Enfin brèves

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13 Thierry Covolo Mauvaise Passe 2e du Grand Prix éLecture Eté 2014 Chapitre 1 La montagne Le chemin est étroit. Accroché au mur de roche, il sur- plombe le vide. Les nuages se massent dans le ciel et leur ombre s’attarde de plus en plus longuement avant que le soleil revienne. La chaleur qui a accompagné le petit groupe jusqu’à présent ne sera bientôt plus qu’un souvenir. Krik ouvre la marche. Les autres l’ont choisi comme guide. Ils n’ont pas l’habitude de la montagne, ne sont sans doute jamais montés aussi haut. Leur souffle est court. Krik y entend leur fatigue tout autant que leur peur. Une nouvelle bourrasque remonte de la vallée et vient rugir contre eux. Elle les force à se coller à la paroi puis poursuit son chemin loin au-dessus de leurs têtes. Krik se remet en marche mais la corde se tend derrière lui. — Krik, attends ! Tu vas trop vite pour nous. Nous

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Thierry Covolo

Mauvaise Passe2e du Grand Prix éLecture Eté 2014

Chapitre 1 La montagne

Le chemin est étroit. Accroché au mur de roche, il sur-plombe le vide.

Les nuages se massent dans le ciel et leur ombre s’attarde de plus en plus longuement avant que le soleil revienne. La chaleur qui a accompagné le petit groupe jusqu’à présent ne sera bientôt plus qu’un souvenir.

Krik ouvre la marche. Les autres l’ont choisi comme guide. Ils n’ont pas l’habitude de la montagne, ne sont sans doute jamais montés aussi haut. Leur souffle est court. Krik y entend leur fatigue tout autant que leur peur.

Une nouvelle bourrasque remonte de la vallée et vient rugir contre eux. Elle les force à se coller à la paroi puis poursuit son chemin loin au-dessus de leurs têtes. Krik se remet en marche mais la corde se tend derrière lui.

— Krik, attends ! Tu vas trop vite pour nous. Nous

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n’avons pas le pied aussi sûr que toi. Surtout avec ce vent !C’est Ulman qui a parlé. Lui seul lui parle, désormais.

L’autre, le neveu, a ravalé sa morgue depuis l’accident. Il a beau être bâti comme un ours, il tremble comme un en-fant peureux et évite de regarder en contrebas. La paroi, les rochers et l’escalier cyclopéen qu’ils forment, et plus bas, beaucoup plus bas, la vallée, que l’on devine à peine sous un voile de brume grise. Il lutte contre l’appel du vide, constate Krik. Il garde les yeux fixés devant lui de peur que son re-gard l’entraîne dans l’abîme.

Krik hoche la tête et repart en ralentissant l’allure. Un peu plus tôt, un peu plus tard, il les mènera de toute façon là où ils doivent aller. Ils n’ont pas fait cent mètres de plus qu’il entend un cri suivi de ce qui, dans la langue étrangère des deux hommes, doit être un juron des plus vulgaires.

Le neveu est plié en deux, adossé à la paroi. Il jure entre deux gémissements. La main sur son épaule, Ulman est penché sur lui.

— Il s’est tordu la cheville, dit-il sans se retourner. Son pied a roulé sur un de ces foutus cailloux.

Chapitre 2 Le guide

Krik a fait leur connaissance la veille.Il était assis à une table, dans un coin sombre de l’au-

berge, seul, comme chacun des trois jours précédents. Les mains serrées autour de sa chope, son regard était perdu dans le vide. Il ne savait pas depuis combien de temps il était là. Des heures, sans doute. L’alcool fait perdre la no-tion du temps aux hommes qui s’attardent ici, mais Krik n’était pas ivre. C’était sa troisième chope et elle était en-

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core pleine. L’alcool ne parvenait pas à lui apporter, alors à quoi bon chercher à s’enivrer ? Boire lui donnait une raison de rester assis et laisser le temps s’écouler sans lui.

— Je cherche un dénommé Krik, c’est toi ?Krik avait levé les yeux vers l’homme qui l’interpellait.Sans attendre sa réponse, l’homme s’était installé en face

de lui, imité par ses deux compagnons, chacun d’un côté de Krik.

L’homme avait un visage avenant, des traits réguliers et un large sourire qui dévoilait des dents saines, comme seuls les enfants en ont par ici. Sa peau était marquée par le soleil mais elle n’était pas tannée comme celle des hommes de la région. Tous trois étaient des étrangers.

— Je m’appelle Ulman. Toi, tu es Krik, c’est bien ça ?, avait-il demandé à nouveau en élargissant son sourire.

Un tremblement agita sa lèvre supérieure et le sourire cessa d’être agréable. Il y avait aussi cette lueur dans ses yeux noirs qui déplaisait à Krik. Comme Krik ne répon-dait pas, l’homme à sa droite le bouscula d’un rude coup d’épaule. Krik l’ignora et porta sa chope à ses lèvres.

— Les autres disent que personne ne connaît la mon-tagne comme toi, poursuivit Ulman.

Krik prit son temps pour avaler une gorgée de bière.L’homme à sa droite se pencha vers son oreille.— Faut répondre quand on te pose une question, pe-

tit paysan, lui murmura-t-il à l’oreille. C’est pas parce que vos femelles baisent avec les boucs qu’il faut te comporter comme un sauvage. T’aimerais pas qu’on te traite comme un sauvage, pas vrai ?

— Pardonne mon ami, intervint Ulman. Il ne voulait pas t’offenser. Il manque d’éducation. Excuse-toi, Plotr.

Plotr grogna quelque chose qui paraissait davantage une

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menace qu’une excuse.— Mes camarades et moi, nous cherchons un guide

pour nous conduire de l’autre côté des montagnes. Nous souhaitons quitter le pays au plus tôt. Et discrètement. Il y a beaucoup à gagner pour toi si tu nous mènes de l’autre côté. Une poignée d’or pour chacun de nous. Mais il faut nous mettre en marche dès demain matin.

— D’autres connaissent la montagne aussi bien que moi, répondit Krik. Ils vous guideront. Je n’ai pas le cœur à ça en ce moment.

Plotr se pencha à nouveau vers lui.— Sans vouloir t’offenser, petit paysan, tu ferais mieux

d’accepter notre proposition. Trois poignées d’or, c’est mieux que vingt centimètres d’acier.

Krik se décala vers la gauche. La pointe d’un couteau jouait avec ses côtes à travers ses vêtements.

Chapitre 3 La tempête

Les coups de vent sont maintenant plus fréquents, plus violents. Le ciel s’est refermé au-dessus des trois hommes, engloutissant le sommet des montagnes.

Leur progression est difficile. Le chemin s’est élargi mais la pente est toujours aussi raide. La cheville du neveu d’Ul-man le fait souffrir. Il s’appuie sur son oncle et son poids est un fardeau considérable. La température a chuté de plusieurs degrés en quelques minutes. Tout à leur effort, les deux étrangers, pourtant insuffisamment vêtus, ne semblent pas encore s’en rendre compte.

Krik propose de faire demi-tour mais Ulman refuse d’un ton qui ne laisse pas place à la négociation. Cela ne

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surprend pas Krik. Il connaissait la réponse avant même de poser la question. Ulman est un homme entêté. Jusqu’à présent, agir ainsi lui a souri. Il croit que cela signifie qu’une bonne étoile brille au-dessus de sa tête et le protège quoi qu’il advienne.

En d’autres circonstances, Krik aurait imposé de repartir pour la vallée. Mais cette course n’est pas une course ordi-naire. Tous les trois marchent vers leur destin et Krik est leur guide. Ces choses-là ne peuvent être changées.

Krik cale son pied sur la première marche de l’escalier naturel qui se déploie devant lui. Ulman le retient en tirant un coup sec sur la corde.

— On continue mais tu prends mon neveu, ordonne-t-il. Chacun son tour !

— J’ouvre la voie, répond Krik. Si je m’occupe de ton neveu, je ne serai pas attentif à la montagne et nous nous perdrons. Et se perdre, ici, c’est mourir.

La corde redevient lâche.

Chapitre 4 Un homme intelligent

Ils avaient attendu que le soleil monte au-dessus de la ligne de crêtes pour quitter le village.

Ulman et ses compagnons avaient contraint Krik à pas-ser la nuit avec eux à l’auberge.

— Ne prends pas cela pour un manque de confiance, avait dit Ulman. Je sais que tu ne nous feras pas faux bond. C’est seulement pour que nous apprenions à nous connaître...

Plotr avait collé sa paillasse en travers de la porte de la chambre. Après une bonne heure à surveiller Krik, il s’était

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convaincu qu’il n’avait rien à craindre de lui et s’était en-dormi.

Ils avaient fait leur première halte après trois heures de marche. Le soleil était haut dans un ciel sans nuage. Sa cha-leur cuisait la peau des hommes. Le plus jeune des trois étrangers, une force de la nature que les autres nommaient « le neveu », retira sa tunique de coton et se mit torse nu. Il rit en regardant Krik.

— Notre guide aime tellement ses chèvres que même avec cette chaleur il garde sur lui la peau de ses maîtresses !, dit-il en prenant Plotr à témoin.

Krik passa machinalement la main sur l’épais pull de laine qu’il portait sous sa veste de peau retournée et haussa les épaules. Ulman à son tour retira son tricot. Dans son dos, un imposant tatouage retint l’attention de Krik. Un squelette drapé d’un suaire noir tenait une faux entre ses mains. L’étincelle qui brillait dans ses orbites et le sourire qui déformait sa bouche lui rappelèrent le visage d’Ulman la veille au soir. L’inquiétante figure s’inscrivait dans un cœur dont la pointe disparaissait sous une banderole dont Krik ne pouvait déchiffrer l’inscription.

— Tu regardes mon tatouage ?, lui demanda Ulman tout en sortant de son sac une outre qu’il tendit à son neveu. C’est mon amoureuse. Elle te plaît ? Elle et moi, on forme une sacrée équipe. Avec moi, sa faux ne risque pas de rouil-ler, et pour me remercier elle remplit mes poches d’or !

Les deux autres ricanèrent.— Ouais, ajouta le neveu, comme dans ce village, il y a

quelques jours. Une sacrée moisson pour elle comme pour nous ! Comment il s’appelait, déjà, ce village ?

Plotr secoua la tête pour exprimer son ignorance. C’est Ulman qui répondit.

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— Peu importe comment il s’appelait. Aujourd’hui, il n’y a plus de village à cet endroit. Seulement des pierres noircies par le feu, des animaux éventrés et des paysans morts, pendus aux arbres ou vautrés dans leur sang.

Plotr ricana à nouveau.— Ouais, certaines de leurs femmes ont salement coui-

né quand on les a fourrées avec nos engins ! Y en a bien qui essayaient de rester fières sous le regard de leurs gosses, mais, vu la taille de nos engins, elles n’ont pas pu se retenir de gueuler !

Ulman but à son tour au bec de l’outre.— Les paysans seraient bien avisés de nous donner leur

or sans faire d’histoire. Ils devraient savoir qu’on parvient toujours à nos fins

Puis il tendit l’outre à Krik qui la repoussa.— Bois, Krik, insista-t-il, bois et ne nous contrarie pas.

Tu vois bien le genre d’homme que nous sommes !— Vous êtes le genre d’hommes qui a besoin d’un guide

sobre pour les conduire de l’autre côté de la frontière, sans se faire prendre par les soldats. C’est ça, le genre d’hommes que vous êtes.

Ulman le fixa avec son bon sourire, celui qui pouvait faire douter qu’il soit réellement mauvais, mais à nouveau sa lèvre trembla.

— Tu parles en homme intelligent, Krik. Ça me plaît ! Plotr dit que tu es un paysan stupide, mais moi je suis convaincu du contraire.

Ulman but une nouvelle gorgée avant de poursuivre.— Est-ce que tu sais à quoi on reconnaît un homme

intelligent ? L’homme intelligent n’écoute que sa tête. Il n’écoute rien d’autre, et c’est comme ça qu’il sait où est son intérêt et agit en conséquence.

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Ulman regarda vers le sommet des montagnes, puis vers la vallée en contrebas où se formait une brume cotonneuse. Il se leva et ordonna de se remettre en marche

— Ne me déçois pas, Krik, dit-il encore. Je n’aime pas me tromper sur les gens.

Chapitre 5 La passe

— Combien de temps encore ?, lance Ulman par-dessus le souffle du vent.

L’étranger est en sueur. Il sort à nouveau l’outre de son sac et boit une longue rasade. Cette fois, il la range sans la passer au neveu dont le visage est marqué par la douleur.

— A la vitesse à laquelle nous allons, encore deux heures jusqu’à la passe et autant pour descendre de l’autre côté, répond Krik.

Ulman lève la tête vers le ciel. Partout, les nuages offrent leurs ventres sombres et lourds à son regard. On ne sait comment la lumière parvient encore à passer. Peut-être vient-elle des montagnes elles-mêmes.

— C’est trop long. La nuit sera bientôt sur nous. Il faut hâter le pas. Je double ta récompense si tu nous fais passer avant la nuit.

A ses côtés, le neveu grimace. Se baissant pour masser sa cheville, il glapit lorsque sa main l’effleure.

— On ne peut pas aller plus vite avec ton neveu blessé, dit Krik, récompense ou pas.

— Tu as raison, soupire Ulman. Donne-moi ton sac, neveu.

Reconnaissant, le jeune homme s’exécute et tend à Ul-man le sac qu’il portait en bandoulière. Ulman le charge

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sur son dos, puis sort son couteau et tranche la corde qui les relie.

— Tu suis comme tu peux, neveu. Si tu ne parviens pas à suivre, c’est pareil. Krik et moi, on va à notre rythme. En avant Krik. Ma proposition tient toujours. Deux fois la récompense si l’on franchit ta fichue passe avant la nuit.

Chapitre 6 Le chemin de chèvres

La première fois que Krik avait mentionné la passe, ils suivaient un chemin qui s’appuyait sur le flanc accueillant de la montagne et montait selon une pente régulière. Les hommes avançaient sans effort. Ils étaient restés silencieux depuis la pause. Le chemin invitait à la méditation.

L’air était devenu lourd et la sueur restait sur leur peau. Dans le ciel, les petits nuages blancs qui se formaient pa-raissaient bien inoffensifs et nullement destinés à contester la mainmise du soleil sur cette journée.

Krik avait tendu le bras pour désigner aux trois merce-naires un sentier à peine visible qui serpentait entre les ro-chers et disparaissait rapidement à la vue.

— On continue par ici, avait-il dit.— Tu nous emmènes où, petit paysan ? lança Plotr.

Pourquoi ne pas rester sur ce bon chemin ?— C’est ce sentier qu’il faut suivre pour rejoindre la

passe de l’Homme Debout, répondit Krik. C’est par là qu’on franchira la frontière.

— C’est à peine un chemin de chèvres !, renchérit le neveu. Aucun homme censé ne s’aventurerait par-là ! Fais-nous passer par ailleurs.

— Pour une fois, utilise ta tête, neveu, le coupa Ulman.

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C’est justement pour ça qu’il nous fait passer par ici. Parce que les gardes-frontière et les soldats sont comme toi. Eux aussi préfèrent les bons chemins.

Chapitre 7 Le manteau

Une heure s’est écoulée depuis la dernière fois qu’ils ont entendu les appels du neveu. Peut-être n’appelle-t-il plus, peut-être est-il trop loin. Peut-être le vent hurle-t-il trop fort.

Les deux hommes avancent courbés. Le vent souffle maintenant en continu et projette contre eux des brassées d’aiguilles de glace qui viennent se coller à leurs vêtements et à leurs visages. Le froid mord dans leurs corps et chaque morsure arrache un peu de leurs forces. Avisant une anfrac-tuosité dans la roche, Ulman attire Krik dans l’abri de for-tune qui s’offre à eux. De quoi loger debout tous les deux, de quoi se protéger un peu. Ulman se frappe les bras et les côtes, se frotte les oreilles pour tenter de se réchauffer. Il respire vite et malgré le bruit du vent Krik entend ses dents claquer. Désignant d’un mouvement de menton la veste de peau que porte Krik, il lui crie « Donne-moi ça ! » et il pose sa main sur le couteau à sa ceinture. Impassible, Krik ôte son sac et retire sa veste avant de la tendre à Ulman qui s’en revêt promptement. Mais le froid est déjà entré en lui et aucune veste ne peut plus le réchauffer.

Un éclair illumine le ciel, immédiatement suivi d’une violente déflagration. L’orage a éclaté et il semble plus fort que les montagnes elles-mêmes. Parfois, on jurerait que la roche gémit et tremble autour des deux hommes.

— On dirait que tout va s’écrouler, crie Ulman pour couvrir le fracas de l’orage. Finalement, peut-être que Plotr

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est chanceux. Au moins, il échappe à cette apocalypse !

Chapitre 8 les nuages

Plotr n’avait pas semblé impressionné par les escarpe-ments du nouveau sentier. Il avançait d’un pas alerte. Les abîmes que dominait le chemin, lorsqu’il devenait étroit au point de contraindre chacun à faire attention où il posait ses pieds, semblaient l’amuser. Il avait pris la tête du groupe et en éprouvait une fierté évidente. Si le vertige l’épargnait, il n’en allait pas de même pour le neveu. Krik n’aurait su dire ce qu’il en était pour Ulman, impassible en toute cir-constance.

Sûr de lui comme il l’était, Plotr n’imaginait pas qu’il pourrait basculer dans le vide. C’est pourtant ce qui arriva. Son pied glissa, et son corps suivit. Plotr essaya de s’accro-cher à un arbuste mais la branche cassa. On le vit rebondir sur un premier rocher, puis sur un second, balloté tel un sac de grain de rocher en rocher, avant de disparaître sans même qu’un cri fut poussé.

Krik se tourna vers les deux autres. Ils regardaient en-core, médusés, le dernier endroit où le corps de Plotr avait été visible. Il s’approcha d’eux et, sortant une longue corde de son sac, leur dit qu’à partir de maintenant on allait s’at-tacher. Le neveu ne parvenait pas à décrocher son regard du vide et poussait un long gémissement. Ulman le fit taire d’une gifle et saisit Krik par le bras.

— Tu ne pouvais pas proposer ça plus tôt ? Il a fallu que tu attendes que l’un de nous se tue ?

— Il n’y a que les enfants qu’on attache ici, répondit Krik. Les hommes ont suffisamment de bon sens pour ne

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pas jouer avec la montagne. Qu’est-ce que j’y peux, moi, si ton ami s’est conduit comme un jeune chien fou ?

Ulman serra un peu plus le bras de Krik.— Tu es notre guide. Ça veut dire que tu dois veiller sur

nous. Est-ce que je me fais bien comprendre, Krik ?Krik hocha la tête.— En tout cas, dit encore Ulman, c’est un tiers de ta

récompense qui vient de disparaître avec Plotr.Krik acheva de nouer la corde autour de la taille de

chacun. Ulman le retint alors qu’il s’apprêtait à repartir et pointa du doigt un sommet proche que couronnait mainte-nant un gros nuage blanc, aplati comme une assiette posée en équilibre sur le pic rocheux.

— Est-ce qu’on doit s’inquiéter ? On dit des choses sur la façon dont les nuages s’accrochent aux sommets.

— Ce n’est pas de ce genre de nuage qu’il faut avoir peur, répondit Krik en secouant la tête. Fais-moi confiance. C’est parce que je connais la montagne mieux que personne que tu m’as pris. Tu t’en souviens ? Et toi et moi on est sur le même chemin. Tu ne crois plus que je suis un homme in-telligent ?

Chapitre 9 La dernière étreinte

— Tu le savais, n’est-ce pas ? Tu nous as conduits ici en sachant qu’un orage allait éclater et qu’il nous prendrait au piège, et toi avec nous. Quel genre de fou es-tu donc ?

Krik et Ulman sont trempés. Leurs vêtements raidis par le froid ne les protègent plus. La foudre frappe autour d’eux, les obligeant à demeurer incrustés dans la roche.

— Pourquoi ? finit par demander Ulman. Tu espérais

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quoi ? Voler notre or ?— Olfsk, répond Krik dans un souffle. Le village dont

tes amis et toi vous cherchiez le nom, ce matin. Il s’appelait Olfsk.

Ulman secoue la tête.— Alors quoi ? Tu fais ça pour l’honneur ? Par amour ?

Ce n’est rien qu’une vengeance ? Quelle stupidité ! J’aurais eu davantage de respect pour toi si tu avais été un voleur. Finalement, Plotr avait raison. Tu n’es qu’un paysan stu-pide. Tu écoutes tes émotions, pas ta raison. Qui as-tu per-du, là-bas ?, demande Ulman.

Mais Krik ne dit rien de plus.— Tu penses que je vais te tuer, pas vrai ? Tu sais pour-

quoi je ne vais pas le faire ? Parce que j’ai besoin de toi. Guide-moi jusqu’à la passe et je te laisse la vie sauve. Tu as ma parole.

— Je ne vais pas plus loin. J’ai fait ce que j’avais à faire. Tu peux bien me tuer si tu veux. Peu m’importe.

Ulman soupire.— Donne-moi ton pull !, ordonne-t-il, et Krik s’exécute

sans qu’Ulman ait besoin de le menacer. Ulman retire la veste de peau retournée et enfile par-des-

sus son tricot le pull alourdi par l’eau glacée. Il remet la veste, ramasse son sac et celui de son neveu et les passe, croisés, l’un et l’autre en bandoulière. Il sort son couteau, le promène devant le visage de Krik puis tranche la corde qui les lie encore.

— Tu es à moitié nu. Il ne faudra pas longtemps à la montagne pour te prendre. Ça te laissera le temps de médi-ter sur ta stupidité. Moi, je continue vers la passe. Rester ici, c’est mourir à coup sûr.

Un éclair vient illuminer la montagne. La silhouette

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d’Ulman se découpe un instant puis disparaît tandis que l’étranger s’éloigne.

Le regard de Krik se perd par-delà le rideau de pluie que malmène le vent, vers la vallée qu’il ne reverra pas, vers un village qui n’existe plus. Il devine une présence à ses côtés et s’abandonne au réconfort des retrouvailles imminentes.

Un peu plus loin, le chemin vers la passe s’arrête net, plongeant vers les abîmes. Un éboulement l’a emporté il y a près d’un an. Les rochers sont instables à son approche. Si Ulman parvient jusque-là, lui aussi y retrouvera l’être aimé. L’occasion d’une dernière étreinte, une ultime mois-son pour son amoureuse.

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Georges Edualc

Le prince insouciant2e ex aequo Grand Prix Eté 2014

Chapitre 1 Le choix

En ce royaume vivait un prince fort insouciant. Il aimait plus que tout tournois, joutes, bals chasses et rapines et ne se souciait guère d’apprendre son métier de futur souve-rain. Le Roi son père n’avait pas eu d’enfant de sa première épouse et il avait déjà les tempes grises lorsque la seconde lui donna enfin un héritier. Hélas, de constitution fragile, celle-ci ne survécut point à l’enfantement. Ces deux cha-grins, car il avait également aimé ses deux épouses, le dis-suadèrent de reprendre femme et il se résigna à n’avoir que ce seul fils. Aussi l’entoura-t-il de mille soins : les meilleures nourrices, les plus éminents précepteurs, des compagnons dociles qu’il pouvait martyriser selon son bon vouloir, les mets les plus délicats, tout ce qu’il désirait, il pouvait l’obte-nir aussitôt ! Tant qu’il fut enfant, ce ne fut qu’un bambin capricieux et tyrannique, qui avait l’habileté de toujours faire bonne figure à son père, mais devenu jeune homme, il

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s’acoquina avec des garçons d’écurie, fils de palefreniers, de cuisiniers, de valets, pour peu qu’ils soient prêts à se battre, à rosser plus faibles qu’eux, à rôder le soir aux abords des tavernes pour délester les bourgeois imprudents et avinés de leurs écus ! Lorsqu’on lui rapportait ces faits, le Roi ne voulait y voir que médisance, ragots malveillants, ou tout juste, s’il était impossible de nier l’évidence, cocasses gami-neries ! Mais lorsque le Prince commença à s’intéresser aux damoiselles, les choses prirent une tout autre tournure, et l’aveugle indulgence de son père ne parvint plus à étouf-fer de trop nombreux scandales. Oh, qu’il culbute quelque servante ou fille d’auberge, ou qu’avec ses compagnons il donne la chasse à des filles de ferme pour s’en satisfaire dans une meule de paille, ne méritait pas qu’on s’y attarde, mais qu’il s’en prenne ensuite à de respectables bourgeoises, qu’il se fasse surprendre un jour par le Guet, en train de trousser la femme du Prévôt, après avoir fait subir le même sort à sa fille, ceci était diantrement plus grave ! Le Roi entra dans un terrible courroux et décida enfin de répudier toute fai-blesse envers ce fils trop choyé. Il le convoqua, et c’est sur son trône et non dans les appartements privés qu’il le reçut. Seul.

— Monsieur mon fils, que voyez-vous devant vous ?Le Prince s’inclina profondément, en une révérence à la

limite de l’insolence :— Ce que je vois, mon Père ? Mais le Roi, le souverain

tout puissant de ce royaume...— Non ! Ce que tu vois, c’est un vieillard qui parvient

bientôt au terme de son temps ! Et je veux... tu entends, mon fils ? Je veux voir naître ton propre héritier avant que cette main ne laisser échapper le sceptre ! Cesse de te com-porter comme un gamin irresponsable, arrête de hanter les

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tavernes et les bouges et de frayer avec les pires canailles ! Il est temps que tu deviennes un prince, le Prince ! Le futur souverain de ce royaume ! Je veux que tu sois marié dans l’année et tenir au plus vite dans mes bras la suite de notre lignée !

— Me marier, Père ! Mais je ne suis pas encore... et avec qui d’abord ?

— La Princesse Eliane ferait un excellent parti, et le Royaume d’Endor un allié fort utile.

— Eliane ! Ne savez-vous pas mon Père qu’on la dit fort acariâtre et revêche, et qui plus est, fort peu aimable de sa personne ? Me voulez-vous voir mourir de déplaisir ?

Le Roi poussa un profond soupir et se résigna une fois de plus, mais sans rien céder sur le fond :

— C’est bon, c’est bon ! Ce ne sont pas les princesses qui manquent dans les royaumes alentour. J’envoie dès demain des émissaires quérir leurs portraits. Tu choisiras celle qui te plaira et nous célébrerons les noces avant l’automne.

Le Prince comprit vite qu’il valait mieux ne pas discuter et rejoignit ses appartements furieux, et bien décidé à faire lanterner le vieux Roi.

— Me marier ! Me marier ! Comme s’il n’y avait pas mieux à faire. Vieux fou !

Il entra brusquement dans sa chambre et s’y trouva nez-à-nez avec Landol, son écuyer, mais surtout son âme dam-née, son pourvoyeur de plaisirs, son conseilleur en mauvais coups.

— Eh bien mon Prince, que voilà une mine bien cha-grine ! Quelque garce vous aurait-elle résisté ?

— Il s’agit bien de cela ! Mon père veut me marier, tu entends, me marier !

— La belle affaire ! Mariez-vous donc !

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— Et renoncer à nos affaires ? Dire adieu à nos chasses et à nos ripailles ? Assister au Conseil, m’ennuyer des affaires du Royaume ? Ne plus avoir... d’amusements qu’avec mon épouse ?

— Qui vous parle de cela ? Epousez mon Prince, épou-sez ! Engrossez-la et prenez des maîtresses. Il suffira juste d’être un peu discret pour les hypocrites de la cour.

Le Prince poussa un profond soupir. — Ma foi, tu as raison.... Et puis, le temps que les larbins

de mon père reviennent avec les portraits, nous aurons en-core le temps de nous amuser !

Mais le Roi avait ordonné à ses émissaires de faire ex-trême diligence, dussent-ils crever sous eux tous leurs che-vaux, et le Prince, à son grand déplaisir, fut bien trop tôt sommé de choisir son épouse. La tâche semblait fort diffi-cile, tant les princesses rayonnaient de beauté et rivalisaient d’éclat ! Mais que cachaient ce teint de rose, cette coiffure perlée ? Le Prince tenta en vain de deviner laquelle avait été le moins « arrangée » par son peintre, et de guerre lasse, finit par se fier au hasard :

— Landol, dispose les portraits en cercle, bande-moi les yeux et fais-moi tourner. J’épouserai celle que j’aurai devant moi quand j’ôterai mon bandeau !

Chapitre 2 Un simple écu d’or

— Excellent choix mon fils ! Le Royaume des Marches est le plus puissant de nos voisins. Votre fils régnera sur un puissant empire !

La noce eut lieu au Solstice d’Eté... Ou plutôt, elle aurait dû avoir lieu.

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Princes, grands seigneurs, nobles de moindre rang, tout ce qui comptait dans le royaume fut invité pour célébrer cette union dans un faste inouï, sans oublier les plus hauts dignitaires des royaumes voisins. Enfin, la mariée parut ! Dans un incroyable bruissement de soies et de brocards, un éblouissement de joyaux, elle descendit lentement de son somptueux carrosse.

Le Prince, qui ne l’avait encore jamais vue, en fut terrassé d’émotion et tomba aussitôt à ses pieds... A moins que ce ne fût du fait de tout ce qu’il avait bu depuis le matin pour af-fronter cette terrible épreuve, car le pied qu’il baisait n’était point celui de la Princesse, mais celui de sa suivante. Vite, vite, on le redressa et on lui désigna sa rayonnante promise. Un court instant, son expression fut aussi vive que celle d’une carpe, puis il déglutit trois fois et s’éclaircit la gorge :

— Est-ce là mon épouse ? Du portrait je ne vois que le nez ! Il n’avait ni ces bajoues ni ce triple menton ! Et ces yeux de génisse... Et ce giron mafflu ! Plutôt étreindre une barrique que ce gros tonneau-là !

Et il fit aussitôt demi-tour en chancelant, plantant là, stupéfaite et muette, sa future et la noble assemblée.

Naturellement, il y eut des conséquences. Humiliation, injures, affront odieux, haïssable mépris, honneur bafoué, tout cela se règle par une bonne guerre. Il y eut donc la guerre.

Et le Prince aimait la guerre ! C’était, en grand, tout ce qu’il adorait : le combat, le viol et la rapine. Ayant mené les armées de son père, il revint donc victorieux mais cela ne le dispensa nullement du courroux du vieux roi :

— Je te demande de prendre épouse et tu reviens avec de nouvelles provinces ! A quoi sert d’agrandir le royaume si tu négliges de lui donner un héritier ? La guerre t’a permis de

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dépasser le terme que je t’avais fixé, je vais donc t’en assigner un nouveau, mais sache que cette fois plus rien ne me fera me dédire. Nous sommes aujourd’hui à la veille de Pâques, si à la Noël tu n’as point pris femme, je te renierai, tu seras banni et je laisserai mon trône à ton cousin Eudes ! Et ne cherche plus ta promise chez nos voisins, je n’ai aucune en-vie d’une nouvelle guerre. Il y a chez nos vassaux des filles en suffisance dont la noblesse devrait convenir à ton rang.

Cette fois le Prince ne protesta pas et envoya ses propres émissaires sillonner le Royaume. Ils furent partout reçus avec munificence, le plus petit nobliau rêvant de voir sa fille monter sur le trône ! Si bien qu’il y eut bientôt à l’assaut du Palais une véritable marée de damoiselles rougissantes, timides ou provocantes. Le moyen de choisir dans cette multitude ! Il ne pouvait tout de même pas s’en remettre une nouvelle fois au hasard. Un soir, de guerre lasse il finit par lâcher :

— Allez, c’est bon ! Celle-ci fera l’affaire !— Vous êtes sûr mon Prince ? Il n’en reste plus qu’une,

vous ne voulez pas la voir ?— Une seule ? Mais qu’aura-t-elle de plus que toutes les

autres ? Enfin, finissons-en, fais la venir.La jeune femme qui passa la porte et s’avança vers lui

n’avait pas revêtu ses plus beaux atours. Tout de noir vêtue, son visage même était ombré d’un léger voile.

Le Prince éclata de rire.— Et maintenant une pleureuse ! De quoi finir en beauté

toute cette mascarade ! Pensais-tu donc venir à mon enter-rement ?

La jeune femme fit une courte révérence.— Ma mère est morte la semaine passée...— Comme c’est triste ! Et cela t’autorise à te présenter

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à moi vêtue comme un épouvantail ? Ou bien es-tu trop laide ? Allez, retire cet oripeau, que je voie à quoi tu res-sembles !

Quand le voile, enlevé d’une main blanche et fine, re-tomba sur le sol, le Prince demeura muet un long instant, tant la beauté de la jeune fille était éclatante. De longs che-veux d’un noir profond encadraient un visage au teint de rose et aux pommettes hautes. Le nez fin n’ombrait pas la bouche pleine et carmin et sous les sourcils de velours sombre, les yeux tout aussi noirs brillaient insolemment. Et sous l’habit de deuil, la silhouette était d’une grâce exquise.

— Après tout, tu as bien fait de cacher toute cette beauté et de m’en offrir la primeur... Mais dis-moi, comment t’ap-pelles-tu ?

— Je suis Cérenne, fille d’Aliénor et de Tancrède d’Apre-mont.

— Et tu veux m’épouser ?— Mon père le veut.— Et ce que père veut... Mais dis-moi, sauras-tu tenir

ton rang ? Seras-tu l’épouse et la reine qu’il me faut ?— Mon Prince, je sais le latin et le grec. Aristote et So-

crate me sont familiers, je connais les simples et les plantes et je sais lire les étoiles et les astres.

Le front du Prince s’assombrit.— Et en quoi cela ferait-il de toi une bonne reine ?— Je pourrais vous conseiller, vous aider dans de multi-

ples tâches...— Je n’attends pas de mon épouse qu’elle se mêle de

mes affaires, et encore moins de celles du royaume ! Si je t’épouse, tu porteras mes enfants, tu tiendras ton rang en silence et tu t’occuperas des futilités de ton sexe avec tes sui-vantes, mais jamais, tu m’entends bien, jamais tu n’oseras le

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moindre conseil, tu ne prononceras le moindre mot se rap-portant au gouvernement de ma personne ou du royaume.

Au lieu de fléchir, le regard de Cérenne affronta le Prince, teinté tout à la fois de colère et de moquerie :

— Craindriez-vous monseigneur qu’une femme vous porte ombrage ? Votre orgueil est-il si mal assuré que vous ayez peur du moindre mot de votre épouse ?

— Comment oses-tu parler de crainte ou de peur ! Ces mots conviennent aux couards !

— La peur parfois est salutaire. L’homme courageux l’affronte, le lâche la fuit...

La fureur s’empara aussitôt du Prince.— Dois-je comprendre que tu me traites de lâche ? Pour

qui te prends-tu misérable souillon pour croire que tu peux ainsi impunément injurier ton Prince ?

— Si je vous ai offensé mon Prince, je suis prête à vous offrir réparation. Je pratique également l’escrime.

Ce fut trop d’insolence ! Par deux fois il gifla violem-ment Cérenne sans parvenir à lui faire baisser les yeux, puis l’ayant jetée à terre, il fut bien près de l’assommer à coups de pied.

— Je me souviendrai longtemps de ton impudence, mais tu garderas encore plus longtemps la mémoire de ton châ-timent !

La punition fut à la hauteur de l’offense : pour rentrer chez elle, Cérenne dut parcourir tout le pays nue, chevau-chant un âne à l’envers. Mais la honte ne ternit pas son front. Elle semblait, en passant, aussi fière que si elle eut été parée des plus beaux atours et chacun s’inclinait devant son courage.

La suivante fut très belle aussi, c’était bien le moins, mais si bavarde, d’une voix si aigüe et criarde que son sort fut à

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peine plus enviable.Bref il fit tant et si bien, ou plutôt si mal, qu’il dut, à

quelques semaines de Noël, se résigner à épouser la fille d’un insignifiant hobereau, d’une beauté banale mais réser-vée, douce et timide.

Hélas, si grande était la peur que lui inspirait son promis qu’elle rendit l’âme trois jours à peine avant la noce ! Le Prince chercha bien à obtenir de son père un nouveau délai, mais le Roi resta inflexible. Il partit donc, en bruyant équi-page, sillonner routes et chemins du royaume, bien décidé à revenir avec une proie acceptable. Mais partout il trou-vait closes les portes des châteaux et chaque village, chaque bourg semblait un monastère trappiste tant les femmes y manquaient, visibles en nul lieu ! Colères, menaces, suppli-cations, rien n’y fit, il dut rentrer bredouille.

Ayant abondamment usé de vigoureux breuvages pour noyer son dépit, il parvint un soir, quelque peu chancelant sur sa monture, à la croisée de deux chemins en bordure de forêt. Un calvaire s’y dressait. Il crut de prime abord que la silhouette qui s’accolait à son pied était celle d’une piéta, d’une vierge de pierre pleurant son fils supplicié. Mais le vent souleva une étoffe, et la statue bougea !

— Vrai Dieu ! Après autant d’épreuves tu m’offres un vrai miracle. Cette femme-là, fut-elle la dernière du royaume, elle est mienne. Saisissez-la !

Mais rien ne se passa... Il allait hurler son ordre de nou-veau quand il se souvint qu’il avait, de rage, congédié tous ses compagnons.

Aussitôt à bas de sa monture, il se précipite prêt à saisir sa proie et à la jeter en croupe. Mais un ricanement soudain le glace.

— Hé ! Hé ! Beau Prince, refreine tes ardeurs. Il faut à

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ces choses là un peu de délicatesse ! Admire, désire ! Com-plimente la belle ! Vois cette jolie croupe prête à tous les plaisirs, ces hanches si opulentes qu’elles porteront tes en-fants jusqu’à ton plus grand âge ! Et ces seins, ces mamelles soyeuses...

La danse était grotesque et la belle une vieille femme bossue aux chairs avachies et à la peau tannée. Fou de rage, le Prince leva son épée pour renvoyer au néant ce pantin grimaçant.

— Oh là ! Tout doux mon Prince ! Tu me tues, tu perds toute chance de trouver une épouse. Crois-moi, je peux te mener en un lieu où ton vœu sera exaucé.

— Et pourquoi te croirais-je, sorcière ?— Te reste-t-il un autre choix ? Et tu pourras toujours

me tuer si tu penses que je t’ai menti.— Et pourquoi ferais-tu cela ? Que veux-tu en échange ?— Un simple écu d’or mon Prince, un simple écu d’or.Il hésita encore un instant puis il sortit de sa bourse une

pièce d’or que la main de la vieille escamota prestement.— C’est bon, je te suis, mais prends garde à toi, la

moindre traîtrise te sera fatale !

Chapitre 3 Comme une perle

En silence ils s’enfoncèrent dans la feuillée et pénétrèrent profondément dans la forêt. L’impatience le gagnait quand ils atteignirent une clairière éclairée par la lune naissante. En son milieu coulait une fontaine dont l’eau glissait sans bruit sur un lit de mousse étoilée. La vieille tendit le bras et dit simplement :

— Là.

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Puis elle disparut, comme absorbée soudain par l’obs-cure frondaison. Certain d’avoir été floué, il poussa un cri de rage et voulut la poursuivre, mais ne put faire plus de trois pas dans l’ombre tant s’emmêlaient branches basses et ronces acérées. La mort dans l’âme il se résigna à rejoindre sa monture, mais à peine de retour sur le chemin, il prit conscience qu’il avait grand soif et décida d’aller l’étancher à la fontaine. Il mit beaucoup plus de temps à l’atteindre qu’il ne l’aurait cru ! Chacun de ses pas était lourd et il lui sembla, à voir les arbres sous la lumière vive de la lune se parer peu à peu de feuillages et de fleurs, puis de nouveau se dénuder, que sa vie entière ne suffirait pas peut-être à parvenir au but. Dans un soudain vertige, le sortilège s’éva-nouit et il fut à genoux, penché sur la margelle vers l’onde silencieuse.

— Bois le malheur, mon beau Seigneur et c’est ta der-nière heure.

Ces mots à son oreille à peine murmurés, il bondit sur ses pieds, prêt à embrocher, tailler, déchirer, transpercer cette damnée sorcière ! Mais son épée ne rencontre nulle silhouette contrefaite ! Celle qui suspend son geste est de haute stature, vêtue d’un blanc diaphane et est d’une beauté stupéfiante. Sa voix est douce et brûlante comme la glace.

— Sais-tu beau Prince comment on nomme ce lieu ? La Fontaine aux Larmes. Ici coulent les pleurs de l’infinie dou-leur, de la misère noire, du deuil inconsolable. Quiconque boit de cette eau meurt à l’instant. Mais qui y mêle ses larmes verra exaucé son vœu le plus cher. Que te faut-il, mon Prince ? Quel étrange malheur a rendu ta condition si insupportable ? Que manque-t-il à ton cœur ? Allons, dis-moi quel est ton souhait ? »

Sorcière ou fée ? Qu’avait-il à perdre ?

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— Il suffit que je te dise ce que je veux et je l’obtiendrai ?— A une seule condition : que tu m’offres tes larmes.— C’est tout ? Alors, je veux être marié demain !— Est-ce si difficile pour un riche et beau prince ? Ta

promise t’a quitté ? Un autre te l’a prise ? Et pourquoi de-main ?

— Parce que si je ne suis pas marié demain je serai dés-hérité, banni, renié par mon père, le Roi ! Et je n’ai pas de promise. Je veux être marié demain avec une femme digne de moi !

— Une femme digne de toi ? C’est cela que tu veux ?— Oui, oui ! Combien de fois faut-il te le dire ?Un léger souffle d’air souleva la longue chevelure blanche,

dégageant un regard de braise. Sous les rayons de la lune balayés des ombres du feuillage, son visage semblait, d’un clignement d’œil à l’autre, celui d’une beauté virginale, ou celui d’une très vieille femme.

— Soit ! Si c’est là ton vœu... Donne-moi donc tes larmes...

Le Prince réalisa alors que jamais il n’avait pleuré. Pas une seule fois de toute sa vie ! Il tenta bien de penser à quelque chose de vraiment triste, mais ce fut en vain.

La fée-sorcière tendit vers lui une main impatiente.— Prends garde, beau Prince, si tu ne pleures, tu meures !Alors le Prince, saisi d’angoisse, chercha au plus profond

de lui la chose la plus triste à laquelle il put penser, et il finit par s’imaginer chassé du royaume, privé de la couronne, de tous ses plaisirs et réduit à devoir subvenir lui-même à ses besoins. Doucement, une larme unique s’échappa de son œil et se mit à couler lentement sur sa joue. La fée la saisit alors comme une perle entre deux de ses longs doigts, puis, du creux de sa paume la fit glisser dans le flot de la fontaine.

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— Que ton vœu soit exaucé !Le ciel brusquement s’obscurcit, les arbres en tournoyant

déployèrent leurs grandes ailes noires, et il bascula, horrifié, dans un puits de ténèbres.

Chapitre 4 Le réveil

Il prit d’abord conscience de l’odeur, abominable, puis des cris. Il ouvrit péniblement les yeux et réalisa peu à peu qu’il était affalé sur une botte de paille dans le coin d’un en-clos où s’ébattaient des porcs. Il tenta aussitôt de se relever mais le vertige l’en empêcha.

— Encore en train de cuver ta vinasse, espèce de fai-néant !

Les cris sortaient de la bouche édentée d’une espèce de grosse matrone, aux longues mèches grasses qui s’échap-paient d’un bonnet crasseux. Le pan de sa robe crottée re-monté jusqu’à une large ceinture laissait voir des sabots et des bas couverts de boue. Les poings sur ses larges hanches, elle semblait avoir une inépuisable réserve d’invectives.

— La paix, femme ! Tu vas me faire éclater le crâne. Où est mon cheval ? Il faut que j’aille au palais.

Etait-ce un rire ce hennissement grinçant ?— Messssire veut un chevallll pour aller au palais ! Son

bourricot lui suffit plus ! Mais pour sûr qu’ils t’attendent au palais ! Et encore plus ces trois barriques que tu devais livrer ce matin pour le mariage !

A ce mot la brume sembla quitter son esprit et il réussit enfin à bondir sur ses pieds.

— Me marier ! Il faut que j’aille me marier, tout de suite ! Allons, dégage le chemin, femme !

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La stupeur ne pouvait mieux s’exprimer que sur le visage de la matrone.

— Y’a pas ! Tout c’mauvais vin t’a ravagé la cervelle ! V’là qu’tu t’prends pour le Prince Eudes à c’t’heure !

— Le Prince Eudes ?— Ben oui, le Prince Eudes, l’héritier qui se marie au-

jourd’hui ! T’as oublié ? Et c’est quoi c’histoire que tu veux t’remarier ? Ta bonne épouse te suffit plus ? T’en veux une plus gironde, une jeunette ?

A ces mots, une sueur froide le glaça de la tête aux pieds.— Ma bonne épouse, mais de qui parles-tu ?— Dieu du ciel, bonne Vierge ! Il a plus toute sa tête !

Alors c’est ça, j’suis plus digne de toi ?Dans le murmure du vent, il crut entendre les rires mêlés

de la sorcière et de la fée, et se mit à pleurer.

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Stéphane Devilliers

L’entretien d’embauche3e du Grand Prix éLecture Été 2014

Chapitre 1 Un coach

Une poignée de main ferme et franche. Mon sourire est travaillé au millimètre, ma voix placée sciemment une oc-tave plus bas qu’à l’accoutumée. Mon allure, mon maintien, ma démarche, chacun de mes gestes, le moindre battement de mes cils, rien n’est laissé au hasard. Je mets en pratique le fruit de mon travail. J’applique à la lettre, en situation réelle, ce que j’ai maintes fois reproduit lors d’exercices ré-pétés de simulation face au miroir de ma salle de bain. La première impression. C’est la première impression qui doit être travaillée et réussie dans ce genre d’exercices. Le CV, la lettre de motivation, le déroulement de l’entretien, tout cela n’est certes pas à négliger mais faute d’une bonne première impression, autant pisser dans un violon en attendant qu’il en sorte des notes de musique. Seuls quelques légers symp-tômes incontrôlables peuvent offrir à mon interlocuteur des signes quant à mon trouble intérieur. Des gouttes de sueurs

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dégringolent en cascade de mon front, je tremble comme un parkinsonien à la sortie d’un bain d’eau glacée et j’ai les mains moites d’un touriste allemand en visite dans un pays tropical. Mais à l’exception de ces quelques indices, rien ne vient entacher la physionomie d’homme dynamique et sûr de lui que j’arbore à cet instant. Une apparence durement travaillée en compagnie de mon coach en recherche d’em-ploi. Un coach qui m’aura certes coûté un bras, la peau des fesses et la coupure de l’électricité de mon appartement par EDF suite à quelques factures non payées, mais un coach dont j’attends également le retour sur investissement dès au-jourd’hui, lors de cet entretien préparé dans ces moindres détails.

Chapitre 2 Déception

Un léger imprévu vient cependant corser la difficulté du jour. En effet, lors de mes multiples simulations d’entretiens d’embauche c’était toujours mon coach Robert qui inter-prétait le rôle du recruteur. Je donnais donc régulièrement la réplique à cet homme dégarni et bedonnant au charme légèrement anachronique si l’on considère les canons de beauté en vogue à notre époque. Mais voilà qu’aujourd’hui le physique beaucoup plus avenant de mon interlocutrice vient ajouter une difficulté supplémentaire à l’exercice. Le visage d’un ange. Le corps d’un démon. 90-60-90 et ce quel que soit le sens de lecture. Deux jambes, deux bras, deux yeux, deux oreilles et un seul nez, détail venant à point nommé rompre la symétrie quasi parfaite de ce physique qui aurait pu se contenter d’incarner la perfection, mais qui a préféré la surpasser en se singularisant par cet ornement

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nasal à la disposition incongrue. Autant vous dire qu’à cet instant la difficulté de l’exercice qui m’attend s’en trouve décuplée. Mais je ne suis pas non plus totalement dépourvu d’arguments face à ce genre de situation. En effet, en ma qualité de célibataire plus qu’endurci, je n’ai pas non plus pu me permettre de faire l’économie de l’investissement dans un coach en séduction. Cela m’a certes coûté mon deu-xième bras, me privant ainsi, comme le dit le dicton, d’une consommation frénétique de chocolat durant les fêtes, mais aussi de tout autre aliment au prix devenu inabordable pour mes désormais plus que maigres économies. Mon coach en séduction n’a certes pas le prénom et le physique que l’on pourrait attendre d’une personne occupant un tel poste. Elle répond en effet au désuet prénom de Gisèle et arbore un 90-60-90 mais que l’on aurait mélangé et combiné dif-féremment pour en faire un 60-90-90 à l’élégance tout aus-si anachronique que le charme de mon coach Robert. Bref, je n’aurais jamais pensé que toutes ces leçons de séduction me serviraient dans un tel contexte mais il semblerait que cet entretien soit l’occasion rêvée de faire comme le dit l’ex-pression « d’une pierre deux coup ».

Chapitre 3 Dure réalité

Durant nos présentations, j’apprends que mon inter-locutrice se nomme madame Lefranc, directrice des res-sources humaines de la société depuis trois ans, mariée, trois enfants, bref installée, heureuse, bien dans ses baskets et pas du tout le genre à espérer se faire draguer durant un entretien d’embauche par un chômeur bedonnant postu-lant au poste tant convoité de trieur-répartiteur de courriers

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pour la durée d’un mois, payé au SMIC, en remplacement d’un congés maladie. Bref, les cinq premières minutes de notre entretien me redirigent, fautes d’arguments valables, vers le but premier de ma venue en ce bureau, à savoir obte-nir le job. Je me concentre donc sur la tâche et égraine mon parcours scolaire et professionnel. Un parcours somme toute respectable puisque je suis détenteur d’une maîtrise en économie, que je parle couramment quatre langues en plus de notre bon vieux français (allemand, anglais, espa-gnol et italien, excusez du peu) et que j’ai suivi par la suite bon nombre de formations en tous genres et dans tous do-maines, de la diététique à l’aéronautique en passant par la botanique, orienté, voire désorienté, par mon conseiller Pôle emploi après étude de mon profil psychologique. Bref je suis pourvu en diplômes et compétences mais mon expérience de demandeur d’emploi m’a très clairement appris que de nos jours la concurrence est rude et qu’il va falloir que je démontre que je peux être le meilleur à ce poste de trieur.

Que personne ne trie le courrier comme moi et que comme je l’ai déjà mentionné dans ma lettre de motivation, je rêve depuis tout petit d’exercer ce métier qui dans mon imaginaire d’enfant venait se placer en première position juste devant pompier et super-héros. Oui le marché de l’em-ploi étant ce qu’il est, la simple obtention d’un entretien pour ce type de poste est devenu chose peu aisée.

Mon CV en l’état ne m’aurait d’ailleurs aucunement permis d’envisager d’obtenir le saint Graal de l’entretien. Quelques modifications et adjonctions d’éléments soigneu-sement arrangés sur mon curriculum ont donc été néces-saires. Et je prie donc fortement le Dieu des chômeurs à cet instant pour que madame Lefranc ne s’attarde pas sur la rubrique « langues » de mon CV qu’il m’a fallu quelque

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peu charger pour que celui-ci se distingue du tout-venant. Outre les quatre langues sus-mentionnées y figurent donc le chinois, la langue des signes et l’elfique. Dans la rubrique « loisirs » figure en bonne place le terme « guitariste ». Là aussi j’espère ne pas avoir à faire démonstration de mes ta-lents. Les quelques cours que je prends depuis quatre se-maines sur les conseils de Gisèle ne me permettraient pas de jouer trois accords. Oui, Gisèle a insisté pour que je prenne des cours de guitare. Le petit côté artiste, musicien qui plus est, est un atout non négligeable pour un célibataire qui aspire à sortir de son statut. Les cours m’auraient coûté un troisième bras si j’en avais eu un à ma disposition, mais en l’occurrence j’en avais fait don à mon coach sportif dans le but de me façonner un physique destiné lui aussi à faire bonne figure sur le marché fortement concurrentiel de la rencontre amoureuse.

Chapitre 4 Mon potentiel futur employeur

Les présentations étant faites et mon parcours profession-nel balayé jusqu’à son terme, nous en arrivons au moment tant attendu des trois qualités et trois défauts à énumérer sans tomber dans le piège de la prétention ou celui tout aussi fatal de l’auto-destruction. Ce dernier consisterait par exemple en l’énumération de la triplette suivante : fainéant, souvent malade, jamais à l’heure. L’entraînement intensif et coûteux suivi avec mon coach ainsi qu’un brin de jugeote m’évite de tomber dans ce piège grossier. Enfin déboule sur le tapis la fameuse question sur ma mobilité. Habitant le sud de la France, serai-je contre le fait d’aller trier le courrier au sein de la succursale de la société établie à Lille et ce pour

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une période d’un mois supplémentaire ? « Bien sûr » est la seule réponse attendue par mon interlocutrice. Un simple « oui » à la consonance hésitante ne la satisfera pas et je le sais. Mon « bien sûr » fuse donc accompagné d’un sourire de gratitude feinte à l’attention de mon potentiel futur em-ployeur auquel je suis reconnaissant par avance de m’oc-troyer la chance d’aller me geler les arpions huit heures par jour à trier le courrier dans un hangar à mille kilomètres de chez moi.

L’entretien arrive à son terme et je suis pleinement sa-tisfait de ma prestation. Cette fois-ci le poste ne peut pas m’échapper. Tout a été impeccablement ficelé. De ma lettre de motivation à cet entretien en passant par mon CV rien n’a été laissé au hasard. Je fixe donc intensément du regard mon interlocutrice dans l’attente fébrile du verdict car je ne vois pas ce qui pourrait la faire hésiter et reporter sa décision à plus tard.

C’est alors qu’elle m’annonce avec la plus grande dé-sinvolture que ma candidature sera étudiée et comparée à celles des vingt-huit autres candidats. Une première sélec-tion sera ainsi faites pour ne retenir que cinq candidats en vue d’un deuxième entretien préalable à un troisième si ce deuxième venait à être concluant. L’heureux élu sera alors embauché au SMIC pour deux mois dont un mois à Lille à trier le courrier. Ma seule consolation est d’apprendre que mon CV a été retenu parmi les cent quatre-vingt-douze candidatures reçues pour le poste.

Chapitre 5 Tout va bien ?

Hagard, abasourdi par cette dernière tirade je reste assis

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là, sans bouger, à intégrer lentement les informations qui viennent de m’être rapportées. Le coup porté au moral est rude. Je reste sans voix, inerte, tel un boxeur ayant subi un K.O. Mon entraîneur s’approche de moi, m’asperge d’eau, me met deux ou trois gifles en me criant au visage de me relever mais je n’ai aucune volonté de retourner au com-bat. J’entends au loin une voix à peine distincte qui me de-mande si tout va bien. Je reconnais alors la voix de madame Lefranc qui s’enquiert de mon état de santé. Et c’est à ce moment précis qu’une boule de rage explose en moi. Ma vie défile maintenant devant mes yeux tel un vieux film muet des années trente. Le personnage de Charlie Chaplin dans « Les temps modernes » sort alors de l’écran et de-vient l’interprète de mon propre rôle dans le film de ma vie. Toutes ces études, toutes ces formations, tous ces sacri-fices pour en arriver finalement à quémander un CDD de deux mois payé au SMIC à mille kilomètres de chez moi tel un chien errant suppliant qu’on lui donne un os à ron-ger pour tenir une journée de plus. Un sentiment de colère mêlé d’exaspération m’envahit et mes yeux se fixent à nou-veau sur mon interlocutrice. Belle, un poste à responsabili-té, une situation respectable, un gros salaire, une villa avec piscine, un 4x4, un coupé Mercedes, une berline familiale et une petite citadine, trois enfants, un mari, une vie fami-liale, amoureuse et sexuelle épanouie et moi qui suis là à la supplier de me jeter quelques miettes si ce n’est pas trop demander. Juste un boulot merdique me permettant de voir venir les deux prochains mois. Madame Lefranc se trans-forme sous mes yeux en une entité immatérielle, une boule d’énergie symbole de toutes mes frustrations. Frustrations sociale, professionnelle, familiale, amoureuse et sexuelle. Je me mets à la haïr. Je m’imagine en « sans culotte » révolu-

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tionnaire décapitant cette représentante de la noblesse. Des images de violence envahissent mon esprit. Je dégaine un pistolet, un revolver ou je ne sais quelle arme à feu et vise la tête de mon adversaire du jour symbole de mon ennemi de toujours. La balle se loge au milieu du front tel un troi-sième œil d’où perle maintenant une larme rouge sang. Je me lève et elle me fixe de ses trois yeux dans une expression d’incompréhension mêlée de terreur. Je lui crie alors qu’elle peut se carrer son boulot bien profond où je pense et qu’il n’est pas né celui qui me verra un jour demander l’aumône à en perdre toute dignité. L’image déformée du visage tout aussi déformé de mon coach Robert m’apparaît alors. Tu parles d’un coach. Simplement un gars futé qui a su profiter de l’aubaine fournie par la société actuelle. Un marché de plusieurs millions de chômeurs à qui faire cracher les der-nières économies. Regarder bien au fond de la poche s’il ne reste pas quelques centimes à grappiller. Et Gisèle qui en fait de même, profitant de l’occasion apporté par le marché juteux composé de plusieurs millions de célibataires prêts à se défaire de leur dernières économies pour enfin trouver l’âme sœur tant recherchée. Je laisse tomber mon arme à terre et opte désormais pour un pistolet mitrailleur. Et voilà que je canarde. Robert, Gisèle, madame Lefranc mais aussi mon prof de guitare qui passait par là avec dans la poche mon ultime billet de cinquante euros récupéré durant le dernier cours. Mon coach sportif plonge derrière une table dans l’intention vaine de se soustraire à l’état de victime ex-piatoire de mon courroux. A la manière d’un protagoniste de jeu vidéo, je rengaine mon pistolet et je change d’arme. Je m’adapte à la situation et opte pour un fusil à pompe dont je vide le chargeur à destination de la table qui vole en éclats et laisse apparaître le visage médusé à l’expression

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suppliante de mon coach. La dernière balle fuse hors du ca-non fumant et emporte avec elle, outre la tête de mon prof de sport, les derniers résidus de ma colère. Je dépose mon arme, me rassois et me délecte de cette nouvelle sensation de soulagement.

« Monsieur, tout va bien ? »Pardon ? Oui, tout va bien je vous remercie. Je me lève et

serre la main de madame Lefranc. Elle me dit que je serai prévenu par téléphone dans les jours qui viennent dans le but éventuel de fixer un prochain entretien. Je la remercie chaleureusement du temps qu’elle m’a consacré, lui souhaite une agréable journée et ressors de ce bureau comme j’y suis entré.

Il est maintenant quatorze heures. Je suis assis à une table dans un café. Le rendez-vous qui m’attend est le fruit de longues heures passées sur un site de rencontre coûteux pour célibataires dits « exigeants ». J’y ai perdu la vue, ma vie sociale et mes dernières économies. Charlotte se pré-sente à moi avec un quart d’heure de retard. Privilège de la gente féminine dans ce genre de circonstances. Elle s’assoit et me sourit.

« Bonjour »« Bonjour » me rétorque-t-elle. « Alors, CV et lettre de

motivation ».Je m’exécute.

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Lila Rouge

Trois p’tits chats3e aequo du Grand Prix éLecture Été 2014

Chapitre 1 Le choc

Debout au bord du chemin, enlaçant malgré moi le tronc du grand sapin, je regardais la voiture s’éloigner. J’étais là depuis le matin, à surveiller la procession à laquelle on m’avait défendu d’assister.

Emmitouflée dans mon imperméable, chaussée de pe-tites bottes en caoutchouc arc-en-ciel, il m’arrivait de grelot-ter sous le ciel noir qui pleurait de grosses gouttes éparses, ultime sursaut d’un ciel qui n’en pouvait plus de chagrin. Depuis trois jours, il sanglotait ainsi – depuis que le so-leil s’en était allé escorter on ne sait quelle âme dans un monde plus radieux. Après de violents orages, de paisibles mais brèves accalmies, les nuages à bout de souffle tentaient un dernier effort pour se vider tout à fait, comme de gros torchons humides que l’on presse de toutes ses forces pour en expulser les dernières gouttes.

La voiture arriva quand je ne l’attendais plus. Elle avait

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des allures de gros monstre impassible ; jamais je n’avais vu une voiture aussi grande. Son apparition me saisit et me glaça d’effroi. Elle passa devant moi avec une épouvantable lenteur, comme pour ne pas éveiller celle qui dormait à l’ar-rière. Quelques véhicules suivaient, aussi lentement, dans un silence assourdissant, lourd de respect et de solennité. Je voulus faire un signe, comme un dernier adieu ; mon geste se figea en plein vol, anéanti par sa propre inutilité.

C’est à cet instant que mon cœur se déchira. Implorant le ciel de toute ma détresse d’enfant, je compris que ma vie ne serait plus la même, que l’enfance était terminée, et que d’ici peu, j’aurais perdu le goût du sucre candi.

Chapitre 2 Nostalgie

Sarah et moi avions le même âge, et depuis toujours, nos souvenirs étaient si imbriqués les uns aux autres que l’on au-rait été bien en peine de faire la distinction entre les miens et les siens.

Elle habitait la belle maison de pierre au bout du chemin, ce chemin qui venait de la route, passait devant chez ma grand-mère et continuait pour ne mener nulle part. Au-de-là, c’était la forêt, la forêt épaisse et profonde dans laquelle guettaient les loups aux abois qui s’aiguisaient les crocs au papier de verre et traquaient les enfants naïfs qui ignoraient le danger de se promener avec de petits pots de beurre. Il me semblait parfois les entendre au plus profond de la nuit, poussant leurs hurlements comme de longs chants sacrés, et je les imaginais rôdant près des habitations, cherchant sur les boîtes aux lettres le nom de M. Seguin.

Je n’avais jamais eu besoin de porter le moindre panier

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de provisions chez ma grand-mère : je vivais chez elle de-puis ma plus tendre enfance. J’étais un faux petit chaperon rouge, celui qui, une fois le livre refermé, décide de rester dans la forêt avec Mère-grand, pour ne plus avoir à risquer sa vie en portant des galettes. Les galettes, on les cuisait sur place.

Chapitre 3 Le jour de Maman

Sarah et moi allions à l’école main dans la main, en chan-tant des comptines dont la syllabe finale de chaque vers ser-vait de point de départ au suivant pour former des groupes nominaux qui, mis bout à bout, n’avaient absolument au-cun sens… « Trois p’tits chats, chapeau de paille, paillasson, son, son… » Nous reprenions ces interminables refrains en farandole autour du grand marronnier de la cour, et nous trouvions une certaine allégresse dans ces jeux sans queue ni tête, qui ne prenaient fin que lorsque Mme Coletta, de-bout devant la porte, nous exhortait, en frappant dans ses mains, à nous mettre en rang deux par deux.

La salle de classe sentait la craie et la colle Cléopâtre. Au-dessus du grand tableau noir, s’alignaient, sur des car-tons bristol, les silhouettes riantes des lettres de l’alphabet et leurs déclinaisons : caractères d’imprimerie, cursives, ma-juscules. Cette longue farandole ressemblait à une photo de famille, dont les vingt-six membres, peu à peu, devenaient nos amis.

Nous avions pour Mme Coletta un grave respect mêlé d’un peu de crainte : le respect des enfants envers celle qui détient le savoir. Il nous semblait que rien n’avait de secret pour elle, et qu’elle détenait, dans le tiroir de son gros bu-

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reau en bois massif, les clés de la connaissance.Personne ne nous attendait à « l’heure des mamans ». Sa-

rah avait « passé l’âge » que l’on vienne la chercher ; quant à moi, ce n’était pas devant l’école, mais chez ma grand-mère, que j’attendais parfois « le jour de Maman ». Lorsque la cloche de l’école nous appelait au-dehors de son timbre mé-tallique, nous courions comme les autres hors de la classe, le plus vite possible, sans doute mues par la peur qu’elle ne changeât d’avis et ne nous rappelât à l’intérieur. Puis nous rentrions comme nous étions venues, toutes les deux, sur le chemin que nous connaissions par cœur, comme des « somnambules, bulletin, tintamarre, marre, marre »…

Chapitre 4 Le goût du sucre candi

Le jour de Maman, c’était le samedi, après le déjeuner. Lorsque j’entendais les pneus crisser sur les gravillons de la cour, je me précipitais à l’extérieur pour me jeter dans ses bras. Elle était belle, toujours bien mise, et sentait bon comme les femmes importantes de la ville. Elle sentait comme une actrice américaine ; les actrices ne pouvaient sentir que comme ça.

Ma mère était pour moi le plus grand des mystères. Nous ne parlions que très peu, car nous avions trop de choses à nous dire, et si peu de temps. Elle m’apportait des poupées, des livres, parfois de somptueuses robes de princesse, et, chaque fois, un gros paquet de sucre candi.

Longtemps, je n’ai connu d’autre confiserie que ces pe-tits cailloux opaques, plus ou moins gros, mal taillés par un diamantaire négligent, au travers desquels je regardais le soleil comme à travers une pierre précieuse, avant de les

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faire fondre sur ma langue. Parfois, je ne résistais pas à la tentation d’en croquer, et, si d’aventure une arête de sucre un peu trop aiguisée se plantait dans ma gencive, je sentais mes yeux rougir de douleur.

Le goût du sucre candi, c’est celui de mon enfance, que j’ai passée à retourner dans ma bouche ce bonbon incon-fortable, dont les faces inégales ne conviennent jamais à la morphologie du palais, et que l’on fait indéfiniment tour-ner du bout de la langue en cherchant en vain sa position ergonomique.

Maman me prenait sur ses genoux, me demandait des nouvelles de ma maîtresse, refaisait mes nattes. Elle prenait le café avec ma grand-mère, racontait l’usine, ses collègues que je ne connaissais pas et que j’imaginais, avec leurs noms étranges : Olga, Mme Laraoui.

Je ne disais rien, je la regardais, je l’écoutais, me délec-tant du parfum amer qui s’échappait de sa tasse fumante.

« Clou d’acier, scier du bois, boisson chaude, chaude, chaude. »

Aussitôt que la belle dame que je nommais fièrement « Maman » disparaissait à l’horizon, ma grand-mère vidait le sachet de sucre candi dans un énorme bocal de verre fer-mé par un gros bouchon de liège et dissimulait le tout der-rière la porte du buffet. Sans doute sa conscience lui com-mandait-elle de préserver mes dents en m’interdisant l’accès aux friandises. Mais comme cette interdiction était une mascarade, elle tournait vite les talons, allait se replonger dans son fauteuil pour reprendre son tricot inachevé, tan-dis que je piochais à larges poignées dans le bocal prétendu interdit. Le sucre aurait-il été si bon s’il avait été exposé sur la table de la cuisine ?

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Chapitre 5 Sarah

Mon trésor en poche, je courais rejoindre Sarah, et nous allions nous asseoir dans le pré, à l’orée de la forêt. Chaque morceau était soupesé, inspecté, commenté. Nous le poin-tions en direction du soleil pour en apprécier la teinte, la régularité et, collant notre œil à ce kaléidoscope incongru, nous voyions le monde en sépia. Puis tous étaient mangés, sans discrimination de forme, de calibre, de couleur.

Sarah avait découvert un jour dans son grenier de vieux manuels scolaires qui avaient appartenu à ses parents, et nous nous délections de leurs récits qui nous paraissaient les garants d’un savoir du passé.

Il nous semblait y retrouver la nostalgie d’un temps que nous n’avions pas connu. Des enfants blancs comme des linges, en short et jupette, évoluaient tantôt dans un décor bichrome, tantôt dans une scène aux couleurs criardes où les murs étaient tapissés de syllabes.

Dans cet univers de couleurs primaires, les enfants avaient pour prénoms Colette, Rémi, Marcel, et il n’était pas rare que l’un d’eux eût pour ami une tortue ou un bal-lon rouge, quand ce n’était pas un animal surprenant qui répondait au doux sobriquet de Tipiti.

Passé le premier manuel, qui se contentait de comptines bisyllabiques, les textes devenaient plus longs, plus élaborés, et les personnages se faisaient parfois de nouveaux amis. Rien d’extraordinaire ne leur arrivait jamais, mais l’extraor-dinaire résidait dans la pauvreté même de leurs aventures ; le merveilleux jaillissait d’un dimanche au parc à nourrir les canards ou à faire de la bicyclette. Ces beaux enfants

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sages, aux cheveux bouclés, dans leurs vêtements colorés à la gouache, manquaient autant de profondeur psycho-logique que d’originalité, mais, toujours propres, toujours obéissants, ils possédaient cette faculté étrange de susciter du rêve à partir de situations qui nous auraient profondé-ment ennuyées dans la réalité.

Une sorte d’anachronisme, né des hasards du grenier, mêlait dans nos têtes les dessins d’Hélène Poirié et ceux de Sarah Kay, et dans nos rêves, nous portions des blouses en patchwork bleu et nous allions nus pieds batifoler dans des écuries plus propres qu’un sanatorium, en compagnie d’en-fants munis de boîtes crâniennes d’hydrocéphales.

L’été, nous sortions nos dînettes afin de prendre le thé en terrasse ; parfois nos poupées étaient invitées, parfois nous nous suffisions à nous-mêmes. Les grandes vacances avaient une couleur d’or et de papillon. Ma grand-mère sor-tait le grand baquet qu’elle remplissait, et nos journées se passaient à explorer la faune aquatique dans les profondeurs abyssales de cet océan de fortune.

Chapitre 6 Fini les vacances !

Peu avant mon entrée au CE1, Maman était venue me chercher, et nous avions passé ensemble une semaine de vacances en Bretagne. Le ciel avait été bien gris, et nous n’avions pas profité des plages. Nous avions envoyé à ma grand-mère une carte postale de Bigouden travaillant la dentelle.

Le temps maussade n’avait en rien entaché notre joie d’être ensemble. La pluie, le ciel gris, m’ont toujours plon-gée dans un état contemplatif proche de la méditation, et

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même à cet âge, je m’asseyais devant la fenêtre et j’observais avec admiration la puissance des éléments. Parfois, la pluie cessait et un timide sourire égayait le ciel.

Les nuages alors se déchiraient lentement en longs lam-beaux gris clair et disparaissaient peu à peu dans le néant. Le ciel avait un goût d’enfance qui s’étiole ; je n’en avais pas encore conscience, mais ces nuages fantomatiques em-portaient avec eux des bribes entières de mon insouciance de petite fille, et les dessins qu’ils laissaient à l’horizon n’étaient que signe de mauvais augure. Nous avons passé ainsi de longues journées, Maman et moi, emprisonnées dans nos vacances au fin fond d’un paysage magnifique de désolation.

À notre retour, j’avais trouvé dans la cuisine de ma grand-mère la carte postée une semaine plus tôt, et je me souviens de cet étonnement qui m’avait saisie. C’était un peu comme si je remontais le temps.

Cette carte, écrite de ma main, était arrivée là par un mystère qui me dépassait, elle m’avait devancée et atten-due, et il devenait soudain si saugrenu de retrouver cette Bigouden affairée à son ouvrage en dentelle, sur le mur de la cuisine d’une maison jurassienne…

Maman m’avait laissée là et s’en était retournée dans sa cité ouvrière – les vacances étaient terminées –, et je restais désemparée dans ma forêt, avec ma grand-mère, mon kilo de sucre candi, mes albums de Sarah Kay et ma Bigouden que cela n’étonnait même pas.

La rentrée, cette année-là, fut plus froide que d’habitu-de. M. Millet avait remplacé Mme Coletta. Sarah gardait au teint les couleurs qu’elle s’en était allée chercher en Pro-vence, tandis que je demeurais toute pâle de mes vacances pluvieuses.

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Sarah était venue dormir à la maison le mardi suivant. Nous avions trouvé une petite balle faite de plusieurs di-zaines d’élastiques de couleur, enroulés les uns sur les autres. Assises l’une en face de l’autre, nous la faisions rouler sur le tapis du salon en chantonnant.

« Marabout, bout de ficelle, selle de ch’val, ch’val, ch’val. »

Chapitre 7 Vieillissement prématuré

Le soir tombait lorsque le téléphone sonna. Ma grand-mère lisait tout en tricotant. Concentrée sur sa lecture, elle laissait aller ses mains dans une série de mouvements auto-matisés qui me fascinaient prodigieusement. Le soleil s’était couché, il ne faisait ni jour ni nuit.

On venait d’allumer la lampe, et la clarté de l’ampoule se reflétait sur la vitre ; on ne distinguait plus le paysage au tra-vers. Un silence lourd pesait sur la pièce, à peine écorché par le bruit léger d’une page qui se tournait de temps à autre. Au milieu de ce calme olympien, la sonnerie du téléphone avait retenti comme un glas.

La conversation dura quelques secondes. Pourtant, quand ma grand-mère revint au salon, elle avait vieilli de cent ans. Ses yeux rougis semblaient ailleurs, loin, très loin, en contemplation devant un paysage invisible où elle sem-blait se perdre et d’où elle n’est jamais revenue.

Avec des gestes d’automate, elle ramassa la petite balle qui venait de rouler à ses pieds. Puis elle m’annonça d’une voix éteinte que le samedi suivant, Maman ne viendrait pas.

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Chapitre 8 Fuir

On m’a dit qu’elle avait eu un accident. Je ne me suis pas interrogée, à l’époque, sur le sens trop général de ce mot. J’ai cru à un accident de la route ; ce n’était qu’un accident de parcours. Je l’ai cru en forme de route nationale ; il était en forme de boîte de somnifères. Maman… Toi que j’ai si peu connue, finalement. C’est à cet instant-là, alors qu’il était trop tard, que je compris à quel point l’absence avait toujours été lourde, trop lourde. J’eus l’impression d’un im-mense gâchis.

De ce que je ressentis sur le moment, je ne saurais dire grand-chose. Est-il besoin de mots pour exprimer le désar-roi d’une petite fille à qui la vie enlève sa maman ? J’eus envie de dire non, de refuser, et « on dirait que c’était pour de faux et qu’on s’était trompés ».

Et puis je finis bien par comprendre que ce n’était pas un jeu, et que ce n’était pas à moi de décider.

J’eus envie de fuir le plus loin possible de ce mauvais rêve, de sortir de cette médiocre pièce de théâtre où l’héroïne meurt à la fin.

« Fugitif, typhoïde, idées noires, noires, noires. »

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Roger Castelli

Deleatur 2e du Grand Prix éLecture Printemps 2014

Chapitre 1 Maryvonne

Madame Maryvonne Ellice était morte.C’était vers le début de janvier, par une journée bien trop

chaude pour la saison, la messe d’enterrement venait de fi-nir. Le peu de personnes présentes sortaient lentement de l’église pour se réunir en petits groupes sur le parvis.

Chargé du cercueil qui renfermait la dépouille de ma-dame Maryvonne Ellice, le corbillard quitta l’église Saint Geneviève en direction du cimetière.

À l’intérieur du fourgon voyageaient aussi le veuf, mon-sieur Ellice Martial, comme il aimait à se présenter, et la filleule de la défunte, mademoiselle Bernadette Veaumor-ner, vieille fille de 52 ans, aux formes rebondies et au visage bienveillant.

Originaire du même village que sa marraine, dans l’Orne, en Basse Normandie, à 18 ans, elle était montée à Paris pour travailler comme vendeuse dans la drogue-

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rie-quincaillerie de monsieur Ellice.Restée célibataire, malgré les encouragements au ma-

riage de sa marraine, elle n’en avait pas moins connu « le loup » quelques semaines après son arrivée à la Capitale. Et ce loup, celui de Martial Ellice, fut durant de nombreuses années, le seul à lui rendre visite et toujours dans l’arrière boutique.

Une exception pourtant et de taille, le loup d’un livreur de matériel d’outillage Fabricatout. Alors que pour l’unique fois de sa carrière, elle se retrouvait seule au magasin, le li-vreur, subjugué par les formes avantageuses de Bernadette, l’avait prise, lui aussi, dans l’arrière-boutique. C’était un Noir, plus fort encore que le plus costaud des paysans nor-mands, il l’avait soulevée comme une poupée ; son odeur, un mélange de transpiration sauce Moambe et de parfum bon marché, lui fit tourner la tête. Alors que ses doigts s’agrippaient, à s’en casser les ongles, sur le rebord du comp-toir, et qu’elle se mordait les lèvres jusqu’au sang pour ne pas hurler, elle crut un instant, habituée au format honnête sans plus de l’engin martialien, qu’il lui enfonçait un manche de pioche, de ceux vendus au rayon jardinage. Après un re-gard furtif, elle constata, abasourdie mais émerveillée, que ce qu’elle croyait être un objet contondant, appartenait en bonne et dure forme au corps du livreur.

Bref, après presque trente-deux années passées au côté de sa marraine et de son oncle, comme elle l’appelait, elle retourna à 50 ans dans sa Normandie natale pour s’occuper de sa vieille maman malade et veuve. Depuis, tous les trois mois, elle rendait visite aux Ellice, une courte journée ; elle ne voulait pas laisser sa mère trop longtemps seule.

Le corbillard avançait doucement sans chercher à se fau-filer à travers la circulation.

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L’heure du déjeuner approchait ; la rue se remplissait de passants. Certains jetaient un regard furtif voire gêné, d’autres au contraire un regard appuyé, grossier, presque in-quisiteur, dévisageant les occupants. Quelques-uns, rares, se croisaient, des femmes surtout ; des hommes plutôt âgés ôtaient et replaçaient leur chapeau d’un geste rapide. De voir toutes ces personnes s’intéresser à lui, Martial Ellice en éprouva une certaine fierté, pour ne pas dire de l’impor-tance ; il s’imaginait être une personnalité de la ville, un élu se promenant au milieu de son bon peuple ; il aurait voulu les saluer, par des petits signes de la main, mais la présence à ses côtés de Bernadette l’en empêchait.

Quelques amis et relations fidèles, déjà arrivés au cime-tière, attendaient, tentant vainement de se protéger du soleil sous le peu d’ombre que procuraient les branches dénudées d’un châtaignier.

Pour rattraper le temps perdu dans les embouteillages, les croque-morts reçurent la consigne discrète d’accélérer l’inhumation.

Le cercueil fut descendu un peu trop rapidement et son arrivée brusque au fond de la fosse fit résonner un son sé-pulcral.

Mis à part cette précipitation, la suite se déroula sans problème. Elle se composa du blabla du curé, de la bénédic-tion individuelle avec goupillon portatif, du jeté de fleurs sur couvercle et enfin de condoléances, simples mais sin-cères.

Comme aucun verre d’adieu n’était prévu après la céré-monie - celle-ci coûtait déjà bien assez cher -, tout ce petit monde retourna à ses occupations. Exceptionnellement le corbillard ramena la filleule et le veuf devant le domicile de ce dernier situé au 18 passage des Petits Oiseaux.

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Bernadette prépara rapidement le déjeuner ainsi que les repas des bêtes ; elle ne voulait pas rater le train de 16h02 qui partait de la gare Montparnasse pour la ramener à Ar-gentan, juste à temps pour s’occuper du dîner et des soins de sa vieille maman.

Martial Ellice profita de ce morne tête à tête pour ten-ter de convaincre Bernadette d’emmener avec elle les deux bêtes, une chatte et un chien, qui étaient en vérité celles de sa femme. Il la supplia, l’implora, utilisant des arguments affectifs avec des trémolos dans la voix : que les animaux seraient bien mieux à la campagne ; qu’ils lui rappelleraient la présence de sa marraine qu’elle aimait tant ; que juste-ment sa marraine aurait désiré que ce soit elle qui les garde ; qu’il était trop vieux pour s’en occuper. Ultime concession, il alla même jusqu’à proposer de payer une pension pour leur nourriture. Malgré ses refus affables mais catégoriques, Bernadette en bonne Normande, le laissa espérer, peut-être plus tard, elle verrait avec sa vieille maman. Et elle prit seule son train de 16h02.

Chapitre 2 le mortel ennui

Quelque deux années avant la disparition de Maryvonne Ellice, Martial Ellice avait décidé de vendre son commerce et de prendre sa retraite. Il pensait avoir suffisamment et bien servi son prochain en quincaillerie diverse et variée, comme des clous, marteaux, produits de ménage, balais, serpillères, etc, pour profiter de sa vie.

Maryvonne proposa de s’installer en Normandie. « Ça, jamais ! » s’écria Martial. Il fut intraitable. En contre partie,

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il promit à sa femme tout ce qu’elle désirait - il la savait raisonnable - plutôt que de vivre à la campagne au milieu de ces bouseux envieux, de ces paysans sectaires, médisants, sales et alcooliques.

Maryvonne demanda ce dont elle avait toujours rêvé, mais que son travail l’empêcha d’obtenir, un chien et un chat. Il fallut un bon mois de palabres composées de refus catégoriques, de mots doux, de regrets, de colères mais pour une des très rares fois dans sa vie de couple, Maryvonne ne céda pas. Il avait promis « tout ce qu’elle voulait ». Martial accepta.

Elle adopta une chatte persane blanche et un chien coc-ker noir. Martial les surnomma « les échecs ».

Environ six mois après la vente du magasin, Maryvonne Ellice contracta la maladie qui devait l’emporter ; après une année d’incubation, le virus, qui s’était installé insidieuse-ment, déclencha son attaque foudroyante. Aucun traite-ment n’enraya la progression de la maladie pour la bonne raison que les médecins s’attaquaient aux effets du mal alors qu’ils auraient dû rechercher la raison de ce mal. Oh, ils n’avaient pas besoin de chercher bien loin, la cause s’appelait Martial Ellice. Personnage qui depuis sa prise de retraite avait tendance à forcer sa nature profonde : égoïste, ingrat, pingre, intolérant, orgueilleux,...

Maryvonne se mourait d’une maladie pour ainsi dire in-curable, « l’ennui mortel », appelée aussi « le mortel ennui ». Il y eut bien quelques rémissions mais de si courtes durées et si fragiles qu’elles ne comptèrent pas.

Maryvonne Ellice, sentant qu’il ne lui restait que très peu de temps à vivre, fit jurer à son mari de ne jamais aban-donner ses animaux. Martial Ellice, pris un peu au dépour-vu et après une courte hésitation, jura. Trois jours plus tard

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sa femme s’éteignait à l’âge de 67 ans.

Chapitre3 Tristan

Bientôt deux mois que Martial portait un ruban noir sur le revers de ses vestes et manteaux.

Au début du veuvage, seul, sans contrainte, tout se dé-roulait selon ses désirs. La matinée passée à la brasserie de l’Alsace libérée, à lire son journal puis à jaspiner, bavasser assis devant un verre de Suze qu’André, le garçon, avait la consigne de remplir deux fois ; l’après-midi au parc à voir jouer les boulistes et à s’amuser de leurs réflexions, puis vers les 17 heures, retour à l’Alsace libérée, encore deux Suze, spectateur des parties de belote - il ne jouait pas, trouvant inconcevable de pouvoir perdre le moindre centime à un jeu de hasard. Enfin, le soir, dîner en écoutant son feuille-ton radiophonique.

Eh bien depuis quelque temps, ces petits riens bien méri-tés, qui faisaient sa joie et son bonheur, - il n’en demandait pas plus, n’existaient plus, supprimés, anéantis ; on les lui avait volés.

Matin, midi et soir, Martial descendait promener le chien, puis il le remontait et partait pour ses occupations. Oui, mais voilà, l’animal, qui se prénommait Tristan (et la chatte Iseult ; Maryvonne ne lisait que des romans d’amour, celui-ci était son préféré), donc Tristan faisait tout pour sa-boter les journées de Martial.

Son maître à peine reparti, le chien se mettait à aboyer dans l’appartement ; quand il en avait assez de gueuler, il buvait un coup, roupillait un petit quart d’heure puis, re-

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posé, reprenait sa gueulante de plus belle. On l’entendait dans tout l’immeuble, dans la cour et même quand le vent d’ouest soufflait, jusque dans la rue.

Les premiers temps, les voisins ne disaient trop rien ; la mort de madame Ellice faisait pardonner des écarts de bon voisinage. Mais après un mois de patience, ça allait bien comme ça, le pardon était périmé... et puis la concierge s’agaçait qu’on lui rabâchât les oreilles de cette nuisance ; l’intégralité des voisins décida que c’était à elle de servir d’intermédiaire et de régler le problème auprès du monsieur du 3ème.

On n’était qu’au mois de mars, mais la bonne femme voyait déjà ses étrennes de fin d’année s’amenuiser à chaque aboiement de ce satané cabot.

Un matin, elle coinça Monsieur Ellice, de retour de sa promenade avec le chien, et le fit rentrer dans sa loge.

Martial Ellice n’aimait pas l’odeur aigre et indéfinissable mais puante de la loge, il n’aimait pas la trogne recouverte de plaques rouges de la concierge, il n’aimait pas les trois poils qui trônaient grassement sur le crâne de la concierge, enfin il n’aimait pas la concierge et il se sentait tout à fait mal à l’aise, enfermé là, si proche d’elle.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Ellice, le ton sec et le faciès sévère pour dissimuler une certaine gêne.

— Y’a qu’il faut qu’je vous dise que tout l’immeuble se plaint d’vot’ chien ! lança la bonne femme en désignant l’animal du menton.

— De mon chien ? Et pourquoi, qu’est-ce qu’il a fait ?— Parce qu’il gueule toute la sainte journée. Et qu’c’est

pas d’aujourd’hui ! Ah ça non, bon sang !— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Je ne l’ai jamais

entendu.

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— Vous risquez pas ; y se met à aboyer dès que vous êtes parti et il connaît bien vos habitudes parce qu’y s’tait un peu avant votre retour. C’est y pas malin ces bêtes-là... Enfin, bon, malin ou pas, faudrait voir à ce que ça cesse parce que le président de la copropriété y veut porter plainte à la police.

Cette nouvelle dérouta le vieil homme. Il entrevit très vite ce que sa vie risquait de devenir.

Bouffées de chaleur, accélération des battements du cœur, poids sur la poitrine, respiration lourde, la panique l’envahit. Pour retrouver ses esprits, il devait fuir ce lieu maudit, habité par cet être monstrueux.

Il sortit, précipitamment, tirant son chien par la laisse.Dans le hall d’entrée, une main posée sur le pommeau

de la rampe, un pied sur la première marche, il lança sans se retourner :

— Je vais trouver une solution !— Je suis bien sûre, ça va s’faire ! répondit la concierge

sur le pas de sa porte, pas mécontente d’avoir terrorisé ce vieux machin radin qui confondait pourboire et étrennes.

Chapitre 4 L’ingratitude

Effondré dans son gros fauteuil, un verre de pommeau à la main qu’il vidait par petites gorgées, Martial Ellice ré-fléchissait, mais à peine émises, les idées se volatilisaient, irréalisables.

Il devait trouver, sans quoi il ne pourrait plus aller nulle part. Le patron de l’Alsace libérée était allergique aux poils d’animaux et l’autre brasserie se situait bien trop loin à pied

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et était mal fréquentée ; le parc des boulistes interdisait les chiens même tenus en laisse, et il n’y en avait pas d’autre dans la ville. Il pourrait retenter Bernadette, mais il savait que malgré tout ce qu’il avancerait comme arguments, elle ne céderait pas, cette ingrate.

Chapitre 5 La solutionEntre Martial Ellice et Tristan et Iseult existait un

mépris qui allait jusqu’à la détestation sans atteindre la haine. Les bêtes adoraient leur maîtresse et sa disparition provoqua une réelle détresse, un manque irréparable. Ce manque, elles l’attribuaient à leur « maître ». Ce en quoi elles n’avaient pas tort.

Alors, pour venger leur maîtresse, elles décidèrent, de concert, de tout faire pour pourrir la vie de leur maître. Mais cela, Martial Ellice ne pouvait pas s’en douter ni même l’imaginer ; les animaux ça ne pense pas, ça n’a pas de réflexion, pas d’intention. Ça n’a pas d’âme. Ce chien et cette chatte n’étaient que des bêtes absurdes.

Martial tenta bien une bonne douzaine de fois de sortir de chez lui, seul. Parvenu dans la cour de l’immeuble, il se figeait, attendant ; et à chaque tentative de départ, le chien se mettait à gueuler. Cela commençait par des aboiements pour passer à des hurlements à la mort. Ce qui rendait le bruit encore plus insupportable.

Martial ne sortait plus, dormait mal, mangeait mal, s’en-nuyait. Il ne comprenait pas, surtout il n’admettait pas cette injustice qui le frappait. Seul, abandonné, il ruminait, s’ai-grissait de rancœur, développait une humeur rancunière, la haine l’inspirait. Éveillé, il pensait massacre, égorgement, éventration, défenestration ; endormi, il rêvait décapitation, dépeçage, extermination.

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Il divaguait, tournait autour de ses scrupules pour trou-ver la sortie, celle qui le rendrait libre.

C’est lors d’un demi-sommeil de sieste que la solution lui apparut.

Il n’abandonnerait pas le chien et la chatte, c’était juré, il tiendrait jusqu’au bout, mais il n’avait pas juré de... les nourrir. Bien que la frontière fut étroite avec l’abandon, Martial, qui avait sa conscience pour lui, n’hésita pas ; la raison, sa raison primait sur le serment, question de survie, surtout.

L’esprit se libère pendant la somnolence, Martial l’avait déjà remarqué ; excité, il lutta pour ne pas se réveiller ; il voulait mettre au point, améliorer, peaufiner, enfin plani-fier son idée salvatrice.

Chapitre 6 Du changement

Le carillon aux angelots, posé sur la cheminée, sonna 19 h. L’heure du dîner. Martial Ellice, assis dans son fauteuil, plia puis posa son journal sur le guéridon, rajusta ses lu-nettes pour fixer, d’un regard ironique et dur, le chien et la chatte lovés chacun dans son panier.

À cet instant précis, il leur déclara la guerre, une guerre sans merci, un combat impitoyable, sans concession, qui devait aboutir à l’extermination totale de l’ennemi. Il se le jura ; il ignorait le temps qu’il faudrait pour que les ani-maux meurent de faim. Peut-être que le chien mangerait le chat, comme le mousse sur le radeau. A cette idée, il esquis-sa un léger sourire.

19 h 05. Martial se leva pour se diriger vers la cuisine.

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Dans quelques instants, il porterait la première estocade. Un peu nerveux, ému, il sifflotait et chantonnait pour se donner bonne contenance.

Son repas : des raviolis en boîte, un morceau de camem-bert et comme dessert quelques biscuits qu’il tremperait dans son vin.

Comme tous les soirs, le chien et la chatte le rejoignaient à la cuisine. Ils attendaient, patients, couchés sur le carre-lage. Quand leur maître se leva pour débarrasser, les bêtes se dressèrent d’un bond, le chien frétillant de la queue, le chat se faufilant entre les jambes. Martial méprisait leur hypocrisie. « Elles ne me supportent qu’au moment de la pâtée, maintenant elles auront une raison de me détester tout le temps. »

Il mit les quelques restes de son dîner dans un sac et le sac dans un placard. Puis de retour au salon, il alluma la radio, son feuilleton allait bientôt commencer, et s’instal-la dans son fauteuil, satisfait et même fier. Le chien et la chatte, surpris, vinrent plusieurs fois se placer devant leur maître - celui-ci évitait de les regarder - puis repartaient en courant vers la cuisine. N’obtenant rien, ils cessèrent leur va-et- vient. Martial jubilait.

Les jours passèrent, une dizaine, durant lesquels les bêtes n’avalèrent aucune nourriture ; elles maigrissaient ; les côtes commençaient même à apparaître sous leur pelage terne. Les hostilités se déroulaient à merveille ; la victoire se des-sinait, infaillible.

Pourtant, Martial Ellice, sans s’inquiéter encore, consta-tait le changement de comportement des animaux. Ils ne dormaient presque plus ; déambulant côte à côte - tels des promeneurs de boulevard - balançant leur tête, s’asseyant face à face pour repartir dans une vadrouille inconsciente.

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Quand Martial passait près d’eux, leur poil se hérissait, ils crachaient, grognaient comme s’ils voulaient le provoquer. Depuis deux jours, ils ne le suivaient plus à la cuisine à l’heure des repas

Chapitre 7 La peur

18 heures et quelques. Le vieil homme qui s’était endor-mi dans son fauteuil se réveilla brusquement. Il ressentait une sensation étrange, l’impression d’être observé, épié ; la pièce était dans la pénombre, éclairée par la fin du jour.

Martial Ellice alluma la lampe posée sur le guéridon, puis chaussa ses lunettes.

Les animaux, assis face à lui, le fixaient, le regard agressif, froid ; ils guettaient leur proie. Pas un muscle de leur corps ne bougeait. Comme statufiés.

Ellice, subjugué, ne pouvait détacher son regard de celui, insoutenable mais attirant, des animaux. Il reprit quand même son journal tombé à terre pendant son sommeil et parcourut quelques lignes sans pouvoir se concentrer.

Immuable, l’heure du dîner sonna ; soulagé, le vieil homme, évitant de croiser le regard des bêtes, se dirigea vers la cuisine pour préparer son repas. Saucisses aux len-tilles, yaourt, et comme tous les soirs, boudoirs à tremper dans son vin.

Le chien et la chatte restèrent au salon.Martial versa les saucisses et les lentilles dans l’assiette,

s’assit, mit sa serviette autour du cou et alors qu’il s’apprêtait à avaler sa première bouchée, tout alla très vite.

La chatte bondit sur la table ; Martial gesticula pour la

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faire descendre ; l’animal, agile, lui lacéra les mains avec ses griffes, l’homme se servit de sa fourchette pour la repousser. Le chien jaillit, happa le bas du pantalon. Tandis que Mar-tial essayait de se dégager, la chatte poussa l’assiette et la fit tomber par terre.

Terrifié, Martial Ellice se redressa, battit en retraite et tiré par le chien, il sortit de la cuisine.

Tristan s’empiffra de saucisses et lentilles, Iseult dégusta le yaourt. D’un coup de patte, elle balança les gâteaux pour son compagnon.

Resté en retrait de la porte de la cuisine, Ellice, ahuri, ne bougeait pas ; il contemplait le spectacle. Son cœur battait trop vite, son estomac se nouait. Une envie de vomir lui serrait la gorge.

C’était la peur.Une peur qui s’infiltrait dans ses doigts, dans ses yeux,

sa bouche – d’où la salive semblait s’être retirée, dans ses membres, ses jambes le portaient à peine. Son esprit pani-quait, il ne pouvait pas le raisonner. Les bêtes lui avaient à leur tour déclaré la guerre.

Chapitre 8 Le bout du bout

Après une très mauvaise nuit, troublée par des cauche-mars qui le réveillaient en sursaut et trempé de sueur, Mar-tial se leva, inquiet.

Les animaux occupaient la cuisine ; ils y avaient passé sans doute toute la nuit. Ils laissèrent pénétrer leur maître dans la pièce. Couchés, immobiles, ils le surveillaient. Mar-tial ne mangeait jamais au petit déjeuner, il buvait seule-

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ment un bol de café ; malgré son jeûne de la veille au soir, il n’avait pas faim.

Il posa le bol sur la table, ouvrit légèrement le bas de sa robe de chambre et s’assit. Il huma l’odeur du café fumant puis porta le liquide à ses lèvres.

Le chat, d’un bond, se percha sur ses épaules, s’accro-chant au vêtement que ses griffes traversaient pour pénétrer et lacérer le dos du vieil homme qui renversa le liquide brû-lant sur ses cuisses.

Il hurla, un cri dû autant à la surprise, à la douleur qu’à l’effroi. Il ressentit la même peur que la veille, mais cette fois-ci accompagnée d’une colère rentrée, provoquée par son impuissance, par sa lâcheté (il se l’avouait) et surtout par cette peur d’avoir peur.

Martial passa toute la matinée à écouter la radio et à lire le journal. Installés dans leurs coussins, le chien et la chatte l’épiaient.

Il décida qu’il irait déjeuner à l’Alsace libérée, sans em-mener le chien, bien sûr. Et au diable si celui-ci aboyait.

Le carillon sonna midi. Ces quelques notes requin-quèrent quelque peu le moral de Martial Ellice.

Il enfila son manteau, disposa avec attention son cha-peau sur la tête, mit sa canne sur le bras puis avança pour sortir ; mais le chien le devança et se coucha devant la porte. Martial le contourna pour saisir la poignée, le chien se dres-sa, montra les crocs sans grogner. Le vieil homme lui ordon-na de s’écarter, mais comme l’animal ne bougeait pas, il lui donna quelques légers coups de canne sur l’arrière train.

Le chien se retourna, arracha violemment la canne avec la gueule. Sous le choc, Ellice perdit l’équilibre et s’affala sur le côté. Une grande lassitude l’envahit et il pleura.

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Chapitre 9 La bouchée

Cela faisait bientôt cinq heures que Martial Ellice était allongé sur son lit, amorphe, veule. Gémissant, pleurant, il maudissait le chien, le chat, sa femme, la concierge, les voisins, Bernadette, le patron de l’Alsace libérée, enfin tous ceux qui de près ou de loin avaient une certaine responsabi-lité dans l’état actuel de sa vie au quotidien. 19 heures son-na, l’heure du dîner. Mais de quel dîner, pas le sien, celui des bêtes ; il n’en avait rien à faire, elles n’avaient qu’à se le préparer. Cette fois-ci, il n’irait pas, il ne bougerait pas ; il ferma les yeux.

L’unique carillon de la demie retentit ; il se retourna, sa main dépassant à peine du lit. La gueule du chien se re-ferma sur elle, sans trop appuyer, mais suffisamment pour ressentir les crocs mordre la chair. L’animal tira sa prise vers lui ; Martial Ellice sursauta et hurla de terreur.

Le voici cet instant tant redouté, le chien allait le dévorer. Le vieil homme tenta vainement de résister, s’agrippant à la couverture avec son autre main mais la peur l’amollit ; il lâcha prise et se laissa tomber sur le sol. Le chien, lui, ne lâcha pas sa proie.

Ellice, résigné, n’avait plus qu’un souhait, qu’un espoir : que la mort soit rapide. La douleur lui faisait si peur qu’il préférait la mort à la souffrance.

Il sentait déjà les crocs plantés dans son cou ; son cri était prêt dans sa gorge.

Mais rien ne se passait.Tristan le tirait toujours et encore ; le vieil homme avan-

çait à quatre pattes à demi-inconscient. Parvenu à la cui-

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sine, le chien ouvrit la gueule et libéra la main.Ellice attendit ; sa torpeur disparaissait doucement, en-

fin il se ressaisit, se redressa en s’aidant de la chaise puis en s’appuyant sur le rebord de l’évier.

Le regard posé sur l’armoire à provisions, le chien aboyait. Le maître en sortit une boîte, la première qui lui tomba sous la main, du cassoulet. Il l’ouvrit, tournant le dos à l’animal ; subrepticement, il glissa les doigts dedans, chopa quelques haricots et les enfourna dans sa bouche. Le chien qui l’avait vu, lui sauta dessus et le mordit à la cuisse. Martial Ellice recracha la bouchée et servit l’animal. La chatte attendait calmement son tour.

Chapitre 10 L’hypothèse

Dans le journal « Le réveil » du mardi 12 mai, on pouvait lire en page 8, à la rubrique des faits divers :

« Les habitants du 18 passage des Petits oiseaux ont été témoins, sans s’en douter, d’une bien insolite histoire. Hier en début de matinée, surprise par les hurlements à la mort d’un chien, la concierge alerta les pompiers. Ceux-ci arrivèrent rapidement et n’obtenant pas de réponse, défon-cèrent la porte de l’appartement d’où provenaient les hur-lements. Ils trouvèrent un chat et le chien, qui continuait à hurler postés près de l’entrée. En pénétrant plus avant dans l’appartement, ils découvrirent le corps sans vie d’un vieil homme, le visage amaigri, allongé sur un canapé.

Identifié par la concierge, il s’agirait de monsieur Martial Ellice, le propriétaire des lieux.

Vu le nombre de boîtes de conserve vides répandues

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dans la cuisine, le vieil homme ne se serait pas laissé mou-rir de faim. Malgré l’hypothèse émise par les voisins et la concierge selon laquelle Monsieur Ellice n’aurait pas sup-porté la disparition récente de son épouse et aurait mis fin à ces jours, il semblerait plutôt qu’il ait succombé à une crise cardiaque. Les animaux quant à eux sont en bonne santé. Ils seront confiés au refuge de la ville en vu d’être adoptés. »

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Odile Nedjaaï

Sakura3e du Grand Prix éLecture Printemps 2014

Chapitre 1 New York

Après plusieurs mois de chaleur oppressante, le métro n’en finissait pas de souffler son haleine de dragon à l’ar-rivée de chaque rame. Ma robe légère adhérait à ma peau moite et je regrettais l’air climatisé du bureau que je venais de quitter. Je n’avais pu trouver de place assise et ma main droite, accrochée à la barre cylindrique à laquelle je me te-nais, mélangeait sa sueur à celle des millions de voyageurs qui m’avaient précédée. L’une des publicités fixées au-dessus des vitres vantait les mérites d’un savon liquide antibacté-rien : « 1 700 000 germes sur chaque barre cylindrique ! Passez une bonne journée ! » Cette annonce me donnait la nausée et je vis avec soulagement se profiler le quai de la station Astor Place.

Dehors, l’été indien dardait ses derniers feux sur New York et l’air, enfin, ne brûlait plus les poumons. Je respirai

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de nouveau librement et traversai l’East Village en flânant dans les rues bordées de boutiques underground de frin-gues branchées, de piercing ou de tatouage.

Ces derniers temps, je m’attardais souvent devant une vitrine derrière laquelle une jeune femme se faisait tatouer un lézard sur l’épaule gauche. Le faisceau d’aiguilles qui entamait sa peau me fascinait. Je reculai lorsque le visage hiératique du tatoueur japonais se tourna vers moi. Son re-gard intense semblait me dire de le rejoindre, mais je n’y distinguais pas d’impatience, rien qu’une espèce de calme certitude. Je m’arrachai à cette contemplation et me diri-geai vers Tompkins Square, où trois clochards cassaient la croûte, assis sur un banc. Ils sortirent leurs sandwichs d’un sac en plastique imprimé du slogan en lettres rouges « I love N.Y. » et jetèrent quelques miettes aux écureuils peu farouches.

Chapitre 2 Alphabet City

Je pénétrai enfin dans l’avenue A d’Alphabet City, lon-geai les avenues B et C avant d’atteindre la limite de l’ave-nue D. Progressivement, l’atmosphère se modifiait. Les rues devenaient désertes ; des tags, parfois très esthétiques, cou-vraient les murs ; de hauts grillages entouraient de minus-cules jardins, mi-terrains vagues, mi-dépotoirs.

Je montai les quelques marches qui menaient à l’entrée d’un immeuble vétuste et poussai la porte de mon minus-cule appartement, redoutant le début de ce premier week-end de solitude.

Tim était parti en stage pour trois mois à Seattle et je

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commençais déjà à appréhender son absence. Pourtant, notre histoire s’enlisait et cette séparation arrivait peut-être à point nommé. Pour tout dire, j’espérais paradoxalement que cet éloignement nous rapprocherait.

Afin de me débarrasser des miasmes suburbains, je res-tai longtemps sous une douche alternativement brûlante et fraîche en écoutant un vieux disque d’Elvis Presley.

Je ne me lassais pas de la mélodie de Love Me Tender qui me rappelait un temps pas si ancien où je fredonnais à Tim « Never let me go ». Depuis, un quotidien insidieux m’avait fait renoncer à ces déclarations. Cela arrivait d’ailleurs de façon très banale à la plupart des couples qui ne songeaient même pas à s’en plaindre. Pourtant, je désespérais de ne pas avoir trouvé l’amour indéfectible, comme celui de la lé-gende mythologique de Philémon et de Baucis, transformés par Jupiter en deux arbres inséparables à l’âge de l’extrême vieillesse.

Quelques semaines auparavant, alors que je me bala-dais du côté de Canal Street, j’avais acheté des friandises et quatre fortune cookies dans une pâtisserie chinoise. J’ai-mais ces petits biscuits sablés qui contenaient une prédic-tion sur un fin papier de soie. La vieille femme au visage plissé comme un shar-pei qui me les avait tendus m’avait dit, dans un anglais approximatif, quelque chose comme : « La vie est un arbre aux racines profondes. »

Troublée par l’intensité de son regard et l’énigme de cette phrase, j’avais machinalement rangé les cookies dans mon sac. Ce n’était que plus tard que j’avais déroulé les papiers qu’ils recelaient et qui représentaient un arbre du printemps à l’hiver. Je les avais trouvés jolis et les avais fixés sur le pense-bête aimanté de ma cuisine en me disant que ces Chinois savaient décidément allier le sens du mystère à

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celui du commerce.

Chapitre 3 Tim

Je passai une partie du samedi matin à paresser au lit puis j’appelai Tim et sa froideur me blessa. Je sentais obs-curément qu’il me fallait un dérivatif pour ne pas sombrer dans la dépression.

Je sortis sans but précis et mes pas me conduisirent à la boutique du tatoueur japonais. Il était seul et me fit signe d’entrer. Il était d’une beauté intemporelle et dégageait une sérénité apaisante. Il me fit asseoir et me servit un thé vert fumant en m’interrogeant sur mon goût pour les tatouages. Je ne m’expliquais pas cette attirance mêlée de répulsion pour cet art antique commun à de nombreuses cultures. Tim m’avait ainsi raconté les curieuses pratiques des an-ciens marins américains qui se faisaient tatouer un christ sur le dos afin d’échapper à la flagellation de capitaines chrétiens ne pouvant commettre un tel blasphème.

Haruki, puisque c’est ainsi qu’il s’appelait, m’expliqua les techniques modernes et celle, ancestrale, du bokashi qui permet d’obtenir les plus admirables dégradés du monde, allant du noir profond au gris le plus clair.

Son art le rendait très observateur de la qualité de l’épi-derme, où selon lui, la grâce résidait beaucoup plus que dans la perfection des traits ou l’harmonie des proportions. Il me montra quelques ouvrages anciens sur l’art du tatouage et je fus saisie par la beauté des gravures. En feuilletant les pages, il effleura ma peau de ses doigts déliés. Il dit en apprécier la douceur, la comparant à la texture nacrée des fleurs de

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magnolia, et mes veines aux nervures d’une feuille pleine de sève. C’était la toile la plus délicate, le vélin le plus précieux, la soie la plus raffinée, qu’il ait jamais vus.

Il désirait me peindre intégralement et me conjura de lui accorder cette faveur. Si j’acceptais, il ne me demanderait aucuns honoraires, mais je devrais me remettre totalement entre ses mains, aussi bien sur le sujet de l’œuvre que sur le choix de la technique employée.

Un tel engagement m’effraya. Comme je m’échappais en déclinant sa proposition, il ne chercha pas à me retenir.

J’avais besoin d’entendre Tim, mais sa voix distante me dissuada de lui parler vraiment et je m’en tins à quelques ba-nalités d’usage. Je me sentais seule : un compagnon inacces-sible, une famille éloignée, des collègues insipides, quelques relations superficielles. La seule personne qui semblait me porter un réel intérêt était en fait Haruki, et il ne me fallut pas plus de quelques jours pour m’abandonner à sa volonté.

Quand je le rejoignis le vendredi suivant, après une se-maine consternante au bureau, il me conduisit au fond de la boutique, dans une petite pièce au décor végétal. Par la fe-nêtre, j’aperçus un joli jardin et un arbre gracile qui ployait en gémissant sous une soudaine bourrasque.

Il me fit étendre sur une table recouverte d’un tissu brodé de fils argentés et massa ma nuque tendue par la crainte de la douleur. Il calma mon appréhension en me servant un verre de vin de prune et en parfumant la pièce d’un en-cens japonais aux fleurs de thé. Puis il m’expliqua que le ta-touage prendrait plusieurs mois. Il l’effectuerait recto verso dans des conditions de totale asepsie et commencerait par les pieds puis remonterait progressivement vers les jambes, les mains et les bras, le torse et le dos. Mon visage resterait intact. Comme il me l’avait dit, je ne pus obtenir aucune

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indication sur le thème du tatouage et il me demanda avec une douceur sans réplique de ne pas insister.

Je commençai à me détendre et fermai à demi les yeux. Dehors, l’arbre solitaire semblait frissonner bien que le temps fût encore doux. Ce petit jardin en plein Manhattan me semblait miraculeux. Haruki m’expliqua qu’il avait une relation vitale avec la nature et qu’en quelque endroit qu’il vécût, il aimait féconder la terre. Ce cerisier du Japon, que l’on appelait sakura dans son pays, il l’avait planté l’année dernière et il était sa seule compagnie, plus fidèle selon lui qu’une amante. Il aimait en prendre soin, enserrer son tronc souple entre ses bras et caresser ses branches flexibles. Sa première floraison, au printemps dernier, d’une blancheur virginale, l’avait comblé de bonheur.

L’étrangeté d’Haruki ne m’inquiétait plus et je me laissai emporter dans son monde plein de poésie. Je le vis choisir un dessin sur un papier calque dans un grand album et pré-parer des pigments bruns qu’il mélangea à un liquide blan-châtre. J’avais envie de l’interroger, mais je savais qu’il ne me répondrait pas. Il m’avait juste dit qu’il n’utiliserait pas la machine électrique ni les encres modernes. Il préférait la combinaison de substances naturelles et de sucs végétaux, et l’emploi d’aiguilles traditionnelles.

Le transfert du dessin sur mon pied droit ne fut pas douloureux mais plutôt horripilant, comme un chatouil-lement causé par le tracé du crayon ectographique. Je dus me contrôler pour ne pas retirer mon pied. Haruki le sentit et me demanda de ne pas bouger quand il commença le travail des aiguilles. Il ne voulait pas que la souffrance fût intolérable, et si j’avais mal, je n’aurais qu’à boire une gor-gée de ce vin de prune dans lequel il avait versé un léger narcotique. Cette attention me rassura et je ne tardai pas

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à tremper de nouveau mes lèvres dans la boisson ambrée. J’avais en effet l’impression qu’il découpait lentement ma peau en fines lamelles ou qu’il la brodait au petit point, et l’absence de chair sur le dessus du pied rendait la sensation plus cuisante. Le narcotique m’insensibilisa rapidement et je fermai à demi les paupières.

Quand il eut terminé, Haruki appliqua une pommade herbacée sur mon pied qu’il recouvrit d’un pansement, et me demanda de revenir le lendemain.

Chapitre 4 Renaissance

Tim me rappela en fin d’après-midi et nous échangeâmes quelques propos sans importance. Je repoussai la nécessité de lui parler de mon tatouage, craignant plus son indiffé-rence que son désaccord. Pendant la nuit, une sensation de picotements me réveilla. Pourtant, je savais que la douleur ne me ferait pas renoncer. Sans doute m’y habituerais-je, et d’autres parties du corps plus charnues seraient-elles moins sensibles. Et puis n’était-ce pas la seule façon de revoir Ha-ruki ? De laisser ses mains progresser lentement sur mon corps et effleurer ma peau diaphane qu’il semblait affec-tionner ?

Je pensais que s’il avait commencé par les pieds, c’était moins pour ménager mon éventuelle pudeur que pour le sens qu’il voulait donner au tatouage. La culture occiden-tale prêtait peu d’intérêt à cette partie de l’anatomie, mais l’Orient y situait sur la plante la conjonction de nombreux centres nerveux.

Le lendemain matin, je suivis les instructions d’Haruki.

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J’enlevai le pansement légèrement souillé d’encre et de sang et désinfectai mon pied. Avant de l’enduire de pommade cicatrisante, je regardai le tatouage qui consistait en un faisceau de filaments bruns. Je ne fus pas étonnée de ne pas en comprendre la signification. Puisqu’il faisait partie d’un tout, seule sa réalisation complète ou au moins plus avancée me permettrait de le déchiffrer. Cette attente ne me déplaisait pas, mais que se passerait-il lorsque Haruki aurait achevé son œuvre ? Se désintéresserait-il de moi ? Je ne pouvais l’envisager et préférais penser qu’il ne pourrait se séparer du tableau vivant que j’allais devenir.

Les jours et les semaines passaient et je me rendais régu-lièrement chez Haruki. L’automne était arrivé et le feuillage du cerisier du Japon était de plus en plus clairsemé. La fraî-cheur de la température me permettait de porter de nou-veau des collants opaques ou des pantalons qui cachaient le tatouage de mes jambes. Les filaments bruns sur mes pieds s’étaient épaissis en remontant sur mes mollets, et quand le dessin atteignit le haut de mes cuisses, je reconnus les ra-cines d’un arbre et la naissance d’un tronc à l’écorce brune. Haruki souriait sans rien dire.

Mes relations avec lui avaient pris un tour plus intime, et les séances de tatouage se prolongeaient maintenant dans la chambre voisine. Ses raffinements amoureux, qui surpas-saient encore sa technique consommée du tatouage, me fai-saient passer des heures délicieuses. Quand je lui disais de me garder auprès de lui, il répondait qu’il en serait toujours ainsi.

Par un dimanche après-midi d’un octobre particulière-ment doux, Haruki m’entraîna dans le jardin pour savourer un thé aux pointes blanches accompagné d’exquis biscuits au gingembre. Le cerisier avait perdu ses feuilles et se dres-

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sait vers le ciel comme une élégante sculpture végétale. De part et d’autre, deux trous béaient dans le sol, dans l’attente de nouvelles plantations. Haruki m’expliqua qu’il avait souhaité planter ses arbres un à un, et qu’il accueillerait le prochain comme un enfant ou une épouse à laquelle il ac-corderait une tendresse exclusive.

Nous savourâmes en silence la boisson brûlante et par-fumée. L’atmosphère du jardin inclinait au recueillement. La rumeur citadine nous parvenait à peine, sans troubler la sérénité du lieu. Haruki attira mon attention sur un bloc de pierre gravé d’idéogrammes. Il s’agissait d’un haïku, poème japonais très court, écrit par son auteur préféré, Kenshin Sumitaku surnommé le Haïkiste de l’Âme* : « Si seulement venait le printemps, dans mon cœur déjà fleurit le cerisier. »

La voix d’Haruki, habituellement si retenue, s’anima soudain, et ses yeux d’eau calme furent traversés d’une lueur singulière. Il m’expliqua l’importance des sakura au Japon, leur place dans la vie quotidienne et la philoso-phie nipponnes. Ils symbolisaient la beauté éphémère et leurs fleurs étaient la réincarnation des héros morts pour la patrie. On trouvait leur représentation partout, dans les gravures, sur les vêtements, la vaisselle, et c’était bien sûr un élément essentiel des tatouages. Il fallait voir les villes et les campagnes au printemps, l’excitation générale avant l’éclosion des premières fleurs et le recueillement national devant cet événement. Tous les Japonais se rendaient dans les parcs pour admirer cette splendeur éclatante, et le pré-nom de Sakura était souvent donné aux filles nées pendant la période de floraison. Je trouvai ce prénom charmant et comme je demandai à Haruki la signification du sien, il me confia s’appeler « Arbre de printemps ».

Je ne songeais même plus à appeler Tim, et c’est sans

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émotion que je lus sa lettre de rupture. C’était étrange, mais il ne faisait déjà plus partie de ma vie, que je n’imaginais désormais plus sans Haruki.

Chapitre 5 Novembre

La fin du mois de novembre approchait. L’arbre prenait forme sur mon corps et des branchages partaient de mon ventre jusqu’à mes épaules et à l’extrémité de mes bras. Ha-ruki était de plus en plus tendre et il m’annonça bientôt que le tatouage était terminé. Il était superbe et sublimait mon corps. Comme je m’étonnais toutefois de la nudité des branches, Haruki me rappela que la floraison ne se produi-sait qu’au printemps, et qu’il fallait attendre. Je n’étais pas pressée, et l’idée de l’éclosion des fleurs et du feuillage en accord avec les saisons me ravissait.

Ma joie fut vite assombrie par l’annonce du départ d’Ha-ruki. Il devait se rendre au Japon dans un temple boudd-histe pour un séjour de trois mois. À l’écart du monde, il n’aurait plus aucun contact extérieur. Il faisait cette retraite chaque année, dans un lieu isolé et splendide où il passait ses journées dans la contemplation et la méditation. Il en revenait chaque fois plus serein et inspiré par la grandeur de la nature. Devant mon désarroi, il m’assura que l’hiver passerait vite et qu’il serait de retour avant le printemps.

Mes journées devenaient mornes et vides. Le temps pas-sait lentement, et la boutique de tatouage restait désespé-rément fermée. À l’approche de Noël, la neige avait enva-hi les rues, étouffant la cacophonie de l’agitation urbaine. Curieusement, le froid ne m’atteignait pas et je sentais une

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énergie vitale me parcourir.J’observais les New-Yorkais aisés se bousculer dans les

magasins de luxe. Les emballages de grandes marques étaient jetés sur les trottoirs de la cinquième avenue et les sans-abri dormaient dans des cartons griffés. Indifférente à cette effervescence, la Statue de la Liberté semblait verser des larmes de givre.

À la fin du mois de janvier, ma peau commença à se boursoufler légèrement à certains endroits. Je crus d’abord à une réaction normale, mais le phénomène s’accentuait de jour en jour. Les tatouages des ramures se mirent à verdir, et des vésicules gonflèrent douloureusement ma peau disten-due qui semblait prête à éclater. Mon angoisse grandissait et je guettais chaque jour un signe de vie dans la boutique d’Haruki.

Quand il fut enfin de retour, ma peau suintait un liquide blanchâtre et visqueux.

Haruki exprima son bonheur de me retrouver et dissi-pa mes craintes par un sourire rassurant. L’évolution du tatouage était dans l’ordre des choses et ne lui inspirait aucune inquiétude. Bien au contraire, le printemps tout proche allait lui offrir la plus belle des apothéoses. Il fallait juste que je me repose un peu.

Tandis qu’il posait sur mon front une serviette chaude et parfumée, je m’étendis sur le divan et sombrai dans un sommeil profond.

J’eus l’impression de dormir longtemps et lorsque je m’éveillai, je me sentis pleine de jeunesse et de vigueur. Je voulus étirer mes jambes et mes bras, mais je m’aperçus que j’étais clouée au sol par de profondes racines et que c’étaient des ramures chargées de fleurs virginales que je tendais vers le ciel. Près de moi, le cerisier du Japon déployait une profu-

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sion de corolles fuchsia et, agitant joyeusement ses branches sous la brise printanière, semblait se réjouir de ma compa-gnie.

Derrière la fenêtre, une jeune femme nous regardait, et tandis qu’Haruki la frôlait de ses doigts déliés, je n’eus aucun mal à lire sur ses lèvres les mots qu’il prononçait : « Votre peau est plus tendre qu’une fleur de pêcher. Je ne pouvais rêver d’une toile plus délicate, d’un vélin plus pré-cieux, d’une soie plus raffinée… »

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Trissia Lepopnav

Chaos Trissia LepopnavPrix spécial du Jury Printemps 2014

Chapitre 1 Début

Peau claire sous un jean, peau mate sous une farandole de dentelle rose, Luce et Lisette courent pour éviter l’orage. La circulation à cette heure est dense. La ville hurle, rit et se déplace gaiement dans les « Tap Tap », bus colorés Haitiens. La foule libérée des bureaux, des écoles, des commerces, re-monte à contre-courant les avenues surchargées de Delmas et John Brown jusqu’aux beaux quartiers de Pétionville. Au flot bigarré de la population, s’ajoute la cacophonie des klaxons qui fusent au milieu des rires des femmes et des cris des enfants. Les nuages noirs couvrent maintenant la ville et absorbent le moindre souffle d’air. La lumière du jour est comme absorbée par les nuages. Une pluie serrée et tiède s’abat soudainement sur leur dos. La surprise fait crier Lisette. Elle lâche la main de Luce et s’élance vers un véhicule 4X4 Subaru Blanc garé à l’angle de la rue. Dans

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sa précipitation elle bouscule le panier de mangues d’une marchande de trottoir à l’abri sous son parasol. Luce, lui bredouille un mot d’excuse rapide et rejoint Lisette en riant.

« Nous y voilà ! Allez, monte dans la voiture, dit-elle en ouvrant la porte. Nous allons rejoindre Jacques sinon il va arriver trempé jusqu’aux os et adieu le resto ! » Une vibra-tion l’interrompt. « On dirait un train arrivant en gare... » A-t-elle juste le temps de penser. Une clameur immense, un assourdissant fracas a envahi la ville. C’est la terre qui hurle et s’ébroue comme un chien. C’est la terre irritée qui fait le gros dos ! Tout bascule. Plus de repère. Le trou noir.

Pendant 43 secondes, la Rue a ressenti les ondes chao-tiques de la terre en délire. Puis un lourd nuage a recouvert la ville de poussière, irrespirable. Le silence s’est abattu à la 44 ème seconde sur la Capitale abasourdie. Pas un son, pas un chant d’oiseau. Rien. Un linceul de silence.

Prisonnière sous terre, maintenue au sol par une poutre métallique posée en équilibre sur des gravats, elle est hébé-tée. Elle respire difficilement à demi-inconsciente. Au-des-sus d’elle, une gouttière encore gorgée d’eau de pluie, cette eau qui s’était accumulée avant la Chose, distille un goutte à goutte qui tombe sur ses yeux. Une petite main se tortille vers le visage tuméfié et laisse échapper quelques gouttes recueillie du tube de zinc. Le liquide glisse lentement le long du nez, jusque sur la bouche. Boire, il faut boire. Elle entend des bruits. Ce sont les battements de son cœur. Elle les entend dans ses oreilles comme un bourdonnement. Les secondes s’écoulent comme des heures. Elle retient sa respiration, se concentre sur les bruits. Ils deviennent plus proches. L’oreille entend et transmet les informations qui sont traitées de manière anarchique. Le cerveau confus de-puis le choc, essaie de rassembler ses pensées et trouver le fil

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conducteur qui relie « les clusters ». Comme un ordinateur après une surchauffe, il y a un nettoyage qui s’opère, une défragmentation. L’important étant de remettre tout au bon endroit pour repartir à nouveau.

Chapitre 2 Milieu

À la première secousse ressentie, Jacques s’est jeté à terre. Le ventre collé contre le bitume. Bras sur la tête. Il a subi un rodéo effroyable pendant 43 secondes. Puis le calme est revenu. Étrange. Abasourdi, il s’est relevé, le visage et les jambes en sang. Un regard circulaire lui a tout de suite don-né l’immensité du désastre. Un millefeuille de corps et de bâtiments à perte de vue. Un charnier à ciel ouvert. Vision d’horreur qui apparaît sous la poussière. Odeur du sang, insoutenable. Nausée. Étourdi, il se saisit de son téléphone portable. Envoie un SMS. Vite, profiter du peu de réseau restant. Un message en retour. Ses amis sont réfugiés sur le terrain de tennis de l’hôtel Karibé. Tout va bien. Un autre texto arrive dans la foulée. Il lit « 16 h 48, je récupère la voiture Angle Capois-Ducoste. Lisette a mis sa robe rose ! À tout à l’heure ! Bisous ». Ce SMS lui glace le sang. Il com-pose un autre numéro de téléphone. Ça sonne. Il enjambe les corps, les débris. Encore une secousse. Son cœur s’em-balle. Non ce n’est rien. Un dernier soubresaut. Question-nement incessant. Ça décroche. « Moise, des secours, il me faut des secours, vite, Rue Capois » a-t-il juste le temps de dire avant que la batterie ne lâche. Des secours ! Mais quels secours ? Pense-t-il ? Le désastre est indescriptible. Une foule hagarde de silhouettes spectrales, remonte vers les hauteurs

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de la ville. La rumeur dit : le Palais Présidentiel est détruit, un tsunami arrive. Si le Palais Présidentiel est détruit, qu’en est-il du reste ? Qu’en est-il de des cases de bois, étranglées entre les bâtiments en béton ? Port au Prince la magnifique. Port au Prince est à genoux ! Il avance à contre-sens de la marée humaine, incertain de ses mouvements. À chaque pas, il accélère le rythme. Les secondes comptent. Un seul objectif : arriver Rue Capois. Une seule question : « Com-ment les trouver dans ce labyrinthe de ruines ? Il perçoit un son émis par une radio, vestige du passé. C’est Melody FM. La seule radio qui peut encore émettre. Il pense à son ami journaliste. Va-t-il bien ? Il devait passer à la station de ra-dio en sortant. Il était en retard. Il avait décliné l’interview. Trop de choses à faire en cet après-midi de préparation de Festival Littéraire « Étonnants voyageurs » auquel il parti-cipe. Jacques est écrivain.

Il vient d’apercevoir un parasol ouvert, étrange image dans cet univers désolé. Il s’approche. Une femme est assise en dessous, prostrée, les mains crispées sur son panier de mangues. Elle lui fait signe de la tête. Elle indique du men-ton, un immeuble éventré. Devant l’immeuble : Un 4X4 Blanc est prisonnier des décombres. Sueurs froides. Émo-tions ambivalentes : Remords. Sentiment d’impuissance. L’immensité du travail l’accable. Il entreprend d’abord de dégager la voiture. Minutieusement il déplace, centimètre par centimètre, les morceaux de béton tombés sur la voi-ture. Absorbé par sa pénible tâche, Jacques se remémore le jour où il prit sa petite Lisette entre les bras. C’était il y a quelques années au cours d’un de leurs nombreux voyages avec son voilier qu’ils s’étaient retrouvés, sa femme Luce et lui-même face à Sœur Flora Blanchette. Cette religieuse vivait depuis quelques temps en Haïti et œuvrait pour les

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enfants sur l’Ile à Vaches. Un village de pêcheurs fait de huttes africaines. Cette année-là, ils avaient mis les pieds par hasard sur le ponton et s’étaient aventurés dans le vil-lage. Ils avaient remarqué un magnifique manguier dans une cour. Ils s’étaient approchés, curieux, entendant des cris et des rires d’enfants. Et là, ils étaient tombés nez à nez avec Sœur Flora qui portait un bébé vagissant entre les bras : « Prenez-le une seconde », lui avait-elle ordonné et elle avait disparu derrière les cases. Ils étaient restés là, surpris, la fillette dans les bras. Ils la prénommèrent : Lisette parce que ce prénom rimait avec « Risette ». « Lisette, fais-moi une risette », disait Jacques et l’enfant éclatait de rire ! Un rire franc, communicatif ! Ils venaient chaque année en Haïti pour la voir, se préoccupant de son bien-être, de son éducation, de sa santé. Au début, elle était restée à l’orpheli-nat mais très vite, ils l’avaient confiée à Moise leur ami natif de l’île et père de plusieurs enfants. Ils veillaient ainsi au confort de la famille tout entière. Lisette grandissait dans son pays d’origine au contact chaleureux et régulier de ses parents étrangers.

Chapitre 3 Fin

Il se retourne. Son corps lui fait mal. Il voit la rue qui s’or-ganise. Le déblaiement continue. Le chien vient d’aboyer à nouveau. Il remue la queue. Jacques vient d’apercevoir la gouttière en zinc. Une idée vient de lui traverser l’esprit.

« Aide-moi Moise. Retiens-moi » lui dit-il pendant qu’il se penche sur la plaque de béton pour atteindre l’orifice de la gouttière.

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— Lisette, Luuuuuce, crie-t-il — Papa, daddy, papa ! entend-ilIl se retourne vers Moise : « Thanks God, elle est vi-

vante ! » Lisette est vivante ! ! La nouvelle se propage et la rue amène la foule. Il faut déblayer plus vite.

« Luuuce ! » hurle-t-il encore.« Il faut des torches, il faut de la lumière ! Tout le monde

s’exécute. Vite une voiture, il faut trouver une voiture. Il faut aller à l’hôpital ! Au calme de la recherche, se superpose l’excitation du sauvetage. Il faut maintenant, maintenir la Vie !

Les coqs chantent et la lumière blafarde de la lune sur les ruines, laisse place à celle plus chaude du soleil levant. La rue s’anime parmi les ruines. La journée qui s’annonce est le début d’une autre vie. Le passé n’est plus. Ce qui fut Port au Prince avant le tremblement de terre, ne sera plus.

Les cadavres jonchent le sol, recouverts de vêtements dé-chirés, arrachés çà et là aux débris amoncelés. La rue pleure car la rumeur annonce des rapts d’enfants, des viols, des vols. Après l’immobilisme de la stupeur, la rue reprend sa course. La paix toute subjective et contradictoire d’après les secousses fait désormais place au chaos.

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Lucie Fellaer

IndéfectibleFinaliste du Prix des lectrices Printemps 2015

Chapitre 1 Maman…

Lorsque ma mère a appris par hasard qu’elle était enceinte par erreur, elle a vomi. Ça, c’est papa qui me l’a dit. Et ce fut la seule fois d’ailleurs, a-t-il précisé. Il fallait se rendre à l’évidence, ce n’était pas la grossesse qui l’avait rendue malade mais bien cette nouvelle... cataclysmique. Maman aurait souhaité y mettre un terme, seulement, le stade avan-cé de l’avorton imprévu, qui jusqu’ici n’avait pas poussé les parois de son abri maternel – maman n’avait pas encore pris un gramme, étonnamment – l’avait obligé à poursuivre le processus « fœtus enclenché ». Vingt semaines, c’eût été un crime ! Et ma mère n’est pas une meurtrière. Papa, lui, il était si heureux. Si fier. Si attendri. Elle a donc cédé, non sans amertume, au mauvais sort que lui avait réservé la né-gligence orgasmique de son mari. Maman aime papa.

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Les mois suivants ont déployé pour elle des jours estam-pillés par l’obsession : son corps se déformait inexorable-ment au fur et à mesure que le mien se façonnait. Elle re-doutait que la graine de papa, germant dans ses entrailles, ne lui fasse endurer le martyre au moment M du jour J. Cette plante carnivore, qui chaque jour, grandissante, vam-pirisait son éclat et sa vitalité... Maman n’a jamais été très partageuse ! Très vite, elle a cessé de s’alimenter. Jeûner pour mieux défricher fut sa devise. Seulement voilà, le re-flet famélique que lui infligeait chaque matin le miroir de sa salle de bains l’avait décidé à reconsidérer son stratège. Finalement, s’est-elle dit, plus elle mangerait, plus l’enfant serait grassouillet à la naissance et probablement gros à l’adolescence. Satisfaction... Elle s’est goinfrée ! Pas question que sa progéniture soit plus gracieuse qu’elle aurait souhaité l’être elle-même. Maman est très regardante lorsqu’il s’agit qu’on la regarde.

Papa ne voulait pas savoir le sexe de l’enfant, mais ma mère n’était pas un Kinder dont la surprise se dévoilerait en cassant l’œuf. Le packaging lui appartenait et elle voulait connaître le produit avant le déballage. Se préparer à, c’est se prémunir contre et s’assurer de. Maman est prévoyante ! Conscient des tumultes hormonaux d’une femme dans son état, papa a capitulé.

Arrive le rendez-vous suivant, dans le redoutable cabinet des humiliations féminines, le stick déo à ultrasons surfe sur la vague abdominale de maman, quelques remous englués sur sa peau tendue, des images d’outre-tombe qui s’animent sur le moniteur, le couperet tombe : c’est une fille. Papa, en mari comblé, sourit. Maman, en épouse accablée, soupire : « manquait plus que ça, une pisseuse ! » La gynécologue lui glisse un conseil à l’oreille, celui de ne pas s’inquiéter,

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de nos jours, les couches sont jetables, c’est plus commode. Et ma mère de rétorquer : « Et si c’est une chouineuse, les kleenex seront aussi plus commodes ! » Maman n’apprécie guère les conseils.

S’il y a bien un jour que maman ne veut pas revivre, c’est celui de l’accouchement. L’abomination faite sur terre, m’a-t-elle confié tout au long de ma jeunesse. L’accouchement représente la douleur dans son paroxysme ; rien à voir avec celle que j’ai ressentie lors de mon opération de l’appendi-cite ou des amygdales qui m’avaient l’une et l’autre réduit en miettes à l’adolescence, ni même ce jour où, en cours de sport, je me suis brisé le tibia en tombant de la corde. « Tu te souviens comme tu as morflé ? Eh bien, songes-y à deux fois avant d’être enceinte, ma fille, maintenant que tu fréquentes ! »

Ma naissance, je l’imaginais autrement : je me recroque-ville sur son ventre délivré ; elle pose ses mains sur mon fes-sier fripé puis ferme les yeux ; mon père verse une larme de bienvenue en caressant les cheveux humides de sa femme ; un instant d’amour s’immisce entre nous trois ; mes parents se regardent ; ils se sourient ; maman dit : « quel bonheur ! » Non, en réalité, elle dira : « Ne souris pas trop vite, c’est maintenant que les emmerdes vont commencer ! » Maman est cynique.

Quant à l’allaitement... C’est contraignant. Douloureux. Embarrassant. « Ce n’est pas la mer à boire, a insisté papa, toutes les mères le font ! » Eh bien non, justement, ma mère, elle, n’est pas une mère à boire. La tétée sera le biberon et c’est marre ! Un sevrage prématuré permettra certaine-ment de couper le cordon ombilical au plus vite. « C’était pas prévu, faudrait pas que ça dure ! » Maman a la verve gouailleuse, un franc-parler cinglant, utile pour dissimuler

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ce qu’elle pense franchement.

Chapitre 2 Encore maman…

Je ne pense pas avoir été une enfant malheureuse, bien que je me sois parfois sentie mal aimée par cette mère re-vêche. « Maman se volatilise souvent dans des ailleurs her-métiques qui lui appartiennent... », me confiait papa lorsque l’innocence ne suffisait plus à me protéger de ses sarcasmes. Je voyais maman comme un oiseau qui migrait d’une hu-meur à l’autre, revenant toujours à celle qui ne me blesserait plus. Je lui imaginais des ailes, couvertes de plumes bleues, dont les battements me fouettaient à chaque envolée, mais je savais qu’elle reviendrait un peu plus tard, les ailes re-pliées, moins hostiles, plus calme... Maman est un aigle et je suis une proie facile !

L’affection n’était pas sa marque de fabrique. Très vite, je suis allée la chercher auprès de mon père. Lui était une cocotte-minute d’amour sous pression permanente. Lors-qu’elle m’appelait « ma fille », une réprimande fielleuse sui-vait systématiquement. Avec elle, j’ai appris la méfiance. J’étais alerte, un mot de trop et un orage de reproches me tombait sur la tête. Trempée d’humiliation – et de fait car ma mère n’ignorait pas mes zones fragiles, elle ciblait juste – je me réfugiais tout de go sous les cieux plus cléments de papa, qui, après consolation, me livrait quelques éclaircis-sements imagés et adaptés sur les élans intempestifs de ma mère. Il a su me tenir éloignée de la culpabilité en m’appre-nant le pardon. Cette force devînt mon bouclier. Je me suis habituée, résignée.

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Lorsque, pour la première fois, j’ai voulu savoir qui était cette grand-mère dont on ne parlait jamais, maman a grincé des dents : « Inutile de la faire revenir de sa tombe celle-là, elle est bien où elle est ! » Pourquoi répugnait-elle tant à en parler ? La mère de maman était un tabou à la maison. Chaque discussion qui déviait vers elle, se trou-vait immédiatement remise sur le droit chemin. Je ne savais qu’une chose, apparemment, je lui ressemblais. « Tu es bien comme ta grand-mère, tiens ! », « Ta grand-mère aurait fait pareil,... aussi idiote ! », « Plus le temps passe, plus tu lui ressembles ! » Qui était cette femme mystérieuse dont je partageais les gènes et vers qui je m’approchais inexorable-ment ? J’étais adolescente et je voulais comprendre. En en découvrant un peu plus sur cette femme, le voile sur ma mère se lèverait peut-être. Je pourrais mieux la dompter, l’apprivoiser, l’aimer.

« Ta grand-mère était vive comme toi, m’a raconté papa, après une kyrielle de questions. Un être sémillant, toujours prompt à rire. Ah ! C’était une comédienne… et de théâtre ! Toujours sur les planches. Toujours sur les routes. » Dans la voix de papa, je sentais l’admiration. « Oui, une artiste et une femme d’appétit avant tout, mais pas une mère. Elle oubliait souvent qu’elle avait une fille et sa carrière représen-tait beaucoup pour elle. Difficile pour ta mère, qui a dû se construire seule, sans présence maternelle. Elle s’est brûlée au contact d’un soleil trop ardent, un de ceux qui brillent pour deux. Ton grand-père était déjà mort, tu sais, alors... »

Donc, je lui ressemblais. J’avais les mêmes yeux éme-raude, pétillants et malicieux. Ma silhouette élancée avait pris calque sur la sienne. Des cheveux soyeux, noirs et bou-clés, comme elle. Ce nez, ce joli nez qui allongeait le large front que je possédais, était le sien. Et ma mère ! Ma mère

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n’était, et n’avait rien de tout ça. Yeux sombres et inqui-siteurs, cheveux châtains et raide comme des barreaux de prison, front galbé et dégarni, pas très grande, corps bien en chair. « Tu lui rappelles sa mère lorsqu’elle te regarde parfois. Mais ne t’inquiète pas, elle sait ce qui est juste. » Maman est peut-être juste mais rancunière.

Après cet épisode, j’ai pensé qu’elle distillait son affec-tion à petites gouttes d’indifférence, de dédain, quelques touches d’absence, par-ci, par-là, pour faire mal, mais pas trop, juste un peu pour qu’un lien entre nous existe et sub-siste. Et de fait... Lorsque j’ai annoncé à maman que j’allais me marier, elle a demandé à mon père de lui passer le sel. « Cette ratatouille est bien fade, faudra que je change de re-cette. » Je n’ai pas été surprise, juste chagrinée. « As-tu bien entendu ce que je viens de te dire, maman ? », ai-je insisté. Bien sûr que oui, elle n’est pas sourde. Ça devait arriver un jour ou l’autre, et d’ailleurs elle n’y croyait plus, alors même si le futur mari – qui se faisait tout petit à côté de moi – ne lui disait rien qui vaille, on n’allait pas en faire tout un plat. Maman a le chic pour y mettre les deux pieds, elle, dans le plat. Elle farde ses sentiments avec des pinceaux de mala-dresse, se bigarre de mépris. Maman est pudique.

Lorsque je me suis mariée, maman m’a averti qu’elle ne mettrait pas un centime dans la robe, ni dans la soirée d’ailleurs, ni dans quoi que ce soit d’autre. « Un mariage est une décision personnelle, ce n’est plus l’époque des ma-riages convenus, alors pas de raison que ce soit les parents qui payent ! Moi, j’ai assumé seule mon mariage avec ton père ! » Elle n’a pas souhaité faire de discours à la cérémonie religieuse, a refusé d’intervenir lors de la soirée. Elle a été souriante seulement après que le vin l’a dégrisée. Sous l’effet des spiritueux, elle avait sans doute réalisé la délivrance que

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représentait ce mariage pour elle. Le cordon ombilical était définitivement coupé. Maman est opiniâtre.

Chapitre 3 Toujours Maman !

Une nouvelle vie, sans ma mère. Nous ne nous appe-lions jamais. Elle ne me rendait pas visite. Une fois par se-maine, j’allais chez eux, juste pour ne pas rompre ce lien qui m’unissait à mon père. J’avais espéré que l’éloignement adoucisse le comportement de maman à mon égard. Mais non, cette relation était bien trop encrée. Encore une fois, j’ai laissé couler. Mon sort n’était pas si détestable après tout. Le temps a passé puis sont venus ces vertiges inces-sants, ces sensations de fébrilité... Je les ai d’abord mis sur le compte de la fatigue, mon travail, mes journées chargées. Mais force fût de reconnaître que même le repos n’arran-geait rien, et lorsque les nausées m’ont fortement secouée un matin, je suis enfin allée consulter mon médecin. L’analyse de sang l’a révélé, mon couperet à moi est tombé.

Lorsque je l’ai annoncé à ma mère, elle n’a pas cillé. Je venais d’avoir vingt-quatre ans. Papa était parti en déplace-ment professionnel pour une dizaine de jours. C’était un de ces samedis maussades de novembre, en fin de journée. Le ciel était encre et diluait une lumière terne dans la cuisine. Comme chaque automne, maman préparait ses pots de confiture. Elle me tournait le dos, affairée. Elle a entendu et n’a rien dit. J’aurais pu lui demander de s’asseoir près de moi pour écouter ce que j’avais à lui dire, nous aurions pu faire une balade pour cueillir les girofles ou que sais-je encore pour créer un moment de complicité, mais il m’était impos-

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sible d’affronter son regard. J’ai mesuré combien je craignais ses réactions. Je n’avais rien perdu de ma vigilance d’enfant.

Un silence bruyant, insistant. Il semblait retenir les trot-teuses et demander à l’heure de s’arrêter. Puis elle a détaché son tablier, l’a posé méticuleusement, sans se retourner, sur le rebord de l’évier. « Tu m’auras usée jusqu’à la corde... Tu comptes le dire à ton père ou c’est moi qui dois lui asséner ce coup de matraque ? » Elle est sortie sans un geste, sans un regard. J’ai pleuré. J’ai pleuré parce que ma mère ne m’avait pas serrée dans ses bras. J’ai pleuré parce qu’elle avait fait naître en moi ce sentiment de culpabilité dont papa avait toujours su me protéger. La rage m’a saisi. La naïveté m’a instantanément quittée et j’ai vu ma mère comme un ogre boulimique d’égoïsme et de cruauté. Je m’étais fourvoyée sur son compte. Pour la première fois, j’étais aussi en colère contre mon père. Soucieux de dédouaner les écarts qu’elle commettait continuellement, il avait forcé mon pardon. En mettant un point d’honneur à racheter ses erreurs, il m’avait tartinée d’un bonheur factice. Il m’avait trompée. Et ça, je ne pouvais le supporter.

Des jours d’absence... Pas question pour moi d’attiser ce sentiment de rancœur en retournant voir ma mère, il n’aurait fait que nourrir ce qui déjà me rongeait. Je pré-férai attendre qu’il se délaye, peu à peu, au fil des heures. J’ai remis de l’ordre dans ma tête. C’est moi qui, cette fois, aie replié les ailes, pour revenir plus calme, plus douce. Le doute. Puis le remords. Trois jours... Il fallait que je parle à ma mère au plus vite. Avant que papa ne rentre. Avant que tout m’échappe. Inutile de chercher à comprendre. Inutile de l’excuser à nouveau. Juste lui dire ce que je ressens, ce que l’enfant a ressenti.

J’ai pris mon sac, mon manteau, mes clés et suis partie.

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Dans la voiture, une curieuse sensation d’apaisement mêlée d’angoisse m’a donné un haut-le-cœur. Trop de rancunes s’étaient insidieusement comprimées dans mon ventre comme un tas d’ordures. Dehors, un crachin commençait à tomber. Les quelques kilomètres qui nous séparent se sont étirés à n’en plus finir. Une fois arrivée, personne ne m’a répondu. Je savais mon père encore à l’étranger, mais ma mère, où était-elle ? J’ai inséré mon double de clé dans la serrure, puis suis entrée.

Tout était éteint. Tout était calme. J’ai appelé ma mère à plusieurs reprises. Pas de réponse. Elle n’était vraisembla-blement pas là et cela me soulageait presque. Décidée tou-tefois à l’attendre, je suis allée me préparer un café. Dans la cuisine, la confiture de cerises avait été mise en pot. Et chacun de ces pots s’empilait soigneusement sur la table. Par-dessus, une lettre. J’ai tout de suite reconnu l’écriture hasardeuse de ma mère, le « Pour ma fille », sur l’enveloppe, à l’encre noire.

Ma fille, Hors de question que tu partes avant moi, ce n’est pas

dans la nature des choses [...] Maman.Lorsque ma mère a appris que j’étais condamnée, elle

n’a pas cillé. Elle a détaché son tablier, l’a posé méticuleuse-ment, sans se retourner, sur le rebord de l’évier. « Tu m’au-ras usée jusqu’à la corde... Tu comptes le dire à ton père ou c’est moi qui dois lui asséner ce coup de matraque ? » Puis elle est sortie de la pièce, sans un geste, sans un regard. Elle s’est enfermée à double tour dans sa chambre et a at-tendu que je parte. Maman a ensuite terminé ses pots de confitures, s’est installée dans le bureau de mon père pour écrire une lettre. Une fois cachetée, elle l’a posée sur la table

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de la cuisine, mise en évidence, au milieu de tous ces pots colorés. Elle est allée dans la remise, a farfouillé quelques instants, est ressortie avec quelques ustensiles à la main puis est descendue au sous-sol. Là, elle s’est pendue.

Parce que maman est fidèle.

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Dans la même collection :

Recueil 2010Des nouvelles de la peur 2011Nouvelles nouvelles 20112 mois sans nouvelles 2012C’est un peu court 2012Pas trop court 2013Enfin brèves ! (n°1 à 6) 2013Enfin brèves ! (n°7 à 17) 2014éLection(s) 2015Enfin brèves ! (n°18 à 20) 2015

A paraître :

Des nouvelles d’ailleursHaut et courtHistoires courtes mais sanglantes

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ISBN 978-2-9534965-0-5Imprimé par Centr’Imprim à Issoudun (36) pour les Éditions

éLecture.Achevé d’imprimer en août 2015 — N° d’impression 17-1502

— Dépôt légal : août 2015IMPRIMÉ EN FRANCE