Entre Sciences, Arts et Humanités - VIRGINIA WOOLF...

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PLASTIR 40, 09/2015 1 VIRGINIA WOOLF : COMPLEXITÉ, PLASTICITÉ, IDENTITÉ. ADÈLE CASSIGNEUL « Tout allait être nouveau ; tout allait être différent. Tout était à l’essai. » 1 Le 22 septembre 1925, Virginia Woolf note dans son journal: « Je suis la seule femme en Angleterre libre d’écrire ce que j’aime. Les autres se doivent de penser aux volumes en série et aux éditeurs » 2 . Esprit libre, fière d’une indépendance pour laquelle elle s’est battue avec sa plume, l’écrivaine édite ses propres œuvres avec l’aide de son mari, depuis qu’ils ont acheté une presse manuelle en 1917, la Hogarth Press. Autonome financièrement et affranchie de toute contrainte 1 Virginia Woolf, Instants de vie, trad. Colette-Marie Huet, Paris : Stock, 2006, 225 2 « Yet I’m the only woman in England free to write what I like. The others must be thinking of series’ & editors ». Ann Oliver Bell (ed), The Diary of Virginia Woolf. Volume 3 1925-1930, London: Penguin Books, 1982, 43. Ma traduction

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VIRGINIA WOOLF : COMPLEXITÉ, PLASTICITÉ, IDENTITÉ.

ADÈLE CASSIGNEUL

« Tout allait être nouveau ; tout allait être différent. Tout était à l’essai. »1

Le 22 septembre 1925, Virginia Woolf note dans son journal: « Je suis la seule femme en

Angleterre libre d’écrire ce que j’aime. Les autres se doivent de penser aux volumes en série et aux

éditeurs »2. Esprit libre, fière d’une indépendance pour laquelle elle s’est battue avec sa plume,

l’écrivaine édite ses propres œuvres avec l’aide de son mari, depuis qu’ils ont acheté une presse

manuelle en 1917, la Hogarth Press. Autonome financièrement et affranchie de toute contrainte

1 Virginia Woolf, Instants de vie, trad. Colette-Marie Huet, Paris : Stock, 2006, 225 2 « Yet I’m the only woman in England free to write what I like. The others must be thinking of series’ & editors ». Ann Oliver Bell (ed), The Diary of Virginia Woolf. Volume 3 1925-1930, London: Penguin Books, 1982, 43. Ma traduction

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éditoriale, elle expérimente au quotidien ce qu’elle revendiquera quelques années plus tard dans son

essai Une chambre à soi: « une femme doit avoir de l’argent et une chambre à soi si elle veut

pouvoir écrire de la fiction »3. L’importance de cette double liberté d’écriture et de pensée est

cruciale pour aborder la plasticité dans l’œuvre littéraire d’une femme indépendante au début du

XXe siècle. Car sans elle il ne peut y avoir de libre énergie créatrice, à la fois expérimentatrice et

porteuse de nouveauté.

Toute sa vie durant, Woolf a voulu rénover la littérature du XIXe siècle dont elle héritait afin

de pouvoir écrire la modernité dite « moderniste » qui lui était contemporaine4. Elle abhorre cette

littérature qu’elle qualifie de « matérialiste » et rejette avec violence un mode d’écriture qu’elle juge

obsolète : « Mais ces outils ne sont pas nos outils et cette affaire n’est pas notre affaire. Pour nous,

ces conventions sont la ruine, ces outils sont la mort »5. Comme elle l’écrit à son beau-frère, le

critique d’art Clive Bell, le 18 Août 1908, « Je vais re-former le roman et capturer une multitude de

choses aujourd’hui fugitives, circonscrire le tout, et donner forme à une infinité de formes

insolites »6. L’enjeu est pour elle de réformer autant que de reformer ce qu’elle hésitera toute sa vie

à appeler « roman » afin d’ouvrir de nouveaux champs des possibles. « Mais qui dira que même

aujourd’hui « le roman » (je l’écris entre guillemets pour souligner mon sentiment de l’inadéquation

de ce mot), qui dira que même la plus souple de toutes les formes est bien faite pour son

utilisation ? »7 se demande Woolf qui a écrit un texte qu’elle appelle « élégie » (La Promenade au

phare), un « poème-pièce de théâtre » (Les Vagues), un « roman-essai » (Les Années), de fausses

biographies ludiques (Orlando, Flush) ainsi que de nombreuses « esquisses », courts textes

expérimentaux souvent publiés dans des revues et magazines de haut rang. Elle a également

commandé des images pour les introduire au sein de certains de ses textes ou des œuvres des

auteurs qu’elle éditait – des dessins et des gravures de sa sœur Vanessa Bell ainsi que d’autres

artistes du Bloomsbury Group, tel que Dora Carrington, et des reproductions de tableaux ou des

photographies – tout cela dans le but de négocier une nouvelle approche de la parole, une nouvelle

appréhension du réel.

3 « a woman must have money and a room of her own if she is to write fiction ». Virginia Woolf, A Room of One’s Own, London : Grafton, 1977, 7. Ma traduction 4 La relation que Woolf entretient avec le siècle de son père est complexe et pour le moins ambivalente, faite d’héritage et de rejet. Voir Steve Ellis, Virginia Woolf and the Victorians, Cambridge : CUP, 2007. 5 Virginia Woolf, « Mr Bennett et Mrs Brown », L’art du roman, trad. Rose Celli, Paris : Points Signature, 2009, 60-1 6 « I shall re-form the novel and capture multitudes of things at present fugitive, enclose the whole, and shape infinite strange shapes ». Nigel Nicolson (ed), The Flight of the Mind. The Letters of Virgnia Woolf 1888-1912, London : Chatto & Windus, 1983, 356. Ma traduction 7 « Yet who shall say that even now ‘the novel’ (I give it in inverted commas to mark my sense of the word’s inadequacy), who shall say that even this most pliable of all forms is rightly shaped for her use ? ». A Room of One’s Own, 84. Ma traduction

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Woolf embrasse et comprend le monde dans sa complexité, refusant toute représentation

plate, restrictive ou normative de l’expérience. Et partant, elle questionne l’identité, que celle-ci soit

humaine ou littéraire. Dans « Mr Bennett et Mrs Brown », à la suite de deux expositions

postimpressionnistes majeures8, Woolf affirme que « vers décembre 1910 le personnage humain a

changé. […] Et quand les relations humaines changent, il y a en même temps un changement dans

la religion, dans la conduite, la politique et la littérature »9. A la lumière de cet appétit pour la

liberté, pour l’invention de nouvelles formes et de nouvelles identités, je propose d’étudier

brièvement ces mutations complexes, ce lien entre complexité, plasticité et identité afin de voir en

quoi œuvres et êtres se conçoivent à la fois comme une identité maintenue dans la différence et

comme une différence maintenue dans une identité. A la suite de Marc Williams Debono,

j’envisage la plasticité comme « nouveau paradigme épistémologique » 10 , une plasticité

intermédiale qui ambitionne de rénover nos regards.

DE L’AUTRE CÔTÉ DU LANGAGE Au fondement de l’œuvre woolfienne il y a cette aspiration à récupérer l’insaisissable, ce tiers

exclu saisissant qui surgit par-delà les apparences et choque la sensibilité de l’écrivaine autant qu’il

l’interroge. C’est ce qu’elle décrit dans Instants de vie, ouvrage regroupant cinq textes

autobiographiques :

Et ainsi je persiste à croire que l’aptitude à recevoir des chocs est ce qui fait de moi un écrivain. […] un choc, dans mon cas, est aussitôt suivi d’un désir de l’expliquer. Je sens que j’ai reçu un coup […] un coup d’un ennemi caché derrière l’ouate de la vie quotidienne ; c’est le témoignage d’une chose réelle au-delà des apparences ; et je la rend réelle en la traduisant par des mots. C’est seulement en la traduisant par des mots que je lui donne son entière réalité. Cette entière réalité signifie qu’elle a perdu son pouvoir de me blesser ; elle me donne […] l’immense plaisir de rassembler les morceaux disjoints.11 Le verbe prend forme à la suite d’une émotion forte, épiphanique, d’une expérience inédite et

ineffable que l’auteure appréhende comme une révélation violente. A la fois meurtrie par un ennemi

invisible et marquée par un coup venant de derrière l’ouate de la vie quotidienne, l’écrivaine

actualise dans la matière verbale ce moment d’éclaircissement surprenant afin de le faire sien.

Woolf s’insurge ici contre la prose romanesque de ses contemporains Arnold Bennett, John

Galsworthy et H. G. Wells qu’elle juge statique, plate et ennuyeuse, d’un moralisme patriarcal

8 Il s’agit de l’« art-quake » scandaleux orchestré par le critique d’art Roger Fry, deux expositions à la Grafton Gallery de Londres qui introduisent le Post-impressionnisme en Angleterre et font grand bruit : "Manet and the Post-Impressionists", de novembre 1910 à janvier 1911, puis "Second Post-Impressionist Exhibition. British, French and Russian Artists", d’octobre à décembre 1912. 9 L’art du roman, 46-7 10 Marc-Williams Debono, « Le Concept de Plasticité : un nouveau paradigme épistémologique », http://dogma.lu/txt/MWD-ConceptPlasticité.htm 11 Instants de vie, 92

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sclérosant. Son plus ardant désir est de se débarrasser de ce style victorien étouffant et de ses

personnages figés comme le sont les statues de cire qui ornent certaines cathédrales. « Assez des

Systèmes! », s’exclame-t-elle, « Assez de ce Monde corrompu! Respirons l’air de l’Ile

Enchanteresse ! Dorés sont les prés ; dorés sont les ruisseaux qui courent ; il y a du rouge-doré sur

le tronc des pins »12. Woolf refuse de figer le vivant – le mouvement de l’expérience vécue, tressée

de sensations et d’émotions, nourrie d’un passé qui fait surface dans le présent, et traversée de

pensées fugitives –, de le contraindre dans un carcan rigide et selon elle dépassée. Car pour elle « la

vie échappe, et peut-être que sans la vie tout le reste est sans intérêt ». La vie, cette nébuleuse

insaisissable, une échappée métamorphique dont il faut tenter de capter quelques bribes, doit

prendre place au cœur de la création littéraire afin de la transformer de l’intérieur. « Que nous

nommions la chose esprit ou vie, vérité ou réalité, cette chose, l’essentielle, a passé, ou a fuit, et

refuse d’être contenue plus longtemps dans des vêtements qui lui vont si mal ».13 La complexité de

la « chose » appréhendée ne se laisse pas attraper facilement. D’où la liste de propositions qui

forme ce qui intéresse l’écrivaine à l’ère moderne. Il s’agit alors de travailler avec les aléas,

l’incertain, l’élan vital afin de capter l’immédiat et d’exprimer à la fois l’ineffable et le devenir. Par

sa tenace volonté d’étreindre la Vie, sa pulsation communicative dans l’instant, Woolf semble écrire

la pensée complexe telle que la définie Edgar Morin, cette « pensée capable de traiter avec le réel,

de dialoguer avec lui, de négocier avec lui » 14 , aspirant à une « connaissance

multidimensionnelle »15 et posant « le paradoxe de l’un et du multiple »16 contre toute vision

« classificationnelle, analytique, réductionniste »17. Comme le souligne Marc-Williams Debono,

« la science horlogère du XIXe siècle laisse place à un monde chaotique, en système ouvert qui a

engendré la pensée complexe »18. Il rappelle par ailleurs que « complexion » vient du Latin « con-»,

avec, et « plexus », de « plectere », nouer, tisser. En écho certain avec la texture du texte (de

« textus », tissu, trame). La plasticité woolfienne s’envisage donc comme ce point de jonction

intime (« chiasma »19) de la structure langagière, du corps sensible et émotif, et de l’esprit humain.

Woolf cherche à décloisonner le littéraire et à renouveler la littérature par l’exploration du

langage et une recherche incessante qui est expérimentation. Elle s’intéresse à l’ « autre côté du

12 Virginia Woolf, « The Novels of Georges Meredith », The Second Common Reader, New York : Harcourt, 1986, 229. Ma traduction 13 Virginia Woolf, « Le roman moderne », L’art du roman, 11 14 Edgar Morin, Introduction à la pensée complexe, Paris : Seuil, 2005, 10. 15 Ibid, 11. 16 Ibid, 21 17 Ibid, 33 18 Marc-Williams Debono, « Le Complexe de plasticité. Etat des lieux et immersion », Plastir n°18, Mars 2010 (http://plasticites-sciences-arts.org/Plastir0_fr.html) 19 Ibid.

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langage »20, à ce qui se meut en souterrain, au-delà des mots, ce qui hante l’écriture. Elle travaille

sur la plasticité de la langue anglaise, cette « figuration vivante »21 qui ouvre le langage à l’image.

Car pour elle, les mots s’appréhendent phénoménologiquement : « J’eus le sentiment d’une

transparence des mots quand ils cessent d’être des mots et prennent une telle force qu’on a

l’impression de les vivre ; de les deviner d’avance comme s’ils exposaient ce que l’on ressent

déjà ».22 Les mots couchent sur le papier un inconscient émotionnel et sensitif, donnent forme, par

révélation (à la fois compréhension sensible, épanouissement, et révélation dans le sens photo-

chimique du terme), à ce qui les formule. Ce que l’esprit retient dans les confins de la mémoire se

voit exprimé par un langage intense, mouvant et émouvant23. Ainsi comme par un phénomène de

persistance rétinienne, le verbe capte les images qui le hantent. L’écriture se fait le lieu de la

rencontre des différences et des transformations. Elle est le lieu privilégié de la réminiscence,

image-souvenir qui s’appuie sur la mémoire photographique.

Woolf était en effet fascinée par l’éloquence muette de la photographie : « N’est-il pas

étrange de voir bien plus dans une photographie que dans la vraie vie ? »24 s’interroge-t-elle. La

photographie l’intéressait pour sa spontanéité, son immédiateté mais également pour son aspect

mémoriel, sa capacité à faire vivre ceux qui ne sont plus. Ainsi cherche-t-elle à faire surgir la force

des images par l’écrit et à souligner le pouvoir suggestif du verbe. Selon Georges Didi-Huberman,

la survivance s’appréhende sous forme de traces dont la ténacité « vient au jour dans la ténuité de

choses minuscules, superflues, dérisoires ou anormales »25. De fait la manifestation symptômale de

l’image dans le texte désigne une réalité d’effraction ténue ainsi qu’une réalité spectrale. Et c’est

bien ce que Woolf cherche, cet « élément fécond des disparitions, ce qui en elles fait trace et, dès

lors, se rend capable d’une mémoire, d’un retour, voire d’une renaissance »26. D’où ce souvenir

vivant de la mère :

Ma mère fait son apparition par la porte-fenêtre, vêtue de cette robe de soie rayée, boutonnée sur la gorge, avec une jupe flottante que l’on voit sur la photographie. Elle est bien entendue une « vision », comme on disait alors ; et elle reste là en silence, avec son assiette de fraises à la crème.27

Via la photographie souvenir, l’image mémorielle fait trace dans une écriture qui est à la fois

réécriture du passé et appropriation du présent par remémoration. Comme si l’image 20 Anne-Marie Di Biasio, Virginia Woolf, la hantise de l’écriture, Paris : Indigo & Côté-femmes éditions, 2010, 111 21 Ibid, 50 22 Instants de vie, 125 23 Rappelons qu’en anglais également motion et émotion sont liés par la même étymologie.24 Nigel Nicholson (ed), The Sickle Side of the Moon: Collected Letters, 1932-1935. Volume 5, London: The Hogarth Press, 1979, 455. Ma traduction 25 Georges Didi-Huberman, L’image survivante. Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Paris: Minuit, 2002, 57 26 L’image survivante, 89 27 Instants de vie, 115

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photographique constituait ici l’antériorité des mots, la survivance s’appréhende comme un autre

temps de l’écriture qui œuvre et complexifie, désoriente et anachronise. Comme le souligne Anne-

Marie Di Biasio, l’« écriture participe du silence d’un travail de mémoire, et du devenir visible des

images obscures »28. Le langage est ainsi traversé d’images, à la fois mis en doute et renforcé.

Woolf s’intéresse à « ce qui se dissocie, se dissimule, paraît ou disparaît sans jamais toute fois se

briser, simplement en changeant de forme »29. La trace d’image trouble : le texte, visible, se double

d’un revers d’images, invisible. La trace subversive des survivances dédouble le texte. Lire Virginia

Woolf s’est de fait s’inscrire dans le battement du texte/image, un troisième lieu de l’écriture/lecture

entre un ici du texte et un ailleurs de l’image. Une plasticité-interface qui lie les seuils réputés

infranchissables et les complexifie.

Dans l’œuvre woolfienne, l’expression de la complexité passe également par la

fragmentation, la dissociation. Le 25 décembre 1922, Woolf écrit à un ami :

L’âme humaine, il me semble, se réoriente sans cesse. C’est ce qu’elle fait en ce moment. En conséquence personne ne peut l’appréhender dans son intégralité. Les meilleurs d’entre nous entrevoient un nez, une épaule, un geste qui se détourne, toujours en mouvement. Il me semble bien mieux de capter ces moment fugitifs que de s’asseoir avec Hugh Walpole, Wells etc. etc. et peindre à l’huile de larges tableaux représentant de fabuleux monstres bien en chair complets de la tête jusqu’au pied.30 Souhaiter appréhender le réel dans sa totalité c’est avouer les limites de la perception humaine

et se résoudre à ne capter que des visions momentanées et fugitives. Savoir prélever des fragments

pour suggérer le Tout. « C’est une époque de fragments » affirme Woolf dans « Ce qui frappe un

contemporain » 31. Et l’invention de la photographie, sa démocratisation accélérée au début du

vingtième siècle (la « révolution Kodak » de François Brunet32), l’apparition et la large diffusion du

cinéma et du montage filmique, le développement du cubisme en France et du photomontage en

Europe de l’Est mettent l’accent sur une perception morcelée du monde. On multiplie les points de

vue, on segmente, on déconstruit avant de recoller, de remonter. Mais aux premières heures du XXe

siècle, la fragmentation est également liée à l’expérience de la perte, de la violence et de la

dislocation ; du traumatisme collectif vécu lors des atrocités de la première Guerre Mondiale. Ainsi,

dans le chapitre central de La Promenade au phare – variation abstraite sur le temps qui passe dans

28 Virginia Woolf, la hantise de l’écriture, 22 29 Catherine Malabou. « Plastiquer la pensée ». Philosophie Magazine. Décembre 2009 30 The Question of Things Happening. The Letters of Virginia Woolf 1912-1922, 598. Ma traduction 31 Virginia Woolf, « Ce qui frappe un contemporain », L’art du roman, 35 32 François Brunet, La Naissance de l’idée de photographie, Paris : PUF, 2000.

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la maison de la famille Ramsay désormais vide33 – Woolf introduit entre crochets la mort du jeune

fils parti pour le front:

Puis de nouveau le silence descendait ; alors nuit après nuit et parfois à l’apogée du jour, lorsque les roses étaient chatoyantes et que la lumière donnait à plein sur le mur, il semblait que retentît dans ce silence, cette indifférence, cette intégrité, le bruit sourd de quelque chose qui tombait.

[Un obus éclata. Vingt ou trente jeunes hommes furent fauchés en France ; parmi eux, Andrew Ramsay, dont la mort, Dieu merci, fut instantanée.]34

La béance creusée par la mort, exprimée par la mise entre crochets, nous est présentée comme

un flash percutant qui se détache du paragraphe précédent et troue le texte. Pourtant, par l’allusion

au bruit (la chose qui tombe, l’obus qui éclate), Woolf monte son texte, panse la cicatrice par

l’association sonore. Entre collage et montage, entre rupture et continuité, le texte tisse le travail de

deuil. Suture, le crochet sépare autant qu’il relie. Et le verbe s’immisce pudiquement dans

l’interstice, comblant l’absence et le silence, donnant forme à ce qui n’en a désormais plus. La

complexité réside ici dans l’entreprise de dire l’indicible, de formuler ce qui reste caché,

inexprimable. Par la disjonction typographique, Woolf figure une chose et son contraire : la mort

qui défait autant que la vie qui continue, prise dans le flux du temps. « Rien n’est jamais

uniquement ceci ou cela », répète-t-elle au fil de ses œuvres.

CINÉMATISME DU VERBE

On est toujours frappé, à la lecture des œuvres woolfiennes, de l’adaptabilité et de la

souplesse de sa prose. Comme le souligne Gilles Deleuze dans Dialogues : « L’écriture se conjugue

toujours avec autre chose qui est son propre devenir. Il n’existe pas d’agencement fonctionnant sur

un seul flux. Ce n’est pas affaire d’imitation, mais de conjonction. L’écrivain est pénétré de plus

profond, d’un devenir-non-écrivain ».35 Le 21 octobre 1918, Woolf écrit à son ami, peintre et

critique d’art, Roger Fry, « Je ne suis pas sûre qu’un sens plastique perverti ne parvienne pas d’une

certaine manière à resurgir sous forme de mots pour moi »36. Le sens plastique, envisagé comme

impureté perverse qui s’infiltre dans l’expérience d’écriture, s’introduit dans le verbe pour le tordre,

le transformer. Vibrants, les mots battent, pulsent et se déploient, ils sont ce « frémissement gris

argent scintillant de l’aile de phalène »37, métamorphiques et éphémères. On voit par là la ductilité

d’une écriture sensible à diverses influences et, réceptive, capable de se modifier, de s’adapter à

leur contact. Néanmoins, le langage prime et triomphe, absorbe ces influences (qu’elles soient

33 Voir Adèle Cassigneul, « Virginia Woolf’s Ruined House, a Literary Complex », Études britanniques contemporaines, n° 43, 2012, 13-26 (URL : http://ebc.revues.org/1315). 34 Virginia Woolf, Voyage au phare, trad. Magali Merle, Romans et nouvelles 1917-1941, 489 35 Gilles Deleuze et Claire Parnet, Dialogues, Paris : Flammarion, 1996, 55-6 36 « I’m not sure that a perverted plastic sense doesn’t somehow work itlsef out in words for me ». Nigel Nicolson (ed). The Question of Things Happening. The Letters of Virginia Woolf 1912-1922. London : Chatto & Windus, 1980. Ma traduction 37 « the silver-grey flickering moth-wing quiver of words ». Virginia Woolf, The Waves, London : Penguin, 2000, 165. Ma traduction

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picturale, photographique ou cinématographique) et les intègre en son sein mettant par là en valeur

le devenir-autre du texte littéraire.

Dans « Le savoir-faire de l’écrivain », texte lu à la BBC en Avril 1937, Woolf s’attache à la

complexité du langage et ce qu’elle appelle « le pouvoir diabolique des mots », c’est à dire leur

capacité à échapper à l’homme par leur signification plurielle, par conséquent à muter et se

transformer.

Les mots, les mots anglais, sont pleins d’échos, de souvenirs, d’associations – et ce par nature. […] Et c’est là l’une des difficultés majeures pour les employer de nos jours : ils sont à tel point saturés de signification, de souvenirs, qu’ils ont contracté des unions célèbres. […] comment agencer les vieux mots selon un ordre neuf de façon à leur assurer la pérennité, à créer quelque chose de beau, à dire la vérité ?38 Woolf fait face à une matière verbale instable, insaisissable, qui la modèle autant qu’elle la

reforme. Pour l’écrivaine, les mots vivent, se métamorphosent, échappent : ils donnent forme au

monde autant que l’expérience du monde provoque leur (ré)agencement. C’est ce qu’esquisse

Bernard, figure de l’écrivain dans Les Vagues : « Les arbres disséminés çà et là s’ordonnançaient ;

le vert épais des feuilles s’éclaircit, devint une dansante lueur. J’avais réussi à les emprisonner dans

une métaphore soudaine. Une simple tournure de phrase les arrachait au chaos ».39 Il y a alors à

l’œuvre un double processus d’adaptation et de création : l’écrivain doit s’adapter à un langage en

mutation tout en adaptant ce dernier à la matière vivante qu’il doit représenter. Il y a à l’interface

des mots et du vivant, une intrication, la coexistence adjacente de deux modalités plastiques.

L’instabilité langagière résiste à la fixation. Loin de capter des moments figés devenus

immobiles, fixés sur l’écran de la mémoire et détachés, autonomes, Woolf s’intéresse à la mise en

circulation. Et cet intérêt pour le bouger, le pluriel nous conduit à redéfinir l’appréhension

woolfienne de la fragmentation. En effet, la fragmentation de la perception, se voit finalement

moins liée à l’expérience d’un monde disloqué et menacé de ruine qu’à une perception atomisée du

monde. C’est ce qu’elle exprime en 1919 dans « Le roman moderne » : Examinons un moment un esprit ordinaire au cours d’un jour ordinaire. L’esprit reçoit des myriades d’impressions, banales, fantastiques, évanescentes ou gravées avec l’acuité de l’acier. De toutes parts elles arrivent – une pluie sans fin d’innombrables atomes […].

La vie n’est pas une série de lanternes de voitures disposées symétriquement ; la vie est un halo lumineux, une enveloppe semi-transparente qui nous entoure du commencement à la fin de notre état d’être conscient. N’est-ce pas la tâche du romancier de nous rendre sensible ce fluide élément changeant, inconnu et sans limites précises, si aberrant et complexe qu’il se puisse montrer, en y mêlant aussi peu que possible l’étranger et l’extérieur ?40

38 Virginia Woolf, « Le savoir-faire de l’écrivain », L’écrivain et la vie, trad. Elise Argaud, Paris : Payot & Rivages, 2008, 161-2 39 Virginia Woolf. Les Vagues, trad. Marguerite Yourcenar, in Romans et nouvelles 1917-1941, 952 40 L’art du roman, 12

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On retrouve ici ce que Catherine Malabou souligne à propos de la plasticité du cerveau

humain et son aptitude à maintenir une identité tout en évoluant, en muant, en se transformant au

contact de l’environnement et selon les aléas des circonstances. En neurologie, la plasticité

cérébrale désigne la capacité qu’ont les synapses de moduler leur fonctionnement sous l’effet de

l’expérience, ce qui signifie que le cerveau n’est pas rigide, mais évolutif, ouvert, en transformation

constante. C’est ce que Woolf va mettre en application dans Mrs Dalloway, cette exploration de

l’esprit ordinaire au cours d’un jour ordinaire. Le langage se fait alors flux de conscience41.

Le flux ou courant de conscience exprime « la pensée intime en formation »42, il prend forme

par sauts associatifs et intègre la différence en son sein, faisant par là écho à « l’organicité vivante

évolutive »43 du cerveau. Selon Valéry Larbaud, il est l’expression de « cet élément instable,

grouillant, indiscernable, presque effrayant à force de protéisme et de plasticité, qui mène sa vie

fugitive au fond de notre esprit [et] donne à la réalité l'intensité d'un cauchemar et le mystère d'une

hallucination »44. Caractérisée par une hantise du figé, la prose woolfienne se définit par sa volonté

à figurer une pensée en mouvement. Woolf pense une forme mouvante qui forme une pensée

mouvante. Le flux de conscience engendre une pensée pensante, une pensée en métamorphose qui

ne se laisse pas prendre. Telle est l’ouverture de Mrs Dalloway :

Mrs Dalloway dit qu’elle achèterait les fleurs elle-même. Lucy, elle, avait du pain sur la planche. Il faudrait enlever les portes de leurs gonds ; les hommes de

Rumpelmayer allaient arriver. Quelle matinée, pensait Clarissa Dalloway, une matinée fraîche à offrir à des enfants sur une plage.

Que de rires ! Et de plongeons ! Elle avait toujours eu cette impression à Bourton, chaque fois qu’elle ouvrait en grand les portes fenêtres, dans ce petit grincement des gonds qu’elle entendait encore, avant de plonger à l’air libre. Comme l’air était frais et calme alors, dans le petit matin, plus immobile qu’à présent bien sûr ; comme le claquement d’une vague ; le baiser d’une vague ; froid, vif et pourtant (pour la jeune fille de dix-huit ans qu’elle était alors) solennel, pour elle qui, debout devant la fenêtre ouverte, sentait que quelque chose de terrible allait arriver ; elle regardait les fleurs, les arbres du haut desquels la fumée se déroulait et les corneilles s’envolaient et retombaient ; elle était là à regarder quand Peter Walsh avait dit : « On songe au milieu des légumes ? » – était-ce cela ? – « Je préfère les gens aux choux fleurs » – était-ce bien cela ? Il avait dû le dire au petit déjeuner, un matin où elle était sortie sur la terrasse – Peter Walsh. Il rentrerait d’Indes, un de ces jours, en juin ou juillet, elle ne savait plus bien car ses lettres étaient horriblement ennuyeuses ; c’est de ses propos qu’on se souvenait ; et de ses yeux, de son canif, de son sourire, de ses bougonnements et, alors que des millions de choses s’étaient évanouies à tout jamais, curieusement, on se souvenait de quelques phrases comme ça à propos de choux.45

La pensée s’enroule et se déroule dans une continuité fluide, ouverte, reflétant la vitalité et

l’énergie de l’esprit humain. Le flux de conscience s’envisage comme une alliance de ce que l’on

considérait jusqu’alors comme antinomique ou exclusif – passé et présent cohabitent, la subjectivité 41 Voir Sebastian Dieguez, « Les voix intérieures de Virginia Woolf », Cerveau & Psycho, n° 68, mars-avril 2015, 80-86. 42 Edmond Jaloux cité par Edouard Dujardin, Le Monologue intérieur. Son apparition, ses origines, sa place dans l’œuvre de James Joyce, Paris : Editions Messein, 1931, 41. 43 Eric Combet, « Du concept de la plasticité à la plasticité du concept », Plastir, n° 14, 2009, 1. 44Le Monologue intérieur. Son apparition, ses origines, sa place dans l’œuvre de James Joyce, 43.45 Virginia Woolf, Mrs Dalloway, trad. Pascale Michon,in Romans et nouvelles 1917-1941, Paris : Le Livre de Poche, 1993, 205

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allie vision intérieure et monde extérieur. Réagissant à l’environnement qui l’entoure Clarissa forme

une pensée qui se calque sur l’énergie urbaine d’un belle matinée de juin. Le flux de conscience

woolfien se fait surimpression d’images et de temporalités différentes, superposition d’images

actuelles (ce qu’elle voit dans la rue) et virtuelles (ce qu’elle se remémore ou imagine). Laissant les

charnières du texte apparentes à travers la ponctuation – parenthèses et tirets en particulier –, Woolf

manie la rupture et la suture, une fragmentation-liaison au cœur des phrases liée à l’expérience

moderne.

Évidemment, l’expérience moderne ne peut, au début du XXe siècle, faire l’impasse du

cinéma. Et Woolf n’est pas en reste. Amatrice de films, elle écrit « The Cinema » en 1926, article

publié en Grande-Bretagne ainsi qu’aux États-Unis. En littéraire, elle approche un art encore en

quête de définition, prouvant son intérêt pour toutes formes de représentation artistique qui

ambitionnent de rendre la vie et la pensée à leur mouvement originel. Lors d’une projection du

Cabinet du Docteur Caligari de Robert Wiene (1920), Woolf aperçoit une ombre ou une tache sur

l’écran, une masse abstraite et informe qui selon elle fait entrevoir l’avenir du cinéma.

Il a semblé un instant que la pensée pouvait être mieux exprimée par une forme qu’avec des mots. Le monstrueux têtard frémissant semblait incarner la peur même, et non l’affirmation « J’ai peur ». […] le cinéma a à sa portée d’innombrables symboles pour signifier des émotions qui jusque là n’ont pas trouver de moyen d’expression. La terreur a en plus de ses formes ordinaires la forme d’un têtard ; elles bourgeonne, enfle, tremble, disparaît. La colère n’est plus seulement déclamation et rhétorique, visages rouges et poings serrés. Elle peut être une ligne noire se tordant sur une toile blanche. Anna et Vronsky n’ont plus besoin de froncer des sourcils ni de grimacer. Ils ont à leur disposition – mais quoi ? Nous demandons s’il existe quelque langage secret que nous percevons et que nous voyons, mais que nous ne parlons pas, et si oui, est-il possible de le rendre visible ? Existe-t-il certains traits de la pensée qui puissent être rendus visibles sans l’aide des mots ? 46

On retiendra ici son vif intérêt pour une nouvelle forme de langage qui se passerait de mots ;

une représentation du visible, du senti et du pensé qui échapperait au langage écrit et donc à la

littérature. Virginia Woolf est fascinée par cette nouvelle forme de représentation qui, lui semble-t-

il, arrive à capter la vie telle qu’elle est quand nous ne sommes pas là pour en faire l’expérience47. Il

me semble que Mrs Dalloway naît de cette volonté d’écrire ce qu’on ne peut en apparence pas

coucher sur le papier, des impressions furtives et évanescentes, ce langage secret du ressenti, de la

vision intérieure et de la perception du monde extérieur48. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si elle

46 Virginia Woolf, « The Cinema », The Crowded Dance of Modern Life, London : Penguin, 1993, 56-7. Ma traduction 47 « We see life as it is when we have no part in it”. Ibid. 55. 48 Woolf est proche de ce que Nathalie Sarraute décrit à propos de sa propre démarche. Il s’agit en effet pour elle de saisir « un foisonnement innombrable de sensations, d'images, de sentiments, de souvenirs, d'impulsions, de petits actes larvés qu'aucun langage intérieur n'exprime, qui se bousculent aux portes de la conscience, s'assemblent en groupes compacts et surgissent tout à coup, se défont aussitôt, se combinent autrement et réapparaissent sous une nouvelle forme, tandis que continue à se dérouler en nous, pareil au ruban qui s'échappe en crépitant de la fente d'un téléscripteur, le flot ininterrompu des mots ».NathalieSarraute,«Conversationetsous-conversation»,L’Èredusoupçon,Paris:Gallimard,1956,97-98.

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conclu son article sur le potentiel que recèle l’environnement urbain : « Seul peut-être le chaos des

rues nous le suggère, lorsque quelques couleurs, sons et mouvements s’assemblent momentanément

et indiquent qu’il y a là une scène qui attend un art nouveau pour la fixer »49. C’est ce chaos des

rues et leur kaléidoscope de sons, de couleurs et de mouvement que l’on retrouve au fil des œuvres

woolfiennes.

Car pour l’écrivaine, le cinéma s’envisage comme un nouveau régime de visibilité qui l’aide à

imaginer de nouvelles formes littéraires et à élaborer une nouvelle vision du monde. Il est source

d’une créativité formelle non-discursive qui vient mettre en valeur la qualité plastique de

l’écriture50. Chez Woolf, le cinéma vient renforcer le littéraire. De fait, le langage se fait réversible :

il prend forme dans l’interaction intersystème dont parle le médiologue Régis Debray51, se modelant

sur un cinématisme des images filmées et donnant naissance à une prose cinématique. Il y a

désormais, sur la page d’écriture d’où l’image surgit, coexistence surprenante de deux systèmes de

langage. C’est ce que l’on trouve clairement exprimé par la métaphore, qui transporte le littéraire

vers le filmique52, dans « La marée d’Oxford Street », court texte intégré à la série de six essais, La

scène londonienne, publiée dans Good Housekeeping en 1932. Alors qu’elle décrit la vie

mouvementée des rues de la capitale, Woolf écrit non sans ironie :

Les nouvelles y changent plus vite que dans n’importe quel endroit de Londres. On dirait que la foule des passants lèche l’encre des affiches, qu’elle en consomme plus que partout ailleurs et qu’elle exige plus vite les dernières éditions. L’esprit se fait plaque gélatineuse qui reçoit des impressions tandis qu’Oxford Street y épanche un ruban infini d’images, de sons et de mouvements changeants.53 L’esprit, devenu plaque sensible gélatineuse vient révéler les multiples visions d’un monde en

métamorphose permanente qui assaille l’esprit et le bombarde d’images. La prose se fait multiface,

réversible, un ruban de mots infini doublé d’un revers d’images. Hybride, elle se fait plurielle,

jouant sur son identité même.

IDENTITÉS PLASTIQUES

Dans Instants de vie, Woolf remarque : « Métaphoriquement je pourrais faire une image

instantanée de ce que je souhaite exprimer ; je suis un vaisseau poreux flottant sur les sensations ;

49 Ibid. 58 50 Certaines inconsistances historiques dans l’article montrent que Woolf écrit sur le cinéma pour réfléchir la littérature, définir son approche littéraire davantage que de proposer une réflexion sur des enjeux proprement filmiques. 51 Voir Régis Debray, Introduction à la médiologie, Paris : PUF, 2000. 52 Rappelons que métaphore provient du grec « μεταφορα », transport, mouvement. 53 Virginia Woolf, La scène londonienne, trad. Pierre Alien, Paris : Christian Bourgois, 1993, 23

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une plaque sensible exposée à des rayons invisibles ; etc »54. Elle se dit « plaque sensible », capable

de donner un instantané de ce qu’elle souhaite exprimer. L’identité du texte littéraire se voit remise

en question par sa perméabilité. Une porosité, ici photographique, là cinématique, qui faire trembler

les cadres et les traditions, qui libère et vient « aggraver le questionnement »55. Il me semble que

cette question d’identité plastique se décline sur trois modalités : il y a une question de genre (en

anglais, « genre » littéraire et « gender » sexuel) ayant trait aux identités du texte ainsi que de l’être,

qui débouche sur une redéfinition de l’identité et de la place du lecteur.

L’identité plastique des textes woolfiens passe par ce que j’appelle leur imageographie. Celle-

ci s’applique à une écriture traversée d’images, de sa version papier à nos images imaginées, et

s’intéresse aux rapports intermédiaux entre textes et images56. L’imageographie est une écriture à la

fois nourrie d’image et imageante. Woolf a passé sa vie à photographier son quotidien et à être elle-

même régulièrement photographiée. Dès son plus jeune âge elle prend plaisir à composer des

albums photographiques, reprenant à son compte et transformant une tradition victorienne

familiale57. Plus tard, une fois reconnue, elle posera pour des photographes renommés tels que Man

Ray ou Gisèle Freund, et verra son image imprimée dans de grands magazines de son temps

(Vogue, Life ou Time Magazine). Cette compulsion obsessionnelle liée à l’image vient ainsi former

un inconscient visuel ou optique58, un amas d’images actuelles que Virginia Woolf virtualise dans

l’écriture. Woolf vivait entourée d’images : des tableaux de sa sœur et de ses amis peintres, mais

aussi des photographies de sa mère prises par la tante de cette dernière, la photographe pictorialiste

Julia Margaret Cameron. Ajoutées aux films qu’elle voyait régulièrement, ces images fascinantes

vinrent hanter les réminiscences woolfiennes jusqu’à pénétrer la trame du texte, comme on peut le

lire dans ses mémoires autant que dans ses romans. Par effet de transfert, on passe d’images

effectives à une écriture imageante. Woolf élabore un langage qui prend une forme nouvelle sous

l’influence de l’image et qui vient à son tour donner forme à un imaginaire.

C’est ce qui se passe par exemple dans Orlando. Une biographie, publié en 1931 et illustrée

par des photos et des reproductions de tableaux. Avec Orlando, homme devenu femme à travers les

siècles, Woolf crée une créature faite de mots et d’images. Dédiée à Vita Sackville-West, dont on

retrouve l’image en texte (trois portraits photographiques), Woolf mélange réalité et fiction. Le 54 Moments of Being. 133. Ma traduction 55 Lorand Gaspar, Approche de la parole, Paris : Gallimard, 2004, 35. 56 Ce ceux-ci se déclinent sous la forme d’iconotextes (le texte est alors accompagné d’images actuelles) ou de tiers imageants (le texte est alors influencé par l’image qui n’apparaît pas littéralement en texte). Voir Alain Montandon (dir.), Iconotextes, Paris : Ophrys, 1990 et Liliane Louvel, Le Tiers pictural. Pour une critique intermédiale, Presse Universitaires de Rennes, 2010. 57 Voir Maggie Humm, Snapshots of Bloomsbury. The Private Lives of Virginia Woolf and Vanessa Bell, New Brunswick (NJ): Rutgers University Press, 2006. 58 Voir László Moholy-Nagy, « Peinture Photographie Film », Peinture Photographie Film et autres écrits, Paris : Gallimard, 2007, 75-134.

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texte joue avec ses limites, ses marges, mettant en avant instabilité référentielle et hybridité

littéraire. Entre le texte et l’image s’instaure un jeu de cache-cache. Woolf entremêle de la même

manière que les sexes « s’entremêlent »59 dans l’androgyne Orlando. Et en effet, pour l’écrivaine, le

biographe « est un artisan et non un artiste ; et son œuvre n’est pas une œuvre d’art mais quelque

chose entre-deux »60. Le personnage naît de la friction des mots et des images et Woolf (se) joue de

la frontière entre deux systèmes sémiotiques différents. Page après page on suit la métamorphose, à

la fois physique et existentielle du personnage. Image après image on fait l’expérience de la

« transformation intersémiotique » 61 dont parle Liliane Louvel. Woolf altère le texte faisant par là

écho à la transformation du personnage et sa dimension plurielle, ainsi qu’à la rénovation du regard

lectoriel. Woolf met ainsi en œuvre le tiers pictural définit par Louvel, c’est-à-dire « le moment

entre-deux quand le texte tend vers l’image quand l’image file vers le texte, et que dans l’esprit du

lecteur qui re-connaît, du texte tressaille » 62. Le texte s’actualise dans l’image autant que l’image

s’actualise dans le texte. La littérature s’envisage alors comme un nouvel espace lectoriel où

règnent porosité, contact, une cohabitation qui est co-signification. On retrouve ici le « complexe

plastique » dont parle Marc-Williams Debono ; complexe qui « s’insère entre deux réalités pour

n’en former plus qu’une » et qui « inclut un double aspect plasmatique (circulant, énergisant,

formant) et magmatique (formé mais aussi éruptif, imprévisible, créatif) »63. Se crée alors « un

nouvel espace de pensée construit dans la trans-action entre la forme et l’émergence de la

forme »64.

Ce phénomène de trans-action est également à l’œuvre au sein de l’identité plastique des

êtres. La plasticité s’établit alors sur le mode de l’échange mutuel. Il est à relier à ce que Woolf

appelle les « moments d’être » (moments of being).

Je regardais la plate-bande de fleurs, près de la porte. « Tout y est », me dis-je, je regardais une plante avec un bouquet de feuilles et il me sembla soudain évident que la fleur en soi faisait partie de la terre ; qu’un cercle entourait ce qui était la fleur ; et que c’était la vraie fleur ; moitié terre, moitié fleur.65 L’instant d’être est si intense qu’il se grave dans la mémoire et ressurgit dans l’écriture

jusqu’à l’en fonder. Il est cette co-signification plastique de l’être et du monde. La plasticité se

fraye à l’interface de la matière, de la fleur, et de la psyché. C’est ce que l’on retrouve dans le

59 Romans et nouvelles 1917-1941, 673 60 « [The biographer] is a craftsman, not an artist; and his work is not a work of art, but something betwixt and between ». Virgnia Woolf, « The Art of Biography », The Crowded Dance of Modern Life, 150. Ma traduction 61 Le Tiers pictural. Pour une critique intermédiale, p.7. 62 Louvel, p.278. 63 « Le Complexe de plasticité. Etat des lieux et immersion », PLASTIR 18, 03/2010. 64 Ibid 65 Instants de vie, 90

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personnage de Septimus Smith, traumatisé de la première guerre mondiale, sujet à visions, dont la

folie plastique invente un rapport particulier, excentrique, au monde.

« K…R… » dit la bonne d’enfants et Septimus l’entendit prononcer Ka…ER…, près de son oreille, gravement, doucement, avec le moelleux d’un orgue mais aussi dans la voix une rugosité qui faisait penser à un grillon, cela crissait délicieusement le long de son dos et faisait courir jusqu’à son cerveau des ondes sonores qui se brisaient sous le choc. Une merveilleuse découverte, à dire vrai – que la voix humaine puisse, dans certaines conditions atmosphériques (car il faut être scientifiques, par-dessus tout scientifique) faire couler la vie dans les arbres ! […]

Mais [les ormes] faisaient signe ; les feuilles étaient vivantes ; les arbres étaient vivants. Et les feuilles, parce qu’elles étaient reliées par des millions de fibres à son propre corps, là sur le banc, l’éventaient ; lorsque la branche s’étirait, il faisait de même. Les moineaux qui voletaient, montant et retombant en jets dentelés, faisaient partie de l’ensemble ; le blanc et le bleu étaient barrés de branches noires.66

La conscience de Septimus se voit modelée par le monde extérieur – Regent’s Park, ses arbres

et ses oiseaux. Elle est également auto-modelée de l’intérieur. Son corps sensible répond aux corps

feuillus des arbres. Woolf nous donne accès à l’énergie créatrice d’un esprit sans repos, à la

plasticité d’une conscience malade qui s’abîme dans des fantasmes certes cauchemardesques mais

éminemment créatifs. Il y a appréhension d’une métamorphose intérieure impulsée par les rythmes

du dehors, une redéfinition permanente de l’être à la conscience perturbée. Les yeux fermés,

Septimus sent les arbres, leurs ramifications multiples, et devient arbre. Tel un caméléon, son corps

métamorphique épouse autant qu’il s’imprègne des phénomènes qui l’entourent.

Dans la fausse biographie Orlando, l’héroïne s’exclame : « Quelle fantasmagorie, l’esprit

humain ! Quel rassemblement de choses disparates ! »67. L’imagination et la porosité célébrées ici,

et que l’ont retrouvent représentées dans les œuvres woolfiennes, sont également au fondement de

l’acte lectoriel. Le 18 mai 1924, lorsqu’elle prononce « Mr Bennet et Mrs Brown » à Cambridge,

Woolf prévient ses lecteurs : « nous devons nous réconcilier avec un temps fécond en échecs et en

fragments. […] la vérité elle-même nous arrive dans un certain état d’épuisement et de chaos. […]

Tolérez le spasmodique, l’obscur, le fragmentaire, le raté. On invoque votre aide pour une bonne

cause »68. La lecture s’envisage comme une énergie dynamique et dynamisante, un acte créateur

tissant l’intériorité de l’être-lecteur au texte qu’il parcourt des yeux69. Elle se fait alors montage

comme le suggère Georges Didi-Huberman. Selon lui, la connaissance s’acquière par ce qu’il

appelle « connaissance par montage » 70.

66 Romans et nouvelles 1917-1941, 220. 67 Romans et nouvelles 1917-1941, 666 68 L’art du roman 68-70 69 Voir Adèle Cassigneul, « The Eccentric and Hybrid Woolfian Text », in Laurent Mellet et Sophie AYmes-Stokes (ed.), In and Out. Excentricity in Britain, Newcastle upon Tyne : Cambridge Scholars Publishing, 2012, 193-208.70 Georges Didi-Huberman, Devant le temps, Paris : Editions de Minuit, 2000, 119

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L’imagination n’est pas abandon aux mirages d’un seul reflet, comme on le croit trop souvent, mais construction et montage de formes plurielles mises en correspondances : voilà pourquoi, loin d’être un privilège d’artiste ou une pure légitimité subjective, elle fait partie intégrante de la connaissance en son mouvement le plus fécond, quoique – parce que – le plus risqué.71

Comme la photographie et le cinéma offrirent de nouvelles manières de voir, le montage

reconfigure nos modes de lecture – je pense notamment au montage prôné par le soviétique

Eisenstein, qui ambitionnait de représenter la conscience de l’homme moderne72, appelant le

spectateur à une active collaboration73. Le montage lectoriel fait fit de toute lecture linéaire

conventionnelle, il invite au butinage textuel, comme le montre Mrs Ramsay dans La Promenade

au phare. Assise dans un fauteuil cosy installé près de la fenêtre, elle cherche l’apaisement après

une journée bien chargée.

Elle attendit un peu, tout à son tricot, à sa perplexité ; et lentement, ces mots qui s’étaient dits pendant le repas : « La rose des quatre saisons est en fleur et bruissante de l’abeille laborieuse », se mirent à tanguer en cadence d’un bord à l’autre de son esprit, et au cours de ce tangage, d’autres mots, telles de petites lumière tamisées, une rouge, une bleue, une jaune, vinrent éclairer l’obscurité de son esprit ; ils eurent l’aire de quitter leurs perchoirs là-haut pour zigzaguer en tous sens ou pour jeter un cri que reprendra l’écho ; aussi se tourna-t-elle pour chercher à tâtons un livre sur la table à côté d’elle

Et toutes nos vies antérieures Et toutes nos vies à venir Sont pleines d’arbres et de feuilles changeantes,

murmura-t-elle, en plantant ses aiguilles dans le bas. Puis elle ouvrit le livre et se mit à lire çà et là, au hasard, et ce faisant, elle éprouvait la sensation d’aller à reculons, de monter, se frayant un chemin sous des pétales qui se courbaient au-dessus d’elle, de sorte qu’elle ne savait rien de plus que : ceci est blanc, ou ceci est rouge. La signification des mots lui échappait totalement, au début.

Manoeuvrez, vers nos rivages, manoeuvrez, Marins fourbus, vos gréements ailés,

lut-elle, et elle tourna la page, prise dans un balancement, une vacillation, d’un vers à l’autre comme d’une branche à l’autre, d’une fleur rouge et blanche à une autre, jusqu’au moment où un petit bruit la tira de sa torpeur – son mari en train de se taper les cuisses. […]

Mrs Ramsay leva la tête, et telle une personne abandonnée à un sommeil léger, sembla dire que s’il tenait à la voir se réveiller, elle le voulait bien, sinon, pouvait-elle continuer à dormir un petit peu, un tout petit peu plus longtemps ? Elle grimpait à ces branches, çà et là, posant les mains sur une fleur, puis une autre.

Ni louer le profond vermillon de la rose, lut-elle, et tout en lisant, il lui semblait monter jusqu’en

haut, jusqu’au sommet. Quel bienfait ! Quel repos ! Tout le résidu de la journée se colla à cet aimant ; son esprit se sentit balayé, bien propre. Soudain entier, façonné dans ses mains, beau et raisonnable, clair et complet, le suc de la vie lui apparut alors ici contenu en arrondi – le sonnet.74

71 Georges Didi-Huberman, Image malgré tout, Paris: Editions de Minuit, 2003, 144-51 72 « The film alone has at its command the means of presenting adequately the hurrying thoughts of an agitated man./Or, if lit can do it too, it can only be lit that transgresses its orthodox bounds ». Sergueï M. Eisenstein, « An American Tragedy », Close Up, vol. 10, n° 2, Juin 1993, 120. 73 Voir Jacques Aumont, Montage Eisenstein, Paris : Images Modernes, 2005. 74 Romans et nouvelles 1917-1941, 473-5

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L’esprit démonte les textes pour les agencer à son image, réinventant à la fois les poèmes lus

et leur lectrice. Il y a réversibilité plastique par laquelle l’être crée un moment unique, un moment

d’être qui est à la fois création d’un monde poétique imaginaire, un tricotage de diverses bribes

textuelles, et épiphanie mentale. Par effet de miroir Mrs Ramsay se voit transfigurée par la

transfiguration poétique qu’elle opère. Vers réels et imagination poétique cohabitent dans l’esprit

plastique du personnage. Mrs Ramsay effectue une traversée du miroir, flottant entre-deux et par là

se révélant à elle-même dans un mouvement intime de création exaltante. Le poème et la vie

viennent fusionner entre ses mains. Dans l’œuvre woolfienne, la lecture s’envisage également

comme un processus plastique. Cela fait écho à ce qu’affirme Lorand Gaspar dans Approche de la

parole :

Écrire un poème qui [serait] croissance et mouvement simples, issus de nul centre et de nul commencement, ses branches, ses feuilles, ses fruits n’étant pas là pour renvoyer à autre choses, pour symboliser, mais pour conduire la sève et la vivacité de l’air, pour nourrir et ensemencer. Et la lecture ne serait plus déchiffrement d’un code, réception d’un message ; il ne s’agirait plus de lire de son poste d’observation prudemment extérieur, mais de se couler dans le cheminement imprévisible qui est, d’un même geste, invention des formes et de l’espace qui les change, les oublie. Cette écriture aurait une qualité de poreux, en même temps qu’une tessiture ample d’énergie, de mobilité. Accueil, circulation, jaillissement. Lire : circuler librement entre sujet et objet, entre règnes. Parler enfin.75

La lecture plastique réinvente le texte, le fait scriptible76, source d’une création personnelle et

intime. Il s’agit de se frayer un chemin au sein des mots et des phrases pour les tordre à notre

image77 et leur donner un sens nouveau. Entre les mots et les images perçues par l’œil de l’esprit

nous ouvrons un troisième lieu plastique, à l’interface du monde, du texte et de l’être.

ICONOGRAPHIE : PHOTOGRAPH OF VIRGINIA WOOLF WITH HAND ON FACE WEARING A FUR STOLE 1927 (10 X 15

CENTIMETERS). SOURCE COMMONS.WIKIMEDIA.ORG « This is a picture from one of Virginia Woolf's own photo albums at Monk's House which were acquired at an auction at Sotheby's in 1982 (cf. Maggie Humm, Snapshots of Bloomsbury: The Private Lives of Virginia Woolf and Vanessa Bell, p. 187), gifted in 1983 by Frederick R. Koch to the Harvard Theater Collection, Houghton Libray, Harvard University, and afterwards scanned and uploaded by the library. The Guide published by the library describes collectively the photographs in the album as "snapshots possibly taken by Virginia Woolf or by her friends and family". When the Harvard librarians know who took the picture, they generally indicate it (e.g. Man Ray for this one). This particular photograph is simply described as "Woolf Virginia [1927]". The verso of the photograph bears no mention allowing an identification of the photographer, but simply indicates - faintly pencilled - the portrait has been made in London (see file:Virginia Woolf 1927 verso detail.png). The photograph is reproduced here without any copyright indication and on the cover of Virginia Woolf and the Discourse of Science: The Aesthetics of Astronomy by Holly Henry (Cambridge University Press, 2003) with the following credit : "Studio photograph of Virginia Woolf (c. 1927) reprinted by permission of the Mortimer Rare Book Room, Smith College" (p. XII) [, the Smith College having been presented by Esther Cloudman Dunn another print of the same picture]. The photograph was, according to the Smith College Library's web site, "used for promotion" by Harcourt Brace, the publisher of the American version of To the Lighthouse in 1927. In Virginia Woolf Icon (University of Chicago Press, 1999), Brenda Silver describes the photograph as an "(unidentified) studio photograph" and comments it "appear[ed] in in an number of Harcourt Brace ads and articles about Woolf and/or her works in the States during the late 1920s ans the 1930s" (p. 132). It was in particular published with no copyright notice in a review of the book published by The New York Times on May 8, 1927 and another review published by The Bookshelf Review in June 1927. The photograph was exhibited in the show Virginia Woolf: Art, Life and Vision at the National Portrait Gallery in London in 2014 with the following caption : "by Unknown photographer, 1927. Courtesy of the Mortimer Rare Book Room, Neilson Library, Smith College, Northampton, Massachusetts". » 75 Approche de la parole, 140 76 Roland Barthes, S/Z, Paris : Seuil, 1976, 10. 77 On retrouve cette idée du texte perverti par la lecture dans deux articles de Roland Barthes : « Ecrire la lecture » (1970) et « Sur la lecture » (1976), Le Bruissement de la langue, Paris : Seuil, 1984, 33-36, 37-48.

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