En concert · 2015-10-30 · Verlaine fit sonner du pouce les cordes de sa guitare acous-tique, ......
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En concert
Goulven Hamel
Fleurus
Flashez et écoutez
la bande-son du livre !
Direction : Guillaume ArnaudDirection éditoriale : Sarah MalherbeÉdition : Astrid de Moussac
Direction artistique : Élisabeth Hebert
Fabrication : Thierry Dubus, Florence BellotMise en pages : Text’Oh !
© Fleurus, 2015. www.fleuruseditions.com ISBN : 978-2-2151-2592-1MDS : 652131
Tous droits réservés pour tous pays. « Loi n° 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse. »
Retrouvez la bande-son du livre sur le site www.verlainebrown.com
Illustration de couverture : Carole Wilmet
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Pour Anouk et Rachel.
Merci à Léa pour l’étincelle éditoriale initiale.
Retrouvez à la fin du livre toutes les paroles des chansons de Verlaine et quelques informations sur les musiciens signalés par un * dans le texte.
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PROLOGUE
Verlaine Brown observa à la sauvette la foule qui affluait dans
le hall de l’auditorium du lycée Léon-Blum, puis referma pres-
tement la porte qui donnait sur les coulisses.
— Alors ? demanda Léo.
— C’est déjà bondé, répondit-elle. Je ne sais même pas s’ils
vont réussir à faire entrer tout le monde.
— On joue dans une heure. Je vais voir en vitesse si je peux
choper mes parents.
Il se dirigea vers la porte et s’arrêta à quelques centimètres du
visage de Verlaine. Les mèches bleues qui parsemaient sa
chevelure touchaient presque les boucles crépues de la jeune
fille.
— Comment tu te sens ? lui demanda-t-il en la fixant.
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— Pas si mal, je crois… J’ai quand même une trouille affreuse
qui monte depuis la fin d’après-midi. Je n’arrête pas de repasser
les accords et les textes dans ma tête, et je vais encore devoir aller
aux toilettes, la douzième fois en deux heures… Mais, tu vois,
je gère.
— T’inquiète, on est les meilleurs !
Les mèches bleues disparurent rapidement dans la masse des
spectateurs. Verlaine referma la porte et, dans le dédale des
coulisses, retourna à ses révisions silencieuses.
Sans même s’en rendre compte, elle se mit à chanter tout
haut :
Friendly yours,
I know that time flies up
And never comes back…
La voix claire de Verlaine s’envola dans le couloir, rebondit sur
le plafond et revint comme un boomerang à ses oreilles en la
faisant sursauter. Elle rougit et regarda rapidement autour d’elle
pour voir si quelqu’un l’avait surprise à brailler comme une
idiote dans les coulisses, mais il n’y avait personne. Elle reprit sa
déambulation en faisant bien attention cette fois à ne chanter
que dans sa tête.
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C’est la bronca, la bronca !
Dressé au bord de la scène, le corps tendu comme un arc et le
poing levé, Mousse semblait à deux doigts d’avaler son micro
tant il le tenait près de ses lèvres. Devant lui, les élèves avaient
quitté leur siège pour se masser debout à l’avant-scène. Des
dizaines de bouches ouvertes reprenaient en chœur le refrain.
L’ambiance était torride, électrique, peu commune dans cet
auditorium qui d’habitude abritait de tranquilles conférences
ou des saynètes travaillées par l’atelier théâtre.
Et je vous dis que rien ne va,
Qu’il faut se battre contre ça,
C’est la bronca !
Verlaine entrouvrit le lourd rideau de scène qui la cachait du
public et observa la salle. Derrière la folie des premiers rangs, les
adultes étaient tous assis sur leur siège. Certains avaient le
sourire et marquaient le rythme de la tête. D’autres semblaient
se demander ce qu’ils faisaient là, à subir l’assaut de cette
musique, telle une charge de cavalerie cosaque. Tout au fond
Verlaine distinguait adossées au mur de l’auditorium les
silhouettes des professeurs et de l’équipe de direction du lycée.
Mais impossible de deviner l’expression de leurs visages.
Bronca !
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Figé, la tête rentrée dans les épaules et le poing levé, le rappeur
venait de lancer sa dernière salve. DJ Mad stoppa net ses platines.
Une immense vague de cris et d’applaudissements les salua
aussitôt. Les lumières de la salle commencèrent à se rallumer,
alors que le public redemandait de ce mélange de beats puis-
sants et de flow rageur qui venait de les submerger. Verlaine
sentit son estomac se contracter. Dans quelques minutes, elle
allait devoir affronter tous ces gens excités comme des puces
après le set de Mousse et DJ Mad.
Elle caressa sa nouvelle guitare, puis tourna la tête vers Léo,
Malsi et Angela. Il n’y avait pas de raison d’avoir peur, ils avaient
travaillé comme des damnés. Et ce n’était pas le moment de se
poser des questions ni de flancher. Pas après tout ce qu’ils avaient
surmonté ensemble ces dernières semaines, ces dernières heures.
Ils étaient là tous les trois derrière elle, prêts à donner le meilleur
d’eux-mêmes. Prêts à la suivre… Elle ferma les yeux.
Quand elle les rouvrit, l’éclairage de la salle s’éteignait. Verlaine
Brown se retourna pour leur adresser un rapide clin d’œil, et ils
entrèrent enfin dans la lumière blanche qui baignait la scène.
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CHAPITRE I
Quelques mois plus tôt…
Les vêtements jonchaient le sol par dizaines, ambiance champ
de bataille. En un rien de temps, Verlaine avait réussi à mettre
sa chambre dans l’état d’une boutique en fin de journée de
soldes. Avec la lucidité du réveil et devant l’œil implacable de
son miroir, sa tenue de rentrée élaborée la veille lui avait soudain
semblé incongrue. Elle avait aussitôt vidé son placard – si
patiemment rangé deux jours auparavant en défaisant les cartons
du déménagement – et était finalement parvenue à un
compromis satisfaisant. Ni trop sage ni trop frime. Ni trop
godiche ni trop pimbêche. Son jean noir, court et un peu délavé,
ses Doc Martens bleues, un tee-shirt uni et une veste noire
légère. Elle voulait passer inaperçue pour ce premier jour, trans-
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parente. Elle essaya de grosses boucles d’oreilles, mais les remisa
bien vite dans sa boîte à bijoux, et préféra plaquer ses cheveux
crépus sous un bandeau gris clair. Elle s’observa une dernière
fois dans le miroir : c’était parfaitement caméléon pour ce jour
de rentrée.
Verlaine fit sonner du pouce les cordes de sa guitare acous-
tique, sorte de salut matinal à sa fidèle amie. Elle aurait bien
aimé jouer un peu ce matin, mais elle avait passé trop de temps
à se préparer. Tant pis, elle se dit qu’elle la retrouverait ce soir,
et elle sortit de sa chambre.
— Tu es belle comme un cœur ! s’exclama sa mère.
Verlaine chipa une pomme sur le comptoir de la cuisine et
glissa distraitement vers le canapé.
— Oui, tu trouves ?
— Oui, sobre et classe. Idéal pour ce qui t’attend aujourd’hui,
non ?
Qu’une femme de plus de quarante ans, qui en plus est ma
mère, valide ma tenue n’est pas forcément bon signe, pensa
Verlaine. Mais elle la remercia d’un sourire un peu crispé et
attrapa son sac.
— J’y vais, je suis déjà à la bourre, fit-elle en s’élançant vers la
porte d’entrée, sa pomme entamée dans la main en guise de
petit déjeuner.
— Mais tu n’as pratiquement rien mangé !
— Pas faim du tout ce matin. Allez, à ce soir.
— Oui, à ce soir et bonne journée, ma chérie.
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Voilà le type de dialogues qu’on échange chaque matin depuis
des mois, se dit Verlaine en dévalant les escaliers de l’immeuble.
Dans le hall d’entrée, elle regarda l’heure à son portable et se
rendit compte qu’elle avait exagéré, elle n’était pas du tout en
retard. Elle avait fait la route à pied jusqu’au lycée, hier en début
d’après-midi, et avait chronométré le temps de trajet. Le nouvel
appartement ne lui plaisait pas beaucoup, mais au moins sa
mère l’avait choisi pas trop loin du lycée Léon-Blum.
Verlaine jeta son trognon de pomme dans une
poubelle et s’engagea dans la rue. Un beau soleil
de septembre éclairait la ville, comme un prolon-
gement des vacances. Elle observa encore une
fois ce qui serait désormais son cadre de vie. Le quartier ressem-
blait un peu à celui d’avant, quelques boutiques sans intérêt,
une boulangerie, une pharmacie avec son enseigne verte cligno-
tante, un moche bar-tabac à l’angle de la rue, de vieux immeu-
bles gris-blanc à huit étages, le brouhaha incessant des voitures
et les accélérations des scooters. Un centre-ville, quoi. Et celui-
là, Verlaine ne l’avait pas choisi.
Comme elle n’avait pas choisi de quitter Paris et ses amis pour
la province. Comme elle n’avait pas choisi que ses parents se
séparent, ni de laisser son père dans l’appartement du boulevard
de Charonne pour aller s’installer avec sa mère. Ses derniers
mois au lycée Hélène-Boucher restaient dans un flou indistinct,
perdus dans la brume du choc et de l’incompréhension. Mais
elle se souvenait que ses parents ne lui avaient pas posé beau-
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coup de questions, ni laissé beaucoup le choix. Explosion en
plein vol, ramassage des débris éparpillés et tentative volonta-
riste de reconstruction rapide. La fille suivra, merci maman.
Voilà, six mois de grand chambardement pour se retrouver à
huit heures du matin dans une rue quasi inconnue, dans une
ville qu’elle avait découverte quatre jours auparavant, et en route
vers un nouveau lycée dont elle ignorait tout, rempli de gens
qu’elle ne connaissait pas. Ah si, elle savait quand même une
chose : elle entrait en première littéraire, première L1, option
art, dans « l’établissement un peu chic du centre-ville, et qui a
la réputation d’avoir un excellent niveau, même le meilleur de
la ville, tu verras, tu vas adorer ». Encore merci maman.
Verlaine sentit à nouveau la boule de colère qui s’était installée
au creux de son estomac depuis six mois. Une boule qui dispa-
raissait, puis revenait, au gré de ses humeurs, de ses angoisses,
des pensées qui lui traversaient l’esprit. Une boule qu’elle avait
appris à apprivoiser, à masquer pour ne pas trop se faire entendre,
pour ne pas empiler du bazar sur le bazar, pour ne pas rajouter
sa voix à la cacophonie de la nouvelle musique familiale, ce
drôle de trio où elle sentait confusément qu’elle avait encore sa
place, mais sans parvenir à savoir exactement où. Une boule qui
menaçait de remonter un jour et d’exploser au beau milieu de
toute cette saleté d’injustice.
Verlaine attaqua le bitume du trottoir avec le talon de ses Doc,
direction le lycée. Elle préférait de toute manière être en colère
que triste. La tristesse, c’était le pire des trucs quand ça vous
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tombait sur les tempes, le soir, seul dans son lit, avec juste l’envie
de blottir sa tête dans le creux de l’oreiller et de ne plus bouger,
d’arrêter le cours du temps, le cours de la vie, pour pouvoir
enfin pleurer toutes les larmes de son corps. La tristesse, ça
pouvait parfois même ressembler à du désespoir.
***
— Tu m’as l’air un brin paumée, non ?
La fille était un peu forte, blonde. Surtout, elle était habillée
comme un arc-en-ciel, une bonne dizaine de couleurs vives
superposées qui se terminaient en un magnifique béret couleur
framboise. Derrière les grands yeux bleus, le sourire était
avenant, aucun doute là-dessus.
— En fait, oui, répondit Verlaine. Complètement perdue.
Je suis censée aller vers le bâtiment F, mais je ne comprends
absolument rien aux marques sur le sol.
— Ces trucs-là ? fit la fille en désignant négligemment du
doigt les flèches de couleur par terre.
Du bleu, du vert, du jaune, du violet se mélangeaient dans
une espèce de tortillon mal foutu, à mi-chemin entre les grandes
sucettes torsadées de fêtes foraines et une glace italienne rendue
folle par trop de parfums. Les flèches se séparaient ensuite,
partant chacune dans des directions différentes, en serpentant
entre la grande cour et les différents bâtiments du lycée.
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— T’en occupe pas ! continua la fille. C’était le projet d’une
prof d’arts plastiques pour décorer le lycée et orienter les élèves.
Mais ils se sont complètement plantés dans les directions et les
couleurs. Personne n’y comprend rien. Ça ne sert juste à rien.
C’est devenu une sorte d’œuvre d’art.
— Ah, répondit simplement Verlaine.
Elle comprenait mieux à présent les quelques minutes qu’elle
venait de passer dans le trouble le plus total, se faisant un beau
nœud d’angoisse devant les spaghettis multicolores échappés
d’une toile de Jackson Pollock. Elle ajouta :
— Bon, au moins, ça fait un peu de couleurs…
— Tu dis ça à cause de moi ? Parce que je m’habille avec plein
de couleurs ?
Les sourcils de la fille s’étaient soudain réunis au-dessus de
l’arête de son nez, transformant la douceur de son visage poupon
en une expression de colère. Verlaine fut prise au dépourvu.
— Non, non, pas du tout, bafouilla-t-elle.
— Tu trouves aussi que je ressemble à une espèce de gros
arc-en-ciel moche ?
— Mais, enfin, non, je te dis. Pas du tout. Absolument pas.
Je parlais juste de ces spaghettis stupides qu’il y a sur le sol…
Je ne parlais absolument pas de toi !
La fille jaugea Verlaine pendant quelques secondes, les sourcils
toujours froncés sous le béret framboise, puis son visage s’éclaira
d’un seul coup, comme si rien ne venait de se passer, et elle lui
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tendit brusquement la main comme on le fait entre garçons
dans les films.
— Salut, moi c’est Angela.
Un peu surprise par ce geste brusque, comme par les soudains
et étranges changements d’humeur de la fille, Verlaine saisit la
main.
— Salut. Moi c’est Verlaine… Verlaine Brown.
— Whoa, trop classe, le nom !
Un rire bruyant, aigu, un tantinet hystérique. Un visage qui
change encore de forme pour exprimer d’un coup la joie et l’en-
thousiasme. Elle était vraiment spéciale.
— Ben, moi, c’est juste Angela, dit-elle en retirant sa main.
Angela tout court. C’est d’accord ?
— C’est d’accord.
Mais que répondre d’autre à Angela-tout-court ?
— On va au même endroit, bâtiment F, reprit Angela. Tu n’as
qu’à me suivre. On est dans la même classe. Je t’avais repérée
pendant l’appel.
— Tu dis ça à cause de ma couleur ?
Verlaine n’avait pas réfléchi. C’était sorti tout seul. Le fait
d’être métisse, sans doute, tout juste débarquée comme d’une
montgolfière dans un établissement chic de province où les
noirs et les colorés n’étaient pas bien nombreux. En tout cas,
rien de comparable avec le 20e arrondissement ou le lycée
Hélène-Boucher. Mais Verlaine s’en voulut aussitôt de sa saillie
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humoristique car Angela-tout-court s’était arrêtée d’un coup,
comme pétrifiée, bouche bée.
— Mais non, pas du tout ! fit-elle en retrouvant son sourire.
C’est juste à cause de tes Doc bleues que je t’avais remarquée.
De leur couleur à elles. Elles sont trop belles !
Et elle repartit de son rire clair avant d’enchaîner, avec le plus
grand sérieux du monde :
— Tu m’as fait rigoler, Verlaine Brown. Et crois-moi, ce n’est
pas tout le monde !
Elle replaça la lanière de son sac sur son épaule, un peu comme
un coureur qui prépare une course de fond, et lâcha pleine d’en-
train :
— Il faut qu’on se grouille. Cette prof est connue pour être
stricte et détester les retards. Pas la peine de se faire repérer dès
le premier jour.
Angela-tout-court partit comme un bolide et Verlaine lui
emboîta le pas, serpentant sur les fils de couleur au sol, en
essayant tant bien que mal de mémoriser le chemin. Elles traver-
sèrent la cour au milieu de quelques élèves qui attendaient
patiemment leur tour d’appel. Encore des dizaines de visages
inconnus, des looks de toutes sortes, des yeux endormis ou des
langues bien déliées. Verlaine retrouva un bref instant l’am-
biance de l’an passé, quand elle avait débarqué en seconde dans
son lycée sur le cours de Vincennes. Et puis, le souvenir s’effaça
d’un coup, aussi subitement qu’il était apparu. Elle pénétra à la
suite d’Angela dans le bâtiment F, un gros machin en pierre de
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taille, impressionnant, qui devait dater du xviiie siècle, comme
tout le reste du lycée. Et elle réalisa que c’était maintenant que
sa journée débutait vraiment.
***
— Alors, tu la trouves comment, la classe ?
— Plutôt pas mal, non ?
Angela-tout-court regarda fixement Verlaine. Visiblement,
elle attendait un peu plus que cette réponse diplomatique,
lâchée du bout des lèvres.
— Ça veut dire quoi ton « pas mal » ?
Après une matinée de rentrée avec la prof principale, coupée
par une longue récré, Verlaine avait eu largement le temps de se
faire un avis plus complet. Elle chercha un bref instant ses mots,
puis répondit d’une traite :
— Que les gens ont l’air plutôt cool dans l’ensemble. Qu’il y
a déjà des bandes et que c’est normal. Mais que tout le monde
n’a pas l’air de se connaître encore et que c’est plutôt bon signe
pour moi. Que je ne me sens ni comme une extraterrestre, ni
comme un soldat paumé en territoire ennemi… Voilà, je crois
que ça veut dire un peu tout ça, mon « pas mal ».
— Je vois, répondit laconiquement Angela.
Elle attrapa son sac posé dans le couloir et lança gaiement :
— Bon, on peut aller manger, non ? Je te montre la route.
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Encore des couloirs, encore des escaliers, encore la cour prin-
cipale, encore les spaghettis Pollock, encore cette belle lumière
d’été qui baignait tout le lycée et faisait scintiller les feuilles des
arbres. Encore des centaines de visages inconnus en tous sens, et
la queue devant le réfectoire.
— On est au premier service, on a du bol, fit Angela.
— Elle est bonne, la cantine ?
— Pour une végétarienne comme moi, ça va être un peu dur.
Mais sinon, oui, ça va.
— Ah, tu es végétarienne ?
— Oui, mais pas depuis longtemps, répondit-elle en arborant
un sourire charmeur. En fait, je commence. J’ai vu un truc
dingue à la télé sur comment on traitait les animaux. Et puis, je
suis tombée amoureuse cet été d’un petit chevreau trop mignon
qui allait finir dans une assiette. Je me suis dit que ce n’était pas
juste, qu’on n’était pas du tout obligé de manger de la viande…
— Ah.
Verlaine se souvenait de la crise végétarienne de sa mère,
quelques années auparavant. Elle n’avait forcé personne à la
suivre. Mais les placards de l’appartement s’étaient soudain
remplis de tofu, de céréales aux noms étranges, de graines
inconnues, de trucs séchés japonais ; et le frigo, de dizaines de
légumes à éplucher. La grande révolte des carnivores n’avait pas
tardé à éclater. Son père avait été élevé aux hamburgers dans un
quartier du Queens, à New York. Difficile pour lui d’adhérer à
ce qu’il appelait la « nourriture pour oiseaux » avec une grimace
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de dégoût. Il n’avait aucune envie de trahir son boucher préféré
qui tenait boutique juste au bas de la rue et lui dégotait d’im-
pressionnants T-bone steacks façon Lucky Luke, qu’il grillait
amoureusement à la poêle. Puis tout s’était peu à peu calmé.
Sa mère avait commencé par racheter discrètement du jambon,
et avait enchaîné tranquillement sur une autre lubie. Comme
d’habitude.
— Et tes parents, ils en disent quoi ? demanda Verlaine.
Ce n’est pas forcément simple une végétarienne à la maison.
— Ma mère a râlé un peu. Mon père s’en contrefiche du
moment qu’il peut manger sa bavette-frites. Mes deux frangins
se moquent de moi, évidemment, ces gros imbéciles. Mais tu
sais, c’est encore tout neuf. Ça ne fait que trois jours.
— Ah.
Angela s’arrêta et se tourna brusquement vers elle, alors que la
queue avançait de plusieurs mètres, laissant d’un coup un grand
vide entre elles deux et le reste des élèves.
— Tu sais, tu fais souvent « ah » quand je te raconte un truc…
— Ah ?
— Tu vois !
— Mais, non, se défendit Verlaine. C’est juste que je t’écoute,
que je suis concentrée sur ce que tu me racontes. Ce « ah » doit
certainement me permettre de réfléchir à ce que tu me dis, c’est
tout.
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— Alors, ce n’est pas un « ah » qui veut dire que tu trouves
débile que je sois devenue végétarienne depuis seulement trois
jours ?
— Il faut bien commencer, non ?
— C’est exactement ce que j’ai répondu à mes crétins de fran-
gins. Ils font du rugby. Être végétarien, pour eux, ça ressemble
à une maladie dangereuse.
Derrière fusèrent quelques « Faut avancer ! » alors que le vide
s’agrandissait encore devant elles. D’un mouvement rageur,
Angela leva aussitôt son poing en l’air en hurlant :
— Eh, oh, c’est bon ! On peut quand même discuter, non ?
On ne va pas vous la voler, votre cantine !
Quelques sifflets retentirent, pendant qu’Angela avançait la
tête haute, le dos droit, fière comme un militaire à la parade,
affichant clairement son dédain pour ce que les gens pouvaient
bien penser de sa conduite. Verlaine se dit qu’avec ce caractère
elle ne devait pas avoir que des amis dans la cour du lycée.
Puis, un peu plus tard, quand la jeune fille négocia âprement
deux assiettes pleines de petits pois à la place de la viande au
menu – bloquant la file du self pendant trois bonnes minutes
jusqu’à ce que la dame de service abandonne la partie et lui
serve ce qu’exigeait son nouveau statut de végétarienne –,
Verlaine se dit qu’il valait mieux ne pas se mettre au travers de la
route d’Angela-tout-court lorsqu’elle avait une idée en tête.
Il y avait foule dans le réfectoire. Au milieu du brouhaha des
conversations et du choc des couverts sur les assiettes, elles avan-
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cèrent à la recherche de deux places libres. Verlaine suivait
Angela, observant le bel ordonnancement des tables de quatre
ou huit places, les plantes vertes en plastique qui grimpaient sur
des treillis de bois en délimitant les espaces, les grandes fenêtres
qui éclairaient la pièce de la lumière extérieure. C’était bien
différent de ce qu’elle avait connu l’année dernière. Pour la
première fois de la matinée, elle s’avoua que, peut-être, le lycée
Léon-Blum pouvait avoir quelques avantages.
Angela stoppa au milieu d’une rangée, avisant deux places à sa
droite, sur une grande table où papotaient déjà une demi-dou-
zaine de filles dont les visages disaient vaguement quelque chose
à Verlaine. Elle en reconnut deux ou trois qui étaient dans leur
classe. Une belle brune leva brusquement la tête en direction
d’Angela et lança :
— Vous pouvez vous mettre avec nous ! Il reste de la place et
on a pratiquement terminé.
Angela marqua un temps d’arrêt, puis se tourna d’un coup
vers Verlaine pour lui chuchoter :
— Tu es d’accord pour qu’on se pose avec ces pimbêches ?
— Pas de problème, je ne connais personne.
— N’empêche, c’est ton premier jour. Je ne voudrais pas te
coller dans un plan galère au milieu d’une basse-cour de dindes.
Parce qu’il ne leur manque que les plumes aux fesses, à celles-là,
je te jure.
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Et elle haussa les épaules. Elles prirent place en bout de table,
face à face. Verlaine lança un « salut » poli à la tablée. La jolie
brune lui répondit aussitôt avec un sourire engageant.
— Salut. Verlaine, c’est ça ? Moi, c’est Marion. Je t’avais
repérée dans la classe ce matin.
Verlaine lui rendit son sourire mais, échaudée, ne réitéra pas
sa sortie sur la « couleur ». À sa grande surprise, c’est Angela qui
s’en chargea aussitôt, à la vitesse de l’éclair et avec un ton sarcas-
tique et une violence sourde qui étonnèrent Verlaine.
— Oui, sûrement à cause de la couleur…
Marion plissa les yeux et fixa Angela avec une brusque envie
de meurtre collée à la rétine. Puis son visage se radoucit et elle
répondit d’une voix calme :
— Absolument pas. C’est juste que je n’avais encore jamais vu
Verlaine au lycée, et j’en profite pour lui souhaiter la bienvenue.
Sauf, bien sûr, si tu y vois un inconvénient, ma chère Angela ?
Angela fit celle qui n’avait rien entendu et plongea dans son
assiette de petits pois. Verlaine était impressionnée par la voix de
Marion. Un ton d’une grande douceur, lisse et suave. Si Angela
s’était dérobée, Marion, elle, ne la quittait pas des yeux. Elle
poursuivit avec un regard malicieux :
— Et si tu veux absolument parler de couleurs, Angela, les
seules qui m’ont sauté aux yeux ce matin sont celles de la magni-
fique tenue que tu portes aujourd’hui. Quelque chose me dit
que tu as décidé de nous gâter encore cette année…
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Les conversations cessèrent brusquement autour de la table,
transformée en un petit théâtre où se jouait une scène de duel
ou de western.
Les yeux se rivèrent sur Angela, dont la fourchette venait de
s’arrêter à mi-hauteur, pile entre son assiette et sa bouche.
Marion continuait à sourire, imperturbable, un sourire de
magazine, figé et impénétrable, seulement éclairé par une étin-
celle de moquerie dans ses grands yeux marron, au maquillage
soigné. Angela reposa tranquillement sa fourchette, faisant
rouler au passage quelques petits pois sur la table. Puis elle
tourna la tête pour plonger son regard dans celui de Marion.
— Je ne comprends pas bien le sens de ton « encore ». Que
veux-tu dire par là ?
Marion continuait à sourire, mais son regard s’était durci.
— Je veux dire que tu nous as gratifiés l’an passé d’un festival
quotidien de couleurs. Et que je me réjouis de pouvoir profiter
encore cette année de ce véritable feu d’artifice qui t’a valu une
certaine renommée dans la cour du lycée.
Angela sourit à son tour, toutes dents dehors, mais comme un
fauve qui se prépare à attaquer.
— Tu veux sans doute parler de ce « gros arc-en-ciel moche »
qui m’a collé aux basques toute l’année dernière ? Un surnom
qui ne t’était pas étranger, je crois bien me rappeler.
Le ton de la voix n’était pas monté et Angela porta avec la
même douceur son estocade finale.
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— C’était drôle, piquant, enlevé, délicat. Tout à ton image.
Mais, tu vois, Marion, je préfère ressembler à un arc-en-ciel,
même moche, qu’à un nuage gris qui n’annonce que de la pluie
et de l’ennui.
Marion était effectivement tout habillée de nuances cendrées.
Elle était mince et belle, mais dégageait quelque chose de strict,
d’apprêté, qui était à l’exact opposé de l’exubérance joyeuse et
un peu foutraque d’Angela. Marion inclina la tête, en signe de
défaite, puis se leva pour prendre son plateau, immédiatement
suivie par les trois filles qui l’accompagnaient. Mais elle glissa à
Verlaine en passant :
— Je ne suis pas certaine que tu aies fait le meilleur choix
d’amie pour ton premier jour dans ce lycée. Mais c’est vrai que
cette pauvre Angela est tellement seule… C’est très gentil de ta
part de t’occuper d’elle, en tout cas.
Le petit groupe quitta la salle sans se retourner. Angela n’avait
pas relevé la tête. Elle avait toujours sa fourchette posée à côté
de son assiette et semblait totalement absorbée dans la contem-
plation de ses petits pois. Verlaine ne savait trop quoi faire,
même si elle sentait que c’était à elle de relancer la conversation.
— Vous êtes de sacrées bonnes copines on dirait… glissa-t-elle
pour tirer Angela de son brusque mutisme.
Celle-ci releva enfin la tête.
— Je la déteste. Mais comme on va refaire une année dans la
même classe, j’attaque dès la rentrée : défense de territoire. Cette
fille est une vipère. Tout ce qui l’intéresse, c’est être au centre
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de l’attention, être la plus populaire. Elle peut tuer pour ça.
— Tu n’exagères pas un peu ?
— Non, c’est sérieux. Je ne suis pas près d’oublier ce « gros
arc-en-ciel moche » sorti l’air de rien devant la moitié de la
classe… Et en plus c’est complètement faux que je sois seule !
Cette dernière phrase avait été lâchée avec un peu trop de
véhémence pour être crédible. Marion avait certainement
appuyé où ça faisait mal.
Angela enchaîna en fixant Verlaine :
— C’est juste que je suis un peu excentrique et que ça fout
parfois la trouille aux gens coincés, tu ne crois pas ?
Le regard était insistant. Verlaine y décela aussi une lueur de
tristesse qui la prit au dépourvu. Angela avait soudain l’air d’une
petite fille affolée qui cherche de l’aide.
— Tu me trouves du genre bizarre, toi aussi ?
— Pas du tout. Tu le dis toi-même : tu es un peu excentrique,
tu es végétarienne depuis trois jours, tu aimes les couleurs vives
et les arcs-en-ciel. Tu es surtout du genre à aider une fille pour
son premier jour dans un nouveau lycée quand elle est complè-
tement emberlificotée dans des spaghettis de couleur… Je ne
trouve pas que ça fasse de toi une fille du « genre bizarre ».
— Ben, t’es trop chouette, toi, Verlaine Brown.
Le rire d’Angela résonna et fit se retourner quelques têtes des
tables alentour. Puis la jeune fille replongea vaillamment dans
son assiette en lâchant avec entrain que ce petit combat verbal
avec Marion lui avait ouvert l’appétit. Verlaine l’observa avaler
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ses petits pois avec un acharnement méthodique et se dit que
cette Angela-tout-court était décidément une drôle de fille. Très
originale, certes. Un peu bizarre, sans doute. Un peu seule,
certainement. Mais une chouette fille, assurément.
***
Verlaine sortit du lycée et bifurqua vers la droite pour rentrer
chez elle. Le visage baigné de soleil, elle remonta l’avenue Pasteur
et réalisa qu’elle s’était naturellement coulée dans cet après-midi
de rentrée, sous l’aile protectrice d’Angela-tout-court. Elle avait
retrouvé ses vieilles habitudes, je-sors-mes-affaires-j’écoute-et-
je-prends-des-notes, ses automatismes de bonne élève qui aime
apprendre et faire les choses bien. Elle avait l’impression de se
retrouver à nouveau sur des rails, avec des repères et des codes
qu’elle connaissait – sentiment apaisant après les semaines qui
venaient de s’écouler, dans la tension du déménagement et de
l’installation. En marchant ainsi en plein soleil, dans l’ambiance
des bruits de la ville, juste un peu fatiguée par sa journée, juste
un peu épuisée par tout ce flot de nouveautés, elle réalisa qu’elle
se sentait bien. Simplement bien.
Et aussi soudainement, elle ne reconnut plus du tout l’endroit
où elle était. Plongée dans ses pensées, elle avait continué à
avancer sur l’avenue Pasteur et avait raté la rue Diaz, à droite,
celle qui devait la ramener jusqu’à l’appartement. Consciente de
ne pas avoir marché trop longtemps, elle revint tranquillement
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sur ses pas. Ses yeux furent attirés par une vitrine de l’autre côté
de la rue. Quelques guitares la regardaient, des électriques, des
acoustiques, de toutes tailles, formes et couleurs. Elle traversa
prestement l’avenue, comme attirée par un aimant.
Celle-là était magnifique. Petite et ronde, juste ce qu’il fallait,
décorée comme un meuble précieux, mais sans ostentation. La
goutte noire qui bordait le dessous de la rosace soulignait la
discrète beauté de l’instrument. Verlaine entendit distinctement
dans sa tête le son cristallin des six cordes qui résonnaient sous
ses doigts. Elle avait déjà vu ce modèle, en photo dans des maga-
zines, mais ne se souvenait pas d’en avoir été si proche, simple-
ment séparée par une vitrine. Elle lut le nom gravé sur la tête de
manche : « Martin ». Elle connaissait, bien sûr, la plus célèbre
des marques américaines de guitare acoustique, celle qui depuis
un siècle était tant appréciée des stars de la musique. C’était
donc une petite Martin acoustique en bois clair, dans la devan-
ture du magasin.
Verlaine leva la tête et déchiffra le nom : La Boutik à Zik.
À deux pas de chez elle. Un endroit où elle pourrait acheter ses
cordes, ses médiators, humer l’odeur chaude du bois et des
vernis, regarder les belles guitares, rêver d’en avoir une peut-être
un jour. Et cela la mit soudain en joie, ce hasard qui avait déposé
un magasin de musique dans sa nouvelle géographie.
Elle poussa la porte vitrée encombrée d’autocollants et
entendit aussitôt le joyeux « ding-ding » d’une clochette annon-
çant l’arrivée des clients. Son regard fit instantanément le tour
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du magasin. La pièce n’était pas très grande, et encombrée de
guitares : des neuves rutilantes sous leur vernis, des plus vieilles
un peu plus ternes et cabossées, des basses et quelques amplis.
Sur une large étagère noire au-dessus du comptoir s’alignaient
des paquets de cordes et des câbles emballés dans leur plastique.
Au sol, une épaisse moquette grise avait connu des jours meil-
leurs. Des magasins de musique, Verlaine en avait vu de bien
plus grands et de bien plus beaux, à Paris, au pied de la colline
de Montmartre. Mais celui-là lui plaisait, avec ses airs de caverne
d’Ali Baba et tout son bazar qui semblait tenir debout par
magie ou par erreur. Elle s’avança et commença à observer une
belle guitare acoustique Guild qui devait avoir au moins vingt
ans. Elle s’agenouilla pour observer de plus près le bois de la
caisse.
— Hé, la petite demoiselle, faites gaffe avec votre sac à dos !
Verlaine sursauta. La voix était un peu rocailleuse et voilée,
encombrée par la cigarette, et lui avait fait une frousse de tous
les diables. Elle se releva lentement et se retourna vers le
comptoir. Un type au visage en lame de couteau, des cheveux
noirs plaqués en arrière et l’air pas aimable. Une vraie tête à
jouer les vampires dans une mauvaise série télé.
— Votre sac a failli faire tomber une guitare, continua-t-il en
la fixant de ses petits yeux sombres. Faut faire attention, made-
moiselle. Vous voulez bien l’enlever ?
Verlaine déglutit, très mal à l’aise, retira son sac et parvint à
articuler :
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— Oui, excusez-moi, je suis désolée.
Ce n’était pas du tout ce qu’elle avait en tête. Elle pensait très
fort : « Dis donc, espèce de Nosferatu de carnaval, si tu crois
m’impressionner avec tes grands airs et ton petit magasin
minable ! J’en ai déjà vu des bien plus grands et avec des mecs
autrement plus aimables derrière le comptoir. » Mais ce n’était
évidemment pas la chose à dire. En plus, il avait raison, Nosfe-
ratu. Il y avait bien une guitare électrique juste derrière elle, une
Fender Telecaster qui ne semblait plus risquer grand-chose,
mais devait valoir l’équivalent de trois mille années de son
argent de poche hebdomadaire.
— Je peux vous renseigner, mademoiselle ?
Nosferatu commençait à l’énerver avec sa fausse politesse et
ses « mademoiselle ». Ça se voyait comme le nez au milieu de
la figure qu’il voulait qu’elle déguerpisse au plus vite. Verlaine
le fixa en se redressant et dit de son ton le plus détaché :
— En fait, non merci, monsieur. Je ne faisais que passer.
Au revoir.
Elle entendit distinctement le « ding-ding » de la cloche, mais
pas la réponse à son « au revoir ». Le type avait dû disparaître
derrière son comptoir, reparti se cacher dans son cercueil de
vampire. Verlaine s’attarda dehors pour admirer à nouveau la
petite Martin dans la vitrine, puis reprit sa route. Elle retrouva
rapidement la rue Diaz et ses repères géographiques : la boulan-
gerie, le moche bar-tabac de l’angle, la pharmacie avec son
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enseigne verte clignotante… Nosferatu pouvait l’attendre long-
temps, elle ne remettrait pas les pieds dans son gourbi.
***
En entrant dans l’appartement silencieux, Verlaine Brown eut
brièvement l’impression de s’être trompée de porte. Puis, parmi
les piles de cartons qu’il restait encore à ouvrir, elle retrouva
quelques repères : les meubles, le tapis chamarré, l’imposante
peinture abstraite qu’elle avait toujours connue et qui trônait à
présent sur le mur du salon. Son esprit recomposa peu à peu la
configuration de son nouveau lieu de vie. Mais elle eut bien du
mal à se dire : « Voilà, c’est chez moi. » Elle préféra rejoindre sa
chambre.
Elle prit sa guitare, qui n’était peut-être pas aussi belle que
celle de la vitrine de Nosferatu, mais c’était la sienne, avec ses
reflets crème et sa belle décoration nacrée autour de la rosace.
Comme chaque soir, ses doigts glissèrent sur le manche. Elle ne
cherchait rien de précis, pas d’harmonie particulière, laissant les
accords prendre forme sous sa main gauche et les arpèges se
dérouler au bout de sa main droite. Pour l’instant, le simple
contact des cordes sous ses doigts suffisait à la rassurer ; après
cette première journée au lycée, Verlaine eut l’impression de
reprendre pied. Elle retrouvait les sons, le glissement des notes,
l’assemblage des accords. Elle pouvait enfin se laisser aller dans
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ce territoire qu’elle avait maintes fois arpenté, où elle venait
puiser souffle et énergie, où elle redevenait elle-même.
Elle se mit à travailler et refit tourner les accords compliqués
du « Blackbird » des Beatles*, une chanson de Paul McCartney*
qu’elle adorait. Même après une semaine de travail, elle n’arri-
vait toujours pas à coordonner son chant et l’enchaînement des
accords de sol et de do. Au bout d’une dizaine de minutes, elle
se détacha de la chanson pour n’en garder que la structure
harmonique. Bientôt une mélodie lui vint sur une première
descente d’accord de do. Sa voix suivit la progression harmo-
nique des arpèges.
At the back of the house,
There’s a garden of delight…
Les mots étaient venus tout seuls…
Elle regrettait l’appartement de Paris, la
présence rassurante de son père à son retour de
l’école. Elle voulait un endroit chaleureux où elle
se sentirait chez elle. Son esprit avait imaginé
cette « maison » où la porte de derrière donnait sur un « jardin
des délices ». Un endroit calme et rassurant où il faisait bon
vivre. Elle passa en la mineur, puis trouva un refrain accrocheur
en sol qui collait parfaitement à la petite mélodie en forme de
berceuse qui avait pris forme.
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Chansons et thèmes instrumentaux
Paroles, musique et arrangements : Goulven Hamel.
(sauf « Where did you sleep last night » : traditionnel américain ;
« L’Ennemi » : texte de Charles Baudelaire)
Guitares, instruments : Goulven Hamel.
Violoncelle : Marie-Pierre Pinard.
Voix : Alix Rabot (Verlaine Brown) et Maëlle Goldstain (Angela Simon).
Loops et programmations : Éric Orthuon.
Enregistré, mixé et masterisé à l’été 2015 au studio DYNAVOLT,
La Chaumontelais, 35390 Grand Fougeray par Éric Orthuon.
Achevé d’imprimer en août 2015 en Italie par Legoprint. N° d’édition : 15287.
Dépôt légal : octobre 2015.
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13,90 € TTC Francewww.fl euruseditions.com
Après le divorce de ses parents et son départ de Paris avec sa mère, une nouvelle vie commence pour Verlaine Brown. Lycée, copains, quartier : elle a tout à découvrir ! Heureusement sa guitare acoustique et son amour de la musique l’aident à faire face à ces changements.
Lorsque les élèves organisent un concert pour financer un voyage à Liverpool sur les pas des Beatles, la vie de Verlaine s’éclaire soudain d’une nouvelle lumière… Pourquoi ne pas monter un groupe et donner vie aux mélodies qui l’habitent ? Dans cette aventure, réussira-t-elle à dépasser jalousies et rivalités ? À préserver ses amis et son premier amour ?
Entourée de l’extravagante Angela, du beau batteur Léo et du colérique Mick, Verlaine se révèle peu à peu à elle-même et à tous ceux qui croient en son talent...
Un roman qui se prolonge en musique, une experience unique !
Scannez les flashcodes au fil de votre lecturepour écouter les chansons de Verlaine Brown
sur le site www.verlainebrown.com !
Goulven Hamel est guitariste rock, compositeur, journaliste et auteur de plusieurs romans ados sur la musique (collection « Backstage », Nathan).
Illus
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