincre pardes arguments ; alors un vieillard à la mine revêche,et dont le sourcil broussailleux annonçait un théo-logien, répondit de fort méchante humeur que nousdevions cette loi à saint Paul, car il a dit "Devitahaereticum** (Evite l'hérétique), quand tu l'aurasréprimandé une ou deux fois".

Et comme le bonhomme répétait la même antienneen donnant de la voix, et que la plupart des auditeurs

* L'un des douze "petits" prophètes.** Pour illustrer le casse-tête des traducteurs face à certainsjeux de mots, voici, sur ce passage, les tentatives de Thibaultde Lavaux (L. 1780), Pierre de Nolhac (N. 1953) et ClaudeBlum (B. 1992). (L) : II répondit en criant de toutes ses forces"."C'est saint Paul qui l'a commandé expressément, quand il adit : Hereticum hominem post unam et alteram correptionemdevita." (Note : Le vrai sens de ces paroles est : Evitez l'hérétiqueaprès l'avoir repris une ou deux fois.) Comme il répétait tou-jours le même passage, la plupart des auditeurs se regardaientavec étonnement sans pouvoir deviner ce qu'il voulait dire.Enfin il s'expliqua ainsi : Le mot devita n'est-il pas composéde la préposition de, qui marque retranchement, et du nomsubstantif vita, qui veut dire vie ? il signifie par conséquent"retrancher de la vie, ôter de la vie" ; et voilà le vrai sens du

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se demandaient, ébahis, ce qui lui arrivait, il finitpar expliquer : "Dé-vi-ta-li-sez l'hérétique !" Cer-tains rires fusèrent, mais il se trouva des gens pourdéclarer ce commentaire parfaitement théologique.Il restait toutefois un petit noyau de récalcitrants.Survint alors, comme on dit, "un redoutable avo-cat de Ténédos", d'une autorité irréfragable :Ecoutez ceci, dit-il. Il est écrit : 'Tu ne dois pas lais-ser vivre le malfaisant, or tout hérétique est mal-faisant, donc, etc." Admiration générale ! Quelcerveau ingénieux ! Tous se rangèrent à cet avis,d'un pas grégaire et balourd. Pas un seul ne son-gea que cette loi concerne les sorciers, les enchan-teurs et les magiciens, que l'on nomme en hébreumehascefim, des malfaisants. Sinon, la fornica-tion et l'ébriété seraient aussi passibles de la peinede mort !

passage : "Si l'hérétique ne se corrige pas, après l'avoir avertiune ou deux fois, il faut lui ôter la vie." (N) : Un vieillard à lamine sévère, que son sourcil révélait théologien, réponditavec véhémence que cette loi venait de l'apôtre Paul, lorsqu'ilavait dit : "Evite (devita) l'hérétique, après l'avoir repris une oudeux fois." Il répéta et fit sonner ces paroles ; chacun s'éton-nait ; on se demandait s'il perdait la tête. Il finit par s'expli-quer : "II faut retrancher l'hérétique de la vie", traduisait-il,comprenant de vita au lieu de devita. (B) : Un vieillard sévèreet, à en juger par son front sourcilleux, théologien, répondit defort mauvaise humeur que cette loi venait de l'apôtre Paul,qui a dit : "Evite l'hérétique après une ou deux réprimandes."Et comme il répétait ces paroles d'une voix tonitruante et quela plupart se demandaient avec étonnement ce qui lui arrivait,il finit par expliquer "Tuez l'hérétique, et vite !".

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LXV. - Mais je fais preuve de folie en allon-geant cette suite d'exemples. Ils sont innombrableset ne tiendraient pas dans les volumes de Chrysippeet de Didyme. Je voulais seulement vous mettre aufait des libertés prises par ces divins maîtres, pour quevous m'accordiez votre indulgence à moi aussi, lathéologienne en bois de figuier*, si d'aventure toutesmes citations ne sont pas faites à la virgule près.

Je reviens enfin à saint Paul : "C'est de bonnegrâce que vous supportez les fous", dit-il, parlantde lui-même. Et aussi : "Acceptez-moi comme fou."Et puis : "Je ne parle pas selon Jésus, mais dans unesorte d'accès de folie." Ailleurs encore, il dit :"Nous sommes fous, nous, à cause du Christ." Vousavez bien entendu : quel bel éloge de la folie, etqui s'en fait le superbe garant ! Mieux : le mêmesaint Paul préconise clairement la folie, commeune chose de première nécessité, tout à fait pro-pice au salut : "Si quelqu'un parmi vous se croitun sage, qu'il se fasse fou pour devenir sage !" Etdans saint Luc, Jésus qualifie de "fous" les deuxdisciples qu'il a rejoints sur la route. Faut-il s'enétonner ? J'en doute, car le grand saint Paul attri-bue à Dieu lui-même un brin de folie : "Ce qui estfolie de Dieu, dit-il, est plus sage que les hommes."Toutefois l'exégèse d'Origène conteste toute com-paraison entre cette folie divine et l'intelligencehumaine. A preuve, ce passage : "Le langage de lacroix est folie pour les hommes en perdition."

* Bois sans valeur.

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Mais pourquoi perdre mon temps et ma peine àréunir tant de témoignages instructifs, puisque leChrist lui-même, dans les psaumes sacrés, dit sansambages à son Père : "Tu connais ma folie" ? Etce n'est pas un effet du hasard si les fous ont béné-ficié d'une cote d'amour auprès de Dieu. Voicicomment je me l'explique. C'est comme les grandsprinces : pour eux, les gens trop intelligents sontdes suspects, des ennemis, par exemple Brutus etCassius pour César, qui par ailleurs ne redoutaitrien d'un ivrogne comme Antoine ; Sénèque étaitsuspecté par Néron, Platon par Denys ; inverse-ment, ils aiment beaucoup les gens un peu frusteset plutôt simples d'esprit. De la même manière, leChrist déteste et condamne sans arrêt ces sagesqui se reposent sur leur prudence. Saint Paul entémoigne sans l'ombre d'un doute, quand il dit :"Les choix de Dieu sont folie pour le monde" etencore ceci : "C'est par la folie qu'il a plu à Dieude sauver le monde", puisqu'il ne pouvait pas êtreredressé par la sagesse. D'ailleurs Dieu lui-mêmel'indique assez, lui qui s'écrie par la bouche duprophète : "Je perdrai la sagesse des sages et jeréprouverai la prudence des prudents." Une autrefois, il remercie son Père d'avoir caché le mystèredu salut aux sages, mais de l'avoir révélé aux"tout petits", autrement dit aux fous : car, en grec,le mot correspondant à "tout petits" est insensés, lecontraire de sages. Cela concorde avec les nom-breux passages de l'Evangile où il s'en prend auxpharisiens, aux scribes, aux docteurs de la loi,

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tandis qu'il apporte un soutien vigilant à la fouleignorante. Car enfin, son "Malheur à vous, scribeset pharisiens !" , que veut-il dire, sinon "Malheur àvous, les sages" ?

Les petits enfants, les femmes, les pêcheurs furent,semble-t-il, sa compagnie de prédilection. Et mêmeparmi les animaux, le Christ préfère ceux qui s'éloi-gnent le plus de la prudence du renard. Ainsi préfère-t-il avoir un âne pour monture, alors qu'il aurait pu,s'il en avait eu envie, s'installer impunément surle dos d'un lion. D'ailleurs le Saint-Esprit est des-cendu sous les apparences d'une colombe, non d'unaigle ou d'un milan. De plus, dans les saintes Ecri-tures, il est souvent question de cerfs, de faons,d'agneaux. Ajoutez que le Christ appelle ses fidèles,destinés à la vie éternelle, "ses brebis". Or, envérité, il n'existe pas d'animal plus stupide, si l'onen croit l'expression proverbiale d'Aristote têtesde brebis : fondée sur l'imbécillité de cet animal,nous voyons qu'elle s'emploie couramment pourinjurier les crétins et les ahuris. Tel est pourtant letroupeau dont le Christ se proclame le pasteur. Plusfort encore, il lui est agréable d'être appelé agneaului-même. Le fait est que saint Jean le désigneainsi : "Voici l'agneau de Dieu !", expression très fré-quente aussi dans l'Apocalypse.

Qu'est-ce qui ressort de tous ces témoignages,sinon que tous les hommes sont fous, y comprisceux qui sont pieux ? Et que le Christ aussi, pourporter remède à la folie des mortels - et bien qu'ilfût la sagesse du Père -, s'est fait fou lui-même en

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quelque façon, puisqu'il a pris la nature humaine ets'est manifesté sous l'aspect d'un homme ? Pareil-lement, il s'est fait péché pour guérir les péchés.Une guérison qu'il n'a voulu opérer qu'à travers lafolie de la croix, et à travers des apôtres incultes etmal dégrossis : d'ailleurs, il leur recommandechaudement la folie et les détourne de la sagesse,quand il leur propose en exemple les enfants, les lis,le grain de sénevé, les passereaux, autant de créa-tures dénuées d'intelligence et de raison, et dont lavie se déroule sans autre guide que la nature, sansartifice et sans souci.

Il leur interdit aussi de se tracasser pour le lan-gage à tenir devant les tribunaux, de se poser desquestions sur l'opportunité et les circonstances, etc'est, bien sûr, pour qu'ils ne se fient nullement àleur prudence, mais s'en remettent de toute leurâme à lui seul. Toujours pour le même motif, Dieu,le grand architecte du monde, interdit aux hommesde goûter si peu que ce soit à l'arbre de la science,comme si la science était le poison du bonheur.Du reste, Paul condamne ouvertement la science,comme pernicieuse et provoquant les bouffissuresde l'orgueil. Et saint Bernard lui emboîte le pas, jecrois, quand il interprète la montagne où Lucifers'était installé comme étant "la montagne de lascience".

Peut-être conviendrait-il de ne pas oublier nonplus un autre argument, à savoir que la folie estbien vue par le Très-Haut, puisqu'elle est seule àobtenir le pardon des péchés, alors qu'il n'y a pas

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de pardon pour le sage. De là vient que ceux quiimplorent la miséricorde, même s'ils ont péché demanière consciente, utilisent l'alibi et le patronagede la folie. Tel se présente Aaron, quand il implorela grâce de sa femme, dans le livre des Nombres,si mes souvenirs sont exacts : "Je t'en supplie,Seigneur, ne nous punis pas pour ce péché quenous avons commis par folie." C'est ainsi, égale-ment, que Salil excuse sa faute auprès de David :"A l'évidence, dit-il, j'ai agi comme un fou." Davidlui-même, à son tour, tente ainsi d'apaiser le Sei-gneur : "Mais je t'en prie, Seigneur, décharge tonserviteur de son iniquité, car je me suis conduitcomme un fou", comme si l'unique moyen d'arra-cher le pardon était d'alléguer la folie et l'incon-science. Mais voici une adjuration plus insistante :quand le Christ en croix prie pour ses ennemis"Père, pardonne-leur", dit-il, et il n'invoque aucuneautre excuse que l'inconscience : "parce qu'ils nesavent pas ce qu'ils font". De même, quand Paulécrit à Timothée : "Si j 'ai bénéficié de la miséri-corde de Dieu, c'est que j'ai agi par ignorance, dansmon incrédulité." Que veut dire "agir par igno-rance", sinon par folie et non par malignité ? Etque veut dire "Si j'ai bénéficié de miséricorde",sinon "Je n'en aurais pas bénéficié" sans m'êtreplacé sous le patronage protecteur de la folie ?Nous avons aussi en renfort le mystique auteur desPsaumes, dont j'aurais dû me souvenir plus tôt :"Ne garde plus en mémoire mes égarements dejeunesse et mes ignorances." Vous avez entendu, il

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avance deux excuses : le jeune âge, dont je suisl'inséparable compagne, et les ignorances, un plu-riel multiplicateur, qui doit nous faire comprendrecombien est étendu l'empire de la folie.

LXVI. - Pour ne pas m'éterniser, car la matièreest infinie, je dirai en résumé : tout semble indi-quer qu'il y a une sorte de cousinage entre la folieet la religion chrétienne, qui a fort peu de pointsde convergence avec la sagesse. En voulez-vousdes preuves ? Voici la première : vous remarque-rez que les enfants, les vieillards, les femmes et lesimbéciles prennent plus de plaisir que les autresaux cérémonies et aux choses de la religion, et ques'ils se rapprochent toujours tant des autels, c'estévidemment sous la seule impulsion de la nature.Deuxième point : les premiers fondateurs de lareligion, magnifiquement épris de simplicité, ontcombattu les lettres avec acharnement. Enfin, iln'est point de bouffons qui fassent voir plus deloufoquerie que les gens brusquement saisistout entiers par l'ardeur de la piété chrétienne : ilsdeviennent prodigues de leurs biens, ne font aucuncas des injures, supportent qu'on les trompe, nedistinguent en rien les amis des ennemis, honnis-sent la volupté, se repaissent de jeûnes, de veilles,de larmes, d'épreuves, d'humiliations, la vie lesdégoûte, la mort est tout ce qu'ils désirent, bref,ils semblent s'être fermés à toute espèce de senscommun : on dirait vraiment que leur esprit vit ail-leurs et a quitté leur corps.

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Pareil comportement, est-ce autre chose que dudélire ? Il ne faudra pas trouver extraordinaire, aprèscela, que les apôtres aient pu faire figure de gensivres de vin doux, et que Paul ait passé pour uninsensé aux yeux du juge Festus.

Mais puisque j 'ai bel et bien revêtu la peaudu lion*, allons-y d'une autre leçon, que voici : lebonheur des chrétiens, objet d'une quête si rem-plie d'épreuves, n'est rien d'autre qu'une formeparticulière de démence et de folie. Que les motsne vous effraient pas, voyez plutôt le poids desfaits. Tout d'abord, il y a une idée que les chré-tiens partagent à peu près avec les platoniciens, àsavoir que l'âme est immergée dans la matière,ligotée dans les liens du corps, dont l'opacité faitobstacle à la contemplation et à la jouissance duvrai. D'où la définition platonicienne de la philo-sophie comme une méditation de la mort, car, àl'image de ce que fait nécessairement la mort, elleamène l'âme à se détacher des choses visibles etcorporelles. C'est pourquoi, aussi longtemps quel'âme utilise correctement les organes du corps, onla déclare saine ; mais le jour où, brisant ses liens,elle tente de conquérir sa liberté, comme si ellesongeait à s'évader de cette prison, alors on ditque c'est de la démence. Si cela survient en liaisonavec une maladie ou un dysfonctionnement desorganes, tout le monde est d'accord illico, c'est de

* "Revêtir la peau du lion" : vieil adage signifiant "se lancerdans une vaste entreprise".

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la démence. Et pourtant ! Ces hommes-là, nousvoyons aussi qu'ils prédisent l'avenir, connaissentdes langues et des textes sans les avoir jamaisappris auparavant, et ils manifestent en toute occa-sion un je ne sais quoi de divin. Il est indubitableque l'origine de ce phénomène réside dans lefait que l'esprit, à peine s'est-il un peu affran-chi de l'emprise du corps, commence à déployersa vigueur originelle. C'est une cause identique, jecrois, qui produit souvent un effet du même ordrechez les agonisants aux portes de la mort : unesorte de souffle inspiré leur fait dire alors deschoses prodigieuses. D'un autre côté, si cela est lefruit d'une piété exaltée, peut-être ne s'agit-il pasdu même type de démence, mais cela y ressemblesi fort qu'aux yeux de la plupart des gens c'est dela démence pure, étant donné surtout le nombreinfime de ces pauvres petits bonshommes dontl'existence se déroule à l'écart de toute sociétéhumaine. Aussi vivent-ils une expérience analogue,je crois, à celle de la caverne imaginée par Platon :ceux qui sont enchaînés voient les ombres des choses,tandis que celui qui s'est évadé, quand il revientdans la grotte, se flatte d'avoir vu les choses elles-mêmes et dénonce l'illusion radicale de ceux pourqui la réalité se borne à ces ombres misérables. Eneffet, ce sage, ouvert à la pitié, déplore la folie deceux qui sont esclaves d'une telle illusion ; maiseux, à leur tour, se moquent de lui en le traitant defou, et l'expulsent. Il en va de même pour le com-mun des hommes : plus les réalités sont palpables,

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plus ils les apprécient ; pour eux, ce sont quasi-ment les seules réalités. C'est l'inverse avec lesdévots : plus une chose touche de près le corps,plus ils la méprisent ; ils sont ravis tout entierspar la contemplation des choses invisibles. Pourles uns, l'argent passe avant tout, puis le bien-êtredu corps, l'âme étant reléguée à la dernière place,d'ailleurs la plupart ne croient pas qu'elle existe,parce que les yeux ne la voient pas. Pour les autres,c'est l'inverse : tous leurs efforts tendent d'abordvers Dieu, le plus simple de tous les êtres, ensuitevers ce qui s'en approche le plus, je veux dire l'âme ;du corps, ils n'en ont cure ; quant aux richesses,ils les méprisent et les fuient comme des immon-dices. S'ils ne peuvent faire autrement que des'occuper d'argent, c'est à contrecœur, ça leur donnela nausée : ils ont sans avoir, ils possèdent sansposséder.

Chez les uns comme chez les autres, il existeaussi, cas par cas, d'importantes différences indi-viduelles. Commençons par les sens : même s'ilsont tous une relation avec le corps, il en est cer-tains de plus matériels, comme le toucher, l'ouïe,la vue, l'odorat, le goût ; d'autres sont plus indé-pendants du corps, comme la mémoire, l'intelli-gence, la volonté. Donc, là où l'âme est en mesurede s'exercer, là elle est puissante. Les dévots setendent de toute la force de leur âme vers desbiens sans le moindre rapport avec les sens gros-siers, qui, de ce fait, s'émoussent chez eux et s'en-gourdissent. En revanche, le vulgaire trouve là son

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point fort, et son point faible dans le reste. De làces histoires de saints qui ont bu de l'huile pourdu vin*.

Si l'on en vient aux passions de l'âme, certainesont un rapport plus étroit avec la matérialité ducorps, comme le désir sexuel, le besoin de mangeret de dormir, la colère, l'orgueil, l'envie. Les dévotsleur font une guerre inexpiable ; le vulgaire, enrevanche, ne conçoit pas la vie sans elles. Viennentensuite des passions médianes, conformes à lanature, en quelque sorte, comme l'amour de la patrie,l'affection pour les enfants, les parents, les amis.Le vulgaire leur accorde une certaine importance.Mais les dévots s'évertuent à les extirper elles ausside leur âme, ou bien alors ils les subliment, et ilsaiment leur père non plus en tant que père (qu'a-t-il engendré, en effet, sinon le corps ? et encorecela même est dû à Dieu le Père), mais en qualitéd'homme de bien, en qui resplendit l'image de cetteintelligence suprême qu'ils identifient commel'unique souverain bien, et en dehors de laquelle,proclament-ils, rien n'existe qu'on doive aimer oudésirer. Voilà l'aune à laquelle ils mesurent tous lesdevoirs de la vie : où que ce soit, le visible, sans mé-riter un mépris absolu, doit malgré tout avoir beau-coup moins d'importance à leurs yeux que l'invisible.Ils affirment, d'ailleurs, que jusque dans les sacre-ments et dans les exercices de piété, on retrouve

* Distraction attribuée à saint Bernard, selon Jacques de Vora-gine dans la Légende dorée.

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corps et esprit. Prenons l'exemple du jeûne : poureux, la simple abstinence des viandes et d'un repasn'est guère méritoire (quand le vulgaire limite lejeûne à cela), mais il faut en même temps materquelque peu les passions, donner moins libre coursà la colère ou à l'orgueil, de sorte que l'esprit, à lafaveur de cet allégement corporel, s'élance versles biens célestes et les plaisirs de leur possession.

Même distinguo pour la messe : il n'y a certespas lieu, disent-ils, de dédaigner le cérémonial, maisc'est, en soi, une chose peu utile voire pernicieuse,si l'on n'y joint pas l'élément spirituel représentépar ces signes visibles. Or, c'est la mort du Christqui est représentée, et il appartient aux mortels dela reproduire, et pour cela de dompter, d'éteindre,d'ensevelir en quelque sorte les passions de leurcorps, afin de renaître à une vie toute neuve, où ilspourront ne faire plus qu'un avec lui, plus qu'unavec les autres. Voilà donc ce que fait un hommedévot, voilà ce qu'il a en tête. Pour le vulgaire, c'estle contraire : il croit que le sacrifice de la messeconsiste uniquement à être là devant l'autel, le plusprès possible, à entendre le bruit des mots, à suivrele spectacle de diverses petites cérémonies.

Ce n'est pas dans ces occasions-là seulement(évoquées à titre d'exemple), mais carrément danssa vie tout entière que le dévot se détourne deschoses ayant quelque accointance avec le corps,et est transporté vers le domaine de l'éternel, del'invisible, du spirituel. Résultat : le désaccordétant total et universel entre le dévot et l'homme

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ordinaire, ils se considèrent mutuellement commedes fous. Mais ce qualificatif convient davan-tage au dévot qu'à l'homme ordinaire. Du moinsà mon avis.

LXVII. - La chose vous paraîtra d'ailleurs plusévidente si je vous démontre en peu de mots,comme promis, que cette récompense suprêmen'est ni plus ni moins qu'une variante de la folie.Commencez donc par observer que Platon avaitdéjà rêvé à quelque chose du même ordre, quandil écrivait que le délire des amants est le plusheureux de tous. En effet, celui qui aime sur lemode de l'exaltation ne vit plus en lui-même, maisdans l'objet de son amour, et son enchantementaugmente de plus en plus, à mesure qu'il s'échappeà lui-même et se loge dans l'autre. Lorsque l'âmesonge ainsi à s'en aller du corps et renonce à l'usagenormal de ses organes, on a parfaitement le droitde parler d'égarement. Sans quoi, que voudraientdire ces expressions courantes : "Il est hors de lui...","Reviens à toi...", "Il est revenu à lui-même" ?Ainsi, plus l'amour est absolu, plus grand est l'éga-rement, et plus bienheureux.

Quelle sera donc, en définitive, cette vie duciel à laquelle aspirent si fort les âmes dévotes ?Assurément, l'esprit absorbera le corps : victoiredu plus fort ! Et il y parviendra d'autant plus faci-lement qu'il aura déjà commencé de longue datependant la vie à le préparer à cette transformation,en l'épurant et en le mortifiant. Puis ce sera le tour

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pour l'esprit d'être absorbé - quelle merveille ! -par cette suprême Intelligence, dont le pouvoir,cela va de soi, est infiniment supérieur. Dès lors,l'homme tout entier aura été projeté hors de lui-même, et tout son bonheur viendra d'être extraitde lui-même et sous l'influence ineffable du sou-verain bien qui attire à soi toutes choses. Ce bon-heur, il est vrai, ne pourra être parfait que le jouroù les âmes, ayant récupéré leurs anciens corps,jouiront pleinement de l'immortalité. Toutefois,comme la vie des âmes dévotes n'est qu'une longueméditation de l'éternité, il leur est donné parfois d'enpressentir un peu la saveur et le parfum. Certes, cen'est là qu'une infime gouttelette, auprès de cettesource de bonheur éternel, mais pourtant elle sur-passe de loin tous les plaisirs liés au corps, quandbien même on concentrerait sur un seul individul'ensemble des plaisirs de l'ensemble des hommes :tant il est vrai que le spirituel l'emporte sur le cor-porel, et l'invisible sur le visible ! Telle est d'ail-leurs la promesse du Prophète : "Ce que l'oeil n'apas vu, ni l'oreille entendu, ce dont le cœur del'homme n'a jamais été pénétré, tout ce que Dieua préparé pour ceux qui l'aiment." Il y a là cettepart de Folie que le passage dans l'autre vie n'abo-lira pas, mais épanouira pleinement. Les rares pri-vilégiés qui ont pu faire cette expérience passentpar des états très voisins de la folie ; leurs proposmanquent de cohérence et s'éloignent du langagehumain, ils émettent des sons inintelligibles etmaintes fois l'expression de leur physionomie change

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à vue d'œil du tout au tout : tour à tour rayonnantset déprimés, ils alternent les rires, les larmes, etles soupirs, bref, ils sont véritablement tout entiershors d'eux-mêmes. Bientôt après, revenus à eux,ils avouent ne pas savoir où ils se trouvaient, s'ilsétaient dans leur corps ou bien hors de lui, en étatde veille ou de sommeil, ce qu'ils ont entendu, vu,dit ou fait ; ils ne s'en souviennent plus qu'à tra-vers une espèce de brouillard onirique. Ils ne saventqu'une chose : qu'ils étaient au comble du bonheur,tout le temps qu'a duré ce délire. Aussi déplorent-ils leur retour à la raison et s'ils devaient formerun vœu, ce serait d'être à jamais fous de cettefolie-là. Et pourtant, par rapport à tout le bonheurà venir, ce n'est pour ainsi dire qu'un minusculeamuse-gueule !

LXVIII. - Mais cela fait un bon moment que jem'oublie : j'ai largement dépassé les bornes. Qu'àcela ne tienne ! Si vous avez l'impression quemon discours a été exagérément pétulant et pro-lixe, veuillez songer que c'était la Folie qui parlait,et une femme de surcroît ! Souvenez-vous cepen-dant du proverbe grec : Souvent un homme foudit des choses sensées. Mais peut-être pensez-vousqu'il ne s'applique pas aux femmes ?

Je le vois, vous attendez un épilogue. Vous êtesfous, vraiment, si vous pensez que je me souviensencore de ce que j'ai dit, après cette longue couléede fatrasie logorrhéique. Un vieux dicton disait :"Maudit soit le convive qui se souvient de tout !"

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En voici un tout neuf : "Maudit soit l'auditeur quia trop de mémoire !"

Sur ce, santé à tous, applaudissez, à vous la vie,à vous le vin, illustrissimes sectateurs de Moria-la-Folie !

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REPÈRES CHRONOLOGIQUES

Nous ne saurions retracer ici dans le détail lesincessants déplacements d'Erasme. De même, nousne mentionnerons que les ouvrages les plus impor-tants de ce polygraphe intarissable. Mais il nousa paru souhaitable de fournir une chronologiepermettant de jalonner son itinéraire et de le situerdans son époque fertile en découvertes et en débatsrenouvelant la conception du monde.

1453L'histoire tourne sur ses gonds : prise de Constan-tinople par les Turcs. Les savants grecs qui y vivaientfuient vers Florence et Venise, avec leurs manus-crits anciens.

1447-1455Le pape Nicolas V crée la bibliothèque Vaticane.

1450-1520Diffusion de l'imprimerie en Europe.

1469 ( ? )Naissance d'Erasme à Rotterdam, hors mariage : lepère est prêtre ; la mère, fille d'un médecin. Erasme

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est le prénom de baptême. C'est en 1506 que l'auteurdes Adages y ajoutera Desiderius (Didier). - Nais-sance de Machiavel - France : règne de Louis XIde 1461 à 1483.

1471Naissance d'Albrecht Durer. Prise de Tanger parles Portugais.

1473Naissance de Copernic. On entreprend la cons-truction de la chapelle Sixtine.

1476-1483Ecolier, à Gouda, à Utrecht, chez les Frères de la VieCommune à Deventer. Initiation à la musique, auchant choral. Sa mère meurt de la peste. -1475 :Naissance de Michel-Ange. - 1477 : Mort deCharles le Téméraire, duc de Bourgogne. -1478 :Botticelli peint la Primavera. -1483 : naissances deRabelais, Luther, Raphaël Charles VIII succède àson père Louis XI.

1484Le père d'Erasme meurt de la peste. Envoyé par sesoncles dans une école de Bois-le-Duc. Santé assezfragile.

1487-1492S'oriente vers la vie monastique. - Prononce sesvœux en 1488 (couvent de Saint-Augustin à Steyn).- 1492 : ordonné prêtre. -1487 : Le pape condamnePic de la Mirandole. - 1492 : En Espagne : fin

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de la domination musulmane à Grenade, expul-sion des Juifs.Christophe Colomb découvre l'Amérique.

1493-1498Secrétaire de l'évêque de Cambrai : quitte soncouvent, conserve l'habit. Boursier à Paris, aucollège de Montaigu, dont Erasme supporte malle régime ascétique. Boulimie de lectures. Ren-contres d'humanistes (Lefèvre d'Etaples, RobertGaguin). Publie des poèmes en latin. Pour gagnersa vie, de plus en plus indépendante, il donne desleçons, compose des manuels de conversationlatine. Acquiert une renommée d'humaniste. Nom-breux déplacements (France, Hollande, mais pasencore l'Italie, faute d'argent). - 1494 : Traitéde Tordesillas : Espagne et Portugal délimitentleurs zones d'expansion dans les mondes nou-veaux. - L'Alsacien Sébastien Brant publie enallemand la Nef des fous. - 1496 : naissance deClément Marot.

1497Savonarole excommunié par Alexandre VI Bor-gia, puis brûlé en 1498.Durer : L'Apocalypse.

1499Grâce à un riche élève anglais, Erasme découvrel'Angleterre (Greenwich, Oxford). Se lie d'amitiéavec l'humaniste Thomas More et le théologienJohn Colet.

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1500Publie à Paris la première édition des Adagiorumcollectanea, recueil de huit cents adages commentés.- Le Portugais Cabrai prend possession du Brésil.

1501S'installe à Louvain. Traductions du grec.1503Publie son Enchiridion militis christiani ("Manueldu chevalier chrétien") : préconise un retour à l'espritde l'Evangile, valorise une piété intériorisée, fondeun humanisme chrétien.

1504Bruxelles, Louvain, Paris. -1503-1507 : Vinci, LaJoconde.

1505Regagne l'Angleterre.

1506-1508Activité débordante (traductions de Lucain, d'Euri-pide). Des accès de mélancolie. Réussit à se rendreen Italie comme précepteur. Pendant la traverséedes Alpes, ses premiers cheveux blancs lui inspirentun beau poème sur la vieillesse. Fait docteur enthéologie à Turin. Séjour à Venise chez l'imprimeurAldo Manuce. Edition des Adages (cette fois, plusde quatre mille proverbes, sentences et bons mots).Travaux intenses d'édition et de traduction d'auteurslatins et grecs. Initiation à l'hébreu et à l'araméen.Séjours à Padoue, Sienne, et Rome où des cardi-naux l'accueillent.

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1509-1513De nouveau l'Angleterre. Pendant le trajet de Romeà Londres, Erasme, à cheval, compose son Elogede la Folie, qu'il rédige en quelques jours, sitôtarrivé.A Cambridge, se perfectionne en grec, en théolo-gie. Prépare une édition du Nouveau Testament àpartir du texte grec, ainsi qu'une édition de saintJérôme. Publie, sans le signer, un pamphlet paci-fiste contre Jules II, pape guerrier. -1512 : Le Jeudu prince des sots de Gringoire. Moïse de Michel-Ange. -1513 : Le Prince de Machiavel.

1514-1521Retour à Louvain. Va-et-vient incessant entreles Pays-Bas et Bâle. Nombreuses publications.Prestige croissant, notamment avec son NouveauTestament et son Institution du prince chrétien.Conseiller de Charles Quint (1516). Brefs séjoursen Angleterre. François Ier cherche, sans succès,à l'attirer auprès de lui. Il ne suivra pas non plusCharles Quint en Espagne. Reste à Louvain de1517 à 1521, où il contribue à la création d'uncollège trilingue (hébreu, grec, latin). Soucieuxde son indépendance, il aura du mal à resterneutre, entre Luther, qui cherche à l'entraînerdans son camp, et les traditionalistes de la courpontificale.7525 : François Ier vainqueur à Marignan. - 1516 :L'Utopie de Thomas More. -1520 : première tra-duction française de /'Eloge de la Folie.

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1521-1536Fixé - ou presque - à Bâle, où il a le statut, le rayon-nement d'un prince de l'humanisme. Travail acharné,malgré une santé précaire. Edite et commente lesPères de l'Eglise. En 1522, première édition desColloques (dialogues familiers), sans cesse réédi-tés et enrichis par la suite. En 1525, sortant de saneutralité, il publie son traité Du libre arbitre, quioccasionne une polémique avec Luther, pour quil'homme ne saurait être l'artisan de son salut.Erasme, qui a dénoncé les tares de l'Eglise et pré-conisé des réformes dans un esprit évangélique,reste malgré tout en son sein, tout en gardant sesdistances : ainsi refuse-t-il le chapeau de cardinal.Il meurt pieusement en 1536. Toute son œuvre seramise à l'Index, sauf l' Eloge de la Folie...

1522-1534Luther traduit la Bible. -1523 .-portraits d'Erasmepar Holbein. - De 1527 à sa mort en 1549, Mar-guerite, reine de Navarre, acquise à Vévangélisme,accueille à Nérac les hommes poursuivis pour leursidées novatrices (Lefèvre d'Etaples, Marot, Cal-vin). -1532 : Pantagruel de Rabelais. -1533 : nais-sance de Montaigne. - 1534 : Jacques Cartieratteint Terre-Neuve. -1534 : Ignace de Loyola réu-nit les premiers compagnons qui fonderont en 1540la Compagnie de Jésus. -1535 : A Londres, déca-pitation de Thomas More qui avait critiqué le divorced'Henri VIII.

INDEX

L'index fournit au lecteur quelques repères destinés à faciliterses recherches. Nous renvoyons aux soixante-huit chapitresde l'ouvrage.

Cette division n'est pas d'Erasme, mais les éditeurs l'ontadoptée depuis le XVIIIe siècle.

Age d'or : 32Alchimie : 39Alcibiade : 29, 36Ame : 5, 38, 66, 67Amitié : 19, 30Amour : 7,14,15,19,22,31,48,67 [voir Cupidon, désir, Diane,femme, illusion, mariage, paternité, plaisir, sexe, Vénus]Amour-propre (Philautie) : Préface, 9,22,42,43,50,53Ane à la lyre : 25, 42, 63Animal : Préface, 34,44 [voir bestiaire, chasse]Apollon : 24,46Apôtre : 53, 58, 63, 64 [voir Paul]Argent : 3, 31, 39,40,41,45,48, 54, 55, 58 à 61, 63, 66 [voirfiscalité]Aristophane : 7, 31Aristote : 27, 53 [voir philosophes]Artiste : 42,45 [voir peinture, poètes, théâtre]

Bacchus : 15, 46 [voir boisson]Beauté : 17, 22

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Bernard (saint) : 65 [voir culte des saints]Bestaire

Abeille : 34Agneau : 15, 65Aigle : 19, 65Ane : Préface, 6, 33, 49, 53, 54, 61, 65Bêtes sauvages : 35, 39Biche : 26Bœuf: 17, 61Bouc: 11,47Brebis : 65Caméléon : 50Cerf: 65Chameau : 25, 58Cheval : Préface, 26, 32, 34, 40, 41, 59, 61Orien: 31,39,44Chèvre : Préface, 8Chimère : 54C/ga/e : 14Cochon : Préface, 14, 31, 35, 54, 62Colombe : 65Coq : 34, 42, 63Corbeau : 63Corneille : 3Crocodile : 19Dragon : 54Ecureuil : 44Eléphant : 3Eponge : 34Esturgeon : 45Faon : 65Frelon : 54Grenouille : Préface, 34, 38Hérisson : 26, 63Lion : 5, 44, 65, 66Loup : :25Milan : 65

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Mouche : 3, 34, 48Moucheron : 32, 48Moustique : PréfaceMule : 58, 59Mulet : 44Oiseau : 14, 32, 34Paon : 3Passereaux : 65Poisson : 54Porc-épic : 63

: 33: 42, 49

Punaise : 33Rat : PréfaceRenard : 26, 65Sangsue : 6Scorpion : 615erpent: 14, 19, 38Singe : 5, 17Taureau : 32Truie : 22, 47 [voir animal, chasse]

Boisson : 13, 15, 18, 29, 46, 54, 64 [voir Bacchus, nourriture]Bonheur : 4, 14, 22, 33, 35, 44, 45, 49, 66Bon sens : 19, 29, 33, 41, 55, 66 [voir raison]Bouffon : 2, 36, 37, 66 [voir folie]

Caton : 25Chasse : 39 [voir animal, bestiaire]Chaldéens : 32Christ : 53, 54, 57 à 59, 63 à 65 [voir Dieu, Jésus]Cicéron : 24, 38, 50, 54, 62, 63Citrouille : 39, 50, 53Cœur : 16Commerce : 40, 41, 45, 48, 54, 61Condition humaine : 7, 31, 32, 33, 34, 35 [voir mort]Conscience : Préface, 31, 35, 38, 41, 63, 65Corps : 66, 67

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Cour : 15Courage : 23Culte des saints : 40,41, 45,47 [voir dévotion]Cupidon : 19 [voir amour]

Danse: 15,18,25,31Déguisement : 5, 11, 17, 29, 31, 36 [voir théâtre]Démence : 9, 11, 38 [voir folie]Démocrite : Préface, 27,48, 49 [voir philosophes]Désir : 16, 31 [voir amour, sexe]Dévotion : 40, 41, 45, 54, 60, 66 [voir culte des saints, ima-gerie religieuse, indulgences]Diable : 40, 59, 65Dialecticiens : 33, 38, 51Diane : 15 [voir amour]Dieu : 13, 64 à 66 [voir Christ]

Ecclésiaste : 63Ecclésiastique : 63Ecole : 2,49 [voir enfance, professeur]Ecrivains : 50Elections : 27, 41Eloge : Préface, 2Eloquence : 44 [voir prédicateur]Enfance : 2, 13,44, 48, 62, 65, 66 [voir école]Ennui: 13, 18,22,31,46,56Epicure : 62 [voir philosophes]Erasme : Préface, 40, 61, 63Etudes : Préface, 13, 14, 21, 23, 28, 37, 59Eucharistie : 53 [voir messe]Euripide : 36Evangile : 53, 54, 63, 65Excommunication : 53, 59 [voir hérétique]Exégèse : 59, 63 à 65

Femme : 2, 11, 17, 18, 20, 31, 36, 39, 41, 45, 48, 51, 53, 54,61, 65, 66, 68 [voir amour]Fiscalité : 54, 57 à 60

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Flatterie : 3, 21, 26, 33, 36,44, 50, 54, 56Foi : 53Folie (passim) : 16, 65 folie de la croix [voir bouffon, démence,Moria, sagesse]

Grâce : 53Grammairiens : 45,49, 53 [voir langage]Grands : 3, 56 [voir noblesse]Grec : 6, 8, 9, 19, 32,43,46, 63, 68Guerre : Préface, 23, 34, 35, 46,48, 53, 59

Hérétique : 53, 64 [voir excommunication]Héroïsme : 27Hésiode : 7Hollande : 14Homère : Préface, 1, 7, 13, 15, 16, 29, 35, 62Horace : 38,44, 54, 62

Illusion : 19, 20, 21, 32,40,45,49, 66Imagerie religieuse : 40,47,53 [voir culte des saints, peinture]Indulgences : 40, 59 [voir dévotion]Inspiration satirique : Préface, 36,48, 54, 60Intelligence : 23

Jérémie : 63Jérôme (saint) : Préface, 53, 64Jésus : 54 [voir Christ]Jeu : Préface, 15, 18, 34, 39,46, 56Jeûne : 54, 66Jeunesse: 1, 13, 14, 17,65Juifs : 43, 53, 54Jupiter : 7, 11, 12, 15 à 17, 31,46,47, 53, 56Juristes : 33, 51Justice : 48Juvénal : Préface

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Langage : 6,20,32,36,44,53,54,63,64,66 [voir grammairiens]Lucrèce : 11 [voir philosophes]Lucien : Préface, 45, 63

Malheur: 31, 32Mariage : 7, 11, 20, 31, 39, 41, 45, 54 [voir amour]Médecine: 33, 38,41Messe : 66 [voir Eucharistie]Métamorphose : 14Midas : 2, 5Moine: 11,48,54,60More (Thomas) : Préface, 45 [voir Moria]Moria : Préface, 4, 63, 68 [voir folie, More]Mort : 13,29, 35, 37,41,45,48,54,66 [voir condition humaine,suicide]Mystique : 66, 67

Nations : 22, 43Nature : 13, 16, 22, 24, 32 à 35, 43, 52, 66Noblesse : 8, 29, 39,42,43 [voir grands]Nourriture : 18, 25, 29, 45, 48, 54, 64 [voir boisson]

Oubli : 9, 13

Pan : 2, 15Pape : Préface, 57, 59, 60 [voir religion]Paradis : 40Paradoxe : 53Passion: 16,17,30,57,66Paternité : 7, 11, 16 [voir amour, sexe]Paul (saint) : 53, 59, 63 à 66 [voir apôtres]Péché : 35, 53, 54, 65 [voir religion]Peinture : 45, 47 [voir imagerie religieuse]Peuple : 26 [voir vulgaire]Philosophes : 24, 32,45, 50,52 [voir Aristote, Démocrite, Epi-cure, Lucrèce, Platon, Sénèque, Socrate, stoïciens]Physionomie : 1, 5, 36, 67

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Plaisir : Préface, 8, 12, 17, 27, 31, 36, 38 à 40, 44,45,48,49,54, 59, 61 [voir Bacchus, boisson, danse, désir, sexe]Plaute : 13Platon : 17,24,30,32,36,38,45,50,63,66,67 [voir philosophes]Ploutos : 7Poète: 3, 13,30,38,42,50,54Prédicateurs : 2, 40,45, 54 [voir éloquence]Prêtres : 60Priape : 15, 47, 54, 63Prière : 40, 60 [voir dévotion]Princes : Préface, 24, 29, 36, 55Prodiges : 40, 66Professeur : 21 [voir école]Prométhée : 31Proverbes : 3, 5, 13 à 15, 17, 61 à 63, 68Pythagore : 34, 48

Quintilien : 24, 50

Raison : 16, 17 [voir bon sens]Réalité : 29, 44, 45, 48, 53, 66Religion (passim) : Préface, 31, 32,47,53, 54, 66 [voir Christ,culte des saints, dévotion, messe, mystique, pape, péché,Vierge, Trinité]Rhéteurs : 3,4, 6, 32, 50, 54Rire : 1, 6, 15, 19, 35, 48, 50, 53, 54, 67

Sagesse (passim) : 2, 5, 11 à 17, 19, 29, 30, 37, 46, 61 [voirfolie, Socrate]Salomon : 63Sapho : 14Sciences : 32 à 36, 63, 65Scolastique : 53, 63Sénèque : 30, 42, 65 [voir philosophes]Sexe : 11, 16, 17, 20, 31, 36, 59, 64, 66 [voir amour, désir,femme, paternité, plaisir ]Silène : 29

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Société: 19,21,26,27Socrate : 24, 27, 63 [voir philosophes]Soleil : 1, 19Sophistes: 2, 51,53Sophocle : 12Statues : 27, 30,42,47Stoïciens : 11, 12, 16,30,35,38,53,63 [voir philosophes]Suicide : 31 [voir mort]Superstition : 41Syllogisme: 19,38,51,53

Théâtre : 25, 29, 38,42,48, 59 [voir déguisement]Théologiens : Préface, 33, 53, 63, 64Trinité : 54 [voir religion]Turcs : Préface, 43, 53 [voir guerre]Tyran : 3, 17, 54

Ulysse : 35

Vénus : 11, 14,46 [voir amour]Vérité : 36,45Vêtement : 2, 54 à 60, 63Vice : Préface, 55Vie éternelle : 29Vieillesse : 13 à 15, 18, 31, 37, 39, 59Vierge Marie : 40,47, 53 [voir religion]Virgile : Préface, 49Vulcain : 7, 15, 53Vulgaire : Préface, 26,31,42,48,49,50,52,53,66 [voir peuple]

BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE

Voici quelques ouvrages dont nous conseillonsvivement la fréquentation aux lecteurs qui souhai-tent aller plus loin dans la découverte d'Erasme.

* Erasme, collection "Bouquins", chez RobertLaffont, Paris, 1992.

Par Claude Blum, André Godin, Jean-ClaudeMargolin et Daniel Ménager. (1244 pages, largeanthologie de textes, études critiques très substan-tielles, importante bibliographie.)

* Erasme par lui-même, de Jean-Claude Mar-golin, collection "Ecrivains de toujours", Le Seuil,Paris, 1965. (189 pages.)

* Erasme de Pierre Mesnard, collection "Philo-sophes de tous les temps", Editions Seghers, Paris,1969. (192 pages.)

Page 95: Erasme - Eloge de La Folie

TABLE

Avant-propos de Claude Barousse 7Eloge de la Folie 13

Préface 15La Parole est à la Folie 21

Repères chronologiques 175Index 181Bibliographie sommaire 189