EntreEthiqueEtEsthétique Mélon Dardenne Leuven

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    Entre thique et esthtique :

    la pense dEmmanuel Lvinas dans le cinma de Jean-Pierre et Luc Dardenne

    Marc-Emmanuel Mlon

    Centre de recherche sur les Arts du spectacle, le cinma et les arts visuelsUniversit de Lige

    Rfrence de cet article (mention obligatoire) :

    Mlon, Marc-Emmanuel, Entre thique et esthtique : la pense dEmmanuel Lvinas dans le cinma de Jean-Pierreet Luc Dardenne , communication (non publie) la journe dtudes Film as exercise of thought and publicgesture , loccasion de la remise du titre de Docteur Honoris Causa remis Jean-Pierre et Luc Dardenne, K.U.Leuven, 2-4 fvrier 2010.

    Le 8 novembre 1992, au moment o, avec son frre, il entreprend dcrire le scnario de cequi deviendra La Promesse(intitul alors La fentre rouge), Luc Dardenne crit dans son journal detravail :

    Le regard humain, celui dans lequel nous pouvons liresimultanment le dsir du meurtre et son interdiction, est celui que lecinma a pour vocation de capter. Faire attention : apparatre thique delimage, simultanment et conflictuellement avec son apparatreesthtique. Emmanuel Lvinas a crit que Lthique est une optique.Optique du visage, rapports du regard que les images sinterdisentdidoltrer en les rduisant une plastique. Le visage humain commepremire parole, comme premire adresse. 1

    grenes tout au long de ces cinq petites phrases, deux instances dcisives sont icitroitement associes : le visage et le regard. Deux instances capitales lexpressioncinmatographique et qui sont au cur mme de la pense du philosophe franais dorigine juivelithuanienne Emmanuel Lvinas. La phrase Lthique est une optique , qui figure en exergue dupremier carnet dans lequel Luc crit son journal2, constitue un indice de limportance de la pensede Lvinas sur la gense des films des Dardenne : elle touche au cur du problme auquel lesfrres cinastes sont confronts depuis lchec de Je pense vous. Luc le rsume admirablementquand il crit : Faire attention : apparatre thique de limage, simultanment etconflictuellement avec son apparatre esthtique . Faire attention : l, en effet, se situe bien leproblme, celui du conflitentre thique et esthtique, question primordiale pour tant de cinastesmodernes Rossellini et Bresson les premiers. Si le cinma peut proposer une exprience

    thique son spectateur, il faudra bien trouver la forme esthtique qui la rendra possible, sanspour autant idoltrer , comme lcrit Luc, le visage et le regard en les rduisant uneplastique .

    Ce problme que les Dardenne nont cess de rencontrer au cours de leurs films, enparticulier La Promesse, Rosetta et Le Fils dont lcriture salimente de la lecture simultane deplusieurs ouvrages de Lvinas3, a trouv sans conteste des lments de rponse dans la pense duphilosophe. Non pas quil faille voir leurs films comme une illustration de cette pense pitreenjeu en ce cas mais plutt quil faille le lire comme un point de dpart dune rflexion quidevaitsortir du cadre philosophique pour devenir strictement cinmatographique. Lvinas lu parLuc Dardenne nest rien dautre quun port dattache do son vaisseau a appareill pour prendrele large et explorer des terres lointaines. Mais, comme on sait, le port est aussi un havre o le

    matelot fatigu aime toujours revenir, avant de repartir. Cest ainsi que Lvinas na pas seulementhant La promesse, mais tout le cinma des Dardenne, de film en film, jusqu aujourdhui.

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    Le 19 janvier 1996, deux jours aprs la fin du tournage de La Promesse, Luc crit :

    Emmanuel Lvinas est mort durant notre tournage. Le film doitbeaucoup son uvre, son interprtation du face face, du visagecomme premier discours. Sans ces lectures, aurions-nous imagin lesscnes de Roger et Igor dans le garage, dAssita et Igor dans le bureau du

    garage et dans lescalier de la gare ? Tout le film peut tre vu comme unetentative darriver enfin au face face. 4

    En 1997, au cours de lcriture de Rosetta, Luc cite nouveau Lvinas : La vie spirituelleest essentiellement morale et son lieu de prdilection est lconomique. Il ajoute aussitt : Ceconstat de Lvinas est aussi celui de notre cinma. 5

    Les critiques ont assez glos sur la spiritualit, la morale, les valeurs judo-chrtiennes (laculpabilit, la promesse, le pardon, la rdemption) si pas la religiosit qui, effectivement,imprgnent les scnarios des Dardenne. Mais ils ne se soucient pas den connatre lorigine, secontentant de la rapporter lducation catholique reue par les deux cinastes durant leurenfance. Il est vrai que cette ducation a t dterminante et que la Bible est le premier livre cit

    dans la bibliographie figurant la fin de Au dos de nos images. Il est vrai tout autant que, commebeaucoup dhommes et de femmes de leur gnration, les Dardenne ne sont pas pratiquants etque tout leur questionnement spirituel porte sur la possibilit dune morale dans un monde sansDieu 6. Mais la critique courante ignore combien lthique cinmatographique des Dardenne esttout autant marque par lempreinte dEmmanuel Lvinas, dont la pense est elle-mme ancretrs profondment dans la culture juive et en particulier dans une relecture des textestalmudiques7. Nombre de thmatiques comme le sacrifice, limpossibilit de tuer, lecommandement moral, centrales dans les films des Dardenne, le sont aussi chez Lvinas qui at, incontestablement, un guide spirituel pour les deux cinastes.

    La phrase de Lvinas Lthique est une optique , qui figure dans la prface de Totalit etinfini (1961), est essentielle pour bien comprendre un des enjeux fondamentaux la fois

    obstacle et dfi du cinma des frres Dardenne. Mais sa signification profonde est bien pluscomplexe que ce que lon pourrait croire de prime abord. En effet, il faut prendre garde au pigeque constitue le jeu des citations dans un journal de travail qui les rcolte lintention prioritairede son auteur, dans le but premier de se souvenir de ses lectures et de guider ses choix ultrieurs.Un journal, mme si son criture est soigne, nest pas un texte thorique construit et les mots duphilosophe, extraits dune pense longuement labore, perdent leur signification spcifique auxyeux du lecteur qui ne la connat pas. Une remise en contexte simpose.

    Rejetant dos dos les philosophies de la transcendance ( qui situe[nt] ailleurs la vraie vie laquelle lhomme accderait ) et celles de limmanence (ancres dans lhistoire), Lvinas chercheune voie mdiane, dobdience phnomnologique, fonde sur la relation avec lAutre. Unerelation dont lexprience chappe aux limites de lhistoire comme totalit, et souvre lide de

    lInfini. Une relation qui serait, selon Lvinas, la mtaphysique mme . Do la ncessit denrevenir au dsir do surgit la mtaphysique :

    Nous sommes au monde. La mtaphysique surgit et se maintientdans cet alibi. Elle est tourne vers l ailleurs, et l autrement , etl autre. Sous la forme la plus gnrale quelle a revtue dans lhistoirede la pense, elle apparat, en effet, comme un mouvement partant dunmonde qui nous est familier quelles que soient les terres encoreinconnues qui le bordent ou quil cache dun chez soi que noushabitons, vers un hors-de-soi tranger, vers un l-bas. Le terme de cemouvement lailleurs ou lautre est dit autredans un sens minent.

    Aucun voyage, aucun changement de climat et de dcor ne sauraientsatisfaire le dsir qui y tend. [] Le dsir mtaphysique tend vers toutautre chose, vers labsolument autre. 8

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    Labsolument autredont le dsir enclenche la mtaphysique ne peut tre pens que dans cequi le distingue radicalement du Mme, avec lequel il na pas de frontire. Labsolument autrenest pas le monde o je vis ni lobjet que jutilise et sur lequel jexerce un pouvoir. Pour Lvinas, labsolument Autre, cest Autrui , avec qui il ny a pas de patrie commune. Et Lvinas dajoutercette phrase aussi essentielle que problmatique : Quand lhomme aborde vraiment Autrui, il est

    arrach lhistoire. Arrach lhistoire, cest--dire arrach la totalit de lhistoire et donc ouvertsur linfini, sur une transcendance. La transcendance sexprime travers lAutre, dans lexprience dema relation avec lui. Ce rapport paradoxal entre lexprience et linfini sexplique :

    Si exprience signifie prcisment relation avec labsolumentautre cest--dire avec ce qui toujours dborde la pense la relationavec linfini accomplit lexprience par excellence. 9

    En termes mathmatiques, loptique est la science des relations entre un point de vue, unobjet et un point de fuite, au sein dun espace euclidien. En termes phnomnologiques, ellerelve de lintentionnalit, cest--dire de la vise entre Moi et lAutre, au-del duquel se rvlelInfini. Si, selon Lvinas, lthique est une optique, cest en ce sens que la relation quelle tablitentre moi et lAutre fait apparatre en moi lide de lInfini. LInfini est donc une transcendance laquelle lhumain peut accder dans son rapport Autrui :

    Si des relations thiques doivent mener [] la transcendance son terme, cest que lessentiel de lthique est dans son intentiontranscendante[]. Lthique, djpar elle-mme,est une optique. 10

    Le centre privilgi travers lequel seffectue cette intention transcendante , cest levisage, cest ce que lon vise, cela par quoi lintention transcendante touche lInfini. Lvinas le dittrs simplement, dans ses entretiens avec Philippe Nemo :

    Laccs au visage est demble thique. [] La meilleure manirede rencontrer autrui, cest de ne pas mme remarquer la couleur de sesyeux ! Quand on observe la couleur des yeux, on nest pas en relation

    sociale avec autrui. La relation avec le visage peut certes tre dominepar la perception, mais ce qui est spcifiquement visage, cest ce qui nesy rduit pas. [] En ce sens, on peut dire que le visage n'est pas vu.Il est ce qui ne peut devenir un contenu, que votre pense embrasserait ;il est l'incontenable, il vous mne au-del. 11

    Le visage nest pas vu , et pourtant, demande Lvinas, nest-il pas donn la vision ? 12Dans la troisime section de Totalit et Infini, Lvinas distingue la vision, qui relve de lexpriencesensible, de ce quil appelle lpiphanie du visage , une apparition qui ouvre sur unetranscendance, sur lInfini. Alors que lpiphanie du visage est thique 13, linverse la visionnest pas une transcendance :

    [La vision] prte une signification par la relation quelle rendpossible. Elle nouvre rien qui, par-del le Mme, serait absolument autre[]. Voir, cest donc toujours voir lhorizon. La vision qui saisit lhorizon ne rencontre pas un tre partir de lau-del de tout tre. La

    vision [] est due la satisfaction essentielle, lagrment de lasensibilit, jouissance, contentement du fini sans souci de linfini. Laconscience retourne elle-mme, tout en se fuyant dans la vision. 14

    La vision, limite par lhorizon, nest donc pas le principe par lequel le sujet peut accder une transcendance. Le transcendant, crit Lvinas, tranche sur la sensibilit , sur la vision desformes et ne peut se dire ni en termes de contemplation, ni en termes de pratique . Commentalors, lInfini se rvle-t-il ? Par le visage : sa rvlation est parole 15. Si le visage, instrument de

    la rvlation de lInfini, nest pas vu , par contre, il parle, non pas avec des mots mais par lui-

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    mme. Le face face tablit une relation entre Moi et lAutre dans laquelle le visage de lAutrervle linfini par-del la forme , puisque le visage est expression, puisque le visageparle:

    Visage, dj langage avant les mots, langage originel du visagehumain dpouill de la contenance quil se donne ou quil supporte

    sous les noms propres, les titres et les genres du monde. Langage

    originel, dj demande, dj, comme telle prcisment, misre, pour lensoi de ltre, dj mendicit, mais dj aussi impratif qui du mortel, quidu prochain, me fait rpondre, malgr ma propre mort, message de ladifficile saintet, du sacrifice ; origine de la valeur et du bien, ide delordre humain dans lordre donn lhumain. Langage de linaudible,langage de linou, langage du non-dit. criture ! 16

    Par sa seule manifestation, le visage est dj langage avant les mots , dj discours , dj demande , dj misre , dj mendicit et donc : criture . Lcriture du visage, le visagecomme premire parole ouvre ici la possibilit du cinma. Nous navions pas besoin de mots,nous avions nos visages , disait lancienne star dchue, interprte par Gloria Swanson, dansSunset Boulevard.Luc Dardenne crit dans son journal, la date du 7 dcembre 1998 : Rosettapourrait tre un film muet. Toute son nergie sest mise en boule pour tenir, pour la maintenir en

    vie. Il ne reste rien pour sortir une parole. Et puis quoi a servirait, de parler ? 17

    Il nest point dart qui puisse dchiffrer sur le visage les machinations de lme. Ce sont les mots deDuncan, dansMacbeth, nots par Luc Dardenne dans son journal18. Ce qui tait vrai au temps deShakespeare ne lest videmment plus au temps du cinma, et la transcription de cette phrasedans son journal signifie bien que l est le dfi que le cinaste se donne : dcrire lesmachinations de lme en filmant le visage, filmer le visage comme premire parole , faireparler le visage, faire parler le silence. Le cinma, pour cela, dispose dun moyen puissant : le grosplan. Jean Epstein crivait en 1920, propos du gros plan : Si jtends le bras, je te touche,intimit. Je compte les cils de cette souffrance. Je pourrais avoir le got de ses larmes . Avec le

    gros plan, la vision se fait toucher, elle touche lintimit. La dure qui passe ou linstantinsaisissable impriment sur le visage dinvisibles remous intrieurs qui en disent plus que touteparole.

    Vouloir dchiffrer sur le visage les machinations de lmeest lobsession des cinastes depuis que lecinma existe, et surtout de Von Stroheim, dEisenstein (dans La ligne gnrale) de Dreyer (dans LaPassion de Jeanne dArc), de Murnau (dans Le dernier des hommes). Parmi les cinastesimpressionnistes franais des annes vingt, Delluc et Epstein utilisaient le terme de photognie pour qualifier cette qualit recherche de limage cinmatographique. Commentant les critsdEpstein relatifs la photognie, Jacques Aumont les rsume en trois thses quil est utile derelire pour comprendre ce qui, de Epstein aux Dardenne, est luvre dans la photognie du

    visage au cinma. Premire thse : la photognie est mobile, instable,fugitive. Un plan de visage,

    ainsi, ne saurait tre photognique que par clairs . [.. .] Aussi bien, dit Epstein, les visagesphotogniques sont-ils souvent des visages nerveux [], tel celui de Charlot. 19Deuxime thse :la photognie est rvlation, elle rvle le visage, le fait voir comme on ne lavait jamais vu, elle le lit neuf, tel que jamais il navait t lisible [], elle en dlivre une vrit, ou, peut-tre, la

    vrit. . Elle est donc aussi rvlateur moral . Aumont cite ici la dfinition quEpstein donnaitde la photognie en 1923 :

    Quest-ce que la photognie ? Jappellerai photognique toutaspect des choses, des tres et des mes qui accrot sa qualit morale parla reproduction cinmatographique. [] Je dis maintenant : seuls lesaspects mobiles du monde, des choses et des mes, peuvent voir leur

    valeur morale accrue par la reproduction cingraphique. 20

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    Troisime thse, plus vertovienne cette fois : le cinma est une machine capable de voirmieux que lil humain. Epstein, dit Aumont, nassigne plus de limites ce pouvoir , quildtient grce la photognie. Epstein crit du cinma :

    Il se pourrait quil ne soit pas un art, mais autre chose, maismieux. Cela le distingue qu travers les corps il enregistre la pense. Il

    lamplifie et parfois mme la cre o elle ntait pas. 21La photognie nest pas une proprit des choses ou des visages, comme le dit le langage

    courant. La photognie est ce que le cinma ajouteau visage, lorsquil capte son expression mobileet fugitive, lorsquil le rvle, en dlivre la vrit, ou lorsquil enregistre et amplifie sa pense.Epstein, avec sa notion de photognie, nous rappellent ce que lemprise de la pense de Lvinassur les Dardenne a failli nous faire oublier : quau cinma, ce nest jamais lAutre qui est surlcran, cest une image.

    DIA 1

    Si Rosetta mapparat comme absolument autre , pour reprendre les mots de Levinas,cette apparition nen est pas moins une apparence et Rosetta un fantme, un jeu de

    lumires et dombres projetes sur un cran. Rosetta, en dpit de la prsence puissante de sonimage, nexiste pas, elle est une pure illusion construite de toutes pices, un spectacle. Si lpiphaniedu visage mouvre lide de linfini, un visage de cinmane pourra jamais se substituer au visagedAutrui, cet tre-l, absolument Autre mais aussi absolument rel, qui me regarde. Commentun visage de cinma pourrait-il viser mon propre visage, metoucher et faire natre en moi lide delInfini, sauf laisser le personnage trouer la toile de lcran et venir moi ? Woody Allen en a faitun film (La rose pourpre du Caire), ce qui signifie assez combien cet espoir est vain et illusoire.

    Au cinma, que vois-je rellement ? Le visage dEmilie Dequenne ou celui de Rosetta ? Nilun ni lautre, ou plutt lun dans lautre : limage dEmilie Dequenne jouant Rosetta. Lapuissance qui se dgage de son visage en gros plan ne lui appartient pas : elle a t ajoutepar lecinma et donc par les Dardenne. La photognie qui soi-disant rvle le visage, qui soi-disant

    amplifie la pense, a ajout le masquede Rosetta sur le visage dEmilie Dequenne (il suffit, poursen convaincre, de se souvenir de cette autre apparition, celle de lactrice montant les marches deCannes entre les frres Dardenne ou de la voir, autrement masque sous le maquillage et lesbijoux, dans les magazines people ou sur Internet) DIA 2. Et qui suis-je, moi, spectateur deRosetta(le film), devant le visage dEmilie Dequenne / Rosetta ? Je suis invisible, aussi invisibleque le Gygs de Platon qui, ayant dcouvert le secret de linvisibilit, voit ceux qui le regardentsans le voir et [] sait quil nest pas vu . Lvinas se demande aussitt : La position de Gygsne comporte-t-elle pas limpunit dun tre seul au monde, cest--dire dun tre pour qui lemonde est un spectacle ? 22Tout loppos dun Gilles Deleuze qui fonde une philosophie partir du cinma23, la pense dEmmanuel Lvinas ne peut en rien prendre en compte le cinma.Un spectacle est pour lui un monde absolument silencieux dans lequel Autrui ne sexprime

    pas, dans lequel le phnomne se dgrade en apparence et qui se tient les mots de Lvinasprennent ici tout leur sens dans le soupon dun malin gnie :

    Le malin gnie ne se manifeste pas pour direson mensonge ; il setient, comme possible, derrire les choses qui ont tout lair de semanifester pour de bon. La possibilit de leur chute au rang dimages oude voiles, codtermine leur apparition comme pur spectacle et annoncele repli o sabrite le malin gnie. De l , la possibilit du doute universelqui nest pas une aventure personnelle arrive Descartes. []

    Mais lapparence qui nest pas un rien nest pas non plus un tre fut-il intrieur ; elle nest, en effet, en aucune faon en soi. Elle procde

    comme dune intention railleuse. On se joue de celui qui se prsentait linstant le rel et dont lapparence brillait comme lapeaumme de ltre.

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    [] Comme si dans cette apparition silencieuse et indcise se mentait unmensonge, comme si le danger de lerreur provenait dune tromperie,comme si le silence ntait que la modalit dune parole. 24

    La condamnation est sans appel et, entre thique et esthtique, le conflit reste total. Laphrase de Luc Dardenne, cite tout lheure, le disait bien : Apparatre thique de limage,

    simultanment et conflictuellement avec son apparatre esthtique . La pense de Lvinas, detoute vidence, ne permet pas den sortir25. Et pourtant, quelque chose de cette impossiblethique subsiste, nen pas douter, dans les films des Dardenne. Alors que Lvinas minterdit dele penser, je conserve lintime conviction dprouver mon existence dans ma relation singulireavec cette image, avec ce visage. Certes, je suis dans lillusion et dans la croyance qui me faitprendre cette image pour un visage. Mais le film est autre chose quune illusion. Il a aussi uneralit esthtique qui exerce son pouvoir sur ma perception et ma sensibilit. Voir un film relvetoujours, pour le spectateur, de lexprience sensible. A quelles conditions cette expriencesensible pourrait-elle se transformer en exprience thique ? Il est temps den revenir aux films, etsurtout leur criture.

    DIA 3 et 4

    Dans leur second documentaire tourn en vido en 1979, Lorsque le bateau de Lon M.descendit la Meuse pour la premire fois, les frres Dardenne invitent les participants la grande grvede lhiver 1960-1961 raconter leur implication dans la lutte. Ils sont films face camra, endivers endroits de Seraing et de Lige, sur les lieux mme de leur action, dans un dcor qui, vingtans plus tard, sest transform ou a t dtruit, laissant ainsi paraitre, dans limage mme, lesmarques du temps et donc, par lacte de la prise de parole, le travail de la mmoire. Le face faceentre les tmoins et le spectateur est ici radical. La parole du tmoin ne sexprime pas seulementavec des mots : son visage, qui porte aussi les marques du temps, parle tout autant. Il exprime,mieux que les mots qui sont prononcs, la ferme dtermination du grviste, un enthousiasme quina pas faibli, une volont de se faire entendre encore, vingt ans aprs lchec de la grve. Dans ce

    face face entre lui et moi, il y a bien une ouverture vers un ailleurs qui nest ni spatial ni moralmais temporel et fondamentalement historique. Cette mise en scne de la parole des tmoins surles lieux mmes de leur action est un exercice de mmoire relatif des vnements qui se sontproduits en 1960, qui sont raconts en 1979 et qui me parviennent aujourdhui encore, trente ansplus tard. Cette traverse de lhistoire souvre, non pas vers labsolument Autre, non pas verslInfini, non pas vers une transcendance, mais vers un au-del du temps, le temps de lhistoire queLvinas appelle justement la Totalit.

    DIA 5 Dans les trois films qui font spcifiquement rfrence la pense de Lvinas (Lapromesse, Rosetta et Le fils), les Dardenne ont souvent privilgi le gros plan et en particulier le grosplan de visage. Or, il faut bien constater que ce visage est rarement de face. Il est plus souvent deprofil (surtout dans les deux premiers films) ou de dos (les fameux plans de la nuque dOlivier

    Gourmet dans Le fils).Le retournement (au sens propre) est radical. DIA 6 Dans La promesse, lechoix de cadrer les personnages de profil est la consquence immdiate dun choix de tournagefondamental : celui de filmer des corps plutt que des dcors, de filmer lpaule, en continuit,sans avoir recours au montage en champ contrechamp. Quand deux personnages se font face,la camra balaye le champ de lun lautre, latralement, sans saisir les deux visagessimultanment dans le mme plan, dcouvrant lun en renvoyant lautre simultanment dans lehors-champ. La promessemet ainsi en place une esthtique du hors-champ qui va devenir une desmarques les plus claires de lcriture cinmatographique des Dardenne. DIA 7 Mais dans ce film,le hors-champ est trs concret : lorsque nous voyons un personnage de profil, nous savons qui setrouve en face de lui, puisque nous venons de le voir au dbut du plan, et lorsque nous revoyonsce second personnage, nous savons quil est face au premier. Ce choix de mise en scne, inspir

    explicitement par Lvinas, a pour but dempcher les personnages dapparatre ensemble dans unmme cadre, et de reporter lextrme fin du film le moment dcisif du premier vritable face

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    face entre Igor et Assita. DIA 8 Tout le film peut tre vu comme une tentative darriver enfinau face face crit Luc la fin du tournage26. Plus tard, il ajoute :

    Dans toutes les scnes Igor/Assita au cours desquelles ils seregardent, Igor est toujours celui qui, le premier, dtourne le regard. Igorne peut regarder le regard dAssita car il y pressent le commandement

    moral auquel il ne peut rpondre. Sauf dans la scne finale. 27Lide que Igor pressent le commandement moral auquel il ne peut rpondre est

    nouveau une allusion la pense de Lvinas pour qui la Loi morale nest accessible que danslexprience de la relation avec Autrui, dans le face face des visages. Or cette mise en scne quiconstruit le face face latralement, a pour effet de placer le spectateur en dehors du dispositif etden faire un simple tmoin extrieur la scne, la regardant dun point de vue quelconquecomme quelquun qui passerait proximit28.

    DIA 9 Tout en maintenant certains choix de filmage adopts dans leur film prcdent(camra lpaule, plans longs et continus, etc.), les Dardenne radicalisent la mise en scne des

    visages dans Rosetta. Le film est tourn au plus prs du corps nerveux et en constante mobilit

    dmilie Dequenne. Lactrice est filme le plus souvent de dos ou de profil, plus rarement detrois-quarts, jamais de face, mais toujours de prs, en plan rapproch ou en gros plan. Cetteproximit, cette intimit mme entre le corps et la camra a pour effet, la diffrence de La

    promesse, dexclure les autres personnages du champ ou de les dporter larrire-plan.

    DIA 10 Rosetta marche vite dans la rue, enferme derrire le masque impntrable de sonvisage endurci. Pour une fois, la camra la prcde, la filme en gros plan, de trois-quarts, dans unlong travelling arrire de dix secondes, saccad, hach, secou par la marche trbuchante deloprateur (Benot Dervaux) qui filme lpaule. Nous ne savons pas o va Rosetta, riennindique la direction quelle prend, mais nous savons quelle, elle le sait. Dans ce (presque) face face entre Rosetta et le spectateur, Rosetta est lAutre, labsolument Autre, dautant plus autre quenous ne savons rien de son histoire, de son pass, de sa vie. Seulement de son intention : trouver

    un travail et, grce cela, une vie dcente. Obstinment, la camra reste lextrieur delle,braque sur son visage muet comme une faade, braque sur son regard dtermin. Nous nesavons rien de ce quelle pense, et pourtant quelque chose passe, quelque chose dineffable, un je-ne-sais-quoi, un presque rien, un tressaillement imperceptible, un changement dintensit quenous devinons indistinctement lorsque nous regardons le regard de Rosetta. Regarder le regard: lorsde lcriture du scnario, Luc avait cit ce passage de Lvinas, dans Difficile libert:

    [] ce rapport de face face o autrui compte comme uninterlocuteur avant mme dtre connu. On regarde un regard. Regarderun regard, cest regarder ce qui ne sabandonne pas, ne se livre pas, mais

    vous vise : cest regarder le visage.

    Il ajoute : Cest ce regard de Rosetta que nous tenterons de faire apparatrepour le spectateur. Quelle arrive exister comme visage, quelle soitlinterlocutrice avant dtre connue, et quelle ne puisse jamais treconnaissable. Nous ne donnerons pas dinformations expliquant sonpass, son histoire, ses comportements. Elle sera l, visage visant les yeuxqui la regardent dans la nuit de la salle. 29

    Telle fut lintention du scnariste. Nanmoins, au tournage, les Dardenne restent fidles latradition la plus classique du cinma, si souvent rompue par les cinastes modernes : jamaisRosetta ne regarde la camra ni, a fortiori, le spectateur. Jamais son visage de marbre ne vise lesyeux qui la regardent. Jamais dans ses yeux le spectateur ne pourra percevoir lInfini. DIA 11

    Pourtant, dans ce film, la mise en scne du regard est constante : Rosetta regarde, fixe, observe,surveille, pie. Les plans de son visage regardant hors-champ sont innombrables dans des

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    squences o, le plus souvent, le spectateur ignore ce quelle regarde. DIA 12 La camra la suitmarchant dans le camping o elle vit avec sa mre. Soudain, la jeune fille sarrte, se tourne versla camra qui, emporte par son lan, prolonge son mouvement jusquau gros plan, captesubrepticement le visage aux aguets et le coup dil furtif de celle qui se prpare agir linsu dequelquun. Avant que Rosetta ne se dtourne et file derrire une caravane, durant un trs bref

    instant un espace sest ouvert au-del du cadre, un hors-champ sest impos sans que lespectateur puisse savoir ce qui loccupait. Le hors-champ fait aussitt surgir lextrioritdu cadre30,un espace vide que quelquun, peut-tre, pourrait occuper. Si lautre est absent dans cettesquence, sa place est dj l, vide encore, mais rserve. DIA 13 Il sera l dans le dernier plan dufilm, lorsque Rosetta se relve en pleurs et regarde hors-champ, vers cette extriorit du cadre onous savons que se trouve Riquet. Ce plan final clt le film par une ouverture, une ouverture vers

    Autrui, vers une possible humanit.

    DIA 14 Comme dans un film de guerre (puisque cest ainsi que les Dardenne ont dsignleur film), Rosetta est toujours lafft, de dos ou le visage coup en deux par le pan de murderrire lequel elle se dissimule. Sortant du bus, elle aperoit Riquet qui ouvre la baraque gaufres. Elle se planque aussitt derrire le bus et lobserve, dos la camra. Dans le fond du

    plan, la silhouette floue de Riquet, cet autre que Rosetta observe, dsigne le seul horizon de sonexistence. Mais moi, spectateur du film, je ne vois ni le visage de Rosetta, ni son regard, encoremoins lInfini auquel lAutre, indiscernable, pourrait mouvrir. Par contre, entre ce point de

    vue la masse chevelue qui obscurcit limage lavant-plan et le point de mire de sa vise, lamise en scne en profondeur de champ impose une optique, dirige mon propre regard et linscritde force dans une relation, dans un rapport entre un point de vue et un point de fuite qui estdabord humain. DIA 15 Quand, au dbut du film, Rosetta sessuie les cheveux et demandebrutalement sa mre O ta eu a ? , on voit son profil se dtachant en ombre chinoisedevant la fentre de la caravane, mais on ne sait pas de quoi elle parle. Elle sapproche alors de samre, on aperoit furtivement un morceau de poisson, mais lorsque la camra remonte lahauteur des visages, celui de Rosetta, de dos, cache en grande partie le profil de sa mre, puis

    locculte compltement. Celle-ci se tourne alors en direction de sa fille et la camra, cachederrire la tte de Rosetta, capte lil en colre de la mre dans un bref face face cinglant. Anouveau, une optique simpose, introduit mon propre regard dans cet change violent. DIA 16La mme mise en scne en profondeur de champ revient lorsque le patron, suivi de Rosetta,entre dans la baraque gaufres, ferme les volets et demande Riquet de lui montrer les gaufresquil vend en cachette. Ici, la camra se situe exactement dans laxe de trois visages, celui deRiquet de face larrire-plan et ceux du patron et de Rosetta de dos, juste devant la camra. Lespectateur ne peut chapper cette confrontation violente dans laquelle il est pris, malgr lui.

    Quil soit cadr de profil, de dos ou coup en deux par un obstacle, le visage de Rosettanest jamais aurol, encore moins sacralis par le film. Langage avant les mots , il exprime lademande (trouver un travail), mais pas la misre , ni la mendicit . Ferm derrire sa faadeimpntrable, cach derrire le bus ou la caravane, invisible derrire la chevelure filme de dos, ce

    visage qui implique le spectateur dans laxe du face face brutal avec lautre ou qui dsigne le videextrieur au cadre, exprime sa qute perdue dun au-del de la condition humaine. Si lecinma, parce quil est image et illusion, na pas la possibilit de dire, avec Lvinas, que lthiqueest une optique , il peut par contre, dans le cadre visuel quil propose son spectateur, inverserlittralement la proposition et affirmer que loptique est une thique.

    Notes :1 Luc Dardenne, Au dos de nos images. 1991-2005, Paris, Seuil, coll. La librairie du XXIe sicle , 2005, p. 16. On

    remarquera que la dernire phrase de la citation publie en 2005 est diffrente de celle du manuscrit original crit en1992, dans lequel Luc crivait Espoir dune image juste . De 1992 2005, cet espoir a disparu, soit parce quil sest

  • 7/26/2019 EntreEthiqueEtEsthtique Mlon Dardenne Leuven

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    concrtis, soit parce quil est apparu impossible obtenir. On se souvient de la phrase clbre (si souvent citeerronment) de Jean-Luc Godard : Non pas une image juste, juste une image .2Cet exergue ne figure plus dans la version publie aux ditions du Seuil.3Ouvrages dEmmanuel Lvinas cits par Luc Dardenne dans Au dos de nos images: De lexistence lexistant (1947),

    Totalit et infini (1971), Difficile libert(1976),Noms propres (1976), Hors sujet (1987).4Idem, p. 56.5Idem, p. 71 (11 mai 1997).6Luc Dardenne, Au dos de nos images, p. 19 (20 octobre 1993).7Lintrt trs marqu de Luc Dardenne pour la pense et la culture juive ne se limite pas Lvinas. Il est aussi unlecteur assidu dErnst Bloch (Le principe Esprance), dHannah Arendt (La condition de lhomme moderne), de FriedrichGorenstein (Psalom). Rappelons aussi que le premier film des deux frres tait une adaptation de Falsch, de RenKalisky, et que, pendant longtemps, Luc a envisag de faire un film sur la dportation des Juifs de Belgique.8Emmanuel Lvinas, Totalit et infini. Essai sur lextriorit, Paris, Librairie gnrale franaise, coll. Le livre de poche Biblio Essais , p. 21. A la prface originale, cette dition ajoute celle de ldition allemande, parue en janvier 1987.9Idem, p. 10.

    10Idem, p. 15.11Emmanuel Lvinas,thique et infini. Dialogues avec Philippe Nemo, Paris, Librairie gnrale franaise, coll. Le livre depoche Biblio Essais , p. 79.12Emmanuel Lvinas, Totalit et infini, op.cit., p. 203.13Idem, p. 218.14Idem, p. 208-209.15Idem, p. 211.16Idem, p. III (prface ldition allemande, janvier 1987)17Luc Dardenne, op.cit., p. 91.18Macbeth, acte 1, scne 4. Cit par Luc Dardenne, op. cit., p. 78 (1eroctobre 1998).

    19 Jacques Aumont, Du visage au cinma, Paris, Cahiers du cinma, coll. Essais , 1992, p. 88. Les Dardenne ontcompar Rosetta Charlot.20Jean Epstein, De quelques conditions de la photognie , cit par Jacques Aumont, op. cit., p. 89-90.21Idem, p. 90.22E. Lvinas, Totalit et infini, op. cit., p. 90.23Une philosophie qui ne satisfait en rien Luc Dardenne, comme il lcrit dans son journal, op. cit., p. 143 (30 mars2003).24Totalit et infini, op. cit., p. 90-9125 Une solution possible serait, peut-tre, de convoquer ici la pense de Bazin et son ide (trs lvinassienne audemeurant) du cinma comme piphanie du rel . Sans doute faudrait-il se souvenir de son texte de 1945, intitul Ontologie de limage photographique , base thorique de sa conception du ralisme au cinma, dont dautres

    thoriciens (Baudry, Metz) ont bien montr en quoi elle tait, en fait, une conception idalistedu cinma. Mais il nestpas possible, dans le cadre troit de cette communication, de dvelopper les ides baziniennes, du reste bien connues.26Au dos de nos images, op. cit., p. 56.27Idem, p. 57. Dans le manuscrit original, Luc ajoutait : Cest une manire de dire que lthique est une optiqueselon lexpression de Lvinas. 28Commentaire de Luc et Jean-Pierre Dardenne dans lentretien Au fil du fleuve , Revue belge du cinma n41, Lucet Jean-Pierre Dardenne. Vingt ans de travail en cinma et vido (sous la dir. de Marc-E. MELON et E.d'AUTREPPE), Bruxelles, APEC, hiver 1997.29Idem, p. 73 (25 juin 1997).30Rappelons que Totalit et infiniest sous-titrEssai sur lextriorit.