Duchet, Clara - Entre Pulsions de Vie Et Pulsions de Mort...

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ENTRE PULSIONS DE VIE ET PULSIONS DE MORT : LE MASOCHISME À L'ÉPREUVE DES EXPÉRIENCES TRAUMATIQUES Clara Duchet érès | Psychologie clinique et projective 2006/1 - n° 12 pages 101 à 117 ISSN 1265-5449 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-psychologie-clinique-et-projective-2006-1-page-101.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Duchet Clara , « Entre pulsions de vie et pulsions de mort : le masochisme à l'épreuve des expériences traumatiques » , Psychologie clinique et projective, 2006/1 n° 12, p. 101-117. -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour érès. © érès. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 200.24.236.168 - 15/11/2011 04h55. © érès Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 200.24.236.168 - 15/11/2011 04h55. © érès

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ENTRE PULSIONS DE VIE ET PULSIONS DE MORT : LEMASOCHISME À L'ÉPREUVE DES EXPÉRIENCES TRAUMATIQUES Clara Duchet érès | Psychologie clinique et projective 2006/1 - n° 12pages 101 à 117

ISSN 1265-5449

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-psychologie-clinique-et-projective-2006-1-page-101.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Duchet Clara , « Entre pulsions de vie et pulsions de mort : le masochisme à l'épreuve des expériences traumatiques »

,

Psychologie clinique et projective, 2006/1 n° 12, p. 101-117.

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Entre pulsions de vie et pulsions de mort :le masochisme à l’épreuve des expériences

traumatiques

Clara Duchet1

Résumé – Entre pulsions de vie et pulsions de mort : le masochisme à l’épreuvedes expériences traumatiques. Au mystère du masochisme (Freud, 1924), vients’ajouter la délicate question de ses rapports avec le trauma et les expériencestraumatiques. Les consultations dédiées aux patients souffrant de« psychotraumatisme » offrent bien souvent l’opportunité de s’interroger sur lesmodalités masochistes mises en œuvre par ces derniers pour se défendre de leurstraumatismes (en tant qu’événements réels et externes). L’article propose detravailler sur cette question à partir de deux cas cliniques qui se montrent a prioriparticulièrement divergents dans leur recours au masochisme. L’histoire d’Albert,victime de deux accidents ponctuels et anciens survenus sur la route, permetd’envisager le masochisme comme une expression traumatique alliée à la pulsion demort, sur un versant passif englué dans une réaction thérapeutique que l’on peutqualifier de négative. À l’inverse, l’histoire d’Emilie, victime de maltraitancesgraves tout au long de son enfance et de son adolescence, engage à placer lesmodalités masochistes du côté de la pulsion de vie, dans une position éminemmentactive qui permet un investissement thérapeutique « positif », en dépit de la relationd’emprise entretenue avec la mère. La question sera alors de savoir si ce sont deux

1. Maître de Conférences, Institut de Psychologie, Université Paris-5. Laboratoire de psychologieclinique et de psychopathologie (LPCP EA-1512). Psychologue clinicienne, Consultation depsychotraumatisme de l’Hôpital Tenon (Paris 20ème).

Psychologie clinique et projective, volume 12 – 2006, pp. 101-117 – 1265-5449/02/08

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expressions bien différentes de la même modalité masochiste ou bien deux typesdistincts de masochisme.Mots-clés : Traumatisme – Masochisme – Pulsions de vie – Pulsions de mort –Relations objectales – Narcissisme – Mélancolie.

Abstract in English at the end of the textResumen en español al final del texto

Au mystère du masochisme (Freud, 1924), vient s’ajouter la délicatequestion de ses rapports avec le trauma et les expériences traumatiques. Enpremier lieu, les successeurs de Freud peinent encore à éclaircir totalement« l’énigme du masochisme », pour ses aspects théoriques qui restentmarqués par une diversité des approches et des points de vue (André, 2000),et plus encore pour les problèmes que cet aménagement peu banal continuede poser dans la cure (Assoun, 2003). Ensuite, si le traumatisme a toujoursoccupé une place fondamentale et centrale dans la théorie psychanalytiqueet notamment freudienne, la part accordée à la réalité de l’événement dansle fonctionnement intrapsychique d’un individu continue de soulever desdébats passionnés (notamment à la suite des controverses entre Freud et deFerenczi à ce sujet). Enfin, nous pouvons nous étonner aujourd’hui dumanque cruel de travaux qui tentent de comprendre le lien entre masochismeet trauma. Pourtant, nos consultations dédiées aux patients souffrant de« psychotraumatisme » nous offrent bien souvent l’opportunité de nousinterroger sur les modalités masochistes mises en œuvre par ces dernierspour se défendre de leurs traumatismes. C’est pourquoi nous avons choisi detravailler sur cette question, à partir de deux cas cliniques qui se montrentparticulièrement divergents dans leur recours au masochisme : avons-nous àfaire avec deux expressions bien différentes de la même modalité masochisteou bien à deux types distincts de masochisme ?

ALBERT ET SES MENACES DE MORT ACCIDENTELLEAlbert se présente en consultation de psychotraumatisme, adressé par des

collègues somaticiens qui le suivent depuis une quinzaine d’années pour desséquelles douloureuses et invalidantes consécutives à deux événements déjàanciens : un accident de la route qui avait entraîné le décès de plusieurspersonnes puis, trois ans après, un accident vasculaire cérébral qui avait

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menacé sa propre vie. Si Albert n’est pas réticent à l’idée de consulter cheznous, il convient qu’il n’y aurait pas pensé de lui-même tant sa souffranceest d’abord envisagée du point de vue médical. D’ailleurs, les médecins ontreconnu l’existence d’un « syndrome douloureux chronique » et de micro-lésions musculaires qui peuvent expliquer une partie des souffrancesressenties par le patient. Dans ce contexte, une éventuelle majorationsubjective de ces troubles est à envisager mais elle reste difficile à évaluer.Aujourd’hui âgé de 54 ans, « homme d’affaires sur la touche », ce patient seplaint de ne plus pouvoir « rien faire » malgré les prises en chargesmédicales multiples qui tentent de soulager son corps et ses douleurs. Lorsde notre premier contact, je suis d’emblée frappée par le contraste entre sonvisage à l’allure méditerranéenne fière (teint halé, regard pétillant et chaînesen or portées de manière ostentatoire sur une chemise ouverte) et sonphysique ventru encombré par 140 kilos, entouré de ses bras ballants, quisemblent le clouer à son fauteuil.De son premier accident, il ne dit que peu de choses : il était en mission

professionnelle à l’étranger, son véhicule a été percuté par un camion et luis’en est « miraculeusement sorti » avec quelques blessures légères,contrairement aux autres « qui y sont restés ». En revanche, il se plait àdécrire « son AVC » : seul sur une aire d’autoroute, son malaise dans lestoilettes publiques avait entraîné une chute, une double fracture occipitale,puis un coma de quatre jours et un mois d’alitement. « Vous êtes unmiraculé ! À partir de maintenant, il va falloir lever le pied toute votre vie »lui aurait assené le chirurgien à son réveil : fantasmées ou non, ces parolesreviennent régulièrement ponctuer les séances sans qu’un seul mot de laformule ne soit changé, rappelant non seulement au sujet l’ordre de ne plusbouger mais le menaçant également d’une sentence punitive… sinon ?« C’est la mort qui m’attend », répond Albert sans hésiter ! Cette phrase quirésonne de prime abord avec une forte menace de castration est venuesuspendre brutalement le libre cours de tous les fantasmes passés : vieprofessionnelle enjouée et active, remplie de transactions commerciales etfinancières, de voyages, de femmes et de soirées arrosées. Face à la menace,Albert a « choisi » de faire le mort : si l’espoir de guérison l’avait dans unpremier temps soutenu après son deuxième accident, il s’est progressivementamenuisé au fur et à mesure de la difficulté des somaticiens à le soulager.Depuis dix ans, sa vie se limite exclusivement aux visites médicales, auxprises de médicaments, aux dossiers de demande d’invalidité et au

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renouvellement de ses arrêts de travail. Plus rien ne bouge… sauf son poidsqui n’en finit plus de grimper. Et c’est ce qui a enfin motivé les médecins ànous l’orienter.

Une première expression du traumatisme : le masochisme allié à lapulsion de mort« Le sujet accepte d’être déjà-mort, et devient un mort-vivant » réduit aux

seuls automatismes de l’auto-conservation, de l’alimentation et des gestesquotidiens, énonce Barrois à propos de la description de personnes souffrantde névroses traumatiques sévères (Barrois,1988, p. 208). Plutôt que « d’êtredéjà-mort », Albert semble d’avantage faire le mort, nous évoquant unanimal traqué, immobile, se jouant de son bourreau. En effet, s’il est fréquentdans les problématiques psychotraumatiques de rencontrer des sujetssidérés, pris dans l’effroi de leur rencontre manquée avec le réel de la mort(Duchet, 2006a), le cas d’Albert ne semble pas aller dans ce sens. Toutd’abord, sa pensée fonctionne relativement et ses plaintes (perte de plaisir,absence de libido, incapacités à fonctionner…) demandent à être entendues.Ensuite, il prend un certain plaisir à raconter la scène de son deuxièmeaccident : fasciné plus que sidéré par les paroles du chirurgien, cet hommeaime à se décrire comme un « miraculé ». Dans une position évoquantd’avantage le masochisme, Albert semble se punir de ses excès passés : lesmédicaments ont remplacé l’alcool, l’abstinence a succédé aux conquêtesféminines, la monotonie actuelle de ses journées tranche avec sa « vie à 100à l’heure » du passé. Point de vie sans excitation : après la jouissance de lavie, est venue la jouissance du jeu avec la mort…Aujourd’hui, Albert souffrede souffrir, mais se complaît à n’envisager aucune alternative. Plus que lesthéories sur le réel de la mort, reprenons ici les théorisations sur lemasochisme mortifère et son pouvoir de désintrication des pulsions : « C’estdans les moments de vide intérieur, de rupture menaçante de la viefantasmatique, que le sujet sent le besoin d’une souffrance masochistementinvestie » (Rosenberg, 1991, p. 84). L’auteur définit le masochisme mortifèrecomme un masochisme qui réussit trop bien, dans le sens où le sujet investitmasochistement et de manière autocentrée toute souffrance, toute douleur ettout déplaisir au détriment de tout investissement objectal. En effet, pourAlbert seul son corps et ses douleurs méritent encore un investissement, lesautres (entourage proche et médecins) ne peuvent qu’assister, passivement, àsa déchéance physique. Son attraction morbide auto-centrée sur son corps etson apparente absence d’investissement objectal nous font hésiter sur le

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registre psychopathologique dans lequel s’inscrit son masochisme.Concernant le fonctionnement d’Albert, on peut successivement émettre deshypothèses dans les registres mélancolique, narcissique et névrotique. Et à cepropos, Lambotte nous met en garde sur l’impossibilité de traiter lemasochisme dans la mélancolie au même titre que le masochisme dans lanévrose, en raison du fait que dans la première disposition, le rapport à l’autrereste problématique « faute de projection imaginaire narcissique suffisantepour permettre le maintien de l’investissement » (Lambotte, 2000, p. 90-91).Qu’en est-il donc de son rapport à l’autre ?

À l’ombre de Narcisse ?Pour Albert, l’autre ne semble pas exister autrement que comme un

éventuel prolongement de lui-même : sa compagne n’est là que pourl’assister dans sa dégradation, contrainte au repli. Prisonnière de l’impassede son homme : elle ne peut ni partir, ni l’abandonner « parce que ce seraittrop cruel », mais elle ne peut exister non plus dans son rôle de femme auprèsde lui puisque lui-même n’est plus un « homme » doté de désir et desexualité. Impuissante comme lui, l’épouse d’Albert semble réduite àoccuper la place de l’objet incorporé : ni représentée comme sujet, ni figuréecomme distincte de lui-même. On assiste alors au retrait de tous lesinvestissements sur le moi : tout entre au-dedans (prise de 60 kilos en vingtans), rien n’en sort. Albert se replie-t-il dans une position narcissique quiévoquerait une régression au stade auto-érotique (Kestemberg, 1978) ? Celaimplique qu’au sein de l’auto-érotisme primaire, dans le corps même de lacontinuité narcissique, soit incluse la relation objectale (Chabert, 2003). Eneffet, à première vue, le regard de l’autre (et du thérapeute en particulier) nesemble pas pouvoir engendrer chez lui « la mise en œuvre d’un regard surlui-même qui permettrait d’ouvrir les bases d’un processus de réflexion »(Chabert, 1997, p. 49). C’est ainsi qu’Albert offre l’illusion de pouvoir sepasser de l’autre, comme s’il pouvait se suffire à lui-même en référence àl’omnipotence fantasmée du nourrisson décrite par Winnicott (1971). Lesséances – lorsqu’elles ne sont pas annulées pour « maladies » ! – sesuccèdent inlassablement sur le même mode : la plainte est là, le quotidienmédical est minutieusement épluché mais ne donne surtout pas lieu à uneélaboration, à une question et encore moins à des associations d’idées. Mesquestionnements sur son histoire sont rapidement balayés : « Que voulez-vous que je dise de plus ? ». De ses parents, comme de ses deux enfants (« Ilsne parlent qu’avec leur mère, mon ex-épouse »), il n’en dit que quelques

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mots, exclusivement factuels, traduisant par là comme une impossibilité àleur prêter une vie ou un mouvement. De toute façon, il ne cherche pas à lesvoir… La passivité et l’isolement d’Albert ne sont pas sans nous rappeler« l’acharnement que met le sujet mélancolique à rendre inopérantes lespropositions d’assistance de son entourage et à rendre compte del’impuissance de celui-ci » (Lambotte, 2000, p. 90). En suivant cet auteur,nous sommes tentée d’émettre l’hypothèse d’un fonctionnementmélancolique : Albert aurait connu, et ce de manière brutale, l’abandon parl’autre (sa mère ?) au moment où ce dernier était susceptible d’éveiller ledésir chez lui, rendant impossible aujourd’hui le maintient d’un quelconquedésir objectal. Ainsi, la phrase du chirurgien viendrait brusquement rappelerau sujet, dans l’après-coup, que l’accès au désir objectal lui est interdit, souspeine de mort… Cependant, l’histoire traumatique du patient est déjàancienne et pour ainsi dire « refroidie » par des années de traitementmédical. De plus, le manque d’élaboration gêne l’accès au vécu infantile decet homme et nous fait associer à sa place... Et surtout, Albert ne secaractérise pas par un déni psychotique de la réalité ; en revanche, il déniequ’elle puisse l’autoriser à quelque investissement que ce soit.

Position masochiste, position passive : que rien ne bouge !Dans la thérapie, Albert fonctionne en tout ou rien : prenez moi comme je

suis (« comme mort »), ne cherchez pas à me changer, sinon je menace den’être plus rien, c’est-à-dire de devenir vraiment « mort ». Cependant, enmettant au jour l’impuissance chez l’autre, en « menaçant » de ne pas prendrepas en compte sa position subjective et en triomphant sur un modeéminemment auto-destructeur (cherchant à annuler le « supposé savoir » del’analyste), le fonctionnement d’Albert ne s’éloigne-t-il pas définitivementdes modalités psychotiques ? À l’instar de son physique paradoxal (visagemobile et corps inerte), nous choisissons finalement l’hypothèse d’une fortesoumission (passive) à la menace de castration, même si cette menace resteengluée et dominée par la pulsion de mort. Ainsi cet homme ne se tournerait-il pas vers une jouissance masochiste pour échapper à la jouissance avecl’autre ? Pour se défendre de sa position active qui rimait par le passé avecfantasmes et désirs, l’homme investit massivement la voie de la passivité.Cette passivité le protègerait ainsi de ses désirs œdipiens et donnerait du sensà la sentence punitive proférée, dans l’après-coup traumatique, par la figureéminemment paternelle du chirurgien. Et c’est parce que cette passivité estconfondue avec la mort qu’elle donne l’illusion à Albert de pouvoir se passer

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de l’autre.La réaction thérapeutique négative« Que veut celui qui ne veut pas guérir, ne pas changer ? » interroge

Jacques André (2000, p. 1), soulignant également à la suite de Freud (1919)que la sexualisation de la culpabilité et de la morale transforme la sanctionen la plus réjouissante des satisfactions. Soulignons, chez Albert, d’un côtéle besoin de la maladie comme protection contre le désir (et donc le dangerde guérir) mais de l’autre côté la composante jouissive de ce mode defonctionnement : « Je souffre, j’ai mal à n’en plus finir, donc j’expie (doncje jouis) » (André, 2000, p. 17) ! Philippe Jeammet (2000) qualifie cesconduites qui mettent en échec les soignants d’autosabotage despotentialités du sujet, rappelant l’importance de la dimension masochiste àl’œuvre dans les réactions thérapeutiques négatives. L’auteur insiste plusloin sur le danger encouru par ces patients : « À défaut d’être grands dans laréussite, ces patients seront grands dans l’échec : c’est le risque de lafascination d’une maîtrise par l’échec que favorisent ces conduites »(Jeammet, 2000, p. 43). J’emprunterai également sa pensée lorsqu’il met enavant le besoin d’omnipotence et de toute-puissance de ces personnesemprisonnées dans un sentiment d’emprise sur le monde qui les entoure : ilsemble y avoir quelque chose de jouissif pour Albert à voir les médecins etson entourage se démener désespérément et infructueusement pour lemobiliser. Cet engouement pour le négatif lui fera arrêter sa psychothérapieau terme d’une année et quelques mois (« À quoi bon continuer ? »),confirmant son attrait pour le mortifère mais introduisant aussi une certaineambivalence vis-à-vis du prix à payer pour ses angoisses et ses affectsdépressifs, puisqu’il finit par nous « lâcher » sur le pas de la porte : « Jereviendrai peut-être… ».

EMILIE ET LES TRAUMATISMES CUMULATIFS DESEXPÉRIENCES DOULOUREUSES DE L’ENFANCEEmilie, coquette et aimable jeune femme de 32 ans, vient consulter pour la

première fois suite à une tentative de suicide violente : elle a tenté de mettrefin à ses jours en se tranchant les veines des deux poignets puis a été sauvéein extremis par l’une de ses sœurs. Nous apprenons peu à peu que sa mèrevient de mourir d’un cancer de l’utérus pour lequel elle était suivi depuisplusieurs années. Après une longue période de rémission, la mère a

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brutalement présenté une récidive à issue fatale, à la « grande surprise » deses quatre filles. L’annonce du décès est d’abord vécue par Emilie comme« un immense soulagement, une libération ». Pourtant, la jeune femmetentait de se suicider quelques jours après l’enterrement. Nous avonstravaillé ailleurs (Duchet, 2006b) la question de la fonction du gestesuicidaire pour Emilie, en l’envisageant d’abord comme une réponse au tropplein d’excitation généré par l’effraction traumatique, puis en soulignantl’impossible symbolisation des rencontres avec le réel de la mort dans le duelmère/fille et la nécessaire ré-appropriation mortifère des gestes destructeurs.C’est pourquoi nous laisserons cette problématique de côté ici pour nouscentrer sur d’autres modalités de son fonctionnement en rapport avec lemasochisme.Très rapidement, la patiente nous fait part des maltraitances physiques et

morales que sa mère lui aurait longtemps imposées, comme à deux de sestrois sœurs. Les actes maternels relatés sont d’une rare violence : réveilsbrutaux la nuit pour les rouer de coups, insultes et dévalorisationsquotidiennes durant l’enfance, puis abus sexuels imposés – via la mère – pardes hommes de passage au cours de l’adolescence. Le père d’Emilie estprésenté comme le complice de la mère, justifiant les actes maternels (« Vousne méritez que ça ») ou les prolongeant par d’autres formes de violence àd’autres moments. Ces violences n’ont cessé qu’au départ du domicileparental, le jour des 18 ans de la jeune fille. Pour se protéger de ces actesviolents, Emilie avait appris « à ne plus rien ressentir », à anesthésiertotalement son corps si bien qu’elle ne ressent plus, encore aujourd’hui,aucune douleur physique. La jeune femme a pourtant tenté, à plusieursreprises, de faire réagir son corps en le cognant, en pratiquant des auto-mutilations (coupures des jambes, des chevilles), « sans jamais parvenir àressentir la moindre souffrance physique », nous confie-t-elle. Si cesviolences auto-infligées avaient commencé au décours de l’adolescence avecl’avènement de la puberté, elles s’étaient ensuite arrêtées… pour reprendrede l’ampleur après l’annonce du décès maternel. La douleur morale était elleaussi maintenue à l’écart, clivée, au service d’une certaine adaptation socialeet scolaire, puis professionnelle : elle occupe aujourd’hui un emploi decommerciale dans une grande société immobilière.

Une première expression du traumatisme : le masochisme allié à lapulsion de vieNous supposons que, paradoxalement, les gestes autodestructeurs

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permettent à Emilie de rester en vie, de tenter d’éprouver via le corps. Jetente de souffrir pour être ou pour continuer d’exister… En cela, le recoursà la douleur, si autodestructeur et masochiste soit-il, devient le gardien de lavie dont parle Rosenberg (1991). Chaque symptôme de répétition dessouffrances reçues s’inscrit ici dans un mouvement pulsionnel, s’éloignantdes modalités compulsives qui figent bien souvent d’autres patients.Reprenons alors la pensée de Rosenberg lorsqu’il affirme que « c’est lemasochisme primaire qui transforme le plaisir en un plaisir-déplaisir, en unprocessus incluant non seulement la décharge, mais aussi, dans une certainemesure, l’excitation » (Rosenberg, 1991, p. 83). Les maltraitances qu’Emiliea subies depuis l’enfance sont de l’ordre de l’impensable : aléatoires,imprévisibles et justifiées par des paroles apparemment « folles », elles nepeuvent s’inscrire dans une chaîne de signifiants. Or, « sans l’outil destructuration qu’est le langage et le souci permanent de l’utiliser pour faireclair en soi, le sujet est comme renvoyé à son autodestruction » (Boula,2004). Dans « Au-delà du principe de plaisir », Freud a insisté sur cetteforme de répétition de la situation traumatique, comme tentative desymbolisation (Freud, 1920b). Par l’intermédiaire de son geste suicidaire etde ses automutilations, on peut penser qu’Emilie tente de répéter sesrencontres mortifères et traumatiques (maltraitances passées) comme si, eny étant re-confrontée par son intermédiaire, elle pouvait donner du sens àl’insensé. Ce qui a été imposé du dehors et non symbolisé au-dedans (lepsychotraumatisme) est répété en interne (par un geste visible du dehors)dans l’espoir de se le représenter. Néanmoins, ces coups reçus s’inscrivaientdans une relation d’objet dans laquelle Emilie n’était pas déniée. Pour samère, la naissance d’Emilie condensait toutes ses propres souffrances(grossesse non désirée qui aurait été provoquée par un viol du pèred’Emilie), et pour cela la fille devait « payer ». C’est sans doute dans unetentative de maîtriser les événements mais aussi dans la continuité de larelation qu’elle entretenait avec sa mère, qu’Emilie cherche à se faire malcomme sa mère lui a fait mal, « comme si quelque chose cherchant saréférence symbolique pendant un temps ne trouvait rien, rejouant et revivantsans cesse l’événement sur la scène imaginaire pour mieux échouer à lesaisir, à le comprendre » (Genest, Walter, 2006, p. 5). On comprend alorscomment la douleur physique auto-infligée est destinée à calmer une douleurmorale envahissante…

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Eloignée de la problématique d’Albert, la position d’Emilie s’inscrit plusdirectement dans la relation objectale. Cependant, cette relation n’estpossible qu’en référence à l’emprise de la mère sur elle, avec en arrière fondl’emprise du père sur la mère. En réponse aux fantasmes de la mère (viol dupère, fille destinée à être nonne ou prostituée), Emilie s’évertue à fuirchacune de ses relations (amicales ou amoureuses) dès que celle-ci risque derimer avec emprise… Mais même dans la fuite, Emilie reste active et enrelation, tout en continuant à souffrir de son propre fonctionnement. Lorsquele danger d’une relation d’emprise est écarté, la pulsion d’emprise semble sedéplacer pour s’exercer sur le corps de la jeune femme dans un entre-deuxoù s’entrelacent le vital (« en me coupant, je continue d’exister ») et lesexuel (« en voyant le sang couler, j’éprouve toujours un certain plaisir »).Ainsi, à la différence d’Albert qui ne fait qu’un avec son corps, qu’un avecles autres, Emilie se situe sans cesse dans une dualité des rapports : ellecontre son corps, elle contre les agresseurs potentiels, mais elle pouvantaussi s’inscrire dans une relation à deux. Or, être deux rend possible larelation et par là-même l’échange de violences.« Il est convenu de faire de la culpabilité l’opérateur qui transforme, par

retour sur la personne propre, le sadisme en masochisme » (André, 2000,op.cit., p.11). Emilie a depuis toujours éprouvé de la culpabilité : cellesupposée d’avoir imposé sa naissance, celle supposée d’être « une mauvaisefille » pour justifier les coups reçus, celle de ne pas parvenir à protéger sessœurs, celle d’éprouver parfois de la haine pour ses parents qui, dans lemême temps, subvenaient à tous ses besoins matériels et enfin celle d’avoirabandonné sa mère au moment de sa majorité puis de l’avoir accompagnéedans la mort (c’est en effet Emilie qui a dû signer et donner son accord pourl’arrêt des chimiothérapies de sa mère)… Et « nul ne se sent coupable (fût-ce à son insu) sans de bonnes raisons » (André, 2000, op.cit., p.15) : dans lesdébuts de la thérapie, chaque acte sadique perpétué par la mère se traduit enrécit d’actes mérités, sur un mode éminemment masochiste. La relationmère/fille est ainsi placée sous le joug d’une relation objectale qui ne peutsubsister qu’à la condition d’être teintée d’emprise. Mais l’emprise exercéepar la mère est déclinée par Emilie sur une modalité particulière puisquecette dernière attaque son propre corps, à défaut sans doute de pouvoirattaquer celui de sa mère. « La conduite masochiste offre toujours au moi lapossibilité ou l’illusion de se délivrer de l’emprise de l’objet et de reprendreune position active de maîtrise, là où il se sentait menacé de débordement et

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de reddition passive à l’objet » (Jeammet, 2000, p.58). La menace sur le moisemble être devenue le véritable moteur du masochisme pour cette patiente.

Position masochiste, position active : il faut que ça saigne !Dans son travail sur les liens entre masochisme et mélancolie et en

référence au jeu de la bobine identifié par Freud, Chabert reprendl’opposition entre « ce qui revient à une situation éprouvée, “réelle”,imposée au sujet par l’autre, et ce qui relève de la création d’un jeu dereprésentations au sein duquel le sujet adopte une position de maîtrise »(Chabert, 2003, p. 68). À la suite de ces auteurs qui s’interrogent sur leplaisir paradoxal éprouvé par l’enfant qui répète inlassablement, dans le jeude la bobine, une expérience pénible de déplaisir, nous nous questionnons ànotre tour sur les plaisirs contradictoires d’Emilie. D’abord, la patiente nousfait part d’une certaine jouissance à revoir le sang couler (de son fait, cettefois-ci !), puis de son autre jouissance à ne rien en ressentir, nous évoquantle dualisme sadisme/masochisme dirigé vers la quête du plaisir à maîtriser ledépart douloureux de la mère et donc à n’en plus souffrir. « L’individu survitsexuellement à ces expériences (traumatiques) en se montrant indéfinimentapte à tolérer la condition de victime ou d’esclave meurtri, en jouissant de sapropre résistance et de l’intensité des épreuves endurées » (Dayan, 2000,p.82). Ce qui semble bien en jeu ici, c’est non seulement la tentatived’abréagir l’expérience traumatique en la faisant jaillir au-dehors (« il fautque ça saigne »), mais surtout aussi la mise en place d’un scénario actif enréaction contre la position passive trop longtemps occupée durant lesmaltraitances subies. « Personne n’aime la douleur […] ce qu’il leur faut,c’est cette douleur, celle-là, exquise, que met en acte un scénario dont ilssont les auteurs » (André, 2000, p.4).Emilie a longtemps subi, sur un mode passif, les maltraitances imposées

par la mère. Nous avons donc émis l’hypothèse que ses gestes auto-infligésétaient destinés à reprendre le pouvoir et la maîtrise de la violence reçuedans un combat déplacé qui attaque son corps (celui-là même que sa mèrelui a donné !). Houbballah (1998) consacre la conclusion de son ouvrage surle traumatisme à cette question : « On peut supposer qu’il y a quelque chosequi échappe à notre rationalité, une jouissance qui se cache derrière touteviolence et qui s’installe dans une relation entre les deux partenaires. Lavictime placerait l’Autre ou l’auteur, le tortionnaire, dans un idéal dejouissance dont lui incarne l’objet ». Cet échange établi à travers lasouffrance de l’un et la jouissance de l’autre noue les deux êtres comme dans

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la relation maître/esclave ou dans le rapport sadomasochiste. Mais l’auteurajoute : « L’identification courante de la victime à son persécuteur, que cesoit dans l’enfance ou d’autres circonstances, tient à cette dichotomie post-traumatique qui s’installe et place l’Autre dans la position de l’idéal de lajouissance et à laquelle le sujet espère un jour se mettre à son tour pour fairede l’autre son double et jouir de la situation comme on a joui de lui ». Endevenant à son tour l’agresseur, la jeune femme quitte symboliquement (etpour un temps seulement) sa position passive de victime. Les actes auto-agressifs permettraient ainsi à notre patiente de reprendre la maîtrise de laviolence subie et d’exister en tant que sujet dans la relationagresseur/victime, au-delà des tentatives maternelles visant à la réduire à unobjet, privé de langage. Le corps devient la scène de ce combat, tant et sibien que l’on finirait par s’y perdre à vouloir à tout prix y localiserl’agresseur de manière unilatérale. En devenant son propre agresseur, Emiliene cherche-t-elle pas à s’identifier à sa mère ? Et face à cette identificationinsupportable, ne cherche-t-elle pas à se tuer comme elle aurait souhaité tuersa mère ?

Réaction thérapeutique « positive »L’établissement lent mais progressif d’un lien transférentiel tolérable dans

lequel les mouvements pulsionnels d’amour et de haine peuvent peu à peus’articuler, sans qu’Emilie se sente menacée d’une nouvelle relationd’emprise, permet à ce jour une véritable réaction thérapeutique que jequalifierai de positive. Le désir de changement est bien présent, même s’ilest souvent perturbé par la peur d’en « repasser » par les éprouvésdouloureux de l’enfance. C’est pourquoi la visite des fantômes passés n’estpossible que dans un cadre alliant à la fois solidité (permanence et régularitéde ma présence et des horaires) et souplesse (pas de jugement ni de prix àpayer à ce stade pour les quelques rares séances manquées). L’équilibre estdélicat lorsqu’une interprétation ou une association de ma part peut susciterdans le même temps soulagement et menace d’emprise. Nous nous référonsalors à l’expérience de Jeammet lorsqu’il souligne que « plus les conduitesd’autodestruction sont développées, plus la dimension masochiste estorganisée, moins l’activité interprétative a de pouvoir mobilisateur »(Jeammet, 2000, p.40). L’auteur met l’accent sur la qualité de relation àdéployer dans la cure de ces patients difficiles. Malgré ces difficultés, ledésir de changement est bien là et c’est le moteur le plus fiable sur lequelEmilie, comme moi, peut s’appuyer.

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EMILIE ET ALBERT : LE MASOCHISME COMME ULTIMERECOURS FACE AUX TRAUMATISMES ?Nous partageons la position de Dayan lorsqu’il écrit : « La disposition

masochiste n’apparaît pas innée mais édifiée comme une manière itérativede réfléchir une suite d’expériences traumatiques depuis la petite enfance »(Dayan, 2000, p. 82). L’auteur parle alors d’élaboration narcissique àdistance du trauma. Le recours au masochisme chez nos deux sujets s’inscritclairement dans une dimension traumatique marquée soit par une tentatived’élaboration et de dépassement du trauma en le répétant (dans le casd’Emilie), soit par un maintien statique de ce dernier comme pour mieux legarder en soi, en le répétant et en se l’infligeant de manière immuable (chezAlbert). Sans représentation possible du traumatisme, Albert confie sondevenir au destin tandis que Emilie traduit cette « non-représentation » pardes actes, certes autodestructeurs mais porteurs d’un message qui nedemande qu’à être élaboré. Si nous convenons que le recours au masochismechez ces deux sujets s’inscrit à chaque fois dans une tentative de réponse auxtraumas vécus, nous proposons de distinguer très nettement les modalitésd’expression de ces traumatismes.Pour Albert, nous serions tentée de parler de traumatismes « paralysants »

ou « froids ». Les deux accidents rapportés par le patient font état demenaces de mort réelles, ce qui les place a priori dans le registre dupsychotraumatisme. Cependant, Albert ne présente pas de symptomatologiepost-traumatique évidente : point de cauchemars de répétition, point desymptômes de reviviscence et nulle évocation d’images traumatiques…Restent ses conduites d’évitement (arrêt de toute activité), mais ces dernièressont toujours justifiées par l’envahissement de ses douleurs et de ses troublessomatiques et jamais mises en lien avec la violence des menaces reçues...Ses accidents sont assimilables à des paralysies progressives desmouvements de pensée. Seuls le corps et la douleur s’expriment, ne laissantpas de place aux investissements autres que narcissiques.Dans le cas d’Emilie, nous sommes tentée de parler de traumatismes

« mobilisateurs » ou « chauds », à l’instar du trop-plein d’excitation qui vientdéborder le pare-excitation et les processus défensifs. Les maltraitancessubies reviennent sans cesse dans ses rêves et dans ses cauchemars, de

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nombreux flash-backs sont à l’origine de ses mouvements auto-destructeurs.Les pensées jaillissent, les mots se bousculent, l’apaisement n’est atteintqu’à la vue des marques corporelles, tel le martyre qui vient offrir à l’autrela marque des souffrances reçues. Les coupures et les automutilationssemblent permettre une sortie au-dehors du débordement interne. « Lasolution masochiste s’impose [alors] au moi comme un compromis toujourspossible […] quand le moi est menacé de débordement », écrit Jeammet(2000, p. 58) lorsqu’il met en avant la dimension traumatique dans la miseen place d’une conduite masochiste.

CONCLUSIONL’étude de cas de ces deux patients nous a permis de mettre en évidence

l’utilisation similaire du masochisme en tant qu’aménagement possible faceaux traumas passés. Cependant, nous avons relevé chez Albert unfonctionnement masochiste dominé par la passivité et la pulsion de mort,pris dans une problématique teintée de narcissisme, avec en toile de fond uneréaction thérapeutique négative ; tandis que chez Emilie, le masochisme sedéploie du côté de l’excitation et de la pulsion de vie, plaçant certes sesrelations sous le joug de l’emprise, mais autorisant sa souffrance à devenirmoteur de la cure. Pour reprendre notre questionnement initial : avons-nousà faire avec deux expressions bien différentes de la même modalitémasochiste ou bien à deux types distincts de masochisme ? À l’instar de ladualité des pulsions – pulsions de vie, pulsions de mort – nous proposons denous inscrire dans la pensée de Rosenberg lorsqu’il suggère de distinguer lemasochisme mortifère et le masochisme gardien de la vie (Rosenberg, 1991)au sein de la même modalité masochiste, en ajoutant ici la différenciationentre le traumatisme mortifère et le traumatisme porteur de vie.

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Clara Duchet

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Clara DuchetLPCP

Institut de Psychologie71, avenue Edouard Vaillant92100 Boulogne-Billancourt

e-mail : [email protected]

Abstract : Between life and death drives : masochism tested by traumaticexperiences. To the mystery of masochism (Freud, 1924) is added the delicatequestion of its relations with trauma and traumatic experiences. Consultationsdevoted to patients suffering from « psychotrauma » often afford the opportunity tothink about the masochistic modalities which are set in place by these patients toprotect themselves from their trauma (in terms of real, external events). This articleproposes to work on this question from the basis of two clinical cases which seem,in appearance, to be particularly divergent in their recourse to masochism. The storyofAlbert, victim of two old road accidents, makes it possible to envisage masochismas a traumatic expression linked to the death drive in a passive form and boggeddown in a therapeutic reaction which can be qualified as negative. On the otherhand, the story of Emilie, victim of severe abuse throughout her childhood andadolescence, works to place the masochistic modalities on the side of the life drive,in an extremely active position which allows for a positive therapeutic investment inspite of the controlling relationship she has with her mother. The question is thus tosee whether we are dealing with two very different expressions of the samemasochistic modality or rather with two distinct types of masochism.

Key words : Traumatism – Masochism – Life drives – Death drives – Objectrelations – Narcissism – Melancholia.

Resumen – Entre pulsiones de vida y pulsiones de muerte : el masoquismopuesto a prueba en la experiencia traumática. Al misterio del masoquismo(Freud, 1924), viene a agregarse la delicada cuestión de sus relaciones al trauma ylas experiencias traumáticas. Las consultas dedicadas a pacientes que sufren de

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“psicotraumatismo” representan a menudo una oportunidad para interrogarnosrespecto de las modalidades masoquistas puestas en obra por estos últimos con el finde defenderse del traumatismo (en tanto evento real y externo). El artículo proponetrabajar este problema a partir de dos casos clínicos que aparecen a prioriparticularmente divergentes en su recurso al masoquismo. La historia de Albert,víctima de dos accidentes puntuales de carretera ocurridos en el pasado, permitevislumbrar el masoquismo como expresión traumática asociada a la pulsión demuerte, en una versión pasiva aglutinada en una reacción terapeutica que podríamosdefinir como negativa. Inversamente, la historia de Emilie, víctima de maltratosgraves durante la infancia y adolescencia, nos hace situar las modalidadesmasoquistas del lado de la pulsión de vida, en una posición eminentemente activaque permite la investidura terapéutica “positiva”, a pesar de la relación de controlmantenida con la madre. La pregunta apunta entonces a saber si tratamos con dosexpresiones diferentes de la misma modalidad masoquista o si se trata de dos tiposdistintos de masoquismo.

Palabras clave: Traumatismo – Masoquismo – Pulsiones de vida – Pulsiones demuerte – Relaciones objetales – Narcisismo – Melancolía.

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