Edouard François — Article Télérama 2011

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Projet Collage Urbain à Champigny-Sur-Marne

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LE DÉFICIT DE LOGEMENTS EST SURTOUT CRIANT EN RÉGION PARISIENNE.

L’arrêté d’expulsion est arrivé par la poste. Frêle, les yeux cernés, Brigitte Regard, 62 ans, intermittente du spectacle actuellement au RSA, en a perdu « le goût de lire, et même d’écou-ter de la musique ». Au bar-tabac du coin, tétanisée, elle fixe le trottoir : « Avec la trêve hivernale, j’ai gagné un léger sursis mais, le 15 mars, c’est la rue qui m’attend. » Brigitte n’est pas une squatteuse, elle a toujours payé son loyer et ne demande qu’une chose : rester dans ce quartier de Paris, entre Beaubourg et Arts-et-Métiers, où elle vit depuis quarante-deux ans. En 2003, la propriétaire de son immeuble décide de vendre à un fonds de pen-sion, qui s’empresse de le revendre à la découpe. On propose alors à Bri-gitte de racheter son appartement au tarif « préférentiel » de 175 000 € pour 40 m2. Elle fait le tour des proches, des banques. Impossible.

Heureusement, son nouveau pro-priétaire, un investisseur qui n’est ja-mais venu voir son bien, n’a pas cher-ché à la déloger, et c’est à lui qu’elle paye, depuis, ses 600 € de loyer. Arri-vée en fin de bail en juin dernier, elle a reçu son congé car l’appartement est de nouveau à vendre, mais vide cette fois. Prix affiché  : 450 000 €. Soit plus de 10 000 € le mètre carré, et, en huit ans, 158 % d’augmentation ! Tout est légal, tout est normal.

Comment en est-on arrivé là ?En France, le marché décide, à la vente comme à la location. Pas de contrainte, juste le prix maximum. A moins d’obtenir un logement social (elle a déposé une demande en 2004, mais n’est pas seule sur la liste), Bri-gitte n’a aucune chance de trouver une surface équivalente pour un prix abordable. Et, quand bien même, pas une agence n’accepterait de la rece-voir, vu ses « références » : pour pos-tuler, il faut gagner quatre fois le loyer et présenter des garanties en béton ! Il en est ainsi dans toutes les villes où la pression démographique est forte et le déficit de logements criant, Paris et la petite couronne, Lyon, Nantes, Montpellier… Après guerre, les ex-perts n’avaient pas prévu le baby-boom, l’exode rural, le recours à l’im-migration, les rapatriés d’Algérie : avec la même cécité, ils n’ont pas vu venir, ces vingt dernières années, les divorces (un couple sur trois), les fa-milles monoparentales, le vieillisse-ment de la population (plus trois mois par an) et les 2,1 enfants par femme qui font que la population française augmente de 400 000 per-sonnes tous les ans. Sous cette pres-sion mal anticipée, dans les agglomé-rations, les prix de l’immobilier se sont envolés de 120 % depuis 2000, et ceux de la relocation (quand l’appar-

tement change de locataire) de 50 % à 90 %. Christophe Robert, de la Fon-dation Abbé-Pierre 1, constate que, « en 1980, un ménage consacrait 13 % de son budget à se loger et 25 % pour se nourrir. En 2010, le rapport est inversé. Les Français dépensent pour avoir un toit sur la tête le quart de leurs reve-nus, voire la moitié pour les plus jeunes ou les plus pauvres ! ». Les heureux primo-accédants, qui, jusque dans les années 2000, s’endettaient sur quinze ans, voient leurs emprunts courir sur vingt-cinq, voire trente ans  ! Pour payer un peu moins cher, beaucoup s’installent toujours plus loin des centres… et passent des heures, et une fortune, dans les transports.

Dans ce scénario tendu, au moindre accroc – chômage, sépara-tion, maladie – tout part de travers. La crise qui frappe depuis 2008 n’ar-range rien : selon l’OFCE, pour 100 chômeurs de plus, 45 familles basculent sous le seuil de pauvreté. Dix millions de personnes sont au-jourd’hui touchées par le mal-loge-ment (précarité, surendettement, insalubrité, suroccupation), 1,2 mil-lion attendent un HLM, 100 000 sont à la rue. Selon un récent son-dage 2, un Français sur deux craint de se retrouver SDF.

Les remèdes qui ne marchent pas

« Une France de propriétaires », avait promis le candidat Sarkozy en 2007. Quatre ans plus tard, le compte n’y est pas : avec 58 % de propriétaires occu-pants, la progression n’est que de deux points. Au sein des classes moyennes supérieures, la propriété gagne doucement du terrain, même si c’est plus difficile qu’avant. Les mé-nages modestes, eux, qui, selon la Fondation, représentaient 45 % des acquéreurs de résidences principales en 2003, ne sont plus que 30 %, voire moins. « Dans ce joli schéma libéral, la

Dix millions de mal-logés, cent mille sans domicile. En France, avoir un toit ne va plus de soi. Si le chantier pour sortir du marasme est immense, des solutions existent. Enquête.

LA CRISE DU LOGEMENT CAMPAGNE 2012

A lireL’Etat du mal-logement en France, 16e rapport annuel,Fondation Abbé-Pierre.Pour sortir de la crise du logement,Regards croisés sur l’économie, no 9, mai 2011, éd. La Découverte, 15 €.

A voirSquat, la ville est à nous, documentaire de Christophe Coello, en salles depuis le 2 novembre.L’habitat

en pièces☞

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solution miracle de la “maison à 100 000 €” de Jean-Louis Borloo est un fiasco : il s’en est construit 800, et plu-tôt à 120 000 €, sans le terrain ! » s’em-porte Thierry Repentin, sénateur de la Savoie, spécialiste au PS des ques-tions de logement. « Quant au nou-veau prêt à taux zéro censé aider l’ac-cession des classes moyennes – le fameux TPZ+ lancé par François Fillon en janvier dernier –, il n’est plus assujetti à un plafond de ressources et profite donc pour plus du tiers aux ca-tégories les plus riches. » Coût pour la collectivité : 500 millions d’euros.

Reste que la propriété du logement – rêve de 90 % des Français –, n’est pas nécessairement la panacée clairon-née par Nicolas Sarkozy en campagne

– « une sécurité en cas de chômage, une garantie de niveau de vie au moment de la retraite, un capital à transmettre aux enfants… » Parfois, surtout pour les plus modestes, c’est un piège : 720 000 ménages vivent dans des co-propriétés dégradées, loin de tout, in-vendables, comme à Clichy-sous-Bois ou Montfermeil, d’où sont parties les émeutes de 2005.

Enfin, il y a les niches fiscales type « Robien » ou « Scellier », qui permet-tent aux propriétaires de déduire de leurs impôts des investissements im-mobiliers s’ils s’engagent à louer pen-dant neuf ans. « Un scandale ! pour Christophe Robert. Non seulement on construit des logements inadaptés, trop chers, là où il y a peu de demandes

– dans les petites villes –, mais, en plus, ça coûte des fortunes à l’Etat ! Un loge-ment HLM qui restera toujours dans le parc locatif coûte à construire 130 000 €, dont 35 000 € d’aide pu-blique. Pour un appartement compa-rable, mais disponible neuf ans seule-ment via le dispositif Scellier, le fisc abandonne entre 40 000 et 50 000 € ! »

Reste une avancée majeure du quinquennat Sarkozy : le Dalo ou droit au logement opposable, qui per-met, depuis 2008, à toute personne mal-logée de se retourner contre l’Etat. Fin 2010, 176  223 recours avaient été déposés, dont les deux tiers en Ile-de-France. Au final, 19 000 personnes ont pu être relogées. Beaucoup d’autres, malgré une déci-sion favorable, sont restées sur le car-reau. Les préfets manquent de loge-ments et les solutions qu’ils mettent alors en œuvre sont économique-ment absurdes. Il vaudrait mieux,

Bègles : ça se trame autour du tram La Communauté urbaine de Bordeaux prévoit d’atteindre le million d’habitants en 2030. Il faudra donc construire d’ici là 50 000 logements. Mais pas n’importe où. L’idée est d’éviter le mitage et l’étalement urbain. A Bègles, l’une des 27 communes concernées, le maire Vert Noël Mamère veut tricoter de l’urbain « le long des lèvres du tracé du tram ». L’idée de l’élu, en partie réalisée, est, d’une part, de rendre à la nature et à la promenade friches, lacs et marais qui jalonnent son territoire et, d’autre part, de densifier les zones déjà habitées, surtout si elles sont bien desservies. Le long de la ligne de tram qui, en 2013, reliera le futur lycée Kyoto au centre de Bordeaux en moins de dix minutes, il a déjà mené des opérations lourdes de rénovation urbaine. A la cité Yves-Farges, par exemple, zone de non-droit qui partait à vau-l’eau, deux tours sont tombées, mais les barres ont été réhabilitées, plutôt joliment, avec, pour tous les habitants, de grands balcons-loggias. De petits immeubles et des maisons de ville, des commerces en rez-de-chaussée attirent une nouvelle population. Ravie d’avoir à deux pas l’arrêt du tram de Terres-Neuves.

dans l’urgence, maintenir les gens dans leurs appartements en indemni-sant les propriétaires plutôt que de les reloger, fort cher, à l’hôtel.

Par où la sortie ?« Il faut construire, et massivement, dit Jean-Baptiste Ayrault, de l’associa-tion Droit au logement (DAL). Il manque dans les grandes aggloméra-

tions un million de logements, dont 600  000 HLM. Rien qu’en Ile-de-France, il en faudrait 70 000 par an pour rattraper le déficit, on est à peine à 40 000. » Sur ce front, l’Etat avait dé-jà tendance à réduire ses aides. Le plan de rigueur annoncé par François Fillon le 7 novembre va freiner encore les choses, comme le dénonce l’Union sociale pour l’habitat : « La hausse des

À BÈGLES, RÉHABILITATION DU QUARTIER DE TERRES-NEUVES ET AMÉNAGEMENTS LE LONG DU TRACÉ DU TRAM VONT BON TRAIN.

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taux réduits de la TVA du bâtiment à 7 %, contre 5,5 %, coûtera au secteur 225 millions d’euros par an. En outre, le plafonnement à 1 % de la hausse de l’aide personnalisée au logement (APL, 6 millions de bénéficiaires) touchera directement les plus modestes. » Tout reposera désormais sur les maires qui, eux aussi, traînent parfois des pieds, comme le déplore l’un d’eux, Thierry Repentin, élu de Sonnaz, près de Chambéry : « Les plans locaux d’urba-nisme (PLU) permettent de con-traindre les promoteurs à construire jusqu’à 30 % de logements sociaux. » Appliqués à Rennes ou à Saint-Ouen, ces programmes « mixtes », où, dans les mêmes immeubles, se côtoient des gens d’origines et de conditions différentes, permettent de casser les ghettos, de retrouver ce qui res-

semble à de la ville. Dans cette re-cherche de la mixité, « il faut aussi renforcer la loi relative à la solidarité et au renouvellement urbains (SRU), qui impose 20 % de logements sociaux sur une commune, et remonter ce seuil à 25 %, martèle encore Thierry Repen-tin. Et les pénalités doivent être signifi-catives en cas de non-respect. Au-jourd’hui, l’amende est de 450 € par logement non réalisé, je propose de la remonter à 15 000 €, ce qui correspond à ce que la commune mettrait si elle construisait vraiment des HLM. »

Il faut aussi favoriser le logement « intermédiaire ». Jusqu’en 1985, les investisseurs institutionnels, dits « zinzins » (fonds de pension, compa-gnies d’assurances), avaient l’obliga-tion d’investir une part de leurs avoirs dans l’immobilier locatif, avec des loyers plafonnés accessibles aux classes moyennes. Du jour où la loi a lâché du lest, 800  000 logements qu’ils possédaient sont partis à la dé-coupe (proposés à l’achat d’abord à leur locataire, puis sur le marché). Et tant pis pour les familles qui n’ont pas pu acheter et ont quitté les centres-villes. « Aujourd’hui, explique Thierry

Boulogne-sur-Mer : l’architecte, c’est ma voisine…L’office HLM voulait démolir le quartier Delacroix-Molinet, sur les hauteurs de Boulogne-sur-Mer. Une cité de transit de 60 maisons mitoyennes construites en 1975, en piteux état. Mais que faire des 240 habitants – pour beaucoup des familles nombreuses, au RSA, qui surnagent grâce à l’aide sociale ? L’architecte Patrick Bouchain, fana de solution alternative, y a mis son grain de sel : en l’occurrence, Sophie Ricard, 28 ans, tout juste diplômée d’archi, une énergie folle. Sa mission : rénover la cité sans bouger les habitants. Mieux, en les impliquant. Premier acte : elle emménage sur place, dans un studio où elle habite depuis un an. Puis elle installe une « maison du chantier », toujours ouverte, où régulièrement elle anime des ateliers. Pour expliquer le projet et faire en sorte que les gens se l’approprient : choix des matériaux, couleurs, finitions… Dans la foulée, des artisans, qui emploient chacun un jeune du quartier en insertion, ont commencé le gros du chantier : isolation, réparation des toitures. Dans la rue, ça discute. Les voisins brouillés se reparlent. Cet hiver, ils repeindront eux-mêmes leurs maisons. Même le bailleur est sous le charme : à 400 € par mètre carré, l’opération lui coûte deux fois moins cher qu’une rénovation « normale ».

“ “En 1980, un ménage consacrait 13 % de son budget à se loger et 25 % pour se nourrir. En 2010, c’est l’inverse.” FONDATION ABBÉ-PIERRE

À BOULOGNE-SUR-MER, L’ARCHITECTE SOPHIE RICARD ASSOCIE LES HABITANTS À LA RÉNOVATION DU QUARTIER DELACROIX-MOLINET.

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HLM : QUI PAYE QUOI Un office HLM est une société d’économie mixte présidée par un élu. Il autofinance les logements qu’il construit, en recourant pour 70 % à l’emprunt auprès de la Caisse des dépôts. L’Etat accorde une subvention de 1 000 € par logement (elle était de 6000 € en 2000), soit moins de 1 % du coût. Les collectivités locales ont dû porter leur participation à 11 % (2% en 2000).

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A Champigny, l’architecte Edouard François empile en mille-feuille maisons, barres et pavillons. Osé !

La crème des HLM

cette opération doit être regardée de près. Un million de logements sont à construire d’urgence en France, sur-tout en banlieue parisienne, où le manque est le plus criant. Si un futur président de la République décidait de choisir l’habitat comme priorité, il faudrait vraiment s’interroger : com-ment produire des logements par milliers en retricotant une ville dense avec intelligence ? Jusqu’alors, les programmes menés un peu partout sous l’égide de l’Anru (Agence natio-nale pour la rénovation urbaine), mé-lange de petits collectifs et de pa-villons, sont corrects, mais ennuyeux.

« Et pour recréer un centre-ville, les élus optent pour du pastiche d’ancien et construisent tout à la même hauteur, dit Edouard François. Si on mélan-

Repentin, les “zinzins”, qui n’ont pas fait que de bonnes affaires en Bourse, semblent vouloir revenir sur ce mar-ché pépère, qui, bon an mal an, fait ses 3 % de rendement. »

Le modèle allemand en matière de régulation des prix devrait également nous inspirer. Certes, la pression dé-mographique y est moins forte et l’offre de logements mieux répartie. Mais, dans les villes, les locataires, qui représentent 70 % des habitants, ont à leur disposition un outil, le Mietspiegel (littéralement : « miroir des loyers »), qui, sur chaque quartier, donne annuellement la fourchette des prix. Si un propriétaire dépasse de plus de 10 % le maximum pratiqué, il est possible de se retourner contre lui. Pour fluidifier le marché et lutter contre la spéculation, il faudrait aussi mettre en place des mécanismes fis-caux incitant les propriétaires à vendre ou à louer. En France, deux millions de logements sont inoccu-pés, et pas seulement dans les cam-pagnes reculées. Huit villes, dont Pa-ris, Toulouse ou Lyon, ont instauré à titre expérimental une taxe sur la va-cance. En quelques mois, entre 40 % et 50 % des appartements vides sont retournés sur le marché, dont cer-tains dans le cadre d’un contrat Soli-bail tel que l’a imaginé le DAL : c’est la collectivité qui se porte garante face au propriétaire et qui gère la location.

Ce type de taxation pourrait aussi s’appliquer aux terrains à bâtir. Tho-mas Piketty, professeur à l’Ecole nor-male supérieure et proche du PS, en appelle ainsi à une refonte de la taxe foncière, qui serait remplacée par un « impôt sur le patrimoine » , incluant le foncier. Sa valeur serait recalculée chaque année en fonction des fluc-tuations du marché : « Ainsi, un ter-rain inoccupé, plutôt que de prendre de la valeur en dormant, risquerait, à terme, d’en perdre », explique Piketty. Le type même de chantier casse-gueule qui, dans un premier temps, ne fait que des mécontents. Mais, en début de mandat, le courage poli-tique, face à la plus grande inégalité qui soit, celle du toit, est une option possible • LUC LE CHATELIER 1 La Fondation Abbé-Pierre interpelle les candidats à la présidentielle au travers d’une « mobilisation générale pour le logement » soutenue par une pétition, accessible sur www.mobilisationlogement2012.com 2 BVA pour Emmaüs en 2006.

E☞

Edouard François, architecte, regarde son rêve devenir réalité. Un in-croyable mille-feuille urbain. Un em-pilage de maisons de ville, de barres HLM et de pavillons individuels. Une centaine de logements sociaux au to-tal. Du jamais-vu, en cours d’achève-ment. Nous sommes dans la banlieue parisienne, sur le plateau de Champi-gny-sur-Marne. Dans les années 1960, comme des champignons, les tours et les barres d’un grand ensemble y avaient poussé, reliées par des ave-nues d’une largeur «  stalinienne  ». Pour boucher les trous entre les bâti-ments, on avait saupoudré de pa-villons le terrain restant libre. Pas ter-rible, comme urbanisme. Le projet d’Edouard François vise à le raccom-moder. D’un courage exemplaire,

SUR LE TOIT D’UNE BARRE DE TROIS ÉTAGES, DES PAVILLONS SONT POSÉS EN BIAIS… ET DANS LE VIDE !

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geait les genres et les gabarits, cela pourrait encore passer. Mais, en géné-ral, on prend un modèle et on le tartine partout. En reproduisant la même er-reur qu’avec les grands ensembles. » Exemple type : Issy-les-Moulineaux, avec ses nouvelles rues rectilignes co-piées sur le Paris haussmannien. Si-nistre. Edouard François, lui, préfère le mélange : « La qualité de la ville n’est pas l’harmonie mais la complexité. On peut donc accepter de grands écarts de vocabulaire, de hauteur et de style. »

Ce qu’Edouard François construit à Champigny a donc pour but d’orga-niser le désordre, de le magnifier. « On m’a demandé d’amener la beauté, et j’ai refusé. Vouloir la créer à cet en-droit-là ne pouvait que rendre les choses encore plus chaotiques et inco-hérentes. La beauté aurait été idiote, égoïste, abandonnée, comme tombée par hasard en plein carrefour. » Alors, l’architecte est revenu à la pensée ré-currente de son travail : le contexte. « Qui n’est ni beau ni laid, mais qu’on doit respecter. Et je me suis dit qu’il s’agissait de réconcilier les différentes typologies existantes. Actuellement, elles ne se parlent pas, car elles sont trop extrêmes : le pavillon d’un côté et la barre de l’autre. » Un peu plus loin à Champigny s’alignent aussi des mai-sons de ville, étroites, à deux étages.

« On sent une certaine humanité, les gens sont heureux dans ces maisons. Je me suis dit que la bonne intervention serait peut-être de superposer ces trois modèles, sans état d’âme. »

Nous y voilà : aussi étonnant que cela paraisse, son mille-feuille hy-bride de six étages s’insère avec natu-rel dans l’environnement. Le long de l’avenue, les maisons de ville, avec chacune leur entrée, recréent un centre. Plus il y a de portes ouvrant sur la rue, plus il y a de vie, et plus cha-cun se sent chez soi. On appelle cela le collectif individualisé. Entre les maisons, des escaliers conduisent aux logements des niveaux supé-rieurs. Au-dessus, une barre de trois étages adresse un clin d’œil à ses voi-sines alentour. A l’arrière, les appar-tements possèdent un jardin suspen-du de quinze mètres carrés. « Et tous les logements sont traversants, pour l’air et la lumière », insiste l’architecte. Pour les surfaces, pas de miracle, le programme suit le cahier des charges. 66 m2 pour un trois pièces. Et 2,50 m de hauteur sous plafond. C’est la norme. Plus haut coûterait plus cher. Mais il faut s’interroger : en France, la surface moyenne des appartements est de 60 m2 contre 110 en Espagne. C’est la plus faible d’Europe. La petite taille conjuguée aux plafonds trop

bas crée des volumes inconfortables. D’autant que les Français grandissent, eux. Les normes en matière de sur-face et de hauteur sont donc à revoir. Sinon, de nombreux ménages conti-nueront à préférer les pavillons. Jus-tement, ici, quelques chanceux pour-ront avoir le leur, posé sur le toit de la barre. Le rêve. Disposés en biais, ils débordent un peu sur le vide avec hu-mour et poésie.

Au-dessus d’une couche d’isolant destiné à satisfaire la norme BBC (bâ-timent basse consommation), les ma-tériaux, là aussi, s’accordent au contexte banlieusard « assez sympa-thique » : tuile rouge, zinc, cuivre, vo-lets de bois et crépi aux tons chauds qu’Edouard François qualifie de « pop ». Avec tous ces escaliers et ces jeux de hauteur, on se croirait un peu à Montmartre ou à Ménilmontant.Il reste une inconnue : comment les habitants vont-ils s’approprier le pro-jet ? Les coursives menant aux appar-tements pourraient constituer un point faible : si les locataires ne respec-tent pas l’espace collectif, si celui-ci est

mal entretenu, l’ambiance risque de devenir moins riante. Pour le moment, « pas le moindre tag sur la palissade du chantier », remarque l’architecte.

Edouard François a déjà remporté une partie de son pari : recréer une at-mosphère citadine agréable avec les contraintes du logement social (cons-truire pour 1 700 euros le mètre carré), et montrer qu’on peut, qu’on doit, oser être créatif en banlieue. Une ville réus-sie, on a envie de venir la visiter. D’y ha-biter. D’en parler avec fierté. Comme les Campinois pourront parler avec fierté de Champigny. Et si le prochain président ou la prochaine présidente de la République allait y faire un tour ? Il ou elle pourrait y puiser l’idée d’une banlieue réconciliée avec elle-même, inventive, et décider que se généra-lise une offre d’habitations abon-dante, variée, séduisante. Il est temps de mettre en chantier le Grand Paris du logement • XAVIER DE JARCY

REPORTAGE PHOTOS LÉA CRESPI

POUR TÉLÉRAMA

LA MAQUETTE DU “MILLE-FEUILLE”, QUI DEVRAIT ACCUEILLIR UNE CENTAINE DE LOGEMENTS SOCIAUX AU TOTAL.

“La qualité de la ville n’est pas l’harmonie mais la complexité. On peut donc accepter de grands écarts de style” ÉDOUARD FRANÇOIS

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