Douglas, Les Structures Du Culinaire Comm 0588-8018 1979 Num 31-1-1475

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Mary Douglas

Les structures du culinaireIn: Communications, 31, 1979. pp. 145-170.

Citer ce document / Cite this document : Douglas Mary. Les structures du culinaire. In: Communications, 31, 1979. pp. 145-170. doi : 10.3406/comm.1979.1475 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1979_num_31_1_1475

Mary Douglas Les structures du culinaire *

LE COMESTIBLE ET SES PERCEPTIONS. Le renard ne figure jamais sur nos menus, le chien non plus. Quand je demande des amis anglais pourquoi cette exclusion du renard, ils me rpondent que ce n'est pas un animal comestible, qu'il est carnivore, ce qui donne sa chair un got trop puissant; ou bien, plus srieusement, que la viande des carnivores risque d'tre empoisonne parce que ce qu'ils mangent eux-mmes peut tre corrompu. Et pourtant dans certaines rgions de Russie, le renard tait jadis considr comme un mets dlicat, tout comme le chien en Chine. De toute vidence, il ne faut pas prendre ce qui n'est qu'une rpugnance locale pour un dgot universel. Nous admett ons parfois que notre refus total de consommer certaines viandes n'est pas fond sur la physiologie, mais sur un sentiment d'ordre esthtique. Certes, nous frmissons la seule ide de manger des insectes ou des oiseaux chanteurs, mais nous savons qu'ailleurs on se nourrit de vers, de sauterelles, de merles et d'alouettes 1. Le choix des aliments est sans doute, de toutes les activits humaines, celle qui chevauche de la faon la plus droutante la ligne de partage entre nature et culture. Le choix des aliments est li la satisfaction des besoins du corps, mais aussi dans une trs large mesure la socit. Dans la priode rcente, les anthropologues qui se sont intresss aux aspects culturels de la nourriture ont mis au point une approche structu raleSelon les tenants de cette approche, il est parfaitement inutile de 2. faire porter les interrogations sur un lment culturel isol de son contexte. En se demandant simplement pourquoi le renard est exclu de l'alimentation, on est conduit enchaner des raisonnements en termes de causalit simple, ce qui aboutit en dernier ressort la physiologie humaine. Mais se content erce type de raisonnement, on est contraint d'arriver cette conclusion de discutable que manger des carnivores, c'est effectivement dangereux pour * Ce texte, extrait du Rapport de la Russell Sage Foundation (1976-1977), est repro duitavec l'autorisation de la fondation et de l'auteur. Titre original : Structures of gas tronomy. \. Ces deux derniers dgots britanniques ne sont apparemment pas toujours par tags en France : voir le fameux pt d'alouette et le pt de merle en Corse (NdLR). 2. Claude Lvi-Strauss, Le Cru et le Cuit, Mythologiques I, Paris, Pion, 1964. 145

Mary Douglas l'homme. Surgissent alors deux autres questions embarrassantes : comment se fait-il que certaines socits humaines n'arrivent pas dcouvrir les effets toxiques de certaines viandes alors que d'autres y sont fort bien parvenues? De mme on peut trouver curieux que les socits qui, dans leur ignorance, se rgalent de ces mets dangereux, aient pourtant survcu. On peut se perdre en conjectures, imaginer que si elles survivent, ce n'est qu'au prix d'un taux de mortalit plus lev, dans un tat de dbilit physique; mais les faits indiquent qu'il n'en va pas ainsi. On voudrait bien aussi savoir par quels mcanismes s'opre la slection d'une alimenta tion adapte ou au contraire comment une alimentation inadapte bien peut tre adopte. On pourrait imaginer l'existence d'un systme de signaux fonds sur la physiologie, qui prviendraient de la toxicit de certaines viandes (et que certaines personnes seraient gntiquement inaptes percevoir). Mais si un tel systme existe, il est curieusement inefficace en sens inverse, puisque certains aliments d'excellente qualit nutritive sont impitoyablement limins du menu. Les principes de slection qui guident l'tre humain dans le choix de ses ressources alimentaires, selon toute vraisemblance, ne sont pas d'ordre physiologique mais culturel. En dehors de ce problme (la faon dont l'homme classe certains al iments comme non comestibles), il existe une diffrence importante entre nous et les animaux l'tat sauvage. Les animaux, eux, savent en gnral quand ils ont suffisamment mang. Mais l'Homme, comment peut-il bien apprendre qu'il est temps d'arrter de manger? Voil une question bien loin d'tre claircie. Les signaux physiques qui indiquent : c'est assez sont certainement trs faibles et facilement submergs par les pressions culturelles. C'est la culture qui cre, entre les hommes, le systme de com munication qui porte sur le comestible, le toxique, sur la satit. La culture est cette activit cognitive caractristique de l'homme qui consiste classer, valuer, hirarchiser. Elle organise l'environnement en systmes et soussystmes en perptuel changement. Elle doit tre assez souple pour int grer les conceptions mouvantes des humains sur ce que devraient tre leurs relations entre eux. Pour comprendre un tabou alimentaire donn, il faut donc le replacer dans le contexte global de la socit qui applique l'interdit

ANALYSE STRUCTURALE DES RGLES ALIMENTAIRES. Trois exemples illustreront la faon dont cette analyse est mene et le type de rponses qu'elle fournit. Les rgles alimentaires mosaques ensei gnent aux Isralites que la pit leur interdit de consommer la chair du porc, du chameau, du livre et du daman * ainsi que celle d'autres animaux vivant dans l'air et dans l'eau. Les villageois du nord-est de la Thalande manifestent une extrme rpugnance au moindre contact avec la loutre et ne la tiendraient jamais pour comestible. Les Ll, tribu kasa du Zare, sont extraordinairement pointilleux sur ce qu'ils mangent ou ne mangent 1. Lvitique, 11; Deutcronome, 13. 146

Les structures du culinaire pas. Dans chacun de ces cas, fort loigns les uns des autres, les rgles locales de comestibilit sont modeles sur des rgles de conduite sociale. On ne peut les comprendre que structuralement et non pas en essayant de reconstituer les relations de cause effet que l'une ou l'autre d'entre elles, prise isolment, peut impliquer. L'interprtation structurale rvle comment des rgles de conduite s'assemblent pour constituer un pattern intelligible. Il ne suffit pas de dire que la culture, c'est le fait d'tablir des valeurs. A la suite d'oprations cognitives qui consistent distinguer et classer, ces valeurs deviennent relatives les unes aux autres. Les chelles de valeur ne flottent pas dans le vide par le miracle de leur propre susten tation : ce qui les soutient, c'est la manire dont les hommes les utilisent pour mesurer et comparer ce qu'ils font. Nos exemples vont nous permettre de progresser. Les antiques rgles mosaques de la table s'inscrivent dans un ensemble de rgles gouvernant le culte et la propret rituelle ainsi que le comporte ment en matire de relations sexuelles et conjugales. Les rgles alimentaires ne prennent sens qu'en tant qu'lments d'une conception gnrale de l'uni vers selon laquelle le peuple de Dieu devait tre distingu des autres pour assumer une destine particulire. Le monde matriel tait divis en trois lments : la terre, l'eau et l'air, les animaux classs comme les htes natur elsde chacun d'eux tant comestibles pour des Isralites. Quant aux tres vivants qui n'entraient pas prcisment dans cette classification, ils taient carts de la table; de mme, les Hbreux se voyaient interdire d'pouser des trangers adorant d'autres dieux K tre lu, c'tait donc tre part. En fin de compte, l'univers entier se divisait en deux : les cratures qui relevaient de la protection de la divine Alliance, et toutes les autres. De sorte que le btail des Isralites tait astreint aux mmes rgles que ses propritaires : l'observation du sabbat et la conscration du premier-n, et qu'il tait considr comme le modle par excellence de l'animal propre au sacrifice et la consommation. De tous les autres animaux terrestres, seuls ses homologues sauvages (chvres des montagnes et moutons sau vages) taient considrs comme comestibles. (J'ai rendu compte ailleurs en dtail de cette interprtation 2.) On constate que les rgles alimentaires mosaques, partie pour partie, s'intgrent de manire logique et inhrente dans l'ensemble que constitue la Loi mosaque. Elles prennent sens pour qui comprend que ce sens met en jeu la totalit d'un vcu; les considrer seules, ce que l'on risque d'y trouver, c'est surtout du non-sens. Les villageois du nord-est de la Thalande adoptent une classification des cratures vivantes dans laquelle en principe tous les animaux terrestres sont tenus pour comestibles. Font exception ceux qui errent dans la maison, animaux familiers ou vermine. Il n'y a pas, dans la maison, de place bien dfinie rserve aux chiens, aux chats, aux lzards. Leurs homologues sau vages sont galement considrs comme non comestibles. Grossirement, la rgle c'est que l'homme ne doit manger de btes familires (pets) ni de 1. E. R. Leach, The legitimacy of Solomon. Some structural aspects of Old Testa ment history , in Jonathan Cape (d.), Genesis as Myth and Other Essays, Londres, 1969, p. 25-84. Premire parution dans European Journal of Sociology, vol. 23, 1962. 2. Mary Douglas, Purity and Danger : an analysis of concepts of pollution and taboo, Londres, Rout ledge and Kegan Paul, 1966. 147

Mary Douglas vermine, qu'il s'agisse d'animaux l'tat domestique ou sauvage 1. L'anthropologue S. J. Tambiah replace cette rgle de comestibilit dans le contexte d'une vie villageoise dont l'organisation rigoureuse se fonde sur des dlimitations spatiales. De mme que les hommes ne doivent pas empiter sur le territoire d'autrui, de mme les animaux qui envahissent le domaine d'une autre espce sont suspects. Les animaux qui peuvent par venir dans les rizires inondes commettent une double intrusion : ils franchissent la frontire terre inculte /terre cultive d'une part, et la fron tire terre /eau, d'autre part. La loutre est classe comme chien aquatique parce que sa gueule rappelle celle du chien. Les varits sauvages du chien ne sont pas comestibles, conformment la rgle qui interdit de manger les btes familires comme leurs homologues sauvages. Mais la loutre est transgressive dans son existence mme : alors qu'elle vit en libert et dans l'eau, elle s'gare parfois sur la terre cultive et sa prsence en ces lieux o elle n'a rien faire constitue une perturbation. Ainsi on peut voir dans la rgle qui fait de la loutre un animal particulirement incomestible une extension pure et simple, en toute logique, de la socit villageoise tha. Le dernier exemple qui nous permettra d'illustrer l'interprtation des tabous alimentaires par l'analyse structurale, c'est celui de la tribu ll. A l'poque de la recherche, chaque catgorie sociale correspondaient une ou plusieurs rgles alimentaires. Tel animal n'tait jamais consomm par les femmes, tel autre tait vit par les femmes enceintes, tel autre encore par les mres qui allaitaient. Les hommes devaient avoir t initis avant de pouvoir manger en toute scurit la chair des animaux carnivores. Les animaux terrestres taient classs comme comestibles en gnral, l'excep tion toutefois des animaux fouisseurs, prdateurs, nocturnes, amphibies, de tous ceux qui d'une manire ou d'une autre chevauchent les classifications. Un groupe d'animaux interdit pour telle catgorie tait considr comme sans danger pour telle autre. Chez les Ll, la conception de la toxicit des aliments se fondait sur les catgories sociales et sur l'aptitude des classes d'animaux les symboliser. Lorsque quelqu'un tombait malade, on soup onnait que c'tait d'avoir enfreint l'une de ces rgles. Si un tel systme s'appliquait chez nous, cela signifierait que nous associerions les enfants au lait et aux fruits, les adolescents au hamburger et au Coca-cola, les femmes la salade et au th, les hommes au steak et la bire. Et nous imputerions la maladie au fait que le malade s'est gar hors de sa classe alimentaire. Ainsi rapprochs, ces trois exemples illustrent bien notre thme : les tabous alimentaires s'enracinent dans l'ordre selon lequel nous structurons notre exprience globale de la vie. Certes, on pourrait nous objecter que ces enseignements, tirs de l'tude de cultures exotiques, ne peuvent expliquer nos propres comportements alimentaires. On affirme souvent que, si nous mangeons ce que nous mangeons, c'est pour des raisons nutritionnelles trs claires ou que ce que nous mangeons, c'est tout simplement ce qu'il nous plat, que notre pratique n'est nullement code selon de quelconques 1. S. J. Tambiah, Animals are good to think and good to Prohibit , Ethnology, vol. 8, n 4, 1969, p. 425-459. E. R. Leach, Anthropological aspects of language : animal categories and verbal abuse , in : Lennenberg (d.), New Directions in the study of language, Cambridge, MIT Press, 1964. 148

Les structures du culinaire rgularits ou en fonction des rsonances d'une cosmologie. On dit parfois aussi que, si ce que nous mangeons n'est pas exactement ce qui convient, c'est le pouvoir de persuasion de la publicit qui en est responsable. Ds lors, que pouvons-nous attendre de cette mthode pour notre comprhens ion de nous-mmes? C'est une affaire entendue : en prparant ce pr ogramme de recherche sur les aspects culturels de l'alimentation, je ne compte pas trouver des explications bien nettes et dfinitives. Mais ce qu'on peut poursuivre, c'est un autre genre de gibier thorique, un sousproduit de ces recherches portant sur de petites socits lointaines, dont j'ai parl plus haut. Ce que suggrent ces recherches, c'est que tout individu, form par la culture, accde un univers sensoriel qui est pr-dcoup et pr-valu son intention. Si nous pouvions adapter les mmes techniques d'analyse nos propres habitudes alimentaires, nous pourrions esprer dcouvrir les principes qui gouvernent le dcoupage et le classement des gots et des odeurs. Ce serait l un rsultat fort intressant, et personne ne s'y est encore pench. Les nutritionnistes savent qu'il y a une ducation du palais, que le got et l'odorat sont soumis un contrle culturel. Mais faute d'autres hypot hses, l'ide persiste que ce qui rend un objet alimentaire consommable, c'est on ne sait quelle qualit inhrente l'objet lui-mme. Les recherches actuelles sur la palatabilit ont tendance se centrer sur des ractions individuelles des aliments pris individuellement. Les effets de la culture sont considrs comme des interfrences : on s'efforce donc de les liminer. Or, si l'on se rend l'argumentation qui prcde, ce sont prcisment ces contrles culturels sur la perception qu'il faudrait analyser. Si l'on devait considrer les donnes culturelles dans leur infinit, ce programme pourrait paratre d'une ampleur dcourageante. Mais dans une tape ultrieure, l'objet central de la recherche sera ramen des dimens ionsraisonnables. Si les habitudes alimentaires ont jusqu'ici fait l'objet d'une attention moins systmatique qu'elles ne le mritent, c'est sans doute aussi pour des raisons d'ordre pratique.

POURQUOI IL FAUT TUDIER LES HABITUDES ALIMENTAIRES. Soit une population rurale qui s'est longtemps nourrie convenablement en s'appuyant sur un grand nombre de mini-ressources correspondant ellesmmes diffrents stades du cycle saisonnier; cette population, lorsqu'elle passe des aliments d'importation ou qu'elle adopte une alimentation moins complexe, met en danger le fragile quilibre qui l'unissait son environnement. Il s'ensuit frquemment des troubles nutritionnels graves. De nos jours, le fait d'imposer des aliments trangers un groupe, ou d'introduire trop prcipitamment des changements, aussi minimes soientils, provoque de plus en plus d'inquitudes. Il faut, pour comprendre et valuer un systme local, le situer dans son contexte, c'est--dire le rseau d'interconnexions qui le relie aux autres institutions familiales et l'art iculation de la famille avec les institutions sociales plus larges de la commun aut. Diagnostiquant la crise alimentaire mondiale, certains insistent sur la 149

Mary Douglas ncessit de rhabiliter certaines ressources alimentaires traditionnellement mprises *. Il est peut-tre plus facile d'amliorer un aliment de base (staple) traditionnel que de matriser les effets de l'introduction d'une consommation nouvelle. Mais il arrive que ces tentatives pour amliorer la qualit d'une nourriture traditionnelle se heurtent la rsistance de la population locale. Certaines nourritures nouvelles se coulent trs facilement dans le systme traditionnel, tandis que d'autres (dont le got n'est qu'im perceptiblement diffrent) sont catgoriquement rejetes. Il y a donc, du point de vue nutritionnel, un intrt immdiat s'attacher aux aspects culturels des systmes alimentaires. Il y a encore deux domaines o une telle recherche pourrait dboucher sur des applications importantes. L'analyse culturelle peut en effet per mettre de prendre conscience de bnfices secondaires dans des champs diffrents. L'identit ethnique, par exemple, peut tre fortement lie une tradition culinaire particulire. Dans l'Angleterre du xie sicle, l'intr oduction de mots franais pour dsigner les viandes cuites, mutton pour sheep, pork pour pig, et veal pour calf, traduit la domination d'une cuisine trangre. L'ide que les autochtones ne sont qu'une bande de barbares passe avec autant de clart travers les changements culinaires que linguistiques. Nous devrions donc nous demander si, par exemple, un plan de dveloppement agricole, conu pour rendre plus efficace la production de protines (et destin, c'est presque certain, modifier les habitudes alimentaires) ne risque pas de saper le sentiment de la dignit ethnique aussi srement que l'introduction force d'une langue trangre. Il est en tout cas important de savoir quels effets peut avoir le fait de supprimer les traditions alimentaires d'une ethnie. Toute politique qui favorise des changements profonds dans la division du travail entre les sexes a un effet sur la tenue de la maison, la cuisine, l'emploi du temps et la nourriture. D'un ct, une politique qui veut per mettre aux femmes de participer plus pleinement la vie de la commun aut largie implique une rduction du nombre d'heures qu'elles passent dans leur cuisine. Mais, d'un autre ct, le courant qui prne une alimen tation meilleure critique la mauvaise qualit des aliments produits indus triellement. Or, on voit mal comment la condition fminine pourrait pro gresser sans cette production de masse. Ce dont, en tout cas, on peut tre sr, c'est que ce progrs impliquera un changement simultan des habi tudes alimentaires, voire un changement radical dans les dimensions et les fonctions des cellules domestiques. METHODOLOGIE. Sur le plan de la mthode, notre sujet est hriss de formidables diff icults qui sont d'ailleurs celles qui reviennent opinitrement dans toute l'histoire de l'anthropologie. Pour dgager les rgles qui ordonnent les 1. F. Le Gros Clark, Food habits as a practical nutrition problem , World Review of Nutrition and Dietetics, n 9, 1968, p. 56-84. E. F. Moran, Food, development and man in the Tropics , in Margaret L. Arnott (d.), Gastronomy: The anthropology of food and food habits, Paris, Mouton, 1975. 150

Les structures du culinaire systmes alimentaires, le premier problme est de dfinir des critres pour parvenir des units comparables. On pourrait tre tent d'tablir un parallle avec l'analyse linguistique et de considrer la bouche comme l'quivalent du phonme. Mais la mnagre et sa famille appliquent la construction d'un repas des critres dont les implications structurales sont bien plus riches, et l'unit-bouche ne nous met pas sur leur piste. Chaque jour, la mnagre dcide des lments qu'elle emploiera et de leurs combin aisons. Pour arriver dgager l'organisation du pattern alimentaire, il faudrait essayer de dcouvrir les rgles qui la guident dans ces dcisions. Trois piges mthodologiques menacent toute recherche sur les aspects sociaux de l'alimentation. Le premier serait l'incapacit de dissocier les aspects physiologiques de la nutrition de ses aspects sociaux. On demande aux personnes interroges si tel ou tel aliment convient pour telle ou telle circonstance, mais il arrive qu'on leur demande aussi dans la mme enqute quelle valeur nutritionnelle elles accordent ces mmes aliments. Ds lors, leurs rponses au premier type de questions sont biaises par les proccu pations nutritionnelles de l'enquteur ou, l'inverse, leurs conceptions en matire nutritionnelle risquent d'tre masques derrire ce qu'elles croient tre l'image la plus conforme aux convenances de l'alimentation familiale. En second lieu, on ne peut dissocier, dans l'alimentation, les aspects conomiques des aspirations d'ordre social et nutritionnel. Dans les choix alimentaires qu'opre une mnagre, entrent en compte la fois les besoins physiques et les contraintes conomiques. Or, jusqu'ici, les principes tho riques nous font dfaut pour distinguer les uns des autres, de sorte qu'on n'obtient souvent qu'un micmac ne refltant que les prjugs de l'enqu teur. Le troisime pige tient la mthode du questionnaire mme. Quel que soit le soin apport masquer le point de vue du chercheur, l'alimentation est un sujet trop sensible la manipulation sociale pour que les rponses un questionnaire ne soient pas suspectes. Dans les tudes de march, les enquteurs sont trs conscients de cette difficult et ils ont mis au point des techniques destines neutraliser ou rectifier les effets de biaisage. Mais la structure du questionnaire doit tre conue l'avance et elle ne peut que reflter la structure de pense que l'enquteur applique son pro blme. Les chances de trouver des pistes nouvelles en sont d'autant plus rduites. La solution qui consiste partager purement et simplement les repas des enqutes a bien t essaye, mais la seule prsence du nutri tionniste fait jouer les rgles de l'hospitalit et provoque une distorsion par rapport l'ordinaire familial. Il semble qu'il n'y ait pas de solution pleinement satisfaisante. J'ai eu l'occasion d'assister aux travaux du sous-comit Nutrition de Y International Biology Panel de la Royal Society et je me suis rendu compte qu'il n'y a aucune commune mesure entre l'intrt que soulvent gnralement les problmes alimentaires et les connaissances sociologiques relles. Certes, la recherche biomdicale avait beaucoup travaill pour les comits et les panels de la Royal Society. On a amass en physiologie de la nutrition une quantit d'informations la mesure de l'intrt port ce sujet dans le monde entier. Mais ds qu'il s'agissait de comprendre les fac teurs sociaux qui influent sur la prsentation et l'acceptabilit d'aliments nouveaux, on ne trouvait pratiquement pas de principes gnraux solide151

Mary Douglas ment tablis. Au sein de Y International Biology Panel, les scientifiques convinrent rapidement que les catgories trop larges et souvent non perti nentes utilises dans la collecte de l'information sociologique leur rendaient pratiquement impossible l'interprtation des enqutes. Le fait que les bio logistes taient tout prts reconnatre que l'alimentation a toujours une dimension sociale de premire importance me parut trs encourageant et je guettai la premire occasion de mettre sur pied une recherche qui ouvri rait champ nglig. En 1971, une subvention du ministre de la Sant ce et de la Scurit sociale britannique me permit d'engager Michael Nicod qui prit pour sujet de sa thse de doctorat l'alimentation comme systme de communication * . Pour viter les biais qu'auraient pu introduire les variations conomiques, il dcida de s'en tenir autant que possible des sujets de situation simi laire : des familles d'ouvriers d'usine avec enfants. Les aspects physiolo giques la nutrition ayant fait l'objet d'investigations trs compltes, il de ne pensa pas pouvoir apporter quoi que ce soit dans ce domaine. Il forma le projet plus modeste de mettre au point une mthode qui pouvait per mettre de comprendre la dimension sociologique de l'alimentation. L'objet ainsi restreint, il put bon droit rsoudre un peu cavalirement les classiques problmes du questionnaire : il renona purement et simplement aux ques tions. Il choisit quatre familles o il fut reu comme pensionnaire et y fit des sjours de dure variable (le plus court fut d'un mois), partageant le repas chaque fois que c'tait possible, et n'en perdant pas une bouche. Le temps de sjour tait beaucoup plus long que dans toutes les enqutes alimentaires menes jusque-l : on peut estimer que, aprs dix jours d'une prsence aussi discrte, la mnagre la plus hospitalire et la plus atten tionne, ayant s'occuper de ses enfants, revient ses menus habituels et marque de faon trs claire les gards particuliers qu'elle peut avoir pour son pensionnaire. Dans cette tude, nous avons tent de rsoudre le problme des distor sions introduites par les prsupposs de l'enquteur en explicitant les ntres totalement. Ce que nous nous attendions trouver, c'taient des corrlations entre les patterns de l'alimentation et ceux des rapports sociaux qui s'tablissent entre des personnes qui partagent rgulirement la mme nourriture. Nous tions la recherche d'ventuelles constantes entre le comportement social et le comportement alimentaire. L'tude de chaque famille tait suivie d'un sondage de rue, pour contrler l'existence d'vent uelles idiosyncrasies familiales. Du fait mme de nos prsupposs, nous tions tout particulirement intresss par cette proprit qu'a l'alimentation de marquer les relations sociales et la clbration des festivits dans les grandes comme dans les petites occasions. Il nous fallait donc un ventail de festivits aussi large que possible. Ds lors, la mthode adopte exigeait que le chercheur soit prsent autant que possible les jours de fte, le dimanche, pendant les congs lgaux, Nol, aux mariages et aux baptmes. Nos ples d'intrt nous portaient rechercher les relations entre les 1. Nicod (M.), A Method of Eliciting the Social Meaning of Food. Report to the Department of Health and Social Security , 1974. 152

Les structures du culinaire structures du systme alimentaire et la structure de la vie familiale : mais il est apparu trs vite que, elle seule, la premire partie de notre pr ogramme allait nous prendre tout notre temps. Michael Nicod parvint mettre au point une mthode permettant de dcrire un systme alimentaire mme extraordinairement dense et fortement structur. Une tche plus vaste, consistant mettre en relation les patterns cultu rels les patterns sociaux, reste faire. Ce travail est partie intgrante du et programme de recherche de la Russel Sage Foundation sur la culture.

LA MTHODE DE NICOD. Le systme alimentaire qu'on a choisi d'tudier, celui de familles ouvrires anglaises, repose sur deux hydrates de carbone de base (staple) : les pommes de terre et les crales. Il se distingue en cela du rgime des classes moyenne et suprieure anglaises, qui ont tendance utiliser une gamme plus large de crales, de haricots et de tubercules pour accompagner le poisson, les ufs et la viande. Dans le systme tudi, on ne boit pas d'alcool pendant les repas ; on les arrose gnralement d'eau frache et on peut terminer par un th ou un caf chaud. Les repas peuvent tre classs selon un double critre : quantit et complexit crmonielle. La quantit s'apprcie facil ement. La complexit du crmonial se manifeste par des rgles touchant au changement des assiettes, l'emploi d'ustensiles, de couverts particuliers. Ces deux critres vont de pair : plus le repas est crmonieux, plus il est copieux. Pour les besoins de cette tude, Michael Nicod a propos et dfini certains termes : occurrence alimentaire, occurrence structure, snack, repas. Une occurrence alimentaire, c'est toute circonstance en laquelle on absorbe des aliments, qu'ils constituent un repas ou non. Une occurrence structure est un vnement social organis selon des rgles prescrivant le temps, le lieu et la succession des actions qui le composent. Si on consomme des aliments dans le cadre d'une occurrence structure, alors on a affaire un repas. Ce dernier se distingue du snack en ceci : le snack est une occurrence alimentaire non structure au cours de laquelle peuvent tre servis un ou plusieurs al iments indpendants les uns des autres. L'occurrence est non structure dans la mesure o il n'y a pas de rgle pour prescrire les aliments qui doi vent tre servis ensemble et o, quand sont servis plusieurs aliments, il n'est pas impos de succession stricte. Un snack peut s'accompagner ou non d'une boisson. Le repas en revanche ne comporte pas d'lments ind pendants et il est fortement assujetti des rgles de combinaison et de succession. Ce sont ces notions, auxquelles il faut ajouter la distinction entre occurrences alimentaires ordinaires et d'exception, qui constituent les outils de notre analyse. Nous avons eu recours de simples diagrammes de Venn pour noter les membres de la famille et les catgories de visiteurs qui taient prsents chaque type de repas. L'exprience a montr rapidement qu'il tait trs utile de s'attacher plus particulirement aux qualits sensorielles et plastiques des aliments et de voir comment ils s'ordonnaient en fonction de catgories qui parais saient couramment utilises et valorises : quantit, sel /sucre, tempra153

Mary Douglas ture, scheresse (dans la cuisine anglaise, l'opposition fondamentale sucr / sal est fortement marque; les termes utiliss sont savory (relev) et sweet (doux, sucr)). A partir de cette classification grossire, on pouvait mettre en relation les aliments servis table et les types de situations sociales rcurrentes qui impriment leur marque un repas. Si on laisse de ct les noms donns aux repas et que l'on se concentre uniquement sur leur hirarchie, on distingue trois types de repas. Un repas principal A, qui est servi aux environs de 18 h pendant la semaine et au dbut de l'aprs-midi le week-end; un repas B, de moindre importance, que l'on prend vers 21 h ou 22 h la semaine, et aux environs de 17 h le week-end; un repas C, moins important encore, occurrence alimentaire de troisime ordre, qui consiste en un biscuit sucr et une boisson chaude, et qui peut se prendre diffrents moments, par exemple en semaine au retour de l'usine, c'est--dire vers 16 h, ou toute heure pour accueillir un visiteur, ou encore au coucher pendant le week-end. Le petit djeuner, dans ce systme, ne constitue pas un repas. Interrogs ce sujet, les interlocuteurs de Nicod rpondaient qu'ils ne prenaient jamais de petit djeuner, simplement une tasse de th, ou une tartine, ou encore qu'ils mangeaient ce qui leur faisait envie. Ce type de rponse, conformment la dfinition adopte, nous conduit classer le petit djeu ner dans les snacks. Le fameux petit djeuner anglais semble bien tre tran ger la tradition de la classe ouvrire urbaine, si toutefois on peut gnral iser partir de ces quatre familles. On voit immdiatement apparatre une troite correspondance structu rale entre le repas A du dimanche et celui des soirs de semaine. Dans les deux cas, c'est le premier plat qui est le plat principal, et il est toujours chaud et relev (savory). Il a une structure en trois lments : une por tion de pommes de terre, une pice centrale (viande, poisson ou ufs accompagns d'une ou de plusieurs garnitures de lgumes); le tout est napp d'une sauce (gravy) brune, grasse et lie (que nous appellerons le nappage (dressing)). Pour honorer un visiteur ou clbrer un jour de fte, le repas d'exception pourra comporter plusieurs dressings et la pice cen trale sera toujours de la viande; les autres rgles combinatoires ne changent pas. Le second plat reproduit les rgles combinatoires du premier, ceci prs que tout maintenant est sucr au lieu d'tre sal; il y a du sucre sur la table, comme il y avait du sel au premier service et on peut en saupoudrer les aliments. Ce second service laisse aussi plus de latitude : pour un repas ordinaire, on peut modifier (garder un lment, en supprimer un autre) les trois prototypes de dessert festif que sont : le plum- pudding, le diplomate (trifle) et la tarte aux fruits. Il y a dans ce service de libres variations sur le thme des crales, des fruits et de la crme. Ainsi, les fruits peuvent se rduire une fine couche de confiture, ou une simple coloration de la gele dans un diplomate (fait essentiellement de crme (custard) et de biscuit tremp); dans un pudding au riz, ils peuvent mme disparatre compltement. Mais inversement, les crales peuvent disparatre, comme lorsque l'on sert des fruits de conserve avec une crme. En rgle gnrale, bien que le dressing sucr soit plus pais que la sauce (gravy), on en nappe l'assiette exactement comme on la nappait avec de la sauce au premier ser vice. La hardjauce, ou brandy butter du jour de Nol (caramel l'eau-de154

Les structures du culinaire vie) est presque solide, elle ne coule pas. Ainsi on observe que le dressing tend s'paissir selon qu'on passe du premier au second plat, de l'ordinaire aux repas de fte. Le dimanche ainsi qu'en d'autres circonstances exceptionnelles, au moment o l'on est sur le point d'achever le second plat, commencent les prparatifs pour la troisime partie du repas, la boisson chaude et les gteaux. Jusque-l on n'a arros le repas que d'eau frache ; et c'est dans l'assiette que s'oprent les variations sur l'opposition solide /liquide. Dans la troisime partie du repas, une sgrgation totale entre solide et liquide fait son apparition : dans la tasse, une boisson chaude, dans l'assiette une nourriture solide, froide et sche, soit une inversion du pattern chaud/ froid du dbut, o le froid est dans le verre et le chaud dans l'assiette (tableau 1). Ces rgles mettent en relation les trois services dans un pattern global. Le repas commence avec du chaud et se termine avec du solide froid; la quantit dcrot chaque service; l'importance des formes, elle, s'accrot chaque service. Entendons par l que dans le premier service, il n'est pas du tout indispensable, au contraire, que les aliments aient une forme tridimensionnelle rgulire. On pourrait dire que le repas, son dbut, ressemble un amoncellement d'aliments alatoire, naturel, dans l'assiette, et qu'il volue jusqu' devenir un artefact culturel conu selon des normes prcises : la gele moule en dme de cathdrale, le dcor gomtrique de cerises, le sucre-cristal color dispos sur le bol de crme, les flancs lisses et arrondis du plum-pudding. Notons que le terme gnrique qui dsigne certains de ces desserts est le mot shape (forme, moule) : chocolate shape, pink shape. Au dressing de crme quasi solide des jours de fte, on peut aussi donner une forme dtermine. Ces diffrences entre le premier et le deuxime service s'accentuent avec le troisime jusqu' devenir les thmes organisateurs d'une unique structure cohrente exerant sa contrainte sur tous les services (tableau 2). Que la distinction entre chaud et froid soit dcisive dans ce systme alimentaire n'a rien pour surprendre un Anglais de souche. Au troisime service, on chauffe soigneusement la thire avant d'y verser l'eau, peine frmissante. Les assiettes sont empiles sur une tagre au-dessus de la cuisinire, de manire arriver chaudes sur la table. Sauf les sauces en bouteilles, aucune adjonction d'aliments froids un plat chaud n'est admise, pas plus que l'inverse d'ailleurs : on ne saurait marier de la sauce tomate froide avec de la viande chaude. La rgularit du pattern est si nettement tablie qu'on peut se fonder sur lui pour avancer un dbut d'explication. Ainsi, par exemple, avant d'avoir mis plat la structure, on aurait pu raisonnablement se demander pourquoi on ne sert jamais de pommes de terre dans le repas B. On peut rpondre maintenant que les pommes de terre sont l'aliment de base du premier service du repas A. Cet lment du pattern perdrait son caractre distinctif si on servait des pommes de terre au deuxime service ou dans le repas B. De mme, si l'on demande pourquoi le repas principal dbute par des solides chauds et se termine par des solides froids : la rponse une interrogation ainsi fo rmule ( pourquoi ? ) doit passer par l'observation que le pattern perdrait son caractre distinctif, reconnaissable, si l'on oprait un changement quelconque. La succession, la hirarchisation et les rgles des trois repas du dimanche 155

Mary Douglas sont maintenant plaques (mapped) sur les trois services du repas prin cipal : d'abord un repas avec pommes de terre, ensuite un repas principal avec crales et enfin un troisime repas avec crales, sucr et sec. Un examen attentif des rgles nous montre que le dernier plat des deux pre miers repas et le seul solide qui figure dans le troisime sont exactement le mme lment, ceci prs qu'il devient de plus en plus sec. Du pudding au gteau, le gnreux nappage rpandu au dpart sur le gteau, au lieu d'une crme paisse, prend la forme d'un lger glaage. Pour le troisime repas (C), on a encore davantage la latitude de choisir l'un quelconque des lments d'un second plat de repas principal; mais si l'on examine les menus, au fil des semaines et des mois, on reconnat le prototype pudding dans la seconde partie du repas C sous une forme sche, plum-cake ou gnoise la confiture. Dans le dernier service du repas principal ou le der nier repas du dimanche soir, la gamme des biscuits sucrs rappelle de nou veau le pudding sous ses formes les plus sches : biscuits la groseille, biscuits glacs au fondant, fourrs la confiture. Le biscuit sucr, que l'on mange en fin de soire le dimanche, est une version sche du gteau; le gteau est une version sche du pudding : nous pouvons donc consi drer le biscuit comme une forme proprement Rcapitulative de ces plats. Le biscuit est capable de rsumer toute la succession des puddings au fil de l'anne, des gteaux de mariage et de baptme au fil de la vie. Un repas, une journe alimentaire entire, un week-end mme sont trop courts pour qu'on ait le temps d'y discerner ce pattern. D'un systme al imentaire un autre, la dure dans laquelle se dploie le pattern est pro bablement variable. Dans le systme britannique qui nous intresse, l'apoge est marque par l'architecture immacule et scintillante du gteau trois tages qui clbre ce grand vnement de la vie, le mariage. Son glaage est si dur qu'il faut pour l'entamer les efforts conjugus des deux maris arms d'un couteau de la taille d'un sabre. A travers cette analyse, nous commenons voir apparatre un systme alimentaire qui, comme d'autres systmes symboliques, possde des caractres mimtiques et rythmiques. Ainsi le rappel du tout par la structure des parties est une technique fort employe en musique et en posie pour susciter l'attention et soutenir l'intrt. Les principes qui guident une mnagre anglaise dans la composition des repas familiaux tiennent en quelques rgles. Or, dans cette simplicit, cette conomie mme du systme alimentaire, rsident les principes de normalit qui prsident la reconnaissance et la stabilit structurelle. Le repas servi par la matresse de maison sera bien accept par la famille pour peu qu'elle respecte un certain nombre de contraintes portant sur l'ordre d'association et de succession des aliments. Les innovations sont tolres condition de s'inscrire dans le pattern. Ainsi dans ce systme al imentaire britannique, on ne saurait servir des spaghetti la sauce tomate comme plat de rsistance dans le repas principal; mais rien ne s'oppose ce que des spaghetti, en petite quantit, accompagnent la pice centrale dans le service o figure la pomme de terre releve (savory). Dans ce systme alimentaire, il apparat que le principal trait distinctif sous-jacent, c'est le caractre gomtrique de plus en plus marqu des formes; indiscernable dans les premires phases, il devient rapidement dominant au fil des squences diachroniques, si bien qu'on aboutit des 156

Les structures du culinaire units cohrentes structures de telle sorte que dans chacune d'elles appar atle pattern qui les rgit toutes. Malgr (ou, peut-tre, cause de) la stricte austrit des ressources, la succession des repas forme un systme unique bien reconnaissable : le tout est model sur les parties et rcipr oquement. Le pattern fortement rptitif pourrait rvler les fondements de la continuit du systme; et ce type d'analyse pourrait constituer une voie pour dcouvrir les principes qui gouvernent le rejet ou l'acceptation de certaines innovations dans d'autres systmes alimentaires.

TENDANCES. Nous pouvons maintenant revenir la question laisse en suspens Qu'est-ce qui indique l'homme qu'il est temps pour lui de s'arrter de manger? D'ores et dj la recherche de Nicod semble suggrer l'existence de quelque chose comme un systme culturel de signaux de fin (stop signais) qui, en temps normal, avertiraient l'tre humain qu'il a assez mang. Les repas s'inscrivent dans un systme troitement structur, qui a un commenc ement, un milieu, et qui suit un mouvement progressif, vers une fin connue et attendue. On comprend trs bien qu'on a suffisamment mang lorsque: le th et les biscuits font leur apparition sur la table. Comment savons-nous qu'un sonnet est termin, ou une sonate? Toutes les uvres d'art ne sont pas ncessairement soumises de telles rgles. Dans tous les systmes al imentaires, le dbut et la fin ne sont pas marqus de faon aussi nette que dans celui que nous avons dcrit. Or, c'est le fait que le signal de fin peut tre supprim qui nous indique comment nous pourrions employer notre approche pour comprendre les tendances qui se dessinent dans les habitudes alimentaires. Les patterns de consommation en Grande-Bretagne montrent que le pain a une part de plus en plus faible dans la dpense alimentaire globale. Si la publicit pouvait nous faire manger davantage de pain, nul doute que les sommes normes qui ont t dpenses pour cela auraient assur le succs de l'entreprise. Mais tout ce que les publicitaires semblent pouvoir influencer, c'est le choix entre plusieurs marques; il semble bien qu'ils ne puissent pas grand-chose pour inflchir les grandes tendances. II y a une tendance gn rale : comme on le voit, non seulement avec le pain mais aussi avec le riz et les pommes de terre, les glucides reprsentent une part de moins en moins importante dans le total des dpenses alimentaires. Mais il ne s'agit l que de l'une des composantes d'une tendance plus vaste. La part des dpenses alimentaires en gnral dans la dpense globale des mnages est elle aussi en diminution. Le UK National Food Survey Committee 1 indique que le pourcentage des dpenses d'alimentation par rapport la dpense totale des consom mateurs de biens et services a baiss rgulirement entre 1955 et 1971. En 1. National Food Survey Committee, Household food consumption and expenditure, 1970 et 1971, Her Majesty's Stationery Office, London, 1973. 157

Mary Douglas ce qui concerne les catgories d'aliments, on observe (voir tableau 5), pour les revenus les plus levs, une augmentation spectaculaire de la consom mation de viande et de fruits et une diminution non moins spectaculaire de celle de pommes de terre, de pain, de sucre ; les biscuits font mieux que se maintenir avec une augmentation de 7 % pour les revenus les plus levs, de 14 % pour les revenus moyens et de 21 % pour la troisime catgorie de revenus. Si c'est cause de la publicit que la consommation de biscuits est si considrable dans le groupe faibles revenus, alors qu'on veuille bien nous expliquer pourquoi elle ne produit pas les mmes effets sur la consom mation du pain. L'analyse structurale de M. Nicod permet de proposer une explication au fait que les biscuits tiennent bon malgr la tendance gnrale. Au cours des quinze annes qui ont prcd la recherche, les classes laborieuses ont suivi distance une tendance qui s'affirmait dans les couches plus favo rises. Dans la priode 1955-1971, la part des lipides dans la ration nerg tiqueaugmentait pour tous les groupes par rapport celle des glucides. Le

Hydrates de carbone C

1955 1955 '57 13 12 11 10 Protines '59 '61 '63 '65

'57

'59 '69

'61

'63 '71 C

'65

'67

'69 '71 A

'67

Pourcentage d'nergie tire des hydrates de carbone, des graisses et des pro tines pour les groupes de revenus A et C, 1955-1971. Si l'on superpose les tracs en supprimant l'cart de neuf ans entre les groupes A et G, la tendance est la mme : diminution du pourcentage d'nergie tire des graisses. Ces chiffres se rfrent la nourriture consomme domicile. (Extrait de J. W. Marr et W. F. C. Berry 1.) 1. J. W. Marr et W. F. C. Berry, o Income, secular change and family food con sumption levels : a review of the national survey, 1955-1971 , Nutrition, vol. 28, n 1, 1974, p. 39-52 et tableau n 2. 158

Les structures du culinaire schma ci-dessous porte sur les catgories de revenu suprieure (A) et inf rieure (C). Pour la catgorie A et jusqu'en 1964, les deux courbes convergent, la proportion des graisses augmente et celle des hydrates de carbone dcrot. A partir de 1965, les courbes se croisent et la tendance se poursuit. Le groupe C manifeste la mme tendance que le groupe A mais avec un retard de neuf ans. Le groupe intermdiaire B galement, mais avec un retard de cinq ans seulement et le groupe de revenu D, le dernier, est aussi celui qui a le plus de retard. Ainsi le groupe C (alors qu'il ne suivait pas le mouvement d'accroissement de la part des graisses manifeste dans les groupes A et B) augmentait considrablement sa consommation de biscuits. Sans y regarder de plus prs, impossible d'expliquer ce phnomne. Peuttre le biscuit a-t-il jou le rle d'un signal inhibiteur devant le poids excess if graisses et des huiles dans le budget familial. Peut-tre est-ce des cette priode que la formalisation du repas dans la classe ouvrire anglaise s'est cristallise dans le pattern dcrit par Nicod. Peut-tre y avait-il davantage de festivits dans les familles. L'homme a ceci de commun avec l'animal qu'il sait fort bien ce qu'il aime manger : mais la diffrence de l'animal, il ne sait pas quand s'arrter. Nos revenus augmentant, ce que nous choisissons de manger n'est pas ncessairement ce qui serait le plus bnfique pour notre sant. Aucun mcanisme physiologique automatique n'indique l'tre humain les choix faire ni le seuil de repletion ; il n'y a pas de feu rouge naturel. Gnralement, les nutritionnistes dnoncent cette tendance consommer toujours plus de graisses et d'huiles. Selon certains, il pourrait exister une explication physiologique au phnomne. Nous ne pouvons absorber qu'une quantit donne de nourriture sche : pour en avaler plus que ce que l'estomac contient normalement, il faut faire des cendre avec du liquide et faire passer avec de l'huile. De mme, les pices favorisent la salivation, ce qui aide manger plus que de raison. Mais au fait : pourquoi vouloir manger plus que de raison? En fait, si nous mangeons, ce n'est pas seulement pour nous nourrir : c'est aussi dans une large mesure pour des raisons crmonielles et sociales. Le UK National Food Survey ne prend jamais en compte les donnes recueill ies pendant la priode de Nol. Et pourtant, que les chiffres concernant les graisses et les huiles seraient plus impressionnants! Plus l'aspect crmoniel est important, et plus on a tendance larder la nourriture, la noyer dans le beurre et l'huile. Lorsque, la suite de deux mauvaises saisons successives, Tikopia * connut la famine, la vie ne s'arrta pas mais les crmonies furent annules parce que, disait-on, il ne pouvait y avoir de vritables funrailles ni de vraies noces sans beurre ni crme de coco. La conclusion gnrale qu'on peut en tirer, c'est qu'une lvation des reve nusrels implique plus d'ostentation hospitalire et festive, donc une inci tation consommer davantage, donc une demande croissante de graisses. Les pressions culturelles, au lieu de donner le signal stop , peuvent fort bien donner le signal inverse.

1. Raymond Firth, Social Change in Tikopia, Londres, Allen and Unwin, 1960. 159

Mary Douglas RECHERCHE COMPAREE SUR LES SYSTMES FAMILIAUX. Les rsultats de Nicod ont une porte mthodologique. Certes, ils mont rent comment s'opre la distinction entre la semaine et le dimanche. Ils montrent que, lorsque l'on fte un mariage, c'est le mme sytme de signes qui est utilis. Mais l'intrt principal de cette recherche, c'est qu'elle nous indique comment on peut procder pour reprer un pattern solide. Cette exprimentation peut tre prise pour base d'une recherche compare, ce qui peut permettre de renforcer encore la mthode. A l'avenir, on pourra fouiller avec beaucoup plus de prcision l'arrire-plan sociologique des aspects culturels de l'alimentation. On a vu que les aliments servent dans une large mesure catgoriser les situations et les statuts sociaux; il faut donc relever les conceptions locales sur les aliments qui conviennent aux visiteurs, aux invalides, aux enfants, aux mendiants et mme aux animaux familiers. On notera galement les distinctions les plus subtiles tablies, l'intrieur de chaque catgorie, entre les hommes et les femmes. Dans tout systme alimentaire distinctif, on peut s'attendre trouver un certain nombre de programmes autonomes, dont chacun prend son sens par opposition avec les autres. La recherche se focalisera automatique ment pressions sociales qui s'exercent l'intrieur et l'extrieur sur les du foyer. On peut s'attendre retrouver la mme chelle de catgories sociales dans d'autres aspects de l'organisation domestique : la division du travail entre les sexes; l'usage de l'espace domestique : la vaisselle, les couverts, tout l'quipement mnager. Dans une socit o hommes et femmes vivent dans des sphres trs nettement sgrgues, un repas entre femmes diffrera probablement dans ses moindres dtails d'un repas entre hommes. Il sera sans doute pris dans une pice dcore autrement, servi avec d'autres ustensiles et jug selon d'autres critres. Les chercheurs, s'appuyant sur des observations recueillies au cours d'une prsence pe rmanente dans une famille dont ils partagent l'alimentation quotidienne, s'efforceront de mettre au jour la structure normative de chaque systme alimentaire en portant une attention particulire aux aliments choisis dans les occasions festives. La recherche sur les aspects culturels de l'alimen tation devra viter l'erreur qui consiste isoler une activit de l'ensemble. Dans une famille, l'alimentation n'est qu'un systme parmi d'autres qui, tous, rglent les soins du corps. Il y a les dispositions qui gouvernent le repas, la propret, l'habillement, les soins aux malades et aux mourants, les naissances. Le systme du repos, par exemple, rgle l'accs aux lits, aux siges, la possibilit de s'isoler. Dans toute famille, il y a des convent ions qui dsignent la personne par qui, la nuit, l'enfant pourra aller se faire consoler. Ce pourra tre l'un ou l'autre de ses parents, ou parfois la grand-mre, la tante ou la nourrice. Autres problmes rgler galement : la prsance, les priorits parmi les membres de la famille en ce qui concerne le droit au sommeil. Qui, dans la famille, peut sommeiller tranquille aprs un repas, toute la maison marchant sur la pointe des pieds et chuchotant? Qui laisse-t-on dormir le matin en touffant tous les bruits de la maison? A qui la meilleure place, prs ou loin de la fentre, de la porte, de la tl vision, etc.? Toutes ces questions, on peut les trancher par l'exercice de 160

Les structures du culinaire l'autorit, ou simplement par le marchandage ou la force, ou encore au nom de principes du genre le sommeil des enfants est sacr ou laissez dormir celui qui gagne notre pain . Plus la profession mdicale s'organise, et plus les soins qui entourent la naissance, la mort, la maladie tendent chapper la famille, tre dispenss dans des institutions spcialises, par des professionnels. Il y a toutefois des diffrences d'une famille l'autre. Quand les malades sont soigns la maison, les personnes responsables de ces soins ou celles qui en sont dispenses varient. Dans certaines familles, tous les parents seront impliqus, selon un ordre strict, qu'ils vivent ou non sous le mme toit; dans d'autres, les soins incomberont tous une seule et mme personne, la plus jeune des filles clibataires par exemple, ou encore la mre ou le pre. Quittons les situations de crise : en ce qui concerne l'hygine corpor elle courante, il faut bien rgler l'accs aux toilettes ou la salle de bains. Qui a priorit, qui doit faire la queue et dans quel ordre, combien de fois peut-on tolrer que des convenances individuelles perturbent l'chelle des priorits? Ces rgles refltent-elles les catgories de sexe et d'ge, les rles (parentaux et enfantins) et dans quelle mesure? Ces priorits aussi s'tablissent par un marchandage indirect entre les membres de la famille. Ainsi, il y a l'intrieur de la famille un systme des soins corporels qui volue et qui, en mme temps, forme la trame des relations intrafamiliales. En tudiant les rgles des diffrents systmes familiaux, on peut parvenir dgager des types de familles. Et on pourra ainsi mettre en relation les systmes alimentaires et le systme familial dans son ensemble. La famille ne se meut pas dans un vide culturel. Les mdias, la publicit, les amis dversent continuellement des informations sur l'alimentation. Voil qui semblerait poser un problme thorique majeur notre recherche, si du moins nous pensions qu'il faut considrer une famille ou une rue comme une sub-culture au sein de la culture-mre. Mais heureusement, nul besoin dans notre projet d'tablir de telles distinctions. Nous esprons, au contraire, arriver identifier les types de familles qui sont le plus rceptifs ou le plus ferms ces influences extrieures. Une telle recherche s'efforcerait de mettre au point une mthode pour mettre en relation socit et culture. Il faudrait galement qu'elle prenne en compte les pressions sociales qui s'exercent sur les familles choisies. Certains patterns alimentaires sont peut-tre la rponse universelle des conditions sociales donnes : les horaires des repas, par exemple, correspondent de toute vidence aux horaires professionnels. La prpondrance des hydrates de carbone correspond pour une large mesure des bas revenus en milieu urbain. Il y a lieu de penser qu'un pattern rptitif clos comme celui qu'a dgag Nicod peut corre spondre un rseau de relations sociales clos.

DE NOUVELLES VOIES DE RECHERCHE. L'ensemble du tableau ainsi bross grands traits, nous pouvons mainte nant ramener notre propos quelques perspectives plus facilement matri sables. Dans une approche comparative des processus de la prise alimen161

Mary Douglas taire, certaines variables seront probablement applicables tous les sys tmes alimentaires : la quantit, le dcoupage diachronique des squences, la temprature, l'opposition sal /sucr, liquide /solide, fade /pic. D'autres critres peuvent se rvler plus significatifs : entier /hach, rti /bouilli, ou la couleur et l'odeur. Nous proposons les ttes de chapitres suivantes pour orienter la recherche. 1. A Vintrieur d'une tradition culturelle donne, les rapports de la cuisine avec les autres arts et les modes de comportement. Il serait illgitime de postuler que la cuisine tient ncessairement le mme rang dans la considration de toute population que la musique, la danse, l'laboration des mythes ou la construction des maisons... Il faudra porter l'attention sur les interrelations entre domaines culturels diffrents et la rigidit de leurs frontires. 2. Identification de dimensions de comparaison pertinentes. A. La dimension socio-conomique masculin cot : en argent en travail fminin enfantin frquence des repas temps de prparation

en temps

chambre lieu : cuisine zone de repas particulire, etc. Dans le fait de considrer que tel lieu convient telle nourriture, les cots peuvent galement intervenir. quipement mnager: les couverts (nombre de pices par personne et usages spcialiss); les tissus (napperons, nappes, serviettes...); la vaisselle et la verrerie (nombre de changements d'assiettes, etc.) ; l'clairage (faible, vif, lectrique, aux bougies...); la dcoration (par exemple, fleurs, avec ou sans parfum). Convives: ceux qui mangent normalement ensemble; les visiteurs occa sionnels ; hommes /femmes /enfants ; malades /bien-portants. B. La dimension de Vesthtique Rapports de couleurs : rgles de combinaison et de suecession des couleurs ; il peut y avoir ou non correspondance entre celles-ci et les rgles culi naires mais on s'attendrait surtout des corrlations avec les cots, les horaires et les convives. Choix des couleurs: spcificit des couleurs usage gastronomique (par exemple couleurs semblables ou non celles des fleurs, du sol, des vtements ; ou encore l'usage consistant adopter le mme registre pour l'alimentation et le dcor intrieur, par exemple murs crme et rideaux de velours chocol at). Pattern des formes : importance d'un motif gomtrique clair dans la dispo sition de la nourriture sur le plat, sur l'assiette, dans la prsentation d'al iments sous la forme de bouches ; effets de relief : 162

Les structures du culinaire contenant comestible dur (naturel /model) ; durci pour obtenir un effet plastique (par exemple usage de la farine, de la glatine, des ufs ou dessiccation) ; liquide avec dcor en surface; liquide avec strates (par exemple caf irlandais) ; liquide avec lments solides rguliers ou non (vermicelles) en sus pension. Partie (tout: (le contraste gros-entier /coup en morceaux oppos au contraste gros-entier /petit-entier) : pour en tablir nettement la significa tion, l'anthropologue doit se souvenir des remarques importantes qu'a faites Lvi-Strauss sur la signification du rti par rapport aux autres modes de cuisson. Le rti entier tend tre rserv aux grandes occasions crmonielles. Mais nous remarquerons que le gros gteau de mariage ne doit pas tre dcoup avant l'arrive de tous les invits ; rappelons aussi cette coutume de rompre le pain, dans le systme juif, qui fait partie de la cr monie de distribution de la nourriture. La distinction entre ce qui est entier et ce qui est coup en morceaux peut tre importante et constituer un indice de formalisme. Il ne s'agit l que de quelques suggestions. On peut envisager bien d'autres modalits. A partir de cet ensemble de dimensions, on peut dgager un indicateur du degr de sgrgation existant entre l'ordre culinaire et les autres ordres rgissant les relations sociales. Cela nous aidera dterminer dans quelle mesure la cuisine se conoit comme champ spcifique au sein de la culture envisage. C. La dimension du culinaire Contenu: aliments de base (un seul, deux, aucun); rgime carnivore/ vgtarien; alcoolis /sans alcool. A mettre en relation avec les cots et le revenu. Texture : liquide /solide ; croustillant, dur, tendre, granul, visqueux, etc. Des examens en laboratoire pourront tre ncessaires pour prciser quoi ces termes renvoient dans telle ou telle culture. Il y a vraisemblablement des corrlations entre, d'une part, la consistance de certains aliments exigeant une quantit de couteaux, de fourchettes, d'assiettes, de serviettes, d'autre part, un espace particulier, un certain type de convives. La dis tinction entre humide et sec pourrait peut-tre donner une mesure cons tante du degr d'intimit ou de distance. Got: pic/fade; relev /doux; sucr /sal; ces distinctions sont sans doute importantes pour marquer les diffrences de statut social, par exemple, enfants /adultes (la nourriture des enfants est gnralement moins chre et plus fade), hommes /femmes, ordinaire /festif. Temprature: chaud /froid /tide ; cela s'applique aux assiettes, aux ser viettes, aux boissons. Il est particulirement intressant de savoir si une culture considre qu'il existe une gamme de tempratures appropries la nourriture et de connatre le rapport qui lie ces tempratures celles des lieux d'habitation ou du corps. Odeurs: diffrences prtendues et diffrences vrifies exprimentalement; dans quelle mesure attend-on d'une odeur alimentaire qu'elle se distingue des odeurs corporelles, fcales, mdicinales ou des odeurs de dodorants? 163

Mary Douglas Cet aspect nous permet une mesure de la rigidit des frontires qui sparent les diffrents secteurs de la culture. Plus, dans une culture, le secteur culinaire apparat nettement distinct des autres et plus il est int ressant d'tudier les transferts de structures qui peuvent se produire d'un secteur l'autre au sein de la mme culture. Fonds de cuisson : spcialisation ou mlange des huiles et des eaux de cuis son selon les diffrentes classes culinaires, par exemple : graisse animale dans la mme sauce. Cet item permet d'valuer le degr de sgrgation interne et de spcialisation au sein d'un secteur culturel et permet galement la comparaison entre secteurs culturels. Avec l'industrialisation, on observe une tendance dissimuler ou masquer les odeurs corporelles. On peut rapprocher de ce fait certaines tendances du got : il semble que la tendance soit dsormais aux saveurs neutres, la dissociation des sensations gustatives, une certaine rpu gnance pour les odeurs de putrfaction, les odeurs fortes. Peut-tre cela s'inscrit -il dans une tendance gnrale prfrer que les saveurs spcifiques ne se mlangent pas. Ainsi certains gourmets estiment-ils aujourd'hui que la fume d'un cigare, ft-il de bonne qualit, gche le got d'un bon brandy, alors que, traditionnellement, on les jugeait complmentaires. A un gorgonzola grouillant de vers, on prfre aujourd'hui un gorgonzola frais et plus crmeux, et les fromages d'importation sont dans l'ensemble plus fades que dans leur lieu d'origine, en particulier dans les fermes o les odeurs d'table et de fumier font partie de l'univers olfactif. Il en va de mme pour le whisky de malt : ses armes tourbeux se dgagent la fois plus nettement et plus agrablement lorsque l'air est dj satur d'odeurs de tourbe et lorsqu'ils accompagnent une cuisine prpare avec de l'eau tourbeuse. Les nfles, cultives et consommes dans l'Angleterre de Sha kespeare, ont de nos jours disparu : le fait qu'il faille attendre pour les manger qu'elles soient blettes n'est sans doute pas sans importance dans le contexte qui nous occupe. On ne faisande plus gure le faisan, le grouse ou le buf, pour obtenir cette saveur forte de gibier, tant apprcie autref ois. Uassa ftida n'est pas apprcie en Europe, alors qu'en Inde, c'est un aromate trs pris. L'ail a un destin curieux : venu de l'Italie et du sud de la France, il est tantt en progrs, tantt en recul dans les diffrentes couches sociales d'autres rgions de l'Europe. Le sujet est complexe : mais il est certain que les tests gustatifs en laboratoire devraient tenir compte de l'arrire-plan olfactif. Il devrait tre possible de tenir compte du condi tionnement culturel. L'un des buts de cette recherche, c'est de contribuer mesurer les aspects culturels du got.

CONCLUSION. Un ensemble d'tudes de terrain, troitement coordonnes, se situant dans des perspectives du type de celles que nous avons esquisses, pourrait se donner, entre autres objectifs, celui de perfectionner la mthode et 164

Les structures du culinaire d'tendre la gamme des questions que l'on peut poser sur la culture. La tra dition culinaire ne constitue qu'une partie du vcu culturel d'un individu. L'approche propose permettra de prciser le degr d'insularit des secteurs culturels les uns par rapport aux autres et de voir si les structures d'va luation propres un secteur peuvent se dcalquer sur un autre. Alors seulement on pourra avec quelque srieux comparer en termes gnraux des sous-systmes culturels : l'importance, l'intrieur, des rfrences croi ses, la rptition du pattern, la priode de ses rythmes, la cadence et ses temps forts. Il sera possible de formuler des hypothses sur la relation de ces caractristiques structurales la structure sociale. Sur le plan thorique, c'est l l'aspect le plus difficile et le plus intressant de toute la recherche. Sans doute tous ces problmes sont-ils techniques et trs particuliers l'anthropologie. Mais ce travail aidera aussi la comprhension du devenir de nos habitudes alimentaires. Au fil des ans, nous prendrons certainement de plus en plus conscience de la surpopulation et des menaces de famine grande chelle. Cette prise de conscience s'est dj amorce et l'opinion commence exercer une pression morale sur nos habitudes alimentaires. De mme, nous serons sans doute de plus en plus conscients du caractre artificiel des rgles restrictives de notre alimentation. Quand nous aurons compris que l'ide que nous nous faisons de ce qui est comestible est, pour l'essentiel, enracine dans la culture et non dans la nature, alors nous pour rons penser aux ventuelles rvolutions alimentaires du futur. S'il advenait que l'hospitalit se confonde totalement avec la surenchre ostentatoire, alors la demande continuerait s'orienter vers certaines viandes particu lirement recherches *, vers certains morceaux particulirement tendres et saignants, vers certaines viandes extraordinairement rares, provenant des confins les plus reculs du globe. Mais il se peut aussi que la conscience de la socit industrielle dfaille un jour la seule ide d'lever et de tuer des animaux pour s'en nourrir. Ou encore qu'elle fasse volte-face et qu'elle renverse sa position sur la comestibilit de la vermine. Imaginons qu'on dcouvre un moyen commode de neutraliser les effets ventuellement pathognes des lpidoptres, des araignes, des vers et autres insectes : la race humaine pourrait se nourrir de ses propres parasites et nuisibles. Si nous surmontions consciemment notre aversion au point de manger des insectes, un tel effort pourrait nous conduire traiter les aliments comme nous traitons les mdicaments, comme relevant de l'hygine intime au mme titre que le fait de se brosser les dents ou de dfquer. Imaginons un instant le bouleversement qu'impliquerait cette vision futuriste pour l'industrie alimentaire, la conception des restaurants et la dcoration des intrieurs! D'autres difficults, tout aussi improbables, pourraient assaillir les restaurants si, par exemple, nous tions pris d'une soudaine horreur de toute sgrgation sociale et si nous nous efforcions au maximum de n'oprer aucune slection parmi nos commensaux. Alors le barbecue dans la rue deviendrait moralement et socialement suprieur un dner raffin dans un tablissement select. Les restaurants pourraient tre contraints de se plier la rprobation sans appel de toute manifestation somptuaire 1. Sahlins (M.), Culture and Practical Reason, Chicago, University of Chicago Press, 1976. 165

Mary Douglas dans les lieux publics, et les guides gastronomiques devraient changer de style. Nous assisterons certainement au dveloppement de nouvelles sources alimentaires, de mme qu' celui de nouvelles sources d'nergie. Dans ces conditions, demandons-nous comment elles se prsenteront sur les tables de demain. Les nouveaux menus seront peut-tre prudemment calqus sur les anciens. Mais il serait plus intressant qu'ils se prsentent au contraire sous des formes et des styles encore jamais imagins. Peut-tre la nourriture sera-t-elle conue pour tre consomme au rythme de la musique : on pourrait imaginer par centaines des changements radicaux dans la structure du menu. Quoi qu'il en soit, il ne fait aucun doute que la socit industrielle moderne connatra des rvolutions alimentaires encore incon cevables aujourd'hui. Mary Douglas TraduitRussell Sage par Paule Bolo et York Fischler. de l'anglais Foundation, New Claude Remerciements. Certains lments du prsent article proviennent, sous une forme rduite, d'autres publications. Nous remercions leurs diteurs, qui nous ont autoris utiliser ces emprunts. Mary Douglas, Food as an art form , in Studio International, septem bre 1974. The Sociology of Bread , in Spicer (d.), Bread, London, Applied Science Publishers Ltd, 1975. Michael Nicod, Taking the biscuit : the structure of british meals , New Society, vol. 30 n 637, 19 dcembre 1974, p. 744-747. Nous remercions le UK Department of health and social security, qui a financ les travaux de M. Nicod.

166

Les structures du culinaire TABLEAU 1 LMENTS STRUCTURAUX DU REPAS PRINCIPAL Repas A : le contenu du deuxime service reproduit avec d'autres lments la structure du premier plat. Mode 1er service Structure aliment de base lment central lments pommes de terre viande, poisson, ufs, lgumes verts en garniture, farce, Yorkshire pudding, sauce brune lie crales fruits crme liquide

chaud relev (sal)

nappage (dressing) aliment de base lment central nappage (dressing)

2e service

froid ou chaud doux (sucr)

167

Mary Douglas TABLEAU 2 PATTERN GLOBAL DU REPAS PRINCIPAL Repas A : Les variations laissent apparatre un pattern d'ensemble. 1er service relev ali ment de base : pommes de terre aucun lment ne peut tre omis nappage liquide (dressing) 2e service doux aliment de base : crales 3e service doux aliment de base : crales

possibilit d'omission

au choix

nappage (dressing) : li

nappage solide

(dressing) :

les qualits sensorielles autres que l'aspect visuel dominent

l'aspect visuel l'emporte jusqu'au moment de servir

l'aspect visuel domine jusqu' la consommation

solides'et liquides ne'sont pas mis part commence chaud chaud ou froid au choix

solides et liquides mis part froid

1G8

Les structures du culinaire

TABLEAU 3 CORRESPONDANCE ENTRE LE PREMIER ET LE SECOND REPAS Repas B : Dans la succession des plats, le repas B reproduit le repas A mais s'en tient l'aliment de base du service 2. Mode 1er service Structure aliment de base lment central nappage 2e service (dressing) l EMENTS pain viande, poisson ou ufs ou haricots blancs beurre pain confiture beurre ventuellement g teaux le dimanche ou biscuits

relev (savory) chaud ou froid

sucr, froid

aliment de base lment central nappage (dressing)

3e service

sucr, froid

TABLEAU 4 PATTERN DU PREMIER ET DU SECOND REPAS Les rgles rgissant la relation du repas A et du repas B les ramnent tous deux un mme pattern. Entre le repas A et le repas B, dans la suite des plats 1, 2 et 3, les rgles observes sont les suivantes : a) dessiccation croissante; b) dominance croissante de l'aspect visuel; c) quantit dcroissante; d) irrversibilit de : 1. l'ordre des aliments de base 2. l'ordre relev /doux 3. l'ordre quant la dessiccation 4. l'ordre des quantits 5. l'ordre du chaud au froid 169

Mary Douglas TABLEAU 5 CONSOMMATION DES CATGORIES D'ALIMENTS EN GRANDE-BRETAGNE * 1955-1971 Groupes de REVENUS B 1,06 1,20 1,47 (+ 12,99 14,30 15,30 (+ 1,95 2,05 2,09 (+ 4,50 4,57 4,60 (+ 23,75 20,75 lf,D/ \ 1 Q 7 / 20,40 16,06 13,52 ( 2,01 2,23 2,30 (+ 8,17 8,05 7 fl ( 10,79 12,00 13,10 (+ 1,07 1,13 1,33 12,69 14,16 14,86 1,82 1,89 1,94 4,46 4,50 4,55 23,85 21,06 21,16 21,88 17,67 15,36 1,88 2,13 2,28 8,17 8,17 7,61 8,91 9,49 10,61

A Fromage 1 Viande Consommation totale de lait et de crme Consommation totale des graisses Pommes de terre Pain Biscuits Sucre et confitures Fruits 1955 1962 1971 1955 1962 1971 1955 1962 1971 1955 1962 1971 1955 1962 1971 1955 1962 1971 1955 1962 1971 1955 1962 1971 1955 1962 1971

C

1,11 1,31 1,67 ( + 50< Yo) 13,73 15,38 17,09 ( + 24( Vo) 2,24 2,28 2,31 ( + 3 0/ ,) 4,61 4,64 4,50 ( -2 0/ >) 20,27 18,30 /O) 14,40 ( 35 ()/ \ 17,53 13,56 11,47 ( 35 (y0) 2,12 2,24 2,27 ( + 7/ >) 8,21 8,20 6,41 ( 22 9/ \ 14,56 16,67 18,46 + 27 %)

39 %) 18 %) 7 o/\ ' /o) 2%) 17 %) 34 %) 14 %) 13 %) 21 %)

(+ 24 %) (+ 17 %) (+ 7 %) (+ 2 %) (- H%) (-30%) (+ 21 %) (-7%) \ l /O/

* Extraits du Rapport du Nationa l Food Survey Comittee , 1973. 1. Pour chaque aliment : onces/semaine pour 1 000 Kcal par jour

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