Eber - l'Économie Expérimentale

129
Nicolas Eber Marc Willinger L’économie expérimentale

Transcript of Eber - l'Économie Expérimentale

  • Nicolas EberMarc Willinger

    Lconomieexprimentale

  • ISBN 2-7071-4602-1

    Le logo qui figure au dos de la couverture de ce livre mrite une explication. Sonobjet est dalerter le lecteur sur la menace que reprsente pour lavenir de lcrit, toutparticulirement dans le domaine des sciences humaines et sociales, le dveloppementmassif du photocopillage.

    Le code de la proprit intellectuelle du 1er juillet 1992 interdit en effet express-ment la photocopie usage collectif sans autorisation des ayants droit. Or, cettepratique sest gnralise dans les tablissements denseignement suprieur, provo-quant une baisse brutale des achats de livres, au point que la possibilit mme pour lesauteurs de crer des uvres nouvelles et de les faire diter correctement est aujourdhuimenace.

    Nous rappelons donc quen application des articles L. 122-10 L. 122-12 du Codede la proprit intellectuelle, toute reproduction usage collectif par photocopie, int-gralement ou partiellement, du prsent ouvrage est interdite sans autorisation duCentre franais dexploitation du droit de copie (CFC, 20, rue des Grands-Augustins,75006 Paris). Toute autre forme de reproduction, intgrale ou partielle, est galementinterdite sans autorisation de lditeur.

    Si vous dsirez tre tenu rgulirement inform de nos parutions, il vous suffitdenvoyer vos nom et adresse aux ditions La Dcouverte, 9 bis, rue Abel-Hovelacque,75013 Paris. Vous recevrez gratuitement notre bulletin trimestriel la Dcouverte.Vous pouvez galement retrouver lensemble de notre catalogue et nous contacter surnotre site www.editionsladecouverte.fr.

    ditions La Dcouverte, Paris, 2005.

  • Introduction

    Le 9 octobre 2002, le prix de la Banque de Sude en sciencesconomiques, en mmoire dAlfred Nobel fut attribu DanielKahneman (psychologue de luniversit de Princeton,tats-Unis) et Vernon L. Smith (conomiste de luniversitGeorge Mason, tats-Unis). Daniel Kahneman a t distingu pour avoir introduit en sciences conomiques des acquis de larecherche en psychologie, en particulier concernant les juge-ments et les dcisions en incertitude , et Vernon Smith pouravoir fait de lexprience en laboratoire un instrument danalyseconomique empirique, en particulier dans ltude de diffrentesstructures de march . Lun et lautre ont en commun le recours lexprimentation en tant que mthode dinvestigation scien-tifique dans le domaine de lconomie.

    Que de chemin parcouru en quelques dcennies ! Les cono-mistes les plus prestigieux ont en effet longtemps dfendu lideque lexprimentation ntait pas possible en conomie. Pour unemajorit dconomistes, leur discipline est une science tho-rique mais pas exprimentale, limpossibilit davoir recours lexprimentation tant prcisment ce qui la distingue dessciences appliques telles que la physique, la chimie ou labiologie. Dans ldition de 1985 de son clbre manuel Lcono-mique, Paul Samuelson crivait dans son introduction : Nous nepouvons pas nous livrer, comme le chimiste ou le biologiste, des expriences contrles, mais, linstar de lastronome, nousdevons nous contenter essentiellement dobserver.

    Cette ide dominante sur limpossibilit de recourir lexpri-mentation en conomie a volu depuis une vingtaine dannes,lconomie exprimentale passant dune place marginale uneplace fondamentale dans la recherche contemporaine daprs

  • Roth [1995a, p. 19] *, le terme conomie exprimentale auraitt utilis pour la premire fois par lAllemand Heinz Sauer-mann la fin des annes 1960. Ds 1989, Charles Plott, lundes pionniers de lconomie exprimentale, na pas hsit ouvrir un colloque gnraliste par un discours intitul Lconomie deviendra-t-elle une science exprimentale ? [Plott, 1991]. Le prix de la Banque de Sude en sciences cono-miques en mmoire dAlfred Nobel attribu Kahneman etSmith en 2002 vient finalement couronner cette monte enpuissance de lconomie exprimentale. cet gard, lvolu-tion de la position de Paul Samuelson est significative : dans ladernire dition de ses Principes, il consacre presque une pageentire lexprimentation en conomie. De mme, lun desplus minents thoriciens contemporains, Ariel Rubinstein[2001, p. 625], nhsite pas crire, avant lattribution du prix Kahneman et Smith : Le succs de lconomie exprimentalenest pas discutable. Lconomie exprimentale est entre danslorthodoxie de lconomie.

    Aujourdhui, lconomie exprimentale est devenue unebranche part entire de la science conomique. Elle dispose,depuis 1998, dun journal spcialis (Experimental Economics),dune association scientifique spcifique (Economic Science Asso-ciation), ainsi que douvrages de rfrence (notamment le Hand-book of Experimental Economics dit par Kagel et Roth [1995] oule Handbook of Experimental Economics Results dit par Plott etSmith [2005]), de manuels [Davis et Holt, 1993 ; Friedman etSunder, 1994] et de sites web qui lui sont ddis (cf., par exemple,le site de Charles Holt : www.people.virginia.edu/~cah2k ou celuidAlvin Roth : www.economics.harvard.edu/~aroth).

    Le champ de lconomie exprimentale

    Une exprience en conomie consiste crer un environnementcontrl afin de reproduire artificiellement une situation refltantles conditions de la thorie conomique. Diffrentes procduressont utilises. De plus en plus souvent, les exprimentalistes ontrecours un laboratoire dans lequel les sujets, cest--dire lesparticipants, sont isols les uns des autres et interagissent

    * Les rfrences entre crochets renvoient la bibliographie en fin douvrage.

    LCONOMIE EXPRIMENTALE4

  • uniquement via un rseau informatique. Cet outil permet decontrler la communication entre les sujets et denregistrer lesdonnes de faon exhaustive. Lexprimentateur enregistre lesdcisions prises par les sujets et les gains quils ralisent au furet mesure du droulement de lexprience. Ces donnes sontensuite confrontes aux hypothses que lon cherche tester.

    Lide fondamentale de lexprimentation en conomie(comme dans dautres sciences exprimentales) est de simulerlabstraction de la thorie dans le cadre aseptis dun labora-toire. Il y a plusieurs avantages cette dmarche : 1) lobserva-tion des faits dans leur environnement naturel ne permet pasdisoler avec prcision les multiples facteurs susceptibles de lesprovoquer, ni de quantifier leur influence respective ;2) certaines situations sont trs difficiles observer, soit parcequelles sont rares, soit parce quelles ncessitent une combi-naison particulire de facteurs ; 3) certaines situations cono-miques ne sont observables qu la condition que certainespolitiques publiques soient mises en uvre. Lexprimentationpermet de provoquer ces situations et den observer les cons-quences. Lconomiste rejoint ainsi le physicien et ses exp-riences en laboratoire. Cette approche est complmentaire desautres dmarches empiriques utilises en conomie et engestion, savoir lanalyse statistique des donnes de la compta-bilit publique et prive, les enqutes et ltude de terrain au senslarge. Ces techniques, qui consistent observer des faits en envi-ronnement non contrl, ont forcment une pertinence limitelorsquil sagit de comparer les rsultats empiriques la thorie.Le recours lexprimentation, la place des techniques clas-siques, permet de minimiser les alas quintgrent ncessaire-ment les donnes naturelles . Bien sr, lexprimentationpossde ses propres limites et ses inconvnients qui devien-dront apparents au fil des chapitres de cet ouvrage. Il faut doncla considrer comme une mthode complmentaire qui permet depallier certaines insuffisances des mthodologies classiques.

    On attribue gnralement trois objectifs lconomie expri-mentale. Le premier est de tester les prdictions des thories oudes modles, en les confrontant des donnes obtenues dansun environnement contrl, cest--dire dans des conditions lesplus proches possible de la thorie. Lorsque les rsultats expri-mentaux contredisent les prdictions thoriques, un dialoguefcond sinstaure, lequel contribue gnralement enrichir lathorie. Le deuxime objectif est exploratoire, lorsque la thorie

    INTRODUCTION 5

  • Encadr 1. La prsentation des protocoles exprimentaux

    Sur la forme, nous avons opt pour une prsentation didactique, en prsentant,chaque fois que cela tait possible, des protocoles exprimentaux simplifis sousforme dencadrs. Cette dmarche a une motivation essentiellement pdago-gique : nous invitons le lecteur se plonger directement dans lexprience etesprons ainsi faciliter sa comprhension du texte. Il convient de prciser que lesprotocoles exprimentaux prsents dans louvrage sont des versions simplifiesdes protocoles rels, plus dtaills et plus formels, utiliss dans lexprimentation finalit de recherche. Pour chaque exprience, nous renverrons larticle derfrence et nous encourageons le lecteur consulter la version rigoureuse duprotocole.

    est absente ou incomplte ou lorsquon cherche simulerlvolution possible dune situation relle. Un troisime objectifest laide la dcision : lexprimentation permet au dcideurpublic de tester lefficacit de certaines options de politique oudvaluer limpact de mesures rglementaires, et au dcideurpriv de simuler des stratgies de march ou organisationnelles.Finalement, au-del de ces objectifs explicites, le recours lexp-rimentation a apport des innovations en matire de pdagogiedans lenseignement des sciences conomiques. Limplication deltudiant dans une situation de prise de dcision rend souventplus intuitifs et plus concrets certains concepts et mcanismes.

    Dans cet ouvrage introductif, notre ambition premire est dedonner au lecteur un aperu de ltendue du champ dapplica-tion de la mthode exprimentale. L conomie exprimen-tale est avant tout une mthode (chapitre I). Cette mthode estapplique aujourdhui presque tous les champs de lconomie,en particulier la thorie des choix (chapitre II), au fonctionne-ment des marchs (chapitre III) et aux interactions stratgiques(chapitre IV).

    Bien entendu, cet ouvrage na pas lambition daborder demanire exhaustive lensemble des domaines couverts parlconomie exprimentale. Nous avons donc retenu les princi-paux (choix individuels, marchs, interactions stratgiques),mais tous les champs de lanalyse conomique peuvent poten-tiellement se prter une dmarche exprimentale.

    LCONOMIE EXPRIMENTALE6

  • Encadr 2. Les prcurseurs

    Parmi les prcurseurs de lconomieexprimentale, figurent des cono-mistes de renom tels que EdwardChamberlin ou les Nobel Maurice Allais,John Nash et Reinhard Selten.

    Dans les trois principaux champsdapplication actuels de lconomieexprimentale, la thorie de la dci-sion, la thorie de lorganisation indus-triel le et la thorie des jeux, lespremires expriences apparaissentdans les annes 1950, voire avant(cf. Roth [1995a, p. 4-21], pour desdtails sur lhistoire de lconomieexprimentale).

    Dans le domaine de la thorie de ladcision, la premire exprience estsouvent attribue Thurstone [1931]qui, en utilisant des techniques expri-mentales issues de la psychologie, cher-chait valuer la pertinence de lareprsentation des prfrences par lescourbes dindiffrence. Dans les annes1950, lexprimentation se dveloppeavec comme objectif principal dvaluerla porte de la thorie des choix enpasse de devenir la thorie dominante, savoir la thorie de lesprancedutilit labore par von Neumann etMorgenstern [1944]. Alors que lestoutes premires expriences (parexemple, celle de Mosteller et Nogee[1951]) donnent des rsultats pluttfavorables cette thorie, Allais [1953]la remet en question de faon radicalesur la base dune argumentation expri-mentale. Dans les annes 1970, lespsychologues Daniel Kahneman etAmos Tversky (dcd en 1996) vontbien plus loin en dveloppant unprogramme de recherche qui remet enquestion la rgle de comportementfondatrice de la thorie conomique, savoir la maximisation de lutilit souscontrainte. Ces auteurs dveloppentgalement, sur la base de leurs

    observations exprimentales, unethorie descriptive, la thorie des pers-pectives (prospect theory), vritablealternative la thorie de lesprancedutilit. Dune manire gnrale, le trsvaste programme de recherche expri-mentale sur les choix individuels(notamment en situation de risque),lanc par Allais et dvelopp parKahneman et Tversky, a engendr undialogue trs riche, entre conomisteset psychologues dune part, et entrethoriciens et exprimentalistes delautre. de nombreux gards, cedomaine constitue un archtype de larecherche exprimentale, dans le sensdu dialogue fcond entre thorie etexprimentation.

    Dans le domaine des marchs, lapremire exprience est due Cham-berlin [1948]. Ce dernier simule, dansune salle de classe, un march (avec destudiants dans le rle dacheteurs ou devendeurs) et cherche tester les limitesdu modle de concurrence pure etparfaite ainsi que la pertinence de sonmodle de concurrence monopolis-tique. Les travaux de Chamberlin serontensuite poursuivis par Vernon Smith,qui avait dailleurs particip en tantqutudiant lune de ces expriences.Smith montre notamment que, dans unmarch double enchre (cest--direun march sur lequel lacheteur et levendeur peuvent tous deux proposerun prix), les prix convergent rapide-ment vers lquilibre concurrentiel. Surle plan mthodologique, Smith seragalement un prcurseur dans linfor-matisation des expriences en gnralet des marchs exprimentaux enparticulier.

    Dans le domaine des interactionsstratgiques, la premire exprience estsouvent attribue Melvin Dresher etMerrill Flood qui, en 1950, exprimen-tent un jeu simple destin valuer laporte prdictive du concept dqui-libre que leur collgue John Nash vient

    INTRODUCTION 7

  • dinventer. Ce jeu deviendra clbrepuisquil sagit l de la premire formu-lation du dilemme du prisonnier. Par lasuite, les thoriciens des jeux nhsite-ront pas associer leurs travaux tho-riques une recherche exprimentale. Il

    est dailleurs notable que, parmi lesprcurseurs de lexprimentation dansle domaine des interactions strat-giques, figurent les plus grands nomsde la thorie des jeux : Nash, Selten,Shubik ou Schelling.

    LCONOMIE EXPRIMENTALE8

  • I / Mthodologie

    Lconomie exprimentale se dfinit comme lutilisation delexprimentation comme mthode dinvestigation en conomie. Ilsagit donc avant tout dune mthode dont nous prsentons lesprincipales caractristiques dans ce premier chapitre. Nouspartirons de la description prcise du droulement dune exp-rience partir dun exemple (1) qui nous servira de fil rouge pourapprhender les diffrentes facettes de la dmarche exprimen-tale en conomie (2).

    Quest-ce quune exprience en conomie ?

    Un exemple

    Pour comprendre en quoi consiste une exprience enconomie, nous allons prendre un exemple simple et reprsen-tatif. Il sagit dune exprience portant sur un jeu de contributionvolontaire un bien public et dont les instructions simplifies sontdcrites dans lencadr 3 (voir page suivante).

    Dans ce jeu, la dcision de chaque participant est de contri-buer pour un montant de son choix un bien public. En ralit,un bien public peut reprsenter une action collective ou uninvestissement collectif dont tous les participants vont bnfi-cier, quelle que soit leur contribution.

    Sous lhypothse de comportement standard, cest--dire queles individus sont des gostes rationnels cherchant maximiserleur gain individuel, la prdiction est que personne ne contribueraau bien public. En effet, chaque individu se dit : si les autres necontribuent pas, alors je nai pas intrt le faire non plus (sinon

  • Encadr 3. Le jeu du bien public

    Ce jeu concerne quatre joueurs ne pouvant pas communiquer. Chacun desquatre joueurs (dont vous ) reoit dix jetons et peut soit les conserver pour lui,soit contribuer une cagnotte commune. Le gain de chaque joueur est gal :(2 euros nombre de jetons conservs) + (1 euro nombre total de jetons placspar tous les joueurs dans la cagnotte commune).

    [Par exemple, si vous conservez cinq jetons et que les trois autres partici-pants placent douze jetons en tout, votre gain sera gal : (2 5) + (1 17)= 27 euros].

    Combien de jetons placez-vous dans la cagnotte ?

    je perdrais de largent) ; si les autres contribuent, alors je naipas intrt contribuer (sinon, je gagnerais moins). Un jetonconserv rapporte deux euros, alors quun jeton plac dans lacagnotte rapporte seulement un euro. On pourrait objecter ceraisonnement quun jeton plac dans la cagnotte a plus devaleur car il rapporte un gain tout le monde : si les quatreparticipants investissaient chacun la totalit de leurs jetons dansla cagnotte, chacun gagnerait 40 euros, soit le double de ce quilgagne en conservant ses jetons pour lui seul. Mais, dans unepopulation dindividus gostes rationnels, personne ninvestirapour en faire profiter les autres, car chacun anticipe que lesautres se comporteront exactement de la mme faon. Pire, siun participant anticipait que les autres placeront la totalit deleur dotation, il pourrait raliser un gain de 50 euros en conser-vant ses jetons. Cette situation correspond un dilemme social,un problme autant tudi en psychologie sociale et en sciencepolitique quen conomie. Il existe pour chaque participant unestratgie dominante qui consiste ne rien placer dans lacagnotte, alors que, du point de vue de lintrt gnral, chacundevrait investir la totalit de sa dotation.

    Linterprtation conomique du jeu est trs simple puisquecelui-ci met en scne le phnomne bien connu de passagerclandestin dans le financement des biens publics (dfensenationale, scurit, clairage public, routes, protection delenvironnement, etc.). La thorie conomique standard prditque les individus tenteront de profiter du bien public en vitant,autant que possible, de participer son financement, tout enesprant que les autres membres de la collectivit accepterontde le faire. Le jeu du bien public permet prcisment demettre les sujets dans cette situation de conflit entre leur intrt

    LCONOMIE EXPRIMENTALE10

  • individuel ne pas contribuer ( se comporter en passager clan-destin) et lincitation sociale participer au financement du bienpublic.

    Face au jeu simplifi prsent dans lencadr 3, les joueurscontribuent en moyenne hauteur de cinq jetons. Plus gnra-lement, dans les jeux de biens publics, les sujets contribuententre 40 % et 60 % de leur dotation initiale [Ledyard, 1995].Ces observations exprimentales sont en contradiction formelleavec la prdiction thorique (contribution nulle) et font parconsquent douter de luniversalit du comportement purementgoste (et socialement sous-optimal) de passager clandestin mis en exergue par la thorie conomique standard.

    vu du ct du sujet

    Comment se droule cette exprience en rgle gnrale ?Prenons le cas le plus frquent dune exprience mene dans unesalle dconomie exprimentale.

    Chaque sujet recrut pour lexprience est affect un boxindividuel en arrivant sur les lieux de lexprience, afinquaucune communication, mme visuelle, ne soit possible entreles sujets. Un code confidentiel est attribu chaque sujet afinde prserver son anonymat, avant, pendant et aprs lexp-rience. Dans le box, il sassoit devant un cran dordinateur. Lesinstructions sont communiques soit directement traverslcran, soit plus frquemment sur un support papier pourquelles restent facilement accessibles tout au long de lexp-rience. Aprs une premire lecture individuelle en silence desinstructions, une lecture orale est ralise par un assistant delexprimentateur. Cette tape est trs importante car elle permetaux sujets de raliser que tout le monde a reu les mmes instruc-tions. Sinon, leur comportement pourrait tre influenc par leurscroyances ou leur incertitude quant aux instructions des autresparticipants. Avant le dmarrage de lexprience, un question-naire de comprhension ( choix multiples) soumis aux sujetspermet lexprimentateur de sassurer que tous les partici-pants ont bien compris le jeu et les procdures qui seront misesen uvre. Si le sujet commet une ou deux erreurs, lexprimen-tateur vrifie directement avec lui sa comprhension. Dans laplupart des cas, il sagit dune erreur dinattention. Dans des cas,trs rares, certains sujets ne comprennent rien, en gnral parcequils manquent de connaissance de la langue du pays o

    MTHODOLOGIE 11

  • lexprience a lieu. Dans ces cas, il est ncessaire de remplacer lesujet dfaillant par un autre, tout en lui versant un ddomma-gement forfaitaire pour sa participation.

    Aprs le questionnaire, ou parfois la place de celui-ci, despriodes dessai sont ralises afin de familiariser les sujets aveclenvironnement graphique et les procdures. Ensuite, lexp-rience proprement dite commence.

    Dans lexprience du bien public, le sujet voit apparatre uncran de dcision sur lequel on lui rappelle le numro de lapriode de jeu (dans le cas, frquent, o le jeu est rpt), lenombre de jetons dont il dispose pour cette priode, et ses gainsaccumuls depuis le dbut de lexprience ( la priode 1, cemontant est nul). Ensuite, il doit entrer le nombre de jetons quilveut investir dans la cagnotte et valider. Ds que les quatre parti-cipants ont pris leur dcision, apparat, pour chacun deux, uncran de rsultat, sur lequel figurent le montant total plac parles quatre participants dans la cagnotte, le gain ralis du place-ment dans la cagnotte, le gain ralis avec les jetons conservs etle gain total. Ces informations sont communiques individuel-lement chaque participant.

    En gnral, le mme jeu est rpt plusieurs fois de suite afinque les participants puissent, partir des ralisations passes,modifier leur dcision. Lobjectif de cette rptition est de mettreen vidence si les effets dapprentissage font converger ou nonles contributions observes vers la solution thorique. Silsouhaite tester des effets de groupe, lexprimentateur choisirade rpter le jeu avec les mmes groupes, les sujets tantinforms de cela dans les instructions. Sil souhaite, au contraire,tudier lapprentissage individuel, chaque nouvelle priode, lesgroupes seront forms de faon alatoire dans une populationlargie de participants. En effet, une exprience met toujours enparallle plusieurs groupes simultanment pour des raisonsdanonymat et afin de minimiser le nombre de sessions raliserpour obtenir suffisamment de donnes pour le traitementstatistique.

    la fin de lexprience (et toujours de manire anonyme), lesujet reoit le montant des gains quil a accumuls au cours delexprience, selon les modalits annonces au dpart dans lesinstructions (paiement global de tous les gains ou paiementdune ou plusieurs priodes tires au sort, paiement dun seulsujet tir au sort, etc.).

    LCONOMIE EXPRIMENTALE12

  • vu du ct de lexprimentateur

    Quel est le travail exact de lexprimentateur ? En amont delexprience, il a bien videmment identifi un problme cono-mique spcifique. Par exemple, il cherche valuer la robustessedu comportement de passager clandestin et dterminerquels mcanismes incitatifs permettent de limiter ce comporte-ment sous-optimal. Pour cela, lexprience sur le jeu du bienpublic semble approprie puisquelle met en scne de faonsimple un dilemme social travers un problme de contributionvolontaire un bien public. Lexprimentateur rdige alors lesinstructions correspondant ce jeu et envisage, pour les diff-rents tours quil fait jouer aux sujets, des variantes lui permet-tant dtudier leffet de certaines variables sur la contributionmoyenne. Par exemple, il peut faire jouer un tour dans lequelles quatre joueurs peuvent communiquer entre eux et comparerles contributions moyennes obtenues avec celles observes enlabsence de communication.

    Pour la ralisation de lexprience, il convoque (le plussouvent en tirant au sort des participants dans un pool devolontaires inscrits pralablement) un certain nombre de sujets.Bien entendu, plus le nombre de sujets est important, plus lesrsultats seront fiables, mais plus lexprience sera coteuse.Lorsquune exprience se droule dans une salle dconomieexprimentale, la contrainte du nombre de postes informatiquesdisponibles limite le nombre de sujets (entre quinze et trenteen gnral). Dans ce cas, lexprimentateur devra organiser unnombre minimum de sessions afin de disposer de suffisammentde donnes indpendantes pour pouvoir valider statistiquementles rsultats.

    Une fois lexprience ralise et les donnes collectes, il reste lexprimentateur analyser ces donnes laide des outilsstatistiques et conomtriques habituels. Il labore les statis-tiques descriptives de son chantillon de sujets puis effectue desanalyses statistiques afin, par exemple, de mesurer des diff-rences de comportement entre catgories de sujets (par exemple,entre les hommes et les femmes) et/ou entre les traitementseffectus (par exemple, entre le traitement avec groupes fixes etle traitement avec groupes variables). Ces analyses doivent luipermettre de valider ou dinvalider les hypothses quil avaitformules au moment de llaboration de son protocoleexprimental.

    MTHODOLOGIE 13

  • La dmarche exprimentale

    Dfinitions et principes

    Un protocole exprimental est un ensemble de procduresincluant des instructions, une catgorie de sujets, des incita-tions pour les sujets, des rgles du jeu, etc. Un traitement est uneversion particulire du protocole, qui correspond en gnral unjeu de paramtres spcifiques.

    Dans notre exemple du jeu du bien public, le protocolerassemble lensemble des procdures adoptes, du choix du lieude lexprience (par exemple, une salle dconomie exprimen-tale informatise) aux instructions donnes aux sujets. Laversion de lexprience avec groupes fixes correspond un trai-tement, la version avec groupes variables un autre traitementdu mme protocole.

    Le principe fondamental de lconomie exprimentale rsidedans le contrle de lenvironnement que permet la mthode. Uneexprience consiste crer, en laboratoire, une situation refl-tant les conditions de la thorie conomique, conue et doncen principe entirement contrle par lexprimentateur. Cestprcisment dans ce contrle que rside la spcificit de ladmarche exprimentale par rapport dautres mthodesdinvestigation empiriques utilises en conomie. Cependant, leniveau de contrle exprimental de lconomiste est loin dtrecomparable celui du physicien ou du chimiste. En physiqueou en chimie, la mthode exprimentale permet un contrlequasi parfait de lenvironnement, en ce sens quil est possibledliminer toutes les influences sur le comportement de lobjetdtude autres que celles contrles par lexprimentateur. Celaest possible car les objets dtude, les particules lmentairesou les composants chimiques, sont compltement interchan-geables et dfinis par un petit nombre de caractristiques facile-ment mesurables (nombre datomes, composition chimique,etc.). En conomie, au contraire, un tel degr de contrle delenvironnement nest tout simplement pas possible dans lamesure o chaque sujet vient dans le laboratoire avec sa proprehistoire et constitue en soi un objet trs complexe. Par construc-tion mme, les comportements observs dans une exprience enconomie rsultent donc inluctablement dune interaction entrelhistoire personnelle du sujet et les conditions de laboratoirecres par lexprimentateur.

    LCONOMIE EXPRIMENTALE14

  • Le contrle de lenvironnement dans lequel il mne son inves-tigation permet lexprimentateur de minimiser les alas, maisassure galement que son tude pourra tre reproduite, condi-tion fondamentale de toute dmarche scientifique. Contrle delenvironnement et possibilit de reproduction des tudesmenes sont les deux principaux avantages de la mthode exp-rimentale par rapport aux autres mthodes empiriques utilisesen conomie.

    Objectifs et types dexpriences

    Lconomie exprimentale sert des objectifs diffrents. On enretient gnralement trois : tester la thorie, produire desconnaissances nouvelles et aider la dcision.

    Tester la thorie. Le premier objectif est vident, lavantageprincipal de lexprimentation tant de pouvoir reproduire demanire fidle les hypothses de la thorie grce au contrle delenvironnement que permet la mthode. Il sagit alors de testerdes modles thoriques et, ventuellement, de dpartager desthories concurrentes.

    Dans notre exemple du jeu du bien public, lobjectif testerla thorie renvoie lvaluation de la prdiction thorique, savoir labsence totale de contribution (comportement depassager clandestin). En loccurrence, la porte de lexprienceest de montrer les limites de cette thorie du passager clan-destin, trs peu de sujets se comportant effectivement comme leprdit lhypothse de comportement de la thorie conomiquestandard.

    Produire des connaissances nouvelles. Pour certains phno-mnes, la thorie nest pas encore bien constitue, voire estinexistante. Lexprimentation peut alors permettre damliorerla comprhension de ces phnomnes en suivant une dmarcheinductive, courante en psychologie. Bien entendu, cela impliqueun renversement total de dmarche scientifique de la part delconomiste puisquil sagit de scarter de la dmarche hypo-thtico-dductive pour adopter la place une dmarche induc-tive dont la finalit est de formuler des hypothses partirdobservations exprimentales. Comme le note Thaler [2000,p. 139], certains conomistes semblent penser quune thoriefonde sur les donnes est, dune certaine manire, non

    MTHODOLOGIE 15

  • scientifique. Bien videmment, cest exactement loppos qui estvrai (et Thaler de prciser sa pense en notant que Copernicavait bien entendu scrupuleusement observ le mouvement desplantes avant de proposer sa thorie).

    Les rsultats de lconomie exprimentale, dont certains sonten contradiction avec les prdictions thoriques, conduisent leschercheurs proposer de nouveaux modles de comportementdes agents conomiques, en relchant certaines hypothsescomportementales admises, comme celle dgosme rationnel oudabsence derreur dans les dcisions des agents.

    Dans notre exemple du jeu du bien public, lexprimen-tation permet de produire des connaissances nouvelles deuxniveaux. Le premier niveau concerne la production de rsultatsnon prdits par la thorie. Lconomie exprimentale permet,en effet, dtudier limpact de variables qui, selon la thoriestandard, soit nont pas deffet (communication, taille dugroupe, etc.), soit sont ignores (caractristiques sociodmo-graphiques, variables culturelles, etc.). Le second niveau deproduction de connaissances nouvelles partir du jeu dubien public repose sur la rflexion thorique que suscitent lesrsultats exprimentaux. Plus prcisment, ces rsultats ontencourag les thoriciens incorporer des motivations socialeschez les agents conomiques (cf. la cinquime section duchapitre IV).

    Aider la dcision. Le troisime rle renvoie lobjectifnormatif de la science conomique en gnral et de lconomieexprimentale en particulier. Lexprimentation peut clairer ledcideur. Charles Plott a t le prcurseur de lutilisation delconomie exprimentale comme aide la dcision [Plott,1987]. Plus rcemment, Alvin Roth a mobilis la mthode exp-rimentale dans le but daider amliorer lefficacit du marchdes internes en mdecine aux tats-Unis [Roth et Peranson,1999]. De mme, la procdure de vente aux enchres desfrquences radio aux tats-Unis a t conue avec laide de cher-cheurs en conomie exprimentale [Roth, 2002]. Dans tous cescas, lexprimentaliste sest vu confier, par une autorit publiquede rgulation, une vritable mission d ingnierie cono-mique qui visait valuer les meilleures structures de marchrpondant un problme concret auquel elle devait faire face.Ainsi, de nouvelles structures de march sont testes en labora-toire avant dtre appliques en pratique ; on parle alors de

    LCONOMIE EXPRIMENTALE16

  • wind-tunnel testing dans la littrature anglo-saxonne, en rfrence lide formule par Vernon Smith selon laquelle lconomieexprimentale est lconomie ce quune soufflerie est larecherche en aronautique !

    Lconomie exprimentale est galement utilise pourapporter des rponses des questions poses par de grandesentreprises prives. Par exemple, elle est mobilise par les centresde recherche dIBM (T. J. Watson Research Center) ou deHewlett-Packard (Hewlett-Packard Laboratories) pour tudier laformation des prix, lapprentissage stratgique, les procdures dengociation ou encore les dynamiques dinformation sur lesmarchs.

    Amliorer la pdagogie dans lenseignement de lconomie. En plus des trois objectifs principaux, la dmarche exprimen-tale constitue galement, en conomie comme dans biendautres disciplines, un outil pdagogique sans quivalent,permettant une prsentation plus parlante et trs souventludique de concepts thoriques gnralement perus commeexcessivement abstraits par les tudiants.

    Du point de vue de lconomie exprimentale, il est impor-tant de distinguer les expriences conues pour la recherche(research experiments) de celles conues des fins exclusivementpdagogiques (classroom experiments). Mme si les secondes sontgnralement directement issues des premires, la finalit(recherche ou enseignement) et, par consquent, les exigencesen termes de procdure ne sont pas exactement les mmes.

    Il faut attendre le milieu des annes 1990 pour voir apparatreun vritable dcollage et une utilisation systmatique, danscertaines universits amricaines, de la mthode exprimentalecomme outil pdagogique. Aujourdhui, il existe des jeux pdago-giques portant sur quasiment tous les concepts de la thorie cono-mique. De plus, certains conomistes proposent, sur lInternet(souvent en accs libre), de vritables laboratoires virtuelsdconomie exprimentale (cf., par exemple, VeconLab, proposCharles Holt : http://veconlab.econ.virginia.edu/admin.htm ; desexpriences y sont prprogrammes et peuvent tre ralises partir de nimporte quelle salle informatique disposant dun accsInternet). Eber [2003] fait un inventaire complet des ressourcesdisponibles en matire de jeux pdagogiques (manuels, articles,sites Internet) et dtaille les avantages et les inconvnients de ladmarche exprimentale comme outil pdagogique en conomie.

    MTHODOLOGIE 17

  • Les sujets

    Plusieurs catgories de sujets sont sollicites par lesexprimentalistes.

    Les tudiants. Dans la trs grande majorit des cas, ce sontdes tudiants qui sont sollicits. Lintrt est que les tudiantssont disponibles et incits participer aux expriences pour dessommes relativement modestes ; par ailleurs, les tudiants sontaussi motivs par la curiosit et leur volont de participer larecherche. En rsum, il sagit dune population motive et faible cot pour lexprimentateur. Linconvnient rsidedans les biais potentiels lis cette population non reprsenta-tive. Un premier biais vident concerne les tudiants enconomie qui sont sans doute influencs dans leurs choix parleurs connaissances thoriques ; dans le cas du jeu du bienpublic, les tudiants en conomie se comportent davantage en passagers clandestins que les autres tudiants [Marwell etAmes, 1981]. Il conviendrait dailleurs aussi de se demander siles tudiants ont choisi lconomie par hasard . Un autre biaispotentiellement important vient du fait que ces sujets sont gn-ralement volontaires.

    Les enfants. Un certain nombre dtudes exprimentalesrcentes sintressent plus particulirement au comportementdes enfants. Il sagit de mener les expriences habituelles sur desenfants plutt que sur des adultes. Les enjeux de ce type derecherche ne sont pas minces. Il sagit de savoir si certainscomportements conomiques tels que laltruisme ou la rcipro-cit sont inns (et donc gntiquement hrits) ou acquisdans le cadre de la socialisation des enfants.

    Dans lexemple du jeu du bien public, Harbaugh et Krause[2000] obtiennent, chez des enfants gs de 6 12 ans, desniveaux moyens de contribution trs proches de ceux observschez les adultes. Ainsi, ces enfants semblent avoir dj acquis lesnormes daltruisme qui prvalent chez les adultes.

    Bien entendu, mener une exprience sur des enfants ncessiteun amnagement du protocole exprimental et, gnralement,une collaboration avec un psychologue de lenfance. Plus encoreque dhabitude, lexprimentateur devra veiller la simplicitdes instructions et des incitations adquates (par exemple, desjouets ou des bonbons).

    LCONOMIE EXPRIMENTALE18

  • Les tribus. Dans le cadre dexpriences interculturelles, desspcialistes dconomie exprimentale (par exemple, ColinCamerer ou Ernst Fehr) ont collabor avec des anthropologuesamricains afin dvaluer les comportements dindividusappartenant certaines tribus [Henrich et al., 2001]. Les enjeuxde ce type de recherche sont dimportance la fois pourlanthropologie et pour lconomie. Les rsultats, peu nombreux,suggrent que le raisonnement conomique est fortementinfluenc par les rgles sociales propres chaque socit (etissues de lhistoire et de lvolution de ces socits) : les diff-rences culturelles influencent donc fondamentalement lescomportements des individus.

    Dautres humains Souvent, il est intressant, et mmerecommand, de mener lexprience avec dautres sujets que destudiants, la fois pour valuer la robustesse des rsultats et pourdtecter des biais ventuels dans la population de rfrence.Ainsi, certaines expriences prennent comme cible des spcia-listes de la dcision (managers, financiers, ingnieurs), desresponsables locaux (lus, maires, etc.) et diffrentes catgoriessocioprofessionnelles : agriculteurs, chmeurs, sportifs, parieurs professionnels , etc.

    Par ailleurs, les agents rels sont bien souvent des agentsbeaucoup plus complexes que les individus qui participent desexpriences ou que les agents dcrits par la thorie. En ralit,des dcisions sont prises par des organisations, des entreprises,des administrations, des associations, etc. plutt que par desindividus isols. Mme si la thorie attribue gnralement lesmmes hypothses de comportement ces diffrents typesdagents, en ralit leurs comportements peuvent tre trs diff-rents. Certains exprimentalistes (notamment Gary Bornstein deluniversit de Jrusalem) ont cherch comparer les dcisionsprises par des groupes avec les dcisions prises par des individus.Dautres ont tudi les questions relatives au travail en quipe[Meidinger et al., 2003].

    Les animaux. Marginalement, des expriences en conomiesont parfois ralises sur des animaux, notamment des rats etdes pigeons. Le pionnier en la matire est lAmricain JohnKagel. Cet exprimentaliste de renom a publi dans les meil-leures revues des articles dans lesquels il rapporte des rsultatsexprimentaux obtenus avec des animaux. Il a notamment test

    MTHODOLOGIE 19

  • les fonctions d offre de travail (ou deffort) chez le rat ouencore la thorie des incitations chez les pigeons. Lavantage dece type de sujets est que lexprimentateur contrle parfaitementleurs incitations dans le cadre de lexprience cf. Kagel [1987]pour une prsentation de ce programme de recherche quelquepeu surprenant.

    Les procdures

    Procdures hot versus cold. Il existe deux grandes maniresdobserver les dcisions des sujets au cours dune exprience.Pour la premire (hot), on observe les choix des sujets sur levif , dans le feu de laction. Pour la seconde (cold), on leurdemande froid ce quils feraient dans chacune des situa-tions susceptibles de se prsenter au cours de lexprience. Laprocdure cold repose sur la mthode de rvlation des stratgies(strategy method) due Selten [1967] : il sagit pour le sujet dedonner lavance, sur la base dun questionnaire, une stratgiecomplte (cest--dire prvoyant tous les cas de figure possibles)plutt que de ragir spontanment une situation se produisantdans le cours rel du jeu.

    Lavantage de la procdure hot est que le sujet ragit chaud, en rel , et non pas dans une situation hypothtique. Lavan-tage de la procdure cold est quelle permet didentifier la stratgiedu joueur, cest--dire son plan dactions dans toutes les configu-rations possibles du jeu, et pas seulement son action dans unesituation spcifique du jeu.

    Procdures between-subjects versus within-subjects. Une ques-tion mthodologique importante concerne les procdures adopter lorsque le but de lexprience est de comparerle comportement des sujets dans diffrentes situations (traite-ments). Imaginons deux traitements A et B dune mme exp-rience, dans laquelle le traitement A reprsente le traitement derfrence. La procdure between-subject consiste comparer lescomportements de deux chantillons distincts de sujets :lchantillon ayant particip au traitement de rfrence (lecontrle) et lchantillon ayant particip au traitement B (le test).La procdure within-subject consiste comparer le comportementdun mme sujet dans les deux traitements A et B ; dans ce cas,le sujet test est aussi son propre contrle .

    LCONOMIE EXPRIMENTALE20

  • Prenons lexemple du jeu du bien public. Imaginons quelexprimentateur runisse quatre-vingts sujets afin dvaluerleffet de la communication entre les sujets sur le niveau decontribution au bien public. La procdure between-subjectconsiste affecter quarante sujets au traitement sans communi-cation et quarante sujets au traitement avec communication,puis de comparer les contributions moyennes des deux sous-chantillons. Avec la procdure within-subject, chacun desquatre-vingts sujets participe aux deux traitements. Afin decontrler les effets dordre dans ladministration du traitement,quarante sujets sont affects la squence avec communica-tion-sans communication et les quarante autres la squence sans communication-avec communication .

    La mthode within-subject est gnralement prfrablepuisquen oprant des comparaisons de comportement dunmme sujet, elle ne souffre pas du biais de slection invitableauquel conduit la comparaison de deux chantillons opre dansla procdure between-subject (mme si ce dfaut peut trecompens en prenant des chantillons suffisamment impor-tants). Cela dit, avec une procdure within-subject, des prcau-tions spcifiques doivent galement tre prises. Il fautnotamment sassurer que lordre dans lequel interviennent lestches na pas une influence dcisive sur les comportements.Autrement dit, pour reprendre notre exemple du jeu des bienspublics avec et sans communication, il est important de vrifierque les diffrences obtenues dans la comparaison des deux trai-tements sont indpendantes de lordre dans lequel les deux trai-tements sont prsents au sujet.

    Le contexte. La question de la contextualisation de lexp-rience fait lobjet de dbats trs anims [Loewenstein, 1999]. Lespsychologues ont clairement montr que les comportementsdpendent du contexte. Le problme est que chaque sujet a sapropre perception du contexte quon lui prsente. Par cons-quent, lexprimentateur perd un peu de son contrle puisquilne peut pas connatre les diffrences individuelles dapprhen-sion du contexte. Cest pour cette raison que les conomistes,contrairement aux psychologues, choisissent gnralement dedcontextualiser le plus possible les protocoles exprimentaux.

    Dans notre exemple du jeu du bien public, cette dcontex-tualisation se traduit par une appellation neutre de la cagnotte commune plutt quune spcification de la raison

    MTHODOLOGIE 21

  • conomique de cette cagnotte (qui pourrait tre le finance-ment dun projet environnemental, dun hpital, etc.). Lide estque tous les sujets apprhendent dune manire similaire leterme cagnotte commune alors que, en raison de sensibi-lits diffrentes, ils auraient probablement des diffrencesdapprhension trs fortes (et impossibles mesurer) sil sagis-sait, par exemple, du financement dun projet environne-mental . La dcontextualisation permet ici lexprimentateurde gagner en contrle. En revanche, si le jeu tait utilis dansune perspective daide la dcision, le fait de contextualiserlexprience en spcifiant la nature du bien public financerpourrait tre souhaitable.

    Les incitations. Un problme procdural fondamental pourlexprimentateur est de sassurer de la motivation et de limpli-cation des sujets dans les tches demandes. Pour cela, il fautleur donner des incitations prendre ces tches au srieux. Enrgle gnrale, les conomistes prconisent des incitationsmontaires avec paiement rel des sujets en fin dexprience. Cepaiement peut porter sur lensemble des gains accumuls aucours de lexprience ou sur une partie seulement, dterminepar tirage au sort la fin de la session. Lorsque les sommes en jeusont relativement leves, certains sujets seulement sont tirs ausort et sont rmunrs. Pour des raisons de crdibilit et de rpu-tation, il est ncessaire dannoncer le mode de paiement avant ledbut de lexprience.

    Un dbat trs anim divise les exprimentalistes quant leffetdes incitations montaires. Selon certains, un paiement rel dessujets est absolument indispensable pour assurer une rigueurscientifique la dmarche. Pour dautres, ce nest pas forc-ment le cas. Camerer et Hogarth [1999] ont compar les rsultatsdexpriences menes avec et sans rmunrations relles. Laconclusion dpend du type dexpriences considres. Quandlexprience met en scne une situation simple et ne demandepas aux sujets un effort (de raisonnement, de concentration, demmoire, etc.) particulier, les rsultats obtenus avec des gainshypothtiques sont trs proches de ceux obtenus avec des rmu-nrations relles : les comportements moyens sont similaires,mme si la variance est gnralement un peu plus forte avec desgains hypothtiques. En revanche, lorsque lexprience estcomplexe et demande au sujet un vrai effort, leffet de larmunration apparat clairement, les sujets se comportant

    LCONOMIE EXPRIMENTALE22

  • diffremment (gnralement, de manire plus efficace) avec desrmunrations relles. Certains des plus minents spcialistes delconomie exprimentale (Camerer, Holt, Roth) ont pris posi-tion contre tout dogmatisme en matire de rmunration dessujets : ils adoptent un point de vue pragmatique selon lequellexprimentateur doit veiller motiver ses sujets sans que celancessite forcment des paiements rels.

    On notera galement que le paiement rel des sujets se heurteau problme des pertes, un exprimentateur ne pouvant pasexiger dun sujet quil le ddommage. Dans certaines exp-riences, o lon cherche mesurer laversion pour le risque et/oupour les pertes, il est important denvisager dans le protocole descas o le sujet perd de largent. Pour contourner cette diffi-cult, lexprimentateur alloue parfois en dbut dexprience unmontant forfaitaire chaque sujet, auquel sont ajouts les gainsventuels ou retranches les pertes ventuelles. Cependant, untel dispositif nest pas totalement neutre puisque le sujet ne peutperdre que de largent qui lui est allou au dpart par lexpri-mentateur, ce qui le place dans des dispositions psycholo-giques un peu diffrentes que sil jouait sur ses denierspersonnels. Par ailleurs, un autre problme est celui de lespacedobservation, qui est ncessairement contraint par dvidenteslimites budgtaires. Pour reprendre lexemple de la contribu-tion au bien public, si les sujets pouvaient investir des sommesdix fois, voire cent fois plus leves que celles typiquement enjeu dans une exprience, observerait-on encore les mmescomportements ? videmment, la rponse exacte cette ques-tion ncessiterait de conduire ce genre dexpriences, mais uneopinion assez rpandue dans la profession spcule sur le fait quecertaines anomalies observes pour des petits enjeux auraienttendance disparatre.

    Laffabulation (deception en anglais). Il est courant, enpsychologie exprimentale, de prsenter un protocole destin faire croire aux sujets quils participent une exprience sur unthme particulier, alors quen ralit ils sont manipuls parlexprimentateur. Par exemple, dans le jeu de contribution unbien public, lexprimentateur peut faire croire un sujet quil at affect un groupe de quatre sujets volontaires comme lui,alors quen ralit les autres sujets sont des automates prpro-gramms pour crer un environnement plus ou moins favorable.Alternativement, les autres membres du groupe peuvent tre des

    MTHODOLOGIE 23

  • complices de lexprimentateur dont le rle est de crer unesituation plus ou moins favorable afin dobserver les ractions dusujet.

    Cette pratique a t quasi unanimement rejete par lesconomistes exprimentalistes, qui dfendent fermement leprincipe de dire la vrit aux sujets. Largument majeur est quesi le sujet a le moindre doute sur les intentions de lexprimen-tateur, son comportement sen trouvera modifi et les rsultatsseront fausss. La diffusion darticles dont les rsultats ont tobtenus grce laffabulation peut engendrer un climat de suspi-cion lgard de lexprimentaliste, quon observe souvent chezles sujets qui ont particip des expriences en psychologie etqui sont au courant de cette pratique [Ortmann et Hertwig,2002].

    La technologie

    Pour mener son exprience, lexprimentateur dispose deplusieurs technologies.

    la main. La premire possibilit consiste raliser lexp-rience la main . Dans ce cas, on installe les sujets dans unesalle et on leur distribue une feuille dinstructions. Ils remplis-sent le questionnaire, lexprimentateur devant veiller ce quilsne communiquent pas entre eux. Les questionnaires sont alorsrapidement dpouills, toujours la main, pour pouvoir payerles sujets tout de suite aprs lexprience.

    Bien videmment, cette technique est un peu lourde. Elle acependant t largement utilise avant lapparition des ordina-teurs, et continue ltre dans les nombreux cas o il nest paspossible de faire venir les sujets dans une salle informatique. Parexemple, il est dlicat de raliser une exprience avec des enfantshors de leur cadre habituel, cest--dire leur cole. De mme,dans les tudes sur les socits tribales, cest par un entretien(parfois individualis) entre lexprimentateur et les sujets que sedroule lexprience. Mme si lon dispose aujourdhui de labo-ratoires portables grce aux ordinateurs portables, un minimumde comptences de la part des sujets est ncessaire pour pouvoirmettre en uvre ce type de technologie.

    LCONOMIE EXPRIMENTALE24

  • Informatique. Dans la majorit des cas, cependant, les exp-riences sont menes dans des salles spcialises dconomieexprimentale. Ces salles constituent de vritables laboratoiresen ce sens que les sujets, isols par des box, sont totalement sous contrle de lexprimentateur. Les sujets ont chacun un ordi-nateur leur disposition, connect au rseau informatique de lasalle. Les instructions sont la fois disponibles lcran et enversion papier, et les dcisions sont saisies sur lordinateur. Letraitement des donnes est trs rapide.

    Linformatisation des expriences a permis de grands progrs,notamment dans la rapidit dexcution. Par exemple, dans unjeu de bien public rpt plusieurs fois, linstructeur peutsouhaiter faire abstraction des effets de rputation. Dans ce cas,il est important de ne pas rpter le jeu avec les mmes groupes ;le programme informatique permet de raliser un tirage alatoiredes quipes au dbut de chaque tour de jeu. De plus, comptetenu de la rapidit du systme de communication informatis,on peut envisager de raliser beaucoup plus de priodes au coursdune session et, par consquent, avoir une meilleure estima-tion de la convergence (ou non) du processus dynamique desdcisions.

    Scanners. Le dveloppement rcent de la neuroconomie mobi-lise une instrumentation beaucoup plus sophistique pourobserver certaines ractions chez les sujets [Camerer et al., 2005].Les sujets sont placs dans un scanner et des IRM (imagerie rsonance magntique) du cerveau permettent de visualiserquelles sont les zones actives au moment de telle ou telle dci-sion conomique. Ces recherches permettent de tirer des conclu-sions de plus en plus fines sur les processus cognitifs luvredans certaines prises de dcisions conomiques, comme parexemple la prise de risque financier ou la confiance en autrui.Bien videmment, cette technologie est particulirementcoteuse et nest accessible qu un petit nombre de chercheurs.

    En outre, elle requiert souvent de faire appel des sujets parti-culiers (gnralement des tudiants en mdecine), pour mieuxcontrler le stress que pourrait ressentir un sujet novice face cetype dappareillage.

    MTHODOLOGIE 25

  • Discussion

    Lexprimentation en conomie ne manque pas de susciterdes dbats mthodologiques anims. De ces dbats ressortactuellement un dbut de convergence sur les procdures expri-mentales utiliser. Ainsi la trs grande majorit des exprimen-talistes adhre-t-elle quatre grands principes gnrauxsuivants : 1) assurer la rplicabilit de lexprience en diffusanttoutes les informations concernant le protocole, les donnes, etc.2) garantir lanonymat des sujets (sauf, bien entendu, dans lecas o lon souhaite tester des effets de rputation, de publicit,etc.), 3) rmunrer les sujets en fonction de leur performance,4) ne pas mentir aux sujets. Cependant, certaines interrogationsdemeurent sur des points de mthode aussi importants que lacontextualisation ou lincitation des sujets.

    Mais, plus gnralement, le problme mthodologique majeurde lconomie exprimentale reste la question du paralllisme,cest--dire de la validit externe des rsultats [Plott, 1987]. Dansquelle mesure les comportements observs en laboratoire sont-ilsreprsentatifs de comportements rels ? Le problme est donc desavoir si lexprimentation met bien en vidence des comporte-ments rels et non pas seulement des artefacts .

    ce sujet, on peut faire trois remarques. La premire est que ceproblme de validit externe de la mthode exprimentale nestpas propre lconomie, mais est partage par toutes les autressciences utilisant cette mthode. Pourquoi y aurait-il plus decomportements artificiels dans les expriences en conomie quedans celles des autres disciplines ? En second lieu, les exp-riences en conomie ont souvent une ambition positive et nonpas normative. Lorsque le problme est de tester une thorie,lexprimentateur ninfrera gnralement pas de ses rsultatsexprimentaux des prdictions concernant la ralit cono-mique ; il se contentera simplement dvaluer la pertinence dela thorie dans le contexte exprimental spcifique quil tudie.Enfin, la validit externe de certains rsultats exprimentauxpeut faire lobjet dune investigation propre ; lexprimentateurcherchera valuer la robustesse de certains rsultats en adap-tant le protocole afin de reproduire le plus fidlement possible lasituation conomique qui lintresse. Il peut alors tre amen contextualiser lexprience pour rendre les situations proposesaux sujets trs proches de celles auxquelles ils sont confrontsdans la ralit et mener lexprience sur le terrain en utilisant

    LCONOMIE EXPRIMENTALE26

  • comme sujets les vritables acteurs, cest--dire les professionnels(managers, banquiers, ingnieurs, agriculteurs, lus, etc.) quiagissent dans les institutions tudies.

    MTHODOLOGIE 27

  • II / Choix individuels

    Un des thmes favoris de lconomie exprimentale est incon-testablement la rationalit des choix individuels. Ce chapitreprsente les principaux rsultats en la matire (le thme compl-mentaire des comportements stratgiques est abord dans lechapitre IV). Nous voquons tour tour les questions relativesaux choix en certitude (1), aux choix en environnement risquou incertain (2), aux biais de jugement (3), avant dvoquer ladconnexion entre les procdures de choix et de jugement (4).Nous prsentons en fin de chapitre les dveloppements tho-riques suscits par les observations exprimentales (5).

    Choix en certitude

    Dans la thorie microconomique lmentaire, le consomma-teur prend ses dcisions dans un univers certain. Il connatparfaitement les caractristiques des diffrentes options quisoffrent lui et doit simplement choisir en fonction de sesprfrences. La thorie conomique sappuie sur le modle demaximisation de lutilit : les prfrences des agents, qui sontsupposes respecter un certain nombre de proprits suffisantestelles que la compltude ou la transitivit, sont reprsentes parune fonction dutilit que lindividu maximise pour dterminerson choix.

    Les recherches exprimentales ont dtect un certain nombred anomalies par rapport la thorie de lutilit. En particu-lier, les prfrences observes sont souvent incompatibles aveclaxiome de transitivit [May, 1954 ; Tversky, 1969], un thme

  • que nous naborderons pas ici. Nous discuterons un effet psycho-logique plus fondamental, appel effet de dotation .

    Leffet de dotation et ses consquences

    Lune des anomalies les plus importantes pour les choixen certitude est leffet de dotation qui traduit le fait que les gensexigent souvent plus pour cder un objet quils ne sont prts payer pour lacqurir. Cet effet a des implications trs impor-tantes puisquil explique une divergence possible entre le prix devente et le prix dachat dun bien et remet en question le tho-rme de Coase.

    Leffet de dotation. Knetsch [1989] a observ leffet de dota-tion pour le choix entre deux biens, dans le cadre dune exp-rience trs simple. Il constitue trois groupes en rpartissantalatoirement les sujets participants. Les sujets du groupe 1 sevoient offrir un mug (grosse tasse caf) leffigie de leur univer-sit, quils ont alors lopportunit dchanger contre une barre dechocolat suisse. Les sujets du groupe 2 se voient, eux, attribuerune barre de chocolat suisse quils ont lopportunit dchangercontre un mug. Enfin, les sujets du groupe 3 nont pas de dota-tion initiale, mais doivent simplement choisir entre le mug oula barre de chocolat. Knetsch obtient que 89 % des sujets dugroupe 1 choisissent de conserver leur mug, que 90 % des sujetsdu groupe 2 choisissent de conserver leur barre de chocolat etque 56 % des sujets du groupe 3 ont opt pour le mug. Autre-ment dit, le mug est davantage valoris que la barre de chocolatpar les sujets dtenant un mug, alors que cest la barre dechocolat qui est davantage valorise par les sujets dtenant unebarre de chocolat. Ainsi, les prfrences rvles par les changessont ici sensibles la dotation initiale. Cet effet de dotationconduit les sujets prfrer le bien qui leur a t attribu audpart.

    Kahneman, Knetsch et Thaler [1990] ont propos une sriedexpriences confirmant lexistence de leffet de dotation dansdes situations de march. Dans lune de leurs expriences, lessujets (des tudiants) sont diviss en deux groupes. Les sujets dupremier groupe (groupe 1) reoivent au dbut de lexprience unmug leffigie de leur universit. On demande ensuite chacunsil prfre conserver son mug ou le vendre pour lun des prixallant de 0,50 dollar 9,50 dollars. Les sujets du second groupe

    CHOIX INDIVIDUELS 29

  • (groupe 2) ne reoivent pas de mug en dbut dexprience, maisdoivent choisir entre en recevoir un ou obtenir une sommedargent dtermine. On leur demande dindiquer leurs prf-rences entre le mug et des sommes allant de 0,50 dollar 9,50 dollars.

    Le problme de choix des individus des deux groupes estrigoureusement le mme puisque, dans tous les cas, ils doiventrvler leurs prfrences entre le mug et une somme dargent.Par consquent, la thorie de lutilit prdit quen moyenne lesrponses du premier groupe seront identiques celles du second.Or les observations exprimentales montrent que la valeurmdiane du mug dans le groupe 1 (cest--dire la mdiane desprix minimums quexigent les tudiants en change du mugquils ont reu) est de 7,12 dollars, alors que la valeur mdianede ce mme mug dans le groupe 2 est de 3,12 dollars !

    Quelle interprtation peut-on donner cette diffrence ? Ilsagit l de la manifestation dun effet de dotation : la pertedutilit quun individu peroit lorsquil se spare dun bien estplus importante que le gain dutilit quil peroit lorsquil reoitce mme bien.

    Courbes dindiffrence avec effet de dotation. Leffet de dota-tion constitue une anomalie de toute premire importancepar rapport la thorie du consommateur. Pour en prendreconscience, il est intressant dvaluer les consquences de leffetde dotation sur les courbes dindiffrence, dont une propritessentielle, prsente dans les premiers cours de microco-nomie, est quelles ne peuvent jamais se croiser. Ce rsultatdcoule de lhypothse implicite que les courbes dindiffrencesont rversibles en ce sens que si un individu possde unobjet X et quil est indiffrent entre le garder et lchanger contreY, alors, sil possde Y, il doit galement tre indiffrent entregarder Y et lchanger contre X. Leffet de dotation invalide cetterversibilit automatique puisque cet effet implique une prf-rence particulire pour lobjet que lon possde.

    Dans lexprience de Knetsch [1992], les sujets sont diviss endeux groupes. Les tudiants du groupe 1 reoivent chacun cinqstylos bille alors que les tudiants du groupe 2 reoivent4,50 dollars. Les sujets font alors face une srie doffres quilspeuvent accepter ou rejeter, lensemble du dispositif expri-mental tant conu pour rvler leurs courbes dindiffrence. Parexemple, on demande un sujet du groupe 1 sil prfre cder

    LCONOMIE EXPRIMENTALE30

  • un de ses stylos en change dun dollar. En traant la ligne spa-rant les offres acceptes et les offres rejetes, Knetsch construit,pour chaque sujet, sa courbe dindiffrence entre les stylos etla monnaie (les dollars). Il trace ensuite la courbe dindiff-rence moyenne pour chacun des deux groupes et obtient legraphique repris dans la figure 1.

    Figure 1. Courbe dindiffrence moyenne du groupe 1,note I1, et courbe dindiffrence moyenne du groupe 2,note I2

    Source : Knetsch [1992, figure 2, p. 135].

    Les courbes sont manifestement trs diffrentes selon lesgroupes : les stylos sont plus valoriss dans le groupe 1 que dansle groupe 2, ce qui fait que les courbes dindiffrence se croisent !Bien videmment, ces deux courbes sont obtenues partirdindividus diffrents ; cependant, comme les sujets sont affects un groupe de manire totalement alatoire, il est raisonnabledattribuer ce croisement des courbes dindiffrence lindividureprsentatif.

    Dune manire plus gnrale, leffet de dotation implique que,contrairement ce qui est stipul dans la thorie standard duconsommateur, les prfrences des individus sont dpendantesdes dotations initiales : un bien A peut tre prfr un bien Blorsque A fait partie de la dotation initiale, mais B peut tre

    CHOIX INDIVIDUELS 31

  • prfr A lorsque cest B qui fait partie de la dotation initiale.Dans ce cas, les courbes dindiffrence vont prsenter un coudeau niveau du point de rfrence que constitue la dotation initiale[Tversky et Kahneman, 1991].

    La disparit entre prix dachat et prix de vente. Dans lexp-rience des mugs de Kahneman et al. [1990], le prix de vente dessujets du groupe 1 (ceux qui sont en possession dun mug) estsignificativement plus lev que le prix dachat rvl par lessujets du groupe 2. Les expriences semblent montrer quil peuty avoir un cart substantiel entre le prix dachat, mesur par le consentement payer (CAP), et le prix de vente, mesur parle consentement recevoir (CAR), un rsultat qui contreditlhypothse selon laquelle lvaluation dun bien ne dpend pasdu fait dtre acheteur ou vendeur. Ce rsultat a des cons-quences non ngligeables sur lapplication du critre cot-bnfices lvaluation des projets publics. Daprs ce critre,un projet public est socialement souhaitable (ou rentable) si lesbnfices des gagnants sont suprieurs aux pertes des perdants car une compensation des perdants est alorsralisable.

    Ce que rvlent les expriences est que lvaluation des gains(ou des pertes) peut diverger fortement, en gnral dunfacteur 2, voire plus, selon quon pose la question du consente-ment payer pour raliser le projet ou du consentement rece-voir pour y renoncer. En thorie, la diffrence entre les deuxmesures est, dans la plupart des cas, ngligeable [Willig, 1976], cequi est clairement en contradiction avec les observations expri-mentales. Bien que la divergence entre CAR et CAP semble serduire avec lexprience des sujets dans des contextesmarchands [Coursey et al., 1987], les rsultats de Kahneman etal. [1990] montrent que lexprience des sujets et la discipline demarch ne suffisent pas liminer cette disparit.

    Effet de dotation et thorme de Coase. Leffet de dotationremet en cause le thorme de Coase. Selon ce thorme, enlabsence de cots de transaction, la rpartition initiale des droitsde proprit est neutre du point de vue de lefficacit de lallo-cation des ressources. La raison est que, en prsence de droitsde proprit clairement dfinis, les agents pourront ngocier defaon efficace pour se rpartir le surplus. Leffet de dotation etle biais du statu quo qui laccompagne impliquent que la

    LCONOMIE EXPRIMENTALE32

  • redistribution des droits de proprit risque fort de ne pas treaussi simple et systmatique que dans la thorie de Coase parceque les dtenteurs des droits manifestent une rticence lescder. Ainsi, dans lexemple de Kahneman et al. [1990] avec lesmugs, on observe nettement moins dchanges que ne le prditle thorme de Coase.

    Implications conomiques. Leffet de dotation peut aussi avoirdes implications plus directes sur la vie conomique. En effet,il dbouche naturellement sur une aversion aux concessions ,cest--dire une rticence renoncer aux acquis du pass. Ce typede comportement peut tre une des explications de la rigidit la baisse des salaires. Mais, comme le notent Kahneman et al.[1990, p. 1345-1346], une implication un peu plus subtile delaversion aux concessions est quelle peut produire des termescontractuels inefficients en raison de prcdents historiques. Lesentreprises anciennes peuvent alors avoir davantage darrange-ments inefficients que les nouvelles car les nouvelles peuventngocier sans rfrence au pass .

    Choix en environnement risqu ou incertain

    La plupart du temps, les acteurs conomiques prennent leursdcisions non pas dans un univers certain, mais en situationdincertitude. En gnral, le producteur ne connat pas lademande future lorsquil tablit sa stratgie de prix ou dinvestis-sement, lacheteur dune voiture doccasion ne connat pas lavaleur exacte de la voiture quil envisage dacheter, les pouvoirspublics doivent sappuyer sur des prvisions pour dterminer lapolitique conomique mettre en uvre, etc.

    Pour aborder la question de la dcision en univers incertain,lconomiste doit disposer dune thorie des choix face au risqueou lincertitude. La thorie dominante en la matire est lathorie de lesprance dutilit, tablie par von Neumann etMorgenstern [1944], qui a t applique de nombreuxdomaines : assurance, finance, investissement, etc. Cependant,depuis les travaux pionniers dAllais [1953], les tudes expri-mentales ont identifi dimportantes anomalies relatives auxprdictions de cette thorie.

    CHOIX INDIVIDUELS 33

  • La thorie de lesprance dutilit

    Une situation risque peut tre reprsente comme une loterie,cest--dire une distribution de probabilit sur un ensemble dersultats. La figure 2 reprsente une loterie dans laquelle unagent gagne 100 euros avec une probabilit 1/2 et ne gagne rien(0 euro) avec une probabilit 1/2.

    Figure 2. Un exemple de loterie deux consquences

    Lesprance de gain de cette loterie est E [L] = 1/2 100 + 1/2 0= 50 euros, o E dsigne loprateur esprance mathmatique.

    Lesprance mathmatique de gain est gnralement unmauvais indicateur de la valeur dune loterie car elle ne tientpas compte de lattitude face au risque, qui peut varier dunepersonne lautre. Si lon demandait diffrentes personnes cequelles sont disposes payer pour pouvoir participer laloterie de la figure 2, certaines accepteraient peut-tre de payer50 euros, voire davantage, car il y a un enjeu relativement lev(100 euros), mais une majorit de personnes proposeraient unmontant plus faible, en moyenne infrieur 10 euros. Afin detenir compte de ces disparits dans lvaluation des loteries, lathorie de lesprance dutilit fait lhypothse que cest lutilitdes gains quil convient de prendre en considration. Ainsi, cestlesprance dutilit qui compte et non pas lesprance de gain.Lesprance dutilit pour la loterie de la figure 2 scrit alors :

    E [U (L)] = 1/2 u (100) + 1/2 u (0).La fonction u(x) mesure la satisfaction que lindividu tire du

    gain x. La concavit de la fonction u(.) traduit laversion aurisque de lagent, alors que la convexit traduit lattirance pourle risque. Si lon prend par exemple la fonction u(x) = Mx, lesp-rance dutilit de la loterie L sera gale :

    E [U (L)] = 1/2 klll100 + 1/2 M0 = 1/2 10 + 1/2 0 = 5.

    LCONOMIE EXPRIMENTALE34

  • Dans cet exemple, notre agent sera indiffrent entre la loterie Let un gain certain de 25 euros car u (25) = kll25 = 5. Un individudont les prfrences sont reprsentes par u(x) = Mx acceptera doncde payer un montant au maximum gal 25 euros pour parti-ciper la loterie. En payant un montant forfaitaire de participa-tion strictement infrieur 25 euros, par exemple 10 euros, ilralisera un gain ex ante, car lesprance dutilit de la loterie estsuprieure la dsutilit du montant forfaitaire pour y participer.

    Plus gnralement, si L est une loterie n issues possibles, u(.)la fonction dutilit de lagent, pi la probabilit du gain xi (i= 1,, n), lesprance dutilit de lagent sera gale :

    E[U(L)] =n

    S piu(xi).i = 1

    Les fondements de la thorie EU (esprance dutilit) ont ttablis par von Neumann et Morgenstern [1944] en proposantun ensemble daxiomes permettant de reprsenter les prf-rences des agents sur un ensemble de loteries par lesprancedutilit associe chaque loterie. Selon cette thorie, un agentrationnel est un agent qui choisit une loterie maximisant sonesprance dutilit. Deux axiomes sont essentiels, laxiomedindpendance et laxiome de transitivit :

    1) axiome dindpendance : si la loterie X est prfre laloterie Y, alors la loterie pX + (1 p) Z est prfre la loterie pY+ (1 p) Z, pour nimporte quelle loterie Z et pour nimportequelle valeur de p B ]0, 1[ ;

    2) axiome de transitivit : si la loterie X est prfre laloterie Y, et si la loterie Y est prfre la loterie Z, alors laloterie X est prfre la loterie Z.

    Daprs laxiome dindpendance, le choix entre les loteries Xet Y ne dpend que des issues pour lesquelles ces deux loteriesimpliquent des rsultats diffrents.

    Anomalies

    Les premires tudes exprimentales relatives la thorie EUavaient donn des rsultats plutt favorables [cf. par exempleMosteller et Nogee, 1951]. Rapidement cependant, dans la fouledes travaux dAllais [1953], un certain nombre danomalies ontt dtectes. Dans cette section, nous nous focalisons sur troisdentre elles, savoir la violation de laxiome dindpendance, laviolation de laxiome de transitivit et le phnomne daversionaux pertes.

    CHOIX INDIVIDUELS 35

  • Laxiome dindpendance. Considrons lun des problmesenvisags par Allais [1953, p. 529].

    Encadr 4. Le paradoxe dAllais [1953]

    Question 1. Prfrez-vous la situation A la situation B ?Situation A : Certitude de recevoir 100 millions.Situation B : { 98 chances sur 100 de gagner 500 millions.2 chances sur 100 de gagner 0.Question 2. Prfrez-vous la situation C la situation D ?Situation C : { 1 chance sur 100 de gagner 100 millions.99 chances sur 100 de gagner 1.Situation D : 0,98 chance sur 100 de gagner 500 millions.{ 99 chances sur 100 de gagner 1.

    0,02 chance sur 100 de gagner 0.

    Compte tenu des montants proposs, cette exprience a tralise avec des choix hypothtiques, les sujets tant des coll-gues interrogs la suite du colloque international sur le risquequi sest tenu Paris en mai 1952 Allais lui-mme parledailleurs de sondage et non dexprience ; les rsultats(partiels) nont t publis quen 1979.

    Une majorit des personnes interroges ont choisi A et D.Montrons que cette combinaison de choix est en contradictionavec laxiome dindpendance. Dfinissons Z comme la loteriedgnre ayant pour consquence un gain de 1 avec certi-tude. Les loteries C et D peuvent se rcrire : C = 0,01 A + 0,99 Z et D = 0,01 B + 0,99 Z. Daprs laxiome dindpendance,choisir A la question 1 implique de choisir C la question 2(alternativement, choisir B la question 1 implique de choisirD la question 2). La combinaison de choix A-D est donc encontradiction avec cette prdiction. La plupart des gens prf-rent A B car A procure un gain certain trs lev, alors que Bpeut conduire un gain plus lev, mais en courant un risque detout perdre. D est choisi au lieu de C car les deux loteries ontpresque la mme probabilit (trs faible) dobtenir un gain trslev, mais ce gain est cinq fois plus lev avec D.

    Les choix contradictoires observs avec le paradoxe dAllaisont t largement confirms par la suite sur la base dexp-riences impliquant des gains rels. De nombreuses explicationsont t proposes pour expliquer ce paradoxe. La plupart dentreelles reposent sur lide que les individus ont une dformation

    LCONOMIE EXPRIMENTALE36

  • subjective des probabilits qui les conduit accorder plus depoids aux vnements les moins probables. La thorie des pers-pectives de Kahneman et Tversky [1979], prsente dans lacinquime section de ce chapitre, et qui fait lhypothse desurpondration des faibles probabilits, est compatible avec leparadoxe dAllais.

    Laxiome de transitivit. Considrons lexprience proposepar Loomes et al. [1991] et reprise dans lencadr 5.

    Encadr 5. Laxiome de transitivit [Loomes et al., 1991]

    Question 1. Choisissez entre :A. 18 livres avec probabilit 30 %, 0 livre avec probabilit 70 % ;B. 4 livres avec probabilit 100 %.Question 2. Choisissez entre :C. 8 livres avec probabilit 60 %, 0 livre avec probabilit 40 % ;B. 4 livres avec probabilit 100 %.Question 3. Choisissez entre :C. 8 livres avec probabilit 60 %, 0 livre avec probabilit 40 % ;A. 18 livres avec probabilit 30 %, 0 livre avec probabilit 70 %.

    Loomes et al. [1991] observent quun nombre significatif desujets prfrent la loterie A la loterie B (question 1), la loterie B la loterie C (question 2) et la loterie C la loterie A (ques-tion 3), exhibant ainsi des prfrences cycliques , cest--direune intransitivit. Une explication intuitive rside dans le carac-tre multicritres du choix de loteries. En effet, les loteriesdiffrent sur deux dimensions : le gain (en cas de rsultat favo-rable) et le risque (la probabilit de gain favorable). Cest doncsur la base de la combinaison de ces deux critres que lindividudoit choisir. Dans lexemple prcdent, les sujets choisissent laloterie la moins risque (B plutt que C et C plutt que A) tantque les gains sont proches, mais optent pour la loterie risque Ade prfrence la loterie sans risque B car ils considrent quele gain de 18 livres en cas de rsultat favorable est suffisam-ment suprieur au gain (certain) de 4 livres pour compenser le risque plus lev de la loterie.

    Laversion aux pertes. Une caractristique importante ducomportement humain dans les contextes de dcision a t miseen vidence par Kahneman et Tversky : les individus peroivent

    CHOIX INDIVIDUELS 37

  • Encadr 6. Aversion aux pertes [Tversky et Kahneman, 1986]

    Problme 1. Supposez que vous soyez de 300 dollars plus riche quaujourdhui.Que choisissez-vous ?A. Un gain certain de 100 dollars [72 %]B. 50 % de chances de gagner 200 dollars et 50 % de chances de ne rien gagner[28 %]Problme 2. Supposez que vous soyez de 500 dollars plus riche quaujourdhui.Que choisissez-vous ?A. Une perte certaine de 100 dollars [36 %]B. 50 % de chances de perdre 200 dollars et 50 % de chances de ne rien perdre[64 %]

    les pertes plus intensment que les gains. Cet effet apparat clai-rement dans lexprience prsente dans lencadr 6.

    Sur 126 personnes interroges, 72 % rpondent A et 28 %rpondent B au problme 1. Concernant le problme 2, 36 %rpondent A et 64 % rpondent B. Ainsi, la majorit des sujetsmanifeste une aversion prendre des risques en prsence de gains(problme 1), mais, au contraire, une propension en prendreen prsence de pertes (problme 2). Dans les deux problmes, lespositions finales sont rigoureusement identiques, savoir400 dollars avec certitude contre un jeu 50-50 davoir500 dollars ou 300 dollars. Cependant, les sujets semblent valuerdiffremment les perspectives de gains ou de pertes. Plus prcis-ment, ils peroivent ces perspectives de gains et de pertes relati-vement un point de rfrence (le statu quo) plutt que parrapport au rsultat final. Autrement dit, ils valorisent les gains etles pertes non pas en termes de richesse nette finale, mais entermes de variation par rapport leur position initiale. La propen-sion prendre des risques dans le domaine des pertes rsulte dela volont dviter une perte certaine, mme au prix dun risqueaccru de forte perte. Cette sensibilit accrue des individus auxpertes est appele aversion aux pertes (loss aversion).

    Les recherches exprimentales ont permis dvaluer avec unecertaine prcision laversion aux pertes. On observe quenmoyenne, pour des enjeux modrs, les individus sont un peu plusde deux fois plus sensibles une perte qu un gain de mme montant[Tversky et Kahneman, 1991, p. 1053].

    LCONOMIE EXPRIMENTALE38

  • Les choix en incertitude : lutilit espre subjective

    Lorsque les probabilits objectives sont inconnues, lhypo-thse thorique standard est que les agents valuent les probabi-lits subjectivement. En dautres termes, lhypothse decomportement EU est maintenue, la diffrence prs que lesprobabilits sont subjectives. Les situations pour lesquelles lesprobabilits objectives sont connues de lagent sont qualifiesde risques , alors que les situations o les probabilits ne sontpas connues sont qualifies d incertaines . Lexprimentationa rvl des diffrences substantielles de comportement dans lesdeux types de situation. Les attitudes face au risque et face lincertitude ne sont pas ncessairement corrles [Cohen et al.,1985]. Les rsultats exprimentaux de la neuroconomie, fondssur limagerie crbrale, ont clairement mis en vidence que leszones du cerveau actives pour les dcisions face au risquetaient diffrentes des zones actives pour les dcisions en incer-tain [Smith et al., 2002].

    En situation dincertitude, les probabilits subjectives peuventtre dduites partir des prfrences des agents. Par exemple,un agent qui prfre le pari 1 = gagner 100 euros si une picequilibre tombe sur face plutt que le pari 2 = gagner100 euros sil pleut demain rvle que sa probabilit subjectivequil pleuve demain est infrieure 1/2, car autrement il auraitchoisi le pari 2. La thorie de lutilit subjective peut tre cons-truite partir de comparaisons de ce type. Cependant, le para-doxe dEllsberg [1961], prsent dans lencadr 7, remet en causelhypothse selon laquelle les prfrences des sujets exprimentbien des jugements probabilistes.

    Encadr 7. Le paradoxe dEllsberg [1961]

    Imaginez une urne contenant 90 boules. 30 sont rouges, les autres sont soitnoires, soit jaunes dans des proportions inconnues.

    Choisissez entre :A. Participer un jeu dans lequel le tirage dune boule rouge rapporte100 dollars.B. Participer un jeu dans lequel le tirage dune boule noire rapporte 100 dollars.

    Choisissez entre :C. Participer un jeu dans lequel le tirage dune boule rouge ou dune boulejaune rapporte 100 dollars.D. Participer un jeu dans lequel le tirage dune boule noire ou dune boulejaune rapporte 100 dollars.

    CHOIX INDIVIDUELS 39

  • La majorit des sujets prfre A B et D C, en contradictionavec lhypothse que les agents ont des jugements compatiblesavec les rgles de calcul des probabilits. Expliquons pourquoi enreprsentant les diffrentes options dans le tableau suivant :

    30 boules 60 boules

    CouleurChoix

    Rouge Noire Jaune

    A 100 0 0B 0 100 0C 100 0 100D 0 100 100

    Appelons p (R), p (N) et p (J) les probabilits subjectives detirer une boule rouge, noire et jaune et supposons que u (0) = 0.Daprs lhypothse EU, A sera prfr B si et seulement si p (R)u (100) > p (N) u (100) Bp (R) > p (N). De plus, D ne peut treprfr C que si p (N y J) u (100) > p (R y J) u (100) Bp (N y J)> p (R y J). Si les probabilits sont additives, alors p (N y J) = p (N)+ p (J) puisque p (N Y J) = 0. Ds lors, D nest prfr C que sip (N) > p (R), soit lingalit inverse de celle obtenue plus haut etassurant la prfrence de A par rapport B !

    On voit aisment que les options A et C sont identiques saufpour lvnement jaune , de mme que les options B et D.Un sujet qui prfre A B devrait donc aussi prfrer C D car lechoix entre A et B dune part et entre C et D dautre part nedevrait pas dpendre de la consquence dans lvnement jaune , cet vnement ntant pas discriminant, ni pourchoisir entre A et B ni pour choisir entre C et D.

    En fait, les sujets semblent se mfier des options B et C enraison de l ambigut correspondant ces choix. Comme laproportion noir/jaune est inconnue, les sujets manifestent uneaversion choisir une option pour laquelle les chances de gagnersont inconnues : cest le cas de loption B et cest aussi le cas deloption C. Cest cette attitude, qualifie daversion lambigut,qui conduit les sujets choisir A et D, en contradiction avec lathorie de lutilit subjective.

    Techniquement, une telle attitude peut tre interprteen levant lhypothse standard de probabilits subjectivesadditives : dans une telle perspective, p (A y B) nest pas forcmentgale p (A) + p (B) p (A Y B) car les individus ont tendance

    LCONOMIE EXPRIMENTALE40

  • attacher une probabilit subjective plus faible aux tats ambigus .

    Jugements

    Biais de jugement et heuristiques

    Lun des grands apports de Kahneman et Tversky la compr-hension de la prise de dcision des acteurs conomiques estdavoir montr que ces acteurs sont bien souvent victimes de biaisde jugement. Ces biais, qui affectent leur valuation de la situa-tion conomique, peuvent conduire des dcisions qui ne rsul-tent plus dun processus de maximisation dune fonction objectif.Ainsi, ces travaux tendent montrer que les agents, plutt quedappliquer un principe de maximisation, mettent en uvre desheuristiques, cest--dire des routines simples ne reposant pas sur uncalcul doptimisation [cf. Kahneman, Slovic et Tversky, 1982, pourune prsentation dtaille].

    Jugements de probabilit

    Les biais de jugement identifis par Kahneman et Tverskyimpliquent entre autres que les individus sont souvent incapa-bles dvaluer correctement les situations dincertitude etdappliquer les lois gnrales des probabilits, notamment la loides grands nombres et la rgle de Bayes.

    La loi des petits nombres . Les individus ont beaucoup demal percevoir la loi des grands nombres. Les rponses donnesau problme de lencadr 8 en sont lillustration.

    Encadr 8. La loi des grands nombres[Kahneman et Tversky, 1982, p. 44]

    Il y a deux hpitaux dans une mme ville. Dans le plus grand, environ 45 bbsnaissent chaque jour, alors que, dans le plus petit, environ 15 bbs naissentchaque jour. Comme vous le savez, environ 50 % de tous les bbs sont desgarons. Cependant, le pourcentage exact sur une journe est variable : parfois,il est suprieur 50 %, parfois infrieur.

    Sur une priode dun an, chaque hpital a enregistr les jours o plus de 60 %des bbs ns sont des garons. Selon vous, quel hpital a enregistr le plus dejours de ce type ?[Le plus grand : 22 % Idem : 56 % Le plus petit : 22 %]

    CHOIX INDIVIDUELS 41

  • Face ce problme, une majorit de sujets ne peroit pas la loides grands nombres et napplique pas la thorie des probabi-lits (qui doit leur faire rpondre le petit hpital), certains (22 %)restant mme focaliss sur le grand hpital, dans lequel il y aplus de naissances et donc moins de chance davoir des pourcen-tages disproportionns de garons et de filles.

    Plus gnralement, Kahneman et Tversky ont montr que lesindividus ont tendance infrer des gnralits dvnementstrs peu frquents, mais particulirement marquants . Ils ontqualifi ce phnomne de loi des petits nombres [Tversky etKahneman, 1971]. Les implications conomiques sont impor-tantes. Par exemple, la forte volatilit des marchs boursierspourrait en partie sexpliquer par les ractions excessives desinvestisseurs aux dernires nouvelles conomiques et finan-cires.

    La rgle de Bayes. La rgle de Bayes est la rgle de rvision desprobabilits lorsque le dcideur reoit de nouvelles informa-tions. En incorporant ces informations dans son valuation, ilpasse des probabilits a priori aux probabilits a posteriori. Seloncette rgle, la probabilit attribue un vnement X, condition-nellement lobservation de M, est calcule comme suit : P(X|M)

    =P(M|X)P(X)

    , o P(X|M) est la probabilit de X conditionnelleP(M),

    lobservation de M, P(M|X) la probabilit doccurrence duphnomne M si lvnement X se ralise, P(X) la probabilitdoccurrence de X et P(M) celle de M.

    Le problme dvelopp dans lencadr 9 montre la difficultquont gnralement les individus appliquer cette rgle.

    Encadr 9. La rgle de Bayes [Kahneman et Tversky, 1972]

    Un taxi est impliqu dans un carambolage de nuit. Deux compagnies de taxi, lesVerts et les Bleus, oprent en ville. On vous donne les donnes suivantes :

    85 % des taxis en ville sont Verts et 15 % sont Bleus ; un tmoin a identifi le taxi responsable comme Bleu.Le tribunal a test la fiabilit des tmoignages dans ce type de circonstances

    (accident de nuit) et en a conclu que les tmoins identifient correctement lescouleurs dans 80 % des cas et se trompent dans 20 % des cas.

    Quelle est la probabilit pour que le taxi impliqu dans laccident soit unBleu ?

    LCONOMIE EXPRIMENTALE42

  • La rponse mdiane et modale est 80 %. Il semble donc que lessujets pensent que le jugement du tmoin est reprsentatif de lacouleur du taxi et cela les conduit confondre P(identifier Bleu|Bleu) = 0,8 (daprs les donnes du tribunal) avec la probabilitdemande qui est P(Bleu|identifier Bleu). Selon la rgle de Bayes,cette probabilit est gale 41 % puisque :

    P(Bleu|id Bleu) =P(id Bleu|Bleu)P(Bleu)

    P(id Bleu|Bleu)P(Bleu) + P(id Bleu|Vert)P(Vert)

    =0,8 0,15

    = 0,410,8 0,15 + 0,2 0,85

    Le dcalage tient au fait que la rgle de Bayes prend en comptela probabilit a priori que le taxi soit bleu, P (Bleu) = 0,15, alorsque cette grandeur est nglige par la plupart des sujets. Cesderniers font donc une erreur de jugement puisquils sous-esti-ment, voire ngligent les probabilits a priori. Cette tendancegnrale la sous-estimation des probabilits a priori a tconfirme par des tudes utilisant des dispositifs exprimentauxbeaucoup plus sophistiqus (cf. notamment Grether [1980]). Deplus, on observe que lapprentissage de la rgle de Bayes par lessujets est lent.

    Exemple dapplication la macroconomie : lillusion montaire

    Les biais de jugement peuvent avoir des implications impor-tantes, y compris au niveau macroconomique. Lillusion mon-taire en constitue un exemple remarquable. Lillusion montairefait rfrence la tendance quont certains agents conomiques confondre les valeurs nominales et les valeurs relles. Labsencedillusion montaire est la principale hypothse sous-jacente la thse de la neutralit de la monnaie. Dans la ligne de lcoleKahneman-Tversky, Shafir et al. [1997] proposent une tudeexprimentale visant dmontrer limportance et rechercherles fondements psychologiques du phnomne dillusion mon-taire.

    Le protocole exprimental est rudimentaire puisquil sagit depetites questions hypothtiques poses des tudiants, maisgalement des gens arrts au hasard dans un aroport ou dansune galerie marchande. Lencadr 10 prsente un exemple dequestions poses.

    CHOIX INDIVIDUELS 43

  • Encadr 10. Lillusion montaire [Shafir et al., 1997, p. 351-352]

    Considrez deux jeunes filles, Anne et Barbara, diplmes de la mme univer-sit, mais une anne dintervalle. Aprs leur diplme, les deux jeunes filles onttrouv un travail similaire dans des entreprises ddition. Anne a dmarr avec unsalaire annuel de 30 000 dollars. Durant sa premire anne de travail, il ny a paseu dinflation et, pour sa seconde anne, Anne a obtenu une augmentation desalaire de 2 % (600 dollars). Barbara a galement dmarr avec un salaire annuelde 30 000 dollars. Durant sa premire anne de travail, il y a eu une inflation de4 % et, pour sa seconde anne, Barbara a obtenu une augmentation de salairede 5 % (1 500 dollars).

    Question : lorsquelles ont dmarr leur seconde anne de travail, laquelle desdeux jeunes filles tait, votre avis, la plus heureuse ?

    Face ce problme, une majorit de sujets (64 %) rpond Barbara alors que cest Anne qui a eu laugmentation desalaire rel la plus importante (+ 2 % contre + 1 % pour Barbara).Ces sujets sont victimes de lillusion montaire en privilgiantdans leurs jugements les valeurs nominales aux valeurs relles,probablement parce que les premires sont naturellement plus saillantes que les secondes.

    Concernant lillusion montaire, Fehr et Tyran [2001] ontpropos une exprience beaucoup plus sophistique, consistant observer les ractions de sujets dans une conomie affecte pardes chocs nominaux. Ils mettent en vidence de manire encoreplus probante le phnomne dillusion montaire et, surtout,montrent qu la suite dun choc nominal ngatif une illusionmontaire de faible amplitude au niveau individuel peut provo-quer une inertie importante et durable des prix au niveaumacroconomique.

    Choix versus jugement :la question de linvariance procdurale

    Lconomiste assimile choix et jugement en fondant les deuxdans une thorie unique. Il postule ainsi l invariance procdu-rale : les prfrences sont indpendantes de la maniredont elles sont rvles. Or certaines expriences montrent lecontraire, savoir que les prfrences peuvent tre renverseslorsquon demande aux sujets de choisir puis dvaluer

    LCONOMIE EXPRIMENTALE44

  • Encadr 11. Le renversement des prfrences

    On vous donne 7 dollars en dbut dexprience.

    Dcision 1Vous devez choisir entre deux loteries . Jouer une loterie consiste tirer

    au sort une boule dans une urne contenant 36 boules numrotes de 1 36. Lenumro de la boule tire au sort dterminera si vous avez perdu ou gagn delargent.

    Vous pouve