EBC2.03.MorettiSurBadiou2006

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3. L’art créatif selon Badiou : la vérité infinie qui s’y construit Alain Badiou (1937-) est probablement, depuis de nombreuses années déjà, le plus grand philosophe français vivant. Si nous nous intéressons ici à son point de vue c’est que son modèle (sa « théorie de l’événement »), très original et puissant, est, de plus, manipulable, là où souvent les théories philosophiques se complaisent dans l’énonciation de thèses invérifiables (simplement « évocatrices » ou « poétiques »). Si sa philosophie est, en un sens, une radicalisation mathématisée de l’anthropologie psychanalytique lacanienne 1 (en réalité elle est beaucoup plus que ça), elle est aussi, fondamentalement, une théorie de l’agir exceptionnel (agir non banal) 2 . Et ce, même au niveau, qui nous intéresse dans cet article, de l’agir artistique (pour Badiou « l’art pense »). Mais, pour bâtir cette théorie de l’agir exceptionnel, il doit redéfinir les notions de sujet et de vérité. Comme dans les deux cas précédents, pour pouvoir bénéficier de ce regard nouveau, il est donc d’abord nécessaire de rappeler (sommairement) les instruments théoriques nouveaux qui le rendent possible 3 . 3.1. La refonte de l’ontologie : de l’impasse à la théorie des situations 4 Puisque l’« être » est la notion la plus fondamentale, la branche la plus fondamentale de la philosophie est l’« ontologie » (i.e. la « science de l’ ‘être’ », de ce qui fait qu’il y a de l’« il y a »). Or, du point de vue de l’histoire de la philosophie, il y a impasse de l’ontologie. L’expérience de l’ontologie depuis Parménide (le premier ontologue grec, au Vème siècle a.C.) jusqu’à nos jours oblige à accepter un double énoncé paradoxal : (1) « ce qui se présente est essentiellement multiple » (= il existe une multiplicité de choses différentes, un sacré fatras !), (2) « ce qui se présente est essentiellement un » (= exister semble coïncider avec le fait d’être un, de se distinguer de ce qui est autre de soi). Si chacun de ces énoncés semble vrai (la réalité est multiple, toute chose est une), comment accepter les deux à la fois sans se contredire ? Car on aurait, en d’autres termes, « un = multiple » ( !!! ). L’ontologie est prise 1 En très bref, on pourrait dire que, s’opposant à Kant (1724-1804) pour qui l’existence des mathématiques n’est compréhensible qu’en référence à la structure philosophique du « sujet transcendantal », il s’agit pour Badiou, en ayant recours à la théorie du psychanalyste français Jacques Lacan (1901-1981), de montrer que le « sujet » (un des principaux concepts de la pensée occidentale), dont la structure complexe met en jeu des mathématiques, ne peut être compris qu’en référence au savoir mathématique (la conscience émerge à partir de l’« inconscient »). 2 Je précise ce point dans mon étude « Badiou avec Luhmann ? Agir exceptionnel et agir normal », (à paraître). Cf. aussi Badiou A., Conditions, p. 179 (« […] la folie de la soustraction est un acte. Mieux même : […] elle est l’acte par excellence, l’acte d’une vérité […] »). 3 Mon exposé sera assez ardu, mais il permettra (j’espère) aux lecteurs patients d’avoir en main les principales clefs pour vraiment comprendre Badiou (faute de quoi son écriture ne serait qu’incantatoire).

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Badiou

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3. L’art créatif selon Badiou : la vérité infinie qui s’y construit

Alain Badiou (1937-) est probablement, depuis de nombreuses années déjà, le plus

grand philosophe français vivant. Si nous nous intéressons ici à son point de vue c’est que son

modèle (sa « théorie de l’événement »), très original et puissant, est, de plus, manipulable, là

où souvent les théories philosophiques se complaisent dans l’énonciation de thèses

invérifiables (simplement « évocatrices » ou « poétiques »). Si sa philosophie est, en un sens,

une radicalisation mathématisée de l’anthropologie psychanalytique lacanienne1 (en réalité

elle est beaucoup plus que ça), elle est aussi, fondamentalement, une théorie de l’agir

exceptionnel (agir non banal)2. Et ce, même au niveau, qui nous intéresse dans cet article, de

l’agir artistique (pour Badiou « l’art pense »). Mais, pour bâtir cette théorie de l’agir

exceptionnel, il doit redéfinir les notions de sujet et de vérité. Comme dans les deux cas

précédents, pour pouvoir bénéficier de ce regard nouveau, il est donc d’abord nécessaire de

rappeler (sommairement) les instruments théoriques nouveaux qui le rendent possible3.

3.1. La refonte de l’ontologie : de l’impasse à la théorie des situations4

Puisque l’« être » est la notion la plus fondamentale, la branche la plus fondamentale

de la philosophie est l’« ontologie » (i.e. la « science de l’ ‘être’ », de ce qui fait qu’il y a de

l’« il y a »). Or, du point de vue de l’histoire de la philosophie, il y a impasse de l’ontologie.

L’expérience de l’ontologie depuis Parménide (le premier ontologue grec, au Vème siècle

a.C.) jusqu’à nos jours oblige à accepter un double énoncé paradoxal : (1) « ce qui se présente

est essentiellement multiple » (= il existe une multiplicité de choses différentes, un sacré

fatras !), (2) « ce qui se présente est essentiellement un » (= exister semble coïncider avec le

fait d’être un, de se distinguer de ce qui est autre de soi). Si chacun de ces énoncés semble

vrai (la réalité est multiple, toute chose est une), comment accepter les deux à la fois sans se

contredire ? Car on aurait, en d’autres termes, « un = multiple » ( !!! ). L’ontologie est prise

1 En très bref, on pourrait dire que, s’opposant à Kant (1724-1804) pour qui l’existence des mathématiques n’est compréhensible qu’en référence à la structure philosophique du « sujet transcendantal », il s’agit pour Badiou, en ayant recours à la théorie du psychanalyste français Jacques Lacan (1901-1981), de montrer que le « sujet » (un des principaux concepts de la pensée occidentale), dont la structure complexe met en jeu des mathématiques, ne peut être compris qu’en référence au savoir mathématique (la conscience émerge à partir de l’« inconscient »).2 Je précise ce point dans mon étude « Badiou avec Luhmann ? Agir exceptionnel et agir normal », (à paraître). Cf. aussi Badiou A., Conditions, p. 179 (« […] la folie de la soustraction est un acte. Mieux même : […] elle est l’acte par excellence, l’acte d’une vérité […] »).3 Mon exposé sera assez ardu, mais il permettra (j’espère) aux lecteurs patients d’avoir en main les principales clefs pour vraiment comprendre Badiou (faute de quoi son écriture ne serait qu’incantatoire).

désagréablement entre l’un et le multiple (la « présentation », qui est une unité, semble

indissolublement liée à l’apparition d’une multiplicité de choses). Or, on peut montrer (Platon

l’a fait) que cette impasse n’est pas un jeu de mots, elle est bel et bien grave, apparemment

insoluble (on ne peut que la masquer). Historiquement, on a essayé d’identifier

(alternativement) l’être à l’un ou au multiple, aboutissant à chaque fois à des apories.

Badiou estime que, pour sortir de cette impasse, nous sommes obligés, de nos jours,

de prendre une décision philosophique, celle de « rompre avec les arcanes de l’un et du

multiple où la philosophie naît et disparaît ». L’ontologie est l’épine dorsale de toute

philosophie, mais, fragilisée par son lien mal pensé au couple un/multiple, elle est et reste très

problématique, et rend fragile toute la philosophie. Mais comment sortir de l’impasse ?

Badiou va révolutionner la philosophie en redéfinissant la notion de « un » (pour cela il va

s’appuyer sur les mathématiques contemporaines)5. Il parvient à cela par une acrobatie

conceptuelle remarquable (un double énoncé nouveau). Il s’agira : (a) d’accepter la formule

(inévitable) de cette décision : « l’un n’est pas » (i.e. : il n’y a pas de « totalité absolue ») ; (b)

mais aussi, de garder la formule intuitive commune : « il y a de l’Un » (i.e. : la réalité est telle

que les choses s’assemblent, peuvent être comptées). En d’autres termes il s’agira de maîtriser

cet écart difficile, de comprendre comment ces deux énoncés (a) et (b) sont tout à fait

compatibles (ils ne constituent pas une impasse)6. Pour cela il faudra énoncer : « l’un, qui

n’est pas, existe seulement comme opération (celle du « compte-pour-un ») ». Si l’être n’est

pas un, il n’est pas multiple non plus (il n’est multiple qu’autant qu’il advient à la

présentation). Et si le multiple n’est pas l’être, il est néanmoins le régime de la présentation ;

quant à lui, l’un est, au regard de la présentation, un résultat opératoire (certes essentiel).

La re-formulation badiousienne de l’ontologie, qui redéfinit l’un et se base sur la

définition mathématique contemporaine du multiple, va consister en une « théorie de

situations ». Cette théorie se base sur des notions que nous allons donc passer en revue. La

notion très importante de situation est définie comme « toute multiplicité présentée ». Il la

définit aussi comme « le lieu de l’avoir lieu » (la situation, nous le verrons, est le fond sur

lequel se détache un événement – or toute la philosophie de Badiou est une philosophie des

événements). Toute situation admet un opérateur de compte-pour-un qui lui est propre (toute

situation est un tout maîtrisé). Dans la même lignée, une structure est définie comme « ce qui

4 Pour tout ce développement 3.1. je me base sur la « Méditation 1 » de L’être et l’événement (1988), qui comporte 37 méditations, celle où Badiou jette les bases de sa théorie philosophique.5 Notamment en interprétant les deux opérateurs et (« appartient » et « est inclus ») de la théorie des ensembles comme les termes philosophiques (ontologiques) « présente » et « représente » respectivement.

prescrit, pour une multiplicité présentée, le régime du compte-pour-un ». La notion de

multiple est alors ainsi introduite : « Que l’un, qui n’est pas, ne puisse se présenter, mais

seulement opérer, fonde « en arrière » de son opération que la présentation est au régime du

multiple » (EE, p. 33). En d’autres termes, puisque le multiple se définit doublement à partir

de l’opération unificatrice du compte-pour-un (i.e. avant et après l’agir sur lui du compte), il y

a donc en fait deux types de multiple (profondément liés) : celui que Badiou nomme

« multiple inconsistant » (ou multiplicité d’inertie) et ce qu’il nomme « multiple consistant »

(ou multiplicité de composition)7. Le premier est la présentation, telle que rétroactivement

appréhendée comme non-une dès lors que l’être-un est un résultat ; le deuxième est la

composition du compte, le multiple comme « plusieurs-uns » comptés par l’action de la

structure. Il y a donc une duplicité de toute situation, en ce sens qu’elle comprend un amont et

un aval (de l’opération). Notons déjà que la structure, qui de ce fait à la fois oblige à

considérer que la présentation est d’abord un multiple inconsistant et autorise à composer les

termes de la présentation comme les unités d’un multiple consistant, instaure un partage

obligation/permission qui fait de l’un (qui n’est pas) une loi8.

Que peut être un discours sur l’« être en tant qu’être » conséquent avec ce qui précède

(i.e. une ontologie efficace, sortie de l’impasse) ? La réponse de Badiou est qu’il n’y a que des

situations, et donc l’ontologie, si elle existe, est elle-même une situation. Mais cela conduit à

une double difficulté. (1) Une situation est une présentation. Faut-il donc qu’il y ait une

présentation de l’être comme tel ? Il semble plutôt que l’« être » soit compris dans ce que

présente toute situation. On ne voit pas qu’il puisse se présenter en tant qu’être (c’est-à-dire

une fois pour toutes). (2) Si l’ontologie est une situation, elle admet un mode de compte-pour-

un, une structure. Mais le compte-pour-un de l’être ne nous reconduit-il pas aux apories où

l’on disait de manière sophistique que l’un et l’être sont interchangeables ? Rappelons nous :

nous avons supposé que l’un n’est pas, l’être ne peut donc être un. Il faut donc affirmer : il n’y

a pas de structure de l’être

Face à ça, historiquement, il existe une « Grande Tentation » (à laquelle les

ontologies philosophiques du passé n’ont jusqu’à présent pas résisté) : forcer ce double

obstacle en posant qu’en effet l’ontologie n’est pas une situation. « L’ontologie n’est pas une

6 Ces deux énoncés sont cohérents avec la théorie des ensembles : (a) il n’y a pas d’ensemble de tous les ensembles et (b) tout peut être ramené à une composition d’ensembles (à partir de , l’« ensemble vide »).7 « Consistant » veut dire, en logique mathématique, « sans contradiction ». « Inconsistant » veut dire « contradictoire ». Ici « consistant » veut surtout dire : « maîtrisé », « réglé », « dominé », « conceptualisé ».8 Ainsi que le montre la « logique modale », toute « loi » (logico-mathématique ou juridique ou autre) prescrit(affirme être nécessaires) – ou défend (affirme être impossibles) – certaines choses et en autorise (affirme être possibles) certaines autres.

situation » voudrait dire que l’être ne peut se signifier dans le multiple structuré, et que seule

une expérience située au-delà de toute structure nous ouvre l’accès au « voilement de sa

présence » (ainsi Platon, les théologiens négatifs, Heidegger et bien d’autres).

Badiou se trouve, à l’inverse, affirmer, contre cette tentation, que « l’ontologie est

une situation ». Pour démontrer cela il faut résoudre les deux grands problèmes, plutôt que de

les faire disparaître dans la promesse d’une exception. Il s’agit en d’autres termes de réfuter

les ontologies de la présence (la présence est le contraire exact de la présentation), en au

moins trois sens : (a) conceptuellement, il faut attester que l’ontologie existe bel et bien en

ayant recours au régime positif de la prédication (i.e. au raisonnement explicite) ; (b)

empiriquement, on montrera que l’ontologie se déroule dans l’expérience de l’invention

déductive (i.e. les mathématiques), où le résultat, loin d’être « la singularité absolue de la

sainteté », sera intégralement transmissible dans le savoir ; (c) au niveau du langage, on dira

l’ontologie en résiliant le « poème », ayant plutôt recours à la puissance de ce que le logicien

et mathématicien G. Frege (1848-1925) nommait, dès 1879, une « idéographie » (une

« écriture formalisée des concepts »). Il faudra donc opposer, par la notion d’« ensemble », la

rigueur du « soustractif » (où l’être n’est dit que d’être insupposable pour toute présence, et

pour toute expérience) à la tentation de la présence.

« Soustractif » s’oppose ici, comme on le verra à la thèse heideggérienne d’un retrait de l’être. Ce n’est pas en effet dans le retiré-de-sa-présence que l’être fomente l’oubli de sa disposition originelle, jusqu’à nous assigner – nous, au plus profond du nihilisme – à un « retournement » poétique. Non, la vérité ontologique est plus astreignante et moins prophétique : c’est d’être forclos de la présentation qui enchaîne l’être comme tel à être, pour l’homme, dicible, dans l’effet impératif d’une loi, la plus rigide de toutes les lois concevables, la loi de l’inférence démonstrative et formalisable (EE, p. 35)

La démarche de Badiou va être de tenir bon face aux paradoxes liés au fait d’aborder

l’ontologie comme une situation, en montrant que ces paradoxes peuvent être éliminés. S’il ne

peut donc y avoir une présentation de l’être, puisque l’être advient dans toute présentation

(l’être ne peut se présenter « en personne », ne pouvant pas être un), une seule issue nous est

laissée : comprendre que la situation ontologique est la présentation de la présentation.

Cela résoudrait le problème, car dans ce cas il serait bel et bien possible qu’il s’agisse de

l’être en tant qu’être dans cette situation (il n’y aurait que de la présentation, or nous n’avons

d’accès concevables à l’être autres que la présentation). Mais ça veut dire quoi une

présentation qui soit présentation de la présentation ? Est-ce possible ? Le seul prédicat à

notre disposition pour la « présentation » c’est « multiple ». Nous avons vu en effet que si le

multiple ne correspond pas (de même que l’un) à l’être il correspond toute fois à la

présentation (en tant que double multiple, inconsistant et consistant). Or, dans une situation

structurée (par définition elles le sont toutes) le multiple de la situation est le multiple

consistant. La présentation « en général » (la présentation de la présentation) est donc plutôt

celle (latente) de la multiplicité inconsistante, laquelle « laisse apparaître, dans la rétroaction

du compte-pou-un, une sorte d’irréductibilité inerte, domaniale, du présenté-multiple pour

lequel il y a l’opération du compte » (EE, p.36). Force est donc d’admettre la thèse :

« l’ontologie ne peut qu’être théorie des multiplicités inconsistantes en tant que telles ». Ici,

« en tant que telles » veut dire, explique Badiou, que ce qui est présenté dans la situation

ontologique est le multiple (pur, inconsistant, brut), sans autre prédicat que sa multiplicité (ce

n’est pas « une multiplicité de … »). L’ontologie, pour autant qu’elle existe, sera

nécessairement science du multiple en tant que multiple. Mais si une telle science existe,

quelle sera sa structure ? ( i.e. son compte-pour-un) Nous savons qu’il est irrecevable que le

multiple en tant que multiple se compose de uns (l’un doit être un résultat), faute de quoi on

rechute dans la « perte de l’être » (par son identification boiteuse avec le concept de un). Le

multiple, dont le destin est de constituer l’un, est sans un. Mais si ce n’est pas d’uns que la

composition tisse le multiple (dans la situation ontologique), de quoi alors ? (qu’est-ce qui est

compté pour un ?) On aboutit là, pour affronter cette question, à deux réquisits pour toute

ontologie possible : (1) le multiple (propre à l’ontologie) ne se compose que de multiplicités

(je dirais : l’ontologie est fractale…) ; (2) le compte-pour-un n’est que le système des

conditions à travers lesquelles le multiple se laisse reconnaître comme multiple.

[…] ce qu’il faut, c’est que la structure opératoire de l’ontologie discerne le multiple sans avoir à le faire un, et donc sans disposer d’une définition du multiple. Le compte-pour-un doit ici prescrire que tout ce sur quoi il légifère est multiplicité de multiplicités, et interdire que tout ce qui est « autre » que le multiple pur – soit le multiple de ceci ou cela, ou le multiple d’uns, ou la forme de l’un elle-même –advienne à la présentation qu’il structure (EE, p. 37).

Cela n’est pas sans difficulté (ou piège) : cette prescription-interdiction ne peut en aucun cas

être explicite (sinon, si on a recours à une définition, on retombe dans la « perte de l’être »).

La prescription est donc totalement implicite. Elle opère de telle façon que ce n’est que des multiplicités pures qu’il s’agit, sans jamais rencontrer un concept défini du multiple (EE, p. 37).

Or, ce qui permet ça (éviter le piège) – i.e. une loi dont les objets sont implicites, une

prescription qui ne nomme pas – c’est, là est la clef, la notion de « système d’axiomes ».

Une présentation axiomatique consiste en effet, à partir de termes non définis, à prescrire la règle de leur maniement. Cette règle compte pour un au sens où les termes, non définis, le sont cependant par leur composition. Se trouve, de fait, prescrit, tout ce qui se conforme à la règle. Jamais n’est rencontrée une définition explicite de ce que l’axiomatique compte pour un, compte pour ses objets-uns (EE, p. 38).

Seule une axiomatique peut structurer une situation où ce qui est présenté est la présentation.

<…> {renversement de la dyade consistance-inconsistance}

L’ontologie, axiomatique de l’inconsistance particulière des multiplicités, saisit l’en-soi du multiple par la mise en consistance de toute inconsistance, et l’inconsistance de toute consistance. Ainsi déconstruit-elle tout effet d’un, fidèle au non-être de celui-ci, pour disposer, sans nomination explicite, le jeu réglé du multiple tel qu’il n’est que la forme absolue de la présentation, donc le mode sur lequel l’être se propose à tout accès (EE, p. 39).

A partir de ce socle remarquablement solide, dont nous n’avons rappelé que le début

de la mise en marche (en 1988), Badiou montre ensuite en détail pourquoi l’ontologie ainsi

conçue correspond bel et bien à l’édifice des mathématiques (par la théorie des ensembles et

son tissage itératif à partir de la notion d’« ensemble vide » et des opérations et ). Il veut

repenser l’« un » : c’est donc normal qu’il s’adresse à la notion de « tout », c’est-à-dire,

mathématiquement parlant, à la notion d’« ensemble »9. Badiou va donc explorer ce

qu’enseignent les mathématiques au sujet des dynamiques « déchirantes » de cette notion

d’ensemble (i.e. ce que les mathématiques nous disent du « devenir-un » – ou « compte-pour-

un »)10.

3.2. Le modèle de la « soustraction » en termes de « schéma gamma »

Badiou a montré, nous venons de le voir, que la base traditionnelle de la philosophie,

l’ontologie (la science de l’être en tant qu’être), est en fait déjà l’apanage d’une autre science,

les mathématiques : l’être en tant que tel n’est pas plus mystérieux que les mathématiques de

l’infini, qui l’explorent au plus près en se basant sur la notion de néant (, l’« ensemble

vide »). Le rôle de la philosophie est dès lors d’éclairer la pensée sur l’articulation entre

l’ontologie (les mathématiques, la science des situations) et les applications de l’ontologie.

(1) Les 4 formes mathématiques de la « soustraction ». Que nous disent les

mathématiques connues à ce jour ? Selon Badiou elles nous disent qu’il s’y passe, au niveau

fondamental, des « soustractions » (des « coups de tonnerre », des « surprises ») : elles nous

disent que les « situations » mathématiques (les états de maîtrise axiomatique) sont

régulièrement (quoique rarement) percées ou déchirées, par une dynamique qui leur reste

radicalement interne (les mathématiques se « percent d’elles-mêmes »). Et d’après Badiou les

mathématiques semblent montrer, à ce jour, qu’il n’y a que 4 formes fondamentales de

9 Le Un de l’ontologie serait, ainsi explicité mathématiquement, l’« ensemble de tous les ensembles », dont les mathématiques du XXe siècle, qui pourtant ne reculent pas face aux infinis, nous apprennent qu’il n’existe pas.10 Nous omettons, dans ce bref rappel de sa pensée, tout le discours important que Badiou développe autour de l’articulation présentation/représentation (/), pourtant essentiel pour l’économie de sa pensée (cf. EE).

soustraction11. Ces 4 moments de la soustraction sont l’« indécidable », l’« indiscernable », le

« générique » et l’« innommable ». Rappelons les brièvement.

L’indécidable est une soustraction aux normes d’évaluation (soustraction à la Loi).

C’est, en gros, le fait de briser toute classification pré-établie en tant qu’elle prétendrait être

parfaitement exhaustive. Ainsi Badiou :

Soit une norme d’évaluation des énoncés, dans une situation quelconque de la langue. […] Indécidable est alors l’énoncé qui s’y soustrait. Soit un énoncé tel qu’il ne peut s’inscrire dans aucune des classes dans lesquelles la norme d’évaluation est censée distribuer tous les énoncés possibles. […] L’indécidable est donc ce qui se soustrait à une classification supposée exhaustive des énoncés, selon les valeurs qu’une norme y rattache. Je ne puis décider d’aucune valeur attribuable à cet énoncé, quoique la norme d’attribution n’existe que dans la supposition de son efficacité totale » (C, p. 180)

Badiou montre qu’en mathématiques le théorème de Gödel de 1931 (dit « théorème

d’incomplétude ») démontre cela, l’existence de l’indécidabilité, pour tout langage

comprenant l’arithmétique (ce qui signifie : pour la plupart des langages). Ce résultat

complexe bien connu signifie, en gros, que les mathématiques ne sont pas mécanisables (ce

qui était le rêve de beaucoup de gens) : l’essence des mathématiques, en tant que science qui

explore techniquement les infinis actuels, est de toujours devoir s’attendre à surgir en son sein

des résultats inattendus (nécessitant de nouveaux axiomes, à l’infini).

L’indiscernable est une soustraction au marquage de la différence (« soustraction au

sexe »). C’est , en gros, un cas de figure où une partie d’une situation est telle qu’aucun

énoncé de la langue de la situation ne la sépare (une partie est indiscernable si elle ne tombe

sous aucun déterminant du savoir établi, ou « encyclopédie »). Ainsi Badiou :

Soit maintenant une situation de langue où existe, comme précédemment, une norme d’évaluation des énoncés. Et soit deux termes présentés quelconques, mettons a1 et a2. Considérons maintenant des formules de la langue qui comportent deux places pour des termes. […] Donc des formules du type F(x, y). On dira qu’une telle formule discerne les termes a1 et a2 si la valeur de l’énoncé F(a1, a2) est différente de la valeur de l’énoncé F(a2, a1). […] Deux termes présentés sont donc indiscernables au regard d’une situation de langue si aucune formule à deux places de la langue ne vient marquer leur différence par ceci que leur permutation change la valeur de l’énoncé obtenu en les inscrivant aux places prescrites par la formule. […] L’indiscernable est ce qui se soustrait au marquage de la différence par évaluation des effets d’une permutation. Indiscernables sont deux termes que vous permutez en vain. Ces deux termes ne sont deux que dans la présentation pure de leur être. Rien dans la langue ne donne de valeur différentielle à leur dualité. Ils sont deux, certes, mais pas au point qu’on puisse re-marquer qu’ils le sont. L’indiscernable soustrait ainsi la différence comme telle à toute remarque. L’indiscernable soustrait le deux à la dualité. (C, pp. 181-182)

11 Q. Meillassoux épingle à ce sujet une « tension intéressante » au cœur de la pensée de Badiou entre deux énoncés majeurs de sa philosophie : « Les mathématiques sont l’ontologie » et « Toute vérité est post-événementielle ». La subordination de l’un à l’autre énoncé pouvant aller alternativement dans les deux sens selon un choix crucial que le jeune disciple de Badiou démontre être indécidable (deux philosophies en naissent), cf. « Nouveauté et événement », in : C. Ramond (éd.), Alain Badiou. Penser le multiple, L’Harmattan, 2002.

Badiou montre que les mathématiques établissent en leur sein l’existence de phénomènes

d’indiscernabilité (l’indiscernable existe par exemple dans la théorie des groupes de

permutations, elle même liée à la théorie des polynômes).

Le générique, l’un des concepts les plus importants de la philosophie de Badiou, est

une soustraction infinie au concept (soustraction à l’Un). C’est l’idée d’un nouveau « tout »

(un ensemble), tellement bariolé, qu’il ne se laisse pas caractériser par ses ingrédients.

Soit maintenant une situation de langue où existe toujours une norme d’évaluation. Et soit un ensemble fixe de termes, ou d’objets, mettons l’ensemble U. On appellera U un univers pour la situation de langue. Considérons un objet de U, mettons a1. Considérons dans la langue une formule à une seule place, mettons F(x). Si à la place marqué par un x vous faites venir l’objet a1, vous obtenez un énoncé, F(a1), auquel la norme donne une certaine valeur, le vrai, le faux, ou toute autre valeur réglée par un principe d’évaluation. […] [O]n dira qu’un sous-ensemble de l’univers U est construit par une formule F(x) si ce sous-ensemble se compose exclusivement de tous les termes a de U qui, venus à la place marquée par x, donnent à l’énoncé F(a) une valeur préalablement fixée. Donc tous les termes qui sont tels que la formule F(a) est évaluée identiquement. […] Un sous-ensemble de l’univers U sera dit constructible s’il existe dans la langue une formule F(x) qui le construit. […] Générique est alors un sous-ensemble de l’univers U qui n’est pas constructible. Aucune formule F(x) de la langue n’est identiquement évaluée par les termes qui composent un sous-ensemble générique. On voit qu’un sous-ensemble générique est soustrait à toute identification par un prédicat de la langue. Aucun trait prédicatif unique ne rassemble les termes qui le composent. […] Le sous-ensemble générique contient, si l’on peut dire, un peu de tout, si bien qu’aucun prédicat n’en rassemble jamais tous les termes. (C, pp. 183-184)

Badiou montre que cette notion d’ensemble générique a été attestée en mathématique dès

1963 (par P. Cohen, élève de K. Gödel). On démontre dans quasiment toute situation de

langue un sous-ensemble générique se doit d’être infini. Le générique existe donc, reste à en

penser les enjeux.

L’innommable est une soustraction relative à la notion (mathématisée) de « nom

propre ». Badiou la synthétise en ces termes :

Et enfin soit une situation de langue et ses principes d’évaluation. Soit encore des formules à une place, de type F(x). Parmi les valeurs admises pour les énoncés, par exemple le vrai, le faux, le possible, ou toute autre, fixons-en une une fois pour toutes, et appelons-la la valeur de nomination. On dira alors qu’une formule F(x) nomme un terme a1 de l’univers si ce terme est le seul qui, venu à la place marquée par x, donne à l’énoncé F(a1) la valeur de nomination. […] Qu’une formule nomme un terme veut enfait dire qu’elle est le schème de nom propre de ce terme. Le « propre », comme toujours, se soutient de l’unique. Le terme nommé est en effet unique à venir donner à la formule qui le nomme la valeur fixe de nomination. […] Innommable est alors un terme de l’Univers, s’il est le seule de l’Univers à n’être nommé par aucune formule. […] L’innommable est ce qui se soustrait au nom propre, et ce qui est seul à s’y soustraire. L’innommable est donc le propre du propre. Tellement singulier qu’il ne tolère pas même d’avoir un nom propre. Tellement singulier dans sa singularité qu’il est le seul à ne pas avoir de nom propre. (C, pp. 185-186)

Badiou montre d’abord que, contrairement aux apparences, cette notion d’innommable n’est

pas paradoxale (on pourrait penser, à tort, que le fait d’être « le seul à ne pas … » pourrait

suffire à constituer un nom propre – or, on peut démontrer qu’il n’en est rien). Puis il montre,

surtout, que l’innommable a été établi en mathématique en 1968 par E.G. Furkhen.

Une fois recensés, dans l’ontologie, ces quatre types de soustraction, il s’agit de voir

s’il émerge d’eux quelque chose de particulier. Il se trouve que c’est précisément le cas.

(2) La structure qui relie et ordonne les 4 types de soustractions : le « schéma ».

Badiou va en effet montrer qu’il existe, à l’intérieur de la philosophie (qui, à défaut d’être

attitrée à parler de l’être, est la méta-ontologie, la discipline attitrée à réfléchir sur le

fonctionnement de l’ontologie), une manière élégante et naturelle d’ordonner ces quatre types

de soustractions telle que, lue dynamiquement, elle fournit, en théorisant l’événement, un

modèle de l’action créatrice ou innovante en général (les quatre soustractions correspondent à

des phases temporelles et logiques différentes de tout cycle d’aventure créative). Plus

précisément il va montrer le résultat spectaculaire suivant : la percée des situations par les

événements (ou créations) se produit, (dans quatre domaines parallèles : « amour », « art »,

« politique », « science ») toujours de la même manière : selon un enchaînement formel qui

articule les quatre moments fondamentaux de la « soustraction » découverts par l’histoire des

mathématiques (l’ontologie). Cet enchaînement est modélisé par Badiou par un schéma

graphique (un graphe conceptuel), le « schéma gamma » (à parcourir selon les flèches).

Ce schéma est indexé (et constitué) par un arrangement numérique de ses 4 termes : l’un-en-

plus, l’un-en-moins (les deux termes d’en haut), le fini et l’infini (les deux termes d’en bas).

Badiou dit que c’est un « carré complet des donations de l’être », car il expose aussi bien les

quatre types de soustraction, leur enchaînement récurrent ainsi que (de droite à gauche, de

haut en bas) les catégories numériques-ontologiques fondamentales : l’un en tant en tant qu’il

n’existe pas ou qu’il résulte d’une opération, le multiple fini et le multiple infini. Ce schéma

gamma est animé (ou lu) selon une dynamique nommée « parcours gamma » qui est un

« parcours de vérité » (il s’agit là de la théorie des procédures de vérité). Ce parcours de

« ce qui arrive » est toujours faillible, éphémère et dangereux. Voyons cela.

Le lieu (de l’avoir lieu) et la structure (d’une situation) sont, pour ainsi dire, des

instances de répétition (« tout est sous contrôle, rien de neuf »). Un événement a lieu s’il

apparaît quelque chose de plus (le Un+) dans la situation, qui brise la répétition. De ce fait,

nommer (avec les ressources de la situation) un événement est impossible et « [i]l y a une

indécidabilité intrinsèque de tout énoncé impliquant la nomination de l’événement » (p. 189).

Mais puisque le propre d’un événement est de disparaître aussi rapidement qu’il est apparu

(aucun savoir stable sur lui n’existe encore), le nommer est vital pour ceux que cet événement

a transpercés (frappés) et qui veulent en garder trace (ou compréhension). Le seul recours est

de dépasser l’indécidabilité par une décision, en nommant l’événement axiomatiquement (i.e.

par un axiome nouveau, ad hoc). Cette nomination étant intervenue telle un axiome, il va

s’agir, pour ceux à qui l’événement tient à cœur, d’examiner dans la situation où ils se

trouvent les conséquences de cet axiome (nouveau), par une procédure infinie de vérification

du vrai (un calcul à partir des axiomes – dont surtout le nouveau – et des règles de déduction).

Il va s’agir de sonder la vérité supposée de cet événement (dans la situation) par des enquêtes,

des ponts jetés entre le peu que l’on sait de cet événement et les savoirs établis. Puisque, par

définition, il n’y a pas (encore) de concept de cet événement (ou de sa vérité), le choix de la

vérification (les éléments sur lesquels s’appuyer pour tisser des comparaisons nouvelles) est

résolument libre (de critères) : il se fait entre des alternatives possibles qui sont mutuellement

indiscernables. Cette indiscernabilité oblige à choisir arbitrairement parmi les enquêtes

possibles (dans la situation) autour de l’événement disparu. Les actes par lesquels se font ces

décisions libres constituent un sujet (de la vérité en cours d’exploration hypothétique) : à la

fois contraint par l’événement et néanmoins hasardeux (risqué : l’événement n’était-il qu’un

leurre ?…). Si les actes d’un sujet de vérité ne peuvent être que finis (en nombre et qualité),

ils laissent se sédimenter, à la limite de leur répétition fidèle d’enquêtes (dans la situation), le

concept infini (générique) de la vérité qui est en cours (il est potentiellement infini car de

nouvelles enquêtes seront toujours possibles). Ce moment peut paraître paradoxal : « [l]’être

générique d’une vérité n’est jamais présenté, mais nous pouvons savoir, formellement, qu’une

vérité aura toujours eu lieu comme infinité générique » (p. 192) (ce résultat provient de

l’existence théorique du concept de générique, garantissant la possibilité d’une hypothèse

anticipante). Ce côté générique de l’ensemble de savoirs obtenus sur l’événement nouveau (un

sous-ensemble générique de la situation de départ) fait que cet ensemble ne peut avoir de

concept le maîtrisant (sinon il ne serait pas générique), sauf à en postuler (axiomatiquement)

un nouveau, par un acte de « forçage » (le forcing, un autre concept technique venant des

mathématiques). L’ontologie (les mathématiques) enseigne que tout sous-ensemble générique

ainsi obtenu par une hypothèse légitime (faisant passer du fini des enquêtes sur l’événement à

l’infini de leur limite) se trouve être irréductiblement limité par l’existence d’un élément

innommable (au sens mathématique) qui lui est relatif (le propre du propre). Or, c’est là que

la tentation surgit invariablement d’opérer un deuxième forçage, pour nommer cette fois

l’innommable, dans un désir de toute-puissance épistémique (au sens large) oublieux de ce

terme du soustractif. Badiou voit dans ce désir la figure même du Mal (forcer la nomination

engendre des catastrophes : aussi bien an science qu’en politique, en amour ou en art. Trois

dangers guettent donc au final l’apparition (rare) d’un événement : (1) qu’il ne soit pas perçu,

(2) que ses militants finissent par céder et cessent de lui être fidèles (cessent d’en construire la

vérité en s’en faisant les sujets), (3) qu’après en avoir construit patiemment la vérité, ses

sujets forcent son innommable à être nommé (tuant un vide vital par du plein mortifère).

(3) Applications du schéma gamma : les 4 « procédures de vérité ». Le philosophe

français va montrer que les « événements » de la réalité (et de la vie), c’est-à-dire ces

moments où surgit quelque chose de nouveau, d’étonnant, de créatif, correspondent à ces

trous ou déchirures des situations. De ce fait, il va montrer, et ce résultat est spectaculaire, que

ces événements se laissent réduire au schéma gamma (leur modèle). Badiou assume qu’il y a,

depuis toujours, quatre (et quatre seulement) domaines d’application du soustractif révélé par

l’ontologie, quatre domaines où il peut se produire des déchirures (des « pensées » de type

différent) : la science, la politique, l’amour et l’art12.13 La thèse de Badiou est que la culture

humaine n’est qu’une sédimentation de vérités obtenues par de tels parcours de vérité : un

parcours achevé donne lieu à une situation (un nouveau point de départ statique) où naîtront,

immanentes à elle et pourtant incommensurables à elle, de nouvelles déchirures créatrices de

vérités. Tout cela constitue la théorie des quatre « procédures de vérité ». Remarquons que

cette théorie est très stimulante. C’est un modèle (sûrement partiellement défectueux, comme

tout modèle) que l’on peut à la fois appliquer, corriger et affiner14. Mentionnons au passage

que Badiou avance par ailleurs une thèse très forte : le schéma gamma peut (et doit) servir à

fonder l’éthique (contre les éthiques traditionnelles d’Aristote, Kant, Arendt, Lévinas,

Habermas, …). Badiou nomme cette éthique (athée et militante) « éthique des vérités »15. Il

s’agit d’une éthique de l’infini, qui s’oppose aux éthiques (dominantes) de la finitude.

(4) Applications du schéma gamma : l’« éthique des vérités ». Mentionnons au

<1> <2> <3>

12 Cette insistance du chiffre quatre est censée être accidentelle. Badiou avoue cependant affectionner clairement, dans sa pratique de développement de concepts, ce chiffre (communication personnelle).13 Pour une présentation plus détaillée des quatre procédures de vérité en tant qu’elles mettent en œuvre le schéma gamma, cf. Moretti A., « Badiou avec Luhmann ? Agir exceptionnelet agir normal ».14 Badiou lui-même l’affine sensiblementénormément en 2006 dans Logique des mondes, <…>.

{mentionner : des instruments philosophico-mathématiques spectaculaires fournis dans LM}

3.3. La créativité soustractive de l’art est productrice d’un type de vérités16

Ayant rappelé (extrêmement sommairement) le modèle général de Badiou, qui est une

théorie des procédures de vérité (les trajets gamma) s’appuyant sur une théorie des situations

(analyse du soustractif) basée sur les mathématiques (la théorie des ensembles et plus tard sur

la théorie des catégories), nous pouvons maintenant montrer comment ce modèle général

révèle sa très grande puissance pour penser d’une manière inédite et ouvrante – et selon moi

utilement complémentaire aux théories de Matte Blanco et Luhmann – l’art. Pour penser le

rapport possible, pour la pensée contemporaine, entre l’art et la philosophie, Badiou va

préliminairement étudier la question de ce rapport telle qu’elle s’est jouée jusque là dans

l’histoire de la pensée en montrant empiriquement qu’il s’y est niché, au niveau de la pensée

contemporaine, une impasse (saturation ou clôture). Puis il fera intervenir son propre outillage

formel novateur pour proposer une sortie efficace hors de cette impasse (son « 4e schème »).

(1) L’analyse historique : les 3 schèmes de nouage de l’art et de la philosophie.

D’après Badiou l’histoire de la pensée occidentale indique que l’art et la philosophie, toujours

liées par un rapport très fort mais problématique (qui les rattache à la notion d’ « éducation »),

oscillent sensiblement dans ce rapport (PMI, p.9). Essentiellement, la philosophie se rapporte

à l’art soit par son bannissement de celui-ci (jugeant l’art dangereux car trompeur), soit par

son adoration (jugeant l’art comme un accès privilégié à la vérité)17. Cet état de fait

empiriquement constatable peut être décrit abstraitement (modèle de Badiou) par la mise en

évidence de trois « schèmes » du « nouage art-philosophie » (la place de l’éducation y est à

chaque fois déterminée par le type de nouage) : un schème explique le bannissement, un autre

l’adoration, un troisième explique un rapport plus neutre de la philosophie à l’art.

Le premier, le « schème didactique », paradigmatiquement incarné par Platon, est

celui du rapport violent et dominateur de la philosophie sur l’art :

15 Cf. Badiou, L’éthique. Essai sur la conscience du Mal, <…>, Conditions, pp. 193-195.16 Dans ce qui suit nous nous appuierons essentiellement sur le Petit manuel d’inesthétique (1998), dont le premier chapitre contient le discours général du philosophe français sur ce sujet (les autres chapitres se veulent des applications de cette méthode de lecture conceptuelle à différents types d’expression artistique). Entre autres lieux où Badiou parle de l’art signalons : Conditions (1992, où il parle surtout de poésie), Beckett (1995), Petit manuel d’inesthétique (1998, notre principale source), « Le devoir inesthétique », Le siècle (2005, où il parle notamment de la peinture de Malevitch), Logiques des mondes (2006).17 Badiou avance à ce sujet une analogie (fertile pour son modèle ultérieur) : ce rapport de philosophie et art est comme celui du « Maître » et de l’ « Hystérique » dans la théorie psychanalytique lacanienne (deux termes de sa « théorie des 4 discours »).

La thèse en est que l’art est incapable de vérité, ou que toute vérité lui est extérieure (PMI, p.10).

Platon reproche à l’art, qui prétend exposer directement la vérité, non pas d’imiter le vrai mais

d’imiter l’« effet de vérité ». Il en résulte, par autodéfense, que l’art doit être condamné ou du

moins traité de manière purement instrumentale (s’en servir pour lui faire dire des choses

connues vraies par ailleurs).

Dans le schème didactique, l’absolu de l’art est donc sous le contrôle des effets publics du semblant, eux-mêmes normés par une vérité extrinsèque (PMI, p. 12)

Dans ce schème, qui dépasse Platon (c’est par exemple le schème adopté par les totalitarismes

politiques, mais pas seulement), l’art est jugé dangereux, car sa puissance psychologique (l’art

influence les cœurs !) repose sur une faiblesse ontologique (la « vérité » exposée par l’art est

illusoire). Il est donc crucial, à l’intérieur de ce schème, de contrôler l’art, usant de l’autorité

que confère à la philosophie son rapport privilégié à la vérité (garanti par une méthode fiable).

Ce schème dispose d’un critère de « l’art réussi » : on ne jugera pas une œuvre, mais ses effets

publics.

A l’autre extrême, le « schème romantique », incarné exemplairement par le

mouvement culturel éponyme (et par une grande partie de la philosophie allemande, depuis

l’idéalisme jusqu’à Heidegger) est celui d’un rapport amoureux d’adoration idolâtre de la

philosophie envers l’art (et plus particulièrement de la poésie) :

A cette injonction éducative s’oppose absolument ce que j’appellerai le schème romantique. La thèse en est que l’art seul est capable de vérité. Et qu’en ce sens il accomplit ce que la philosophie ne peut qu’indiquer. Dans le schème romantique, l’art est le corps réel du vrai. Ou encore ce que Lacoue-Labarthe et Nancy ont nommé l’absolu littéraire. Il est patent que ce corps réel est un corps glorieux. La philosophie peut bien être le Père retiré et impénétrable. L’art est le Fils souffrant qui sauve et relève. Le génie est crucifixion et résurrection. En ce sens, c’est l’art lui-même qui éduque, parce qu’il enseigne la puissance d’infinité détenue dans la cohésion suppliciée d’une forme. L’art nous délivre de la stérilité subjective du concept. L’art est l’absolu comme sujet, il est l’incarnation (PMI, p. 12).

Dans ce cas de figure, ce qui paraît crucial pour la philosophie c’est donc plutôt de se mettre,

non pas l’école (il y aurait là une forme trop blasphème d’égalité), mais carrément à l’écoute

soumise et révérencieuse de la Parole l’art.

Entre ces deux pôles contraires (bannissement-contrôle ou adoration-idolâtrie), le

« schéme classique » (dont Aristote est l’un des paradigmes historiques) occupe une position

intermédiaire :

Cependant, entre le bannissement didactique et la glorification romantique (d’un « entre » qui n’est pas nécessairement temporel), il y a, semble-t-il, un âge de paix relative entre l’art et la philosophie. La question de l’art ne tourmente pas Descartes, ou Leibniz, ou Spinoza. Ils ne semblent pas avoir à choisir, ces grands classiques, entre la rudesse d’un contrôle et l’extase d’une allégeance. […] N’est-ce pas Aristote qui a déjà signé, entre art et philosophie, une sorte de traité de paix ? Oui, il y a de toute

évidence un troisième schème, le schème classique, dont on dira que, dès l’abord, il déshystérise l’art. (PMI, p. 12)

L’idée fondamentale ici est que l’art, tout en étant inoffensif (car faible du point de vue de la

connaissance) est utile (car thérapeutique). Le schème classique lancé par Aristote est soumis,

d’après Badiou, à deux thèses (classiques) : (a) l’art est certes incapable de vérité (car son

essence n’est que mimétique) ; (b) mais cela n’est pas grave (contrairement à ce que croit

Platon) car la destination de l’art n’est pas la vérité : d’après Aristote l’art n’est pas ordonné à

la connaissance, mais à la catharsis, « la déposition des passions dans un transfert sur le

semblant. L’art a une fonction thérapeutique et non pas du tout cognitive ou révélante. L’art

ne relève pas du théorique, mais de l’éthique » (PMI, p. 13). Il en découle, pour ce schème

classique, trois grandes règles (classiques) : (1) le critère de l’art est de plaire, pas au sens de

« plaire au plus grand nombre », mais au sens d’une effectivité de la catharsis (plaire signifie

que on met en route une catharsis qui marche) ; (2) le nom de ce à quoi renvoie le « plaire »

n’est pas la vérité, mais l’identification :

[l]e « plaire » s’accroche à cela seul qui, d’une vérité, prélève l’agencement d’une identification. La « ressemblance » au vrai n’est requise que pour autant qu’elle engage le spectateur de l’art dans le « plaire », c’est-à-dire dans une identification, laquelle organise un transfert, et donc une déposition des passions. Ce lambeau de vérité est bien plutôt ce qu’une vérité contraint dans l’imaginaire. Cette « imaginarisation » d’une vérité, délestée de tout réel, les classiques l’appellent la « vraisemblance » (PMI, pp. 13-14) ;

(3) la paix entre art et philosophie repose donc entièrement sur une délimitation entre

« vérité » et « vraisemblance » : ce qui entraîne les définitions classiques de l’art comme

« fausseté vraisemblable » et de la philosophie comme « invraisemblable vérité ». Le prix

payé pour cette paix (ou sérénité du rapport) entre art et philosophie est que l’art n’affecte que

l’imaginaire, soit encore que dans le schéma classique l’art n’est pas une pensée. L’art est

tout entier dans son acte, dans on opération publique (il est plutôt un service public).

C’est bien ainsi du reste que l’entend l’Etat, tant dans la vassalisation de l’art et des artistes par l’absolutisme que dans la chicane moderne des crédits. L’Etat (sauf peut-être l’Etat socialiste, plutôt didactique) est, quant au nouage qui nous importe, essentiellement didactique (PMI, p. 14).

Tel est le modèle de Badiou, en termes de « théorie du nouage art-philosophie », pour

comprendre l’histoire passée de la compréhension de l’art.

Or, comment le XXe siècle s’est-il positionné par rapport à ces trois schèmes ? A

cette question cruciale à laquelle parvient Badiou une fois posés ces nouveaux jalons

théoriques (issus d’une catégorisation empirique de l’histoire de la pensée), il répond :

[c]e qui caractérise à mon sens notre siècle finissant est qu’il n’a pas introduit, à échelle massive, de nouveau schème. Bien qu’on prétende qu’il est le siècle des « fins », des ruptures, des catastrophes,

pour le nouage qui nous concerne je le vois plutôt comme un siècle conservateur et éclectique (PMI, p.15)

Pour étayer cette affirmation importante, il entreprend une analyse historique (et conceptuelle)

des principaux courants de pensée (les principaux mouvements philosophiques, mais pas

seulement) qui, tous, se sont penchés à un moment ou l’autre sur la question de l’art.

Quelles sont, au XXe siècle, les dispositions massives de la pensée ? Les singularités massivement repérables ? Je n’en vois que trois ? le marxisme, la psychanalyse et l’herméneutique allemande. […] Or il est clair qu’en matière de pensée de l’art le marxisme est didacticien, la psychanalyse classique, et l’herméneutique heideggérienne romantique (PMI, p. 15)18

Afin de nous rendre capables de comprendre ce vers quoi nous essayons de nous diriger (la

conception novatrice de Badiou sur l’art) rappelons (au moins brièvement) les points

principaux de cette triple identification que Badiou prétend déceler.

Que le marxisme souscrive pleinement au schème didactique se voit à au moins deux

choses évidentes : d’une part au fait historique, bien sûr, que politiquement il a mis en œuvre

(dans les Etats socialistes) des embrigadements et des persécutions massives et systématiques

d’artistes, mais aussi, d’autre part, au fait théorique qu’il a essayé de penser positivement,

mieux que Platon (et contre Aristote), la subordination de l’art à la philosophie, surtout avec

Brecht et sa théorie du « théâtre non-aristotélicien » (centré sur le recours à la

« distanciation » – qui interrompt de temps à autre la narration pour commenter explicitement

la « non vérité » de ce qui est sur scène), qui par là a « obstinément cherché les règles

immanentes d’un art platonicien (didactique) », trouvant finalement par là une thérapeutique

(non classique !) de la « lâcheté devant la vérité » (ici, vérité = matérialisme scientifique).

Que l’herméneutique soit romantique se voit, outre que par ses origines

(Schleiermacher, le premier hermeneute officiel, est un collègue et ami de Hegel), par le fait

que son représentant le plus illustre, Heidegger, malgré le fait qu’il semble mettre sur un

même plan le dire du poète et le penser du philosophe, laisse en réalité l’avantage au poète.

Car si c’est la même vérité qui circule dans les deux (selon Heidegger), le poème reste pour

lui inégalable.

18 Sur ce point précis Badiou fait à mon sens cavalièrement l’impasse des mouvements de pensée importants que sont, au XXe siècle, les philosophies anglo-américaines (notamment le pragmatisme et la philosophie analytique). Cette omission n’a pas lieu dans d’autres ouvrages de Badiou. Par exemple, il discute souvent la philosophie analytique des mathématiques et de la logique et parle régulièrement de Wittgenstein, qu’il range avec Kierkegaard, Nietzsche et Lacan parmi les « anti-philosophes » – connaissant l’importance (très grande) de Lacan pour sa pensée, c’est beaucoup dire de la place, même polémique, qu’il fait à Wittgenstein. Pour ce qui est ici de la question de l’art, disons seulement que <…>. Son modèle ne me semble pas être affecté par cette « paresse » de son analyse.

Quant à la psychanalyse, Badiou fait remarquer que chez Freud – aussi bien que chez

Lacan (Badiou étant français – ou lacanien – ne connaît pas Matte Blanco…) – elle est

absolument classique car chez elle

[l]’art […] est pensé comme ce qui organise que l’objet du désir, lequel est insymbolisable, advienne en soustraction au comble même d’une symbolisation. L’œuvre fait s’évanouir, dans son apparat formel, la scintillation indicible de l’objet perdu, par quoi elle s’attache invinciblement le regard ou l’oreille de celui qui s’y expose. L’œuvre d’art enchaîne un transfert, parce qu’elle exhibe, dans une configuration singulière et retorse, l’entame du symbolique par le réel, l’extimité de l’objet a, cause du désir, à l’Autre, trésor du symbolique. Par quoi son effet dernier reste imaginaire (PMI, pp.17-18)

Le verdict de Badiou quant au rapport du XXe siècle au nouage art-philosophie

est donc que si quelque chose de nouveau a été éprouvé en ce siècle, cette nouveauté se réduit

tristement à l’angoissante saturation des doctrines liées aux trois schèmes : la saturation est

historique pour le didactisme, prophétique pour le romantisme ; le classicisme, lui,

est saturé par la conscience de soi que lui accorde le complet déploiement d’une théorie du désir : d’où, si on ne cède pas aux mirages d’une « psychanalyse appliquée », la conviction ruineuse que le rapport de la psychanalyse à l’art n’est jamais qu’un service rendu à la psychanalyse elle-même. Un service gratuit de l’art (PMI, p. 18).

Or, cette situation est lourde à porter : d’une part art et philosophie y sont dans un dérapport

(un dénouage des termes), deuxièmement il y a une chute corollaire du thème de l’éducation

(la fragilité des schèmes devient une fragilité de l’éducation). Cette incapacité des grands

courants de pensée (marxisme, herméneutique, psychanalyse) à sortir des trois vieux schèmes

historiques (didactique, romantique, classique) a induit la tentative frénétique d’obtenir du

nouveau par le mélange de différents couples de ces trois termes. C’est en particulier ce

qu’ont fait les avant-gardes (du dadaïsme au situationnisme), auxquelles Badiou reproche de

n’avoir été que l’escorte de l’art contemporain, au lieu d’en avoir pensé les opérations ;

d’avoir eu un rôle de représentation plutôt que de nouage. En cela, au final, elles n’ont été que

la recherche désespérée d’un schème médiateur, didactico-romantique. Les avant-gardes

étaient en effet didactiques en ce qu’elles voulaient mettre fin à l’art par la dénonciation de

son caractère aliéné et inauthentique. Elles étaient d’autre part romantiques en ce que d’après

elles l’art devait renaître comme absoluité, comme conscience intégrale de ses propres

opérations. Didactiques et romantiques, les avant-gardes étaient donc surtout anti-classiques.

Or, outre à ne pas avoir pensé elles-mêmes les opérations de l’art, elles ont échoué dans leurs

deux alliances avec ce qui existait déjà : les purs didactiques (les marxistes) leur ont reproché

leur romantisme, les purs romantiques (les hermeneutes) leur ont reproché leur didactisme.

Les avant-gardes ont aujourd’hui disparu. La situation globale est finalement la suivante : saturation des trois schèmes hérités, clôture de tout effet du seul schème tenté en ce siècle, qui était en fait un schème synthétique, le didactico-romantisme » (PMI, p. 19)

Pour Badiou, si l’on veut avancer, il faut tenter de proposer un 4e schème

(2) La proposition badiousienne : penser un 4ème schème « art-philosophie ». Si

donc il y a saturation et clôture des combinatoires agençant ces trois schèmes, la seule

question intéressante est d’en dépasser la base, en direction d’un quatrième. Mais lequel ?

Ne sachant pas d’emblée le situer, Badiou va d’abord procéder par élimination, soit

par une méthode d’investigation négative. Qu’ont en commun (de néfaste) les 3 schèmes ?

La réponse est nette : le rapport, dans chacun d’eux, entre l’art et la vérité. Les catégories de

ce rapport sont en effet l’« immanence » (la capacité pour l’art à contenir en soi la vérité, sans

se la voir dictée d’ailleurs) et la « singularité » (la capacité pour l’art à exprimer d’une

manière irremplaçable la vérité, sans équivalent possible exprimé ailleurs). Or Badiou montre,

s’appuyant sur les analyses précédentes, que dans aucun des trois schèmes on ne trouve

simultanément cette immanence et cette singularité19. Le philosophe français va donc se

lancer à affirmer lui-même un lieu théorique où prend sens cette simultanéité : il y a dans le

rapport de l’art à la vérité simultanéité d’immanence et de singularité de ce rapport lorsque

l’art lui-même est une procédure de vérité (au sens de la théorie du schéma gamma). Ce qui

veut dire, rappelons-le, que l’art comme pensée singulière est irréductible à la philosophie.

Comment faut-il penser, dans ce cas, le 3e terme du nœud art-philosophie, l’éducation ? Que

devient-il ? (p. 21). La réponse de Badiou (son « éthique artistique », dirions nous) est que

l’art est éducateur tout simplement (mais c’est énorme) parce qu’il produit des vérités (au sens

que Badiou donne à ce terme), et que « éducation » signifie, fondamentalement (quand

l’éducation n’est pas pervertie), disposer les savoirs (le connu) de telle sorte que quelque

vérité (l’inconnu troublant) puisse y faire trou (c’est-à-dire : pousser savamment ses disciples

ou amis à devenir eux mêmes créateurs, en les jetant d’abord dans une aventure créatrice pré-

existante ou naissante). La tâche de la philosophie par rapport à l’art (comme par rapport aux

trois autres types de procédure de vérité : amour, politique, science) est alors de le montrer

comme tel (montrer quelle nouveauté l’art est en train de forcer : quelle aventure inouïe se

risque). Une grande question est alors celle de la spécificité de l’art par rapport aux trois

autres termes (i.e. aux trois autres procédures de vérité) (p. 22). En quoi l’art comme

procédure de vérité se différencie-t-elle de l’amour, de la politique et de la science ? Quel est

le propre de ce type d’aventure ? Car il faut souligner que cette thèse de la singularité de l’art

(en tant que procédure de vérité sui generis) est absolument novatrice : la plus part de ses

conséquences sont encore à découvrir par des enquêtes à venir20. Badiou montre qu’il y a,

pour répondre à cette question de la spécificité de l’art parmi les procédures de vérité, au

moins deux problèmes à résoudre. Il énonce en ces termes la question principale (le premier

problème) :

quand on entreprend de penser l’art comme production immanente de vérités, quelle est l’unité pertinente de ce qui est nommé « art » ? Est-ce l’œuvre d’art, la singularité d’une œuvre ? Est-ce l’auteur, le créateur ? Ou encore autre chose ? (PMI, p. 22).

Badiou va montrer que ce problème est lié à celui du rapport entre infini et fini : en ce sens

que (sa théorie des procédures de vérité l’a montré) une vérité est une multiplicité générique

(le « générique » du schéma gamma)21. Mais une œuvre d’art est essentiellement finie (pour

au moins trois raisons)22. Si donc on disait que l’œuvre est vérité, il faudrait entendre par là

que l’œuvre est descente de l’infini-vrai dans le fini, mais cette voie constitue précisément le

noyau du schème romantique, elle ne peut donc être la nôtre23.

Il ne semble pas que le désir de proposer un schème de nouage philosophie/art qui ne soit ni classique, ni didactique, ni romantique soit compatible avec le maintien de l’œuvre comme unité pertinente d’examen de l’art sous le signe des vérités dont il est capable (PMI, p. 24).

Le deuxième problème, qui – toujours pour saisir le propre de l’art – pousse lui aussi à voir

autrement la notion d’œuvre, vient de ce que au niveau des procédures de vérité toute vérité

s’origine d’un événement. Or, de ce fait, il est impossible de dire que l’œuvre est à la fois une

vérité et l’événement qui origine cette vérité (sans quoi, à nouveau, il y a rechute dans le

schème romantique, avec ici sa vision christique de la vérité comme auto-révélation

événementielle d’elle-même). Par la mise en évidence de ces deux préalables capitaux – (1)

une 4ème voie comporte immanence et singularité de la vérité dans l’art, (2) l’unité pertinente

19 Badiou montre aisément que le schème didactique est singulier mais pas immanent, que celui romantique est immanent mais pas singulier et que celui classique n’est ni singulier ni immanent (p. 20).20 Badiou affirme, par exemple, que Deleuze, qui cantonne l’art au sensible comme tel (affect et percept) sans convoquer la catégorie de vérité, laisse inapparente la destination de l’art comme pensée (il échoue à en établir le plan d’immanence adéquat) (p. 22). Pour un rapprochement des philosophies de l’art de Badiou et Deleuze (et Rancière), cf. B. Besana, « Art et philosophie (Badiou, Deleuze, Rancière) : le problème du sensible à l’âge de l’ontologie de l’événement », Les Cahiers de l’ATP, juillet 2005 (http://alemore.club.fr/CahiersATP.htm).21 Les tenants du schème romantique ont bien vu ce point (importance du rapport fini/infini), mais ils ont immédiatement oblitéré leur découverte dans le « diagramme esthétique de la finitude, l’artiste comme Christ de l’Idée » (de l’infini ils ont eu une approche non pluraliste, non mathématique), là où les mathématiques enseignent qu’il y a une infinité d’infinis manipulables.22 Elle l’est matériellement ; elle est normée par un principe grec d’achèvement ; elle instruit en elle-même la question de sa propre fin. C’est pour cela qu’elle est insubstituable (toute modification ultérieure lui est inessentielle ou la détruit, cf. p. 23).23 Sur ce point également Badiou montre que la position de Deleuze reste défaillante, prisonnière du schème romantique : « Il est frappant de voir que ce schème subsiste encore chez Deleuze, pour qui l’art entretient avec

d’examen de l’art n’est pas l’« œuvre » – nous arrivons à la fin de l’étude négative

(préliminaire).

Fort de cette analyse préliminaire négative Badiou peut maintenant indiquer une

proposition positive de « voie à suivre ». Tout d’abord : comment penser différemment

l’œuvre, de sorte à réaliser cette compréhension de l’art comme vérité infinie (générique) qui

constituerait le 4ème schème ? Badiou avance pour cela sept propositions, d’après lui

suffisantes pour cela (nous nous permettons de les commenter une par une, pour essayer d’en

déplier un peu la formulation dense).

[1] En règle générale une œuvre n’est pas un événement. Elle est un fait de l’art, elle est ce dont la procédure de vérité artistique est tissée (PMI, ).

(explication : l’événement de la procédure de vérité artistique se trouve plutôt dans

l’apparition de la production d’un certain type nouveau d’œuvres d’art. Par contre la

procédure dans sa globalité ne consiste que de la production de plusieurs œuvres d’art fidèles

à ce type nouveau – encore insaisissable – et exploratrices d’icelui)

[2] Une œuvre n’est pas non plus une vérité. Une vérité est une procédure artistique initiée par un événement. Cette procédure n’est composée que d’œuvres. Mais elle ne se manifeste – comme infinité –dans aucune. L’œuvre est donc l’instance locale, le point différentiel d’une vérité (PMI, ).

(explication : conformément à la théorie du schéma gamma, la vérité n’est que l’un des

moments du trajet gamma, le troisième, celui où se sédimentent, en un ensemble

potentiellement infini générique, des enquêtes relatives à un événement et portées par un sujet

fidèle à cet événement. Les œuvres, qui sont finies, sont des décisions, toujours aléatoires et

incertaines)

[3] Ce point différentiel de la procédure artistique, on l’appellera son sujet. Une œuvre est sujet de la procédure artistique considérée, ou à laquelle cette œuvre appartient. Ou encore : une œuvre d’art est un point-sujet d’une vérité artistique (PMI, ).

(explication : Badiou souligne que le sujet n’est pas l’artiste, mais l’œuvre. Il y a par ailleurs

une discrète allusion à la « théorie des points », développée dans Logique des mondes. Pour

simplifier, « point » y est synonyme de décision imprévisible mais constitutive)

[4] Une vérité n’a nul autre être que des œuvres, elle est un multiple (infini) générique d’œuvres. Mais ces œuvres ne tissent l’être d’une vérité artistique que selon le hasard de leurs occurrences successives (PMI, ).

l’infini chaotique un rapport plus fidèle que tout autre, précisément parce qu’il le configure dans le fini » (cf. pp.23-24).

(explication : ce qui est vrai c’est l’ensemble de la démarche. Mais cette démarche dans son

ensemble ne peut pas être assurée d’avance de sa vérité. La création vraie est une aventure

incertaine, le pari d’une fidélité sans garantie)

[5] On peut dire aussi : une œuvre est une enquête située sur la vérité qu’elle actualise localement, ou dont elle est un fragment fini (PMI, ).

(explication : une œuvre construit la vérité à laquelle elle croit instinctivement. C’est en

explorant le mystère de cette vérité porteuse que chaque œuvre construit ce qui est censé

l’animer)

[6] L’œuvre est ainsi soumise à un principe de nouveauté. Car une enquête est rétroactivement validée comme œuvre d’art réelle en tant qu’elle est une enquête qui n’avait pas eu lieu, un point-sujet inédit de la trame d’une vérité (PMI, ).

(explication : la vérité est une percée, une rupture solide dans un savoir établi. De ce fait les

seules œuvres intéressantes pour l’établissement de la vérité sont celles qui montrent des

éléments incontestables de cette rupture supposée, des éléments incontestablement nouveaux)

[7] Les œuvres composent une vérité dans la dimension postévénementielle qui institue la contrainte d’une configuration artistique. Une vérité est finalement une configuration artistique, initiée par un événement (un événement est en général un groupe d’œuvres, un multiple singulier d’œuvres) et hasardeusement dépliée sous forme d’œuvres qui en sont les points-sujets. (PMI, pp. 24-25, je chiffre).

(explication : les œuvres sont obscurément guidées par une intuition préalable de la vérité

qu’elles poursuivent ; mais cette vérité n’apparaîtra clairement que bien plus tard, lorsque leur

sédimentation suffisante laissera apparaître la configuration artistique – notion nouvelle –

qui exprimera au mieux cette contrainte qui avant n’était qu’instinctive).

L’élément nouveau important qu’avance donc Badiou est, au fond, l’idée de

« configuration artistique » : il prétend que c’est cela, la configuration artistique initiée par

une rupture événementielle, qui constitue l’unité pertinente de la pensée de l’art comme vérité

immanente et singulière (le 4ème schème du rapport « art-philosophie »), et non pas l’œuvre, ni

l’auteur (ni quoi que ce soit d’autre). La rupture événementielle (et la vérité qui lentement

peut s’ensuivre si son trajet gamma va jusque au bout – sans toutefois forcer l’innommable)

rend obsolète une configuration antérieure (un « savoir »).

Cette configuration, qui est un multiple générique, n’a ni nom propre, ni contour fini, ni même totalisation possible sous un seul prédicat. On ne peut l’épuiser, seulement la décrire imparfaitement. Elle est une vérité artistique, et chacun sait qu’il n’y a pas de vérité de la vérité. On la désigne généralement par des concepts abstraits (figuration, tonalité, tragédie…) (PMI, p.26)

Mais qu’est-ce donc plus précisément une configuration artistique ? Badiou répond ainsi :

Une configuration n’est ni un art, ni un genre, ni une période « objective » de l’histoire de l’art, ni même un dispositif « technique ». C’est une séquence identifiable, événementiellement initiée, composée d’un complexe virtuellement infini d’œuvres, et dont il y a sens à dire qu’elle produit, dans la stricte immanence à l’art dont il s’agit, une vérité de cet art, une vérité-art (PMI, p. 26).

***

La philosophie

Le fait qu’une configuration artistique puisse être saturée (c’est le destin temporel de toutes)

ne signifie pas qu’il s’agit d’une multiplicité finie. Etant une structure générique, son halo est

de fait infini (il peut en exister une infinité d’actualisation épigonales, mineures mais pas

moins vraies).

La ‘configuration’ artistique :

- A la différence des œuvres qui en constituent la matière, une vérité-configuration

est intrinsèquement infinie (car générique) (p. 27). Une vérité peut même être « ré-

suscitée » (ré-articulée) par un événement nouveau. Attention : proximité des

configurations avec la philosophie : (p. 27)

- se pense d’elle-même (EXPLIQUER) (p. 28) Car : une œuvre est une enquête

inventive sur la configuration

Alors triple problème (p. 28) :

(1) quelles sont les configurations contemporaines ? (à cela pas de réponse ici)

(2) qu’en est-il ainsi de la philosophie sous condition de l’art ?

(3) où en est le thème de l’éducation ?

Réponse à (2) : une philosophie est toujours l’élaboration d’une catégorie de vérité (elle ne

produit pas des vérités, elle les montre) [la philosophie tourne le temps vers l’éternité]. Elle

rend compossibles des vérités disparates, et donc énonce ce qu’est ce temps <…> (pp. 28-29)

Réponse à (3) : (a) il faut d’abord se souvenir de ce qu’il n’y a d’éducation que par les

vérités ; (b) le problème est donc de savoir s’il y a des vérités.

coresponsabilité de l’art et de la philosophie (p. 29) {EXPLIQUER}

La question est donc : « y a-t-il autre chose que de l’opinion ? (Badiou répond que oui) [je lis

ça comme signifiant que Badiou s’oppose aux post-modernes]

***

Dans un article de 2002 Badiou revient sur sa philosophie de l’art. La notion

d’‘inesthétique’ (= le projet de Badiou, sa 4e voie) (p.7). Il y a un devoir d’inesthétique. Il ne

revient pas à la philosophie de penser l’art. L’art pense et se pense déjà très bien lui-même. Il

revient plutôt à la philosophie d’identifier les arts à travers leurs configurations diverses. Elle

ne doit pas, en plus, produire une esthétique

Par « inesthétique », j’entends un rapport de la philosophie à l’art qui, posant que l’art est par lui-même producteur de vérités, ne prétend d’aucune façon en faire, pour la philosophie, un objet. Contre la spéculation esthétique, l’inesthétique décrit les effets strictement intraphilosophiques produits par l’existence indépendante de quelques œuvres d'art (PMI, p. 7)

Badiou résume en ces termes l’opposition entre son inesthétique et l’esthétique :

En somme : « esthétique », si la philosophie dit au poème sa vérité. « Inesthétique », si le poème impose à la philosophie la toute neuve existence d’une procédure de vérité (DI, p. 29)

Par exemple : par un jugement d’esthète, Deleuze finit par convenir d’une certaine supériorité

de la sculpture (elle présente dans le visible l’étreinte des affects et des percepts).

L’inesthète dira que les œuvres ne présentent rien, car elles sont comme des axiomes. Leur seul usage philosophique est d’en déduire, aussi rigoureusement qu’il se peut, ce qui doit changer dans le concept. […] L’art n’est qu’une école du présent. Mon obligation ? En être conceptuellement le contemporain (DI, p. 29)

Badiou pose alors une objection cruciale à tout son projet inesthétique (le quatrième schème) :

s’il est vrai, comme il le défend, que l’art fort exige une inesthétique, un art faible, comme

l’est le nôtre aujourd’hui, ne laisse-t-il pas le champ à l’esthétique ? Puisque « l’art [actuel]

répudie toute vérité, ou ne fait vérité que de l’absence consommable de toute vérité », le

temps présent ne réclame-t-il pas plutôt une esthétique qu’une inesthétique ?

L’inesthétique est claire si l’art est évident. Le non-art comme horizon de l’art n’impose-t-il pas, bizarrement, une esthétique ? Par exemple une esthétique du chaos ? (DI, p. 29)

Selon Badiou c’est précisément ce qui se passe de nos jours : la faiblesse actuelle de l’art

(l’« insuffisance sinistre du sensible ») instaure la toute-puissance de la philosophie, qui

s’intègre de plus en plus à la production – marchande – de l’art).

<…>

Enoncé 14 de l’ Esquisse pour un premier manifeste de l’affirmationnisme :

Convaincu de contrôler l’étendue entière du visible et de l’audible par les lois commerciales de la circulation et les lois démocratiques de la communication, l’Empire ne censure plus rien. S’abandonner à cette autorisation de jouir est ruine de tout art, comme de toute pensée. Nous devons être, impitoyablement, nos propres censeurs (DI, p. 29)

La réaction immédiate de qui lit ce propos peut être de méfiance (néo-totalitarisme ? Néo-

intégrisme ?). Je pense que correctement compris (c’est-à-dire : selon sa technicalité

conceptuelle propre), il signifie quelque chose que nous chérissons déjà. A mes yeux, nous de

Veauce (les « je » de ce « nous » se reconnaîtront) essayons de (et parviendrons à) nous fixer

des règles, strictes. Sans encore savoir quoi, nous construisons d’instinct, car nous avons vu

luire, ensemble, quelque chose d’éblouissant dans l’obscurité qui nous séparait. Notre censure

méthodologique se nomme, je crois : transversale mais très forte amitié. Radicale.

3.2.2. Remarques sur la contribution théorique de Badiou

La théorie de l’art de Badiou est une théorie de la nouveauté artistique. Elle me semble

être « fractale » : elle voit sa forme fondamentale (le schéma gamma) appliquée avec succès à

plusieurs niveaux d’échelle très différents : (1) c’est une théorie de l’agir exceptionnel (ici les

grandes révolutions artistiques se nomment : style tragique, forme-roman, style musical

classique, …) ; (2) mais elle peut aussi être utilisée, me semble-t-il, au niveau beaucoup plus

modeste des modes artistiques éphémères (par ex. dans la pop music, où elle peut modéliser

l’apparition des nouveaux styles, des explorations, …). Badiou n’est pas clair sur ce

flottement, qui à mon avis découle d’une richesse encore inexplorée de son modèle.

Badiou est obsédé par l’idée que « l’art pense », en quoi Matte Blanco et Luhmann lui

fournissent deux manières alternatives d’étayer la même thèse. La théorie de Badiou ne dit

rien de la production artistique « standard » (à cela répondent plutôt la théorie de Matte

Blanco et surtout celle de Luhmann), ni des raisons de l’autonomie de l’art (à cela répond la

théorie de la société fonctionnelle de Luhmann) qu’elle postule toutefois (car l’art est une

procédure de vérité). Vue du point de vue systémique de Luhmann la volonté badiousienne de

constituer une « inesthétique » semble vouloir dire un refus (pour sa « philosophie de l’art »)

d’être un élément du système « art » : Badiou refuse de jouer le rôle d’observateur de

deuxième ordre interne ! Or, la définition qu’il donne d’inesthétique (« effects strictement

intraphilosophiques produits par l’existence indépendante de quelques œuvres d’art », cf.

supra) souligne (inconsciemment) le fait que la philosophie semble se rapporter à l’art comme

système autonome, i.e. par un couplage structurel (et non par une influence directe)24.

La théorie de Badiou permet par contre d’affronter une question (qu’est-ce qui

distingue art banal et grand art ?) laissée sans réponse par la théorie de Luhmann (et affrontée

seulement en partie par Matte Blanco). Elle complémente par ailleurs Luhmann en ce qu’elle

couvre, en termes de situations se succédant par « déchirure » événementielle, la question de

la sédimentation des nouveautés : Luhmann ne fait qu’aborder la fonction systémique (de

« déblayage ») de la communication artistique et la création d’ordres immanents (et de

contingence du monde) qu’elle implique. Il manque aussi chez Badiou une théorie de l’art

solitaire (chez lui il y a surtout une théorie des mouvements artistiques). Or, une telle théorie

est présente chez Matte Blanco : cela apparaît entre autres au sujet de l’incertitude de l’artiste,

effleurée par Badiou au niveau de son schéma gamma (c’est la trahison possible de

l’événement perçu) et traitée finement par Matte Blanco en termes de ressorts psychologiques

profonds d’hésitation personnelle, là où Luhmann explore une autre facette de cette question

par sa réflexion sur les programmes du système art. On voit là que les trois se complètent

donc très bien. D’une manière analogue, l’émotion de l’artiste n’est qu’effleurée par Badiou

(saisissement par l’événement, sentiment de construire une vérité éternelle parmi celles

possibles) là où Matte Blanco en donne une théorie flamboyante et novatrice. Un grand défaut

de la théorie de Badiou (et de sa philosophie en général) est qu’il ne donne pas de généalogie

(ou de démonstration) de certaines distinctions (et surtout partitions) clef de son modèle. Ce

défaut, s’il y avait jonction théorique, pourrait se voir corrigé par Luhmann.

Ce qui est décidément nouveau et intéressant chez Badiou c’est qu’il montre l’art

soumis au schéma gamma (générique) et que de ce fait il existe non pas trois, mais quatre

schèmes de nouage reconnus possibles art-philosophie. Le résultat de Badiou semble être

qu’il ne doit y avoir ni bannissement (ni contrôle) de l’art par la philosophie (« l’art dit le

faux »), ni adoration (« l’art – et l’art seul – dit le Vrai »), ni rapport « thérapeutique » (« l’art

est utile car vraisemblable »). Mais plutôt : il se donne en art des vérités, qu’il est précieux de

saisir (ces vérités n’étant pas la Vérité – c’est ça qui fait leur prix). Dans l’optique d’un

positionnement des théories de Matte Blanco et Luhmann par rapport à cette quadripartition

(sont-elles classiques ?) une chose (simple) qui manque à mon avis à la théorie de Badiou (du

moins pour l’instant) c’est une réflexion systématique sur les modalités de coexistence des

quatre schèmes de nouage art-philosophie (ainsi que de leurs compositions – Badiou n’en

mentionne qu’une). Cela peut passer, je pourrais le montrer, par l’application à cette théorie

de Badiou des outils conceptuels de la théorie logico-géométrique de la n-opposition25. Pour

ce qui est du quatrième schème, celui proposé par Badiou, il montre d’une manière très

convaincante que l’art est ouvert. En ce sens il dément très efficacement le philosophème

24 Nous essayons d’étudier cela dans Moretti, « Badiou avec Luhmann ? Agir exceptionnel et agir normal ».25 Cf. A. Moretti, « Geometry for Modalities ? Yes, Through n-Opposition Theory », dans J.-Y. Béziau, A. costa-Leite et A. Facchini (éd.), Aspects of Universal Logic, Décembre 2004, Université de Neuchâtel.

rasoir de la « fin de l’art ». Une conséquence remarquable de la théorie de Badiou est donc

que les rengaines (omniprésentes, à la mode), surtout post-modernes, sur « l’art est mort »

n’ont pas lieu d’être (Deleuze, à contre-courant, pensait à sa façon la même chose que lui).