DÉMOCRATIE ET CAPITALISME MONDIALISÉ

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LES RYTHMES DU POLITIQUE

DÉMOCRATIE ET CAPITALISME MONDIALISÉ

Pascal Michon

L E S P R A I R I E S O R D I N A I R E S

COLLECTION « ESSAIS »

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© 2007, Les Prairies ordinaires 206, boulevard Voltaire 75011 ParisDiffusion : Les Belles LettresISBN : 978-2-35096-001-2Réalisation : Les Prairies ordinaires Conception graphique : Maëlle DaultImpression : Normandie Roto Impression

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Aux fondateurs du Collège international

de philosophie

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« Pour Heidegger, c’est à partir de la tekhnêoccidentale que la connaissance de l’objet ascellé l’oubli de l’Être. Retournons la questionet demandons-nous à partir de quelles tekhnais’est formé le sujet occidental et se sontouverts les jeux de vérité et d’erreur, de libertéet de contrainte qui les caractérisent. »

Michel Foucault, L’Herméneutique du sujet

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Avant-propos

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De la pensée critique, aujourd’hui

La pensée critique est aujourd’hui dans la plus grandeconfusion. Les attaques lancées contre le monde systémi-que qui avait dominé la deuxième partie du XXe siècle ontété récupérées pour conforter un autre monde, asystémi-que celui-là, encore plus injuste que celui qu’il remplace.D’une manière qui n’est pas sans rappeler le destin de la cri-tique marxiste de l’État et des rapports de classe, retrans-formée à la suite de la révolution russe en instrumentd’oppression étatique et en justification de nouvelles hiérar-chies, les critiques sixties et seventies de la rationalisationmoderne de la vie ont subi, au cours des vingt dernièresannées, de douteuses réinterprétations qui en ont fait lesmeilleures alliées du nouvel ordre libéral et du bond enavant dans la rationalisation qui vient de se produire – touten s’autoproclamant, comme leur homologue historique, àl’avant-garde de la critique.

C’est pourquoi des militants et leur parti peuventaujourd’hui se dire de gauche et prôner une politique dedroite ; pourquoi des journalistes et autres électrons média-tiques peuvent prétendre exercer un regard critique alorsqu’ils ne font que multiplier à l’infini les marques de respectpour le nouvel ordre établi ; pourquoi des universitaires,installés dans les chaires trop grandes pour eux de prédé-cesseurs célèbres, peuvent claironner qu’ils poursuivent lalourde tâche de la critique, alors qu’ils se sont depuis long-temps arrêtés de penser ; pourquoi des intellectuels qui sedisent hyper-critiques, et d’extrême gauche, attribuent unaspect progressiste à la mondialisation libérale et à larégression des souverainetés populaires ; pourquoi, enfin,des intellectuels de droite se revendiquent sans vergognede Deleuze, de Foucault ou de Barthes. Dans tous ces cas,

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la pensée critique d’hier est devenue l’alibi d’une penséeacritique ou plutôt anti-critique, la simple célébration dunouveau monde et du confort qu’il garantit à ses clercs.

Les raisons de cet effondrement sont multiples. Il estprobable qu’à l’instar de tout instrument, la pensée critiqueperde naturellement de son tranchant au fur et à mesure deson utilisation. Le phénomène n’est pas nouveau : la criti-que est, à l’égal de la pensée qui lui est du reste consubs-tantielle, une activité et elle ne saurait être fixée une foispour toutes dans des systèmes – elle exige d’être reprisesans cesse. Mais cette raison est un peu trop générale pourêtre réellement explicative, et l’on pourrait précisément sedemander pourquoi, en l’occurrence, une telle reprise n’apas eu lieu.

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Les disciples

Pour rendre raison de l’épuisement critique dont noussommes les témoins, il faut tout d’abord faire intervenir unfacteur d’ordre sociologique et théorique. Les figures prin-cipales de la contestation des années 1960-80 ont presquetoutes aujourd’hui disparu et ont laissé la place à des disci-ples qui prônent une politique en général d’orientationlibertaire, dont la fidélité purement formelle à leurs modè-les explique une bonne partie du retournement que nousconstatons aujourd’hui.

Néo-libertaires et néo-libéraux convergent sur la plupartdes questions de société – comme on disait hier – ou desquestions éthiques – comme on dit dans le jargon contempo-rain, qui est en soi tout un programme – pour prôner unetolérance et une individualisation des conduites maximales,que ce soit sur le plan des relations sexuelles entre adultesdu même sexe ou non, de la procréation assistée ou non, del’euthanasie et des soins en fin de vie. Ils sont également trèsproches sur le statut des minorités et des politiques à l’égarddes migrants. De ce point de vue, la fin des années 1960 et ledébut des années 1970 restent une période de référenceaussi bien pour cette nouvelle gauche libertaire que pourl’aile libérale de la droite.

On trouve également dans les pensées néo-libertaires desconceptions de l’individu, de la société, de l’État et des rela-tions internationales, qui rendent celles-ci très proches de lapensée néo-libérale triomphant aujourd’hui. Dans l’un et l’au-tre cas, il convient de s’attaquer aux territoires, aux hiérar-chies et aux systèmes qui se sont mis en place sous l’égidede l’État-nation moderne. L’objectif principal est la libérationdes individus de toutes les entraves qui pourraient restrein-dre leurs capacités de choix et d’autoréalisation.

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Pensées néo-libérales et néo-libertaires se rejoignent,également, dans un nominalisme radical qui se prolongesouvent par un empirisme tout aussi affirmé. Attachées àl’idée que tout concept scientifique est en premier lieu unproduit du discours, qui ne doit renvoyer qu’à des faitsobservables dans leur rareté et leur dispersion aléatoire,elles concentrent leurs tirs sur toutes les formes de réa-lisme, qu’il soit vétéro-libéral ou socialisant, ainsi que surtoute forme d’analyse dialectique du réel. Toutes dénon-cent les idoles théoriques, les constructions métaphysiquesd’arrière-plan, « l’individu-sujet », la « société » ou encoreles différents « sujets collectifs » promus par les pensées detype dialectique.

Enfin, on peut observer une convergence entre néo-libé-raux et néo-libertaires sur la nécessité d’une neutralité axio-logique de la théorie sociale. Les uns et les autres repous-sent toute projection substantielle concernant l’avenircollectif qui outrepasse la simple affirmation de la libertéindividuelle et, de facto, toute pensée critique à l’égard duprésent qui ne soit pas seulement une déconstruction. Seloneux, de telles représentations positives ne seraient que deséchafaudages sans fondements empiriques – c’est-à-diremétaphysiques –, dont la réalisation ne pourrait que faireressurgir les monstres tapis au sein de la raison moderne.

Néo-anarchisme et néo-libéralisme partagent ainsi uncertain nombre de présupposés qui expliquent la fréquencedes chevauchements et la relative facilité avec laquelle, parexemple, les pensées de Derrida, Lyotard, Foucault ouDeleuze ont pu être réinvesties par des penseurs libérauxet retournées au profit du nouveau monde fluide. Mais ceprocès serait très injuste à l’égard des penseurs critiquesdes années 1960-80, si l’on ne précisait pas dans quellesconditions particulières se sont effectués autrefois ceschevauchements et dans quelles conditions, totalementnouvelles, ils se réalisent aujourd’hui. Car, à vrai dire, ce sont

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moins les stratégies d’individualisation des conduites, lesattaques contre les territoires, les hiérarchies et les systè-mes, le nominalisme, l’observation empirique ou la neutra-lité axiologique de la théorie sociale, per se, qui soulèventdes questions, que le maintien ne varietur de ces positionsalors que le contexte historique s’est complètement modi-fié – comme si une position théorique pouvait avoir un sensen soi, en dehors de son rapport à la situation. Le problèmene relève donc pas des pensées critiques telles qu’elles ontété, mais plutôt telles qu’elles sont interprétées aujourd’huipar des disciples, dont le rôle est déterminant dans le videactuel de la critique.

L’individualisation maximale des conduites se retrouveaujourd’hui, par exemple, dans les écrits de Marcela Iacub,pour laquelle la prostitution ou la procréation assistée aprèsla ménopause sont des « choix » qui doivent rester sous laresponsabilité exclusive des individus, c’est-à-dire le plussouvent des femmes, qui veulent les pratiquer (Le Crimeétait presque sexuel ; Famille en scènes). Non seulement cetteposition néglige le fait que l’immense majorité des prosti-tué(e)s n’ont pas choisi de l’être et sont soumis(es) à desmafias qui les exploitent, mais elle oublie que les luttes pourle droit à la contraception et à l’avortement s’inscrivaientdans le cadre d’une société qui encadrait sévèrement lescorps des individus, et qu’il convenait de transformer. Alorsque la demande d’un « droit » à la prostitution ou à la pro-création mécanisée est, au contraire, en parfaite harmonieavec la transformation de la vie en marchandise et lamonétarisation complète des relations humaines, et relèvede l’orientation générale du nouveau monde fluide. En pro-longeant de manière abstraite une position « critique » quiavait autrefois un tout autre sens, Iacub se retrouve ainsi àfaire l’article pour le monde néo-libéral en place – et en parti-culier pour ses dérives les plus préoccupantes. Son travailconstitue plus une ode à la post-modernité capitaliste qu’une

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véritable critique et ses propositions se présentent commeautant de caricatures des combats du passé.

Le même phénomène se produit avec les attaques contreles territoires, les hiérarchies et les systèmes liés à l’Étatmoderne. Dans leur livre Empire, Antonio Negri et MichaelHardt perpétuent cette tradition en critiquant les notions depeuple et d’État-nation au profit d’un projet anarcho-commu-niste mondialisé. Or, ces auteurs ne tiennent aucun comptedu fait que la lutte contre l’emprise de l’État nationaliste etrationalisateur des années 1960-70 était tout à fait justifiée,mais qu’elle l’est beaucoup moins depuis que la société indus-trielle et ses disciplines ont été remplacées par une société demarché, totalement ouverte et mondialisée, qui a emporté,avec le noyau dur de l’État et de la souveraineté populaire,une partie des protections qui garantissaient aux individusune sécurité sans laquelle leur liberté n’a aucune valeur. Enmaintenant une position « critique » sans prendre réellementla mesure des évolutions historiques en cours, Hardt et Negritransforment finalement Foucault et Deleuze en chantres dulibéralisme – de la même manière d’ailleurs que leurs « adver-saires » de droite, François Ewald ou Blandine Kriegel. C’estpourquoi ils peuvent porter aujourd’hui une appréciation trèspositive à l’égard du néo-capitalisme mondialisé qu’ils décri-vent comme préparant la déterritorialisation finale nécessaireà l’apparition de nouvelles sociétés débarrassées des souverai-netés étatiques. C’est également la raison pour laquelle Negria pu soutenir récemment le Traité constitutionnel européenen le présentant comme un élément de « progrès », dans lamesure où il accentuait encore la désagrégation des États-nations européens. Là encore, une pensée qui se voulait « criti-que » est en réalité devenue l’une des meilleures alliées dunouvel ordre en place.

L’épistémologie de style nominaliste et empiriste quicaractérisait nombre des pensées critiques d’autrefois aconnu le même sort. Dans son livre, Changer de société.

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Refaire de la sociologie, Bruno Latour a voulu refonder, enpoursuivant une tradition deleuzienne et foucaldienne, lessciences sociales en les astreignant, d’une part, à se limiterà la dispersion des énoncés et des actes qu’il est possibled’observer au cours d’une enquête donnée et, de l’autre, àrenoncer à toute construction linéaire des relations entreévénements au profit d’une représentation réticulaire. Unetelle stratégie permettrait non seulement de tordre le cou àtoute production métaphysique des concepts, mais aussi derompre avec les conceptions simplistes de la causalité àlaquelle s’accrochent encore souvent les sciences sociales.Elle rendrait en effet possible de se débarrasser de lanotion de linéarité causale, mais aussi d’associer des énon-cés et des actes humains, à des êtres non humains, commedes bactéries, des animaux, des séries géologiques et desdispositions géographiques, dans une organisation hétéro-gène et proliférante. Comme du temps des nietzschéismesdes années 1970, toute construction théorique générali-sante est suspectée de chercher à simplifier abusivement età réifier le flux des événements. Le multiple et la disparatedoivent garder un primat absolu sur tout exercice deconceptualisation qui dépend alors entièrement de lanotion d’organisation réticulaire.

Mais, là encore, les positions critiques de départ sont largement outrepassées et déformées par trop de fidélité.Quand, dans L’Archéologie du savoir, Foucault mettait enavant la nécessité de partir de la dispersion des énoncésobservables, et Deleuze et Guattari dans Mille Plateaux,celle de renoncer à toute construction synthétique a priori etmême à toute reconstruction dialectique d’une unité au pro-fit d’organisations rhizomiques, c’était pour lutter contre desépistémologies unificatrices, homogénéisantes, qui ne lais-saient aucune place à la rareté des événements, à leur carac-tère discret et à leur multiplicité insurmontable : la phénomé-nologie, l’existentialisme, l’historicisme, le marxisme. Ils

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voulaient faire une place à une épistémologie du divers, del’incomplet et de l’irréductible dans un monde théoriquedominé par la notion de l’Un ou de l’Un-deux dialectique, etleurs assauts étaient ainsi largement justifiés. Mais ce n’estplus le cas de leur répétition actuelle. Celle-ci ignore en effet,ou fait semblant d’ignorer, que l’épistémologie dominantedans le monde fluide n’est plus celle de l’Un ou de l’Un-deuxdialectique, mais bien au contraire une épistémologie trèsproche de celle promue par les penseurs du divers et desréseaux polymorphes, ou encore par ceux de la différenceontologique et du divorce incessant de l’unité avec elle-même. Aujourd’hui, la pensée la plus commune s’appuie surla notion de réseau, où il existe des communications entrerameaux postérieures à leurs différenciations, plutôt que surcelle d’arbre, où les événements sont hiérarchisés et liés lesuns aux autres par une logique causale stricte. De même, lemoindre publicitaire sait expliquer pourquoi l’être ne doit passe concevoir comme présence à soi, mais comme différenceincessante d’avec lui-même, c’est-à-dire, au fond, commedynamisme et comme vitesse. C’est pourquoi une fois deplus le maintien des positions « critiques » du passé impliqueen réalité leur inversion de sens : ce qui était une façon detransformer le champ du savoir est devenu une manière d’as-surer sa consistance.

Le cas de la neutralité axiologique de la théorie sociale estpeut-être l’exemple le plus significatif de l’infidélité profondequ’implique la fidélité bornée des disciples aux positions cri-tiques de naguère. Au moment de conclure leur livre, Hardtet Negri déclarent, par exemple, qu’ils ne sauraient proposerquelque forme politique que ce soit et que c’est aux « multitu-des » de décider des configurations que prendra la sociétécommuniste de demain. De même, Latour prône une sociolo-gie purement descriptive qui respecterait au maximum la «liberté de choix des acteurs ». Comme leurs prédécesseurs,les disciples refusent de s’engager dans tout ce qui pourrait

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se rapprocher d’un projet explicite de société. Mais, làencore, leur attitude ne fait que répliquer une attitude valableautrefois sans tenir compte des changements qui ont eu lieudepuis et qui en changent la signification. Quand PierreBourdieu, Jacques Derrida, Michel Foucault ou GillesDeleuze insistaient sur l’aspect arbitraire de toute affirma-tion de valeurs (tout en défendant, chez l’un, d’une manièrenéo-kantienne, la possibilité de faire une science rationnellede la société, ou, au contraire poussant, chez les autres, l’ai-guillon de l’historicité jusqu’au cœur de la raison), c’étaitpour lutter contre des éthiques unifiantes, normalisantes,souvent autoritaires – celles de l’humanisme, de l’existentia-lisme, de l’historicisme et du marxisme – qui laissaient trèspeu de place à la multiplicité des valeurs. Lorsqu’ils refu-saient de s’engager dans la construction de projets, leurobjectif principal était de déjouer l’autoritarisme potentiel detout positionnement éthique et politique positif. Conscientedes catastrophes que la raison instrumentale avait engen-drées au cours du XXe siècle et préoccupée par la persistanced’un immense bloc totalitaire et de ses prolongements exté-rieurs, la pensée critique ne pouvait être que déconstructriceet devait se refuser, afin de laisser à chacun la liberté de pro-duire ses propres projets, de proposer quoi que ce soit quidépasse le niveau de l’action des individus sur eux-mêmes.Instruits de leurs erreurs passées et de leur rôle dans laconstruction des grands systèmes d’oppression modernes,les intellectuels reconnaissaient les limites de leur capacité àsaisir la réalité et surtout le caractère potentiellementnéfaste de leur imagination utopique.

Le problème est que cette défiance envers les capacitésconstructrices de la raison, jadis motivée, pose désormaisplus de problèmes qu’elle n’en résout. La négativité extrêmereproduite, sans distance critique, par les disciples est eneffet aujourd’hui conforme au fonctionnement du mondecontemporain. Le nouvel « ordre », qui s’est imposé au cours

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de ces vingt-cinq dernières années, s’exerce par l’établisse-ment d’un désordre permanent dont l’un des moteurs princi-paux est la délégitimation systématique des normes d’actioncollective, que celles-ci soient déjà incarnées comme dansles syndicats, les souverainetés populaires ou les États, ou àvenir comme les utopies politiques. Or, si le nouveau mondeest aujourd’hui beaucoup plus fluide que celui d’autrefois,cela ne veut pas dire qu’il offre plus de chances de dévelop-pement aux individus, ni que les injustices, les inégalités, lesdissymétries et la violence y aient disparu ou même diminué.Bien au contraire, c’est cette fluidité même, cette décons-truction permanente des objectifs collectifs, qui permet destabiliser, voire de renforcer, les positions dominantes et lesinjustices envers un nombre toujours plus grand d’êtreshumains. Le refus de prendre en compte cette nouvelle situa-tion explique pourquoi le maintien de la neutralité axiologi-que de la théorie, le rejet de toute utopie et la perpétuationconservatrice d’une attitude purement déconstructricedébouchent finalement sur une pensée totalement acritique,sinon explicitement anti-critique, comme chez Latour.

Au total, les disciples utilisent aujourd’hui les théoriescritiques d’hier comme des recettes qui ne demanderaientaucune transformation, alors que tous les ingrédients dontils disposent ont changé. Ils ne se sont pas encore aperçu,ou ne veulent pas voir, que le monde dans lequel nousvivons est d’une nature totalement différente de celui quimotivait les attaques de leurs prédécesseurs. Les penséesdont ils s’inspirent se sont développées dans et contre unmonde discipliné, systémisé, administré, rationalisé, unmonde né des suites des conflagrations de la première moi-tié du XXe siècle, divisé en deux blocs antagonistes et où pla-nait le danger totalitaire. Leur objectif premier était de lutter contre les aspects mortifères de ce monde et c’estpourquoi elles mettaient l’accent sur tout ce qui pouvaitremettre en question les disciplines, perturber le fonction-

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nement en boucle des systèmes, lutter contre les emprisesadministratives, remettre en question les pensées totalisan-tes et les politiques qui en étaient tirées. Mais ces luttes ontperdu beaucoup de leur pertinence à partir du moment oùle monde systémique administré s’est transformé en unnouvel univers, à la fois ouvert et fracturé, sillonné de fluxen tous sens et parcouru de profondes lignes de faille.

Au monde relativement stable, organisé comme une sériede systèmes emboîtés les uns dans les autres, qui avaitdominé la deuxième moitié du XXe siècle, s’est en effet substi-tué un monde simultanément fluide et divisé. À l’écheloninternational, les blocs ont disparu, mais l’ONU a rapide-ment été mise de côté pendant que les États-Unis réussis-saient à imposer leur hégémonie au monde entier ; desréseaux de transport, de télécommunication, de tri et destockage de l’information enserrent désormais de leur retsl’ensemble de la planète, cependant, tout un ensemble de ter-ritoires et de peuples restent enclavés et sans accès à cesnouvelles techniques ; la production et la consommation ontété mondialisées, les barrières économiques levées, toute-fois, la compétition qui en a résulté a permis aux plus forts deconcentrer encore plus de richesses et de pouvoir, pendantque les plus faibles plongeaient dans le sous-développement ;les frontières ont été assouplies pour les touristes des paysdéveloppés, mais, dans le même temps, elles ont été renfor-cées pour les migrants du Sud. À l’échelon national, ungrand nombre d’États ont privatisé les entreprises, les servi-ces collectifs, les système de transport et les banques qu’ilscontrôlaient, ainsi qu’une grande partie de leurs activitésconsidérées jusque-là comme régaliennes (les prisons, lespostes, les caisses de retraite, les systèmes de santé et d’édu-cation, et même certaines activités militaires et de sécurité),mais ce mouvement a immédiatement provoqué des distor-sions importantes entre les régions et entre les classes ; lesentreprises et les modes de production ont été réorganisés

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sur un mode réticulaire, toutefois des concentrations de capi-tal et de pouvoir, qui cherchent à établir leurs monopoles, sesont reformées au sein de ces réseaux ; la main-d’œuvre abénéficié d’une plus grande flexibilité, cependant elle a aussiété divisée entre une partie intégrée et une partie rejetéedans le chômage chronique et la misère. Enfin, au niveaulocal, la famille traditionnelle a dû accepter des recompo-sitions périodiques et les individus faire montre de nouvellescapacités d’engagement et de dégagement de plus en plusrapides, mais cette liberté nouvelle s’est souvent soldée parune solitude et des difficultés à vivre renforcées. À tous leséchelons, des modes d’organisation et d’individuation à lafois plus ouverts, plus fluides, mais aussi beaucoup plusheurtés ont pris la place des modes systémiques précédents.

En quelques années seulement, les critiques envers ladisciplinarisation, la rationalisation et l’administration étati-ques du monde se sont ainsi retrouvées inadéquates à unesituation historique où, précisément, la domination, les iné-galités, les effets de pouvoir, étaient désormais assurés parune dédisciplinarisation de la vie, une désystématisation etune désétatisation des sociétés. L’aveuglement envers cettebrutale mutation historique et la sacralisation de textesdétachés de leur contexte caractérisent l’attitude des disci-ples et expliquent le rôle qu’ils jouent aujourd’hui dans l’affais-sement de la pensée critique.

Ainsi le détournement des pensées contestatrices vers lenéo-libéralisme s’explique-t-il par une lecture déshistoriséequi se garde de toute altération, de toute distance critique.Bien que la disciplinarisation ait pratiquement disparu, queles systèmes sociaux soient largement attaqués, que les sou-verainetés étatiques soient amoindries, que la théorie aitcédé la place à un empirisme de style positiviste et que lesaffirmations de valeur collective aient été délégitimées, oncontinue à promouvoir, à contre-temps, les prises de posi-tion anti-disciplinaires, anti-systémiques, anti-étatiques, anti-

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dialectiques et anti-utopiques des années 1960 et 1970 – auplus grand profit du nouveau monde fluide, de son idéologieet de ses nouvelles manières de produire et de partager lesêtres humains.

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Les héritiers

Les disciples des penseurs contestataires des années1960-80 sont les premiers responsables de la rétraction dela pensée critique contemporaine – là-dessus aucun doute.Mais cela ne doit pas nous empêcher de reconnaître qu’unautre groupe d’intellectuels, plus large et institutionnelle-ment beaucoup plus puissant, a joué et joue encore un rôledéterminant dans cette involution.

Les individus actuellement au pouvoir dans les médias,l’édition, l’université, les institutions de recherche, tout cequi constitue le fondement objectif de la vie de la pensée,sont pour une bonne partie d’entre eux des héritiers.Contrairement à la génération qui les a précédés et qui,après la Seconde Guerre mondiale, avait reconstruit unmonde en ruine, fondé les nouvelles institutions culturelleset intellectuelles, ouvert la pensée à l’innovation et au croi-sement des savoirs, ils ont la plupart du temps peu fait pareux-mêmes. Recrutés lors d’une période faste, parfois surdes critères assez laxistes, leurs réalisations sont très infé-rieures à celles de la génération précédente et leurs idéespropres rarissimes. Tous les bénéfices dont ils jouissentaujourd’hui – les places, les statuts, mais aussi beaucoup deleurs concepts et programmes de recherche –, ils les ontreçus de leurs prédécesseurs au cours des années 1970-80.D’où une attitude de rentiers, d’autant plus suspicieux àl’égard de toute idée novatrice qu’ils sont conscients duvide qui les habite. Prisonnier de son statut d’héritier et dela conscience de son échec intellectuel, ce groupe estdevenu l’ennemi de toute pensée critique.

Certes, on trouve encore, de-ci de-là, des élémentsmoteurs et créateurs, mais ceux-là sont trop isolés pouravoir prise sur l’évolution des choses. Fatigués par la suffi-

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sance de ceux qui les entourent, ils se sont le plus souventretirés dans leur tour d’ivoire et ont laissé le champ libre àl’appétit de pouvoir de leurs collègues, dont la seule justifi-cation existentielle est la maîtrise tatillonne de tous leslieux qui gèrent les conditions concrètes de la vie de la pen-sée. Si l’on met de côté ces quelques éléments créatifs, quilui servent d’ailleurs souvent de paravent pour cacher samisère intellectuelle, il n’est donc pas exagéré de dire quece groupe est le deuxième grand responsable de l’épuise-ment actuel de la pensée critique.

L’une des conséquences les plus visibles de cette évolu-tion est la raréfaction des lieux où avait pu se développerautrefois la contestation. Nos institutions de recherche etnos universités sont aujourd’hui en grande partie sous lacoupe des héritiers ; elles n’abritent plus que quelques rarespenseurs critiques en voie d’absorption. La plupart de cesderniers sont près de la retraite ou déjà émérites ; les plusjeunes, manquant d’espace, ont du mal à faire avancer leurtravail ou développent une pensée critique chic qui s’étaledans les médias, la télévision, les hebdomadaires fémininset les dîners en ville. De leur côté, beaucoup de grandes mai-sons d’édition, qui autrefois mettaient un point d’honneur àrepérer les jaillissements de la pensée vivante, se méfientdésormais de la nouveauté. Elles répugnent à prendre desrisques et attendent, pour enfin leur donner accès à la diffu-sion qu’elles méritent, que de nouvelles pensées s’imposentà l’attention du public grâce au travail acharné et courageuxde petits éditeurs. Le même phénomène touche le mondedes revues, où maintes des publications traditionnelles res-tent fermées à la pensée vivante et cultivent le consensus enbrassant l’air du temps. L’essentiel se passe dans de petitspériodiques, dont l’intérêt est malheureusement inverse-ment proportionnel aux moyens.

Le bilan théorique des héritiers est catastrophique. Enpartie pétrifiés par le sentiment de leur illégitimité intellec-

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tuelle, en partie obéissant à des logiques qui les poussaientà produire un type de discours en accord avec le mondedont ils n’étaient désormais plus qu’un rouage, ceux-ci ont,dans un premier temps, brûlé ce qu’ils avaient adoré. Ils ontrejeté tous les aspects critiques des pensées de leurs prédé-cesseurs, au profit d’une prétendue neutralité scientifiqueou axiologique, qui n’était le plus souvent qu’une complai-sance à l’égard du nouveau monde en émergence, quandelle ne prenait pas explicitement fait et cause pour lui. C’estainsi que, au lieu de continuer à critiquer le monde danslequel ils vivaient, les héritiers ont préféré, à partir desannées 1980, s’engager dans un combat moins risqué, et plusrémunérateur, contre les derniers penseurs qui venaient dele remettre en question.

Depuis quelques années, cette stratégie de combat fron-tal a laissé la place à une stratégie plus insidieuse, dont l’ap-parition montre le degré atteint dans le ramollissement de lapensée : la phagocytose académique. En donnant aux princi-paux auteurs critiques une place strictement délimitée dansle cursus et en en faisant de simples objets de travaux uni-versitaires, les héritiers économisent une bataille contreleurs aînés et répriment bien plus efficacement tout ce quifaisait leur aspect dérangeant et intempestif, ainsi que toutce qui en eux pouvait inspirer une démarche vécue, un réelchangement d’attitude intellectuelle. Depuis peu, Foucault,Deleuze, Derrida, Barthes ou Bourdieu, pour nous limiter àces quelques grandes figures de la contestation, sont deve-nus des sujets de glose et des prétextes à diplôme. Ledépouillement de leurs œuvres a permis de se débarrasserde la vie qui les animait et l’esprit critique y a été réduit à lalettre. L’académisme triomphe, au plus grand bénéfice dunouvel ordre en formation.

Le dernier avatar de ce mouvement anti-critique est peut-être le plus remarquable. Dans certains cas peu nombreuxmais très influents, comme dans les écrits de François Ewald,

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Blandine Kriegel ou de certains spécialistes du management,le combat et la neutralisation ont fait place à un véritable ren-versement des fronts. Foucault et Deleuze, en particulier, ontété réinvestis par une pensée ouvertement néo-libérale, quitrouve en eux des arguments pour sa critique de toute organi-sation systémique de la société, en particulier de l’État keyné-sien redistributeur, mais aussi de toute épistémologie criti-que. Non seulement leurs pensées sont enrôlées dans lecombat pour la désétatisation et la désocialisation des popula-tions, mais elles servent de fer de lance contre toutes les pro-positions visant à retrouver des raisons d’agir collectivementà partir de projections dans le futur.

Chez Ewald, par exemple, la généalogie foucaldienne dela question des risques et des techniques d’individuationimpliquées dans leur prise en charge mutualisée par l’État-providence, en partie justifiée lorsque ces techniques ten-daient à normaliser les individus au nom d’impératifs bio-politiques (L’État-Providence et la Philosophie du droit),s’est transformée, au cours des années 1990, en une criti-que au vitriol de la prétendue obsession des populationscontemporaines d’échapper à tout risque et, corollairement,car c’est là où l’on voulait en venir, en une apologie dumodèle de l’entrepreneur « riscophile » – censé représenterl’idéal de comportement à étendre à une société devenueabusivement « riscophobe ». Une telle imposture, qui auraitbien fait rire Foucault, a bien entendu reçu rapidementl’agrément du président du Médef, Ernest-Antoine Seil-lière, auquel elle était destinée et qui, lors d’une interviewmenée par le même Ewald, en faisait la glose suivante : « Autour du risque, on trouve une sorte de succédané de lalutte des classes. Je veux dire que les batailles sur le risque,la sécurité alimentaire ou sanitaire, la sécurité des produits,sont aussi la manière moderne de lutter contre les entrepri-ses innovantes, une manière d’en contester la légitimité.Quand on ne peut plus combattre l’entreprise au nom du

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profit et de l’exploitation, on utilise le risque, la protectionde la santé et l’environnement, ce n’est pas nécessairementmoins efficace. »

Simultanément à cette neutralisation et à ce renverse-ment des grandes voix critiques des années 1960-80, leshéritiers ont réussi à imposer une réorganisation complètede l’activité intellectuelle et une transformation radicale descritères de légitimité culturelle, scientifique et philoso-phique. Un véritable paradigme anti-critique a été élaboré,qui constitue aujourd’hui l’un des obstacles les plus puis-sants à la reprise de l’activité intellectuelle : l’ouverture, les parcours transversaux, la transdisciplinarité, le travailthéorique, la contestation de l’ordre en cours et la créativitéconceptuelle, qui avaient fondé jusque-là l’organisation dessavoirs, sont désormais systématiquement rejetés au profitd’une nouvelle constellation : spécialisation extrême, igno-rance des autres disciplines, enquêtes de terrain étroites,empirisme radical, approbation positiviste à l’égard de cequi est et répétition académique du passé. Pilotée par leshéritiers, la vie de la pensée s’est complètement rétractée etprend de plus en plus la forme d’une scolastique desséchée,dominée par des modèles qui ôtent au savoir tout caractèredynamique – tout en se gaussant de toute pensée risquéeavec l’arrogance du scientisme et de la spécialisation. Lesavoir s’est coupé de la vie et pétrifié en disciplines morce-lées qui ont renoncé à toute ambition critique. Il fonctionnecomme une monstrueuse superstructure qui bloque oufreine toute transformation et garantit à la fois son dévelop-pement au nouveau monde qui vient de surgir et aux héri-tiers le maintien de leur position sociale.

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De la nature du nouveau monde

Les difficultés que rencontre la vie intellectuelle, depuisun certain nombre d’années, s’inscrivent donc dans unvaste mouvement de rétraction dont les causes sont multi-ples. Dernièrement, de nombreux chercheurs en révolteont mis l’accent sur le manque de fonds et ils n’avaient cer-tainement pas tort. Mais cela cachait bien d’autres ques-tions plus fondamentales, d’ordre à la fois sociologique,politique et théorique : la question du pouvoir exorbitant etillégitime des héritiers ; la question de la disparition deslieux où avaient pu se développer la contestation et l’inven-tion théoriques ; la question des critères réactionnairesque les héritiers ont réussi à imposer à l’organisation dessavoirs ; la question du détournement par les héritiersmais aussi par les disciples des pensées critiques desannées 1960-70 au profit du néo-libéralisme ; last but notleast, la question de l’aveuglement des intellectuelsquant à la radicale nouveauté de l’ère dans laquelle nousvenons d’entrer.

Les fronts sur lesquels il faudrait s’engager ne man-quent donc pas. Le travail à accomplir est énorme et l’onvoit tout de suite qu’il demandera beaucoup plus que cequ’un intellectuel isolé est raisonnablement en mesured’espérer réaliser. Les facteurs sociologiques de l’affaisse-ment critique contemporain, en particulier, appellent aurassemblement et à l’action de forces importantes sur unedurée qui pourrait être assez longue. Mais à chaque joursuffit sa peine et il est un certain nombre de facteurs, jepense ici aux facteurs théoriques, sur lesquels il est possi-ble d’agir avec les moyens limités dont nous disposons.Laissant de côté les deux premières questions citées plushaut, qui appellent avant tout des réponses pratiques et

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collectives, je me propose dans cet essai de reprendre lestrois suivantes en commençant par celle de la nature dumonde dans lequel nous venons d’entrer.

Une bonne partie des difficultés que rencontre actuelle-ment la critique provient, en effet, nous venons de le voir,de son aveuglement à l’égard de ce qui fait que le monded’aujourd’hui est fondamentalement différent de celuid’hier. La clé d’une reprise de la démarche critique setrouve ainsi dans l’analyse de la nature de ce nouveaumonde à la fois fluide et heurté, dans la compréhension dece qui la rend obscure aux approches traditionnelles etnous empêche d’en faire un examen correct, tout aussi bienà charge qu’à décharge.

Et, comme toute réalité nouvelle exige, pour être vrai-ment comprise, des dispositifs théoriques, eux aussi, totale-ment nouveaux, cet essai constituera une sorte d’atelierdestiné à fabriquer les concepts nécessaires à la réalisationde cet objectif.

Cette volonté d’innovation conceptuelle, répétons-le pouréviter tout malentendu, n’aura pas pour objectif d’effacer oumême de minimiser le travail des penseurs critiques quinous ont précédés. Il s’agira, bien au contraire, de contour-ner l’obstacle épistémologique que constitue désormais lafidélité douteuse de beaucoup de leurs disciples et de leurshéritiers, pour retrouver, au-delà des usages roués, universi-taires ou mécaniques de motifs théoriques conçus et orien-tés en fonction de contextes aujourd’hui disparus, leur éner-gie, leur dynamisme, leur manière de disposer leurs chargescritiques aux points névralgiques de nos vies. Loin de renon-cer aux apports des pensées critiques développées depuisles années soixante, on s’emploiera donc à renouer avec unecombativité, qui s’est aujourd’hui perdue dans l’imitationnaïve, l’académisme ou le pastiche retors.

Le nouveau monde est le plus souvent compris dans lestermes d’une logique réticulaire ou moléculaire qui s’inspire,

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pour une part des modèles techniques télématiques, pourune autre de modèles économiques néo-libéraux, pour uneautre encore de modèles philosophiques heideggériens oudeleuziens plus ou moins bien assimilés. Or, toutes cesapproches butent sur un même problème : à l’instar de Zyg-munt Bauman dans ses livres – Liquid Modernity, LiquidLove, Liquid Life, Liquid Fear, Liquid Times – elles considè-rent que le monde fluide actuel est un monde à la fois sansformes et sans failles, un monde véritablement liquide, tra-versé de manière plus ou moins homogène de flux errati-ques – un monde où le pouvoir serait donc à la fois partoutet nulle part. C’est pourquoi elles oscillent entre une apolo-gie de l’ouverture libérale, économique et technique et unedénonciation d’un nouveau totalitarisme systémique. Pourles uns, le nouveau monde serait l’univers de tous les possi-bles, de la liberté de l’individu et du développement démo-cratique ; pour les autres, il constituerait, au contraire, unmonde définitivement clos, un monde d’oppression et dedéclin inexorable de la liberté.

Ce roulis conceptuel et la nausée théorique qu’il provo-que nous imposent de trouver d’autres types d’approche dupolitique. Si le monde a bien subi une certaine fluidification,cela n’implique en rien que toute forme y ait disparu, ni quele pouvoir y soit répandu de manière homogène. Nous som-mes simplement incapables de reconnaître ces formes etces nouveaux fonctionnements du pouvoir, du fait de l’inadé-quation des concepts de structure et de système, d’une part,d’individu et d’interaction, de l’autre, hérités de la périodeprécédente. Il nous manque des concepts qui nous permet-tent de faire apparaître les deux faces de l’individuation dansleur interdépendance – et cela non seulement dans leursimultanéité mais aussi dans leur succession.

La plupart des théories du social et du politique butent,aujourd’hui encore plus qu’hier, sur la question de la naturedes individus. Ceux-ci sont ou bien considérés d’emblée

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comme des entités substantielles porteuses de droits (droitsde l’homme, droits sociaux, etc.), ou bien réduits, pour lemeilleur ou pour le pire, à l’expression de systèmes qui lesdominent ou les protègent. Malgré de très nombreuses ten-tatives pour se défaire de ces oscillations, la théorie socio-politique n’est toujours pas parvenue à les surmonter. Cetessai commencera ainsi par l’exposé d’une théorie de l’individuation singulière et collective, destinée, en s’appuyantsur la notion de « rythme », à dépasser les dualismes quigrèvent les sciences sociales et la philosophie. Par indivi-duation, j’entends l’ensemble des processus corporels, langa-giers et sociaux par lesquels sont sans cesse produits et repro-duits, augmentés et minorés, les individus singuliers (lesindividus observés dans leur singularité psychique) et collec-tifs (les groupes) – étant entendu que ces deux derniersconcepts renvoient à une série de phénomènes identiques,simplement observés de deux points de vue opposés. J’appel-lerai rythmes les configurations spécifiques de ces processusd’individuation.

Grâce au dispositif théorique mis en place, on pourraalors affronter la question des nouvelles formes du pou-voir qui sont apparues avec l’émergence du monde fluide.Aujourd’hui, le monde n’est plus agencé sous forme de sys-tèmes emboîtés définissant l’individuation de façon relative-ment stable, mais il n’est pas non plus un vaste océan où lesindividus auraient la fugacité et l’inconsistance de tourbil-lons virevoltant dans le courant. Il n’a ni la stabilité des sys-tèmes, ni la labilité des univers réticulaires ou moléculaires.Il est organisé par des rythmes, c’est-à-dire par des maniè-res de produire et de distinguer des individus singuliers et col-lectifs. Le pouvoir ne s’exprime donc plus de manière systé-mique, mais il n’est pas non plus réductible au « pouvoir de »des individus. Il se joue désormais avant tout dans l’organi-sation et le contrôle des rythmes des processus d’individua-tion, ainsi que dans les classements qu’ils produisent.

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La troisième partie de cet essai sera consacrée auxquestions normatives. Une fois établis les concepts néces-saires à une analyse des processus d’individuation et desrapports politiques typiques du nouveau monde – ce qui, aupassage, ne signifie pas que leurs formes anciennes n’yjouent plus aucun rôle – il nous faudra, en effet, aborder laquestion la plus difficile et la plus importante de toutes :celle de la plus ou moins grande qualité des rythmes de l’individuation et des divers pouvoirs qui s’y expriment. Si,comme il sera ici soutenu, l’individuation est déterminéepar l’organisation rythmique de la corporéité, de la discur-sivité et de la socialité, et si le pouvoir peut, dès lors, secomprendre comme contrôle de cette organisation et desclassements qui en découlent, la question se pose de savoirde quels critères éthiques et politiques nous disposonspour évaluer, et éventuellement combattre ou promouvoir,ces formes rythmiques d’individuation et les pouvoirs quis’y jouent.

En posant cette question, j’espère arriver à établir unebase suffisante pour, dans une dernière partie, juger de lavaleur des rythmes du monde nouveau dans lequel nousvenons d’entrer et à en proposer une critique qui neretombe pas dans les difficultés pointées précédemment.

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Styles, rythmes et ritournelles

Pour comprendre ce qui se passe au sein du mondefluide, il nous est nécessaire d’adopter une approche radica-lement historique. Il ne faut plus nous représenter les indivi-dus, qu’ils soient singuliers ou collectifs, comme une pro-duction spontanée des âmes ou des corps humains, qui enconstitueraient en quelque sorte les sources primordiales.Ni, à l’inverse, croire qu’ils sont une simple mise en formedes âmes ou des corps par les structures ou les systèmessociaux. Nous devons nous défaire de toute recherche d’ori-gine et observer les individus singuliers et collectifs à partirdes dynamiques qui les traversent et les portent.

Une telle transformation demande toutefois plusieursprécautions. Premièrement, il nous faut prendre garde à nepas rapporter à leur tour ces dynamiques à un principe indi-viduel substantiel (singulier ou collectif), dont elles tire-raient leurs caractéristiques. L’expression « caractère dyna-mique des individus » ne doit pas s’entendre dans le sens dugénitif subjectif, mais plutôt dans celui du génitif objectif : iln’existe pas d’individus subsistant par eux-mêmes, dontnous observerions en second lieu les transformations ; cesont bien au contraire ces transformations qui déterminentleur être mouvant. Autrement dit, leur être ne se définit pascomme une substance qui serait dans le temps et dont lesmutations seraient secondaires, mais il est lui-même consti-tué au fil du temps. Les individus, qu’ils soient singuliers oucollectifs, ne se présentent pas comme des êtres subsistantmalgré leurs mutations, mais plutôt comme des entités quise construisent et se déconstruisent en permanence grâceet à cause d’elles.

Deuxième précaution : ce caractère radicalement tem-porel des individus, ce primat du temps sur l’être, est sou-

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vent représenté comme un primat de l’aléatoire sur l’or-donné. Selon cette conception – aujourd’hui aussi couranteque la précédente, en particulier chez les héritiers de laconstellation postmoderne – les individus sont bien pro-duits par des processus auxquels ils ne sont pas antérieurs,mais ceux-ci n’ont eux-mêmes aucune individualité assigna-ble, aucune spécificité. Les dynamiques qui portent les indi-vidus se perdent dans le flux chaotique des choses. Or, siles visions anti-substantialistes nous débarrassent d’un cer-tain nombre de présupposés injustifiables, elles compor-tent, elles aussi, des limites importantes. En particulier,elles ne permettent pas d’expliquer les individus singulierset collectifs que nous observons, malgré tout, empirique-ment. Contre toute apparence, ceux-ci sont réduits à destourbillons fugaces et aléatoires au sein du grand courantqui les emporte. L’individu constitué au fil du temps est abu-sivement identifié au temps lui-même ; la construction-déconstruction permanente à une simple dispersion.

S’il est vrai, encore plus aujourd’hui qu’autrefois, que les individus n’ont aucune stabilité, ni aucune identitéconstante, qu’ils sont toujours en mutation, en changementd’intensité et que leur être est en perpétuel devenir, cela nesignifie nullement qu’ils ne sont que de simples paquets deconnexions, des nœuds d’influences, des entrecroisementsde flux ou des tourbillons qui se réaliseraient au hasard etsans aucune continuité. Leur identité est certes fluente,mais elle ne disparaît pas dans l’écoulement des choses.Les processus qui les font être ce qu’ils sont ne sont paserratiques et discrets, ils sont organisés et possèdent desmanières de se réaliser qui, elles-mêmes, se transformentde manière plus lente et probablement discontinue.

Troisième précaution : ces formes qui organisent le flue-ment des individus sont souvent identifiées à des « styles ».L’écrivain, dit-on, donne un style à son écriture ; l’esthète unstyle à sa vie ; un groupe possède un style de vie. Mais cette

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représentation est elle-même liée à l’un des moments del’histoire de l’individuation occidentale : son moment indivi-dualiste. Le style renvoie en effet à une unité substantielle,le corps, le moi, le groupe ou le peuple, dont il est à la foisl’expression et la manifestation. Il est la forme, déployéedans le temps, d’un principe subjectif antérieur à sa réalisa-tion. Par ailleurs, le style est aussi ce qui permet de distin-guer un individu singulier ou collectif des autres individus. Ilest une représentation temporelle et esthétique des valeursde séparation et d’indépendance qui meuvent l’individua-lisme moderne. Il n’est donc pas susceptible de représen-ter l’universalité des cas d’organisation du fluement del’individuation.

Une autre façon de se représenter cette organisation estce que Deleuze et Guattari ont appelé, dans Mille Plateaux,la « ritournelle » : « On appelle ritournelle tout ensemble dematières d’expression qui trace un territoire, et qui se déve-loppe en motifs territoriaux, en paysages territoriaux ».Parfois, comme dans le cas de l’enfant qui chantonne dansle noir pour se rassurer, la ritournelle établit un centre, undébut d’ordre au sein du chaos primordial ; parfois, parexemple lors de la fondation d’une Cité dont les pourtourssont tracés au son de chants rituels, elle parvient à organi-ser un espace limité où les forces germinatives sont proté-gées du chaos extérieur ; parfois, elle se change en impro-visation et ouvre sur les espaces nouveaux du monde despossibles. La ritournelle est souvent sonore ou musicale,mais ce primat du son n’est qu’apparent, car il existe en réa-lité bien d’autres types de ritournelles : motrices, gestuel-les, optiques, théoriques, etc.

Dans chacun de ces cas, la ritournelle organise l’indivi-duation, mais elle le fait tout différemment du style. Là oùcelui-ci présuppose une unité antécédente subjective dont iln’est que l’expression, la ritournelle s’affirme, en tant que « matière d’expression qui trace un territoire », dans sa

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positivité et son caractère originaire. Elle ne renvoie à riend’autre qu’elle-même et son déploiement propre. Par ail-leurs, là où le style identifie les individus par différence, ellevise à les libérer de toute logique de distinction. La ritour-nelle indique une organisation autonome de l’individuation.

Le problème, ici, est que cet effort pour rendre comptede l’organisation de l’individuation débouche, lui aussi, surle principe d’un désordre initial. L’individuation est penséesous la forme d’une territorialisation, c’est-à-dire de la créa-tion d’une aire de stabilité relative dans le chaos ambiant,par le marquage, l’appropriation, l’enracinement, voire ladéfense d’un territoire. L’aspect dynamique de l’individua-tion est ainsi ramené à la création et à la distribution d’espa-ces plus ou moins stabilisés, et l’identité fluente à une per-manence territoriale plus ou moins menacée. Mais, ces « plus ou moins » sont eux-mêmes erratiques et dépendentde l’intensité variable du chaos ambiant et des forces qui seterritorialisent-déterritorialisent, c’est-à-dire de la guerretoujours indécise que celles-ci se mènent en permanence. Iln’y a donc pas d’organisation repérable de l’individuation,or cela, nous le verrons, est contredit par de nombreux faitsd’observation.

De plus, à travers la ritournelle, la théorie de l’individua-tion est construite à partir d’une exploration qui ne distin-gue pas clairement entre la nature et le monde humain,voire qui, le plus souvent, aligne l’historique sur le cosmi-que. Les ritournelles des « modes grecs » ou des « rythmeshindous » sont, par exemple, mises sur le même plan queles « chants d’oiseau ». L’anthropologie est dissoute dansl’éthologie. Or, du point de vue historique qui est ici lenôtre, les seules dynamiques qui nous concernent sont etne peuvent être que celles des groupes sociaux, des corpset du langage humains. Les dynamiques animales, végéta-les ou cosmiques sont d’un tout autre ressort et possèdentdes formes cycliques qui ne peuvent pas être mises, sans

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médiation, en continuité avec celles des dynamiques del’individuation singulière et collective humaine.

Plutôt que de style ou de ritournelle, il conviendraitdonc plutôt de parler de rythme. Le rythme permet en effetde dépasser l’opposition frontale de ces deux manières dese représenter l’organisation des processus d’individuation.Comme le style, le rythme organise le mouvant en uneunité spécifique, mais, à l’instar de la ritournelle, il permetde ne pas faire découler cette unité d’une substance antécé-dente. Comme la ritournelle, le rythme est une organisa-tion temporelle, mais, à l’image du style, il ne se limite pasau retour cyclique d’un motif dont la répétition permettraitd’instituer des aires de stabilité relative au sein du chaos.Tout en ne présupposant aucune origine subjective anhisto-rique, ni aucune norme particulière de réalisation de l’indi-viduation, le concept de rythme évite de tomber dans l’affir-mation d’un primat du temps pur, d’une liquidité ou d’uncaractère chaotique insurmontable des choses, et permetde conserver un aspect organisationnel à nos descriptions :le rythme désigne l’organisation de ce qui est mouvant.

En même temps, les rythmes sont probablement ennombre infini ; même s’il ne faut pas donner à cette idéeune connotation trop étroitement volontariste, il est tou-jours possible « d’inventer » de nouveaux rythmes del’individuation – c’est leur dimension éthique et politique.Les rythmes ont donc une dimension formelle, mais cesformes ne sont pas régulières, elles ne renvoient pas à unerègle ou à une forme transcendante dont elles ne constitue-raient que des répliques plus ou moins fidèles. C’est pour-quoi il nous faut d’emblée nous débarrasser de l’identifica-tion, traditionnelle depuis Platon, de la notion de rythme àla seule succession de temps forts et de temps faibles orga-nisée de manière arithmétique, identification qui a ten-dance à ramener l’infini des rythmes à l’unité d’un modèlemétrique, c’est-à-dire à la fois mécanique et numérique.

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Dans cet essai, à l’instar de ce que j’ai fait dans Rythmes,pouvoir, mondialisation, je prendrai la notion de rythmedans un sens plus large que celui couramment admis, enm’inspirant du sens que le terme possédait selon Benvenisteen grec ancien (voir à cet égard sa fameuse étude sur « Lanotion de “rythmes” dans son expression linguistique »).Avant Platon, qui a créé l’acception métrique actuelle,rhuthmos s’opposait à schèma, c’est-à-dire à une forme fixe,réalisée, posée comme un objet (statue, orateur, figurechorégraphique). Il constituait le pattern d’un élémentfluide, une forme de ce qui est mouvant, mobile, fluide, uneforme de ce qui n’a pas de consistance organique (lettre,péplos, humeur). C’était donc une manière de fluer. J’y inclu-rai ainsi toutes les successions que nous appelons commu-nément « rythmes », et qui sont en fait simplement des « mètres », mais aussi toute organisation du fluement desindividus, même si celle-ci ne relève plus d’une descriptionbinaire et chiffrée. J’appellerai donc rythme toute manièrede fluer des individus et poserai que tout processus d’indivi-duation est organisé de façon rythmique.

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Rythmes poétiques et rythmes anthropologico-historiques

Dans son livre Critique du rythme. Anthropologie histori-que du langage, Henri Meschonnic a lui aussi proposé d’uti-liser le concept de rythme pour décrire les formes qui orga-nisent le fluement des individus. Se plaçant du point de vuede la poétique et de la théorie du langage, il y a défini lerythme comme « l’organisation des marques par lesquellesles signifiants, linguistiques et extra-linguistiques (dans lecas de la communication orale surtout) produisent unesémantique spécifique, distincte du sens lexical, et qu’[il]appelle la signifiance : c’est-à-dire les valeurs propres à undiscours et à un seul. Ces marques peuvent se situer à tousles niveaux du langage : accentuelles, prosodiques, lexica-les, syntaxiques ». Or, comme c’est dans et grâce à l’activitélangagière qu’émerge et se stabilise ce que Meschonnicappelle le « sujet », l’organisation rythmique de cette acti-vité constitue de facto une organisation de la subjectivation :« Le rythme est l’organisation du sujet comme discoursdans et par son discours. »

Le problème que soulève cette conception du rythme estque la définition de l’individuation qui en découle est beau-coup trop restrictive pour nos besoins. Du point de vue de lapoétique, le processus de « subjectivation », en effet, nedébouche pas nécessairement sur une individuation pleineet entière. La fonction universelle subjective du langage estune place vide qui peut être occupée par tout être humain,mais qui ne garantit pas son individuation. Pour que celle-cise réalise pleinement, il faut que le locuteur produise un dis-cours qui soit une œuvre d’art, c’est-à-dire, pour ce quiconcerne la littérature, un texte dont le rythme, la manièrede fluer, soit « spécifique », c’est-à-dire à la fois unique, irré-

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pétable, indivisible et infiniment partageable. Seuls finale-ment les locuteurs qui ont réussi à faire de leur discours uneœuvre peuvent se prévaloir d’une « subjectivation » qui leurgarantisse également une individuation complète.

Si elle reste justifiée dans son ordre, en tant que descrip-tion de l’individuation artistique, à partir d’une maximisa-tion de la fonction subjective inhérente à l’activité langagièrela plus courante, la conception proposée par la poétique estdonc beaucoup trop restreinte pour rendre compte de toutela gamme des processus d’individuation qui organisent lavie des êtres humains. En fin de compte, seul le niveau lan-gagier est véritablement pris en compte, les niveaux corpo-rels et sociaux de l’individuation sont simplement évoqués,mais jamais étudiés pour eux-mêmes.

Meschonnic a procédé, il est vrai, au cours de son tra-vail, à un élargissement progressif des intérêts de la poéti-que, des textes littéraires vers le langage, l’anthropo-logique, le social, le politique et l’éthique. Depuis quelquesannées, sa poétique se présente ainsi comme une « théoried’ensemble », expression qui suggère non pas une nouvellephilosophie universelle de la vie humaine, ni même unethéorie qui synthétiserait tous les points de vue des scien-ces humaines et sociales, mais 1. l’affirmation d’un point devue prolongeant et développant l’idée humboldtienne etbenvenistienne du primat du langage – que Meschonnicappelle une « anthropologie historique du langage » ; 2. uneanalyse critique des savoirs contemporains qui, à partir dece point de vue, met au jour les accords tacites et les parta-ges de terrain entre les disciplines et les courants en appa-rence les plus opposés, en particulier autour du modèle dusigne et de la sémiotique, comme par exemple la prétendueopposition du structuralisme et de la phénoménologie ; 3. une théorie qui montre que les questions du langage, ducorps, de l’art, du politique et de l’éthique sont continuesles unes avec les autres et qu’elles ne peuvent donc pas être

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écartelées entre des champs disciplinaires strictement cloi-sonnés, comme elles le sont dans les sciences sociales ethumaines contemporaines.

Une telle stratégie possède de très grandes qualités.Bien qu’elle soit encore largement ignorée et même qu’ons’en éloigne aujourd’hui toujours plus, l’affirmation 1. du pri-mat du langage (qui n’a rien à voir avec celui de la langueavec lequel on le confond abusivement) est probablementl’une des propositions théoriques les plus fortes de ce der-nier demi-siècle. J’en ai fait l’analyse dans Poétique d’uneanti-anthropologie. De même, la dénonciation 2. des fauxdébats entre feints ennemis ainsi que la mise au jour desvéritables divisions du savoir contemporain sont tout à faitutiles et éclairantes. En même temps, il y a une évidentecontradiction entre la volonté de développer une théoriepositive 3. de la continuité des questions du langage, ducorps, de l’art, du politique et de l’éthique, et le fait que cettepoétique se mette d’elle-même dans une position marginale,qu’elle sécrète en quelque sorte sa propre régionalisation,par son incapacité à se relier aux autres disciplines existan-tes autrement que sur un mode critique non dialectique. Enrefusant de travailler aux articulations nécessaires avec sonextériorité, la poétique de Meschonnic s’isole dans uneconception qui n’est historicisante et globalisante qu’àcondition que cette historicité et cette globalité ne soientjamais référées à des descriptions concrètes. Elle pose lecontinu langage-corps-société, elle en fait un postulat théori-que, mais elle ne l’étudie jamais concrètement. C’est là sonplus grand paradoxe : sans elle nous ne pourrions pas posercorrectement la question des formes rythmiques de l’indivi-duation, mais si nous restons fidèles à sa stratégie de rup-ture systématique avec les savoirs contemporains, il devientquasiment impossible d’y répondre. Il est impossible, enparticulier, de produire une théorie générale de l’indivi-duation qui dépasse la limitation à l’individuation artistique.

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Si elle veut être en mesure de comprendre le nouveaumonde fluide, notre théorie de l’individuation doit doncdépasser les limites de la définition poétique du concept derythme en se tournant résolument vers les sciences socia-les et humaines – sans oublier la philosophie.

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Rythmes du corps

Dans une conférence célèbre, Marcel Mauss a montréque les corps sont soumis à des formes de mouvement etde repos, des manières de fluer, bref des rythmes, détermi-nés socialement à travers des « techniques du corps » etdéfinissant ce que nous pouvons appeler une corporéité.

Pour introduire cette notion, il évoque devant ses audi-teurs un souvenir de voyage. Il est à New York, à l’hôpital, àcause d’une maladie ; la démarche de ses infirmières l’intri-gue : elle lui est étrangère mais il a aussi le sentiment del’avoir déjà vue quelque part. Rapidement il s’aperçoit quec’est au cinéma. De retour à Paris, il note sa fréquence nou-velle chez les jeunes femmes urbaines : par l’intermédiairedu film, les manières de marcher américaines commencentà se diffuser dans des pays où elles étaient encore incon-nues quelques années auparavant. En France, ajoute-t-il, onpeut aisément reconnaître une jeune fille qui a été élevée aucouvent car elle marche généralement les poings fermés.Lui-même se souvient de l’un de ses professeurs au lycéel’interpellant : « Espèce d’animal, tu vas tout le temps tesgrandes mains ouvertes ! » Et Mauss de conclure : la posi-tion des bras, celle des mains pendant qu’on marche for-ment une sorte d’« idiosyncrasie sociale ».

Autre exemple, les manières de nager. Autrefois, onapprenait aux enfants à plonger après avoir nagé et à fer-mer les yeux avant de les ouvrir dans l’eau. Aujourd’hui,explique Mauss, la technique est inverse : on commencetout l’apprentissage en habituant l’enfant à se tenir dansl’eau les yeux ouverts. L’objectif est d’exercer les enfants àdompter les réflexes instinctifs mais dangereux des yeux : « On crée ainsi une certaine assurance, on sélectionne desarrêts et des mouvements. »

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Les corps sont donc soumis à des techniques variées quiorganisent leurs manières de fluer, leurs rythmes : l’accou-chement, la nourriture de l’enfant, l’initiation de l’adoles-cent, le sommeil, les positions au repos, la marche, lacourse, la danse, le saut, le grimper, la descente, la nage, lesmouvements de forces, les soins du corps, les soins de labouche, les besoins naturels, manger, boire, les positions etpratiques sexuelles, les techniques de soin, sont toujoursaccomplis selon des principes déterminés socialement etappris à travers un certain nombre d’exercices et d’épreu-ves (techniques de soi et épreuves stoïciennes, exercice derespiration du yoga, initiation des sociétés traditionnelles,éducation dans les sociétés modernes).

Dans La Civilisation des mœurs et La Société de cour, NorbertElias a donné, lui aussi, de nombreux exemples d’organisa-tion du fluement des corps. Pendant tout le Moyen Âge, saufpeut-être dans les milieux monastiques, la corporéité, fait-ilremarquer, n’a jamais fait l’objet d’une attention particulière.Dans les milieux aristocratiques, le seul objectif identifiableétait d’habituer les corps à la douleur et à l’endurance. Danstoutes les couches sociales, on satisfaisait ses besoins (uri-ner, déféquer, lâcher des vents, se moucher, cracher) sansaucune gêne. La nudité ne semblait pas non plus poser deproblème ; on dormait le plus souvent nu, à plusieurs dans lamême chambre et dans le même lit. De même, malgré l’at-tention de l’Église à son égard, l’activité sexuelle était vécueavec une certaine insouciance ; on n’hésitait pas à en parlerentre soi ou aux enfants et la prostitution, bien que réprou-vée, était largement tolérée. Seuls le boire et le manger ontcommencé, vers la fin du Moyen Âge et seulement dans lessphères aristocratiques, à devenir des objets de préoccupa-tion et de mise en forme technique.

À partir de la Renaissance, Elias observe en revanche uninvestissement de plus en plus détaillé des corps par des for-mes d’attention et des techniques nouvelles. Des traités édu-

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catifs et des manuels concernant les « bonnes manières »sont écrits à l’usage des membres de l’aristocratie et desmilieux savants. Une attention toute particulière, qui pro-longe l’effort entrepris à la fin du Moyen Âge, est consacréeaux manières de table : l’usage de la fourchette se répandpendant que celui du couteau régresse ; on multiplie lesassiettes ; on prend garde à ne pas pointer son couteau versles convives. Mais ce souci d’organiser la corporéité s’étenden réalité désormais à presque tous les aspects de la vie quo-tidienne. Venu d’Italie, l’usage du mouchoir se développe àpartir du XVIe et surtout du XVIIe siècle chez les gens riches.Cracher devient de plus en plus inconvenant. La satisfactiondes besoins naturels est retranchée dans la sphère privée. Sila nudité ne pose toujours pas de problème, on commence àprendre garde de ne pas partager son lit avec quelqu’un dumême sexe. L’usage se répand de disposer d’un lit person-nel et, dans les classes moyennes et supérieures, de sachambre à coucher. À partir du XVIIIe siècle, celle-ci devientl’une des enceintes les plus privées de la vie humaine. Lelever et le coucher prennent un cachet intimiste, et, très tôt,les enfants sont habitués à cet isolement. De même, dans labourgeoisie, tout ce qui a trait à la sexualité est relégué dansles coulisses de la vie sociale et fait l’objet de procédures deconfinement très scrupuleuses.

La description des exercices imposés aux soldats à par-tir des XVIIIe et XVIIIe siècles, faite par Michel Foucault dansSurveiller et punir, constitue un autre exemple célèbre deces techniques du corps. De même que les enfants dans lesécoles, les malades dans l’hôpital général et les ouvriersdans les manufactures, les soldats sont désormais soumis àune discipline corporelle nouvelle. Poussées par les trans-formations de l’armement et de la tactique, les autoritéscherchent à optimiser leur rendement sur les champs debataille en les habituant à exécuter des séries de gestes pré-définies. Pour leur permettre de constituer des unités plus

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denses et plus solides, d’atteindre une unité plus grandedans l’action et de recharger plus vite leurs armes, on plieleurs corps à des exercices comme la marche par file ou enbataillon, la marche au pas à la cadence du tambour ou laprésentation mécanique des armes. Depuis cette époque,note Foucault, l’entraînement militaire vise à quadriller auplus près le temps, l’espace et les mouvements des corpspour à la fois minorer leurs capacités de résistance auxordres reçus et majorer leurs capacités d’action.

Il semble bien que les techniques du corps se soientgrandement transformées au cours de ces trente dernièresannées et que ces mutations aient été à leur tour détermi-nantes dans l’apparition du nouveau monde. Toutefois,comme j’y reviendrai plus bas, je me limiterai ici à l’exem-ple relativement bien connu des techniques de l’enfance etde l’adolescence.

D’un côté, les jeunes ont gagné en respect et en égalité.Sauf exceptions, on a vu disparaître les châtiments corpo-rels et les uniformes ; à l’école, on n’exige plus que trèsrarement que les enfants se lèvent lorsqu’un adulte rentredans une salle de classe ; les pratiques sexuelles, autrefoisassez tardives et souvent stéréotypées, sont de plus en plusprécoces et complexes ; les danses en couple ont tendance,en revanche, à disparaître et le rock, jadis symbole mêmede la révolte adolescente, est unanimement considéré commeune danse « ringarde » ; les soins du corps, relativementrudimentaires et souvent limités à un objectif hygiénique ily a trente ans, sont désormais devenus un objet de préoccu-pation esthétique qui demande un investissement en tempsimportant.

De l’autre, les jeunes ont perdu certains repères quiétaient familiers à leurs prédécesseurs. Du fait de l’augmen-tation du travail des femmes, les techniques d’alimentationsont devenues moins régulières et plus influencées par lesproduits déjà préparés par les industries agro-alimentaires ;

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les techniques du sommeil ont été grandement perturbéespar l’habitude de regarder la télévision et aujourd’hui devagabonder, de jouer ou de converser sur l’Internet tarddans la nuit ; enfin, sous la pression des fabricants maisaussi des idéaux d’autonomie, la consommation de tabac etd’alcool a tendance aujourd’hui à commencer plus jeune etde manière beaucoup plus massive.

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Du dualisme âme/corps aux manières corporelles de fluer

Ces analyses mettent en évidence plusieurs phénomè-nes fondamentaux, qui nous éloignent, d’emblée, d’un cer-tain nombre de conceptions fréquentes dans les sciencessociales et humaines ainsi qu’en philosophie, et nous per-mettent de poser les premières bases d’une théorie rythmi-que de l’individuation.

Contrairement à l’image que nous ont transmise l’anato-mie, la médecine et la philosophie modernes, le corpshumain n’est pas une machine faite de tendons, de chair etd’os. Il est, avant tout, comme dit Mauss, un assemblage detechniques corporelles, c’est-à-dire de « montages d’actes »,de « sélections d’arrêts et de mouvements », d’« ensemblesde formes de repos et d’action », bref, une organisation spa-tio-temporelle. L’individuation ne se produit donc pas à par-tir de corps qui seraient simplement donnés par la nature,mais à travers l’élaboration technique de rythmes corpo-rels spécifiques.

Toutefois, l’individuation ne s’ef fectue pas non pluscomme le déploiement – ou même la mise en forme –d’une « âme » (je prends ici le terme de manière généri-que pour tout ce qu’on appelle l’âme, la personne, la psy-ché, le moi, etc.) qui préexisterait dans chaque « corps »humain, mais plutôt comme la production d’une telle « âme » grâce à un certain nombre de techniques appli-quées à ces corps. Les exemples donnés par Mauss, Eliasou Foucault le montrent, « l’âme » n’est pas antérieure auxexercices techniques qui la font apparaître ; elle n’est pasnon plus nécessairement conçue comme séparée du corpset s’affirme à chaque fois dans sa spécificité historique.L’âme apparaît à l’endroit où le biologique et le sociolo-

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gique s’engrènent l’un dans l’autre – localisation dontMauss rend compte avec beaucoup d’exactitude lorsqu’ilfait remarquer que les séries d’actes prescrits par les tech-niques du corps constituent des « montages physio-psy-cho-sociologiques ».

Contrairement à un modèle courant qui reste encoreprésent chez Elias, cette production de l’âme ne doit cepen-dant pas être ramenée à une simple répression socialed’énergies corporelles naturelles. En effet, les manièrescorporelles de fluer ne sont pas seulement des formes decontrainte, qui restreindraient l’expression d’une naturedynamique, jaillissante et rebelle. Mauss et Foucault lemontrent l’un et l’autre : elles constituent tout autant desmanières d’intensifier les corps, de donner à leur corporéitéune organisation plus adaptée aux besoins des individussinguliers et collectifs concernés. La production de l’âmerelève donc moins de la répression de forces naturellesnécessairement sauvages et déchaînées que de la modula-tion d’une activité – parfois par son affaiblissement, maisparfois aussi par son intensification.

Les rythmes corporels possèdent ainsi une forme quisort du modèle binaire et arithmétique classique. Dans lamesure où ils constituent des montages d’actes multiples etcoordonnés, ils ne peuvent être réduits à de simples alter-nances de temps forts et de temps faibles organisées demanière linéaire et arithmétique. Même dans le cas des ges-tuelles imposées aux soldats ou aux ouvriers sur les chaînesde montage, les rythmes de la corporéité engagent toujoursdes procès simultanés, des formes de geste ou de reposmultiples, et relèvent d’une logique qui fait varier, en géné-ral de manière continue et interdépendante, à la fois leurvitesse et leur direction. Bien que les corps puissent êtresoumis à des schémas mécaniques et binaires, la forme laplus générale des rythmes de la corporéité doit donc êtrepensée comme manière corporelle de fluer.

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Rythmes du langage

Les rythmes corporels sont fondamentaux pour la com-préhension des processus d’individuation et ils en donnentl’image la plus immédiate, mais ils sont loin d’être les seulsà y jouer un rôle. À ces rythmes, il faut ajouter les rythmesqui organisent les fluements du langage – ce que l’on peutappeler la discursivité.

L’un des meilleurs exemples du lien existant entre l’indi-viduation et les rythmes qui organisent l’activité langagièrenous est donné par le philologue Victor Klemperer. Dansson livre, LTI – La Langue du IIIe Reich. Carnets d’un philolo-gue, celui-ci analyse comment le régime nazi a pu construireet assurer une grande partie de son pouvoir en instillantdans les masses, à travers la radio, la presse, le cinéma et lesdiscours politiques, des manières de parler, qui ont rapide-ment atteint les conversations les plus banales et les plusintimes des individus. Loin de reposer sur la simple propa-gation de représentations conscientes, la domination nazies’est fondée sur un contrôle et une mise en forme des ryth-mes du langage : « L’effet le plus puissant de la propagandenazie ne fut pas produit par des discours isolés, ni par desarticles ou des tracts, ni par des affiches ou des drapeaux, ilne fut obtenu par rien de ce qu’on était forcé d’enregistrerpar la pensée ou la perception. Le nazisme s’insinua dans lachair et le sang du grand nombre à travers des expressionsisolées, des tournures, des formes syntaxiques qui s’impo-saient à des millions d’exemplaires et qui furent adoptées defaçon mécanique et inconsciente. »

Klemperer relève ainsi d’innombrables exemples de lanazification du langage : la dilection du régime pour lesmots d’origine étrangère, que l’Allemand moyen ne com-prend pas et qui orientent les esprits vers le rêve et la

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croyance ; la prégnance du vocabulaire religieux lorsqu’ils’agit de parler du Führer ou du parti ; la péjoration de certains mots comme « intelligence », « objectivité », « sys-tème », « scepticisme », « pondération » ; la survalorisationde certains autres comme « croyance », « soumission », « vision », « mouvement », « attaque », « agression », etc.Mais au-dessous de la couche des mots, Klemperer noteégalement l’invasion du langage quotidien par les tournu-res et le style oratoire, souvent hystérique et haineux, desdiscours adressés aux foules assemblées lors des grandesréunions que multiplie le régime. D’une manière encoreplus insidieuse que dans le cas du vocabulaire, les locu-teurs sont ici amenés à adopter un type particulier de dyna-mique discursive – et à en délaisser d’autres, plus posées etarticulées. La nazification des masses se fait alors par uneinvasion du langage par la vitesse, l’énergie et l’irrationalitéde la harangue politique. Toute expression tend à se fairesommation, exclamation, galvanisation : « Le style obliga-toire pour tout le monde, note Klemperer, devient celui del’agitateur charlatanesque. »

Les effets de ces mutations du langage sont à la foisinfinitésimaux et immenses. Chaque locuteur est prison-nier de milliers de minuscules formes d’expression, qui,prises isolément, semblent souvent inoffensives, mais quimises en relation les unes avec les autres forment unréseau sémantique, une dynamique porteuse dont il n’apas conscience et qui parle à travers lui. Or, ce que dit celangage, c’est toujours la haine, la hiérarchie sociale etraciale, l’adoration simultanée de la nature et de la techni-que, le culte du Führer, la suprématie de l’État total, la violence et la destruction des ennemis – tout particulière-ment des Juifs.

Dans Charles Baudelaire, un poète lyrique à l’apogée ducapitalisme, Walter Benjamin a, lui aussi, donné de bonsexemples de ce que sont les rythmes du langage et de leur

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lien avec l’individuation, tout en en fournissant une imageinverse de celle de Klemperer. En effet, les formes qui l’in-téressaient étaient des formes artistiques et non pas totali-taires, et son objectif n’était pas de comprendre le lien entreun régime et une population, mais celui qui relie un écri-vain à son public.

Comme Klemperer, Benjamin note l’importance desjeux lexicaux. Il remarque que Les Fleurs du Mal consti-tuent le premier ouvrage de poésie lyrique à avoir utilisédes mots de provenance non seulement ordinaire maisurbaine. Baudelaire emploie quinquet, wagon, omnibus etne recule pas devant voirie ou réverbère. Ces mots banals,totalement dépourvus de patine poétique, forment le fondprosaïque et en partie illégitime du point de vue des règlesde l’art, sur lequel celui-ci dispose ses allégories (la Mort,le Souvenir, le Repentir, le Mal), allégories dont la brusque-rie des apparitions crée un effet que Benjamin compare àcelle de charges explosives lancées contre les bonnesmœurs langagières de l’époque.

Mais ces conflagrations et affaissements lexicaux nesont pas les seules transformations que Baudelaire faitsubir à l’activité langagière de la société bourgeoise danslaquelle il vit. Celles-ci s’insèrent dans une modification enprofondeur de la dynamique du langage elle-même. Benjaminrelève les interruptions dont Baudelaire aimait à couper lalecture de ses vers, la fréquence des tensions entre la voixqui se retire et l’accent métrique que l’on devrait attendre.Il semble parfois que le mot s’écroule sur lui-même : « Et qui sait si ces fleurs nouvelles que je rêve / Trouverontdans ce sol lavé comme une grève / Le mystique alimentqui ferait leur vigueur ? » Ailleurs : « Cybèle, qui les aime,augmente ses verdures. » De même encore, dans le célèbrevers « La servante au grand cœur dont vous étiez jalouse »,l’accent ne tombe pas, comme on l’attendrait, sur le derniermot : « La voix, remarque Benjamin, se retire pour ainsi

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dire de “jalouse” et ce reflux de la voix est quelque chosed’extrêmement caractéristique de Baudelaire. »

Le lien entre ces phénomènes et les processus d’indivi-duation est complexe. En introduisant dans les rythmeslangagiers admis par son époque ces explosions, ces chaoset ces effondrements, Baudelaire tente de prendre encharge l’expérience abîmée des individus plongés dans laGrande Ville. Dans les nouveaux monstres urbains quicommencent à se former, la vie est en effet dominée parune disparition rapide des rythmes sociaux traditionnels(les rythmes réguliers du culte et de l’économie rurale) etl’émergence d’une socialité fluidifiée par le marché, la pro-duction mécanisée, l’éclairage au gaz et les nouveauxmoyens de transport et de communication. Au sein de cesnouveaux milieux de vie, en grande partie dérythmés – aumoins au regard des rythmes anciens –, les objets ontperdu l’aura dont un usage régulier ou rituel les dotait,pendant que les corps sont soumis à un déluge de chocs etde stimuli, qui les endurcissent et leur font perdre lecontact avec eux-mêmes. Les rythmes heurtés et caho-tants du discours baudelairien rendent ainsi compte del’expérience chaotique et malheureuse du nouvel homourbanus.

Mais Baudelaire ne se limite pas à témoigner de la néga-tivité de son époque ; il cherche également, en allantjusqu’au fond de cette expérience abîmée, ce qui pourra luipermettre de la surmonter – « Tu m’as donné ta boue et j’enai fait de l’or ». En prenant en charge cette expérience et enréorganisant la manière dont le langage produit le sens, lapoésie effectue une critique des modes d’individuation sin-gulière et collective de la société bourgeoise et invente denouveaux modes de vie dans le langage. Elle dresse l’uto-pie d’un monde où les corps seront à nouveau en harmo-nie avec eux-mêmes, grâce aux correspondances entre tousles sens.

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Les techniques du langage propres au monde fluidesont peu étudiées pour elles-mêmes, mais il est possibled’en donner quelques exemples, toujours en nous limitantaux mutations récentes de l’enfance et de l’adolescence.

D’un côté, on observe un certain nombre de phénomè-nes positifs qui permettent aux jeunes de développer denouveaux potentiels. Après une éclipse due à la pénétrationdes médias de masse, la technique de la conversation, parexemple, se reconstruit à travers chat et blogs sur l’Internetou sur les réseaux téléphoniques ; l’usage sinon poétiquedu moins ludique du langage reprend également des cou-leurs à travers les sessions de slam et la recherche de larime riche dans le rap.

Mais de l’autre, on note une dégradation assez forte dela discursivité, surtout dans les milieux les plus défavori-sés. Dès l’apprentissage du langage, on observe uneinfluence de plus en plus forte des modèles oraux véhiculéspar les médias, en particulier par la télévision, aux dépensdes modèles écrits, liés à l’école, aujourd’hui largementdévalorisés ; face à la montée préoccupante de l’illettrisme,on commence juste à remettre en question les méthodesglobales d’apprentissage et à revenir vers les modèles plusanalytiques utilisés naguère ; sauf dans certains milieux,les impropriétés et l’usage de grossièretés font moins sou-vent l’objet de correction ; de même, à l’école, les fautesd’orthographe ne sont plus pourchassées avec la mêmeexigence ; l’usage des téléphones portables et des messa-geries électroniques a, du reste, tendance à favoriser unedésorthographie de l’écrit qui se transforme de plus en plusen transcription phonétique.

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Du dualisme âme/langage aux manières langagières de fluer

Ces exemples vont, là encore, à l’encontre d’un certainnombre de conceptions toujours fréquentes aujourd’hui etpermettent de compléter notre ébauche de théorie desrythmes de l’individuation.

Contrairement à l’image que nous ont transmise la phi-losophie et la linguistique modernes, le langage n’est pasun simple instrument qui permettrait aux individus singu-liers de s’exprimer et de communiquer entre eux. Il n’estpas non plus, comme le disent certains philosophes anti-modernes, réductible à une tradition qui se déploierait dansl’histoire comme une production anonyme et collective despeuples au sein de leurs langues. Sans trop forcer le trait, onpourrait dire qu’il est – comme le corps – un assemblage detechniques, c’est-à-dire de « montages d’actes », de « sélec-tions d’arrêts et de mouvements », d’« ensembles de formesde repos et d’action », mais qui ont comme particularitéd’être discursifs et signifiants.

L’individuation ne se produit donc pas à partir d’uneactivité langagière qui serait simplement donnée par lanature humaine ou, à l’inverse, l’anti-nature d’une histoirede la langue et de la tradition, mais à travers l’élaborationtechnique de rythmes langagiers à chaque fois spécifiques.À l’instar de la position des bras et des mains pendant lamarche, ou des mouvements des yeux et de la respirationlors de la nage, les façons d’avancer dans le discours, lesmanières de fluer du langage, forment ce que l’on pourraitappeler des « idiosyncrasies historiques ».

Mais l’individuation ne s’effectue pas non plus, là encore,comme le déploiement – ou même la mise en forme – d’une« âme » qui préexisterait à chaque acte de langage, mais

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plutôt comme la production d’une telle « âme » grâce à uncertain nombre de techniques rythmiques appliquées à cesactes. Si le « je » et tout l’appareil énonciatif qui lui est liéexistent dans toutes les langues humaines, ils restent desplaces vides qui peuvent être occupées de multiples maniè-res et ce sont ces manières qui définissent à chaque fois lanature de l’« âme ». Les exemples donnés par Klemperer etBenjamin montrent que celle-ci n’est jamais antérieure auxexercices langagiers qui la font apparaître ; elle n’est pasnon plus nécessairement conçue comme séparée du lan-gage et s’affirme à chaque fois dans sa spécificité. L’âmeapparaît exactement à l’endroit mouvant où le sociologiqueet le langagier s’engrènent l’un dans l’autre – localisationque l’on pourrait décrire en disant, à la manière de Mauss,que les séries d’actes signifiants prescrits par les techni-ques du discours constituent des « montages linguistico-psycho-sociologiques ».

Cette production de l’âme ne doit pas toutefois êtreramenée à une simple répression sociale de forces langa-gières naturelles. En effet, les manières langagières defluer ne sont pas seulement des formes de contrainte, quirestreindraient l’expression d’une nature humaine profuseet récalcitrante. Klemperer et Benjamin le montrent l’un etl’autre : elles constituent tout autant des manières d’intensi-fier le discours, de donner à la discursivité une organisationplus adaptée aux besoins des individus singuliers et collec-tifs concernés. La production de l’âme relève donc moinsde la répression d’une puissance langagière naturelle et sau-vage que de la modulation d’une activité – parfois par sonaffaiblissement, mais parfois aussi par son intensification.

Les rythmes langagiers possèdent ainsi – comme lesrythmes corporels – une forme qui sort du modèle binaireet arithmétique classique. Dans la mesure où ils constituentdes montages d’actes signifiants multiples et coordonnés,ils ne peuvent être réduits à de simples alternances de

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temps forts et de temps faibles organisées de manièrelinéaire et arithmétique. Les rythmes du discours enga-gent toujours des procès simultanés, des formes de paroleou de silence multiples, et relèvent d’une logique de l’inter-action de tous les éléments de la chaîne parlée qui briseson caractère linéaire. Bien que les actes langagiers puis-sent être, eux aussi, soumis à des schémas mécaniques etbinaires, la forme la plus générale des rythmes de la dis-cursivité doit donc être pensée, là encore, comme manièrelangagière de fluer.

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Rythmes du social

La similarité des descriptions à laquelle nous arrivonsconcernant la corporéité et la discursivité ne doit pas nousétonner. Elle indique simplement que nous avons en réalitétoujours affaire non pas à des corps qui auraient une exis-tence indépendante du langage et d’un langage qui existe-rait en dehors des corps, mais bien à des corps-langages,c’est-à-dire à des complexes dans lesquels les techniquesdu corps et du discours s’entremêlent et s’appuient les unessur les autres : dans le régime nazi, par exemple, l’hystéri-sation du discours renvoie au dressage des corps par lesexercices gymniques et les parades sportives et militaires – comme le note Klemperer, la LTI s’insinue « dans la chairet le sang du grand nombre » ; de même chez Baudelaire, latraduction-réfection poétique de l’expérience est indis-solublement liée à la production d’une corporéité émanci-pée du modèle bourgeois.

Les rythmes corporels et langagiers déterminent doncla définition des individus, mais nous ne saurions compren-dre ceux-ci complètement sans nous pencher sur un der-nier type de rythme qui organise leurs manières sociales defluer – ce que l’on peut appeler leur socialité.

Pour faire comprendre ce dont il s’agit ici, on peut partirde l’un des premiers exemples qui en aient été décrits : letexte de Marcel Mauss sur Les Variations saisonnières dessociétés eskimos. Dans le grand Nord, deux saisons très mar-quées se succèdent. L’été, l’ensoleillement est de très lon-gue durée, la température remonte au-dessus de zéro et lesmers ne sont plus prises par les glaces, les animaux s’égail-lent. L’hiver, la situation change du tout au tout. L’ensoleille-ment est de très courte durée, la température retombe endessous de zéro, les glaces se reforment et les animaux

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redeviennent inaccessibles. Or, les individus connaissentdes mutations parallèles à ces changements biotopiques(j’emploie ici le présent par convention car le mode de vieque je m’apprête à décrire a bien évidemment aujourd’huidisparu). Leur identité n’est pas permanente, mais variedans le temps de manière relativement régulière.

Pendant la belle saison, les Eskimo vivent dispersés,sous la tente, par petits groupes familiaux très indépen-dants les uns des autres. Ils nomadisent sur d’énormesétendues de côtes à la poursuite du gibier et des poissons.Leur vie juridique prend des aspects nettement individualis-tes. Les armes, les kayaks, les outils, les vêtements, lesamulettes sont clairement identifiés comme des propriétésindividuelles. Le chef de famille possède une autorité et uneindépendance quasi absolue par rapport à son groupe. La tendance est la même du point de vue économique :excepté pour la baleine, les Eskimo chassent seuls ou avecleurs enfants. Enfin, la vie religieuse se réduit à l’observa-tion de quelques interdits et aux rites de la naissance et dela mort.

En hiver, tout change. Les Eskimo se regroupent dansdes stations distribuées le long des côtes. Ils habitent dansdes maisons en pierre, en peau ou en neige (igloo), serréesles unes contre les autres, qui abritent toujours plusieursfamilles apparentées. Parfois, tous les membres d’un mêmeétablissement habitent dans une seule maison. Au centrede la station, se trouve généralement une constructioncommune, le kashim, qui sert de lieu de réunion et de céré-monie pour la communauté tout entière. La vie religieuses’anime et impose une exaltation presque continue quipousse les individus à se fondre dans le groupe. Les séan-ces de chamanisme public se multiplient pour conjurer lafamine qui menace, garantir le renouvellement du gibier etdes poissons, ainsi que l’insertion des morts. La vie juridi-que prend, elle aussi, une tournure plus collective. La petite

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famille, si nettement individualisée pendant l’été, se perddans le groupe qui occupe l’igloo ou la longue maison. Lapropriété redevient collective. La maison appartient à tousceux qui l’habitent. Les objets de consommation et le gibierse partagent entre tous les habitants. Le pouvoir s’exprimeà travers la personne d’un chef aux prérogatives limitéesdont la fonction se limite au bon fonctionnement du groupe.

Un autre exemple des manières sociales de fluer desindividus nous est donné par l’anthropologue Edward EvanEvans-Pritchard. Chez les Nuer, peuple soudanais vivantdans la région du haut Nil, il existe également des « varia-tions saisonnières » très importantes (j’emploie ici de nou-veau le présent de manière conventionnelle). Durant la sai-son des pluies, les Nuer se dispersent dans des villagessitués sur des croupes ou des tertres sablonneux émer-geant des eaux qui inondent la contrée. Les villages, pareilsalors à des îles séparées les unes des autres, sont composésd’un certain nombre de fermes établies en grappes le longdes tertres sablonneux, et cela parfois sur deux ou troiskilomètres. Durant la saison sèche, on observe un mouve-ment inverse. Les Nuer se regroupent dans des campe-ments établis le long des rivières et des points d’eau, où seproduit une concentration progressive des sections tribalesqui peut atteindre un bon millier de personnes.

Or, comme dans l’exemple précédent, les individusconnaissent d’une saison à l’autre une mutation fondamen-tale. Pendant la saison des pluies, les Nuer pratiquent le jar-dinage et l’élevage en famille. Ils sont totalement indépen-dants et prennent leurs décisions de manière individuelle.Pendant la saison sèche, en revanche, le groupe l’emporte.La solidarité est alors maximale pour l’élevage comme pourla défense des biens qui sont considérés comme communs.Les activités sont entièrement collectives. La pêche, tou-jours pratiquée à plusieurs, remplace l’horticulture solitairede la saison humide.

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En nous limitant toujours au cas des enfants et des ado-lescents, on peut donner quelques exemples de techni-ques de socialité qui se sont développées au sein du nou-veau monde fluide. D’une manière générale, la partici-pation des jeunes aux cultes religieux a diminué dans lesmêmes proportions que celle des adultes et, comme lesactivités électorales continuent à leur être interdites, lescycles scolaires jouent toujours, en ce qui les concerne, unrôle majeur dans l’organisation de la socialité. Leur annéereste assez strictement découpée en périodes d’enseigne-ment, pendant lesquelles les jeunes sont fortement inté-grés dans des groupes-classes qu’ils n’ont pas élus, et enpériodes de vacances, pendant lesquelles ils s’individua-lisent mieux à travers des activités choisies et organiséespar groupes d’affinité. Les premières années de leur viesont ainsi organisées comme une succession de cyclesannuels, qui répètent leur structure mais qui les font enmême temps gravir une à une les marches de l’institutionscolaire.

Tout cela reste totalement traditionnel, comme si d’ail-leurs l’école constituait l’un des derniers lieux perpétuantles rythmes anciens au sein d’un monde largement fluidi-fié. Toutefois, la logique du nouveau monde fluide a déjàapporté des modifications importantes à cette rythmiquehéritée d’un passé séculaire. Les horaires sont vus commemoins contraignants qu’autrefois et l’on n’hésite pas àemmener les enfants en week-end s’ils n’ont « que quel-ques heures de cours » le samedi matin. Les redouble-ments, de leur côté, sont perçus de plus en plus comme unobstacle au développement libre de l’individu, et les famil-les comme l’institution conspirent à leur disparition, tout encherchant dès que cela est possible à faire « sauter » leursenfants dans une classe supérieure. Dans l’un et l’autre cas,un sentiment s’est développé selon lequel les rythmes col-lectifs constituent des abus de pouvoir potentiels sinon

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constants ; de plus en plus, on pense que ce n’est pas auxinstitutions scolaires de fixer les rythmes de l’éducationdes individus, mais aux individus de trouver leur proprerythme de développement.

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Du dualisme âme/social aux manières sociales de fluer

Ces descriptions remettent en question, elles aussi,nombre d’idées trop facilement admises par les sciencessociales et par la philosophie, et nous permettent d’achevercette première esquisse de notre théorie des rythmes del’individuation.

Contrairement à un préjugé dont ces disciplines n’arri-vent pas à se débarrasser, un groupe social n’est ni unesimple association d’individus singuliers qui lui préexiste-raient, une Gesellschaft, ni une réalité sui generis qui seprésenterait comme une chose et imposerait ses contrain-tes à ses membres, une Gemeinschaft. Il faut le concevoir,à son tour, comme un assemblage de techniques, de « montages d’actes », de « sélections d’arrêts et de mouve-ments », d’« ensembles de formes de repos et d’action »,qui déterminent les manières de fluer, c’est-à-dire lesvariations d’intensité des interactions, d’un ensembled’êtres humains.

L’individuation collective ne se produit donc pas à partird’entités engendrées par une capacité ou une nécessiténaturelles des êtres humains à vivre en groupe, mais à tra-vers des techniques rythmiques sociales à chaque fois spé-cifiques. À l’instar de la position des bras et des mains pen-dant la marche ou des façons d’avancer dans le discours,les manières de fluer du social constituent ce que l’on pour-rait, ici aussi, appeler des « idiosyncrasies historiques ».

Ces idiosyncrasies n’apparaissent pas toutefois au gréd’un déploiement ou de la mise en forme d’une « âmecollective » qui, dans un ensemble d’êtres humains, préexi-sterait à chacun de ses mouvements, mais comme le résul-tat d’un ensemble de techniques rythmiques appliquées

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à ces mouvements. Les exemples donnés par Mauss etEvans-Pritchard l’indiquent très clairement, l’« âme collec-tive », elle non plus, n’est pas antérieure aux techniquessociales qui la font apparaître.

Ce point est important mais il pourrait être mal inter-prété si l’on manquait d’y ajouter immédiatement une préci-sion capitale : lorsque l’on parle d’individuation ou d’âme « collectives », cela ne signifie pas que celles-ci n’engagentpas simultanément et indissociablement des individuationset des âmes « singulières ». Ces deux mouvements consti-tuent en fait les deux phases corrélatives d’un même proces-sus rythmique. Dans chacun des groupes sociaux auxquelsils appartiennent, les corps-langages sont soumis à une succession de périodes, pendant lesquelles leur singularitése restreint au profit de leur caractère collectif, et de pério-des pendant lesquelles, au contraire, ils en profitent pleine-ment aux dépens de ce dernier. La production des individusest donc indissociablement singulière et collective dans la successivité du temps. Pour le dire autrement, il n’est pas pos-sible d’opposer les aspects singuliers des corps-langages àleurs aspects collectifs ; les uns et les autres apparaissent aucours de processus qui les lient les uns aux autres par uneproduction mutuelle et concomitante mais aussi successiveet inversement proportionnelle l’une de l’autre.

Il nous est donc loisible de parler d’« âmes ou d’indivi-dus singuliers » et d’« âmes ou d’individus collectifs », maisil faut nous rappeler qu’il ne s’agit ni dans un cas ni dansl’autre d’entités substantielles, ontologiquement constanteset indépendantes les unes des autres, mais d’artefacts liés à nos modes de description, de réalités appauvries dont nous avons artificiellement retranché l’aspect rythmique.Contrairement à l’idée que les sciences sociales ont reçuedes philosophies de l’ego, qui l’avaient elles-mêmes reprisede la théologie chrétienne de l’âme, l’âme « singulière-collective » ne garde pas une identité stable dans le temps,

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mais connaît des transformations permanentes suivant desrythmes de fréquences et d’intensités variables.

Le fait que ces variations aient été découvertes par desanthropologues qui étudiaient les « variations morphologi-ques » des peuples archaïques – raison pour laquelle je qualifierai parfois ces rythmes de « morphologiques » – nedoit pas nous faire penser qu’elles ne concernent que lessociétés dites archaïques. Mauss y insiste : il n’y a qu’àregarder autour de nous pour retrouver les mêmes oscilla-tions. Régulièrement, pendant les vacances d’été ou lescongés intermédiaires, l’activité sociale des populations denos villes entre dans une période de relâchement. Les élec-tions y sont bannies ; le travail s’arrête ou se réduit ; l’infor-mation tend à se ralentir et à s’alléger. De même, les specta-cles se font rares, la circulation et la sociabilité moinsintenses. Durant ces périodes, les individus vivent d’une vieplus pleinement individuelle : ils suspendent une bonnepartie de leurs engagements et cultivent leur singularitépar le voyage, la lecture ou une organisation purement per-sonnelle de leur temps libre. Pendant le reste de l’année,les individus s’investissent au contraire dans toutes sortesd’interactions politiques, économiques, culturelles et socia-les. Les débats reprennent, le travail redémarre et une nou-velle saison s’ouvre. L’information reprend son flux tendu.La circulation et la sociabilité s’intensifient de nouveau. Lesindividus sont absorbés dans tout un ensemble de groupesqui limitent leur singularité. Leur liberté de choix person-nelle diminue d’autant.

Ces rythmes de grande ampleur, naturellement, ne sontpas les seuls et ils se superposent à toute une série de ryth-mes de fréquences et d’intensités différentes. Les rythmesannuels se combinent, entre autres, avec des rythmeshebdomadaires et journaliers, qui concernent les individussinguliers dans leurs rapports avec des individus collectifsde tailles différentes. L’organisation de la journée oppose le

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temps de travail et le temps pour soi, mais cette organisa-tion s’insère également dans celle de la semaine qui opposeles jours de travail et les jours de repos. Toute la vie socialedes individus est donc organisée de manière rythmique, etcela sur plusieurs niveaux et avec des fréquences et desintensités variables – ce qui ne veut pas dire, bien entendu,sans écarts ni capacités de variations.

Contrairement aux rythmes corporels et langagiers,les rythmes sociaux pourraient sembler se plier au sché-matisme du modèle binaire et arithmétique classique.Mais il nous faut prendre garde ici à ce que cet effet tientavant tout à la spécificité des cas observés. Mauss etEvans-Pritchard ont mis en évidence le caractère saison-nier des mutations de l’individuation dans les sociétésarchaïques qu’ils étudiaient, mais dès que l’on observedes sociétés plus complexes, en particulier des sociétésmodernes où les rythmes d’alternance traditionnels ontété détruits, ce côté binaire disparaît au profit d’organisa-tions diversifiées, qui ne relèvent plus d’un schéma métri-que. La forme des rythmes de la socialité doit donc êtrepensée, elle aussi, plus généralement comme manièresociale de fluer.

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Les rythmes de l’individuation

Nous nous étions donné comme objectif de nous défairede toute recherche d’origine et d’observer les individus àpartir des dynamiques qui les traversent et les portent. Lesindividus, avions-nous remarqué, n’ont aucune stabilité,aucune identité constante ; leur être n’est qu’un perpétueldevenir. En même temps, nous avions noté que cette iden-tité ne se dissout pas non plus totalement dans le grand fluxdu temps.

On comprend maintenant pourquoi : l’« âme » (au sensgénérique pris ici), qui est le principe auquel nous attri-buons la persistance d’un individu dans son être, qu’il soitobservé sous son aspect « singulier » ou son aspect « col-lectif », est produite par des techniques qui s’appliquent àdonner des rythmes (au sens large défini plus haut) auxfluements des corps et du langage, rythmes qui sont eux-mêmes rythmés par les variations particulières du social(au sens non dualiste défini plus haut). L’âme est donc fon-damentalement fluide ; elle est toujours en mouvement eten transformation. Son être est le produit changeant deprocessus eux-mêmes mouvants. Mais on voit aussi queces mutations ne sont pas totalement erratiques. Elles seréalisent de manières relativement constantes dans uneépoque ou un groupe donnés et sont, en tout cas, descripti-bles. Si bien que ce à quoi nous avons affaire est moins unpur flux qu’un assemblage de rythmes articulés les uns auxautres ou mieux : un rythme de rythmes (toujours au sensnon binaire défini plus haut).

Ici non plus, la similarité des descriptions à laquellenous arrivons concernant la corporéité, la discursivité et lasocialité ne doit pas nous étonner. Elle indique simplementque nous avons en réalité toujours affaire non pas à des

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corps-langages qui auraient une existence indépendantedes groupes et de groupes qui existeraient en dehors descorps-langages, mais bien à des corps-langages-groupes,c’est-à-dire à des complexes dans lesquels les techniquesdu corps, du discours et du social s’entremêlent et s’ap-puient les unes sur les autres.

Pour des raisons à la fois analytiques et didactiques, j’aiprésenté séparément les trois formes de rythmes qui orga-nisent les processus d’individuation, mais, comme l’avait vuMauss, tous ces phénomènes s’entrelacent et forment destotalités qu’il faut observer dans leur fonctionnement (ildisait leur « physiologie ») et non pas seulement en se limi-tant à leurs éléments séparés (leur « anatomie »). Les pro-cessus d’individuation sont à la fois des phénomènes langa-giers, corporels et sociaux ; ils déploient simultanément unediscursivité, une corporéité et une socialité – et c’est de l’en-trecroisement de leurs rythmes qu’apparaît l’« âme ».

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L’individuation des rythmes

Reste une question : si les processus qui (re)génèrenten permanence les âmes singulières et collectives ne sontpas totalement erratiques, s’ils se réalisent de manièresrelativement constantes dans une époque ou un groupedonné, bref, si ce à quoi nous avons affaire n’est pas com-posé de simple flux mais d’assemblages descriptibles derythmes articulés les uns aux autres, il faut supposer queces assemblages rythmiques sont eux-mêmes en quelquefaçon individués. Mais comment penser, alors, cette der-nière individuation ? Selon quels critères la caractériser sinous ne voulons pas revenir à une grille transcendantale etatemporelle, ni nous engager dans une régression à l’infinien renvoyant cette caractérisation à un niveau d’individua-tion supérieur qui serait lui-même renvoyé au niveau sui-vant et ainsi de suite ? Comment passer des rythmes del’individuation à l’individuation des rythmes ?

La réponse à cette interrogation essentielle n’est pasaisée et on devra certainement attendre, pour y apporterune réponse développée, que cet essai se déploie plusavant. On peut toutefois s’en faire une première idée, à titred’intuition susceptible d’aider le lecteur, en approfondissantla notion de « manière » qui nous a aidé à construire leconcept de rythme de l’individuation. Si un tel rythmeconstitue une manière de fluer, peut-on dire qu’un proces-sus d’individuation possède une manière spécifique, elle-même individuée, de se réaliser ? Autrement dit, la notionde manière peut-elle prendre en charge cette individuationdes rythmes ?

Une telle tâche est tout à fait réalisable, nous allons levoir, pour peu que l’on reconceptualise cette notion à partird’une de ses valeurs passées, encore fréquente au XVIIIe siè-

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cle, mais qui, par la suite, a presque entièrement sombrédans l’oubli.

Dans La Communauté qui vient. Théorie de la singularitéquelconque, Giorgio Agamben a fait remonter la manière à lanotion scolastique de maneries (présente chez Abélard etJean de Salisbury), un terme plus ou moins synonyme d’« exemplaire » se situant entre genre et individu, qui ne poin-terait ni vers la généralité englobante du premier, ni versl’étroite particularité du second. C’est pourquoi Agamben acru pouvoir trouver dans cette notion un outil pour penser la« singularité » comme « pur jaillissement », « maniérismeoriginel de l’être », et la « communauté » comme ensemblede « singularités quelconques », qui, parce qu’elles nerevendiqueraient aucune identité, aucune appartenance,rejetteraient toute societas et finalement tout État. Maneriesne viendrait donc pas, selon lui, comme le disaient les auteursmédiévaux, de manere : demeurer, ni de manus : main,comme le disent depuis le XIXe siècle la plupart des philolo-gues, mais de manare : couler.

Que cette étymologie soit presque certainement faussen’a pas beaucoup d’importance. L’essentiel est que l’éthi-que et la politique qu’Agamben prétend en tirer offrentpeu de moyens pour critiquer et surtout transformer lenouveau monde fluide dont elles apparaissent plutôtcomme des expressions extrêmes inversées : l’individua-lisme contemporain est, certes, jugé à l’aune de la singula-rité quelconque et de sa déprise complète à l’égard desappartenances et des identifications, mais il n’est pasdépassé et reste tapi au fondement de la déconstructionanarchisante à laquelle il est soumis. Comme on le faisaitcouramment dans les années 1960-70, le niveau micro estcensé expliquer unilatéralement le niveau macro, les insti-tutions et l’État, qui sont postulés et perçus, d’une façonqui n’est ni dialectique ni même herméneutique, commesimples sources d’oppression. Cette théorie de la « singu-

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larité quelconque » bute ainsi sur une double impasse : lesingulier, tout seul, ne peut rendre compte du transindivi-duel ; le quelconque est par définition sans intérêt pourl’individuation.

Il me semble donc préférable de reprendre la notion demanière en fonction de son étymologie la plus probable(du latin manus et de l’ancien français manier), qui, enliant cette notion à la main, au corps, au geste et à l’empiri-que de l’action, pointe vers de tout autres éthique et politi-que. Dans L’Art et la manière. Art, littérature, langage,Gérard Dessons a montré qu’au XVIIIe siècle, période pen-dant laquelle la notion atteint, en particulier chez Diderot,son apogée théorique, avant d’être supplantée par la notionsubjectiviste de « style », la « manière » d’un peintre ouplus généralement d’un artiste, ce que l’on appelle aussi sa « main », c’est ce qui fait la valeur artistique de son œuvre,c’est-à-dire non seulement ce qui la singularise mais aussice qui la rend infiniment partageable, sans aucune exclu-sive ni effet de domination, dans un public ouvert, trans-culturel et trans-générationnel. J’ajouterai que la manièred’un artiste est donc ce qui lui permet de maximiser sonindividuation tout en enclenchant l’individuation d’un nou-veau groupe social, totalement ouvert – dans un sens plusradical encore que celui que lui donnait Karl Popper quandil défendait la « société ouverte » –, qui est son public pré-sent et à venir. Si nous la concevons de cette façon, lamanière peut alors constituer le critère d’une bonne indivi-duation singulière et collective, et indiquer ainsi ce quiindividue des rythmes particuliers – au moins les uns parrapport aux autres.

Cette reconceptualisation de la notion de manière ouvreune nouvelle dimension à la théorie des rythmes de l’indivi-duation. En me proposant de considérer le rythme comme« manière de fluer », je m’étais fixé pour objectif de subsu-mer sous le même concept toutes les formes d’organisation

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temporelle des processus d’individuation, les types d’alter-nances plus ou moins lâches de la socialité, mais aussi l’or-ganisation du mouvement des corps et les formes qui orga-nisent le flot du langage, qui, selon la notion courante, nerelevaient pas du rythme. Il s’agissait d’élargir l’extensiondu concept de façon à rendre compte de l’ensemble desleçons qu’il est possible de tirer, de manière inductive, dumatériel scientifique dont nous disposons.

La reconceptualisation de la notion de manière va nous permettre, maintenant, de débarrasser le concept derythme de ses corollaires éthiques et politiques tradition-nels, et ainsi de répondre à la question du principe d’indivi-duation des rythmes. Il y a de bonnes raisons de penser, eneffet, que sa conception courante comme « mètre » (métron),c’est-à-dire comme mesure, répétition et proportion, inau-gurée par Platon, est congruente avec la critique de ladémocratie développée par le même Platon et avec l’exclu-sion de la cité de personnages, qui pourraient sembler mar-ginaux, mais dont le rejet est déterminant dans l’économiede la pensée traditionnelle du rythme : les poètes.

Du point de vue d’un rythme conçu dans les termes dunombre et de la mesure, la cité ne peut être organisée quesuivant un modèle de rationalité mathématique et musicale.L’harmonie sociale y dépend nécessairement de la justehiérarchisation des différents éléments de la société lesuns par rapport aux autres. Chacun doit assurer son rôledans une répartition fonctionnelle, qu’il ne s’agit pas decontester, et participer à la reproduction rythmique de lasociété parfaite, en particulier à travers une participationactive aux alternances fondamentales de la socialité (cultesreligieux et civique).

On comprend, dès lors, le sort qui est réservé aux poè-tes – et plus généralement aux artistes : ceux-ci représen-tent des concurrents directs et indéfectibles de ce typed’ordre politique, dans la mesure où la moindre de leurs

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productions langagières (et musicales à l’époque) engagedes processus d’individuation singulière et collective qui nesuivent ni des modèles mathématiques, ni des modèles cul-tuels, mais des manières de fluer à chaque fois nouvelles etn’exigeant aucune hiérarchisation fonctionnelle. Trèslucide, Platon a immédiatement compris que les poètesétaient les hérauts, souvent marginaux mais pas moins dan-gereux, d’une société où le rythme ne serait pas un métron,c’est-à-dire une mesure, un nombre et une proportion, etqu’ils représentaient une concurrence redoutable pour lephilosophe-roi.

Le concept de rythme comme « manière de fluer » doitdonc se comprendre non pas seulement comme une simple« façon » de fluer, un « mode » d’écoulement, c’est-à-diresous la forme d’une description objective et neutre des for-mes particulières d’organisation temporelle de l’individua-tion singulière et collective, mais comme un concept politi-que et éthique. Il existe des manières de fluer qui sontinégalement favorables aux individus singuliers et collec-tifs, et d’autres qui, au contraire, favorisent l’augmentationsimultanée de leur pouvoir. Les premières sont générale-ment métriques et tendent vers une production d’individussinguliers et collectifs où le deuxième aspect du processusnécessite une minimisation du premier. Les secondes sonttoujours spécifiques et permettent aux individus singuliersd’être renforcés par l’augmentation des différents individuscollectifs auxquels ils participent.

Une éthique et une politique démocratiques peuventdonc se définir comme orientées vers la production demanières de fluer de la socialité, des corps et du langage,c’est-à-dire d’organisations des processus d’individuation,qui soient à la fois singulières et partageables. Ces manièresvisent le cœur de l’antinomie de la démocratie : aucuneforme démocratique n’est universelle et éternelle ; la démo-cratie doit toujours être réinventée au fur et à mesure de

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son histoire ; toutes ses formes sont spécifiques. Mais, enmême temps, la démocratie repose sur l’idée que ces for-mes spécifiques sont réactualisables, acceptables et parta-geables par tout autre être humain.

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Les rythmes comme cycles de l’ontogenèse ?

Dans L’Individuation psychique et collective (rédigé en1958), Gilbert Simondon a proposé une théorie de l’indivi-duation qui, elle aussi, cherche à la penser « à partir dumilieu ». Cette théorie étant voisine par certains aspects decelle que je viens d’esquisser, je voudrais dire ici rapide-ment ce qui m’en rapproche et ce qui m’en distingue.

Commençons par les points de contact. Simondon veutcombattre les « ontologies substantialistes », qui considè-rent l’être comme consistant en son unité, donné à lui-même, fondé sur lui-même, inengendré, résistant à ce quin’est pas lui-même, et dont les individus ne sont nécessaire-ment que des expressions secondaires, mais aussi les « ontologies hylémorphiques », qui accordent, pour leurpart, plus d’importance aux individus, mais les considèrentcomme engendrés sur un modèle technique par la rencon-tre d’une forme et d’une matière. C’est pourquoi il proposeune théorie de « l’ontogenèse » (terme qu’il prend au sensfort d’une genèse de l’être et non pas de la personne) quipermet de localiser l’apparition du principe d’individuationau sein même du processus d’individuation et non plus enamont ou en aval, comme dans les ontologies traditionnel-les : « Temporellement aussi l’être doit être saisi en soncentre, en son présent au moment où il est, et non reconsti-tué à partir de l’abstraction de ses deux parties [un Alpha etun Omega qui seraient de vrais termes] ; la substantialisa-tion des extrémités de la série temporelle brise la consis-tance centrale de l’être. »

Tout commence par la capacité dont l’être est doté de sedéphaser. L’être possède une nature dynamique, en partielatente en partie manifestée, qui fait qu’il n’est jamais un, ni

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donné à lui-même, ni fondé sur lui-même, mais toujours enmouvement, en décalage ou en déphasage d’avec lui-même :« Le devenir est l’être comme présent en tant qu’il sedéphase actuellement en passé et avenir, trouvant le sensde lui-même en ce déphasage bipolaire. »

Ce dynamisme de l’être, qui propulse l’individuation,n’implique pas, toutefois, que l’un et l’autre constitueraientde simples flux liquides ; il faut, au contraire, leur attribuerune certaine organisation. Simondon y revient souvent : « L’individuation ne s’effectue pas de manière continue, cequi aurait pour résultat de faire qu’une individuation nepourrait être que totale ou nulle. » Elle est organisée dans le temps par des « discontinuités ». En même temps, ces discontinuités ne sont pas de simples arrêts séparant des plages de temps indépendantes les unes des autres. Le « discontinu » de l’être en voie d’individuation n’est pas « undiscontinu spatial ou énergétique », comme « celui des parti-cules élémentaires de la physique et de la chimie », mais « un discontinu de phases », idée nécessairement « jointe àl’hypothèse de la compatibilité des phases successives del’être ». Il me semble qu’on est là au plus près de ce que j’en-tends, quant à moi, par « rythme ».

L’être ne se déphase pas suivant une seule ligne, commeune succession binaire d’états simplement opposés. Il y aune pluralité latente dans l’être, qui n’est pas semblable àune pluralité de parties et qui peut lui permettre de sedéphaser suivant de multiples lignes : « L’être n’est pas seu-lement ce qu’il est en tant que manifesté, car cette manifes-tation n’est l’entéléchie que d’une seule phase ; pendant quecette phase s’actualise, d’autres phases latentes et réelles,actuelles même en tant que potentiel énergétiquement pré-sent, existent et l’être consiste en elles autant que dans saphase par laquelle il atteint l’entéléchie. »

L’individu qui résulte de ces processus de polydépha-sage n’est donc jamais un, ni jamais stable, mais il n’en

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dispose pas moins d’une unité fluctuante qui est unemoyenne de ses multiples fluctuations : « Il n’est un que parrapport à d’autres individus, selon un hic et nunc très super-ficiel. En fait l’individu est multiple en tant que polyphasé,multiple non comme s’il recelait en lui une pluralité d’indivi-dus secondaires plus localisés et plus momentanés, maisparce qu’il est extension de plusieurs phases à partir de l’unité. L’unité de l’individu est la phase centrale etmoyenne de l’être, à partir de laquelle naissent et s’écartentles autres phases en une bipolarité unidimensionnelle. »

Étant donné ces conditions ontologiques, on comprendque l’individuation ne puisse être vue comme si elle était lefruit du devenir d’un individu préexistant (qu’il soit singu-lier ou collectif), mais, au contraire, qu’il faille expliquerl’individu par l’individuation. C’est pourquoi, dès l’introduc-tion de son livre, Simondon annonce son intention « de sai-sir l’ontogenèse dans tout le développement de sa réalité, etde connaître l’individu à travers l’individuation plutôt quel’individuation à partir de l’individu ». L’individu est tou-jours en devenir et ce devenir n’est pas celui d’une entitésubstantielle, une altération ou une succession d’états com-parable à un simple développement sériel. Le devenir del’individu est un déploiement qui s’effectue à partir du cen-tre de l’être au présent : « Le devenir est résolution perpé-tuée [...] et telle que son sens est en son centre, non à sonorigine ou en sa fin. »

Tout cela me semble tout à fait recevable et fournit quel-ques éléments de fondement ontologique à la théorie del’individuation singulière et collective. Ce qui suit paraît, enrevanche, plus problématique. Simondon propose, nous levoyons, une théorie de l’individuation qui insiste sur sonaspect processuel, tout en suggérant que les processus quila constituent ne sont pas totalement erratiques. Il proposemême un début de conceptualisation de leur organisationsous la forme oxymorique de la « discontinuité de phases

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compatibles entre elles ». Mais cette représentation resteinsuffisante et demeure liée, d’une manière subtile, à unepensée de type éléatique. Selon Simondon, l’individuationprocède en effet par bonds ou par crises successives, par « une suite de résolutions incorporantes des états problé-matiques successifs » dans lesquels se trouvent les milieuxou les domaines où elle se produit, « une suite d’accès d’indivi-duation avançant de métastabilité en métastabilité », l’êtrerecevant alors, au lieu d’une seule forme donnée d’avance, « des informations successives qui sont autant de structureset de fonctions réciproques ».

Ainsi, bien qu’il prenne la peine de remotiver la notionde discontinuité par sa doctrine de la pluralité latente et dela compatibilité des phases de l’être – pluralité-unité quivient diviser l’axe des discontinuités en un faisceau de tra-jectoires multiples dont les déroulements ne sont pas forcé-ment synchrones mais restent liés, d’une certaine manière,les uns aux autres –, Simondon se représente malgré toutles rythmes de l’individuation comme de simples stops andgoes, des alternances répétées entre des moments de stabi-lité structurale atteinte par un domaine, des moments dedéphasage par augmentation des tensions internes de cedomaine, puis des moments de restructuration violente etrapide de celui-ci sous l’effet de l’introduction d’un « germe »capable d’y enclencher une « modulation transductive » quile réaménage de proche en proche. Le flux de l’individuationreste organisé par des cycles, même si ces cycles peuventêtre multiples et non-synchrones.

Cette description correspond au modèle physique de lacristallisation provoquée par l’introduction d’un germedans une solution sursaturée de soufre à partir duquel lapensée de Simondon s’est construite ; elle correspondencore assez bien, semble-t-il, au modèle biologique del’individuation des organismes vivants ; mais elle est loinde pouvoir rendre compte de la généralité des cas qui

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concerne le domaine psycho-social humain. Il n’y a guèreque les sociétés archaïques, si l’on en croit les anthropolo-gues, qui seraient susceptibles de répondre à ce modèle – encore ne le feraient-elles que sur le plan morpholo-gique. Toutes les sociétés modernes, en revanche, en par-ticulier les sociétés fluidifiées qui ont commencé à ap-paraître au XIXe siècle, ne répondent plus à ce type dedescription des rythmes de l’individuation. Leurs rythmesdoivent être théorisés sur d’autres bases que des basesmétriques ou cycliques.

Notons, pour finir, que ce retour du dualisme métriqueet d’une compréhension trop étroite du concept d’organisa-tion de l’individuation n’est probablement pas sans rap-ports avec une autre difficulté que soulève la théoriesimondonienne. Simondon attribue, en effet, la capacitéque possède l’être de se déphaser, au moins l’être des êtresvivants, à une notion très mystérieuse qu’il nomme le « préindividuel ». Selon lui, l’état préindividuel de l’être seraitcaractérisé par « l’existence de potentiels, qui [sont] la causede l’incompatibilité et de la non-stabilité de cet état ». Ainsi,c’est cette réalité préindividuelle qui serait la source perma-nente des processus de déphasage entraînant l’individua-tion : « L’entrée dans le collectif doit être conçue commeune individuation supplémentaire, faisant appel à unecharge de nature préindividuelle qui est portée par lesêtres vivants. Rien ne permet en effet d’affirmer que toutela réalité des êtres vivants est incorporée à leur individua-lité constituée ; on peut considérer l’être comme formé deréalité individuée et de réalité préindividuelle : c’est la réa-lité préindividuelle qui peut être considérée comme réalitéfondant la transindividualité. »

Mais une telle réalité préindividuelle, Simondon lereconnaît du reste bien volontiers, échappe à toute des-cription. Elle n’est qu’une hypothèse dont le nom lui-même, construit par une simple préfixation d’un autre

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concept, indique qu’elle reste une question ouverte. S’il nes’était méfié des relents de spiritualisme et d’idéalismedéniés qui restent attachés depuis Bergson et les pen-seurs de la fin du XIXe siècle à ce concept, il aurait pu toutaussi bien dire : la vie. Je préfère, pour ma part, pour desraisons que j’ai expliquées dans mes livres précédents,attribuer cette origine évanouissante au langage. Plutôtque d’un primat d’un préindividuel vital, je postulerai doncle primat d’un préindividuel langagier, au sens où on letrouve chez Humboldt, chez Benveniste et, plus récem-ment, chez Meschonnic. Seul le primat du langage peut,en effet, nous permettre d’extraire la théorie du rythmedu modèle métrique qui reste rémanent dans les descrip-tions simondonniennes.

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Des nouvelles formes du pouvoir dans le monde fluide

Le dispositif théorique qui vient d’être présenté permetde mieux comprendre ce qui fait l’originalité politique dumonde dans lequel nous venons d’entrer : le pouvoir s’yexerce de plus en plus sous des formes rythmiques.

L’idéologie actuellement dominante présente le pouvoirpolitique comme une simple conséquence du « pouvoir de »propre à chaque individu. L’être humain serait doté d’unecapacité à déterminer rationnellement ce qu’il lui convientde faire selon ses intérêts et à agir en fonction de cette déli-bération intérieure. Le pouvoir politique ne ferait donc querefléter la lutte des individus pour la conservation et l’aug-mentation de leur bien-être, et les institutions, en particu-lier l’État, seraient de simples moyens d’encadrer cettelutte pour éviter qu’elle ne dégénère en guerre civile.

Du point de vue du rythme, ces représentations sonttout à fait discutables. D’une part, elles font abstraction dela pluralité des techniques rythmiques par lesquelles lesindividus sont produits. Elles prennent abusivement untype d’individuation particulier (l’individuation individua-liste) pour un modèle universel et ce glissement les amèneà présupposer une conception anhistorique et naturalistedu social qui bloque toute créativité politique au profit denormes néo-libérales considérées comme intangibles. Del’autre, ces représentations ne nous disent rien de la spéci-ficité des modes d’individuation contemporains et en parti-culier de leurs faiblesses. Le rôle déterminant des techni-ques rythmiques dans la production des individus leuréchappe totalement, ainsi que leur asthénie actuelle.

Il est vrai qu’une version plus sophistiquée des croyanceslibérales a été élaborée au tournant du XIXe et du XXe siècle par

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Max Weber. Celui-ci a critiqué le simplisme des visions quifondent le pouvoir, en dernier ressort, sur la force et la vio-lence (Kraft und Gewalt) et souligné, au contraire, l’impor-tance des formes de légitimation qui lui permettent de s’as-surer de l’obéissance des individus. En dehors des cas,relativement peu nombreux, où il s’exerce par la simplecontrainte, le pouvoir s’appuie généralement sur la convic-tion subjective, de la part de ceux qui lui obéissent, que celuiqui l’exerce a un droit quelconque à le faire (Herrschaft).Cette conviction peut être fondée sur la foi en la sainteté destraditions et la légitimité de ceux qui sont investis d’une auto-rité (domination traditionnelle), sur la foi en la légalité desrèglements et du droit de donner des directives qu’ont ceuxqui exercent le pouvoir (domination légale), ou encore, phé-nomène ancien dont le retour le frappait, sur la foi en la sou-mission extraordinaire au caractère sacré, à la vertu héroï-que ou à la valeur exemplaire d’une personne (dominationcharismatique). Dans la mesure où l’État pratique une domi-nation de type légal, il peut donc être défini comme le grou-pement social qui, dans une société donnée, dispose, d’unemanière reconnue par les individus, du monopole de la vio-lence et dont le fonctionnement s’exerce, dans les sociétésmodernes, suivant une rationalité bureaucratique.

Aujourd’hui, certaines formes de pouvoir, comme cellesdes leaders terroristes ou des dirigeants de nombreux par-tis d’extrême droite, peuvent encore s’analyser en termes decroyance et de domination charismatique, celles des chefsde clan en guerre dans de nombreuses régions du mondeen terme de domination traditionnelle, ou encore celle desÉtats en terme de domination légale. Toutefois, la portée decette théorie est de plus en plus limitée du fait qu’elle ne per-met pas de rendre compte des mutations profondes queviennent de subir silencieusement ces différentes formespolitiques, ni surtout des formes totalement inédites qui ontsurgi parallèlement.

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Au niveau sub-étatique, par exemple, la plupart des nou-veaux pouvoirs – c’est particulièrement visible dans lesmouvements terroristes, les cercles religieux fondamenta-listes et les sectes, mais c’est aussi le cas, avec des objectifspropres, dans les mouvements altermondialistes – seconstituent désormais dans l’élaboration de nouvelles for-mes de vie, c’est-à-dire de nouvelles manières de devenir etde rester des individus. Ce qui est en jeu, ce sont moins,comme le voudrait la théorie wébérienne, des convictionssubjectives ou des croyances, parcourant l’esprit d’indivi-dus déjà constitués et constants dans le temps, qu’unefaçon de pénétrer les corps-langages, d’organiser leursmanières de fluer et de déterminer ainsi leur individuationmouvante, tout en créant le plus souvent de nouvelleslignes de partage.

Au niveau supra-étatique, les multinationales, lesréseaux médiatiques mondialisés et « l’Empire », cet objetpolitique obscur qu’il faut désormais prendre en compte – et que Hardt et Negri ont trop tiré vers la notion d’unréseau capitaliste mondial homogène, en passant abusive-ment sous silence les pôles de puissance hiérarchisés quile contrôlent –, exercent, de même, des formes de domi-nation qui ne sont ni traditionnelles, ni légales, ni mêmecharismatiques. Loin de produire, comme le faisait lemonde ancien, des individus fermes, constants et bâtissur le même modèle normatif, les nouveaux pouvoirssupra-étatiques sécrètent désormais des formes de viemultiples, diversifiées et en un sens plus libres, mais aussisouvent très labiles, très faibles en potentiel d’expérienceou d’action. L’essentiel de la puissance de ces pouvoirssemble lié à la production et au contrôle de ce type de for-mes de vie, ainsi qu’à leur inscription dans de nouvellesformes de division.

Ces évolutions pourraient sembler rendre plus perti-nentes les analyses de type systémico-fonctionnaliste qui,

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au cours des Trente Glorieuses, ont mis l’accent sur unedimension du pouvoir délaissée par Weber : son rôle destabilisateur de l’ordre social et de contrôleur de l’actionindividuelle. Dans cette tradition, on le sait, de nombreuxauteurs ont, en effet, souligné la fonction « consensuelle »du pouvoir, défini comme « capacité généralisée d’assurerl’obéissance aux règles » (Parsons), comme « contrôle pro-gressif de la vie pulsionnelle » et condition première du « développement de la civilisation » (Elias), ou encorecomme « code de symboles généralisés qui règle la circu-lation des prestations entre les sujets sociaux » (Luhmann).De ce point de vue, l’État moderne n’apparaîtrait pluscomme un groupement d’individus particuliers concen-trant la violence légitime, mais comme une émanation dusystème lui-même, dont il assurerait le fonctionnementoptimisé et la reproduction en assujettissant les individus àson ordre.

Mais ces conceptions semblent aujourd’hui de plus enplus obsolètes. La vision intégratrice et positive du pouvoirqui les anime est aux antipodes du nouveau monde danslequel nous venons d’entrer. L’État en premier lieu, maisaussi tous les systèmes sociaux et économiques qui organi-saient la vie dans la deuxième moitié du XXe siècle, ont été sifortement attaqués, démembrés et fluidifiés que nousvivons désormais dans un monde d’une nature radicale-ment nouvelle. Dans les réseaux des multinationales, desmédias planétaires ou de l’Empire, mais aussi dans lesréseaux alternatifs qui se multiplient sans cesse, le pouvoirs’est émancipé de la forme système. Il traverse toutes lesfrontières et s’appuie désormais moins sur sa capacité àassurer un ordre optimisé que sur un spectre de stratégiesutilisant, au contraire, la fluidité même du monde – straté-gies qui vont du contrôle souple et de la création des maniè-res de fluer des corps-langages-groupes à l’utilisation plusou moins délibérée du chaos, comme on le voit avec les

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États-Unis et le Royaume-Uni au Moyen-Orient (sur cettepart de la stratégie impériale, voir l’excellent livre d’AlainJoxe, L’Empire du chaos). L’individuation ne peut donc plusêtre réduite à un simple assujettissement à des systèmesqui ont disparu et l’on mesure, du reste, l’ampleur deseffets négatifs qu’engendrerait aujourd’hui un retour à uncontrôle systémique des individus.

Ne faut-il pas alors, pour comprendre le nouveaumonde, partir, à l’inverse des conceptions précédentes, desconflits et des hiérarchies qui divisent celui-ci, comme lefont depuis longtemps les approches de type marxiste ? Dece point de vue, le pouvoir, en particulier celui de l’État, yconstituerait moins une fonction de la société chargée delui assurer un fonctionnement optimal qu’un instrumentgarantissant aux classes dominantes leur reproduction et lapérennité de leur hégémonie.

Ce genre d’approche éclaire indéniablement une partiedu présent, car il montre que les conflits qui déchirentnotre monde et le caractère asymétrique des relations quis’y déploient ne peuvent pas être réduits – s’ils ont jamaispu l’être – à de simples « dysfonctionnements » qui seraientextérieurs au pouvoir lui-même : bien au contraire, ils fontpartie intégrante des manières que celui-ci a de s’exercer.Non seulement le pouvoir reste lié à la perpétuation desrapports inégaux de production, aussi bien à l’intérieur dechaque société qu’au niveau mondial, mais il s’exprime àtravers l’usage de techniques rythmiques distinctes dansles différentes classes des populations. Tout le monde nesouffre pas, en effet, de la même manière de la fluidificationactuelle des formes de vie. Certains groupes ont, à la diffé-rence des autres, accentué leur souci du corps et du lan-gage, pendant qu’ils cherchaient à se protéger de l’aplanis-sement général des alternances de la socialité. À travers, enparticulier, un renforcement de leurs exigences diététiqueset éducatives, ils ont entrepris de se soustraire à la pression

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des modèles corporels et langagiers asthéniques propagéspar le marché. Ils ont pris soin de faire du sport, d’éviterdes nourritures trop abondantes ou de mauvaise qualité, etde se soigner systématiquement. Ils ont également conser-vé une activité langagière riche et précise, fondée sur la pra-tique de la lecture et de la conversation. De même, ils ontpris garde à conserver des plages de temps privées distinc-tes des temps d’interaction, réservés à la lecture, à la médi-tation religieuse ou à des activités culturelles.

Mais les conceptions de type marxiste n’en soulèventpas moins de nombreuses interrogations. Du fait en parti-culier de la mondialisation économique, les notions de « classe » et de « classe dominante » ne sont plus aussi clai-res qu’autrefois – même si elles restent très utiles pourcomprendre ce qui se passe (à ce sujet voir le bel essai deDavid Harvey « Neo-liberalism and the Restoration of ClassPower » dans Spaces of Global Capitalism). Dans l’état actueldes choses, l’overclass mondiale dont certains auteurs dénon-cent la constitution est un fantasme qui ne correspond àrien de réel. Au niveau des États-nations, les classes domi-nantes n’échappent pas non plus totalement aux ravages del’individuation individualiste, ni aux mirages de la marchan-dise. Tout en rejetant les pires des techniques rythmiquesnouvelles, elles sont, elles aussi, petit à petit emportéesdans le mouvement général de fluidification des formes devie. Leurs corps sont de plus en plus soumis à des techni-ques, sinon imposées, du moins fortement promues par lemarché (cosmétique, programmes de musculation, chirur-gie esthétique). Leur langage s’éloigne de plus en plus desénergies et de la densité propres aux aventures littéraireset à ce que l’on appelait autrefois la conversation pouradopter la neutralité fonctionnelle et la banalité liquide del’expression technique et médiatique. Même les alter-nances de leur vie sont de moins en moins distinctes, dufait des nouvelles formes de management des entreprises,

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de l’utilisation de plus en plus intrusive des techniques detélécommunication et de la pénétration médiatique dans lasphère privée.

Une partie de la tradition marxiste limite encore, parailleurs, le pouvoir à un simple pôle de détermination et dedécision étatique et institutionnel, qui devrait être conquisau profit des couches actuellement dominées. Or, unebonne portion des nouvelles réalités politiques échappedésormais à ce schéma. Dans le nouveau monde, le pouvoirréside de plus en plus largement dans les réseaux sub-étati-ques, d’une part, dans les multinationales, les réseaux média-tiques mondialisés et l’Empire, de l’autre. Il faut donc lepenser d’une manière nouvelle qui, certes, ne laisse pas decôté la réalité toujours active des États et des institutions tradi-tionnelles, mais qui permette également de comprendretoutes les formes politiques qui échappent désormais à leuremprise (travail qui bénéficierait, du reste, de nombreuxtravaux menés à l’intérieur même de la tradition marxiste,comme ceux, entre autres, de Cornelius Castoriadis, L’Institu-tion imaginaire de la société, d’Ernesto Laclau et ChantalMouffe, à partir de la notion gramscienne « d’hégémonie »,Hegemony and Socialist Strategy. Towards a Radical Democrat-ic Politics, ou encore de Fredric Jameson, Postmodernism, or,The Cultural Logic of Late Capitalism).

Dans la mesure où aucune des théories du pouvoir tra-ditionnelles ne semble plus aujourd’hui convenir au nou-veau monde fluide, celui-ci relèverait-il finalement plutôtd’une approche de type micro-logique, comme celles déve-loppées, en réaction à toutes les tendances précédentes,dans les années 1960-70 ? Dans le nouveau monde, le pou-voir ne pourrait plus être pensé en fonction de la seuledomination étatique ou même des seuls conflits de classe,car tout le corps social serait en réalité traversé par unréseau de forces et de relations de pouvoir. Avant de secoaguler au sein des institutions et de l’État, le pouvoir

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circulerait et s’inscrirait dans les corps par des pratiquesdisciplinaires et des savoirs techniques que l’on pourraitanalyser, par exemple, à l’instar de ce que proposaient Foucault et Goffman, à partir de certaines institutionscomme l’hôpital, l’école ou la prison.

Ces analyses constituent, elles aussi, une source d’ins-piration importante. Dans la mesure où elles centrentleurs approches du pouvoir non plus seulement sur lanotion d’assujettissement des individus par des systèmesou par des institutions chargées d’assurer la dominationmassive d’une classe par une autre, mais sur celle de pro-duction des sujets dans le jeu constant des interactions,elles jettent une certaine lumière sur le monde danslequel nous venons d’entrer. Aujourd’hui, alors que lessystèmes emboîtés d’autrefois ont été remplacés par denouveaux modes d’organisation fluides, déterminer lesrythmes de l’individuation est devenu l’une des marquesessentielles du pouvoir. Les analyses de type micro-logiquelèvent ainsi une partie du voile sur la façon dont lesréseaux des multinationales, des médias mondialisés et del’Empire construisent et exercent leurs nouveaux pou-voirs, en particulier contre les États et les souverainetéspopulaires traditionnelles.

Mais, là encore, ce genre d’approche soulève un certainnombre de problèmes. Nous avons vu que le placage sur lenouveau monde d’analyses conçues pour lutter contre uneréalité et des idéologies totalement différentes a amené uncertain nombre des disciples de la pensée micro-logique àabandonner toute posture critique au profit d’une simple etbruyante célébration de ce qui est. Aujourd’hui, maints deces disciples – dont Negri est l’un des exemples les plusconnus – se sont transformés en supplétifs de la grandeattaque néo-libérale contre l’État-nation et les conquêtesdémocratiques qui lui étaient attachées. État-nation qui,malgré tout ce que l’on a pu lui reprocher à l’intérieur

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(la perpétuation des rapports de classe inégaux) comme à l’extérieur (l’impérialisme), a constitué historiquement l’espace qui a rendu possible les principales avancées politi-ques de ces deux derniers siècles (toutes les transforma-tions révolutionnaires et démocratiques y compris les déco-lonisations), et restera, quoi qu’on en dise, l’un des enjeuxmajeurs du nouveau monde en devenir. Comme on voit mal,en effet, la Chine, l’Inde, les États-Unis, le Japon, et même leRoyaume-Uni, l’Allemagne, la France, l’Espagne, etc. se dis-soudre au XXIe siècle au profit d’un réseau capitalistiquemondialisé, il nous faut intégrer cette donnée à la théoriepolitique, plutôt que de lui dénier, de manière purementidéologique, toute pertinence et toute valeur.

Le détournement de Foucault et de Deleuze vers le néo-libéralisme doit être fermement rejeté, mais il faut recon-naître qu’il a probablement été rendu possible par undéfaut originaire des approches micro-logiques. Au moinsau départ, ces approches ont en effet souffert d’un manqued’articulation entre l’interactionnisme horizontal des corps-langages et l’interactionnisme vertical de leurs dimensionssingulières et collectives. Ainsi, les difficultés rencontréesdans les années 1970 n’ont fait que s’accentuer avec la mon-dialisation. De même que les micro-physiques du pouvoiravaient bien du mal à rendre compte de l’existence des insti-tutions et en particulier des États, de même ces formes d’ap-proche butent aujourd’hui sur la question des interactionsentre les aspects singuliers et supra- ou extra-étatiques desnouveaux modes d’individuation.

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Le pouvoir comme médium

Au cours des vingt-cinq dernières années, tout unensemble d’auteurs a essayé de sortir de ces difficultés(entre autres Elias, Bourdieu, Foucault lui-même, Touraine,Habermas, Honneth, Giddens, Bauman, Caillé, Thévenot,Boltanski). Bien qu’elles soient souvent très différentes lesunes des autres – et l’on ne manquera pas de faire remar-quer l’étrangeté qu’il y a à mettre dans le même panier parexemple Bourdieu et Touraine, Foucault et Habermas –, onpeut qualifier leurs théories d’intermédiaires au sens oùelles se rejoignent toutes dans la volonté de tenir ensembleet de penser l’un par l’autre ce qu’elles conçoivent commeles deux côtés de la vie socio-politique : les « systèmes » etles « interactions entre les individus ».

Je laisse de côté tout ce qui les oppose, et qui esténorme, pour me concentrer sur ce qui les porte dans lamême direction. Deux concepts semblent condenser la dif-férence entre conceptions intermédiaires et conceptions tra-ditionnelles : celui de dialectique et celui de cercle herméneu-tique. Depuis le recul du marxisme et le succès des penséesnietzschéennes et libérales, le premier a été de plus en plussouvent pris, en philosophie même à laquelle il est emprunté,dans le sens d’interaction. Même chez des auteurs explicite-ment hégéliens, la notion d’Aufhebung a été délaissée au pro-fit de la notion de maintien des contradictions et l’on a désor-mais mis l’accent, chez Hegel lui-même, sur des formes deprocessus qui n’impliquaient ni suppression de la thèse parl’antithèse, ni développement logique inéluctable. Touts’est passé comme si Humboldt avait pris sa revanche surHegel et que la notion de Wechselwirkung élaborée par lepremier l’emportait enfin sur celle d’Aufhebung promue parle second.

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Le concept de cercle, ou de manière plus précise, de spi-rale herméneutique, qui plonge ses racines chez Schleierma-cher et Dilthey, s’est, quant à lui, petit à petit imposé parallè-lement à la diffusion des pensées heideggérienne, gadamé-rienne et ricœurienne, et il est, aujourd’hui, devenu l’un desappuis théoriques les plus courants des théories du social etdu politique qui tentent de dépasser les dualismes qui lestenaient jusque-là prisonnières. Ce concept y est, il est vrai,souvent pris dans un sens seulement épistémologique, quidécrit les parcours en spirales de la connaissance des phéno-mènes, mais, on le voit, sous l’influence des travaux de Gada-mer sur les rapports des êtres humains et de ce qu’il appelle« la langue », revêtir de plus en plus souvent un sens ontolo-gique, qui le rapproche de la notion sociologique d’interac-tion. Dans l’un et l’autre cas, il s’agit alors d’un rapport réelentre des pôles dont l’existence même ne se conçoit quedans leur interdépendance et leurs échanges incessants.

Depuis les années 1980, on a ainsi vu se développer dansles sciences sociales, sous des noms variés, un intérêt pourdes processus d’individuation fondés sur la « circularitéherméneutique », sur la « récursivité » ou encore sur les « oscillations entre pôles », bref sur des interactions vertica-les entre niveaux couplées aux interactions horizontalesentre corps-langages (constructions croisées de l’habitus etde la configuration chez Elias, des mouvements et des orga-nisations, puis du sujet et de la culture chez Touraine, del’habitus et du champ chez Bourdieu, du sujet et des dispo-sitifs puis des problématisations chez Foucault, de l’actioncommunicationnelle et du monde de la vie chez Habermaset chez Honneth, des compétences et des critères de juge-ment de l’action chez Thévenot et Boltanski, de l’individu etde la totalité sociale chez Caillé, des actions créatives et desroutines chez Giddens, etc.).

Pour toutes ces théories, le pouvoir ne peut être accro-ché à un aspect unique de la réalité, que celle-ci soit pensée

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comme individu, système, classe ou interaction. Les « sys-tèmes » ne sont pas des ensembles de règles ou de normess’imposant à des acteurs impotents, ni non plus de simplesproduits de l’interaction d’agents préexistants, mais des for-mes à la fois systématisantes et systématisées au cours deces interactions. De même, les « individus » ne sont pas lespurs résultats de processus d’assujettissement, ni dessujets assurés de leur identité et précédant toute action,mais des entités toujours en cours de construction et dedéconstruction à travers des processus d’apprentissage etd’interaction. Dans la mesure où une dialectique ou un cer-cle relie les systèmes sociaux aux individus singuliers, lepouvoir est donc partie prenante de cette dialectique ou dece cercle. Les individus reçoivent des systèmes qui leurpréexistent non seulement des contraintes, mais aussi desressources pour mener leurs actions. De même, ces systè-mes de règles ou de normes imposent des obligations auxindividus, mais ils ne continuent d’exister en tant que systè-mes que dans la mesure où des actions sont menées jouraprès jour par des individus qui les respectent. Si ce n’estplus le cas, un système donné peut être rapidement amenéà disparaître.

Ces conceptions constituent un réel apport à la compré-hension de la nouvelle réalité politique à laquelle nousavons affaire aujourd’hui. Au lieu de présenter le pouvoircomme la cause ou le résultat de la détermination d’unerelation, elles le font apparaître comme ce qui se joue – danstous les sens du terme – au cours de la relation elle-même,c’est-à-dire comme le médium que et au sein duquel se dis-putent des individus et des systèmes toujours en formation-déformation, au cours des spirales qui les lient les uns auxautres. De ce point de vue, le pouvoir constitue moins unsimple état de fait que le milieu et le moyen à travers lequelse construisent les individus singuliers et collectifs, les clas-sements et les hiérarchies qui les relient les uns aux autres,

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ainsi que les ef fets de domination qui apparaissent au seinde ces classements et de ces hiérarchies.

Le problème est que beaucoup de ces conceptions dupolitique sont aujourd’hui à leur tour en difficulté. Toutd’abord, elles rencontrent des limites internes. Au moinsune bonne partie d’entre elles se heurte à ce que j’ai pro-posé ailleurs d’appeler des « points de rebroussement ». Onpeut montrer, par exemple, l’intérêt de la stratégie propo-sée par Elias pour rendre compte de la construction croiséede l’individu et de l’État modernes, mais aussi les lieuxthéoriques à partir desquels cette stratégie revient sur sespropres pas en reprenant des présupposés dualistes qu’elles’était elle-même engagée à combattre : chez Elias, un pré-supposé naturaliste hobbesien hante une théorie du pou-voir qui se veut pourtant fidèle à un primat du processussur l’identité et la structure, et qui l’amène ainsi à réduire ledevenir-acteur, la subjectivation, à un simple assujettisse-ment. Le pari de faire une sociologie des processus n’estpas tenu jusqu’au bout et Elias a besoin, à un certainmoment de sa construction, de postuler une base substan-tialiste : l’homme de désir. La recherche n’a pas été faitepour les autres auteurs qui viennent d’être cités, mais il neserait pas très difficile de mettre en évidence les présup-posés anthropologiques fondamentaux qui se déploientchez chacun d’eux comme fondements et impensés deleurs théories.

Certains auteurs, il est vrai, ont poussé beaucoup plus loinla réflexion sur la subjectivation qui se joue dans les luttescroisées entre individus et systèmes. Ces auteurs ont ouvertun espace théorique qui prolonge et enrichit la réflexion surla seule individuation en ajoutant à la question de la singula-rité celle du devenir-acteur historique dans un champ prati-que donné. Mais leurs points de vue souffrent souvent d’undéfaut en quelque sorte inverse du précédent. Certes, la sub-jectivation (qu’elle soit individuelle ou collective) n’y est plus

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réduite à un assujettissement, ni d’ailleurs à une identificationavec le moi ou le « pouvoir de » propre à l’individu néo-libéral,elle y est définie comme devenir-sujet, c’est-à-dire devenir-acteur, agent autonome de sa propre vie, à travers la réflexi-vité et la pratique au sein du médium du pouvoir.

Cette voie, que je laisse ici volontairement de côté pourme concentrer sur la seule question de l’individuation, est àmon avis très féconde et devra être poursuivie. Mais dèsmaintenant, on peut remarquer que les fondements théori-ques de ce devenir-sujet restent dans la plupart de ces théo-ries ou bien indéterminés ou bien relativement discutables.Qu’il soit singulier ou collectif, le devenir-sujet y est la plupart du temps présenté comme un travail sur le « soiconstruit », comme un écart par rapport aux normes reçueset incorporées. Or, cette conception du sujet reste encoretrop liée à son concept substantialiste traditionnel. Suivantun mouvement, récemment critiqué à juste titre par VincentDescombes (Le Complément de sujet. Enquête sur le faitd’agir de soi-même), on infère généralement de ce processusl’existence d’un pouvoir-être-sujet que l’on attribue à différen-tes entités métaphysiques antécédentes. Ainsi, au lieu d’enrester aux dynamiques dans lesquels se produisent dessujets au sein du médium du pouvoir, on est tenté de remon-ter de nouveau à un pouvoir premier, que l’on se représentecomme une ipséité éthique (Touraine, Ricœur), commeincorporé dans les structures communicationnelles du lan-gage (Habermas), ou encore, à l’instar déjà de Dilthey et,après lui, de Simmel, comme une productivité inhérente à lavie (Giddens).

À ces limites internes, il faut ajouter des difficultés exter-nes. Qu’elles soient plutôt sur le versant de l’assujettisse-ment (comme Elias ou le premier Bourdieu) ou plutôt surcelui de la subjectivation (comme Touraine et le dernierBourdieu), les conceptions intermédiaires du politique – sauf, nous le verrons, chez Foucault – convergent au moins

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sur un point avec les théories réticulaires et moléculaires dumonde fluide, héritées des théories interactionnistes desannées 1970 : quoiqu’elles en aient, le monde qu’elles décri-vent reste en grande partie chaotique et inintelligible. Lesspirales par lesquelles se produisent les individus singulierset collectifs gardent en effet l’aspect de dialectiques ouvertesou de cercles herméneutiques perpétuels, continus et relati-vement indéterminés dans leurs formes, si bien que rien neleur permet de rendre compte in fine de l’existence, ni sur-tout de la qualité, des individus singuliers et collectifs quenous observons.

Ces théories ne permettent pas de comprendre que cesprocessus possèdent une organisation temporelle descripti-ble – et que c’est donc dans ces processus que se joueaujourd’hui le pouvoir. Pour le dire autrement, les théoriesintermédiaires ont intégré à juste titre les notions de cerclesherméneutiques ou d’interactions néo-dialectiques entreniveaux, mais elles n’ont pas prêté attention à l’organisationtemporelle de ces spirales ou de ces interactions, en particu-lier à la qualité de cette organisation – ce qui explique peut-être leur difficulté à saisir la subjectivation dans son dyna-misme radical et leur oscillation permanente entre les pôlesde l’assujettissement brut et d’une subjectivation déjà don-née. Les rythmes de l’individuation sont largement ignorés,comme le fait que « l’âme » est toujours, en dernière ana-lyse, un produit des techniques rythmiques qui organisentle fluement des corps-langages-groupes.

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Le pouvoir comme médium rythmique

Dans un livre important mais peu lu en France (Cultureand Agency. The Place of Culture in Social Theory), Marga-ret Archer a montré qu’il ne suffit pas de substituer auxmodèles unidimensionnels en vigueur jusque-là (upwardsand downwards conflation theories) des modèles « centristes »(central conflation) – elle pensait plus précisément à ceuxde Giddens ou de Bauman, mais sa démonstration peut êtreétendue à tous les modèles intermédiaires. Ces modèlesignorent le fait que la production-reproduction des « indivi-dus » et des « systèmes » ne suit pas des spirales indétermi-nées et sans formes, mais qu’elle se réalise suivant des alter-nances de périodes de « morphogenèse » et de « morphos-tase » distinctes les unes des autres. Lorsque l’on observehistoriquement ce qui se passe dans les sociétés humaines,on constate que se succèdent des moments, souvent assezbrefs, au cours desquels les interactions produisent de nouvelles formes sociales, et des périodes, souvent plus longues, pendant lesquelles les systèmes issus de ces moments dynamiques se stabilisent et se transforment enroutines. De cette constatation, qui l’amène sans le savoirtrès près de Simondon, Archer conclut qu’il conviendrait, àl’encontre de ce que font les théories intermédiaires, de gar-der analytiquement séparés le niveau des interactions indi-viduelles et le niveau systémique, car, contrairement à cequi se passe dans le langage où la langue est reproduitedans et grâce à chacune de ses instanciations discursives, lesocial ne se reproduirait pas de manière continue et danschaque interaction, mais par à-coups et dans certainsmoments particuliers du cours de ces interactions.

Cette conception éclaire d’un jour nouveau les modèlesintermédiaires et permet d’identifier l’obstacle sur lequel

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ils butent aujourd’hui. Tout en introduisant une vision inter-actionniste qui tranche avec l’unilatéralisme des modèlestraditionnels, ces modèles conservent malgré tout l’indiffé-rence de leurs prédécesseurs pour les dimensions rythmi-ques du social et du pouvoir. Ainsi une bonne partie de laréalité du nouveau monde fluide leur échappe-t-elle désor-mais. Les rapports entre les processus d’individuation etle pouvoir sont bien perçus de manière dynamique, maisl’organisation temporelle de ces relations, ce que je propo-serais d’appeler les « techniques d’individuation », restedans l’ombre.

Les limites de la conception alternative défendue parMargaret Archer tiennent au fait qu’elle dissocie, pour sapart, artificiellement la socialité des corps-langages etqu’elle réduit abusivement, comme le faisait déjà Simondonavant elle, leur dimension rythmique à une successionbinaire de temps forts et de temps faibles. Tout en pointantavec justesse l’importance des phénomènes rythmiques, lathéorie du rythme qu’elle propose reste insuffisante, euégard aux réalités fluantes du nouveau monde.

Les processus d’individuation ont en effet, nous l’avonsvu, un agencement interne beaucoup plus riche qu’il y paraîtau premier regard. Tout d’abord, il est nécessaire d’y inclureau moins trois aspects : la « corporéité », c’est-à-dire les tech-niques qui organisent le fluement des corps ; la « discursi-vité », c’est-à-dire les techniques qui organisent les flue-ments du langage ; enfin, la « socialité », c’est-à-dire lestechniques qui déterminent les modulations de l’intensitédes interactions entre ces corps-langages. L’individuation estloin de se réduire à une interaction entre les normes et lesvaleurs existantes, d’une part, et l’esprit d’individus déjàconstitués, de l’autre. C’est l’entrecroisement de la corpo-réité, de la discursivité et de la socialité qui produit les « âmes ». Ensuite, ces trois aspects sont indissociablementliés les uns aux autres. Les manières de fluer du social, des

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corps et du langage s’y déploient en s’appuyant les unes surles autres ou, au contraire, en s’opposant les unes aux autres.Les techniques qui organisent le fluement du social ne peu-vent donc être dissociées, comme le fait Archer, de celles quiorganisent le fluement des corps et du langage. À chaqueépoque, dans chaque groupe considéré, ces techniques for-ment un dispositif complexe, un rythme de rythmes.

Cet agencement des processus d’individuation interditde réduire leurs rythmes à une simple succession de stopsand goes, de moments de dynamisme interactif et de mo-ments de stabilisation systémique. Un tel binarisme privilé-gie abusivement les rythmes d’alternance morphologiqueles plus simples (cultes, cérémonies, périodes de travail,rassemblements sportifs, meetings, élections, etc.), sanstenir compte ni de leurs transformations récentes, ni deleurs interactions avec les rythmes corporels et langagiersqui sont tout aussi déterminants pour la production desindividus. D’une manière générale, il ne permet pas de sai-sir la spécificité historique des dif férentes configurationsprises par les rythmes de l’individuation et donc de jugerdes formes de pouvoir qui y sont en jeu.

Et la raison en est simple. Contrairement à ce que Mar-garet Archer affirme, le social ne se reproduit pas différem-ment du langage, car il lui est consubstantiellement lié dansl’organisation des corps-langages : il est, comme lui, dansun processus de production-reproduction permanent. Cer-tes, ce processus est organisé, mais cette organisation variedans le temps en prenant des formes qui ne sont en rienréductibles à de simples successions binaires de tempsforts et de temps faibles. Il manque à la proposition d’Ar-cher une théorie capable d’identifier et de distinguer l’infiniéthique et politique des manières de fluer des corps-langa-ges-groupes.

Pour développer une théorie du social et du pouvoir quine se limite pas à une nouvelle version des théories inter-

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médiaires, il nous faut donc, en premier lieu, critiquer leurusage insuffisamment problématisé des méthodes néo-dia-lectique et herméneutique en y introduisant la question desrythmes qui organisent les interactions. Certes, le pouvoirdoit être considéré comme un médium, mais ce médiumn’est pas totalement liquide et isotrope : du fait des mouve-ments qui le traversent, il prend des formes qui ne sont enrien erratiques. Le pouvoir est un médium rythmique.

Toutefois, il nous faut également dépasser les limites del’analyse par Margaret Archer de ce phénomène, qui n’esten rien réductible à un schéma métrique. Seule une compré-hension fine des formes d’organisation temporelle des pro-cessus d’individuation et de leurs spécificités historiques peutnous permettre d’aller véritablement au-delà des concep-tions intermédiaires du pouvoir – et une telle compréhen-sion nécessite de théoriser la notion d’organisation rythmi-que de l’individuation.

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De l’évolutionnisme à l’histoire des spécificités

Les spécificités historiques des manières de fluer descorps-langages-groupes sont, il est vrai, souvent difficiles àidentifier car elles sont la plupart du temps intégrées dans degrands schémas historiques qui écrasent ce qu’elles possè-dent tout à la fois de particulier et de partageable, ainsi queles gains et les pertes qu’elles ont entraînés. L’ensemble desformes de vie qui ont peuplé le passé ou toutes celles quiexistent aujourd’hui dans leur multiplicité sont le plus sou-vent conçues comme les chaînons d’un grand processus évo-lutif, qui serait allé du monde chaud et solidaire de la tradi-tion au monde froid et individualiste de la modernité (deMarx et Tönnies à Lévi-Strauss et Dumont), à moins que cene soit à l’inverse – mais c’est la même chose – de la tyranniedu groupe à la liberté individuelle et à la démocratie (deConstant et Spencer à Habermas et Gauchet). Que ce soitpour les louer ou les condamner, les sociétés occidentales etleurs dispositifs rythmiques particuliers sont considéréscomme le télos de toute l’humanité, dont le destin serait ainsid’aller des formes rythmiques dites « traditionnelles » auxformes rythmiques dites « modernes ».

Or, il n’existe pas de représentation plus fausse. Sansmême parler des variations infinies des rythmes des corps-langages, qui sont ici totalement ignorées, les différentesmanières de fluer du social ne peuvent être réduites à cetteopposition. Contrairement à un préjugé bien ancré, lespériodes de vie singulière ne sont pas l’apanage des sociétésmodernes occidentales. Certes, les Eskimo, les Nuer ou lesIndiens d’Amazonie étudiés par Pierre Clastres connais-saient des périodes de vie collective intenses, mais ces peu-ples, pourtant réputés parmi les plus « archaïques » et les

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plus « holistes » qui aient jamais existé, jouissaient égale-ment de longues périodes de vie singulière, qui ne se limi-taient pas à des formes plus ou moins inconscientes d’elles-mêmes s’imposant aux acteurs de manière purementpratique. Chez les Eskimo, lorsque les individus profitaientde l’été pour mener leur vie de manière totalement auto-nome, le droit et la religion possédaient de fortes composan-tes individualistes. Chez les Nuer et les Indiens d’Amazonie,la liberté et l’égalité des individus étaient explicitementrevendiquées et posées comme des valeurs. Ceux-ci possé-daient un sens aigu de leur dignité personnelle et de leursdroits vis-à-vis de leurs semblables. L’indépendance etl’opposition aux exigences des proches étaient apprises trèstôt et constituaient, avec l’égalité, des principes fondamen-taux de leur éducation.

À cela, il faut ajouter le rejet du préjugé inverse, maiscomplémentaire, selon lequel une authentique vie collec-tive n’existerait que dans les sociétés « traditionnelles » nonoccidentales. On trouve en effet couramment, dans lessociétés contemporaines considérées aujourd’hui commeles plus individualistes, des moments de vie en commun detrès forte intensité (comme certains mouvements sociaux,certaines grèves ou insurrections, certaines élections oucertains événements sportifs), ainsi que des solidaritésdurables créées autour de projets politiques particuliers(l’appropriation collective des infrastructures ou de cer-tains moyens de production, la mise en commun des res-sources de santé et d’éducation, la gestion collective etintergénérationnelle des retraites, etc.).

L’idée, héritée de l’évolutionnisme du XIXe siècle, selonlaquelle les sociétés dites « archaïques » et « traditionnelles »relèveraient d’un type « holiste » originaire, c’est-à-dire oùles individus seraient entièrement soumis au pouvoir dicta-torial du groupe (des Gemeinschaften dans la classificationde Tönnies), alors que les sociétés dites « modernes »

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relèveraient, elles, d’un type « individualiste » dérivé, où lesgroupes ne seraient que des associations d’individus singu-liers libres, favorables à des formes libérales de pouvoir(des Gesellschaften), s’avère donc totalement fausse. Nonseulement elle ne dit rien des multiples manières de fluerdes corps et du langage, mais elle ne correspond pas dutout à la réalité observée par les anthropologues, les socio-logues et les historiens.

Le dualisme socio-historique et l’évolutionnisme, quicontinuent à encombrer les sciences sociales et la philoso-phie, nous renseignent en fait beaucoup moins sur la réalitédes formes politiques des sociétés dites « traditionnelles » etdes sociétés occidentales dites « modernes » que sur lesentreprises de domination qui ont été développées en Occi-dent, à la fin du XIXe siècle, dans des sociétés bouleverséespar la première vague de la mondialisation. De même,aujourd’hui, alors que nous subissons la suivante, le dua-lisme et l’évolutionnisme ne reflètent pas tant un état denos sociétés qu’ils ne servent à justifier et poursuivre despolitiques d’assujettissement et d’exploitation du mondenon occidental, ainsi que des classes inférieures du mondeoccidental lui-même.

Selon le programme implicite qu’ils véhiculent, cessociétés et ces classes dominées seraient destinées par leslois de l’histoire à abandonner ou à renoncer à tout projet defonctionnement choisi, au profit du modèle libéral des stra-tes dominantes de ces sociétés – posé comme modèle natu-rel et fin de l’histoire (Fukuyama, La Fin de l’histoire et leDernier Homme). Une définition purement locale de la qua-lité et de la répartition de l’individuation singulière et collec-tive est ainsi présentée comme un simple effet de l’évolutiondes sociétés, avec pour but d’empêcher toute alternative.

Plutôt que de penser nos sociétés – et celles des autres –comme des chaînons d’un grand processus évolutif, allantde la totalité vers l’élément, du monde chaud et solidaire

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de la tradition au monde froid et individualiste de lamodernité, ou, à l’inverse, de la tyrannie du groupe à laliberté individuelle et à la démocratie, il nous faut doncobserver les manières de fluer des corps-langages-grou-pes propres à chaque situation socio-historique particu-lière pour elles-mêmes.

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Pour une éthique et une politique des rythmes de l’individuation

Il ne s’agit pas toutefois, en nous passant de l’échelle évo-lutionniste, d’abandonner tout critère de jugement – et donctoute critique – au profit d’une simple description objecti-vante des multiples formes de vie qui ont existé sur terre.Le relativisme positiviste ne vaut pas mieux que le dogma-tisme évolutionniste. Viser la spécificité des manières defluer des individus exige de se doter de critères permettantde distinguer leurs diverses qualités éthiques et politiques.

Cette question est toutefois, on le sait, très débattue. Cer-tains, depuis les années 1920, à l’instar de Spengler, Schmittet Heidegger, soutiennent qu’il nous est tout à fait impossibled’abstraire de tels critères de notre finitude historique et quenous sommes de ce fait condamnés à un décisionnisme arbi-traire – sauf à nous mettre « à l’écoute de l’Être », c’est-à-dire,en réalité, à l’écoute des mouvements collectifs anonymesqui balayent l’histoire et donnent à celui-ci ses figures suc-cessives : dans une version dure, celle autrefois de Spengler,Schmitt et Heidegger, aujourd’hui de Huntington, les « peu-ples » et les « civilisations » animés par leur volonté de puis-sance ; dans une version plus molle, ce que Gadamer appellela « tradition » ou Rorty les « coutumes libérales occidenta-les ». D’autres, comme Habermas ou Rawls, affirment, aucontraire, qu’une telle conclusion n’est en rien nécessaire,que nous ne sommes pas condamnés à l’oscillation entrel’arbitraire subjectiviste et l’acquiescement aux valeurs desgroupes auxquels nous appartenons, car il nous est possiblede surmonter notre contingence historique en nous appuyantsur des éléments universels de la nature humaine, que ce soitle langage comme moyen d’argumentation ou les critères dece qui est juste.

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Ces positions soulèvent autant de problèmes les unes queles autres. Après une période d’affirmation héroïque de ladécision, dont le destin a été définitivement scellé par lesmonstruosités de la Seconde Guerre mondiale, les premiè-res se sont retournées vers une position ontologique qui nefait que reprendre à nouveaux frais le consentement hégé-lien à ce qui vient – avec l’optimisme chrétien en moins. Lesdeuxièmes, ébranlées par ce qui venait de se passer, onttenté de retrouver des critères universels de jugement criti-que, mais elles n’ont pu le faire qu’à travers des stratégiesformalistes qui ont abstrait ces critères de toute réalité cultu-relle et politique particulière, sans arriver par ailleurs àconvaincre que les « principes formels » qu’elles affirmaientavoir mis en évidence au sein du langage ou des pratiqueshumaines constituaient bien des universels.

Pour éclaircir, autant que faire se peut, cette question,nous pouvons commencer par remarquer, comme le font – etparfois contre elles-mêmes – les philosophies de l’historicitéessentielle des êtres humains, que nos critères de jugementdépendent directement de nos objectifs éthiques et politi-ques. Ainsi, de même que l’universalisme formel de Rawls etHabermas prolonge leur programme social-démocrate, demême un projet fasciste constitue clairement le télos des déci-sionnismes schmittien et heideggérien. Le problème pourraitdonc sembler, en dernière analyse, d’expliciter et de justifiernos propres objectifs. Pour le dire autrement, nous sommes iciconfrontés à la question de la définition d’une éthique et d’unepolitique des rythmes de l’individuation. En même temps,comme le soulignent – mais elles aussi parfois contre elles-mêmes – les philosophies universalistes, nous ne devons pastrop nous hâter de décider de ces objectifs, car, que nous le fas-sions en nous en remettant aux coutumes de notre société ouau nom de notre lumière naturelle, nous risquons de retombertrès vite dans une vision ethnocentriste et dominatrice sansmême nous en apercevoir.

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Il nous faut donc prendre un chemin plus long que celuisuggéré par chacune de ces orientations philosophiques etconstruire nos critères, par un jeu d’allers-retours progres-sifs, entre l’observation de la diversité des formes de viehumaines et la visée universelle qui anime toute éthique ettoute politique démocratiques. Sauter directement auniveau de transcendantaux anhistoriques ou, à l’inverse, àcelui d’un existential de l’historicité, sont deux formes deréductionnisme philosophique qui empêchent, tout autantl’une que l’autre, de rendre compte de la multiplicité desexpériences humaines, de les évaluer et, par suite, de nouspositionner dans l’histoire. Comme l’a récemment rappeléMeili Steele (Hiding from History. Politics and Public Ima-gination), le seul moyen à notre disposition pour forger etmettre au jour des objectifs éthiques et politiques légiti-mes est de mener un examen comparatif des formes de viepassées à la lumière de notre présent et de nos attentespour le futur, ainsi que de nos formes de vie présentes etdu futur que nous y envisageons, à la lumière des expé-riences du passé.

Il va de soi qu’un tel programme doit intégrer, dès ledépart, son caractère inachevable et qu’il ne peut se conce-voir autrement que comme une proposition située dansl’horizon de celui, celle ou ceux qui voudraient l’entre-prendre. Mais le caractère nécessairement limité de cettestratégie ne doit pas nous dissuader de nous y engager.Tout d’abord, nous n’avons pas le choix. Le bond vers lessolutions clés en main proposées par les philosophies quis’affrontent aujourd’hui sur la question de l’historicité nepermet aucun progrès réel quant à la détermination desprincipes de notre action. Par ailleurs, nous aurions tort derenoncer à une telle enquête, au prétexte que ses résultatsseraient a priori limités, car, en dernière analyse, il se peutque ce qui compte ici soit au moins autant le chemin par-couru et les déplacements opérés que leurs conséquences

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finales. Les maximes éthiques et politiques que nous pour-rions tirer de notre enquête pourraient se révéler moinsimportantes que les processus complexes de discussion etde transformation qui nous auront menés vers elles.

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Du rêve de la démocratie comme arythmie

Pierre Clastres est probablement l’un de ceux qui ontmené de la manière la plus ferme et résolue l’entreprise deproduction de critères d’évaluation éthiques et politiquespar la voie comparative anthropologique et historique.

Dans La Société contre l’État, il fait remarquer que la plu-part des théoriciens du politique présupposent une division del’humanité en deux parties, de maturités et de valeurs inéga-les : d’une part, des sociétés (aujourd’hui en voie de dispari-tion rapide) qui se seraient arrêtées à un stade archaïque dedéveloppement ; de l’autre, les sociétés qui, elles, seraient pas-sées à un stade supérieur. Les premières seraient dénuées detoute dimension politique et constitueraient des formes socia-les incomplètes auxquelles manquerait un organe essentielpour le développement humain : l’État. Seules les secondes,parce qu’elles auraient accédé à ce dernier, permettraient auxêtres humains de déployer une activité politique et ainsi des’extraire de la nature en se forgeant eux-mêmes à travers laconstruction d’une culture. Selon cette représentation, l’Étatconstituerait donc le télos de toute société et de toute pratiquepolitique, et l’histoire entière de l’humanité pourrait se lirecomme l’histoire de sa construction.

À ce simplisme dualiste et évolutionniste, hérité de lapériode coloniale, Clastres oppose une vigoureuse réévalua-tion de la vie politique des sociétés dites archaïques. Il ysuggère des attitudes et des pratiques, dont le mobile essen-tiel serait de s’opposer à l’apparition d’un pouvoir distinct dela société, capable de coercition. Ces sociétés ne manque-raient pas d’État, elles travailleraient constamment à empê-cher sa naissance. De ce point de vue, l’État ne serait pas lafin et le moyen de toute vie politique, mais plutôt le plus

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grand obstacle qui s’opposerait à elle. Depuis son apparition,les sociétés humaines auraient perdu leur autonomie au pro-fit d’une institution coercitive qui se serait placée au-dessusd’elles. L’égalitarisme qui les caractérisait aurait cédé laplace à une hiérarchisation des individus. Toute pratiquepolitique devrait donc se donner pour objectif de luttercontre l’État. Seuls sa disparition ou son affaiblissement radi-cal pourraient permettre à la société de retrouver l’autono-mie qu’elle aurait connue dans la préhistoire.

Cette conception a le grand mérite de réhabiliter l’expé-rience politique de sociétés longtemps considérées par lesOccidentaux comme « sauvages » et sans valeur pour eux.On se réjouit également de la voir faire voler en éclatsl’évolutionnisme qui sous-tend encore maintes des posi-tions politiques et éthiques contemporaines. Mais on nepeut s’empêcher de regretter son binarisme un peu som-maire. L’idéal qu’elle propose relève plus, en effet, d’uneinversion philosophique terme pour terme que d’une véri-table analyse anthropologico-historique des phénomènesdu pouvoir et de l’État. Certes, Clastres met au jour des pra-tiques politiques « égalitaires » et « démocratiques » là où laphilosophie et les sciences sociales n’ont eu de cesse deprojeter leurs fantasmes de « guerre de tous contre tous »(XVIIe s.), d’« état de nature édénique » (XVIIIe s.) ou de « tyrannie de la communauté » (XIXe s.). Mais il s’agit tou-jours pour lui, en fin de compte, de convoquer un fondsarchaïque qui constituerait à la fois l’origine historique et lafinalité éthique de la réalité sociale. Ainsi le dualisme évolu-tionniste est-il moins dépassé qu’inversé.

Clastres reste, par ailleurs, profondément marqué parles impasses du structuralisme. Son modèle de démocratiedérive directement de celui d’un échange généralisé desbiens, des mots et des femmes, réductible à une circulationconstante des signes, dont tout aspect rythmique a étégommé. Dans le monde lévi-straussien de Clastres, dans la

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mesure où tout circule en effet, toute accumulation et toutehiérarchisation sociale semblent impossibles, mais on ne sepose jamais la question de savoir précisément comment toutcela circule, de quelles manières ces biens, ces mots et cesfemmes sont échangés, suivant quelles techniques corpo-relles, langagières et sociales. Du fait de la prégnance de lamatrice linguistique structurale, qui sert de modèle formelfondamental à l’analyse, l’échange est abstrait de ses modali-tés rythmiques, selon une logique de la forme et du contenuqui reste, là aussi, dans le dualisme. Du coup, les différencesentre les multiples modes d’individuation propres aux socié-tés archaïques restent dans l’ombre, de même que la réparti-tion inégalitaire des « personnes » entre les hommes et lesfemmes – et le rôle fondamental qu’y joue toujours la vio-lence (cela malgré un article célèbre sur « la torture dans lessociétés primitives »).

La conception fluide et arythmique de la démocratiedéfendue par Clastres est, en réalité, un produit typique desannées 1960-70 qui doit se comprendre dans le cadre discipli-naire et rationalisé des sociétés occidentales contre lequel illuttait. Elle représente un rêve de démocratie dont les vertuset les défauts sont ceux de tout rêve : celui-ci nous suggèrequ’un autre monde est possible, mais il le fait au prix de laconscience du temps et de l’histoire. Dans le monde qui estdésormais le nôtre, cette conception apparaît singulièrementdécalée et le modèle politique et éthique arythmique qu’ellepropose assez peu offensif vis-à-vis de la réalité du capita-lisme mondialisé. Tout en gardant à l’esprit ses critiques àl’égard de l’évolutionnisme rampant qui structure la plupartdes théories politiques modernes et la réévaluation de l’expé-rience des sociétés archaïques qu’il a permise, il nous fautdonc nous tourner vers d’autres analyses comparatives, pre-nant en compte les rythmes de l’individuation, pour com-mencer à construire nos critères politiques et éthiquesd’évaluation historique.

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Idiorrythmie

Dans Comment vivre ensemble (cours au Collège deFrance, 1976-1977), Roland Barthes a commencé à réflé-chir sur ce que pourrait être une collectivité où chacun sui-vrait ses rythmes propres.

Pour explorer cette question, Barthes s’appuie sur uneanalyse fouillée de l’histoire du monachisme. Il y repère unegrande opposition entre des formes de vie cénobitiques,communautaires, astreintes à des règles strictes, et d’au-tres, appelées idiorrythmiques, « où chacun vit littérale-ment à son propre rythme. Les moines y ont des cellulesparticulières, prennent leur repas chez eux (à l’exception decertaines fêtes annuelles) et peuvent conserver les biensqu’ils possédaient au moment de leurs vœux. […] Même lesliturgies, en ces étranges communautés, restent facultati-ves, à l’exception de l’office de la nuit ».

Cette opposition ne prend toutefois pleinement son sensque si nous la référons à une valeur très particulière duterme « rythme ». Barthes rappelle à ce propos l’article deBenveniste sur « La notion de “rythme” dans son expres-sion linguistique ». Et il remarque qu’historiquement, lescollectivités idiorrythmiques se sont toujours référées à lavaleur pré-platonicienne de la notion de rythme. L’idior-rythmie y a été définie et vécue comme une manière per-sonnelle de faire fluer sa vie par opposition à des manièresréglées et imposées : « 1. Idiorrythme, presque un pléo-nasme, car le rhuthmos est par définition individuel : inter-stice, fugitivité du code, de la manière dont le sujet s’insèredans le code social (ou naturel). 2. Renvoie aux formes sub-tiles du genre de vie : les humeurs, les configurations nonstables, les passages dépressifs ou exaltés ; bref, le contrairemême d’une cadence cassante, implacable de régularité »

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comme celle « d’un cénobite ou d’un phalanstérien qui doitagir à un quart d’heure près ». Les collectivités idiorrythmi-ques avaient donc pour objectif « la protection du rhuthmos,c’est-à-dire du rythme souple, disponible, mobile ; uneforme passagère, mais une forme tout de même » contretoutes les tentatives d’encadrer rythmiquement, c’est-à-direde « métriser », les idiorrythmes. Sur l’Athos, par exemple,« chaque moine a [encore aujourd’hui] licence de menerson rythme particulier de vie ». Il travaille s’il le veut, maispeut rester oisif. Il n’a presque aucune contrainte liturgique.Il existe des tolérances importantes quant au jeûne et àl’abstinence. L’idiorrythmie repose sur « une conceptionsouple de la contrainte. Pas de règle ; des “indications”. D’oùmobilité et disponibilité : passage toujours possible vers lecommunautarisme ou vers la solitude absolue ».

Ces formes de vie, à la fois singulières et collectives,sont beaucoup moins connues que celles du monachismecénobitique. Elles sont nées dans les déserts syriens etégyptiens, du temps où le christianisme n’était pas encorereligion officielle (fin IIIe-début IVe siècle). Leur matriceoriginelle est celle de la colonie d’ascètes qui s’est regrou-pée autour d’Antoine dans un désert au sud d’Alexandrie.Après un développement libre de quelques décennies, ellesont été remplacées par des formes de vie cénobitiques plusstrictes, dans lesquelles les individus ont été de nouveauassujettis à des rythmes communalisés. Ce renversements’est produit pendant la période où, avec la conversion deConstantin en 313 et l’édit de Théodose en 380, le christia-nisme est passé du statut de religion persécutée à celui dereligion d’État. Tous les anachorètes, les ermites et autresfous de Dieu qui vivaient à leur propre rythme, ont alors étéconsidérés comme de dangereux illuminés et soumis à l’au-torité d’un supérieur (un chef de maison, le praepositus,puis un chef de couvent, l’abbé, Pater et Magister), ainsiqu’à une règle de vie commune (Pacôme – 314).

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En Occident, à l’exception de quelques résurgences tar-dives et peu subversives comme les béguines ou les solitai-res de Port-Royal, c’est le monachisme cénobitique qui l’aemporté. En Orient, les pratiques idiorrythmiques ont puse perpétuer, en particulier auprès d’une partie notable desmoines du mont Athos (ceux vivant dans le désert rocheuxdu flanc sud), pendant que les moines du flanc nord étaientregroupés dans des monastères. Toutefois, à la fin de l’em-pire byzantin (XVe s.) et surtout à partir de la turcocratie, ladiscipline s’est partout relâchée et l’idiorrythmie est revenueen force, jusque dans les monastères principaux (XVIIe s.).Aujourd’hui, les moines se répartissent entre des couventscénobitiques et des agglomérats idiorrythmiques, « à lafois isolés et reliés à l’intérieur d’une certaine structure ».

Ces collectivités idiorrythmiques et leur destin histori-que constituent pour Barthes des objets intéressant notreréflexion éthique et politique à double titre. D’une part,elles forment des groupes sociaux entièrement dédiés aurenforcement de l’individuation de leurs membres, c’est-à-dire des groupes où les deux aspects singulier et collectifde l’individuation se construisent l’un par l’autre harmo-nieusement – ce que Barthes appelle, par un oxymore cal-culé, des « structures collectives-individualistes ». Les pra-tiques idiorrythmiques permettent de trouver le bonéquilibre entre la vie pour soi, la vie retirée, et la vie pourles autres, en interaction avec eux. Elles créent une zoneintermédiaire, « une forme médiane, utopique, édénique,idyllique », entre deux formes de vie toutes les deux exces-sives : la solitude et le coenobium – que celui-ci soit laïque(comme le phalanstère) ou non. D’un point de vue norma-tif, ces collectivités représentent ainsi une sorte d’idéal àpartir duquel nous pourrions envisager la transformationde nos vies. Elles montrent qu’il n’est « pas contradictoirede vouloir vivre seul et de vouloir vivre ensemble ». Ellesconstituent des ébauches d’un socialisme qui n’aurait pas

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abandonné l’individu, des collectivités sans le collectivisme,pour parler comme Mandelstam, « un fantasme de vie, derégime, de genre de vie, diatia, diète. Ni duel, ni pluriel(collectif). Quelque chose comme une solitude interrom-pue d’une façon réglée : le paradoxe, la contradiction, l’apo-rie d’une mise en commun des distances – l’utopie d’unsocialisme des distances ».

De l’autre, ces collectivités montrent que le rythme estau cœur de la question du pouvoir. Il est par exemple à lasource du contentieux entre les autorités politico-religieu-ses de l’époque et la secte idiorrythmique juive de Qumran(Esséniens) : « Pourquoi cette fuite au désert ? Disonsgroupe intégriste. Opposition au pouvoir politique et reli-gieux de Jérusalem en matière de calendrier ; décision dupouvoir de Jérusalem de supprimer le calendrier liturgiquetraditionnel au profit du calendrier officiel luni-solaire dumonde hellénistique. » C’est pourquoi, les communautésde moines idiorrythmiques refusent tout pouvoir hiérar-chique fort. Dans la collectivité installée dans le désertd’Alexandrie, il n’y a aucun chef, seulement un ancien :Antoine. Les ascètes pratiquent une « idiorrythmie sauvage »qu’aucune organisation ne surplombe : « Cet état sauvagepeut se définir rigoureusement par absence de bureau-cratie, aucun germe d’un pouvoir étatique, aucun relaisréifié, institutionnalisé, chosifié entre l’individu et lemicro-groupe. » De même, sur l’Athos, il existe au débutdu XXe siècle neuf monastères idiorrythmiques (huitgrecs et un serbe) qui forment une fédération gouvernéepar un conseil.

Les « constellations » idiorrythmiques échappent ainsiau contrôle des pouvoirs supérieurs. Leur liberté rythmi-que est ce qui les différencie des cénobites, dont le genrede vie dépend, lui, entièrement de la règle et de l’abbéauquel ils ont fait vœu d’obéissance. D’où l’équation sui-vante établie par Barthes : « Il existe un lien consubstantiel

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entre pouvoir et rythme. Ce que le pouvoir impose avanttout, c’est un rythme (de toutes choses : de vie, de temps,de pensée, de discours). » D’où également son envers anar-chisant : « La demande d’idiorrythmie se fait toujourscontre le pouvoir. »

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Esquisse d’anthropologie historiquede l’idiorrythmie

Le travail de Barthes sur les collectivités idiorrythmi-ques ouvre une voie totalement neuve. C’est l’une des pre-mières fois qu’une éthique et une politique s’appuient expli-citement sur une analyse précise de l’organisation rythmiquedes processus d’individuation. Par ailleurs, il fournit un cer-tain nombre d’apports que l’on ne retrouve pas dans les tra-vaux qui lui sont les plus proches.

Tout d’abord, contrairement à celles proposées parMeschonnic (Politique du rythme, politique du sujet), cettepolitique et cette éthique du rythme sont attentives auxdétails historiques et anthropologiques. Elles engagentl’anthropologie historique que celui-ci annonce mais ne faitpas. Très proche de Mauss et d’Evans-Pritchard, Barthess’intéresse, en premier lieu, aux formes sociales et au rôledes techniques rythmiques de la socialité. Il montre le rôlefondamental de l’alternance réglée des moments de soli-tude et des moments d’interaction. Dans le désert alexan-drin, chacun reste seul cinq jours par semaine ; toutes lespratiques sont alors entièrement individuelles. Le samediaprès-midi et le dimanche, tous se retrouvent à l’église oùils prennent un repas en commun (agapè) puis prient col-lectivement (synaxe), vendent les corbeilles qu’ils ont fabri-quées et se refournissent de fibres de palmiers, de sel et degalettes. Cette alternance est « le modèle même de l’idior-rythmie : équilibre entre la solitude et la rencontre ». Demême, sur l’Athos, il n’y a pas de contrainte liturgique – lesliturgies sont facultatives, sauf pour certains offices de nuitet certaines grandes fêtes. Toutefois, une fois par an, tousles moines idiorrythmiques font acte de communauté enprenant ensemble un repas.

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Les techniques de la socialité qui viennent d’être décri-tes nécessitent des formes spatiales très particulières : « Tout Vivre-Ensemble, surtout idiorrythmique, emporteune éthique (ou une physique) de la distance entre lessujets cohabitant. C’est un redoutable problème – sansdoute le problème fondamental du Vivre-Ensemble, et doncde ce cours. » Barthes décrit ainsi minutieusement les prin-cipaux lieux du vivre idiorrythmique : le désert, les skitesgrecques (d’askitica = lieu d’ascèse), les maisons (kellion),les constellations d’ermitages dispersés sur le mont Athos,les monastères srilankais modernes et même les béguina-ges médiévaux : « Principe même de l’espace idiorrythmi-que (phalanstères, couvents, communautés) : petites mai-sons, ermitages de deux ou trois personnes : curtes : autourd’une église + près d’un hôpital et d’une eau courante. Cequartier béguinal (= une paroisse séparée) : hauts murs,portes ouvertes le jour. A son propre cimetière. » Plus loin,à l’instar des descriptions faites par Mauss de l’habitateskimo d’hiver groupé autour du kashim (maison de réu-nion collective située au centre des igloos), il note l’organi-sation centrée sur un espace collectif de ces formes d’habi-tats : « Idée thématique (modèle, forme génératrice) : lesdouze tribus d’Israël autour du Tabernacle. Radialité degroupes autour d’un centre inhabité = le principe même desorganisations (je voudrais un terme moins volontariste :des constellations ?) idiorrythmiques. Cf. Nitrie, Athos,béguinages, Port-Royal (centre vide : église, lieu de repas) ».À propos des montagnes désertiques de Nitrie, au sudd’Alexandrie, où vivaient, au IVe siècle, 5 000 anachorètesdont 600 dans le grand désert, Barthes relève la dispositionspatiale tout à fait calculée de leurs habitations : « Principe :habiter séparément dans des cabanes situées les unes parrapport aux autres à une distance telle qu’ils pouvaientvivre chacun dans la solitude, tout en pouvant se visiter lesuns les autres. Nitrie : modèle très souple : – Espace : “ser-

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vices centraux” : une grande église, sept fours à cuire lepain, une hôtellerie […] des médecins. »

Barthes revient, également, plusieurs fois sur la celluleou la chambre (cella, kellia), qui, dans la mesure où elle permet l’isolement de l’individu, constitue un autre des « fondements » matériels et techniques de l’idiorrythmie.Dans l’Antiquité, la chambre associait une fonction matrimo-niale-familiale à une fonction d’entrepôt. Chez Homère, hothalamos est, à la fois, un magasin et une chambre à coucher,où l’on conserve les biens précieux. La cabane érémitique duIVe siècle est une des origines de la chambre individuelle. Elleest le lieu et l’outil indispensables au développement del’idiorrythmie. D’où l’adage : cella continuata duscelcit (il estdoux de rester dans la chambre). Et comme ce qui se passedans la chambre est soustrait à la surveillance, Barthes conclut,à l’instar de Virginia Woolf dans A Room of One’s Own : le « com-bat pour la chambre = combat pour la liberté ».

La description descend jusqu’à l’échelle des objets quisont autour de l’individu : la lampe et le lit, en particulier, sontdéterminants dans les techniques idiorrythmiques. CommeWalter Benjamin, Barthes remarque que nous aurions besoind’une « histoire de l’éclairage » car celui-ci détermine directe-ment les techniques rythmiques corporelles et sociales. L’am-poule au plafond ne favorise pas l’intériorité. La suspensionrend en revanche possible une « proxémie » familiale autourde la table à manger. Mais seule la lampe individuelle crée lesconditions d’une « proxémie » individuelle forte en isolant latable d’écriture, le fauteuil. En ce qui concerne le lit, « pro-thèse du corps, cinquième membre », il note que « les moinesathonites ne possédaient absolument rien, mais se dépla-çaient à pied en portant sur leur dos leur unique mobilier : lanatte sur laquelle ils se reposaient le soir ».

Enfin, Barthes analyse assez précisément les pratiquesconduites au sein de ces espaces – soulignant au passagel’importance des techniques rythmiques du corps et du lan-

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gage qui s’imbriquent dans les techniques de la socialitéprécédemment décrites : « Chaque anachorète se gouvernecomme il l’entend : prière privée + travail manuel (vannerie,tissage, date) avec psalmodie ». Plus loin, en Nitrie : « Modede vie : six jours dans la cella ; travail de nattes et en mêmetemps : récitation méditée de l’Écriture (mélètè, soin, étude,déclamation, méditation). » Plus tard, sur le mont Athos, laprière sera « rythmée sur le souffle et le cœur ».

Parmi ces pratiques, Barthes prête une attention touteparticulière à la question des rythmes de l’alimentation – question dont l’importance avait déjà été notée par Sim-mel. L’irrégularité des repas dans les collectivités idiorryth-miques était en partie liée à celle des ressources. L’alter-nance d’une sous-alimentation et d’un brusque débordementalimentaire a été courante jusque tard dans le XIXe siècle :encore chez Brillat-Savarin, on voit « la table comme montre,potlatch ». C’est le cénobitisme qui a inventé les techniquesde régularisation méthodique de l’alimentation. Au début,dans la règle de Pacôme, il y avait alternance d’un repas parjour, à la guise de chacun, et d’un repas pris ensemble dansun réfectoire. Puis, à partir de la règle de saint Benoît (VIe siè-cle), les repas ont été pris en commun suivant des horairesrigides, pendant qu’un moine lisait un texte pieux, imbri-quant ainsi un rythme langagier dans les rythmes corporelset sociaux qui venaient d’être inventés. Du point de vue ryth-mique, le cénobitisme et l’idiorrythmie apparaissent ainsil’un et l’autre comme des techniques d’individuation totale,mais dont les objectifs et les résultats sont à l’opposé les unsdes autres.

La deuxième originalité du travail de Barthes, c’est qu’ilprend en compte les aspects négatifs et les limites des expé-riences qu’il décrit. Contrairement à Foucault, dont les der-nières analyses sont entièrement centrées sur le « souci desoi » et les comportements positifs qu’il impulse, il noteaussi le désouci de soi, la perte d’investissement, l’acédie

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(akèdia) qui touche parfois les moines qui se désinvestis-sent de l’ascèse ou n’arrivent plus à investir en elle. L’acédie,c’est « le moment répété, étalé, insistant, où nous en avonsassez de notre manière de vivre, de notre rapport au monde »et ce moment en dit en général assez long sur les techni-ques rythmiques qui nous constituent. Barthes ne perd, parailleurs, jamais une occasion de montrer l’affaissement surelles-mêmes des collectivités idiorrythmiques qui ont étéfondées dans le passé ou à l’époque où il parle – et d’en ana-lyser les principales raisons.

En Grèce, par exemple, des formes monachiques idior-rythmiques sont réapparues vers la fin du XIVe siècle, maisc’était plus par laxisme que du fait d’un projet de vie choisi.Or, la réapparition de la propriété dans ces nouvelles formesidiorrythmiques a entraîné « la reconstitution automatiqued’une division sociale » qui a opposé les possédants et ceuxqui n’avaient rien en propre (paramikri). De même, les com-munautés des années 1920 en URSS ou des années 1960-70aux États-Unis, au Royaume-Uni, en Allemagne, en Italie eten France se sont toutes fracassées sur le retour du couple etde la propriété ou, plus simplement, de ne pas avoir assuméclairement la dialectique entre les désirs et les besoins : jouirsans entraves, oui ! mais « problème épineux des “commu-nautés” modernes : qui fait la vaisselle ? ».

Toutes les collectivités idiorrythmiques sont ainsi par-courues de failles dues à la pesanteur des modèles fami-liaux et sociaux, ainsi qu’à l’aporie inextinguible d’une har-monisation de la réalisation des désirs et des besoins,failles dans lesquelles s’engouffre immédiatement le pou-voir qui détruit la liberté originelle : « Fragilité de la margi-nalité ; toujours guettée par le pouvoir, soit externe (céno-bitisme), soit interne (Qumran) ». Pour savoir « qui fait lavaisselle » ou éviter le retour du couple et de la propriété,les collectivités idiorrythmiques passent souvent au céno-bitisme. Mais ce passage entraîne toujours « la naissance

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immédiate et concomitante d’un appareil bureaucratique, siembryonnaire soit-il. Bureaucratisme : déité vigilante quiguette le moindre groupement idiorrythmique et fond surlui dès qu’il commence à “prendre” ».

Le travail de Barthes constitue donc une enquête anthro-pologico-historique très fouillée, qui prend en compte à lafois les aspects matériels (l’espace, l’habitat, l’intérieur, lesobjets) et idéels (les valeurs, les différentes formes de télos)qui s’entrelacent au sein des collectivités idiorrythmiques,mais aussi les difficultés qu’elles rencontrent à survivredans leur forme originelle.

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Du fantasme de la vie comme idiorrythmie

Les limites de la proposition de Barthes tiennent, toutd’abord, au fait qu’elle est explicitement reconnue commeun « fantasme » impossible à réaliser ou qui ne peut quetourner à l’échec.

Si, pour tenir compte de nos conditions de vie contempo-raines, on enlève au groupe idiorrythmique son télos reli-gieux (qu’il soit une recherche de perfection comme enOccident ou de respiration-contemplation comme enOrient), il ne lui reste plus, en effet, qu’un télos plus vaguefondé sur la recherche du bonheur, du plaisir, de la sociabi-lité comme fin en soi : « Le groupement est alors définicomme une pure machine homéostatique qui s’entretientelle-même : circuit fermé de charge et de dépense. Vue idyl-lique de la mondanité : machine sans but, sans transforma-tion, qui élabore du plaisir à l’état pur (cf. les machinessadiennes). » Mais la figuration imaginaire de cette ma-chine utopique met immédiatement en évidence ce qui larend impraticable : elle présuppose une division stricte desmaîtres et des serviteurs en deux mondes incommen-surables l’un à l’autre et implique nécessairement la « forclu-sion de l’idiorrythmie. Pas de rhuthmos, ni pour les victimes(bien sûr), ni pour les libertins : horaires minutieux, ritesobsessionnels, rythme implacable ». Même si l’on ne réduitpas la machine homéostatique de la mondanité aux machi-neries sadiennes, cette machine n’est « possible [que] dansun monde sans classe et sans langage. Car, dès qu’il y a lan-gage (énonciation), il y a mise en scène – ou mise en com-bat – d’un système de places ».

Du fait des phénomènes de laïcisation et d’égalisationde nos vies, et peut-être également du fait de notre condi-

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tion langagière elle-même, l’idiorrythmie apparaît ainsicomme un fantasme irréalisable qui se détruit de lui-même :« Fantasme du groupe idiorrythmique : reprend le Vivre-Ensemble comme homéostasis, entretien perpétuel du plai-sir pur de la sociabilité. Cependant, d’une façon plus philo-sophique, se débarrasse de la mondanité (indissociabled’une compétition des places) et fantasme le paradoxe sui-vant : le projet idiorrythmique implique la constitutionimpossible (surhumaine) d’un groupe dont le Télos seraitde se détruire perpétuellement comme groupe. »

Deuxième limite : la taille des groupes envisagés. L’idior-rythmie ne semble possible que dans de très petits groupes.C’est un « fantasme de vie libre à quelques-uns » : « groupe-ment peu nombreux et souple de quelques sujets quiessayent de vivre ensemble (non loin les uns des autres), enpréservant chacun son rhuthmos ». L’idiorrythmie n’estjamais envisagée dans le cadre de la totalité sociale. Barthesle reconnaît lui-même, du reste, en concluant son cours : ils’agit plus d’une « utopie domestique » que d’une « utopiesociale ». Le nombre optimal d’un groupe idiorrythmique « doit être inférieur, selon lui, à dix – à huit même ».

Troisième limite : l’État n’apparaît dans ses analyses qued’une manière négative et indirecte. Certes, s’inspirant deBenveniste et rejoignant ici aussi sans le savoir Simmel etGranet, il note que Rex n’est pas, étymologiquement, unchef mais celui qui trace (orégô), c’est-à-dire qui détermineles espaces consacrés (les villes, les territoires). De cepoint de vue, le rectangle, ou encore plus le carré – en cequ’elle est « une pensée pure du rectangle » – est « la formesimple du pouvoir ». Et la règle (Regula), ce qui permet « d’étendre le temps en ligne droite, [de] tracer des régions(de temps, de gestes) ». Mais le rapport de ces rythmes dupouvoir aux rythmes de la société n’est pas élaboré. Ceux-cisont simplement présentés comme exclusifs les uns desautres. L’idiorrythmie est « une solution individualiste à la

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crise du pouvoir. Je fuis, je nie le pouvoir, le monde, lesappareils ; je veux créer une structure de vie qui ne soit pasun appareil de vie ». Plus loin : « Les anachorètes, les ermi-tes, se mettent en marge par rapport à l’État. Égypte,d’abord et surtout, individus en rupture de fisc ou de ser-vice militaire. » L’État est conçu, d’une manière non dialec-tique, comme structure imposant un ordre, hétéronomieennemie de toute autonomie individuelle.

Ce qui nous amène à une quatrième limite qui est direc-tement liée à la précédente : alors qu’il est explicitementredéfini par rapport à Benveniste – et donc placé dans lacontinuité d’une linguistique pragmatique de l’énonciation –le concept de rythme est souvent rattrapé, chez Barthes,par le structuralisme. D’un côté, il note avec beaucoup dejustesse : « Rhuthmos : c’est le rythme admettant un plus ouun moins, une imperfection, un supplément, un manque,un idios : ce qui n’entre pas dans la structure, ou y entreraitde force. » Mais de l’autre, il bute contre ses propres pré-supposés épistémologiques : « Cette méthodologie ne s’oc-cupe pas de quantité, elle s’occupe d’opposition de terme àterme, elle ne s’occupe pas tant de variations de quantités ;le + et le –, + et – ne sont pas à proprement parler desnotions qui peuvent faire partie d’une analyse structurale. »C’est pourquoi le champ dans lequel s’insère, ou se désin-sère, le rhuthmos, l’idiorrythme, est toujours présentécomme structural et dominateur, et l’idiorrythme lui-mêmecomme un excès ou un simple écart par rapport aux normesculturelles et sociales – « Le rythme, c’est le retard, dit-ilcitant Casals. » Or, dans l’un et l’autre cas, cette conceptionréduit le pouvoir à un pur effet du système ou de la struc-ture, échappant totalement aux individus. Sa nature médiati-que et rythmique lui échappe.

Au total, la réflexion de Barthes ouvre des pistes derecherche tout à fait nouvelles et importantes vers une éthi-que et une politique du rythme, mais elle fonctionne aussi

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comme en miroir avec celle de Clastres. Alors que celui-cipense l’État mais laisse les rythmes de côté, Barthes pensele rythme mais sans l’État. L’un et l’autre ne nous montrentqu’une partie du chemin à prendre. C’est donc vers uneréflexion, prenant en compte les deux questions à la fois,qu’il faut nous tourner maintenant.

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Les rythmes comme enjeux des luttes entre société et État

Dans son étude « La cohésion sociale dans les sociétéspolysegmentaires », Mauss donne une image du fonction-nement politique des sociétés archaïques assez différentede celle proposée par Clastres. Ces sociétés, fait-il remar-quer, sont composées de segments claniques ou tribauxqui, tout en étant indépendants les uns des autres et ne sesoumettant à aucune autorité suprême, gardent une solida-rité suffisante pour se reconnaître dans certaines situa-tions comme appartenant à un même ensemble. Ainsi, lacohésion sociale et l’autorité n’y reposent pas, commedans les nôtres, sur un appareil juridique centralisé, maissur un entrecroisement extrêmement complexe de divi-sions et de communautés d’appartenance, quelque chosede comparable à un « tissu ». Mauss parle d’un « décou-page en sens divers d’une seule masse d’hommes et defemmes […]. Les oppositions croisent les cohésions ».Toutefois, ajoute-t-il, avec cette image, nous n’avons pro-duit qu’une représentation « anatomique » immobile d’uneréalité qui est par essence dynamique. Il faut donc la pro-longer par une observation « physiologique » de la totalitédu système social en mouvement – c’est-à-dire rythmique.Un système social archaïque constitue, non pas tant untissu complexe de divisions et de communautés entre-croisées – une structure organisant la circulation inces-sante des biens, des femmes et des mots – qu’un tissagetoujours en train de se faire suivant des rythmes au coursdesquels ces appartenances et ces oppositions se relâ-chent et se resserrent alternativement.

Le potlatch des Amérindiens du Nord-Ouest constituel’un des exemples les plus spectaculaires où s’exprime cette

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nature rythmique du politique – dans les sociétés archaïquesmais aussi, nous allons le voir, dans les nôtres, comme RolandBarthes en a eu plus tard l’intuition. Ces cérémonies permet-tent en effet de redéfinir périodiquement le statut et l’identitédes groupes et des personnes dans le système tribal.

D’un côté, les segments qui composent ces sociétés s’yréimbriquent chaque fois les uns dans les autres, par tout unjeu de prestations et de contre-prestations agonistiques,dans des configurations et des hiérarchies qui peuventconfirmer les précédentes mais peuvent aussi être nouvel-les, tout en régénérant ou en modifiant leurs ordres ou leursinstitutions internes : « À ces moments, sociétés, groupes etsous-groupes, ensemble et séparément, reprennent vie,forme, force ; c’est à ce moment qu’ils repartent sur de nou-veaux frais ; c’est alors qu’on rajeunit telles institutions, qu’onen épure d’autres, qu’on les remplace ou les oublie ; c’est pen-dant ce temps que s’établissent et se créent et se transmettenttoutes les traditions » (« Fragment d’un plan de sociologiegénérale descriptive »).

De l’autre, les potlatchs constituent des moments de confir-mation ou de redéfinition de la répartition des « personnes »entre les individus dominants : « Nulle part le prestige indivi-duel d’un chef et le prestige de son clan ne sont plus liés à ladépense, et à l’exactitude à rendre usurairement les donsacceptés, de façon à transformer en obligés ceux qui vousont obligés […]. Le statut politique des individus, dans lesconfréries et les clans, les rangs de toutes sortes s’obtien-nent par la “guerre de propriété”, comme par la guerre, oupar la chance, ou par l’héritage, par l’alliance et le mariage »(Essai sur le don).

Dans les sociétés polysegmentaires, le politique ne s’ex-prime donc pas à travers un pouvoir centralisé et supérieur,ni, à l’inverse, à travers une circulation indéterminée desbiens, des mots et des femmes, mais comme une organisa-tion rythmique de cette circulation et de l’individuation

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singulière et collective qui lui est liée. L’autorité, la disciplinefondamentale ou la cohésion du tout social se réalisent, serégénèrent et se perpétuent au sein de rythmes spécifiques,qui organisent le flux des échanges intérieurs et extérieurs àce groupe – et y définissent la production des individus.

Grâce aux travaux de Marcel Granet sur la Chine an-cienne (La Civilisation chinoise et La Pensée chinoise), ondistingue ce qui a pu se passer lors de la transition des socié-tés polysegmentaires sans État, décrites par Mauss, auxsociétés qui au contraire en sont dotées. Le sujet demande-rait, à vrai dire, de larges recherches socio-historiques, maisle travail de Granet permet de proposer un modèle de cettetransition qu’il vaut la peine d’envisager – au moins à titred’hypothèse de travail – et qui est assez différent de celuiimaginé par Clastres.

Dès leur apparition (au cours du IIe millénaire), les roischinois ont été considérés comme la source des rythmes quiorganisaient le flux du cosmos, ainsi que des individus singu-liers et collectifs. Non seulement les rois organisaient leTemps et l’Espace, en en distribuant et en en hiérarchisantles régions et les périodes, mais, grâce à leur puissance ryth-mique, ils les faisaient être ce qu’ils étaient et leur permet-taient de se déployer autour d’eux, avant et après eux. Lepouvoir royal était en quelque sorte le je-ici-maintenant àpartir duquel l’espace-temps, c’est-à-dire la société, pouvaitse constituer rythmiquement.

L’espace était conçu comme un ensemble de quatre sec-teurs se touchant par les pointes et générés par leur centre,ou bien encore comme un espace hiérarchisé formé decinq carrés emboîtés. À cette conception correspondaittoute une série de rites, en particulier lors des voyagespériodiques du roi dans son empire, pendant lesquelscelui-ci instituait rythmiquement un ordre, tout à la foisspatial et social, hiérarchisé et organisé autour de lui : « Ladignité des espaces résulte d’une sorte de création rythmée

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[…]. Le Chef s’applique à aménager l’espace en adaptantles étendues aux durées, mais la raison de sa circulationsouveraine se trouve d’abord dans la nécessité d’unereconstitution rythmée de l’Étendue. La reconstitutionquinquennale ravive la cohésion qu’il a inaugurée en pre-nant le pouvoir […]. C’est en classant et répartissant àtemps réglés les groupes qui composent la société humaineque le Chef parvient à instituer et à faire durer un certainordre dans l’Espace. »

De même, le temps était perçu à partir de la puissancerythmique du pouvoir. L’organisation cyclique anciennedes quatre saisons était désormais comprise dans le cadrede l’organisation politico-liturgique de l’année – et, au-delà, de l’histoire tout entière – autour des centres queconstituaient l’avènement royal et ses anniversaires posté-rieurs. Lors de ces cérémonies, le roi singularisait les dif-férentes périodes de l’histoire en promulguant puis encélébrant un nouveau calendrier, qui la divisait en dynas-ties, règnes, portions de règne. Or, ce rituel créait moinsun début qu’un milieu du temps, qui permettait de ryth-mer la durée, non pas, donc, au sens où il se serait agi dela diviser en périodes égales, mais au sens d’un mouve-ment organisant émanant du milieu. De cette manière, lesouverain s’instituait en centre du temps et, en la produi-sant rythmiquement en avant comme en arrière, de ladurée elle-même.

On perçoit ainsi en Chine le caractère fondamentale-ment rythmique des premières formes de pouvoir auto-nome. Celui-ci s’exprimait à travers sa capacité à instituerl’espace et le temps mêmes de la société par les rythmesde ses déplacements et de ses cérémonies rituelles. Leroi, siégeant dans sa ville carrée, était celui qui mettaitl’univers en mouvement et imposait son ordre à la société.Or, selon Granet, ce caractère aurait été emprunté à lasociété dont il venait de s’extraire. La monarchie rythmique

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se serait substituée à l’ancienne forme de cohésion propreaux groupes sociaux archaïques. Son apparition témoi-gnerait d’une différenciation et d’une institutionnalisationd’un principe politique jusque-là immanent à la société.Les rois auraient érigé leur pouvoir en transformant en uncentre l’axe qui, dans les anciennes fêtes équinoxiales,séparait les deux groupes sociaux identifiés par les sériesd’emblèmes Yin et Yang, et qui constituait le principe d’or-dre et d’autorité, le fondement des rythmes des échangesdans les sociétés chinoises archaïques.

Cette transformation se serait faite très lentement etd’une manière qui n’évoque en rien la brusque déchirureimaginée par Clastres. Certaines données fort anciennesexhumées par Granet montrent que le pouvoir sembleavoir connu une forme intermédiaire entre sa forme archaï-que, non différenciée et immanente au fonctionnement dela société, et sa forme nouvelle, liée à la séparation de lafonction étatique. Cette forme aurait certes été déjà dis-tincte, mais elle aurait simultanément été divisée dans letemps, restant ainsi encore très proche de l’immanencerythmique du pouvoir propre aux sociétés polysegmen-taires. Dans la très haute Antiquité (au début du IIe millé-naire ?), la succession des phases d’éparpillement et deconcentration se serait ainsi apparemment accompagnéed’une alternance périodique des chefs.

Un certain nombre de faits observés par les anthropo-logues rendent assez vraisemblable cette reconstitutionhistorique. Mauss avait en effet déjà remarqué que lorsque,dans les sociétés archaïques, l’autorité s’autonomise sousla forme d’une chefferie ou d’une royauté, celle-ci n’est pastoujours continue dans le temps, ni valable partout dansl’espace, mais épouse encore le plus souvent les rythmessociaux. Il citait les exemples « du chef de guerre et du chefde paix » ou encore « à Porto-Novo, du roi du jour et du roide la nuit, suivant une définition qui n’est inconcevable que

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pour nous (il faut que le roi veille toujours) » (« La cohésionsociale dans les sociétés polysegmentaires »). Clastres lui-même note, chez les Indiens d’Amérique, l’alternanceassez répandue d’un chef de guerre et d’un chef de paix.Dans ces cultures, le pouvoir change de visage et de titu-laire suivant les moments du rythme des échanges : unchef quand les relations avec les groupes voisins sont paci-fiques, un autre lorsque la guerre fait rage (La Sociétécontre l’État).

Tous ces faits semblent donc montrer que le pouvoircentralisé a dû, pour s’établir et se stabiliser, composer avecla société. Pendant longtemps, il ne s’est pas véritablementopposé à elle. Il est resté discontinu dans le temps et continuà ses rythmes. Ce n’est que dans une deuxième phase quele pouvoir centralisé, au moment où il assurait sa proprepermanence temporelle et spatiale, a cherché à inverser lesliens rythmiques qui le rendaient dépendant de la société :désormais, la population n’allait plus déterminer entière-ment par elle-même les rythmes de l’individuation, maisallait les recevoir de l’autorité installée au-dessus d’elle.

Encore n’était-ce qu’un programme d’action : cela ne signi-fie pas que l’État se soit alors rendu effectivement, entièrementet définitivement maître de la totalité sociale. D’une part,comme le montre le cas chinois, il n’a pu se dissocier de lasociété et assurer sa propre continuité qu’à condition deconcentrer et de perpétuer – tout en les transformant à son pro-fit – les rythmes par lesquels celle-ci se produisait jusque-là. Del’autre, cette séparation ne l’a pas transformé en un principeextérieur à la totalité sociale elle-même. Toute son histoire ulté-rieure suggère au contraire que, même durant les périodespendant lesquelles il a été animé d’une volonté de puissanceabsolue, l’État est resté en interaction avec la société.

L’histoire de l’apparition de l’État est ainsi beaucoupplus complexe que ne l’imaginait Clastres et ne peut êtreréduite à une rupture par laquelle le politique, immanent à

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la société, se serait séparé d’elle en se retournant contre lesein qui l’avait porté. Sa relation avec la société ne consti-tue pas, comme le présupposait également Barthes, unesimple relation de coercition et d’opposition qui seraitdéterminée par des « natures politiques » par elles-mêmesnécessairement divergentes. L’État conserve un lien à lafois génétique et fonctionnel avec la société qu’il aspire àdominer. Leurs relations doivent donc être évaluées enfonction des interactions historiques, toujours mouvantes,entre les rythmes imposés par l’État aux corps-langages-groupes et ceux imposés à celui-là par ceux-ci. L’État n’estpas nécessairement « l’ennemi » de la société : il peut cer-tes devenir tyrannique et informer les processus d’indivi-duation à son profit, mais il peut tout aussi bien devenirl’instrument grâce auquel la société peut chercher à assu-rer une individuation de bonne qualité. L’un et l’autre inter-agissent en permanence au sein du médium rythmique dupouvoir qui les englobe tous les deux.

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Des rythmes, dans l’État et la démocratie modernes

On entrevoit une partie de l’histoire des interactionsrythmiques entre la société et l’État grâce au livre d’ErnstKantorowicz, Les Deux Corps du roi. Essai sur la théologiepolitique au Moyen Âge.

Kantorowicz y montre la façon dont les monarchiesmédiévales européennes ont, en quelques siècles, construitune représentation de l’État lui assurant une continuité tem-porelle parfaite grâce à des images abstraites et transcen-dantes comme celles de la Royauté christique ou de lasouveraineté de la Loi. Comme on sait, ces constructionsont permis de lui attribuer une permanence ontologique enl’instituant comme entité « réelle » indépendante de la fini-tude des personnes qui pouvaient momentanément l’incar-ner : c’est la doctrine des « deux corps du roi », finalementmise au point sous le règne d’Élisabeth Ire d’Angleterre.Mais, ce faisant, elles lui ont aussi donné la possibilité des’autonomiser par rapport aux rythmes traditionnels desprocessus d’individuation.

Constitué en « chose » permanente, en res publica,l’État occidental est devenu le seul « individu » indépen-dant des rythmes par lesquels se constituaient tous lesautres types d’individu. L’État est devenu en quelque sortele seul individu parfait parce que toujours déjà individué,éternellement séparé des dynamiques et des processushistoriques par lesquels se produisaient les individuationssingulières et sociales communes. L’État s’est émancipé dela condition temporelle d’apparition des individus et a insti-tué un plan transcendant d’où il a désormais été possiblede se représenter un individu sans individuation, un indi-vidu éternel et toujours égal à lui-même.

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En même temps, il faut garder à l’esprit qu’il ne s’agit icique de représentations idéologiques. Un autre aspect desanalyses de Kantorowicz montre que pour s’instituer enentité indépendante et surplombante, l’État moderne a dûsimultanément se mettre en continuité avec les rythmes dela société. D’un côté, la société a été conçue comme unCorps organique dont le roi constituait le Chef et l’organisa-teur rythmique, mais aussi un corps dont les mouvementspropres ne pouvaient que retentir sur celui-ci. De l’autre,s’il est vrai que la permanence de l’État relève désormaisd’un corps désincarné, c’est quand même, comme l’a mon-tré Louis Marin dans Le Portrait du roi, le corps incarné duroi qui constitue, et de plus en plus fortement à l’époquemoderne, le pivot des politiques rythmiques que celui-làimpose à la société. Tout comme les premiers rois de laChine ancienne, les souverains occidentaux sont ainsidevenus les ordonnateurs du temps et de l’espace, demême que les régulateurs des rythmes des sociétés qu’ilsdominaient ; mais comme pour eux, cette position étaitaussi une prise en compte pratique du lien qui les attachaitconcrètement aux rythmes des populations qu’ils cher-chaient à dominer.

L’un des plus beaux exemples de cette dialectique ryth-mique de l’État et de la société moderne est probablementcelui de la monarchie louis-quatorzienne. À Versailles, l’Étatse met en scène dans un nouvel espace rituel. Toute l’archi-tecture, le plan du palais et des jardins sont dessinés selonl’idée que l’univers tourne autour du corps du roi comme lesplanètes autour du soleil. La chambre royale est placée aucentre du château, non seulement là où l’aile des apparte-ments du roi (principe masculin) rejoint l’aile de ceux de lareine (principe féminin), mais également au sommet exactdes deux pentes qui se déversent respectivement vers lacour d’entrée et vers le parc, selon une orientation Est-Ouest qui fait d’elle à la fois une sorte de midi terrestre, à

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l’aplomb du sommet de la courbe décrite par le soleil dans leciel, et un symbole de la vie entre la naissance et la mort.

Par ailleurs, toute la vie de la cour est régie par lesmouvements et les dif férentes activités du roi lors de lajournée. Non seulement celle-ci forme une société qui sedisperse et se rassemble au gré de la volonté royale, maistous les corps qui la constituent subissent l’empreinted’une même forme de mouvement constituant commeautant d’extensions du corps du roi. Lors des moments dedivertissement, à l’instar de David dansant devant l’Archeet toutes les tribus d’Israël, le roi ouvre le bal et transformeainsi la danse des courtisans en une simple réplique de lasienne. Comme la cour est le modèle de toutes les petitessociétés de province, voire des cours étrangères, qui enimitent très scrupuleusement les modes de vie, on com-prend que l’influence rythmique du roi s’étend – sous uneforme de moins en moins prégnante, il est vrai, dès quel’on s’éloigne de la cour – à tout le royaume, voire à unebonne partie de l’Europe.

Ces innovations sont introduites dans le cadre d’unelarge transformation des techniques rythmiques monarchi-ques. Non seulement les corps sont pénétrés par les modè-les curiaux, mais le langage est de plus en plus contrôlé.Par l’intermédiaire de son administration – depuis 1539,l’ordonnance de Villers-Cotterêts oblige à utiliser la languefrançaise dans tous les actes notariaux et judiciaires –, del’Académie française et de la cour, l’État impose tout unensemble de techniques langagières définissant des nor-mes de correction et de bienséance du discours. Par ail-leurs, la monarchie influence également les manières defluer de la société à travers audiences, sacres, cérémoniescuriales, lits de justice dans les parlements, entrées royalesdans les villes et exécutions publiques.

La monarchie française imprime donc indéniablementson empreinte rythmique sur la société. Cependant, même

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au plus fort de cette entreprise, la domination de l’État estloin de s’exercer sans concurrence. De nombreuses autresforces participent également à la définition des rythmes del’individuation.

Du Moyen Âge jusqu’en plein XIXe siècle, les populationspaysannes continuent à vivre de manière relativement autono-me au gré des cycles saisonniers des travaux agricoles, deséchanges commerciaux périodiques (foires et marchés), ainsique des fêtes et des différents rassemblements de sociabilité(veillées, mariages, fêtes, etc.). Grâce aux recherches des his-toriens de la religion populaire et aux travaux d’anthropologiehistorique menés dans le cadre de l’école des Annales, en par-ticulier depuis quelques années par Jean-Claude Schmitt, onsait que leurs rythmes corporels et discursifs sont en partiedéterminés de l’extérieur, plus par l’Église d’ailleurs que parl’État, mais qu’ils demeurent pour le reste autonomes et trèsvariés suivant les régions du royaume.

Le rôle de l’aristocratie reste également capital, aussi bienau niveau morphologique (Simmel fait remarquer que c’estprobablement l’aristocratie qui s’est dégagée la première desrythmes collectifs) que dans la définition de certaines for-mes corporelles et langagières d’individuation, à travers sesmanières de se vêtir, de se comporter, de converser, d’écrirede la littérature. En Occident, comme le remarquait déjà Hui-zinga dans L’Automne du Moyen Âge, une grande partie desformes de fluement corporelles et langagières actuelles (lesgestes de salut, les formes de respect et de politesse), sontdirectement issues des techniques mises au point parl’aristocratie.

La bourgeoisie urbaine a, elle aussi, une influence sur lasocialité très importante, notamment par la définition desmoments de foire, de marché, par l’organisation de la jour-née de travail et des festivités populaires, mais aussi surl’activité langagière à travers sa littérature et sur les corpspar les transformations de l’habitat et la création d’endroits

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où s’isoler (le studiolo des palazzi italiens de la Renais-sance, plus tard la chambre à coucher individuelle).

L’Église, enfin, reste l’une des sources les plus détermi-nantes de définition et de contrôle des alternances morpho-logiques, en particulier à travers l’organisation des différen-tes cérémonies cultuelles (messes, baptêmes, mariages,enterrements, processions, etc.). Elle joue aussi un rôle déci-sif dans la définition de la corporéité (gestes rituels, contrôledes formes de la sexualité, etc.) et dans les formes de l’acti-vité du langage (interdiction de jurer, obligation de la confes-sion, etc.).

Cette influence rythmique de l’Église est tellement pré-gnante que l’État lui-même doit souvent composer avecelle. À l’Escorial, par exemple, palais construit entre 1562 et1582, c’est-à-dire à l’époque même où, en Angleterre, vientd’être mise au point la doctrine de la continuité arythmiquede l’État, la production du corps royal se fait dans un espacequi assure une symbiose totale des rythmes monarchiqueset religieux. Immense ex-voto dédié à saint Laurent et bâtipour la victoire des armées espagnoles à la bataille de Saint-Quentin (10 août 1557 – fête de saint Laurent), le palais estorienté selon le coucher du soleil à cette date. Toute sonarchitecture est, par ailleurs, chiffrée selon les modèles duTemple-palais de Salomon et des tribus d’Israël autour duTabernacle. Son aspect radial et sa symétrie exaltent, danstoutes ses parties et configurations, l’alliance rythmique dela monarchie et de l’Église.

Le palais est, tout à la fois, centre du pouvoir, lieu de viede la cour, nécropole royale et monastère. D’où une archi-tecture très différente de celle de Versailles. Située aumilieu du complexe, l’église monastique sert en mêmetemps d’oratoire à la famille royale et d’église funéraire à ladynastie. Elle est surmontée d’une coupole et domine unensemble rectangulaire parfaitement géométrique. Au sud,s’étend le cloître ; au nord, le palais, les écoles et les apparte-

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ments royaux, accolés en fer à cheval à l’abside de l’église.La chambre à coucher du roi se trouve dans l’alignementdes dortoirs monastiques et bénéficie d’une communicationdirecte avec l’autel de l’église. Le langage-corps du Christ etle corps-langage du Roi s’exaltent ainsi mutuellement à tra-vers leurs techniques rythmiques respectives.

Bien qu’ayant acquis un statut très particulier, qui l’arra-che à la temporalité et à la rythmicité communes à tous lesautres individus singuliers et collectifs, l’État n’en restedonc pas moins dans une dialectique constante avec lesautres pôles rythmiques de la société. C’est pourquoi, toutau long de cette période, l’intrusion des rythmes étatiquesdans la vie n’a pas été sans susciter des résistances et a dûcomposer avec de nombreuses autres formes rythmiques.À partir du XVIIe siècle, cette intrusion a fait face à descontestations révolutionnaires de plus en plus radicales,dont on peut ainsi réinterpréter la signification.

À la lumière de l’histoire très complexe des relationsentre l’État et la société modernes, les différents projetsdémocratiques qui sont apparus vers la fin de cette périodeapparaissent comme autant de tentatives politiques pourréintroduire dans l’État, devenu permanent, une tempora-lité tenant compte des rythmes propres de la société. Touts’est passé comme si l’on avait cherché à redonner au seulindividu sans individuation, au seul corps sans corporéité etau seul discours sans discursivité, la même historicité quetous les autres individus singuliers et collectifs. C’est doncdans cette synthèse nouvelle – hautement improbable –que se dessine le projet politique dont nous avons hérité :rerythmer le corps-langage arythmique de l’État moderne,lui redonner la temporalité et la multiplicité interne dont ils’est débarrassé, réhistoriciser une forme de pouvoir qui seprétend hors de l’histoire.

Bien que marginal et vite abandonné, le nouveau calen-drier mis en place par la Convention en 1793 met en évi-

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dence l’aspect déjà très ambivalent de ce projet et surtoutles difficultés qui l’attendent. D’un côté, en rompant avecles cycles traditionnels naturalisés, en déplaçant le débutde l’année au 22 septembre, en redessinant la suite desmois et des semaines, et en transformant leurs longueurs,le calendrier révolutionnaire souligne l’aspect radicalementarbitraire des rythmes de la socialité, du travail et de lafabrication de la Loi. Désormais, puisque l’on s’arrête detravailler tous les dix jours, les rythmes économiques etcivils sont entièrement découplés des rythmes du culte, quirestent pour leur part liés à la semaine de sept jours. En cesens, le nouveau calendrier prend acte du changement depoint de vue permis par les révolutions qui viennent d’avoirlieu depuis le XVIIe siècle : la fabrication des individus singu-liers et collectifs, de l’État lui-même, est une affaire humaine ;elle est donc de part en part politique – et la politique de parten part rythmique.

Mais de l’autre, comme si cet arbitraire risquait d’entraî-ner la société dans un chaos irrémédiable, comme si l’arbi-traire signifiait nécessairement le conventionnel, le calen-drier révolutionnaire contredit immédiatement ce qu’ilvient d’affirmer. Il se veut totalement naturel et rationnel,calqué sur les cycles saisonniers et les formes métriquesparfaites du système décimal. L’année comprend désor-mais douze mois de trente jours, plus cinq jours intercalai-res, six les années bissextiles. Ces mois sont eux-mêmesdivisés en trois séries de dix jours (décades) et regroupéspar trois en quatre saisons. En ces premières années dessociétés démocratiques modernes, tout se passe donccomme si leur historicité leur était déjà insupportable etqu’il fallait trouver un référent fixe qui puisse les garantircontre le risque de prolifération incontrôlée des modesd’individuation.

Le calendrier révolutionnaire a été abandonné par Napo-léon en 1806, mais la question à laquelle il tentait de répondre

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reste encore fichée aujourd’hui au cœur de notre réflexionpolitique. Tout programme démocratique ne peut être qu’unehistoricisation des rythmes de l’individuation singulière etcollective, mais une telle historicisation doit sans cesse lut-ter contre deux types de dévoiements, qui n’ont pas toujoursété exclusifs l’un de l’autre. Soit, comme cela a souvent étéle cas dans les utopies progressistes, ces rythmes ont rapi-dement été réinscrits dans des formes métriques tirées de laraison analytique ; soit, comme c’est devenu la norme avecle triomphe du capitalisme et du libéralisme, ils ont été pro-jetés sur le fond d’une conception de la nature censée êtreanalysable et maîtrisable par une mathématique des proba-bilités et des flux.

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Rythmes, discipline du travail et capitalisme industriel

Ce rapide panorama des relations rythmiques entre lesdifférents acteurs sociaux et l’État suggère déjà une histoiretrès complexe. Mais ce n’est pas tout. Il nous faut égalementprendre en considération – sans préjuger, du reste, de leursrapports – l’histoire des modes de production. Dans un texteintitulé « Temps, discipline du travail et capitalisme indus-triel » (1967), Edward P. Thompson a montré que la mise enœuvre des nouvelles formes d’exploitation capitalistes estpassée, à partir du XVIIIe siècle, par une réorganisation desrythmes corporels, langagiers et sociaux des populationsqui lui étaient soumises.

Dans les sociétés à dominante agricole de l’AncienRégime, l’organisation temporelle de la vie laborieuse res-tait généralement liée au retour, à la fois semblable et tou-jours différent, des cycles saisonniers et à la succession, elletotalement désordonnée, des tâches domestiques.

Dans les villages de pêcheurs et de petits paysans, lesaléas atmosphériques jouaient un rôle déterminant, l’orga-nisation commerciale et administrative était rudimentaireet les tâches quotidiennes n’apparaissaient qu’au fur et àmesure des besoins. Il y avait ainsi un réel « désintérêt pourle temps de l’horloge ». Comme chez les paysans kabylesétudiés par Bourdieu, toute hâte était considérée commeun manque de savoir-vivre ; il n’y avait pas d’heure fixe pourles repas et la notion de rendez-vous exact était inconnue :on se retrouvait simplement « au prochain marché ».

Les rythmes du travail étaient déterminés en fonctiondes cycles de la nature et des aléas climatiques. Les portssuivaient l’alternance des marées. Les communautés pay-sannes tendaient à restreindre leurs activités pendant l’hiver

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et à les intensifier pendant le reste de l’année, jusqu’au pic dela période des moissons. Comme l’organisation temporelledu travail ne s’était pas encore dissociée de celle des rela-tions sociales, les fêtes, les cérémonies, les cultes religieuxavaient autant sinon plus d’importance dans la définitiondes individus singuliers et collectifs que leurs activités éco-nomiques. Le « travail » et la « vie » restaient étroitementimbriqués.

De son côté, le travail artisanal et manufacturier restait « orienté par la tâche » (task-oriented) et était donc organiséau jour le jour. Dans les petits ateliers qui sous-traitaientdes commandes à domicile, on passait beaucoup de temps àaller chercher, transporter ou attendre les matériaux. Lesintempéries pouvaient perturber non seulement le bâti-ment et les transports mais aussi les filatures, car les piècesachevées devaient être mises à sécher dans des étendoirs.Même dans les plus grands ateliers, les employés conti-nuaient à accomplir un très large éventail de tâches et desous-tâches, qui leur faisait bénéficier d’une certaine flexi-bilité dans leurs allées et venues. Avant l’avènement de laproduction de masse mécanisée, l’organisation du travailétait « caractérisée par l’irrégularité […] la journée de tra-vail pouvait être plus ou moins longue […] de nombreuxemplois mixtes persistaient ».

Dans ce secteur, la semaine de travail se déroulait suivantun rythme relativement lâche. Non seulement, elle était sou-vent interrompue par les fêtes traditionnelles et les jours de foire, mais, encore très tard au cours du XIXe siècle, la « Saint-Lundi » – souvent suivie d’une « Saint-Mardi » – étaitcélébrée presque partout. Dans les petites industries domes-tiques ou de sous-traitance à façon, les couteliers de Sheffield,les cordonniers, les tailleurs, les charbonniers, les typogra-phes, les potiers, les tisserands, les bonnetiers des quartierspopulaires de Londres, et même dans certaines activités plusconcentrées comme la mine, le lundi était le jour où chacun

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pouvait faire son marché, vaquer à ses affaires personnelleset prendre des loisirs.

Quand on maintenait malgré tout une certaine activité, laSaint-Lundi consistait à travailler « à son rythme » : « Vers1830 et 1840, notre Thompson, les potiers “observaient reli-gieusement la Saint-Lundi”. […] Les potiers qualifiés embau-chaient leurs enfants et travaillaient à leur propre rythme,presque sans aucune surveillance. Les enfants et les femmesvenaient travailler le lundi et le mardi, mais il régnait cesjours-là une “atmosphère de vacances” et la journée de travailétait plus courte que de coutume, car les potiers, partis boireleurs gages de la semaine précédente, s’absentaient unebonne partie du temps. » Toutefois, pour rattraper le tempsperdu, tous enduraient des journées de travail exceptionnel-lement longues (de quatorze et parfois de seize heures), dumercredi au samedi.

Telle était la forme des rythmes du travail agricole, arti-sanal et industriel dans le monde ancien : relativement libre,irrégulière, sans planification, déterminée par des chaînesd’interdépendance très courtes et une sensibilité très forteaux aléas naturels. Dès les premières années du XVIIIe siècle,cette forme commença toutefois à être attaquée de plu-sieurs côtés à la fois.

La main-d’œuvre agricole salariée, qui était importanteen Angleterre, au moins depuis le grand mouvement desenclosures, fut la première à être assujettie à d’autrestypes de rythmes du travail. Dès le XVIIIe siècle, les grospropriétaires terriens qui les employaient commencèrent àrépartir les tâches, à attribuer des fonctions et à exiger unecertaine discipline. Ils prirent l’habitude de calculer cequ’ils attendaient de leur main-d’œuvre en « journées ».Dans ces groupes sociaux, les rythmes laborieux perdi-rent ainsi leur irrégularité et leur liberté pour s’insérerdans une activité planifiée sur laquelle ils n’avaient aucuncontrôle. Le principe, à la fois cyclique et aléatoire, qui

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était au fondement de la distribution et de l’organisationtemporelles du travail, céda la place à une logique de calculéconomique : « Ce n’était plus la tâche en tant que telle quiimportait, mais la valeur du temps ramenée à un étalonmonétaire. »

La résistance à ces nouveaux rythmes était bien sûr trèsvive. Elle s’exprimait tout particulièrement – ce qui n’est pasun hasard vu l’importance de ces moments pour l’individua-tion traditionnelle – durant le pic de socialité que représen-tait dans l’année la période des moissons. Cette période, faitremarquer Thompson, était « celle où les rythmes collectifstraditionnels l’emportaient [encore] sur les nouveaux, et oùune certaine dose de folklore et de coutumes paysannescontribuaient au sentiment de satisfaction et aux fonctionsrituelles de la moisson – à commencer par la disparitionmomentanée des différences sociales ».

Mais rien ne pouvait empêcher la diffusion des nouveauxmodèles rythmiques qui s’imposèrent à partir des secteurséconomiques les plus modernes et les plus dynamiques,grâce à de nouveaux instruments de mesure du temps. Montres et surtout horloges avaient déjà connu une diffu-sion si rapide et si massive qu’à la fin du XVIIIe siècle ilsn’étaient déjà plus des objets de luxe et étaient même deve-nus communs jusque dans la paysannerie. Ces instrumentsfurent très rapidement utilisés pour rationaliser le travail.Dans le « Règlement des Fonderies Crowley » (1700), misau point pour l’une des toutes premières grandes unités deproduction de l’industrie manufacturière, le contremaître etle responsable de l’usine étaient chargés de tenir jour aprèsjour et pour chaque employé une fiche horaire à la minuteprès, faisant état des heures d’entrée et de sortie. Dès cetteépoque, note Thompson, « le cadre familier du capitalismeindustriel discipliné apparaît avec les fiches horaires, lapointeuse, les mouchards et les amendes ». Soixante-dix ansplus tard, cette discipline fut imposée dans les premières

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filatures de coton et toutes les industries qui naîtront enreprendront désormais le modèle.

Ces nouvelles exigences rythmiques furent bientôt éten-dues aux industries qui pratiquaient la sous-traitance àdomicile. Toutefois, comme les travailleurs artisans conser-vaient, malgré leur dépendance par rapport aux « fabricants »,une certaine autonomie, elles durent y être introduitesd’une autre manière. Thompson observe ainsi, dans les der-nières années du XVIIIe siècle et au tout début du XIXe siècle, « une vaste entreprise de démantèlement des coutumes, jeuxet fêtes populaires » et une remise en question des rythmesqui caractérisaient encore la vie des classes laborieuses. Iltrouve dans les archives une marée de prêches et de fasci-cules moralisateurs, dont l’un des plus beaux exemples estcelui rédigé par le révérend J. Clayton à la demande des édi-les de la ville de Manchester en 1775, sous le titre FriendlyAdvice to the Poor. À l’instar de ses innombrables contempo-rains, Clayton y déplore « les foules de curieux qui se pres-sent dans les églises et les rues » pour les mariages ou lesenterrements, et qui, « malgré leur misère et leur total dénue-ment, […] n’ont aucun scrupule à perdre les meilleures heu-res du jour à lever le nez ». Les veillées, les journées decongé, les fêtes annuelles des sociétés d’entraide, « la déplo-rable habitude de passer la matinée au lit » et même l’heuredu thé, bref tous les moments importants de la socialité tradi-tionnelle, constituaient d’« affreuses dévoreuses de temps etd’argent » qui devaient être définitivement abandonnées.

Un autre facteur de la transformation des rythmes labo-rieux des populations britanniques d’Ancien Régime fut laprédication puritaine, wesleyenne ou évangélique, qui s’at-tacha à pénétrer au plus profond des corps. Pour John Wes-ley, le fondateur du mouvement « méthodiste » – appella-tion qui était une référence directe à la gestion du temps –,il s’agissait « d’arracher chaque instant fugace des mainsdu péché et de Satan, des mains de la paresse, de la facilité,

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du plaisir et des affaires du monde ». Wesley, qui se levaittous les jours à quatre heures du matin, publia en 1786 unlivret intitulé Du devoir et des avantages de se lever tôt. En1802, Isaac Watts, un autre prédicateur, observait, dans l’unde ses écrits, que tout dans la nature, que ce fût « la petiteabeille laborieuse » ou le soleil qui se levait « à l’heure due »,enseignait la même leçon pour le pécheur impénitent. En 1830, une évangéliste, Hannah More écrivait : « Aucunrepentir ni aucune diligence de la part de ces pauvres hom-mes ne peut plus racheter une mauvaise semaine de travail.Cette semaine a été perdue pour l’éternité. »

Dans tous ces cas, il s’agissait de préoccupations avanttout religieuses, mais par un tour bien connu depuis Weber,ces préoccupations préparèrent le terrain dont le capitalismeavait besoin, non seulement en valorisant l’accumulationcapitaliste, mais aussi en disciplinant les corps ouvriers. Laleçon avait, du reste, déjà été prêchée à l’usage des couchesintermédiaires depuis longtemps par Benjamin Franklin,dans un texte célèbre de 1751 cité autrefois par Weber : « Puisque notre temps est réduit à un étalon et que la mon-naie de notre journée est frappée en heures, les industrieuxsavent comment employer chaque pièce de temps à leuravantage dans leurs professions respectives. Quant à celuiqui est prodigue de ses heures, il ne fait en réalité que gas-piller son argent […] le temps c’est de l’argent. »

S’ajoutant aux disciplines agricole, industrielle et reli-gieuse, l’école fut le dernier vecteur qui permit de déman-teler les habitudes rythmiques des populations d’AncienRégime et de les préparer aux nouvelles tâches économi-ques que les classes dominantes en ascension était entrain de leur imposer. Dès leur apparition, les écoles, quiétaient souvent des écoles de charité, eurent pour premiersouci d’inculquer aux enfants les principes de la gestiondu temps : « Là, soulignait Clayton, les écoliers sont obli-gés de se lever à l’heure et d’observer les horaires avec

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une grande ponctualité. » Tous leurs règlements insis-taient sur la ponctualité et la régularité. Passée la grille del’école, les enfants – mais aussi leurs instituteurs – péné-traient dans un nouvel univers temporel discipliné. Dansles écoles de catéchisme méthodiste de York, la premièrerègle qu’ils devaient apprendre était : « Je dois arriver àl’école […] quelques minutes avant neuf heures et demie. »Une discipline militaire régnait dans les salles de classe : « Le Directeur sonnera à nouveau la cloche, et dès qu’ilfera un geste de la main, tous les élèves se lèveront de leurchaise ; au deuxième geste, les élèves ef fectueront unquart de tour, et au troisième, ils rejoindront en silence etlentement la place qui leur a été assignée pour se mettre àl’étude – ils prononceront alors le mot “Commencez” »(règlement de 1833).

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Les rythmes comme enjeux des luttes de classes

L’un des grands intérêts du travail de Thompson est demontrer que nous ne devons pas ramener les transforma-tions des techniques rythmiques qui se sont produites versla fin de l’Ancien Régime à des causes purement technolo-giques : ce ne sont pas les machines ou les horloges qui,par elles-mêmes, appellent à une meilleure synchronisationdu travail ou à une plus grande exactitude des ouvriers,mais bien davantage le développement du mode capitalisted’exploitation du travail qui se trouve derrière l’usage deces machines et de ces instruments de mesure du temps : « L’histoire n’atteste pas simplement d’une évolution tech-nologique neutre et inévitable, mais bien d’un mode d’ex-ploitation. » La question que posent, à ses yeux, les nou-veaux rythmes du travail n’est donc pas tant celle de « laperception du temps telle que la technologie la détermine »que celle de « la mesure du temps comme moyen d’exploi-tation de la main-d’œuvre ». Les rythmes qui sont imposésaux corps, aux discours et aux groupes doivent être lus nonpas en termes d’évolution des modes techniques de pro-duction, mais en termes de luttes de classes au sein d’unsystème socio-économique particulier.

En même temps, Thompson garde une conception trèssouple des interactions entre la base socio-économique etla superstructure idéologico-pratique. Dans un esprit quin’est pas sans rappeler celui de l’école de Francfort, ilconfronte Marx et Weber l’un à l’autre. Il montre que larecherche des formes les plus efficaces d’extraction de lavaleur exigeait non seulement, comme ce dernier l’avait vu,une transformation des entrepreneurs valorisant un espritd’accumulation et d’activité incessante, mais aussi une

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mutation de la main-d’œuvre qui la rendît capable de mieuxsynchroniser ses différentes activités, et surtout d’être plusponctuelle et plus régulière dans l’effort. Ainsi Thompsonréintroduit-il simultanément la question des techniquesd’individuation, sur laquelle avait insisté Weber, dans laperspective marxiste et la problématique marxiste des rap-ports de classes dans la théorie wébérienne du capitalismecomme éthique du travail. La révolution industrielle et ledéveloppement du capitalisme ont nécessité une modifica-tion radicale des rythmes de la vie sociale et des corps-lan-gages, qui a été obtenue par tout un ensemble de pratiquesdisciplinaires – agricoles, industrielles, religieuses et scolai-res –, mais ces pratiques se sont appliquées de manière dif-férentielle et ont surtout permis d’assujettir les nouvellesclasses laborieuses à une nouvelle forme d’exploitation.

Cette position permet d’articuler la question rythmiqueau marxisme, tout en la plaçant à bonne distance du « maté-rialisme » très superficiel qui a longtemps dominé sa ver-sion officielle. Celle-ci a en effet remplacé l’évolutionnismedu XIXe siècle par un historicisme techniciste qui a conservél’essentiel des traits métaphysiques de son prédécesseur etdont les conséquences politiques se sont fait sentir dès lespremiers plans d’industrialisation staliniens. Du point devue adopté par Thompson, le « monde socialiste » du XXe

siècle ne se différencie guère, en effet, de son adversairecapitaliste : il a certes tenté – sans succès – de surmonter lalutte des classes, mais il reste un productivisme. Sa manièrede rythmer le travail et la vie dans les démocraties populai-res et en URSS, manière qu’il promet au Tiers-Monde, nefait que prolonger une entreprise disciplinaire qu’il a héritéedu capitalisme. D’où le ton légèrement désenchanté de cer-taines des conclusions de l’étude : « Que cette discipline soitimposée par le méthodisme, le stalinisme ou le nationa-lisme, elle finira nécessairement par atteindre le monde endéveloppement. »

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Le second apport important du travail de Thompson estd’ordre normatif. Même si ses réflexions à ce sujet ne sontpas très développées – positivisme d’historien oblige –,elles valent la peine d’être citées. Thompson note, commebeaucoup à son époque, que la mécanisation et l’augmen-tation de la productivité sont en train de faire baisser letemps de travail. Mais, contrairement à une bonne partiede ses contemporains, cette augmentation des loisirs nelui semble pas suffisante par elle-même, car « la grandequestion ne sera pas tant : “comment les individus vont-ils parvenir à consommer tout ce temps libre supplémen-taire ?”, mais bien davantage “de quelle initiative serontcapables ceux qui disposent de ce temps à vivre hors detoute contrainte ?” ».

Thompson voit très bien que l’élargissement des pla-ges horaires gagnées sur le temps de travail n’apporterapas nécessairement une amélioration de la vie des indivi-dus. Une bonne partie dépendra, tout d’abord, de leurcapacité à organiser de manière réellement autonome cenouveau temps libre qu’il leur sera accordé. Et, pour cela,il leur faudra échapper à la pression des industries deconsommation qui s’insinuent déjà dans ces idiorryth-mes, en développant des relations sociales et personnellesplus riches : « Si nous restons dans la conception puritainedu temps comme valeur d’usage, on se demandera com-ment ce temps sera employé, ou comment il sera exploitépar l’industrie du loisir. Mais à l’heure où la notion d’usagecalculé du temps perd du terrain, les individus devrontréapprendre certains arts de vivre qui se sont perdus à larévolution industrielle : apprendre à remplir les creuxd’une journée par des rapports sociaux et personnels plusriches, plus détendus. »

Toutefois cela ne suffira pas encore. Car, même orga-nisé d’une manière personnelle, le temps de loisir nepourra jamais être totalement autonome tant qu’il restera

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lié à un temps de travail, certes diminué en quantité maistoujours exploité et séparé du reste de la vie. Thompsoncite ici Georges Friedmann : « Les sociétés industriellesparvenues à maturité sont toutes marquées par la gestiondu temps et par une coupure très nette entre “vie” et “tra-vail”. » Il faudra donc transformer les rapports de produc-tion afin d’« abolir » cette coupure et de redonner aux indi-vidus la possibilité d’exercer leur choix rythmique jusquedans les rapports entre le loisir et le travail eux-mêmes.D’une manière qui n’est pas sans évoquer Barthes et, nousallons le voir, Simmel et Mauss, Thompson en appelle ainsi,en conclusion, à une plus grande autonomie rythmique ence qui concerne le temps « libre », mais aussi et surtout àun renouvellement radical de l’imbrication de ce dernieravec le temps de travail : « Lorsque les hommes avaient lecontrôle de leur vie professionnelle, leur temps de travailoscillait entre d’intenses périodes de labeur et d’oisiveté(organisation que l’on retrouve au demeurant aujourd’huichez les travailleurs indépendants – artistes, écrivains,petits fermiers, et sans doute aussi chez les étudiants –, cequi porterait à se demander si ce n’est pas là un rythme detravail “naturel” pour l’homme. »

Pour Thompson, la question des rythmes imposés par lecapitalisme industriel ne pourra donc se résoudre par laseule baisse du temps de travail. Non seulement, le temps « libéré » est déjà en partie envahi par le divertissement etla consommation, mais ce temps ne sera jamais vraimentlibre tant qu’il sera séparé de son autre : le temps du labeur,temps pendant lequel nous acceptons de renoncer à notreliberté de choix rythmique au profit d’autres individus pro-priétaires des moyens de production.

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Rythmes, discipline carcérale et démocratie moderne

Les travaux de Thompson montrent que les techniquesrythmiques ont été, au moins depuis le XVIIIe siècle, desenjeux déterminants dans les luttes que se sont livrées lanouvelle classe dominante émergente et les classes labo-rieuses en voie de formation que cette dernière cherchait àassujettir pour mieux les exploiter. Dans Surveiller et punir(1975), Michel Foucault prolonge cette voie tout en la trans-formant de manière importante : la mutation spectaculairedes techniques rythmiques depuis le XVIIIe siècle ne renvoiepas seulement, selon lui, au développement du capitalismeet aux luttes qui se développent autour de l’exploitation dutravail ; elle est corrélative d’une transformation plus géné-rale des relations de pouvoir, qui traversent les sociétés envoie d’industrialisation dans leur entier, sans se limiter à laseule opposition des classes.

Au lieu de chercher à rendre raison des techniquesrythmiques en les renvoyant uniquement au système socio-économique clivé dans lequel elles apparaissent, il faut plu-tôt, inversant la démarche, partir de ces techniques pourcomprendre le système complexe des rapports de pouvoir– où les rapports de classe ont bien entendu leur place –,qui est en train de se mettre en route dans des sociétés envoie de modernisation économique et politique. Les trans-formations rythmiques radicales que l’on observe en Occi-dent au début du XIXe siècle ne s’expliquent pas seulementpar le développement du capitalisme industriel, mais aussipar l’apparition d’un nouveau système juridique, social etpolitique : la démocratie moderne.

Foucault met au centre de son analyse de ce nouveausystème une institution, la prison, qui pourrait paraître mar-

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ginale au regard de son fonctionnement, mais qui constitueen réalité le lieu où les techniques rythmiques, qui se sontdiffusées en Occident depuis le XVIIe siècle, ont été portéesà leur plus grande intensité et où il est donc possible de lesobserver relativement facilement, alors qu’elles fonction-nent de manière souvent invisible et douce dans le reste dela société. Rayonnant à partir de ce centre, il s’attache alorsà décrire la constellation des institutions – scolaires, mili-taires, manufacturières, hospitalières et judiciaires –, où,depuis la fin du XVIe siècle, ont été élaborées les nouvellesmanières de fluer des corps-langages caractéristiques del’ère démocratique.

Commençons par la prison. Il existe encore dans le droitpénal et la prison modernes un « fond suppliciant » hérité del’Ancien Régime, qui se manifeste à travers un certain nombrede pratiques impliquant une certaine mesure de souffrancecorporelle : rationnement alimentaire, privation sexuelle, pro-miscuité, coups, cachot. Si les Quartiers de Haute Sécurité ontparfois disparu, cette description reste valable aujourd’huiencore dans beaucoup des sociétés démocratiques – il est bonde ne pas l’oublier. Toutefois, l’essentiel de la puissance depunir s’exprime désormais moins à travers des dispositifs des-tinés à faire souffrir les corps qu’à travers des pratiques cor-rectives et disciplinaires qui visent à les transformer. Certes,les nouvelles techniques carcérales se présentent comme sim-ple privation de liberté, mais elles ne sont pas que cela ; ellessont avant tout productives de nouveaux modes d’individua-tion : « La prison, note Foucault, doit prendre en charge tousles aspects de l’individu, son dressage physique, son aptitudeau travail, sa conduite quotidienne, son attitude morale, sesdispositions ; la prison, beaucoup plus que l’école, l’atelier oul’armée, qui impliquent toujours une certaine spécialisation,est “omni-disciplinaire”. »

La prison représente en quelque sorte une institutionrythmique totale dont le programme vise à transformer les

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individus par un faisceau, constant et venant de toutes lesdirections, de techniques rythmiques. Il s’agit de réorgani-ser des corps-langages-groupes dans leur entier. Lucas, un« réformateur » de l’époque de Louis-Philippe, le note avecapprobation : « En prison le gouvernement peut disposerde la liberté de la personne et du temps du détenu ; dèslors, on conçoit la puissance de l’éducation qui, non seule-ment dans un jour, mais dans la succession des jours etmême des années peut régler pour l’homme le temps deveille et de sommeil, de l’activité et du repos, le nombre etla durée des repas, la qualité et la ration des aliments, lanature et le produit du travail, le temps de la prière, l’usagede la parole et pour ainsi dire jusqu’à celui de la pensée,cette éducation qui, dans les simples et cours trajets duréfectoire à l’atelier, de l’atelier à la cellule, règle les mouve-ments du corps et jusque dans les moments de repos déter-mine l’emploi du temps, cette éducation, en un mot, qui semet en possession de l’homme tout entier, de toutes lesfacultés physiques et morales qui sont en lui et du temps oùil est lui-même. »

Dans ces quelques lignes, tout est dit : la prison modernea désormais pour but, en deçà de la privation de liberté, de « régler » la veille et le sommeil, l’activité et le repos, l’alimen-tation et la digestion, le travail, les mouvements du corps,mais aussi la prière, l’usage de la parole, jusqu’à « pour ainsidire » celui de la pensée. Programme rythmique total, enga-geant le corps, le langage et le social, pour une institutiondisciplinaire totale. Programme aussi de réduction des ryth-mes à la métrique, c’est-à-dire au découpage régulier de lavie et au retour du même.

Ce programme n’a pas été sans susciter de discussionsinternes, il est vrai, et il a été décliné, en Europe et auxÉtats-Unis, de très nombreuses manières. On peut toute-fois y repérer quatre grands dispositifs techniques présentsà peu près partout. Le premier, démarqué des systèmes

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monastiques, a consisté à assujettir la vie des prisonniers àun emploi du temps strict et répétitif : « Pendant des siècles,remarque Foucault, les ordres religieux ont été des maîtresde discipline ; ils étaient des spécialistes du temps, grandstechniciens du rythme et des activités régulières. » Depuisson origine – qui correspond, nous l’avons vu, à la fin dumouvement idiorrythmique antique –, l’emploi du tempsmonastique impliquait lui-même trois procédés essentiels :« Établir des scansions, contraindre à des activités détermi-nées, régler les cycles de répétition. » À l’époque classique,l’hôpital, l’école et l’armée y ajoutèrent quelques sophistica-tions et exigences supplémentaires : la répartition horaires’affina et l’on se mit à compter en quarts d’heure et enminutes ; on s’assura désormais, par une surveillance inin-terrompue, de la qualité du temps employé ; on exigea, deplus en plus, l’exactitude et l’application. Les objectifs reli-gieux de dressage ascétique de la chair et de séparation dela communauté monastique du monde séculier commencè-rent alors à céder le pas à des objectifs tout autres d’intégra-tion de la population et de redressement par incorporationde la règle.

L’un des témoignages les plus célèbres de ce nouveaurôle de l’emploi du temps est probablement le règlement dela prison-école pour jeunes (1838), par lequel Foucaultouvre son livre et dont certains points sont très proches deceux relevés par Thompson dans les écoles de catéchismeméthodiste anglaises de la même époque (1833). Ce règle-ment montre que l’emploi du temps constitue désormaisbien plus qu’une simple répartition horaire des tâches d’unejournée ou d’une semaine, si fine soit-elle. Il contient égale-ment des prescriptions extrêmement détaillées concernantles techniques du corps (travail, hygiène de la figure et desmains, alimentation, sommeil, gestes, déplacements au pas,en rang et en division), du langage (silence, prière, lecture,instruction), et de la socialité (succession de l’isolement en

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cellules et du regroupement par divisions, en atelier, à lachapelle ou dans les cours). Citons-en ici quelques articlessignificatifs : « Art. 20. Travail. À six heures moins un quarten été, à sept heures moins un quart en hiver les détenusdescendent dans la cour où ils doivent se laver les mains etla figure, et recevoir une première distribution de pain.Immédiatement après, ils se forment par ateliers et se ren-dent au travail, qui doit commencer à six heures en été et àsept heures en hiver. Art. 21. Repas. À dix heures les déte-nus quittent le travail pour se rendre au réfectoire ; ils vontse laver les mains dans leurs cours, et se former par divi-sion. Après le déjeuner, récréation jusqu’à onze heuresmoins vingt minutes. Art. 22. École. À onze moins vingtminutes au roulement de tambour, les rangs se forment, onentre à l’école par divisions. La classe dure deux heures,employées alternativement à la lecture, à l’écriture, au des-sin linéaire et au calcul. »

À l’intérieur de l’emploi du temps, qui constitue le disposi-tif rythmique principal de la prison moderne, on trouve deuxautres dispositifs souvent associés l’un à l’autre : l’isolementen cellule et le travail. Le premier est, lui aussi, repris descommunautés monastiques qui ont succédé aux collectivitésérémitiques originelles. Régulièrement, et dans certains casextrêmes durant toute leur détention, les prisonniers, qui ontdéjà été coupés de leurs attaches dans la société libre, per-dent également tout contact avec leurs semblables. S’exercealors sur eux une pression maximale. Dans l’établissement deCherry Hill à Philadelphie, construit en 1822 et géré par lesQuakers, l’isolement est total : les prisonniers sont enfermésde jour comme de nuit. Tocqueville, qui est allé observer lesystème le recommande pour la France, car il permet demaximaliser les effets disciplinaires : « Seul dans sa cellule ledétenu est livré à lui-même ; dans le silence de ses passions etdu monde qui l’entoure, il descend dans sa conscience, il l’in-terroge et sent en lui se réveiller le sentiment moral qui ne

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périt jamais entièrement dans le cœur de l’homme. » Le plussouvent, l’isolement alterne avec des moments de travail etde repas en commun. À Auburn, prison de l’État de New Yorkconstruite de 1816 à 1825, le règlement prescrit l’enferme-ment en cellule individuelle pendant la nuit ; toute la vie desprisonniers se passe dans le silence absolu ; les détenus nepeuvent parler qu’aux gardiens, avec leur permission et àvoix basse. Toutefois, les prisonniers sortent de leurs cellu-les une partie de la journée, notamment pour les repas et lesséances de travail en commun.

Associé à l’isolement, le travail est massivement utilisécomme moyen pour transformer les corps-langages et lesplier à une discipline nouvelle, fondée sur l’ordre et la régu-larité, sur l’exclusion de toute agitation ou distraction, maisaussi sur une acceptation de la hiérarchie et de la surveil-lance. Avec le travail, note un rapport de 1836, « la règles’introduit dans une prison, elle y règne sans effort, sansl’emploi d’aucun moyen répressif et violent. En occupant ledétenu, on lui donne des habitudes d’ordre et d’obéissance ;on le rend diligent et actif, de paresseux qu’il était […] avecle temps, il trouve dans le mouvement régulier de la mai-son, dans les travaux manuels auxquels on l’a assujetti […]un remède certain contre les écarts de son imagination ».Le travail pénal a pour objectif de transformer le détenu vio-lent, agité, irréfléchi en un rouage qui pourra jouer son rôleéconomique avec une parfaite régularité – et Foucaultrejoint ici Thompson : « Si, au bout du compte, le travail dela prison a un effet économique, c’est en produisant desindividus mécanisés selon les normes générales d’unesociété industrielle […] Le travail par lequel le condamnésubvient à ses propres besoins requalifie le voleur enouvrier docile. »

Le quatrième dispositif rythmique qui caractérise la pri-son moderne double chacun des précédents afin de les ren-dre plus efficaces. L’emploi du temps, l’isolement et le tra-

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vail ne peuvent en effet produire les résultats que l’onattend d’eux que s’ils s’appuient sur des pratiques qui per-mettent à la fois de mieux anticiper les comportements etde sanctionner immédiatement leurs déviations. Ils s’ac-compagnent donc de tout un ensemble de techniquesarchitecturales et réglementaires, qui rendent possiblel’observation et la surveillance des prisonniers en perma-nence et à moindre coût. Le Panopticon imaginé par Ben-tham en est, on le sait, pour Foucault, la figure archétypale :« C’est un type d’implantation des corps dans l’espace, dedistribution des individus les uns par rapport aux autres,d’organisation hiérarchique, de disposition des centres etdes canaux de pouvoir, de définition de ses instruments etde ses modes d’intervention. »

L’emploi du temps, l’isolement, le travail et la surveil-lance constituent les quatre dispositifs rythmiques princi-paux de la prison moderne. On ne saurait toutefois saisirentièrement leur fonctionnement sans leur ajouter un der-nier élément. Ces techniques correctives, en fait, sont trèsanciennes et ont déjà souvent été mises à profit dans diffé-rentes institutions de l’Ancien Régime. Ce qui leur apporteune certaine nouveauté, avec la prison, ce sont les savoirsnouveaux qu’elles permettent de produire et qui vont enretour les légitimer, les orienter et les relier les uns auxautres en un dispositif systématisé.

Le système carcéral tend à devenir un instrument demodulation de la peine qui permet de sérier les corps-langa-ges d’une autre façon que sous l’Ancien Régime. Autrefois,la peine avait le caractère extraordinaire, ponctuel et sou-vent irréversible du supplice. Elle exprimait, certes, la ven-geance de la souveraineté bafouée, mais elle participaitaussi d’une rythmique sociale dominée par le retour durituel et la brisure des fêtes. L’exécution d’un condamné atti-rait les foules, comme un spectacle qui prenait souvent desallures carnavalesques. Avec la prison moderne, la peine

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est soustraite aux rythmes de cette socialité traditionnelle.Son spectacle ne participe plus à la reproduction des indivi-dus singuliers et collectifs. Mais son exclusion hors de lavie commune ne lui fait pas pour autant perdre ses vertusindividuantes, bien au contraire. Du fait de l’enfermement,la peine, qui prenait la forme extrême, mais relativementcourte, du stigmate corporel ou du supplice, peut désor-mais être quantifiée exactement « suivant la variable dutemps » par le juge, puis modulée par l’administration péni-tentiaire dans son intensité et dans sa durée, en fonction del’attitude de chaque prisonnier lors de sa détention. Lescorps punis, qui subissaient autrefois la foudre de la justiceroyale, qui les marquait ou les détruisait dans un acte fulgu-rant de violence ostentatoire, sont désormais astreints à desmodulations de durée et d’intensité de leur peine, qui lesindividualise d’une manière entièrement nouvelle.

Or, ces modulations sont liées à la constitution de savoirsgénérés par les institutions juridiques et pénitentiaires à par-tir de leurs nouvelles pratiques d’observation et de surveil-lance. Dès l’origine, à Philadelphie, l’une des prisons qui ser-vira par la suite de modèle dans le monde entier, il existe undossier pour chaque prisonnier, comprenant un rapport surson crime et sur les circonstances dans lesquelles il a étécommis, un résumé de ses interrogatoires, des notes sur lamanière dont il s’est conduit avant et après la sentence, desobservations concernant sa conduite au jour le jour lors desa détention. Aux nouvelles institutions pénales, à leurs tech-niques rythmiques, se joignent ainsi de nouvelles formes de« discours scientifiques » : expertise psychiatrique, anthro-pologie criminelle, criminologie. La question n’est plus seule-ment d’établir la vérité objective d’un crime, de s’assurer del’identité de son auteur et de lui appliquer la sanction définiepar la loi. Il s’agit maintenant de donner au fait délictueux unstatut subjectif, de l’insérer dans une explication psychologi-que et de s’assurer que son auteur finalement se corrige.

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Nous arrivons ici à une conséquence théorique tout àfait remarquable. Si les rythmes imposés aux corps-langa-ges-groupes par les institutions disciplinaires présupposentet permettent à la fois de développer de nouvelles techni-ques de production de la vérité, on peut, en inversant la lecture de cette corrélation, également affirmer que ces nouvelles techniques de vérité, ces nouveaux savoirs,constituent de nouveaux « rythmes de la connaissance »qui présupposent et permettent de développer les rythmesdisciplinaires. Il est donc possible de relire le concept depouvoir-savoir foucaldien à partir de la notion de rythme –et vice versa. Les nouvelles manières de fluer des corps, dulangage et du social doivent être pensées dans leur interac-tion avec les nouvelles manières de fluer de la connais-sance. Le pouvoir est un médium rythmique, mais il en est demême du savoir, car savoir et pouvoir sont indissociables l’unde l’autre.

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Autres institutions rythmiques : école, hôpital, armée, manufacture

Dans les dernières pages de son livre, Foucault généra-lise ces conclusions et présente les sociétés démocratiquesmodernes comme sous-tendues par ce qu’il appelle « le car-céral ». L’affirmation de l’égalité devant la loi et des libertésciviles se serait accompagnée de la diffusion d’un ensemblede pratiques disciplinaires et de la mise en place d’unensemble serré d’institutions punitives formant un substratcontinu : « Continuité des institutions qui renvoient lesunes aux autres (de l’assistance à l’orphelinat, à la maisonde correction, au pénitencier, au bataillon disciplinaire, à laprison ; de l’école à la société de patronage, à l’ouvroir, aurefuge, au convent pénitentiaire ; de la cité ouvrière à l’hôpi-tal, à la prison. Continuité des critères et des mécanismespunitifs qui à partir de la simple déviation alourdissent pro-gressivement la règle et aggravent la sanction. »

Cette conclusion a entraîné beaucoup de contresens. Ona reproché à Foucault de caricaturer les sociétés démocra-tiques, d’en faire des « sociétés carcérales » ou de peindreun tableau « pessimiste » de la modernité politique. Sonpropos, en réalité, n’a rien d’aussi réducteur. Il veut simple-ment, en se séparant précisément de ce genre de dualismehistorique, selon lequel la lumière aurait enfin succédé àl’obscurité – ou, ce qui revient au même, la tyrannie à laliberté originelle –, observer, dans leur spécificité et leurdétail, à partir des nouvelles pratiques rythmiques propresà la prison, les nouvelles formes de pouvoir, souvent douces et invisibles, qui traversent désormais les sociétésmodernes.

La prison et l’organisation du système punitif ne consti-tuent pas pour lui la ratio ultime des nouvelles sociétés

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démocratiques, comme peut l’être l’exploitation de classedans le marxisme, mais un poste d’observation à partirduquel il est possible d’analyser de manière régressive latransformation des formes de pouvoir des sociétés ancien-nes aux sociétés nouvelles. Au lieu de chercher à rendrecompte de ces dernières par un facteur unique déterminéen fonction d’une philosophie historiciste, son objectif estde reconstituer, en partant de la prison, les manières mul-tiples et contingentes dont se sont formées, depuis la findu XVIe siècle, dans toute une constellation d’institutionsdisparates, les nouvelles techniques du corps, du langageet du social, caractéristiques de l’ère démocratique.

Les collèges et les petites écoles sont probablementparmi les plus anciennes institutions – et celles qui auront,par la suite, les effets les plus puissants sur les sociétésdémocratiques modernes – à avoir cherché à mettre enforme les individus singuliers et collectifs à travers uneorganisation calculée des rythmes de l’individuation.

Dans les collèges jésuites nés de la Contre-Réforme, lesclasses, qui pouvaient compter deux ou trois cents élèves,étaient divisées en groupes de dix ; chacun de ces groupesétait placé dans un camp, le romain ou le carthaginois. À partir du XVIIIe siècle, les méthodes changent : l’espacescolaire devient sériel ; les classes ne sont plus composéesque d’éléments individuels, définis par leur position dansle système de classement des âges, des performances et d’évaluation des conduites. La disposition des tablesactuelle apparaît.

L’emploi du temps détermine désormais toute la vie sco-laire. Dès la fin du XVIIe siècle, Jean-Baptiste de La Salle pré-conise, dans sa Conduite des écoles chrétiennes, une orga-nisation de la journée et de la semaine qui dicte nonseulement la répartition horaire des tâches, mais aussi lasérie des gestes et des postures corporelles qui devrontêtre adoptés par les élèves : « Au dernier coup de l’heure,

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un écolier sonnera la cloche et au premier coup tous lesécoliers se mettront à genoux, les bras croisés et les yeuxbaissés. Le prière étant finie, le maître frappera un coup designal [un petit appareil de bois] pour faire lever les élèves,un second pour leur faire signe de saluer le Christ, et letroisième pour les faire asseoir. »

Simultanément à l’enseignement qui leur est dispensé,les corps-langages sont soumis à des entraînements systé-matiques. L’apprentissage de l’écriture, par exemple, sup-pose une gymnastique complexe qui les implique toutentiers : « Il faut tenir le corps droit, un peu tourné etdégagé sur le côté gauche, et tant soit peu penché sur ledevant, en sorte que le coude étant posé sur la table, lementon puisse être appuyé sur le poing, à moins que la por-tée de la vue ne le permette pas ; la jambe gauche doit êtreun peu plus avancée sous la table que la droite. Il faut lais-ser une distance de deux doigts du corps à la table ; car nonseulement on écrit avec plus de promptitude, mais rienn’est plus nuisible à la santé que de contracter l’habituded’appuyer l’estomac contre la table ; la partie du bras gau-che depuis le coude jusqu’à la main, doit être placée sur latable. Le bras droit doit être éloigné du corps d’environtrois doigts, et sortir à peu près de cinq doigts de la table,sur laquelle il doit porter légèrement. »

Comme plus tard à l’armée et en prison, la successiondes gestes est imposée par une suite de signaux, de sifflets,de roulements de tambour, de commandements, qui doi-vent à la fois accélérer le processus d’apprentissage etenseigner la rapidité. Jean-Baptiste de La Salle décrit ainsiun exercice de lecture : « La prière étant faite, le maîtrefrappera un coup de signal, et regardant l’enfant qu’il veutfaire lire, il lui fera signe de commencer. Pour faire arrêtercelui qui lit, il frappera un coup de signal. Pour faire signe àcelui qui lit de se reprendre, quand il a mal prononcé unelettre, une syllabe ou un mot, il frappera deux coups succes-

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sivement et coup sur coup. Si après avoir été repris, il nerecommence pas le mot qu’il a mal prononcé, parce qu’il ena lu plusieurs après celui-là, le maître frappera trois coupssuccessivement l’un sur l’autre pour lui faire signe de rétro-grader de quelques mots et continuera de faire ce signe,jusqu’à ce que l’écolier arrive à la syllabe ou au mot qu’il amal dit. » Un rapport de 1816 décrit dans des termes trèsproches un exercice d’écriture : « 9 : mains sur les genoux.Ce commandement se fait par un coup de sonnette ; 10 : mains sur la table, tête haute ; 11 : nettoyez les ardoises :tous essuient les ardoises avec un peu de salive ou mieuxavec un tampon de lisière ; 12 : montrez les ardoises ; 13 : moniteurs, inspectez. Ils vont visiter les ardoises deleurs adjoints et ensuite celles de leur banc. »

L’école est l’une des premières institutions à systématiserles pratiques de surveillance. Dans son Instruction méthodi-que pour l’école paroissiale (1669), Batencourt propose de choi-sir parmi les meilleurs élèves toute une série d’« officiers »,d’« intendants », d’« observateurs », d’« admoniteurs », de « visiteurs », etc. Certains de ces élèves, les officiers, accom-pliront des tâches matérielles (distribuer l’encre et le papier,lire des textes spirituels), mais la plupart d’entre eux serontaffectés à des tâches de surveillance : « Les observateursdevront noter qui a quitté son banc, qui bavarde, qui n’a pasde chapelet ni d’heures, qui se tient mal à la messe, qui com-met quelque immodestie, causerie et clameur dans la rue ;les admoniteurs auront charge de prendre garde à ceux quiparleront ou qui bourdonneront en étudiant leurs leçons, àceux qui n’écriront pas ou qui badineront ; les visiteurs ironts’enquérir, dans les familles, des élèves qui ont été absentsou qui ont commis des fautes graves. Quant aux intendants,ils surveilleront tous les autres officiers. »

Simultanément à ces techniques de dressage et de sur-veillance, on voit naître au sein de l’école le système de pei-nes correctives, hiérarchisantes et graduées, qui sera au

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fondement des dispositifs d’individuation de l’ère démocra-tique. Se met alors en place, note Foucault, « toute unemicropénalité du temps (retards, absences, interruptionsdes tâches), de l’activité (inattention, négligence, manquede zèle), de la manière d’être (impolitesse, désobéissance),des discours (bavardage, insolence), du corps (attitudes“incorrectes”, gestes non conformes, malpropreté), de lasexualité (immodestie, indécence) ».

L’école est, enfin, l’une des plus anciennes institutions à mettre en circuit ses pratiques disciplinaires, ses modes de surveillance, ses châtiments et ses savoirs. À travers l’observation des enfants et la constitution d’une mémoirede leurs attitudes et performances se développe une péda-gogie nouvelle, dont les caractères principaux sont dedécomposer jusque dans ses éléments les plus simples lamatière d’enseignement, de contrôler de façon détaillée lesélèves, de hiérarchiser chacune de leurs phases de pro-grès, et d’intervenir ponctuellement par des opérations decorrection, de châtiment ou d’élimination.

Foucault, qui a déjà beaucoup parlé de l’hôpital dansL’Histoire de la folie à l’âge classique, ne s’y attarde pas dansSurveiller et punir, mais il note qu’à Rochefort, l’hôpitalmaritime militaire se trouve au centre d’un ensemble de flux– de marins s’embarquant et débarquant, de maladies etd’épidémies, de déserteurs et de contrebandiers – qu’il doitcontrôler et maîtriser le mieux possible. Comme à l’école etplus tard en prison, l’organisation de l’espace y est essen-tielle pour les techniques nouvelles de l’individuation. L’es-pace est distribué et cloisonné avec une rigueur croissante :simple localisation, tout d’abord, des médicaments dans descoffres fermés, relevé de leur utilisation, puis bientôt ins-cription des malades dans un registre central, vérificationde leur identité et des unités dont ils relèvent, enfin régle-mentation de leurs allées et venues, affichage de leur nomsur leur lit, isolement des contagieux et lits séparés.

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La troisième institution sur laquelle Foucault concentreson attention est l’armée. À partir du XVIIe et surtout du XVIIIe

siècle, on y met au point les techniques qui seront générali-sées à toute la population masculine avec la mise en placede la conscription par la Révolution française : le soldat,souligne Foucault, devient désormais « quelque chose quise fabrique ; d’une pâte informe, d’un corps inapte, on a faitune machine dont on a besoin ; on a redressé peu à peu lespostures ; lentement une contrainte calculée parcourt cha-que partie du corps, s’en rend maître, plie l’ensemble, lerend perpétuellement disponible, et se prolonge, en silence,dans l’automatisme des habitudes ».

Ses gestes sont systématiquement observés, décompo-sés, puis réélaborés, afin de les rendre à la fois plus rapi-des et plus efficaces. Guibert fait procéder à des chrono-métrages de tir. Dans les instructions militaires de 1766,qu’il aide à rédiger, l’utilisation des armes fait l’objet deprescriptions minutieuses chargées d’établir un engre-nage parfait entre corps et fusil : « [Au premier temps] onélèvera le fusil de la main droite, en le rapprochant ducorps pour le tenir perpendiculairement vis-à-vis du genoudroit, le bout du canon à hauteur de l’œil, le saisissant enfrappant de la main gauche, le bras tendu serré au corps àla hauteur du ceinturon. Au deuxième, on ramènera lefusil de la main gauche devant soi, le canon en dedansentre les deux yeux, à plomb, la main droite le saisira à lapoignée, le bras tendu, la sous-garde appuyée sur le pre-mier doigt, la main gauche à hauteur de la crante, le pouceallongé le long du canon contre la moulure. Au troisième,on quittera le fusil de la main gauche, pour la laisser tom-ber le long de la cuisse, l’élevant le long de la main droite,la platine en dehors et vis-à-vis de la poitrine, le bras droittendu à demi, le coude serré au corps, le pouce allongécontre la platine, appuyé à la première vis, le chien appuyésur le premier doigt. »

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Cette rationalisation des gestes à partir de leur décompo-sition en éléments primaires s’accompagne d’une réorgani-sation des unités militaires (sections, bataillons, régiments,divisions) à partir des unités corporelles que constituent lessoldats. Comme plus tard à l’usine, il s’agit de constituer uneforce dont l’effet doit être supérieure à la somme des forcesélémentaires qui la composent : « Le soldat, note Foucault,dont le corps a été dressé à fonctionner pièce à pièce pourdes opérations déterminées doit à son tour former élémentdans un mécanisme d’un autre niveau. »

À la même époque, l’espace où vivent les soldats estréorganisé pour permettre un contrôle et une individualisa-tion des corps. Construite entre 1761 et 1780 par Gabriel,l’École militaire se présente comme un immense appareilde surveillance et de discipline : les chambres sont répar-ties le long d’un couloir en une série de petites cellules, oùles cadets sont enfermés pour toute la durée de la nuit ; àintervalle régulier, un logement d’officier permet de lestenir à l’œil ; une estrade est installée dans la salle à mangerpour les observer plus aisément ; les latrines sont muniesde demi-portes pour que le surveillant puisse apercevoirleurs têtes et leurs jambes.

À l’armée, le système pénal est souvent plus sévère quedans les autres institutions rythmiques, mais il y est luiaussi déjà organisé sur le modèle pénétrant et détaillé quideviendra courant au XIXe siècle. Au sein de l’École mili-taire, par exemple, les cadets sont finement distingués lesuns des autres par une hiérarchie de classes susceptiblesde recevoir des châtiments distincts. Ceux de la dernièreclasse, « la classe honteuse », portent, en signe d’infamie,l’épaulette de laine brune, voire une robe de bure, et peu-vent être astreints à un très large éventail de peines allantde la mise aux arrêts en cachot noir, en passant par la cageet la mise à genoux, châtiments moins durs réservés auxclasses supérieures.

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Enfin, l’armée est l’une des institutions qui produit leplus de savoirs et d’expertises portant sur le contrôle et ledéveloppement des facultés des individus. Toute une litté-rature apparaît au cours du XVIIIe siècle dont l’objet princi-pal est de rassembler les connaissances acquises sur le terrain et de les systématiser en un corps de doctrine sus-ceptible d’améliorer le rendement et la puissance des uni-tés militaires.

Derniers bancs d’essais des nouvelles disciplines ettechniques du corps : la manufacture et, à partir de la fin duXVIIIe siècle, l’usine. Dès le départ, l’espace architectural etle temps de la journée y sont organisés de manière à articu-ler directement les corps à l’appareil de production et à per-mettre leur coopération au cours d’un cycle de fabricationcomplet. Les corps deviennent les rouages d’une immensemachine. À Jouy, par exemple, Oberkampf construit unesuccession d’ateliers consacrés chacun à un type d’opéra-tion : imprimeurs, rentreurs, coloristes, pinceauteuses, gra-veurs, teinturiers.

En même temps, l’espace de l’usine est quadrillé demanière à rendre la surveillance la plus efficace possible.L’imprimerie au bloc qui se trouve au rez-de-chausséecontient 132 tables disposées en deux rangées dont lecontrôle est facilité par une allée centrale. Dans les ancien-nes manufactures et les corporations d’artisans, la surveil-lance était exercée de l’extérieur par des inspecteurs et por-tait sur la qualité des produits, sur la nature et la quantité desmatières premières utilisées, et sur les outils employées.Désormais, elle est exercée de l’intérieur par une petitearmée de commis, de surveillants, de contrôleurs et decontremaîtres, dont la tâche est, en sus des tâches tradition-nelles, de mesurer l’activité des hommes, leur savoir-faire,leur zèle et leur conduite.

Dans ces premières unités de production industrielle, la nouvelle micro-mécanique pénale, qui jouera un rôle si

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important par la suite pour discipliner la main-d’œuvreouvrière, est déjà en place. Dans le règlement de la fabri-que de l’industriel Oppenheim (1809), « il est expressé-ment défendu d’amuser les compagnons par des gestes ouautrement » ; ceux-ci devront se comporter honnêtement etdécemment » ; celui qui se sera absenté plus de cinq minutessans prévenir sera noté absent « pour une demi-journée ».Tout manquement, tout retard, tout négligence, toute impo-litesse seront sanctionnées par des « amendes », c’est-à-dire des retenues sur salaire.

Toutes ces techniques débouchent, elles aussi, sur laproduction d’une littérature qui rassemble les connaissan-ces tirées de la pratique et cherche à en améliorer le rende-ment. Étrangement, Foucault n’est pas très disert sur cettelittérature, mais il n’est pas difficile de savoir pourquoi : laplupart de ces productions ont déjà fait l’objet de très nom-breuses études critiques. Citons ici, pour mémoire, l’Ency-clopédie (1751-1772), dont le sous-titre Dictionnaire rai-sonné des sciences, des arts et des métiers explicite l’objectif,et les chapitres les plus célèbres de An Inquiry into theNature and Causes of the Wealth of Nations (1776), dans les-quels Adam Smith analyse, en se fondant du reste sur unarticle de l’Encyclopédie, l’organisation du travail dans unefabrique « d’épingles ».

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Ambivalence de l’autonomie rythmique moderne

Les travaux de Michel Foucault jettent une lumière trèsvive sur la transformation des formes rythmiques qui sesont opérées entre le XVIIe et le XIXe siècles. Son apport per-met de compléter les réflexions précédentes sur les rela-tions conflictuelles entre l’État et les différents acteurssociaux et d’enrichir une approche critique des rythmesdes nouvelles sociétés démocratiques.

Tout d’abord, son travail sur les formes du jugement etdu châtiment pénal permet de comprendre les transforma-tions rythmiques du pouvoir de l’État. Ce pouvoir, tel qu’ils’exerçait sous l’Ancien Régime, possédait un certain nom-bre de caractéristiques très particulières : pouvoir monar-chique, il s’affirmait comme une puissance armée dont lesfonctions d’ordre n’étaient pas totalement dégagées desfonctions guerrières ; pouvoir d’origine féodale, il faisaitvaloir les règles et les obligations comme des liens person-nels, dont la rupture constituait une offense et appelait unevengeance ; pouvoir né des luttes contre l’Église et l’aristo-cratie, il considérait toute désobéissance comme un acted’hostilité qui n’était pas dans son principe différent d’uneguerre civile ; pouvoir représentant de Dieu, il n’avait pas àjustifier pourquoi il appliquait ses lois, mais à montrer quiétaient ses ennemis et quel déchaînement de force lesmenaçait ; enfin, pouvoir à la tête de faibles réseaux decontrôle et de surveillance, il cherchait le renouvellementde son effet dans l’éclat de ses manifestations et de sesrituels de punition.

L’une des conséquences paradoxales de cet exercice dupouvoir était de donner une importance rythmique déter-minante au peuple : c’est lui que l’on voulait impressionner,

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mais c’était aussi lui qui, par sa présence et ses réactionslors des pics de socialité que constituaient les exécutionsou les supplices publics, exerçait une action de contestationde l’ordre en place qui pouvait parfois tourner à l’émeute.Sous l’influence de la foule, le supplice, fait remarquer Fou-cault, pouvait prendre l’aspect de « saturnales d’un instant,où plus rien n’est défendu ni punissable ». Souvent, les exé-cutions « qui ne devaient montrer que le pouvoir terrorisantdu prince » se chargeaient de « tout un aspect de Carnavaloù les rôles étaient inversés, les puissances bafouées, et lescriminels transformés en héros ». Certains condamnés,mais aussi la foule qui regardait leur mise à mort, profi-taient de l’occasion pour reprocher aux juges leur barbarie,maudire les curés qui les accompagnaient et blasphémercontre Dieu. Une solidarité s’exprimait entre les condam-nés et le petit peuple. À l’instar des autres pics de la socia-lité traditionnelle relevés par Thompson, le grand rituel duchâtiment, qui aurait dû imposer le pouvoir d’en haut,devenait un instant l’expression d’un certain pouvoir ryth-mique populaire.

Les nouvelles formes que prennent le droit, la répres-sion pénale et policière, à partir de la Révolution s’expli-quent ainsi toutes par des raisons rythmiques : la premièrea probablement été de briser cette solidarité et d’éviter dedonner aux classes assujetties des occasions d’imposerleurs propres rythmes. Une autre a été la volonté de corri-ger la mauvaise répartition de la pression de l’État, massiveet ostentatoire sur de tout petits points de l’espace social etquasiment absente sur le reste. Il s’agissait de mieux distri-buer son influence rythmique et de la faire pénétrer danstous les pores de la société. Un autre encore a été de laverle souverain de la souillure que lui faisait subir sa conni-vence rituelle avec le bourreau. Du temps de la monarchieabsolue, la souveraineté s’exprimait dans le sang de laguerre et du supplice ; désormais la souveraineté, qui est

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devenue collective et s’ancre dans la théorie du contrat,s’exercera d’une manière immaculée ou au pire techniciséepar l’invention de machines à tuer proprement, comme laguillotine, la chaise électrique et les injections létales.

À ce travail sur les formes du jugement et du châtimentpénal, lié au pouvoir souverain de l’État, Foucault a ajouté,nous l’avons vu, une recherche sur l’apparition de nouvel-les formes de pouvoir inscrites dans les pratiques beau-coup moins spectaculaires de l’école, de l’hôpital, de l’ar-mée et de l’atelier. Dans toute société, le corps est soumis àun ensemble d’interdits, de contraintes et d’obligations quil’enserrent, mais l’étude de ces institutions montre quequelque chose change en Occident à partir du XVIIe siècle :le contrôle se fait désormais par un jeu de coercitions sou-vent très ténues ; la contrainte porte sur les forces plutôtque sur les signes ; la pression, jusque-là relativement erra-tique, devient ininterrompue et constante grâce à une orga-nisation minutieuse du temps, de l’espace et des mouve-ments ; bref, là encore, la domination s’exerce par l’inter-médiaire d’une nouvelle définition et d’un contrôle desrythmes de l’individuation.

Le cœur de Surveiller et punir se trouve à la conjonctionde ces deux études : celle de l’adoucissement-intensifica-tion du pouvoir souverain de juger et de punir – celle del’émergence des techniques disciplinaires économico-poli-tiques dans dif férentes institutions non nécessairementétatiques. Par l’encadrement et la majoration simultanésdes forces qu’il permet, le mode d’individuation produitpar ces nouvelles techniques est mieux adapté à la fois aunouveau système productif capitaliste et à une sociétédésormais fondée sur l’égalité devant la loi et la libertéd’entreprendre, où le pouvoir de l’État, ne pouvant pluss’exprimer de manière spectaculaire et rituelle, doit se dif-fracter en une multitude d’entreprises minuscules d’assu-jettissement rythmique.

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L’un des premiers effets de ces analyses est évidem-ment de remettre en question le grand récit libéral de lamodernisation des sociétés occidentales. Ce récit expli-quait – et explique encore de nos jours – l’apparition dessystèmes économiques, sociaux et juridiques modernespar la reconnaissance des individus comme des sujets dedroit, dont la nature aurait été, en quelque sorte, jusque-làempêchée de s’exprimer par les pratiques despotiques. Or,les faits exposés précédemment permettent de contester cerécit et même d’en inverser la conclusion : ce n’est pasl’émergence à l’air libre d’un sujet juridique naturel, long-temps étouffé, qui explique l’apparition des sociétés capita-listes et démocratiques modernes, mais, bien au contraire,les techniques disciplinaires et punitives pratiquées par cessociétés, qui ont permis l’apparition de ce type de sujet. Il ya, autrement dit, dans ce concept une part déterminanted’arbitraire historique – ce qui ne veut pas dire, du reste, deconventionnel et d’illusoire.

L’histoire du pouvoir juridique souverain et de l’éventaildes institutions punitives qui l’accompagnent, ainsi que celledu fin maillage des pratiques disciplinaires extra-judiciaires,qui en constitue la condition de possibilité, montrent que cessystèmes ne constituent pas des mécanismes négatifs, quiviseraient à protéger des « sujets naturels », en interdisant,empêchant, réprimant, excluant ou supprimant ceux d’entreeux qui ne respecteraient pas « leurs droits », mais des dispo-sitifs techniques responsables de toute une série d’effetspositifs déterminant nos modes d’individuation. Certes, dansnos sociétés, le corps-langage n’est plus la cible d’une répres-sion pénale, violente et ostentatoire ; le châtiment se pré-sente, la plupart du temps, comme une simple privation deliberté qui ne met plus en péril le corps-langage vivant entant que tel. Mais il est, de manière diffuse dans la société etmaximalisée en prison, soumis à des techniques de dres-sage, de redressement, voire de guérison, qui pénètrent

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profondément en lui et participent à la création d’une « âme », dont le degré de liberté ne doit donc pas se mesurerà l’aune d’un critère transcendantal abstrait, mais bien à celledes pratiques effectives de pouvoir et de savoir dans lesquel-les elle est prise et sur lesquelles elles s’appuient simultané-ment pour construire son autonomie.

Foucault s’interroge, par ailleurs, sur l’idée selon laquelletous les êtres humains seraient désormais traités d’unemanière égale par la loi – cette isonomie que nous mettons aucœur de nos sociétés modernes. D’un côté, il est bien vraique les hiérarchies, les différences et les privilèges quicaractérisaient les sociétés d’Ancien Régime ont disparu auprofit d’une égalisation démocratique des statuts juridiques.Mais, de l’autre, tout s’est passé comme si cette égalisationavait nécessité pour fonctionner la mise en place d’un ensem-ble d’autres mondes dans lesquels cette égalité était niée.Les délinquants, les classes dangereuses, les fous, les per-vers, les colonisés et même, dans une certaine mesure, lesfemmes, ont constitué autant de figures d’inégalité et de hié-rarchie, qui ont accompagné comme leur ombre les lumiè-res apportées par les sociétés démocratiques modernes.

La critique foucaldienne ne vise donc pas, comme on l’asouvent dit à tort, à invalider le projet démocratique lui-même, mais à montrer comment celui-ci s’est historique-ment développé d’une manière profondément ambivalente,qui n’a pas grand chose à voir avec l’image d’Épinal diffuséepar la mythologie libérale. Elle éclaire ce qu’il est advenu duprojet de rerythmisation ascendante de l’État moderne et deretour à l’autonomie rythmique des individus singuliers etcollectifs composant la société. Les rythmes de l’individua-tion étatique ont certes été en partie soumis au contrôle desmultitudes, mais dans le même temps des formes rythmi-ques nouvelles se sont imposées à celles-ci. Par ailleurs, lesmultitudes ont pu commencer à choisir de manière libre etautonome les rythmes de leur individuation, mais des parta-

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ges nouveaux ont exclu certaines catégories de cette libertéet de cette autonomie rythmique. Autrement dit, la liberté et l’autonomie qui ont été gagnées extérieurement ont été doublées de l’intérieur par un surcroît de discipline et de « métrise », pendant que les indéniables progrès réalisésdans la conquête de l’égalité l’étaient au prix de nouvelleshiérarchies. Tout s’est donc passé comme si l’apparition deslibertés civiles puis la lente mutation démocratique de l’Étatn’avaient pu se faire qu’au prix de la diffusion de nouveauxmodes rythmiques d’individuation fondés sur un assujettis-sement renforcé et de nouvelles formes d’exclusion.

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Les rythmes comme enjeux des luttes de pouvoir et de savoir

L’autre effet notable des analyses développées dans Sur-veiller et punir est d’avoir sérieusement bousculé la critiquemarxiste traditionnelle de cette même conception libérale,en lui retirant le grand récit alternatif sur lequel elle s’ap-puyait pour sa part et en lui substituant une histoire desrythmes de l’individuation.

Tout d’abord, ce récit ne correspond pas aux faits histo-riques. La recherche montre l’importance très précoce dela coercition disciplinaire dans les collèges et les écolesélémentaires, et souligne le rôle déterminant, à partir duXVIIe siècle, de l’espace hospitalier et de l’organisation mili-taire dans la mise au point des pratiques disciplinaires desoumission des corps. De même, si la prison telle que nousla connaissons aujourd’hui ne date que de la première moi-tié du XIXe siècle, les premières expériences carcéralesmodernes remontent à la fin du XVIe siècle aux Pays-Bas.L’atelier, quant à lui, n’émerge que tard dans le XVIIIe siècleet surtout au siècle suivant. Bref, les modèles de disciplinequi seront appliqués à la main-d’œuvre lors de la Révolu-tion industrielle ont été inventés, testés et améliorés dansdes institutions antérieures qui ne devaient rien au dévelop-pement capitaliste. Historiquement, les disciplines appa-raissent donc moins déterminées par de vastes nécessitéséconomiques que par une multitude d’expériences micro-politiques, au départ très localisées et sans unité.

Il existe, d’une manière générale, une interaction com-plexe entre l’histoire des rapports de production et celledes techniques politiques du corps, interaction qui ne peutêtre réduite à la seule détermination unilatérale par l’infra-structure économique. Comme Thompson, Foucault élar-

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git les intuitions de Weber aux classes dominées et souli-gne la corrélation entre le développement du capitalisme etla disciplinarisation de la main-d’œuvre : « Les rapports depouvoir opèrent sur [le corps] une prise immédiate ; ils l’investissent, le marquent, le dressent, le supplicient, l’as-treignent à des travaux, l’oblige à des cérémonies, exigentde lui des signes. Cet investissement politique du corps estlié, selon des relations complexes et réciproques, à son uti-lisation économique ; c’est, pour une bonne part, commeforce de production que le corps est investi de rapports depouvoir et de domination ; mais en retour sa constitutioncomme force de travail n’est possible que s’il est pris dansun système d’assujettissement (où le besoin est aussi uninstrument politique soigneusement aménagé, calculé etutilisé) ; le corps ne devient force utile que s’il est à la foiscorps productif et corps assujetti. »

Par ailleurs, le récit marxiste s’appuie sur un présup-posé anthropologique plus que contestable. Du point devue radicalement historique adopté par Foucault, il n’estpas possible de soutenir que les individus sont aliénés,c’est-à-dire séparés de leur nature par les rapports de pro-duction inégaux instaurés par le capitalisme. Non point queces rapports n’existent pas, mais la notion d’aliénation, àtravers laquelle ils sont pensés, maintient dans le marxismeun fond métaphysique anhistorique qu’il convient d’aban-donner : le fond d’une nature humaine qu’il suffirait deretrouver par une transformation des rapports de classe – puis d’exalter par une société refondée sur les principes ducommunisme. Les individus sont, au contraire, produits pardes techniques du corps, du langage et du social dans les-quelles se jouent les rapports de pouvoir et leurs âmesvarient donc en fonction de « la manière dont le corps lui-même est investi par [ces] rapports de pouvoir ». Les rap-ports de classe ne disparaissent pas, mais ils sont pénétréset doublés par des rapports de pouvoir beaucoup plus fins

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qui innervent les corps-langages – y compris ceux desreprésentants de la classe ouvrière.

Enfin, sur le plan épistémologique, le marxisme continueà penser, même à travers la notion de dialectique qui étaitchargée de les articuler l’un à l’autre, le savoir comme anti-thétique au pouvoir. Dans le récit marxiste officiel, le maté-rialisme historique peut constituer une véritable « science del’histoire » parce qu’il a réussi, en s’appuyant sur la classedestinée à mettre fin à la lutte des classes, à « surmonter »les limitations que lui imposaient les conditions économi-ques et politiques de son élaboration. Certes, il ne croit plus,comme le faisait l’empirisme libéral, pouvoir établir la vali-dité de ses diagnostics sur le seul sujet épistémologique indi-viduel, mais il conserve, pour sa part, l’illusion de pouvoirsurmonter son inscription dans des rapports de pouvoir parson ancrage dans le sujet universel que constituerait le Prolé-tariat. C’est donc bien au matérialisme marxiste autant qu’àl’empirisme libéral que s’adressent les mises en garde dudébut de Surveiller et punir : « Peut-être faut-il aussi renon-cer à toute une tradition qui laisse imaginer qu’il ne peut yavoir de savoir que là où sont suspendues les relations depouvoir et que le savoir ne peut se développer que hors deses injonctions, de ses exigences et de ses intérêts. »

À cette tradition largement partagée par les frères enne-mis qui s’affrontent, Foucault propose de substituer unepensée de l’interaction des pouvoirs et des savoirs, danslaquelle il n’existe nulle part pour l’observateur-acteur deposition de surplomb ou d’extériorité, qu’elle soit fondéesur une maîtrise du pouvoir par le savoir, ou – ce que l’onreproche souvent à tort à Foucault – du savoir par le pou-voir : « Il faut plutôt admettre que le pouvoir produit dusavoir […] ; que pouvoir et savoir s’impliquent directementl’un l’autre ; qu’il n’y a pas de relation de pouvoir sansconstitution corrélative d’un champ de savoir, ni de savoirqui ne suppose et ne constitue en même temps des rela-

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tions de pouvoir. » Il faut donc inverser l’approche tradition-nelle : ne plus s’appuyer sur un sujet posé métaphysique-ment – que celui-ci soit individuel ou de classe – pourconstruire un savoir des pouvoirs existants, mais partir desrelations rythmiques effectives entre savoirs et pouvoirspour comprendre comment se construisent les sujets desavoir singuliers et collectifs.

L’ensemble de ces critiques entraîne bien évidemmenttoute une série de conséquences importantes : premièrement,les rythmes qui ont été imposés aux corps, aux discours etaux groupes, à partir du XVIIIe et surtout du XIXe siècle, doiventêtre interprétés non pas seulement en termes de luttes pour lepouvoir politique entre l’État et les différents groupes compo-sant la société, ni même seulement en termes de luttes declasses au sein d’un système socio-économique particulier,mais, d’une manière encore plus large, en termes de luttesopposant des pouvoirs et des savoirs – entre eux et les unsavec les autres. De ce point de vue, si les rythmes de l’indivi-duation ont toujours été, nous l’avons vu, un enjeu détermi-nant, on comprend mieux leur caractère décisif dans unmonde où l’épistémè classique et les formes de pouvoir osten-tatoires et violentes ont cédé la place aux sciences humaineset aux techniques disciplinaires. Le monde moderne est unmonde dans lequel le politique et l’épistémique s’exprimentdésormais de manière principalement rythmique.

Deuxièmement, puisque nous sommes toujours pris ouportés par des rapports de pouvoir et puisque nos savoirssont toujours transis ou intensifiés par ces rapports, et viceversa, il est nécessaire de changer à la fois nos façons defaire de la politique et de mener l’activité théorique – il nousfaut mettre les rythmes à travers lesquels s’expriment ces pou-voirs et ces savoirs au cœur des unes et des autres.

Troisièmement, il n’est pas possible de juger de lavaleur des rythmes de l’individuation à l’aune d’un fondmétaphysique qui s’exprimerait librement ou qui, au

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contraire, serait aliéné ; on se trouve toujours déjà pris dansdes évaluations qui sont liées à des rapports de pouvoirlocaux et aux savoirs qui les accompagnent. Cette valeurest donc nécessairement déterminée en fonction des luttespolitiques, épistémiques et éthiques, dans lesquelles cha-que acté-acteur se trouve pris en même temps qu’il y parti-cipe. Contrairement à ce qui est souvent affirmé, cetteconclusion sera reprise et approfondie dans les dernierslivres de L’Histoire de la sexualité, où Foucault montreraque la question éthique n’est pas de comprendre commentun sujet produit un jugement, utile ou rétif au pouvoir et ausavoir, mais comment le complexe tendu formé des pou-voirs-savoirs-évaluations, en particulier les processus et lesluttes qui le traversent et dont il est constitué, déterminentles formes et les domaines possibles de l’éthique.

Quatrièmement, si la liberté rythmique n’est pas don-née naturellement ni garantie par un contrat, elle ne sauraitse gagner par le seul renversement des rapports de classe.Il faut que cette transformation s’accompagne ou soit pré-cédée d’une repotentialisation des corps qui leur permettede désamorcer les effets des techniques auxquelles ils sontsoumis. Le pouvoir n’est en effet jamais extérieur aux indi-vidus, il constitue un médium au sein duquel ont lieu tousles processus d’individuation et de désindividuation : « Cepouvoir ne s’applique pas purement et simplement, commeune obligation ou une interdiction, à ceux qui “ne l’ont pas” ;il les investit, passe par eux et à travers eux ; il prend appuisur eux, tout comme eux-mêmes, dans leur lutte contre lui,prennent appui à leur tour sur les prises qu’il exerce sureux. » Aucune libération des individus ne peut donc advenirpar une simple inversion des rapports d’assujettissement etne peut s’effectuer que par un mouvement en spirales à l’intérieur du médium du pouvoir : « Le renversement deces “micropouvoirs” n’obéit donc pas à la loi du tout ou rien ;il n’est pas acquis une fois pour toutes par un nouveau

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contrôle des appareils ni par un fonctionnement ou une des-truction des institutions ; en revanche aucun de ses épiso-des localisés ne peut s’inscrire dans l’histoire sinon par leseffets qu’il induit sur tout le réseau où il est pris. »

Cinquièmement, l’État est certes très important mais iln’est pas le seul lieu où s’exerce le pouvoir dans une société.Celui-ci, à travers les rythmes de l’individuation, parcourttoutes les relations sociales, des relations macro- jusqu’auxrelations micro-physiques en face à face. La lutte peut doncs’engager à peu près partout et ceux qui veulent se désassu-jettir n’ont pas besoin d’attendre d’être en mesure de pren-dre ou de transformer le pouvoir d’État par des élections oupar un renversement révolutionnaire de la classe dominante– ce qui ne condamne pas, du reste, ces luttes plus tradition-nelles : « Il faut en somme admettre que ce pouvoir s’exerceplutôt qu’il ne se possède, qu’il n’est pas le “privilège” acquisou conservé de la classe dominante, mais l’effet de disposi-tions stratégiques – effet que manifeste et parfois reconduitla position de ceux qui sont dominés. »

Le prisme de la prison et des disciplines choisi par Fou-cault a donc indéniablement permis de jeter une lumièrenouvelle non seulement sur les rythmes des sociétésdémocratiques des deux derniers siècles, mais aussi surles théories sociales et politiques qui les ont accompa-gnées presque depuis leurs origines. On ne peut toutefoismanquer de se poser ici, pour finir, quelques questions :faut-il, tout d’abord, suivre Foucault dans la généralisationhistorique sur laquelle il débouche ? Ne considère-t-il pastrop rapidement que les rapports de pouvoir et les prati-ques disciplinaires, qui se sont mis en place entre la fin duXVIIIe siècle et le début du suivant, ont constitué une sortede système qui serait encore essentiellement le même àl’époque où il écrit ? N’est-il pas toujours lié à une concep-tion structurale qui l’empêche de voir les évolutions et lesdivergences qui se sont produites au sein du monde disci-

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plinaire ? Foucault lui-même n’a-t-il pas indiqué par la suite,en particulier dans ses cours sur la « gouvernementalité »et dans ses réflexions sur la « biopolitique », que le mondemoderne était traversé par des types de pouvoir indépen-dants du modèle disciplinaire ?

Autre question importante : Foucault, en tout cas dansSurveiller et punir – car les choses seront vues différemmentà partir de La Volonté de savoir –, ne sous-estime-t-il pas lesrésistances à la diffusion des techniques rythmiques discipli-naires ? Très riche en descriptions concernant les institu-tions et leur fonctionnement, son récit ne dit rien ou presquesur les réactions des sujets de cette histoire, qui apparaissentcomme livrés à des systèmes s’imposant à eux sans mêmeavoir à lutter. Son approche manque, certainement, d’un exa-men plus détaillé des résistances et des entreprises desacteurs, examen qui aurait été nécessaire pour contrebalan-cer l’accent mis sur la généalogie des systèmes.

Enfin, dernière question : ces descriptions sont-elles tou-jours valables aujourd’hui ? Peut-on encore de nos jours,comme Foucault l’affirmait dans les années 1970, juger despouvoirs et des ensembles sociaux contemporains à l’aunedes institutions et des pratiques disciplinaires ? Un bon nom-bre de ces pratiques, en particulier celles qui visaient le dres-sage systématique des corps-langages et l’organisation cycli-que de la socialité, semblent en effet avoir été abandonnéesau cours des dernières décennies du XXe siècle. Comme l’anoté Gilles Deleuze dans Pourparlers, à l’école, à l’hôpital, àl’asile, dans les entreprises et même dans les casernes, lespratiques disciplinaires classiques ont été remplacées pard’autres méthodes plus subtiles de domination et le sys-tème des institutions punitives s’est rétracté en un archipelrelativement clairsemé, composé désormais pour l’essen-tiel de prisons.

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Métrification

Au cours des dernières décennies du XIXe et au début dusiècle suivant, les sociétés démocratiques ont dû faire faceà de nouveaux bouleversements, aussi profonds que ceuxqu’elles venaient de connaître un siècle auparavant. Toute-fois, dans la sphère économique, en particulier dans l’in-dustrie, les pouvoirs-savoirs se sont développés dans unedirection assez différente de celle qu’ils venaient de pren-dre dans les institutions scolaires, hospitalières et carcéra-les. Avec la mécanisation et bientôt l’Organisation Scientifi-que du Travail inaugurée par Taylor, ces pouvoirs-savoirsont eu de plus en plus tendance à tenir l’individu pour quan-tité négligeable et à lui retirer toute importance dans leprocessus de production. Une divergence nette s’est ainsiproduite, que Foucault à ma connaissance n’a pas envisa-gée, entre les rythmes individualisants propres aux institu-tions d’enseignement, de soin et de punition, et les ryth-mes plutôt désindividualisants liés aux nouveaux modesindustriels de production, plus proches quant à eux desrythmes militaires.

Dans Le Travail en miettes. Spécialisation et loisirs(1956-64), Georges Friedmann a présenté une analyse, quia fait date, de ce nouveau monde industriel et de ses ryth-mes. Son livre commence par quelques exemples de lamanière dont la production a été réorganisée à partir desannées 1880 et de la diffusion du taylorisme. Citons-en lesprincipaux aspects.

Premier aspect – la division extrême du travail : « Dansune usine anglaise (Birmingham, 1933), les ateliers sont uni-quement peuplées de jeunes filles et de femmes “mises aucourant” en quinze jours, travaillant sur des machines semi-automatiques sous la surveillance de quelques “contre-maî-

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tresses” et avec l’aide occasionnelle de régleurs. Des opéra-tions telles que le moulage, le découpage, le sciage et perçagedes peignes sont réduites à des opérations très limitées etrépétées, effectuées sur des machines individuelles maisinterdépendantes et groupées par cycles. Beaucoup d’entreelles, dès 1933, duraient moins d’une minute. » Vingt ansplus tard, le mouvement de spécialisation et de simplificationdes tâches est arrivé presque partout à son terme. Désor-mais, les opérations de production sont éclatées en micro-tâches très simples qu’il suffit de répéter régulièrement. En1954, Friedmann observe la chaîne de remplissage des bou-teilles d’une célèbre liqueur blanche : « Là j’ai vu, entreautres, une ouvrière dont la tâche est, toute la journée, toutela semaine, toute l’année, de placer sur la bouteille le rubande couleur vive, décor et marque de fabrique. Mais elle nefait que l’insérer sur le col. C’est une de ses camarades, savoisine en “aval” de la chaîne, qui le scelle. »

Deuxième aspect du travail industriel moderne – leminutage strict des tâches : « La tâche de Joe [un ouvrierde l’automobile aux E. U. en 1946] est de souder la calan-dre d’un capot. Tous les montages sont prêts à l’avance etles points de soudure préparés le long de l’armature métal-lique : il y en a 25. La chaîne se meut selon un rythme strictement minuté. Il lui faut 1 minute 52 secondes pour chaque ensemble de soudures. Chaque jour, il a 10 minutesde pause le matin, une heure pour déjeuner et quelquesminutes d’arrêts dans l’après-midi. »

Troisième aspect – toute la pensée du travail se trouveabsorbée dans sa préparation par les bureaux d’études, quivont dans les moindres détails des gestes à effectuer : « LeBureau d’études, une fois le modèle définitivement “com-posé” et sélectionné [il s’agit ici d’un exemple dans la confec-tion, à Amsterdam en 1949], dresse la liste des opérationsqui seront effectuées à la chaîne et en établit les fiches détail-lées, au 1/100 de minute. Je vois ainsi que la robe n° 3389,

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dont un premier lancement déversera, sur le marché hollan-dais et surtout étranger, 20 000 exemplaires, sera achevée,par unité, en un temps de 47 minutes 25/100. » Dans ce sys-tème de production, les ateliers de fabrication ne disposentd’aucune marge de manœuvre ou d’autonomie de décision.La répartition du travail, la place des ouvrières, la cadence dela chaîne sont fixées par le Bureau d’études : « La responsa-bilité du chef de chaîne (une ancienne ouvrière ayant de l’au-torité et de l’expérience) se réduit à décider du poste où elleutilisera telle ou telle de ses ouvrières. C’est là tout ce qu’illui échoit d’initiative dans l’organisation de sa section. »

Les conséquences de cette organisation « scientifique »et « métrique » de la production sur l’individuation sontbien connues : elles entraînent, en premier lieu, une fortedéqualification de la main-d’œuvre. Friedmann observe undéclin de la connaissance du matériau avec – et contrelequel – travaillaient autrefois les artisans. Une partieessentielle de ce qui faisait l’intérêt des métiers manuels, lecontact avec la matière, a disparu : « En faisant voler enmorceaux les métiers hérités de l’artisanat, où l’expérienceouvrière était, pour une part importante, constituée par lalente acquisition de la connaissance de la matière travaillée,de ses propriétés sous la main et l’outil, de ses qualités dif-férenciées selon l’échantillon, de ses transformations selonla saison, la température […] la rationalisation a dépouilléles travailleurs de ce qui était un des contenus les plus pré-cieux de leur activité professionnelle : le contact avec lematériau et sa connaissance. »

Parallèlement, la division du travail détruit les « métiers »,qui faisaient l’essentiel de la fierté et de l’identité des ouvriersd’autrefois. Dans les manufactures d’armes de la région sté-phanoise, Friedmann observe, en 1937, la fin d’un cycle dedésagrégation du métier qualifié d’armurier : « La chaînen’était pas encore introduite dans ces vastes ateliers mais unedivision du travail très poussée ne laissait à chaque ouvrier

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que le soin d’une opération concernant un seul élément dufusil, piston, canon, crosse, bascule, etc. […] L’apprentissagedes métiers qualifiés de l’armurerie avait déjà quasi disparu etl’on a attiré mon attention, dans un coin d’atelier, sur quelquesvieux ouvriers maintenus à des tâches de contrôle, derniersreprésentants – aujourd’hui certainement disparus – de “l’ar-murier qui savait faire un fusil entier” ».

Un véritable deskilling process enferme les ouvriers dansdes tâches « spécialisées », au sein desquelles ils plafon-nent sans espoir de promotion. Même lorsqu’on leur assureune rotation sur des postes diversifiés, il ne peuvent attein-dre une véritable revalorisation intellectuelle de leur travail ;leur expérience reste une juxtaposition de tâches dont ilsne comprennent pas le sens global. Le travail à la chaîne et,plus généralement, la division du travail exige, il est vrai, un nouveau faisceau de qualifications : vitesse, précision, dextérité, capacités d’accoutumance au bruit et à la chaleur.Mais il ne s’agit, au mieux, que d’une habileté acquise(speed as skill), la plupart du temps d’une adaptation à desconditions extrêmes, jamais d’une véritable compétence,d’un « métier » au sens ancien du terme.

L’Organisation Scientifique du Travail provoque, outre lafatigue et les troubles liés à l’accumulation des formes destress (tics, maux de tête, surdité, névrites), un ennui et unsentiment d’aliénation très profonds, qui se traduisent finale-ment, après une période de gains importants, par un plafon-nement des rendements, une qualité médiocre des produitsfabriqués, un fort absentéisme et une importante rotation dela main-d’œuvre. À Amsterdam, en 1949, par exemple, dansles ateliers de confection taylorisés, « le turnover est élevéet atteint 66 %, c’est-à-dire qu’en dix-huit mois le personnelde production tout entier est renouvelé, à l’exception dequelques ouvrières qui font carrière dans l’usine ».

Friedmann note les résistances à ces conditions de tra-vail. Il remarque, tout d’abord, une certaine inertie opposée

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au changement, souvent imputable à la crainte d’une fati-gue supplémentaire, que ne compenserait pas un accroisse-ment, jugé équitable, des salaires. Dans la confection, lesouvrières tendent à conserver des tâches routinières, n’exi-geant pas d’attention constante et leur assurant un gain sta-ble, même s’il est inférieur à celui qu’un changement leurapporterait (Binche, Belgique, 1952). Dans ces cas, lesouvriers contestent moins les rythmes métriques qu’ilsn’essaient, autant que faire se peut, d’en surmonter l’impactpar l’accoutumance. Mais il indique aussi des modes derésistance plus positifs. Des sociologues américains, Walkeret Guest, qui ont étudié une usine automobile à la fin desannées 1940, classent ainsi par importance décroissante lesaspirations des ouvriers. Or, quatre de ces aspirations surcinq concernent une transformation radicale des rythmesdu travail, qui les libèrerait des cadences métriques impo-sées par la taylorisation : « a) plus de variété ; b) un rythmede travail qui ne soit pas fixé par une chaîne ; c) plus d’exi-gence en initiative et en habileté ; d) moins de fatigue physi-que ; e) obtenir de l’avancement. »

À ces conséquences du travail taylorisé sur la main-d’œuvre, Friedmann ajoute quelques remarques concer-nant les employeurs qu’il vaut la peine de relever. Duranttoute une période, la séparation stricte de la conception etde l’exécution a été poussée si loin que les compétences etl’intelligence dont pouvaient disposer les ouvriers ont sou-vent été considérées comme des obstacles éventuels aufonctionnement fluide des chaînes. Friedmann note laméfiance de beaucoup de service d’embauche et de cer-tains « psychotechniciens » d’usine à l’égard des sujets « les plus éveillés ». Il nous rapporte le type de savoirs, ausens de Foucault, qui se construisent et se pratiquent dansles entreprises taylorisées, à partir de l’exemple d’uneusine de compteurs qu’il a visitée à Bruxelles en 1948 : « J’ai rarement entendu un psychologue d’entreprise expri-

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mer aussi crûment sa suspicion à l’égard des travailleursd’esprit trop agile et ouvert. R… établissait une distinctionpragmatique entre les “stéréotypées” et les “éveillées”.“Celles-ci ne s’habituent jamais aux travaux élémentaires.Inversement, lorsque nous sommes amenés à imposer deschangements de travaux, un important pourcentage de sté-réotypées nous quitte.” » Dans cette entreprise, les servicesde sélection soumettent toutes les ouvrières, candidates àdes emplois à la chaîne, à une série de tests dont le but estde déceler la qualité de la vue, l’aptitude à la précision, ladextérité des doigts, la rapidité des mouvements, la com-préhension et le jugement. Mais, outre la recherche desqualités motrices, « il s’agit de retenir les stéréotypées,d’écarter les éveillées ». Le responsable du personnel inter-rogé conclut : « Les femmes parmi lesquelles se recrutenotre personnel sont, dans le secteur suburbain que nousprospectons, “peu évoluées”. Et c’est ce qui explique la rela-tive facilité avec laquelle l’usine s’approvisionne en sujets“non éveillés”. »

Bien que très significatives des interactions qui existententre pouvoirs et savoirs au sein des entreprises taylorisées,ces déclarations ne s’insèrent toutefois pas entièrement, ilfaut le remarquer, dans le cadre des analyses de Foucaultprésentées plus haut. Il n’y a pas de continuité stricte entreles rythmes individualisants des pouvoirs-savoirs propres àl’école et à la prison et les rythmes au contraire désindividua-lisants des pouvoirs-savoirs qui s’exercent dans l’entrepriseindustrielle moderne. Plus proches en cela de ceux de l’ar-mée, ces rythmes visent une efficacité purement sérielle etanalytique. Ils sont fondamentalement mécaniques et métri-ques. Au lieu d’exalter la responsabilité et de fouiller le carac-tère des individus, ils cherchent à surmonter tout sentiment,toute conscience, et à les remplacer par des techniques ducorps et du langage totalement routinières. La profondeurpsychologique visée et produite par l’école et la prison sont

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remplacées à l’usine et à l’armée par un comportement d’oùtoute intériorité et toute réflexivité sont extirpées. Seulecompte l’adaptation de la force de travail à la cadence et autempo de la machine. Dans Économie et Société, Max Weber,lui aussi, le notait : « Nul n’a besoin de preuves particulièrespour montrer que la discipline militaire est le modèle idéalde l’usine dans le capitalisme moderne. »

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Fluidification par les techniques de transport, de communication

et d’information

La mutation traversée par les sociétés démocratiquesmodernes dans les dernières décennies du XIXe siècle s’esttraduite par une domination toujours plus grande des ryth-mes métriques dans l’organisation des corps-langages au tra-vail, rythmes qui sont venus interagir avec les rythmes, assezdifférents dans leurs effets, des institutions scolaires, hospita-lières et carcérales. Grâce à l’étude de Friedmann sur l’O.S.T.,on comprend que la situation est devenue, à partir de cetteépoque, plus complexe que ne le laissaient penser les analy-ses de Foucault. Le monde disciplinaire a acquis une variétéde formes orientées dans des directions divergentes : alorsque les unes fabriquaient des individus munis de profondeurpsychologique et biographique, les autres, au contraire,étaient plutôt désindividualisantes, au sens où elles impli-quaient à la fois une aliénation des produits du travail et unedestruction des compétences et de la pensée. Mais ce n’estpas tout. Parallèlement – et d’une manière qui pourrait sem-bler contradictoire mais qui, en réalité, pointe vers des planset aussi des groupes sociaux différents – cette mutation aentraîné l’apparition de rythmes beaucoup plus fluides, entout cas libérés de toute métrique, sinon de toute discipline.

Le premier à s’en être rendu compte est probablementJean-Gabriel de Tarde. Il ne serait pas abusif de dire quetous ses livres, depuis Les Lois de l’imitation (1890) jusqu’àL’Opinion et la Foule (1901), tentent de prendre la mesurede ce troisième aspect de la mutation des sociétés euro-péennes à la fin du XIXe siècle. Faute de place, je me conten-terai de reprendre quelques-unes des analyses présentéesdans ce dernier livre, qui est aussi le dernier qu’il ait écrit.

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Comme Durkheim et Mauss – une fois n’est pas cou-tume –, Tarde voit dans les rassemblements périodiques,tels que les fêtes, les cérémonies, les foires ou les cultes,une nécessité incontournable de la vie collective tradition-nelle. Et il leur prête en gros la même fonction régénérante,pour les communautés aussi bien que pour les personnes.Or, ce type de rythmes de l’individuation apparaît à ses yeuxsinon comme une survivance en voie d’être supplantée, dumoins comme un phénomène de plus en plus marginalisépar une autre forme rythmique. Certes, les cérémonies cul-tuelles et traditionnelles ne disparaissent pas, mais ellescommencent à perdre de leur importance. Les individusprennent l’habitude de se réunir moins souvent et surtoutmoins régulièrement. Alors qu’elles formaient jusque-làdeux aspects indissociables du mouvement de l’indivi-duation singulière et collective, les logiques de la dispersionet du regroupement tendent à se séparer, la première pre-nant le pas sur la deuxième.

Cette mutation s’explique, selon Tarde, essentiellementpar des raisons techniques – l’analyse étant transposableaujourd’hui, je me permettrai d’y adjoindre quelques pointssupplémentaires concernant le présent. Grâce au développe-ment des moyens de transport (ferroviaires, maritimes, ajou-tons, pour ce qui nous concerne, routiers et aériens), decommunication (postes, télégraphe, téléphone, ajoutons l’Internet) et d’information (presse, ajoutons cinéma, radio,télévision et encore l’Internet), les individus, reliés à distancepar des réseaux qui leur permettent de communiquer,d’échanger et même d’agir sans se déplacer, ont moinsbesoin de se rassembler. Être dispersés ne signifie plus poureux être complètement isolés. L’espace ne les sépare plus, ilsrestent en contact les uns avec les autres et, où qu’ils aillent,ils sont toujours « joignables ». La régénération des lienscommunautaires et la (re)production des personnes passentalors par d’autres voies que par les seuls rassemblements

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périodiques qui perdent de leur puissance individuante. Unenouvelle forme de production des individus singuliers etcollectifs voit le jour.

Parmi toutes ces techniques, l’imprimerie et la pressejouent un rôle particulier sur lequel se concentre l’analysetardienne, car non seulement l’une et l’autre, comme tou-tes les nouvelles techniques, dispensent les individusd’une socialité organisée autour de rassemblements pério-diques, mais elles transforment les rythmes mêmes descorps-langages.

Pour Tarde, toute institution, tout groupement social etmême toute société, repose sur un ensemble de croyanceset de désirs partagés, qui s’enracinent dans une longue his-toire de conflits et d’inventions. Ainsi, avant de devenir unpatrimoine commun accepté, ces croyances et ces désirsont toujours été âprement discutés, si bien que toute forma-tion sociale est issue de milliards de discussions et deconversations. Toutefois, si la conversation produit les lienssociaux élémentaires à partir desquels vont se développertoutes les formes d’institutions et de groupements, cet effetne tient pas simplement, comme le pensent aujourd’huiHabermas et avec lui beaucoup de penseurs qui juridicisentexagérément le fonctionnement du langage, à un échanged’arguments et à la production de micro-contrats entre lesinterlocuteurs, mais aussi à « l’attention spontanée » engrande partie inconsciente, on pourrait dire corporelle, queles individus se portent les uns aux autres, c’est-à-dire finale-ment à des phénomènes de suggestion, qui sont tout aussiimportants sinon plus que les phénomènes intellectuels quiles accompagnent. Ainsi le langage constitue-t-il, pour Tarde,le support principal de la circulation des croyances et desdésirs ; il est d’emblée un langage-corps.

Étant donné cette définition, on comprend que tout cequi peut venir bouleverser son économie va avoir desconséquences de première importance sur la production

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des individus et des différents types de groupements aux-quels ils appartiennent. La presse de masse moderne, maiscela vaut mutatis mutandis pour toutes les nouvelles techni-ques de transport, de communication et d’information, faitainsi apparaître un nouveau type d’individuation singulièreet collective : le « public » et ses « membres ».

Un public se définit, tout d’abord, par opposition à toutesles formes traditionnelles de groupement qui ont besoind’un contact ou au moins d’une co-présence physique pério-dique ou ponctuelle des individus. Il se différencie à la foisdes groupes institutionnalisés, dont la cohésion s’établit etse régénère dans des rassemblements ritualisés, et desgroupements fugaces, que constituent les foules : « Ceshommes-là, note Tarde, ne se coudoient pas, ne se voient nine s’entendent : ils sont assis, chacun chez soi, lisant lemême journal et dispersés sur un vaste territoire ». Grâceaux techniques médiatiques et de transport, non seule-ment il est désormais possible de produire des groupes etdes individus sans qu’ils se rassemblent périodiquement,mais il n’est même plus nécessaire que l’individuation seproduise au cours du temps, car – et cela est encore plus vraidepuis l’Internet – elle tend, au moins asymptotiquement,à devenir instantanée.

Deuxième caractéristique, induite par la précédente : lacohésion qui existe entre les membres d’un public ne seproduit pas, comme dans le cas des groupes rythmiques oudes foules, par « un faisceau de contagions psychiquesessentiellement produites par des contacts physiques »,mais se réalise sous la forme de « courants d’opinion ». Unpublic est « une collectivité purement spirituelle, […] unedissémination d’individus physiquement séparés et dont lacohésion est toute mentale ». Et le lien qui existe entre sesmembres, « c’est, avec la simultanéité de leur conviction oude leur passion, la conscience possédée par chacun d’euxque cette idée ou cette volonté est partagée au même

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moment par un grand nombre d’autres hommes. Il suffitqu’il sache cela, même sans voir ces hommes, pour qu’ilsoit influencé par ceux-ci pris en masse, et non pas seule-ment par le journaliste inspirateur commun ».

Troisième caractéristique : contrairement aux groupesinstitutionnalisés et d’une manière qui les rapproche desfoules, les publics sont des groupements sociaux en perpé-tuelle métamorphose. « La mise en communication régu-lière des associés par un courant continu d’informations etd’excitations communes » a une « efficacité à la fois dissol-vante et régénératrice » sur les formes sociales existantes.Or, cette fluidité dissout les formes traditionnelles de cohé-sion sociale liées à la division du travail et à la complémen-tarité des fonctions, et assoit la société sur un nouveau typede cohésion fondée sur le partage ou l’imitation d’unemême voix, des mêmes croyances et des mêmes désirs.

Pour résumer, le développement des techniques moder-nes de transport, de communication et surtout d’infor-mation, a entraîné une fluidification rythmique des sociétésmodernes : contrairement aux autres types d’individuation,les publics et les individus qui les composent ne dépendentplus, pour leur formation ni pour leur entretien, d’unregroupement physique périodique des individus ; ils seforment à distance par une influence « mentale » entre desmyriades d’atomes qui, grâce au nouvel appareillage tech-nique dont ils disposent, sont séparés mais pas isolés lesuns des autres ; enfin, ils imposent une fluidité de plus enplus grande aux groupements institutionnalisés tradition-nels et transforment, tendanciellement, les sociétés moder-nes en sociétés de masses.

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Fluidification par les techniquesmonétaires

Un autre sociologue a commencé à prendre la mesurede la fluidification qui était en train de se produire à la fin duXIXe siècle : Georg Simmel. À la fin de son grand livre, Philo-sophie de l’argent, publié en 1900, il note lui aussi la ten-dance des rythmes à l’aplanissement. Depuis quelquesannées, fait-il remarquer, la régularité presque métronomi-que de l’alimentation et du travail, qui vient d’atteindre sonapogée avec la famille, l’usine et le bureau modernes, com-mence, dans quelques secteurs limités mais significatifs, às’estomper. Au moins dans certaines couches sociales – ilcite les milieux scientifiques, politiques, artistiques ou com-merciaux et, plus largement, les couches supérieures de lasociété –, de plus en plus d’individus s’émancipent des ryth-mes collectifs. Chacun se nourrit et travaille en fonction deses nécessités propres sans suivre exactement les schémascycliques et les routines qui s’imposent aux autres mem-bres de la société.

Même si les rythmes retenus par Simmel sont loin derecouvrir toute la gamme des rythmes de l’individuation – contrairement à Tarde, il ne prête attention qu’aux ryth-mes de la socialité et ne dit rien des rythmes corporels etlangagiers – et s’ils ne concernent de plus que quelquesgroupes sociaux restreints – les classes inférieures en sontquasiment exclues –, celui-ci pointe un phénomène fonda-mental. La modernité avancée que l’on voit émerger à la findu XIXe siècle se caractérise, dans quelques fractions de lasociété, par un certain aplanissement ou au moins une cer-taine individualisation d’une partie des formes rythmiquestemporelles qui l’organisaient jusque-là. Or, cette émanci-pation des individus vis-à-vis des rythmes de la socialité

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qui organisaient leur vie leur apporte une plus grandeliberté. Chacun peut désormais agir en définissant sa pro-pre temporalité : « Les conditions générales de la vie sesont libérées du rythme ; elles sont plus planes et fournis-sent plus de liberté individuelle et de possibilités d’irrégu-larité. » La modernité a, en quelque sorte, rendu possibleune multiplication de ce que Barthes appellera plus tarddes « idiorrythmes ».

Cette remarque éclaire d’une manière nouvelle le schémapar lequel Simmel rend compte, dans un texte célèbre intitulé« Le croisement des cercles sociaux » (1908), de la moderni-sation de formes de l’individuation. Selon lui, dans les socié-tés traditionnelles, tous les liens sociaux d’un individu étaientinterdépendants. En connaissant l’appartenance familialed’une personne, on pouvait facilement deviner son apparte-nance politique et religieuse. Il était donc possible de repré-senter les différents groupes sociaux auxquels un individuétait lié par une série de cercles concentriques, dans laquelletoute affiliation à un groupe particulier impliquait nécessai-rement l’affiliation à d’autres groupes, plus grands ou pluspetits. Du fait de l’approfondissement de la division du travailet de la différenciation croissante des cercles de vie, cefonctionnement a connu, à partir du XVIe siècle et, d’unemanière accélérée au XIXe siècle, une mutation radicale. Dansles sociétés les plus avancées dans cette voie, l’appartenancefamiliale d’un individu n’indique plus nécessairement à quelsgroupes religieux, politiques ou économiques il appartientpar ailleurs. Dorénavant, le schéma des participations de l’in-dividu peut être représenté comme un ensemble de cercles,plus nombreux et plus larges qu’auparavant, se croisant lesuns les autres sans jamais se chevaucher totalement.Comme celui des époques précédentes, l’individu de lapériode moderne se caractérise donc par des participations àdes groupes multiples, mais, à la différence de ses prédéces-seurs, ces participations sont à la fois plus nombreuses, plus

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larges et plus segmentées. Désormais, il appartient à descommunautés plus diversifiées et plus importantes aussibien en nombre qu’en surface ; aucune de ces affiliations nepermet de le définir dans sa totalité et il ne s’investit jamaistotalement dans aucune d’elles.

À la lumière des dernières pages de Philosophie de l’ar-gent consacrées au rythme, on perçoit un aspect de l’essaisur « les cercles sociaux » qui n’a pas été assez souligné :dans les sociétés modernes, l’individuation dépend, certes,du nombre et de l’ampleur des cercles auxquels participeun corps-langage donné, mais l’actualisation de ces partici-pations elle-même a changé : elle s’est désormais en partieaffranchie des rythmes collectifs traditionnels. La représenta-tion graphique, proposée à des fins didactiques par Simmel,et l’arrière-plan structural qui continue à hanter les sciencessociales – Michel Forsé cherche, par exemple, aujourd’huià construire, à partir de ces mêmes bases, un « interaction-nisme structural », comme Giddens, il y a quelques années,proposait une « théorie de la structuration » – ont induitune spatialisation abusive de la conception simmelienne del’individuation, dont il nous faut rétablir la nature essentiel-lement temporelle.

Nous avons vu, il est vrai – et nous le vérifierons de nou-veau avec les analyses d’Evans-Pritchard – que l’histoire deces rythmes morphologiques ne peut se réduire, comme lepensait de manière encore dualiste et historiciste Simmel,au simple basculement de rythmes ordonnés cycliques àdes rythmes désordonnés purement idiosyncrasiques.D’une part, Simmel a largement sous-estimé le fait que lescycles et les routines sont loin d’avoir disparu dans lessociétés modernes, et que la fluidification morphologiqueet l’abandon de certains rythmes réguliers ont en grandepartie été compensés par l’apparition de nouveaux rythmesde la socialité (comme les nouvelles fêtes et cérémoniespubliques, les rencontres sportives, les élections) – sans

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même parler des nouveaux rythmes corporels et langa-giers. De l’autre, il a eu tendance à trop exagérer l’aspectquelconque et aléatoire des rythmes fluidifiés. Mêmequand ces derniers sont composés de séries relativementindépendantes les unes des autres, ils forment des faisceauxrythmiques qui ont, eux-mêmes, des manières particulièresde fluer. Enfin, il apparaît nettement que la liberté rythmi-que à laquelle pense Simmel s’est imposée comme l’apa-nage de certaines classes sociales supérieures, pendant queles classes laborieuses, nous venons de le voir, étaient aucontraire astreintes, pour leur part, à travers la disciplinari-sation du travail, de l’éducation, de la prison, à des rythmesdu corps, du langage, mais aussi du social, beaucoup plusstricts qu’auparavant.

Malgré ces limites l’apport de Simmel reste fondamentalcar il pointe et analyse une mutation restée dans l’ombrejusqu’à lui. Le facteur le plus apparent de cette fluidificationdes rythmes – Simmel reprend ici Tarde et sera lui-mêmerepris ultérieurement par Benjamin – est la multiplication denouvelles techniques permettant de mettre les individus enconnexion permanente et de les faire entrer dans unetemporalité continue, sans halte ni repos, mais aussi de leuroffrir la possibilité de choisir leur rythme de vie. L’extensiondes moyens de transport, par exemple, a permis de passerde l’irrégularité des malles-postes à des connexions presqueininterrompues entre les villes ; le télégraphe et le télé-phone ont rendu les communications possibles à touteheure ; l’amélioration de l’éclairage artificiel a supprimé deplus en plus la différence entre le jour et la nuit ; la presse,enfin, à tout moment, fournit à la population des pensées etdes stimuli nouveaux.

Un autre facteur plus ancien a toutefois joué un trèsgrand rôle dans cette mutation. À partir du XVIe siècle, lamonnaie s’est en effet suffisamment généralisée pouroffrir un moyen de paiement à la fois continu et universel.

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Or, en proposant un équivalent « liquide », objectif etdisponible en permanence, de la valeur des biens, celle-ci acommencé à détacher les hommes de tous les rythmesauxquels ils étaient soumis jusque-là. Elle a permis auxinteractions des individus de se libérer de l’alternance despériodes pendant lesquelles ces interactions étaient inten-ses et de celles pendant lesquelles elles étaient au contrairefaibles, voire absentes. Les individus ont pu ainsi commen-cer à agir suivant la temporalité irrégulière de leurs besoinspropres : « La monnaie ne possède en elle-même aucuneforme : elle ne contient pas la plus petite suggestion d’unerythmisation du contenu de la vie ; elle s’offre toujoursavec la même fraîcheur et la même efficacité ; grâce à seseffets à longue portée et à son pouvoir de réduction deschoses à un seul et même critère de valeur, c’est-à-diregrâce à l’aplanissement des innombrables fluctuations,alternances mutuelles de proximité et de distance, d’oscil-lation et d’équilibre, elle ramène au même niveau ce quiautrement imposerait des écarts drastiques aux activités etaux expériences individuelles. »

En faisant passer la réflexion éthique et politique de laquestion socio-institutionnelle à celle des techniques decommunication et de paiement, Simmel introduit unedimension nouvelle sur laquelle il nous faut nous arrêter uninstant. Source d’une nouvelle forme de vie fluide et en par-tie dégagée des impératifs rythmiques collectifs, la mon-naie révèle ce que Simmel appelle le « caractère entière-ment dynamique du monde » et la « relativité » de l’existencehumaine : « Plus la vie de la société est dominée par les rela-tions monétaires, plus le caractère relativiste de l’existencetrouve son expression dans la vie consciente. » Autrementdit, la diffusion de plus en plus large de la monnaie est l’undes facteurs principaux de la prise de conscience de l’histo-ricité radicale des êtres humains à laquelle on assiste à lafin du XIXe siècle – historicité qui émerge, de manière il est

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vrai très complexe et parfois contradictoire, dans les œuvresde Nietzsche, de Husserl, de Dilthey, de Bergson, des fon-dateurs de la sociologie, ou encore de Saussure que l’on aabusivement réduit à un précurseur du structuralisme. Nonseulement la monnaie émancipe les corps-langages desrythmes traditionnels qui leur fixaient leur manière defluer, mais elle les libère plus généralement du naturalismequi réduisait les rapports sociaux à n’être qu’un décalquedes cycles naturels.

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Fluidité et tyrannie

Les travaux de Tarde et de Simmel complexifient letableau des modes d’individuation propres aux sociétésmodernes entre la seconde moitié du XIXe siècle et la premièremoitié du suivant. Non seulement, il existe dans ces sociétésdes techniques rythmiques disciplinaires très divergentesdans leurs effets, mais des pans entiers de ces sociétésconnaissent déjà des formes d’individuation en grande partielibérées des logiques de la discipline et de la surveillance.

L’apparition de ces nouvelles formes d’individuationn’implique en rien, bien sûr, la disparition des formes déjàexistantes. La plupart du temps les unes et les autres se che-vauchent, introduisant simplement de fortes tensions dansl’existence des individus. Un ouvrier peut être soumis auxdisciplines de l’instruction obligatoire et de la prison, ainsiqu’à celles déjà différentes de la conscription et de l’usine,tout en bénéficiant également des nouvelles formes d’indivi-duation langagière et corporelle fluides de la presse et desnouvelles techniques de transport, de communication etd’information. De leur côté, un commerçant, un intellectuel,un artiste ou un politicien, pour reprendre les exemplesdonnés par Simmel, peuvent jouir d’une plus grande libertérythmique dans l’organisation de leur socialité, mais ils n’ensont pas moins soumis aux mêmes rigueurs scolaires etmilitaires que les autres membres de la société.

Aujourd’hui, alors que le retrait des vieilles techniquesdisciplinaires, qui avaient commencé à faire système entre lafin du XVIIIe siècle et le début du suivant, est presque achevé,on perçoit mieux l’importance des techniques fluides appa-rues vers la fin du XIXe siècle. Malgré leur aspect encore mar-ginal et minoritaire, ces techniques annoncent, dans leurslignes principales, celles qui dominent désormais.

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À ce titre, il est évidemment très utile de relire les ana-lyses politiques que leurs premiers observateurs leur ontconsacrées. Avec les limites dues à la différence des situa-tions, nombre des problèmes auxquels nous devons faireface y sont, en effet, déjà envisagés.

Commençons par Tarde. Celui-ci fait un portrait trèssombre des démocraties libérales modernes. Avec ses cam-pagnes et ses élections périodiques, ses affrontementsréguliers et réglés, la démocratie représentative pourraitsembler l’une des réponses les plus adéquates à la fluidifi-cation en cours. Les rythmes électoraux joueraient désor-mais dans les processus d’individuation singulière et collec-tive modernes le rôle tenu par les rythmes morphologiquesdans les sociétés traditionnelles. Les élections constitue-raient des espèces d’analogons lointains des potlatchsarchaïques. Elles fourniraient le moyen d’équilibrer à la foisle développement du pouvoir de l’État moderne et la fluidi-fication du fonctionnement social. Pourtant, ce n’est pasdans cette direction que s’oriente Tarde – et cela pour desraisons qu’il vaut la peine de détailler ici.

Au moment même où la démocratie représentative sem-ble procurer, au moins dans quelques pays, les moyens deconserver les bienfaits de la fluidification, tout en en évitantles excès, le développement spectaculaire des médias faitapparaître la possibilité de produire des individus singulierset collectifs, les publics et leurs membres, indépendammentde toute alternance de la sociabilité – venant ainsi bousculertrès profondément la dynamique politique en cours.

À l’instar de Le Bon, Tarde pense que les mutations socialesrécentes rendent en partie caduques les analyses libérales dupouvoir démocratique moderne, qui se limitent à en décrire – et à en célébrer – le fonctionnement institutionnel équilibréet la philosophie individualiste qui l’inspire. Toutefois, aprèsavoir hésité un peu, il rejette la notion de « foule » surlaquelle son contemporain fonde l’essentiel de sa critique.

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La véritable nouveauté sociologique est liée, à ses yeux, auxmutations techniques qui viennent d’avoir lieu dans lessociétés industrialisées. Ce sont les « publics » qui, à la diffé-rence des foules, se dégagent totalement des rythmesanciens, aussi bien du point de vue de la périodicité que decelui même de la co-présence physique des individus.

Dans les sociétés qui sont en train d’émerger à la fin duXIXe siècle, les liens ne s’établissent plus au cours des pulsa-tions de la sociabilité, mais par un clapotis constant d’infor-mations transmises par les médias. Les effets de cohésionsociale y dépendent en grande partie des échanges dedésirs et de croyances permis par les moyens médiatiques.C’est pourquoi, si l’analyse libérale individualiste ne suffitplus, la question du pouvoir ne doit pas être abordée nonplus à partir d’une psychologie des liens produits par lesrassemblements physiques – même si ceux-ci jouerontencore, comme on sait, un grand rôle au cours du XXe siècle.Le pouvoir relève désormais d’une analyse des liens artifi-ciels nouveaux créés par la démultiplication médiatique despouvoirs de suggestion naturels propres au langage.

Le boom médiatique, qui s’est produit dans la deuxièmemoitié du XIXe siècle, a entraîné une inversion lourde deconséquences : d’inspiratrice et de source des médias, laconversation est devenue leur réceptacle, leur simple caissede résonance. Klemperer le montrera bientôt dans LTI, lesmédias modernes donnent au pouvoir une capacité àinfluencer, voire à contrôler les échanges langagiers les plusquotidiens. Il devient possible et même relativement aisé decréer, par leur intermédiaire, de nouveaux types d’individuscollectifs qui dépassent largement la taille des multiplesgroupes « naturels » qui existaient jusque-là et dont l’ac-croissement – que ce soit pour des raisons démographiquesou politiques – était nécessairement très lent. Sous l’in-fluence du boom médiatique, « l’Esprit public » connaît unecroissance vertigineuse : d’« opinion locale » il vient de se

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transformer en « opinion nationale » et s’apprête à s’élargirde nouveau en une « opinion mondiale ». Les médias sontdésormais capables de créer des publics de plus en plusétendus et de mieux en mieux unifiés, qui sont eux-mêmesen mesure de soutenir de leurs croyances et désirs des pou-voirs tyranniques toujours plus puissants.

Ces nouveaux phénomènes rendent les publics extrême-ment dangereux quand un meneur mal intentionné réussit àcapter leur attention et à leur suggérer croyances et désirs.Dans ces cas-là, les publics sont comme l’audience relative-ment passive d’un spectacle qui est joué pour eux et qui leurfournit leurs stimulations et leurs objets d’amour. L’époqueque nous vivons depuis la guerre contre l’Irak nous en donneune illustration supplémentaire. Loin d’être, comme on le dit souvent, totalement niveleuse et égalitariste, l’« ère despublics » offre, parfois pour le meilleur, souvent pour le pire,des moyens gigantesques à certains individus bien placéspour utiliser les médias afin d’agir et d’influencer l’opinion.

L’avis de Simmel est nettement plus favorable à la fluidi-fication en cours. Alors que Tarde insiste sur ses consé-quences massificatrices et les dangers politiques qui endécoulent, Simmel souligne, au contraire, les nouvelles pos-sibilités idiorrythmiques et les nouveaux espaces de libertéqu’elle ouvre aux individus – au moins dans certains sec-teurs de la société. Mais il témoigne également d’une cer-taine prudence, notamment à l’égard des réactions quecette fluidification pourrait entraîner. La transformation desrythmes de l’individuation par les médias et en particulierpar la monnaie pousse les êtres humains hors de la coquillenaturelle qui leur servait jusque-là de protection. Or, cettefaçon de dénuder les êtres humains, de les exposer à leurhistoricité radicale, leur ouvre des horizons politiques nou-veaux mais elle fait aussi lever pour eux des périls inédits.

À la fin de son livre, Simmel suggère ainsi deux possibi-lités tout à fait opposées de développement des sociétés en

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voie de fluidification qu’il a l’occasion d’observer : soit cessociétés s’appuieront sur la fluidification en cours pourassurer la construction libre de la vie et la constitution desociétés plus démocratiques ; soit elles voudront s’opposerà cette fluidification, mais elles risqueront alors de prendredes formes tyranniques parce qu’elles seront tentées parun retour à une systématisation rythmique de la vie.

Une régression vers des états de nouveau strictement ryth-més est éminemment possible, car elle rendrait plus facilel’exercice du pouvoir. Simmel note que les États forts dupassé, comme la monarchie française sous Louis XIV, demême que les utopies modernes et la plupart des projetssocialistes, impliquent quasiment toujours (même chez Rabe-lais qui supprimait pourtant les horloges de l’Abbaye de Thé-lème) un retour au formatage rythmique caractéristique dessociétés archaïques. Le rythme y prend l’allure de la symétrieet de la cadence : « Le rythme peut être défini comme symé-trie dans le temps, de la même façon que la symétrie est unrythme dans l’espace […] L’arrangement symétrique de lastructure sociale des peuples archaïques constitue la pre-mière tentative de l’intellect pour donner aux masses uneforme visible et contrôlable. La structure symétrique est ori-ginellement tout à fait rationnelle ; elle facilite le contrôle de lamultitude à partir d’un point de vue particulier. Les ordressont transmis plus loin et avec moins de résistance, et sontplus facilement calculables à travers un milieu symétrique-ment structuré que lorsque la structure interne et les frontiè-res des différentes parties sont irrégulières et fluctuantes. Siles objets et les hommes sont soumis au joug d’un système – c’est-à-dire s’ils sont organisés symétriquement – alors il estplus facile de les manipuler rationnellement. C’est pour cetteraison que le despotisme et le socialisme sont fortementenclins aux constructions symétriques de la société. »

Ces structures sociales rythmées de manière symétriqueet cadencée produisent, fait remarquer Simmel, une certaine

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attraction de type « esthétique », proche de celle procurée parla machine « grâce à son absolue régularité, à l’imperturbabi-lité des mouvements, à l’absence complète d’oppositions et defrictions et à l’harmonieux assemblage de ses petites et gran-des parties ». Elles n’en sont que plus dangereuses pour lesindividus et plus généralement pour tout ce qui vit. Rien de cequi constitue leur spécificité ne peut rentrer dans des ryth-mes schématiques conçus a priori : « Ce trait général des pro-jets socialistes indique d’une manière significative la profondeattraction de la notion d’une organisation harmonieuse, stablede l’activité humaine qui a surmonté la résistance de l’indivi-dualité irrationnelle. La forme symétrico-rythmique apparaîtcomme la première et la plus simple structure, à traverslaquelle la raison stylise le matériel de la vie et le rend contrô-lable et assimilable. C’est le premier cadre au moyen duquella raison se rend capable de pénétrer les choses ». Le style devie qui en découle est oppressif aussi bien pour le sujethumain « dont les élans et les besoins n’atteignent jamais unecertaine harmonie qu’avec un schème fixé d’une manière for-tuite et non pas par une harmonie préétablie », que pour laréalité externe « dont les pouvoirs et les effets sur nous nepeuvent être intégrés de force dans un cadre aussi simple ».Et il conclut : « Tous les actes de violence et toutes lesinadéquations qu’impose une méthode systématique à la réa-lité sont aussi dus au rythme et à la symétrie de la mise enforme des contenus de la vie. »

Ainsi, pour Simmel, toute utopie rythmique n’est-elle pasexclue, mais il convient de donner à celle-ci un esprit qui res-pecte la liberté qu’a apportée la fluidification récente destechniques d’individuation. Les principaux risques qui seprofilent à l’horizon sont ceux que fait peser la volonté deretrouver ou de redonner autoritairement des « symétriesdans le temps » – c’est-à-dire des cadences et des mètres – àdes sociétés auxquelles cette fluidification a apporté uneliberté nouvelle tout en leur posant des difficultés profondes.

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Rythmicité

Il est intéressant de confronter ces analyses et prémoni-tions tardiennes et simméliennes aux transformations ryth-miques qui ont été enclenchées, quelques années plus tard,par la révolution russe. La mise en place du régime soviéti-que devait en effet leur donner rapidement raison, mais lesévénements précédant cette mise en place allaient aussijeter, dans l’intervalle très court compris entre les deuxrévolutions et la stabilisation du pouvoir bolchevique, quel-ques lueurs d’espoir démocratique et permettre, au pas-sage, un petit bond en avant théorique sur lequel il nousfaut dire ici quelques mots.

Au beau milieu de la guerre civile, courte période pen-dant laquelle le régime bolchevique ne s’est pas encoreimposé définitivement et doit compter sur toutes les forcessociales mises en mouvement depuis 1917, Ossip Mandels-tam écrit un petit texte intitulé « L’État et le rythme » (1920),où il esquisse ce qui est probablement l’une des toutes pre-mières politiques du rythme.

Dès le début de son texte, Mandelstam décrit la situa-tion politico-sociale de la Russie en ces termes prophéti-ques : « La collectivité n’existe pas encore. Elle reste à naître.Le collectivisme est apparu avant la collectivité et si l’éduca-tion sociale ne vient pas à son aide nous risquons de nousretrouver avec le collectivisme sans la collectivité. » L’unedes solutions pour éviter cet échec serait, selon lui, le déve-loppement d’une éducation rythmique des masses. Eneffet, celles-ci possèdent traditionnellement une certainesolidarité mais, sans « rythme », elles ne forment que desagglomérats purement quantitatifs. Ce qui leur a permis devaincre le tsarisme, fait-il remarquer, c’est de trouver un « accord dans l’action » par un rythme collectif ; c’est l’orga-

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nisation de leur mouvement, de leur manière de fluer, quiles a fait devenir, pour un moment de l’histoire, des collecti-vités. Il faut donc inventer un moyen de conserver cette « rythmicité » particulière, cette « qualité de l’énergie sociale »atteinte pendant la Révolution : « La nouvelle société tientensemble grâce à la solidarité et au rythme. La solidaritésignifie accord sur les objectifs. Mais l’accord dans l’actionest aussi essentiel. La révolution a été victorieuse grâce àson rythme. Le rythme est descendu sur sa tête commeune langue de feu. Il doit être conservé pour toujours. Soli-darité et rythmicité sont la quantité et la qualité de l’énergiesociale. Les masses sont solidaires. Seule la collectivité estrythmique. »

Les réformes économiques comme la distribution desterres et la collectivisation des entreprises – mais aussi lacentralisation politique qui est en train de s’imposer avec le« communisme de guerre » – ne serviront à rien et serontmême nocives, si elles ne se doublent pas d’une transfor-mation des masses en véritables collectivités, c’est-à-dire engroupes dans lesquels le singulier et le collectif se renfor-cent l’un l’autre au gré de leur action dans l’histoire. Or,cette transformation passe très clairement, aux yeux deMandelstam, par une réorganisation des manières de fluerdes corps-langages-groupes qui leur permettrait de retrou-ver la qualité de l’individuation apparue pendant la Révolu-tion. Il demande ainsi à ce qu’une éducation rythmique soitintroduite dans le cursus scolaire, car seul le rythme estsusceptible de surmonter, dans les individus eux-mêmes,les contradictions et les divisions de la société capitaliste : « Le rythme exige une synthèse, une synthèse du corps etde l’esprit, une synthèse du travail et du jeu. »

Mandelstam évoque alors avec lyrisme le visage d’unesociété où le rythme aurait été utilisé dans toute sa puissanced’individuation singulière et collective : « Si l’éducation ryth-mique devait être finalement acceptée au plan national, un

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miracle devrait se produire qui transférera un système abs-trait dans la chair du peuple. Là où il n’y avait hier qu’unbrouillon, demain les costumes colorés des danseurs chatoie-ront et les chants retentiront. L’école précède la vie. L’écolesculpte celle-ci à sa propre image et ressemblance. Le rythmede l’année scolaire sera ponctué par les congés dédiés auxJeux olympiques scolaires ; le rythme sera le motif et l’organi-sateur de ces jeux. Pendant ces congés, nous verrons unenouvelle génération éduquée rythmiquement, proclamantlibrement sa volonté, ses joies et ses peines. »

L’éducation rythmique constituera donc un moyen deconstruction d’un ensemble social où les individus seront àla fois totalement libres et solidaires, mais surtout d’unesociété où, comme le voulait Marx, l’homme se produira lui-même enfin rationnellement : « Les actions rythmiques, har-monieuses et universelles, animées par une idée commune,sont d’une importance infinie pour la création de l’histoire àvenir. Jusqu’à présent l’histoire a été créée inconsciemmentdans la souffrance du hasard et des luttes aveugles. Désor-mais, le droit inaliénable de l’Homme sera de construireconsciemment l’Histoire, en la faisant naître lors de cescongés comme une proclamation de la volonté créatrice dupeuple. » Le rythme constituera un outil pour dépasser lesconflits d’intérêts : « Dans la société du futur, les jeux sociauxprendront la place des contradictions sociales et fonctionne-ront comme des enzymes, comme des catalyseurs quiassureront la floraison organique de la culture. »

Il est clair que Mandelstam a grandement sous-estiméles conséquences négatives du contrôle étatique des ryth-mes qu’il appelait de ses vœux et, à l’inverse, peut-être sur-estimé leur capacité réconciliatrice ou synthétique. Ces des-criptions ne sont pas, en effet, sans évoquer des scènes quise produiront par la suite, ni sans faire penser à l’idéologieprogressiste et étatiste qui les justifiera. Les gigantesquesconcours sportifs de masse, les spartakiades et les grandes

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parades rythmiques seront bientôt, on le sait, des élémentscourants du régime soviétique et des autres régimes totali-taires. Ses analyses constituent toutefois un pas notable versla définition de critères de jugement de la qualité des techni-ques rythmiques : elles permettent de distinguer les diffé-rentes vertus politiques des groupements humains en sefondant sur le critère du rythme. Elles doivent être pourcela retenues comme point d’appui pour notre réflexion.

Pressé d’établir la nécessité de prendre en compte lecritère du rythme, Mandelstam opère, il est vrai, cette dis-tinction sur le mode simpliste du tout ou rien. Selon lui,seule une « collectivité », c’est-à-dire une société véritable-ment démocratique, serait animée par des rythmes, alorsque les « masses » seraient, quant à elles, totalement aryth-miques. Or, il n’existe en réalité aucun groupe humaindépourvu de tout rythme et de tout mode d’individuation.Contrairement à ce que l’on pourrait inférer d’une lecturetrop rapide de Tarde ou de Simmel, il n’y a pas eu complète« dérythmisation » des sociétés européennes à la fin duXIXe siècle, mais plutôt transformation de la qualité desrythmes du fait de leur fluidification. Certains rythmes tra-ditionnels ont certes disparu – c’est pourquoi, on peutencore légitimement utiliser à leur propos le terme dedérythmisation – mais ils ont immédiatement été rempla-cés par d’autres types de rythmes, dont il faut décrire lesspécificités. Tous les groupes sont organisés par destechniques rythmiques et c’est plutôt leur qualité éthique etpolitique qui varie.

Il nous faut donc transformer cette première définitionafin de la sortir du dualisme dans lequel elle reste prise, ceque nous pouvons faire en nous appuyant sur un autreconcept que Mandelstam introduit dans son analyse – leconcept de « rythmicité ». Ce terme ne renvoie pas, en effet,seulement au fait de posséder un rythme, il indique aussi « la qualité de l’énergie sociale » atteinte grâce au rythme. Il

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suggère un degré qualitatif de l’organisation rythmique dela dynamique sociale. Pour différencier les multiples typesde groupements sociaux que nous observons, nous pou-vons donc comparer leurs niveaux de « rythmicité », c’est-à-dire l’indice qui mesure la qualité des techniques rythmi-ques qui y organisent la production des individus singulierset collectifs.

Les groupements démocratiques peuvent être définiscomme dotés d’une rythmicité forte. Ils se caractérisent parleur multiplicité interne et par le fait qu’ils permettent auxcontradictions et aux conflits de s’exprimer sans que ceux-ci ne débouchent sur la suppression de l’un des termesantagonistes, assurant ainsi l’une par l’autre la promotiondu singulier et celle des groupes auxquels il appartient.Dans la mesure où ces collectivités cherchent à assumerpleinement le paradoxe d’une construction du commun quine nie pas le spécifique, les techniques rythmiques qui ysont en vigueur transposent nécessairement dans lescorps-langages ce paradoxe et cette tension interne.

Les groupements humains dotés d’une faible rythmicitése caractérisent, au contraire, par la production de modesd’individuation de mauvaise qualité, voire, dans les piresdes cas, de véritables phénomènes de désindividuation.Ces formes de groupement, dont les exemples les plus étu-diés à partir de la fin du XIXe siècle ont été les « foules » oules « sociétés de masses », sont très souvent marquées pardes techniques rythmiques de type métrique. Les rythmescorporels et langagiers qui animent leurs rassemblements(manifestations, meetings politiques, matchs de football) ysont proches de la cadence, de la simple alternance binaire.Cette remarque vaut aussi pour des institutions commel’Église ou l’Armée, où les rythmes sont plus complexesmais gardent une tendance à aller vers le binaire (défilés aupas, processions, rituels), ainsi que pour les États très cen-tralisés, qu’ils soient d’inspiration despotique ou commu-

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niste, qui sont caractérisés, quant à eux, par des techniquesrythmiques de type mécanique (parades militaires, sparta-kiades et autres spectacles de masse). Siegfried Kracaueren a fait autrefois une analyse remarquable dans un texteintitulé « L’ornement de la masse » (1927).

Notons toutefois, au passage, car nous en aurons besoinplus loin, que les groupements humains à faible rythmiciténe sont pas nécessairement dominés par des rythmes mé-triques, binaires ou mécaniques. « L’entreprise », qui aaujourd’hui remplacé « l’usine », impose par exemple desrythmes flous, très peu accentués et à basse tension interne,qui sont aussi peu favorables à l’individuation que les ryth-mes binaires et disciplinaires qu’ils ont remplacés.

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Eurythmie

Je voudrais maintenant me pencher sur l’utopie politi-que que Mauss a tirée de ses travaux anthropologiques,lors de cette période troublée de l’entre-deux-guerres où secherchaient des solutions à la fluidification en cours. Cetteutopie, qui s’exprime dans les dernières pages de l’Essaisur le don, par un constat, une critique et une proposition,permet en effet de conserver les aspects positifs de cettefluidification identifiés par Tarde et Simmel, tout en y intro-duisant la rythmicité forte exigée par Mandelstam.

Tout d’abord, le constat : même dans les sociétés les pluspénétrées et les plus transformées par la réduction des inter-actions à des échanges utilitaires, survit une couche deprestations menées sur une base non économique, pourl’honneur, par altruisme, par libéralité, générosité, obliga-tion de donner, de recevoir et de rendre, et sans laquelle cessociétés ne pourraient fonctionner. La circulation du don,qui était la forme archaïque de l’échange, perdure encoreaujourd’hui où elle est bien plus qu’une survivance : elleconstitue le fondement de la génération et de la repro-duction des individus singuliers et collectifs, même dansdes sociétés qui ont tendance à croire qu’elles se fabri-quent et fonctionnent désormais uniquement à traversl’échange utilitariste.

Ensuite, la critique : le système capitaliste a instauré unmonde enfreignant la morale qui a été, depuis les temps lesplus reculés et jusqu’à très récemment, au fondement detoutes les relations sociales. Le type d’individuation singu-lière et collective produit par le développement de l’écono-mie utilitariste transforme les êtres humains en « machine,compliquée d’une machine à calculer », et refroidit toutesles interactions qui sont de plus en plus menées au nom

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d’un « constant et glacial calcul utilitaire ». Ainsi cette trans-formation de l’individuation est-elle finalement préjudiciableà l’individu lui-même. Le système utilitariste ne génèrequ’une solidarité de type fonctionnel et un mode d’individua-tion singulière et collective monadique, qui ont une valeurmoindre que la solidarité et l’individuation produites par lesystème d’échange traditionnel.

Enfin, la proposition : pour lutter contre le dessèche-ment utilitariste et la réduction capitaliste de l’individuationsingulière et collective à une monadologie, on devrait doncs’inspirer de l’antique morale du don et de sa triple obliga-tion (donner, recevoir et rendre). La société devrait êtreréformée de telle manière que cette morale l’emporte denouveau sur la morale tout à fait récente de l’utilité. C’est cequ’ont commencé à faire les législations inspirées par lesocialisme solidariste et ce qu’il faut continuer à faire. Unetelle politique devrait être appliquée aussi bien aux rela-tions nationales entre les classes qu’aux relations interna-tionales. C’est le seul moyen pour assurer une individua-tion puissante et harmonieuse.

Depuis maintenant une bonne vingtaine d’années, toutun ensemble de chercheurs regroupés au sein du Mouve-ment Anti-Utilitariste dans les Sciences Sociales (MAUSS)défend et illustre cette utopie politique. Leurs commentai-res ont bien mis en évidence la double vertu des travauxmaussiens : ils permettent de réanimer ce que le structura-lisme avait eu tendance à déshistoriciser et à figer dans desconstructions arrêtées – ils redonnent le primat à la circula-tion sur la structure, ce qui est fondamental pour compren-dre le monde actuel –, tout en développant une critique del’utilitarisme et de l’économie politique qui sont à la base dela mondialisation et de la fluidification du monde. Pourtant,il me semble que ces auteurs sous-estiment et parfois igno-rent des éléments essentiels de la pensée de Mauss sanslesquels il est difficile, précisément, de tenir ensemble les

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deux orientations précédentes et de penser ce que peuventou pourraient être les formes justes d’un monde fluidifié. Jevais du plus connu au moins reconnu.

Tout d’abord, il faut noter que l’utopie maussienne ne seréduit pas à une prise de position économique et qu’elle a,en fait, plutôt pour objet de proposer une théorie politique.La transformation des règles de l’économie libérale estdéterminante, mais elle n’est certainement pas suffisante,car ce qui compte en dernière analyse se trouve situé auxyeux de Mauss sur un plan supérieur. L’important pourcelui-ci, comme pour Dewey à la même époque, c’est que ladémocratie devienne une machine politique à produire uneindividuation de qualité. Si elle n’atteint pas ce but, elleperd sa vertu première. C’est pourquoi le souci de protégerles conditions de l’individuation singulière et collective nedoit pas être excessif, car alors il risque de se retournercontre les individus – ni nul, sous prétexte qu’il suffirait delaisser faire la nature pour que les êtres humains s’indivi-duent de manière harmonieuse.

Toute politique qui interrompt ou gêne la circulation dudon (sous sa forme de triple obligation de donner, recevoiret rendre), qu’elle le fasse au nom de la collectivité commedans le communisme, ou au nom de l’individu monadiquecomme dans le libéralisme économique, gêne et diminue ladynamique de l’individuation : « Il faut que l’individu tra-vaille. Il faut qu’il soit forcé de compter sur soi plutôt quesur les autres. D’un autre côté, il faut qu’il défende ses inté-rêts, personnellement et en groupe. L’excès de générositéet le communisme lui seraient aussi nuisibles et seraientaussi nuisibles à la société que l’égoïsme de nos contempo-rains et l’individualisme de nos lois ».

Autrement dit, l’objectif éthique et politique n’est pasd’assurer, pour elles-mêmes, des conditions matérielles devie décentes à tous les êtres humains, ni de garantir, pourelle-même, la liberté des individus singuliers et collectifs,

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mais d’assurer la maximisation de leur individuation parune mise en tension du soi et du collectif : « Il ne faut pastrop souhaiter que le citoyen soit ni trop bon et trop subjec-tif, ni trop insensible et trop réaliste. Il faut qu’il ait un sensaigu de lui-même mais aussi des autres, de la réalité sociale(y a-t-il même, en ces choses de morale, une autre réalité ?).Il faut qu’il agisse en tenant compte de lui, des sous-grou-pes et de la société. »

Ce qui importe, aux yeux de Mauss, en fin de compte,c’est de remettre la société, les personnes et les choses enmouvement à travers la circulation de ce qu’il appelle, par unbel oxymore d’esprit spinoziste, une « matière spirituelle » :« Tout va et vient, dit-il à propos des systèmes archaïques,comme s’il y avait échange constant d’une matière spiri-tuelle comprenant choses et hommes, entre les clans et lesindividus, répartis entre les rangs, les sexes et les généra-tions. » Si Mauss prend l’ancien système de prestations tota-les comme modèle pour le système de prestations moderne,c’est de façon à réinscrire les individus séparés et froidsproduits par le capitalisme dans des courants d’échangespar lesquels ils sortent d’eux-mêmes, donnent, reçoivent et rendent en permanence. Mauss veut en quelque sorte dissoudre les monades enkystées et hiérarchisées produi-tes par l’économie utilitariste dans un courant général dedons et de contre-dons qui, tout en les rendant plus ouver-tes, intensifient leur existence. À l’instar de Spinoza et à l’encontre de Mandeville, il voit l’individuation comme uneaugmentation de l’expérience, un accroissement de la puis-sance d’agir et non pas un approfondissement de la sépara-tion d’avec les autres.

Or, cet objectif est incompréhensible si on le coupe des analyses qui montrent comment ce mouvement de la « matière spirituelle » est lui-même organisé. Dans lespopulations archaïques, la circulation du don, en effet, n’estni erratique, ni purement fluide : elle suit des rythmes qui

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assurent ses effets individuants. D’une part, les échangesde dons ne se produisent pas de manière continue. Ils onttoujours lieu dans des moments d’intensification de lasocialité, comme les fameux potlatchs des Indiens du Nord-Ouest. Le reste du temps les dons ne circulent pas. De l’au-tre, lorsqu’ils ont lieu, ces échanges ne sont jamais de sim-ples transferts de biens d’une personne à une autre ou d’unclan à un autre. Ce sont avant tout des rituels qui mobilisentles corps et le langage à travers des formes rythmiques par-ticulières. Aucun bien n’est transféré sans que ce transfertn’appelle un discours, un chant ou une danse. Au total, ledon ne doit donc pas être conçu comme la simple translationtemporellement indéterminée d’un contenu qui s’accompagne-rait de la production de per formances formelles, mais aucontraire comme l’occasion d’une réunion et d’une mise enbranle périodiques et organisées des corps-langages, c’est-à-dire de la production d’« âmes » par des techniques rythmiquesparticulières. Ainsi, ce qui intéresse Mauss dans le potlatch,ce n’est pas seulement le fait qu’il assure la circulation desbiens sur une base non égoïstique, mais aussi et peut-êtresurtout qu’il constitue un « fait social total », où se croisentles rythmes de la corporéité, de la discursivité et de lasocialité, et où se produisent et se reproduisent ainsi lesâmes, ce qu’il appelle, lui, les « personnes » (sur cette ques-tion et le statut de la notion de personne chez Mauss, voirmon ouvrage Éléments d’une histoire du sujet).

On cite souvent, à ce propos, la célèbre définition dudébut de l’Essai sur le don, mais on prête rarement attentionà ses derniers mots, qui suggèrent de fait un englobementdu religieux, du juridique, du moral et de l’économiquedans les rythmes morphologiques, mais aussi corporels etlangagiers, auxquels il se réfère à travers la catégorie datéed’esthétique : « Dans ces phénomènes sociaux “totaux”,comme nous proposons de les appeler, s’expriment à la foiset d’un coup toutes sortes d’institutions : religieuses, juridi-

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ques et morales – et celles-ci politiques et familiales enmême temps ; économiques – et celles-ci supposent des for-mes particulières de la production et de la consommation,ou plutôt de la distribution ; sans compter les phénomènesesthétiques auxquels aboutissent ces faits et les phénomènesmorphologiques que manifestent ces institutions » (c’est moiqui souligne).

On néglige, de la même manière, le fait que Maussrevient de nouveau en conclusion aux aspects rythmiquesdu fait social total, rapidement pour les rythmes morpholo-giques et pour souligner qu’il en a « fait délibérément abs-traction » pour les rythmes corporels et signifiants, préfigu-rant par là l’attitude actuelle de nombre de sociologues etd’anthropologues, mais conscient, lui, du manque crucialque cela entraîne : « Tous ces phénomènes sont à la foisjuridiques, économiques, religieux, et même esthétiques,morphologiques, etc. […]. Ces institutions ont un côtéesthétique important dont nous avons fait délibérément abs-traction dans cette étude : mais les danses qu’on exécutealternativement, les chants et les parades de toutes sortes, lesreprésentations dramatiques qu’on se donne de camp à campet d’associé à associé ; les objets de toutes sortes qu’on fabri-que, use, orne, polit, recueille et transmet avec amour, tout cequ’on reçoit avec joie et présente avec succès, les festins eux-mêmes auxquels tous participent ; tout, nourriture, objets etservices, même le “respect”, comme disent les Tlingit, tout estcause d’émotion esthétique et non pas seulement d’émotions del’ordre du moral ou de l’intérêt. Ceci est vrai non seulementde la Mélanésie, mais encore plus particulièrement de cesystème qu’est le potlatch du Nord-Ouest américain, encoreplus vrai de la fête-marché du monde européen. Enfin, ce sontclairement des phénomènes morphologiques. Tout s’y passe aucours d’assemblées, de foires et de marchés, ou tout au moins defêtes qui en tiennent lieu. Toutes celles-ci supposent des congré-gations dont la permanence peut excéder une saison de

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concentration sociale, comme les potlatchs d’hiver des Kwa-kiutl, ou des semaines, comme les expéditions maritimesdes Mélanésiens » (c’est moi qui souligne).

Du fait qu’ils négligent ces dimensions rythmiques du « fait social total », les commentateurs de Mauss sont,comme Clastres, amenés à se faire une image des échan-ges de dons qui s’y produisent sur le modèle de l’échangesémiotique et arythmique lévi-straussien. Or, s’il est vraique les biens, les femmes et les mots y tournent sans cesse,s’il est vrai également que leurs circuits ne sont plus définissur le mode de l’intérêt individuel, ces circuits restent indé-terminés et sans formes temporelles – comme ceux del’échange utilitariste – et il est bien difficile alors d’expli-quer comment sont produits les individus. La question destechniques de production des « âmes » demeure dans l’om-bre. A fortiori celle de la qualité de ces techniques et des « âmes » qu’elles font apparaître. Ce point essentiel estcelui qui semble manquer le plus dans les réflexionscontemporaines sur l’utopie maussienne, car on ne sauraits’opposer efficacement à l’utilitarisme sans remettre enquestion, pratiquement mais aussi théoriquement, la flui-dité absolue vers laquelle il tend et la mauvaise qualité del’individuation qui accompagne cette orientation.

Pour sortir de cette impasse, il faut abandonner Lévi-Strauss et revenir à Mauss. Non seulement celui-ci, nousl’avons vu plus haut, est l’un des premiers à avoir introduitla question des techniques rythmiques dans les sciencessociales, non seulement il prend soin de noter l’interactiondes rythmes de la socialité, de la corporéité et de la discur-sivité au sein du potlatch, mais il achève l’Essai sur le donsur une définition de la politique qui, se référant à cette réa-lité technique, nous offre un point de départ pour laconstruction de nos critères de jugement : « Des études dece genre permettent en effet d’entrevoir, de mesurer, debalancer les divers mobiles esthétiques, moraux religieux,

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économiques, les divers facteurs matériels et démographi-ques dont l’ensemble fonde la société et constitue la vie encommun, et dont la direction consciente est l’art suprême,la Politique, au sens socratique du mot. » Or, cet « artsuprême » a lui-même comme maxime directrice cette défi-nition du bien et du bonheur : « Il est inutile d’aller cher-cher bien loin quel est le bien et le bonheur. Il est là, dans lapaix imposée, dans le travail bien rythmé, en commun etsolitaire alternativement, dans la richesse amassée puisredistribuée dans le respect mutuel et la générosité récipro-que que l’éducation enseigne. »

Le don est ainsi posé comme valeur éthico-politiqueultime à travers une définition des bons rythmes, qui portesur l’organisation du travail, la circulation des biens et lapaix. Certes, il ne dit rien de ce que seraient de bons ryth-mes corporels et encore moins de bons rythmes signifiants,mais l’amorce de la réflexion est là : si les « âmes » sont leproduit de techniques rythmiques, leur qualité propre, leurmaximisation ou au contraire leur minoration, dépendra dela qualité de ces techniques ; toute politique démocratiqueconsistera donc à rechercher, non pas seulement, comme lepensaient Simmel et Barthes, une idiorrythmie, une simpleliberté rythmique personnelle indépendante des rythmes col-lectifs, mais une eurythmie simultanément corporelle, discur-sive et sociale – une maximisation de l’individuation singulièreet collective.

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Eurythmie et agôn

La pratique anthropologique de Mauss l’a amené à lanotion d’eurythmie qui semble un bon point de départ pourconstruire les critères de jugement dont nous avonsbesoin. Il reste toutefois, dans son travail, un problème surlequel se divisent les héritiers de Mauss et qui nousconcerne ici au premier chef. Dans l’Essai sur le don, celui-ci semble hésiter quant à l’importance à donner dans cetteeurythmie du don au facteur de l’agôn par rapport au fac-teur inverse de la paix et de l’alliance. D’un côté, le modèlede prestation qu’il préconise dans ses « conclusions demorale » est le modèle relativement pacifique et égalitairedes échanges de clan à clan propre aux tribus australiennesou à certaines tribus amérindiennes : « Le système quenous proposons d’appeler le système de prestations totalesde clan à clan, – celui dans lequel individus et groupeséchangent tout entre eux – constitue le plus ancien systèmed’économie et de droit que nous puissions constater etconcevoir. Il forme le fond sur lequel s’est détachée la moraledu don-échange. Or, il est exactement, toutes proportionsgardées, du même type que celui vers lequel nous voudrionsvoir nos sociétés se diriger. » Ce type de prestation constitueen effet, selon lui, le type « le plus archaïque » et aussi « leplus pur » de prestations totales : « Le type le plus pur de cesinstitutions nous paraît être représenté par l’alliance des deuxphratries dans les tribus australiennes ou nord-américainesen général, où les rites, les mariages, la succession aux biens,les liens de droit et d’intérêt, rangs militaires et sacerdotaux,tout est complémentaire et suppose la collaboration des deuxmoitiés de la tribu. »

Pourtant, l’essentiel de l’essai sur le don est consacré aupotlatch, c’est-à-dire à « une forme typique certes, mais évo-

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luée et relativement rare de ces prestations totales », danslaquelle la circulation du don s’exprime à travers de fortsantagonismes et débouche sur des relations inégalitairesentre clans et entre personnes : vue à travers le potlatch,l’obligation de donner, recevoir et rendre semble ainsi n’êtrejamais dénuée d’hostilité, ni de conséquences hiérarchiques :« Le motif de ces dons et de ces consommations forcenées,de ces pertes et de ces destructions folles de richesses, n’est,à aucun degré, surtout dans les sociétés à potlatch, désinté-ressé. Entre chefs et vassaux, entre vassaux et tenants, parces dons, c’est la hiérarchie qui s’établit. Donner c’est mani-fester sa supériorité, être plus, plus haut, magister ; acceptersans rendre ou sans rendre plus, c’est se subordonner, deve-nir client et serviteur, devenir petit, choir plus bas. »

Mauss bute ainsi sur une contradiction qu’il ne résoutpas : d’un côté, il reconnaît – comme Freud et commeEvans-Pritchard à la même époque – la profonde ambiva-lence du don, la part d’hostilité et de hiérarchie qui accom-pagne l’alliance égalitaire et l’établissement de la paix, mais,de l’autre, il semble l’esquiver dans ses conclusions scientifi-ques et politiques, où il imagine une société dans laquelle lacirculation du don, non seulement s’exprimerait sans anta-gonismes et sans effets hiérarchiques, mais où elle viendraitmême dissoudre ces derniers. Le don pourrait ainsi servirde fondement à la fois à une démocratisation et à une pacifi-cation asymptotiques, sinon définitives, de nos sociétés.Nous arrivons là à une limite importante de l’utopie maus-sienne, qui tombe à partir de ce point dans un certain idéa-lisme et ne peut qu’avoir des résultats politiques inférieurs,voire contraires à ceux espérés, si elle n’est pas amendéecomme il convient à partir d’un point de vue rythmique.

Les seuls débuts de réponse à cette aporie apportés parMauss se trouvent dispersés dans son texte, sans êtrejamais thématisés. Si nous faisons l’effort de les rassem-bler, nous nous apercevons que Mauss ébauche, de-ci de-là,

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une théorie et une histoire des rapports de l’agôn, desmodes d’organisations sociales et du pouvoir, mais que cesindications ne résolvent pas, malgré tout, la difficulté àlaquelle il fait face.

Dans sa conclusion, Mauss signale l’existence d’un sou-bassement pulsionnel, d’origine animale, à la conduitehumaine. Il existe, selon lui, une volonté de puissance des « individus de même sexe » qui est d’origine biologique etqui provoque entre eux au minimum une « émulation ».Mais on se tromperait si l’on pensait pouvoir reconstruiretout le fonctionnement social à partir de cette unique don-née bio-anthropologique et il convient, au contraire, del’étudier sociologiquement et historiquement.

Les études ethnographiques montrent que les systèmesde prestations totales les plus archaïques (ceux des tribusaustraliennes) connaissent des formes d’agôn massivesmais rares. Dans ces sociétés, peu différenciées et où ne sesont pas institués de pouvoirs autonomes, où n’existent pasde « nobles » ou de « chefs de clans », les échanges sont glo-baux, de groupe à groupe. Il existe un certain égalitarisme àl’intérieur du groupe et les « personnes » sont bien distri-buées. Quand le don, les échanges fonctionnent, l’agôn estreprésenté sous forme de jeux qui opposent les deux moi-tiés de la tribu qui collaborent. Lorsqu’ils s’arrêtent, le jeufait place à la guerre, « la fête à la bataille ».

Les formes de l’agôn changent radicalement dans lessociétés où, comme dans le Nord-Ouest américain ouencore en Mélanésie, se sont installés des chefs à la têtedes clans mais où aucune autorité suprême n’est venue soli-difier la fluidité des clans et de leurs rangs respectifs. Lasociété est fortement hiérarchisée et les personnes rares.Apparaît alors le potlatch, qui est caractérisé par une exu-bérance des aspects agonistiques du don : « Ce qui estremarquable dans ces tribus, c’est le principe de la rivalitéet de l’antagonisme qui domine toutes ces pratiques. On y

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va jusqu’à la bataille, jusqu’à la mise à mort des chefs etnobles qui s’affrontent ainsi. On y va d’autre part jusqu’à ladestruction purement somptuaire des richesses accumu-lées pour éclipser le chef rival en même temps qu’associé. »

Un troisième type de société (qui est aussi aux yeux deMauss un troisième stade d’évolution) est représenté parles systèmes de prestations typiques des sociétés où,comme en Polynésie, une royauté a stabilisé autour d’elleles rangs des clans et de leurs chefs, rendant ainsi la rivalitébeaucoup moins nécessaire et donc à la fois moins somp-tuaire et moins violente. Les personnes restent encore hié-rarchisées et rares, mais elles sont moins instables (monar-chies de Polynésie).

Enfin, il existe des systèmes de prestations, qui ne sontpas encore liés à l’échange capitaliste utilitariste, mais oùl’agôn s’est spiritualisé, en réduisant au minimum sa partviolente et hiérarchisante. Dans les sociétés antiques etmodernes, « l’émulation » devient beaucoup plus « modérée ».« Ainsi, nous rivalisons dans nos étrennes, nos festins, nosnoces, dans nos simples invitations et nous nous sentonsencore obligés à nous revanchieren, comme disent les Alle-mands ». Il existe des formes intermédiaires dans le mondeindo-européen antique, en particulier chez les Thraces.

Cette petite typologie, qui est aussi une histoire, reste trèsélémentaire, mais elle permet au moins de préciser plusieurschoses qui ne sont pas toujours claires dans les commentairesde l’œuvre de Mauss. D’une part, si l’agôn prend appui sur unecaractéristique biologique de l’espèce humaine, il n’en est paspour autant anhistorique. La société et l’État ne peuvent pass’expliquer par le seul fait que les hommes seraient naturelle-ment ou biologiquement agressifs – comme dans les théoriesdes passions du XVIIe siècle et tous leurs avatars successifs –,ou encore, parce qu’ils seraient cosmologiquement insoumisau pouvoir et à la nécessité – comme dans des philosophiesplus récentes (Jean-Luc Boilleau, Conflit et Lien social. La riva-

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lité contre la domination). De l’autre, contrairement à ce quesoutient, quant à lui, Norbert Elias à partir d’une démarchehistorique très novatrice mais qui reste en dernière analyseencore prisonnière de présupposés hobbesiens, la dimensionagonistique semble n’avoir pas connu dans l’histoire unediminution constante liée à la diversification et à l’allongementcroissants des chaînes d’interaction et – c’est le point crucial –à la construction corrélative de l’État.

Le développement ou la régression de la violence parais-sent plutôt liés à des étapes particulières de l’histoire des for-mes d’organisation sociale. Dans le monde des sociétés seg-mentaires, par exemple, elle s’exacerbe dans les sociétés oùil n’existe aucun pouvoir central et où la hiérarchie des clans,les clans eux-mêmes et les personnes ne se sont jamais soli-difiés et stabilisées (comme chez les Amérindiens du Nord-Ouest ou chez les Mélanésiens). Elle paraît en revanche net-tement moins importante dans les sociétés où un pouvoirs’est autonomisé et a mis fin à l’instabilité des clans (commedans les monarchies de Polynésie), mais c’est aussi le cas, etcela mérite d’être souligné, dans celles où la segmentationest plus simple et plus stable, et où il n’existe pas encore depouvoir autonome. Autrement dit, le préjugé hobbesien estaussi faux que l’économie utilitariste qui naît à la même épo-que : la paix ou, au moins, un niveau de violence limité nesont pas nécessairement liés à la construction du pouvoir etde l’État. Une société sans pouvoir autonome peut très bienconnaître des interactions relativement pacifiques, tandisque la violence peut revenir sur le devant de la scène dans dessociétés dites « civilisées » dominées par un État, pour peuque le fonctionnement de l’individuation y ait été suffisam-ment perturbé.

Ces suggestions sont politiquement précieuses, car ellesremettent en question l’idée de la nécessité de disposer d’unÉtat qui puisse maîtriser et ordonner les passions, maisaussi celle – qui reste par ailleurs l’idée dominante chez

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Mauss lui-même – selon laquelle les sociétés assouplies parle « processus de civilisation » seraient nécessairement demoins en moins soumises à la violence. Il reste qu’elles nerépondent pas à la difficulté soulevée par la contradictionsignalée plus haut, notamment parce qu’elle n’arrive pas àhistoriser complètement leur objet et conservent, en dépitde tout, une attache à un principe ultime de stabilité etd’atemporalité. Car même dans cette reconstruction histo-rico-typologique des rapports entre conflits, pouvoirs etmodes d’individuation singulière et collective dans diffé-rents types de société, Mauss présuppose toujours, en fin decompte, que seules la paix et l’alliance peuvent permettrel’individuation. Il garde une conception pacifiste et consen-sualiste de la démocratie et ne tient aucun compte du rôleque joue précisément le conflit dans ces mêmes processusd’individuation. Certes, il dégage le terrain du côté de l’État,mais il a une vision très énervée, au sens classique du terme,des interactions humaines idéales. Il ne se préoccupe pas dufait que la baisse de la violence et l’augmentation de l’égalitéinternes à une communauté se double, par exemple, biensouvent, d’une augmentation de la violence et d’une affirma-tion de la hiérarchie, externes à cette même communauté.Ou qu’elle ne se produise qu’au profit d’une majorité et auxdépens d’une ou de plusieurs minorités.

C’est la dernière branche morte de l’œuvre de Mauss,surtout aujourd’hui, où le consensus et l’euphémisationsystématique des conflits intérieurs étant devenus l’un desmodes de gestion néo-libéraux des populations, on ne peutque craindre un retour massif de la violence, du différentia-lisme et de la hiérarchisation externe et interne – commecommence à le montrer la politique américaine vis-à-vis dumonde musulman ou le rejet européen des populationsd’origine immigrée.

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La démocratie comme eurythmie de la violence

Nous pourrions aller plus loin dans la réflexion, préci-sément en nous appuyant sur l’attention maussienne auxaspects rythmiques des processus d’individuation évo-quée plus haut, mais en dépassant l’éléatisme politiquequi l’inspire et en la faisant jouer, aussi, à l’égard de laquestion de la violence et de la paix. À la même époqueque Mauss, et sur des bases très proches notamment ence qui concerne l’intérêt pour les « variations morpho-logiques saisonnières », Evans-Pritchard a en effet montréque le conflit et la guerre participent, eux aussi, à l’indivi-duation forte qu’il observait chez les Nuer (population duHaut-Nil soudanais).

Ceux-ci, faisait-il remarquer, sont extrêmement atta-chés, sinon à leur vie privée, en tout cas à leur droit à l’auto-nomie personnelle et tout à fait capables de lutter pour leconserver : « L’anarchie ordonnée où ils vivent s’ajuste àmerveille à leur caractère : à qui vit au milieu d’eux, l’idéede les voir menés par des chefs est inconcevable. Le Nuer,c’est le produit d’une éducation rigoureuse autant qu’égali-taire ; profondément démocrate, il se monte pour peu etjusqu’à la violence. Son insubordination foncière s’impa-tiente de la moindre contrainte, et il ne connaît aucun supé-rieur. La richesse le laisse froid. Il peut envier le possesseurd’un nombreux bétail, mais il ne le traitera pas autrementqu’un pauvre diable. La naissance lui est égale. »

Or, cette puissante individuation dépend d’une superpo-sition de rythmes morphologiques emboîtés les uns dansles autres, mais aussi d’une alternance plus ou moins régu-lière de l’alliance et du conflit entre les différents segmentsde la société, ainsi qu’entre cette société et ses autres (enparticulier les Dinka).

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Comme son contemporain, Evans-Pritchard note quel’autorité politique ne dépend pas chez les Nuer d’une orga-nisation étatique supérieure et commune, mais qu’elle estd’ordre systémique. Le peuple nuer forme une communautéextrêmement lâche, qui ne représente qu’une unité de civili-sation liée à un territoire, une langue, des formes religieu-ses, des règles matrimoniales et quelques coutumes commel’ablation des incisives inférieures. Son unité politique n’estassurée par aucune administration centrale, ni par aucundroit commun et ne se matérialise que par l’alliance fugacedes tribus qui le composent dans les guerres récurrentesles opposant à leurs voisins Dinka ou aux envahisseurségyptiens et anglais. Les tribus qui composent l’étage infé-rieur pourraient sembler plus consistantes, mais la logiquepolitique qui y règne est en réalité la même. Chaque tribuporte un nom, implique une solidarité militaire et une obli-gation morale de régler par arbitrage les vendettas et autresquerelles. Mais celles-ci sont elles-mêmes composées desections emboîtées les unes dans les autres qui agissentrarement de concert et sont en réalité dans un état perma-nent de tension les unes avec les autres. La tribu n’a pas plusd’autorité commune que le peuple.

À chaque niveau de la pyramide, on trouve ainsi uneforme de solidarité, de communauté ou de groupement quipossède une certaine réalité tout en étant simultanémentminée par les divisions internes, ce qui empêche toute for-mation d’une autorité politique différenciée. Evans-Pritcharddécrit cette situation paradoxale à travers l’expression oxy-morique d’« anarchie ordonnée ». Or, comme Mauss, il metl’accent, pour expliquer ce phénomène, à la fois sur l’aspectdifférentiel des groupements et sur le croisement des divi-sions. Le peuple nuer fait partie du système des peuplesnilotiques de la région et se définit par opposition aux autrespeuples (Dinka, Shilluk, Anuak). Les tribus qui le consti-tuent sont des communautés opposées. Et les sections de

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chacune des tribus sont de la même façon en opposition lesunes avec les autres. Toutefois, simultanément – et c’estquelque chose qui échappait à Mauss mais aussi à Simmel –dans ces systèmes polysegmentaires un individu est tou-jours pris dans un ensemble de communautés qui sont hété-rogènes, voire concurrentes. Quelqu’un peut être membred’une section tribale, mais faire partie d’un clan qui s’étendsur une autre section et ressentir de ce fait une solidaritéavec des membres d’une section différente de la sienne.

C’est ce système social qui est responsable du très fort « individualisme » nuer. Il se passe en effet la chose sui-vante : « Les membres d’un segment quelconque s’unissentpour guerroyer contre des segments adjacents du mêmeordre, et s’unissent avec ces segments adjacents contre dessections plus larges. » Autrement dit, toute personne seconsidère comme membre de sa section tertiaire dans sonrapport conflictuel aux membres des autres sections ter-tiaires, mais comme membre de sa section secondaire (etdans un rapport de coopération avec les membres desautres sections tertiaires) dans son rapport aux membresdes autres sections secondaires, et ainsi de suite en remon-tant la pyramide. Les valeurs d’appartenance sont donc biendifférentielles, mais – et ceci est capital – ces « valeurs » sontchangeantes et en grande partie relatives à la situation :« Une valeur attache un homme à son groupe, une autre àun segment de son groupe par opposition à d’autres de cessegments, et la valeur qui domine son action est fonction dela situation sociale dans laquelle il se trouve. » Ainsi l’obser-vation ne livre-t-elle pas une structure mais, de nouveau, unrythme, une manière d’organiser les interactions. Les grou-pements sont à géométrie variable et se définissent à tra-vers une succession de fusions et de fissions. L’alternancerythmique du conflit et de l’alliance entre les différents seg-ments lignagers et territoriaux est au fondement de la trèsforte individuation des Nuer : « À l’intérieur d’une tribu la

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lutte produit toujours des vendettas et une relation de ven-detta caractérise les segments tribaux et donne à la struc-ture tribale un mouvement d’expansion et de contraction. »

L’individualisme en pays nuer s’explique ainsi essentiel-lement par le fait que l’on s’y associe périodiquement auxéléments de sa section contre la section du même niveau – mais aussi, aux éléments de cette dernière contre les élé-ments des sections supérieures. Autrement dit, le Nuer estsans cesse lié et délié de ses solidarités en fonction des cir-constances et c’est pourquoi on peut parler ici, sans abus,d’un véritable « individualisme ». Mais ce mode d’individua-tion s’oppose autant à l’individualisme monadique utilita-riste de nos contemporains qu’à l’individualisme un peuidyllique auquel pense Mauss. D’une part, il ne s’affirmepas dans l’échange indifférent du commerce, dans lequelles qualités spécifiques de chaque individu ne reçoiventaucune reconnaissance, mais il ne se constitue pas non plusuniquement dans l’échange pacifique du don. La reconnais-sance mobilise alternativement les deux temps qui sont lesdeux aspects des rythmes de l’échange : le don et le refusdu don, l’alliance et la lutte.

Les qualités des Nuer, qu’Evans-Pritchard exalte, sontainsi celles d’individus qui, tout en restant disponibles à lagénérosité et à l’engagement solidaire, jouissent pleine-ment de leur autonomie. Sans recourir à aucune chefferie,ni à aucun pouvoir transcendant à la société, les Nuer ontinventé un système dans lequel, loin de s’opposer, solidaritéet individualité se renforcent l’une l’autre. Au total, onobtient une individuation extrêmement forte et dont lescaractéristiques n’auraient pas été pour déplaire à Mausslui-même, mais dont on ne doit pas oublier qu’elle est fon-dée sur l’alternance du conflit et de l’alliance.

On tient là, me semble-t-il, l’un des ressorts par les-quels on pourrait faire progresser la théorie de la démo-cratie. Ce double aspect des interactions sociales a sou-

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vent été simplifié par les successeurs de Mauss qui,comme lui, ne sont pas arrivés à penser cette tension,faute de l’historiser et de la temporaliser complètement – autrement dit, de penser leur aspect rythmique. Cer-tains, comme Bataille, ont privilégié l’agôn et la dépense ;d’autres, comme Lévi-Strauss ont, au contraire, insisté surle lien que crée l’échange.

Cette difficulté concerne, aujourd’hui, toute la réflexionpolitique. De nombreux théoriciens font du conflit, parfoismême du combat et de la « distinction ami/ennemi » théo-risée par Carl Schmitt, le fondement du politique (commechez les utilitaristes et certains radicaux), pendant qued’autres s’appuient, à l’inverse, sur des conceptions intégra-trices, qui font des conflits des phénomènes secondaires auregard des présuppositions concernant le « bien commun »(comme chez certains communautariens), les « critères dujuste » (chez Rawls) ou encore les « structures formelles dela communication » (chez Habermas). Ces oppositions etces oscillations soulignent le manque d’une théorie quiconsidère les individus singuliers et collectifs comme desentités toujours en mutation, capables tout autant de se bat-tre que de s’allier, et qui permette de rendre compte desformes de ces mutations.

Toutes ces difficultés s’évanouissent dès que l’on serend compte :

1. que, comme le montre Mauss, les rapports de l’al-liance et du conflit ont une histoire complexe, non linéaire,liée à celles des formes d’organisation sociale ;

2. que l’État, par conséquent, ne doit pas être conçucomme le Grand Pacificateur des passions humaines, donton ne saurait se passer, ni, à l’inverse, comme le GrandTyran, qu’il faudrait à tout prix rendre impotent, voire pourcertains dissoudre, mais comme un phénomène histori-quement variable et transformable de gestion de la paix etde la violence ;

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3. que l’individuation, ainsi que le montre Evans-Pritchard,n’est toutefois jamais aussi puissante que lorsque l’allianceet le conflit alternent tout en étant compris sans cesse l’undans l’autre, un peu comme, dans la pensée chinoise, le yinet le yang se succèdent tout en impliquant déjà chaque foisleur opposé ;

4. que la démocratie, si tant est qu’elle se définissecomme la recherche d’une maximisation de l’individuationsingulière et collective, ne doit donc être fondée ni sur lecombat et sur la distinction de l’ami et de l’ennemi, ni sur ladénégation des conflits concernant les valeurs ultimes,mais bien sur la possibilité d’endiguer et à la fois de rendreconstructif l’usage de la violence, en assurant l’alternancedu conflit et de l’alliance, c’est-à-dire sur une culture et desinstitutions qui permettent de considérer les individus sin-guliers ou collectifs qui sont nos adversaires comme desalliés en puissance, mais aussi ceux qui sont nos alliéscomme de potentiels adversaires ;

5. que l’on peut ainsi définir la démocratie, non seule-ment comme une eurythmie corporelle, signifiante et sociale,mais aussi, et peut-être avant tout, comme une eurythmie del’usage de la violence, qui assure à la société la plus granderythmicité possible.

Les seuls théoriciens des sociétés modernes, à maconnaissance, qui se soient approchés de cette orientationanthropologique, sont Lewis Coser dans son essai Les Fonc-tions du conflit social et Gilbert Simondon dans L’Individua-tion psychique et collective.

Bien qu’il n’y prenne pas en compte explicitement ladimension rythmique des alternances de l’alliance et duconflit, le premier y montre que les individus se lient demanière bien plus intense les uns aux autres lorsqu’ils s’enga-gent dans des conflits verbaux que lorsqu’ils comptent sur unaccord préétabli à partir de valeurs communes. Dans leconflit, chacun doit faire plus d’effort pour communiquer.

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À condition que les participants s’y engagent entièrement, lascène conflictuelle permet ainsi à une communauté d’apparaî-tre car les acteurs qui s’y affrontent doivent apprendre às’écouter et à se répondre, alors même qu’ils ressentent leursdifférences avec de plus en plus d’acuité. Le « nous » quiémerge de ces relations est alors bien plus intense que celuiqui naît du partage souvent superficiel de valeurs, tel qu’ilapparaît, par exemple, dans le communautarisme moderne.Par ailleurs, les « je » correlatifs à ce « nous » sortent eux-mêmes intensifiés du processus. La communauté à laquellepense Coser est donc une communauté à forte rythmicité.

Simondon, pour sa part, réduit le rythme, nous l’avonsvu, à une succession de cycles, ce qui a tendance à faire pen-ser que l’individuation ne se produirait que par crises et nese manifesterait qu’entre de plus ou moins longues périodesde stabilité structurale. Malgré cette limite, son modèle sou-ligne, comme celui de Coser, l’importance déterminante dela tension du champ dans lequel se produit l’individuation.Pour que celle-ci se déclenche et s’entretienne, il faut qu’undomaine se soit suffisamment dédifférencié, qu’il soitdevenu « métastable » : « Le champ qui peut recevoir uneforme est le système en lequel des énergies potentielles qui s’ac-cumulent constituent une métastabilité favorable aux transfor-mations ». À l’inverse, tout champ dont le potentiel décroîtest de moins en moins susceptible de voir se produire en luiune individuation : « L’équilibre stable exclut le devenir,parce qu’il correspond au plus bas niveau d’énergie poten-tielle possible ; il est l’équilibre qui est atteint dans un sys-tème lorsque toutes les transformations possibles ont étéréalisées et que plus aucune force n’existe. »

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Démocratie libérale et totalitarisme comme réactions

à la fluidification rythmique

On peut, à partir des développements précédents, pro-poser une interprétation partielle des événements histori-ques de ces deux derniers siècles. Par maints de sesaspects, la période qui s’étend de 1850 à 1950 semble avoirconstitué une période d’adaptation aux bouleversementsinduits par la fluidification rythmique en cours.

Dans les sociétés du Nord-Ouest européen en expan-sion, les classes urbaines supérieures ont vu les rythmesde leur vie se diversifier et devenir plus libres, au gré departicipations à des groupes, plus nombreuses, plus lar-ges et plus segmentées. Elles en ont profité pour com-mencer à redéfinir elles-mêmes les formes de leur indivi-duation. Bien que limité, ce phénomène a été moins rarequ’il n’y paraît à première vue. Même dans les classes infé-rieures, assujetties au travail et à l’école à des rythmes et àdes disciplines toujours plus précis et exigeants, une cer-taine libération de la socialité s’est produite, du fait princi-palement de conditions sociales qui échappaient, en totalitéou en partie, à la répartition des classes : l’urbanisation, ledéveloppement des transports et des communications,l’alphabétisation et la baisse du temps de travail.

Un accord entre les classes a ainsi pu émerger, sinonpour mettre en place une véritable eurythmie, du moinspour améliorer la rythmicité globale de la société. On aremplacé les anciens rythmes morphologiques par unensemble de nouvelles alternances de la socialité, dont lacaractéristique commune a été d’être de plus en plus choi-sies et de moins en moins imposées par les cycles naturelsou les traditions. Le calendrier des fêtes religieuses et

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traditionnelles a été en partie remplacé par des fêtes laï-ques (calendrier révolutionnaire ; fêtes nationales ; jour dutravail ; commémorations diverses, etc.) et de nouvellesoccasions de rassemblement ont été créées (fête de laFédération ; de la Nature et de l’ Être suprême ; comicesagricoles, expositions universelles et coloniales, rencontressportives, etc.). Surtout, les élections sont devenues l’unedes grandes sources de variation morphologique organi-sant la production des individus singuliers et collectifs.Exploitant et encourageant à la fois les nouvelles possibili-tés qu’offraient l’alphabétisation de la population et ledéveloppement de la presse, les régimes démocratiquesont mis en place des processus de production d’individussinguliers et collectifs qui se sont appuyés sur la double ins-titution d’un débat permanent et d’un processus électoralrécurrent. Cette mutation s’est ainsi traduite par une baissemarquée de l’influence du langage-corps du Christ et ducorps-langage du Roi, ainsi que par l’apparition de pratiquesde discipline rythmique des corps-langages de masse.

Dans un certain nombre d’autres sociétés européennes,où les profits durement gagnés de la première mondialisa-tion furent totalement perdus pendant la Première Guerremondiale, les accords qui avaient pu être trouvés entre lesdifférentes classes sociales s’effondrèrent. La réponse ryth-mique libérale à la fluidification sembla désormais largementinsuffisante, au moins à une partie importante de la popu-lation. Des dictateurs et des partis totalitaires s’emparèrentalors du pouvoir, en répondant au malaise ressenti par uneréorganisation autoritaire des processus d’individuation.Profitant de la crise, l’État totalitaire reprit, avec les moyensmédiatiques modernes, les objectifs de domination rythmi-que des Églises et des monarchies des siècles précédents.

Dans ses textes sociologiques des années 1920-30 (quej’ai analysés dans Rythmes, pouvoir, mondialisation), Freud aproposé une interprétation qui éclaire ce qui a pu se passer.

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À ses yeux, le dictateur moderne tire son pouvoir du faitqu’il réussit à remettre au diapason les appareils psychiquesdésaccordés par la fluidification des sociétés en cours. Ilresynchronise des individus dont les oscillations intérieureset extérieures étaient devenues non seulement relativementindépendantes, mais aussi de plus en plus heurtées, du faitentre autres de la multiplication et de la segmentation crois-sante de leurs participations. Pour le dire autrement, lesrégimes totalitaires répondent comme les régimes libérauxà la nouvelle fluidité du monde, mais au lieu de l’organiseren faveur d’une intensification des individus singuliers etcollectifs, ils la détournent au profit des deux seuls individusqui comptent à leurs yeux : l’État et son leader, offrant ainsiaux psychismes la possibilité d’osciller ensemble et demanière moins conflictuelle autour du point de flexion com-mun que constitue le corps-langage de leur chef.

Cette réorganisation de l’individuation semble avoir étémenée, il est vrai, de manière sensiblement différente sui-vant les sociétés. Dans certains cas, la fluidification paraîtavoir été vécue plutôt comme une sortie dramatique descycles traditionnels (Allemagne, Espagne, France) ; dansd’autres, au contraire, davantage comme une table rase,prélude à la reconstruction d’un monde totalement huma-nisé et rationnellement rythmé (Italie, Russie, Chine). Lerenouvellement des rythmes s’est ainsi fait parfois sur unmodèle naturaliste réactionnaire, parfois sur un modèletechniciste futuriste, bien qu’il ne faille pas trop durcir l’op-position qui accepte de nombreux chevauchements. Dansle premier cas, symbolisé par l’emblème solaire de la croixgammée, la société a été placée en continuité avec lescycles cosmo-biologiques de la « Nature » et avec les ryth-mes du corps-langage de son dieu vivant ; dans le second,elle a été pensée comme une machine produite par la rai-son humaine et dirigée par le « Grand Mécanicien de lalocomotive de l’Histoire » ou ses multiples imitateurs. Dans

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les deux cas, toutefois, il s’est agi pour l’État d’imposer,grâce aux nouveaux médias, ses propres modes d’indivi-duation à la société et aux individus.

À l’idéal de rythmes radicalement historiques, entrevu – sans l’atteindre – par les systèmes libéraux, s’est ainsiopposée une politique fondée sur des rythmes d’inspirationcosmique ou technique. On a assisté à des reconstructionsentièrement contrôlées par l’État des alternances de lasocialité autour des manifestations et des réunions politi-ques, des parades et des fêtes sportives. Les corps ont étésoumis à une technicisation poussée, pendant que le lan-gage, comme l’a montré Victor Klemperer dans LTI – Car-nets d’un philologue, a été transformé et « métrisé » de l’inté-rieur. Un ensemble de rythmes s’est ainsi mis en place afinde restaurer les conditions de la production des individussinguliers et collectifs – tout en en changeant radicalementla nature.

A posteriori, on voit la qualité prophétique des analysesde Simmel concernant les rythmes de l’individuation. Il asu replacer cette question dans une perspective historiquede longue durée et discerner les dangers que comportaientle rationalisme révolutionnaire et le caractère machiniquede la plupart des rythmes modernes. Il a parfaitement saisiles enjeux et les risques de la fluidification des sociétés :l’historicisation de la politique et l’intensification de l’indivi-duation, d’un côté ; le retour à des formes de dominationarchaïques, de l’autre.

Pour autant, le modèle d’une fluidification des rythmes,auquel pensait Simmel à son époque, est-il transposable telquel aujourd’hui ? Toute recherche d’une nouvelle rythmi-cité sociale, comme celle suggérée par Mandelstam, est-elle à condamner par principe ? Faut-il, sous prétexte queles rythmes – en fait les cycles et les mètres – ont repré-senté pendant longtemps une façon autoritaire de coordon-ner les individus et d’organiser leur action, penser qu’une

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coordination moins rude doive se passer de tout rythme ?N’y a-t-il pas, dans ce rejet, un danger tout aussi grand quele retour à des rythmes « symétriques » ? On peut sedemander, en effet, si la fluidification des sociétés contem-poraines n’a pas atteint un tel degré qu’elle menace désor-mais de renverser ce qu’elle avait permis d’établir, ou, pourle dire autrement, si elle n’est pas en réalité la forme nou-velle et subtilement oppressive que prend de nos jours ladomination. Il s’en faut en effet que l’historicité radicalesoit toujours défendue par le système économico-politiquelibéral, qui est aujourd’hui l’un des premiers producteursde l’idéologie naturaliste. Nous y reviendrons.

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Des rythmes à l’apogée du capitalisme bureaucratique

Après la Seconde Guerre mondiale, le capitalisme indus-triel a connu une période faste d’une trentaine d’années, aucours de laquelle les rythmes métriques et mécaniques del’O.S.T. taylorienne décrits plus haut se sont répandus dansde nombreux secteurs de l’économie, y compris l’agricul-ture et les services. Une immense partie de la main-d’œuvrea ainsi été soumise à des formes d’individuation de plus enplus dégradées. En même temps, on le sait, ce capitalismes’est transformé selon des lignes bureaucratiques auxquel-les nous pouvons reconnaître un certain mérite, même si cedernier est très ambigu : celui d’avoir encadré ses techni-ques métriques d’organisation du travail par un appareillagejuridique protecteur négocié avec les syndicats et les partis.

Pour la génération qui a commencé à travailler dans lesannées 1950, la « métrise » du temps est devenue autrechose qu’un simple instrument de domination et d’exploita-tion imposé en fonction des besoins d’organisations indus-trielles géantes. Elle s’est transformée en un objet de négo-ciations entre syndicats et patrons, et donc, pour lestravailleurs, en un champ où faire valoir leurs revendica-tions. Certes, les rythmes métriques, les routines restaientdégradants, sources d’aliénation permanente ; ils péné-traient même les périodes de temps libre dont ils dénatu-raient le potentiel idiorrythmique. Mais, grâce à leurs lut-tes, à l’action des partis qui, avec plus ou moins de rigueur,les représentaient dans les élections, certainement, enfin, àla pression que faisait peser sur le capitalisme occidental lecontre-modèle des pays « socialistes », ces rythmes ont étépetit à petit insérés dans une organisation totale de la vie, dela naissance à la tombe, qui permettait à la grande majoritéde la population et en particulier aux membres des classes

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défavorisées, non pas, certes, de s’émanciper des formesmétriques qui leur étaient imposées mais, au moins, d’envi-sager une certaine amélioration de leur condition dans unfutur relativement proche.

Grâce aux différents systèmes d’assurances maladie, chô-mage et vieillesse, à la stabilité négociée par les syndicat desmodes de promotion et d’augmentation des salaires, enfin, àune stricte autodiscipline personnelle, la vie s’identifiait à unenavigation régulière et relativement paisible. Le temps avaitun caractère routinier et linéaire : année après année, les tra-vailleurs accomplissaient des tâches qui changeaient rare-ment d’un jour sur l’autre, mais chaque mois leur épargneaugmentait et ils évaluaient leur statut social à l’aune desaméliorations et ajouts divers apportés à leur pavillon de ban-lieue. Les bouleversements de la Crise des années 1930 puisde la Seconde Guerre mondiale s’étaient estompés ; les syn-dicats, le capitalisme bureaucratique et l’État providenceassuraient une vie monotone mais sans risques.

Ce type de vie peut paraître peu attirant et, en réalité,bien proche d’une simple adaptation à des conditions fonda-mentalement dégradantes, mais il n’en reste pas moins que,grâce à cette prévisibilité, chacun pouvait envisager sa vie àtravers un récit linéaire, qui offrait un fondement relative-ment solide à son sentiment d’identité. Une individuationassez stéréotypée, mais d’intensité non négligeable, étaitainsi garantie à tous. La vie consistait en une suite d’épiso-des où l’on ne cessait d’aller de l’avant, jour de labeur aprèsjour de labeur, traite après traite. Chacun avait le sentimentde devenir petit à petit l’auteur de sa vie et, même si l’on étaiten bas de l’échelle sociale, ce sentiment inspirait dignité etestime de soi.

Dès cette époque, les rythmes métriques et les routinesont subi, il est vrai, une contestation sourde, dont il nousfaut dire ici quelques mots tant ses conséquences, relative-ment limitées au départ, ont été importantes par la suite.

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Luc Boltanski et Ève Chiapello, dans leur livre Le NouvelEsprit du capitalisme, ont mis l’accent sur la contestationsocio-culturelle lancée par les jeunes des classes moyenneset les intellectuels des années 1960-70. Le phénomène estbien documenté et irréfutable. Les travaux de Barthes oude Foucault présentés plus haut, ou ceux moins connus deMeschonnic que j’ai commentés ailleurs, ou encore ceuxde Leroi-Gourhan dans Le Geste et la Parole et de Lefebvredans Éléments de rythmanalyse sur lesquels il me faudrarevenir un jour, constituent autant de recherches explicite-ment tournées contre les rythmes dominants de l’époque.En même temps, la présentation de Boltanski et Chiapellotend à minorer quelque peu une autre source de contesta-tion, qui semble avoir joué un rôle tout aussi important quela première : la résistance constante et opiniâtre des travail-leurs eux-mêmes au sein du système productif – et cela aumoins depuis l’entre-deux-guerres. Je voudrais donc ici enindiquer les grandes lignes, laissant la présentation de l’au-tre source dans l’état un peu dispersé dans lequel elle setrouve pour le moment.

Georges Friedmann est l’un des premiers observateurs àavoir compris, dès les années 1950, qu’une inflexion venaitde se produire dans l’O.S.T. taylorienne. Dans son ouvragecité plus haut, Le Travail en miettes, il montre que la crisedes années 1930 avait déjà commencé à mettre au jour leslimites de la parcellisation maximale des tâches de fabrica-tion et la séparation stricte de la conception et de l’exécution,dont les avantages attendus plafonnaient à cause de certainseffets pervers : coûts des études préparatoires de plus enplus importants, productivité limitée, qualité finale médio-cre, absentéisme et turnover élevés. Durant la SecondeGuerre mondiale, les circonstances extraordinaires obligè-rent à bousculer les principaux dogmes sur lesquels l’O.S.T.était fondée. Certains produits tels que les viseurs pour bom-bardiers ne pouvaient pas, pour des raisons techniques, être

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manipulés sur les chaînes traditionnelles. En d’autres cas, lamain-d’œuvre alors disponible ne permettait pas de travaillerselon les méthodes d’avant-guerre. Parfois, il fallait organi-ser des chaînes de production entières dans des délais extrê-mement courts. Poussés par la nécessité et l’urgence, certainsingénieurs commencèrent ainsi à se libérer des principesrythmiques tayloriens en réélargissant les tâches, en accep-tant une certaine irrégularité dans les tempi, en favorisant unecoopération et une émulation entre équipes, enfin, en faisantappel à l’initiative des individus.

L’un des principaux axes de la réforme qui débuta dansles années 1940 et s’approfondit, au moins dans les secteursde pointe, dans les années 1950, fut de réindividualiser lesformes du travail confié aux opérateurs en assouplissant lesrythmes qui leur étaient imposés. Après une période entière-ment dominée par les modèles machiniques et métriques dutaylorisme, les ingénieurs cherchèrent à développer desrythmes moins répétitifs et plus flexibles. Aux États-Unis,puis en Europe occidentale, commencèrent à apparaître desexpériences de rotation, de regroupement et d’élargisse-ment des tâches, qui, selon P. F. Drucker, l’un de leurs pre-miers avocats, visaient toutes les cadences binaires del’O.S.T. taylorienne : on voulait désormais éviter que l’ouvrierne fasse qu’« un seul mouvement répétitif », lui permettre de « travailler selon son rythme » et d’effectuer « un travail entieravec lequel il puisse identifier son activité personnelle ».

Friedmann comptait bien sûr sur cette évolution del’O.S.T. et sur les capacités des syndicats et des partis ànégocier un certain nombre d’avantages, pour améliorerles conditions de travail des ouvriers et des employés, mais– ce qui est plus intéressant pour notre propos – il en mon-trait également, avec beaucoup de lucidité, les limites.

Tout d’abord, il ne se faisait guère d’illusions sur lesmotivations profondes de cette mutation de l’O.S.T. en trainde s’amorcer. Il citait, à cet égard, un document intitulé

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« Increasing Office Productivity Through Job Enlargement »(1953), dans lequel l’un des responsables de la Detroit Edi-son Company, l’une des plus puissantes firmes américainesde production et de distribution d’énergie électrique, faisaitexplicitement le lien entre la modernisation de l’organi-sation du travail et les difficultés de plus en plus souventrencontrées par les entreprises taylorisées. Les améliora-tions en cours étaient clairement destinées à réintensifier « l’utilisation » des individus en récupérant, du côté de leurintelligence, des gisements de productivité encore inexploi-tés, au lieu de se limiter à tirer profit de leur simple force detravail : « [La transformation de l’O.S.T. en cours] n’a passeulement pour but de rendre la tâche moins monotone etmoins répétée, mais aussi d’offrir à l’employé, grâce à unevariété plus grande d’opérations, davantage d’occasionsd’exercer son jugement et de déployer ses aptitudes. Bref,appliqué dans les bureaux, elle est orientée vers un tripleobjectif : 1. Réduire la monotonie de la tâche ; 2. Diminuerle degré de spécialisation là où il vient à créer des doublesemplois et augmenter les frais ; 3. Utiliser de manière pluscomplète les capacités intellectuelles et la personnalité dechaque individu. »

Aux prophètes de la nouvelle organisation du travail,Friedmann faisait, par ailleurs, remarquer que, pour desraisons techniques, les rythmes taylorisés étaient appelésà dominer encore longtemps et de manière massive – remarque qui, au vu de la réalité actuelle de l’industriedans les pays émergents, montre sa clairvoyance : « Direque chaque job individuel “doit” constituer une étape dis-tincte dans le processus de fabrication, ajouter que sonrythme et sa vitesse “doivent” exclusivement dépendre del’homme qui l’ef fectue et non de ceux qui le précèdent,c’est bien légèrement rayer, d’un trait de plume, les dizai-nes et dizaines de millions de tâches à rythme obligatoirequi sont aujourd’hui effectuées de par le monde : immense

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famille des machine-paced jobs dont le travail à la chaînen’est qu’une espèce particulière. »

Certes, les progrès rapides de l’automation permettraientbientôt de remplacer par des machines de nombreux jobsd’exécution parcellaires, astreints à des rythmes répétitifs.Mais Friedmann objectait, là encore très justement, que lesbénéfices du changement annoncé mettraient du temps àvenir et seraient de toute façon, lorsqu’ils se produiraient, engrande partie absorbés par l’augmentation de l’intelligencedes machines : « Le jugement, l’adaptation à des circonstan-ces variables, le réglage sont, en effet, de plus en plus néces-saires quand les machines dépendant de l’opérateur sontplus complexes. Mais au-delà d’un point de flexion, c’est lamachine qui absorbe ces qualités dans son automatisme eten dépouille l’opérateur. »

Pour que cette libération soit complète, pour qu’« au lieud’être cadencé par la machine, ce soit le travailleur quiimprime à celle-ci sa propre cadence », la mutation techni-que et les progrès de l’automation n’étaient pas suffisants. Ilétait nécessaire qu’ils s’accompagnent d’une transforma-tion des rapports sociaux : « Comment ne pas voir qu’à tra-vers les présuppositions techniques, sur lesquelles seulesinsistent nos mystiques de l’“automation” (en particulier dela formation d’un personnel de direction, de maîtrise et desurveillance hautement qualifié), comment ne pas voirqu’interviennent des conditions sociales d’une importancecapitale, sans lesquelles la nouvelle technologie ne pourradonner ses fruits que dans un certain nombre de cas fortlimité ? »

L’élévation du niveau de connaissances techniques desouvriers et employés exigée par l’automation nécessitaitune mutation profonde du système scolaire et universitaire.Or, les firmes privées, faisait remarquer Friedmann, étaientbien incapables d’assurer cette mutation ; seul l’État était enmesure de permettre le bond en avant nécessaire à la

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société tout entière. En bon keynésien, il estimait que lesprofits engendrés par l’automation devaient être redistri-bués « aussi équitablement que possible dans toute la popu-lation », de sorte que l’accroissement du pouvoir d’achat « permette l’absorption du considérable supplément de pro-duction jeté sur le marché par les nouvelles technologies ».Enfin, Friedmann soulignait la contradiction qu’il y avait àexiger des travailleurs un engagement supplémentaire dansdes entreprises où ils n’avaient pas voie au chapitre : « Quipeut imaginer que, dans le système d’économie capitaliste,tous les ouvriers libéreront entièrement leur potentiel de for-ces morales et professionnelles pour en accorder le “donvolontaire” (willing dedication), à une entreprise où ils ne sontpas pleinement associés à la direction technique, à la distribu-tion des profits, une entreprise qui n’est pas structurellementdevenue leur entreprise ? » Il concluait sur la nécessité decollectiviser les entreprises et de les intégrer dans une largeplanification : « Les effets de l’automation à l’échelle d’unvaste complexe économique impliquent, pour être absorbéset humanisés des décisions planifiées et la mise en questiondu régime de la libre entreprise. »

Un véritable progrès exigeait donc une transformationradicale du régime de la propriété et une réorganisationglobale de l’économie – ce qui plaçait clairement Fried-mann dans la grande famille socialiste. Mais, de telles trans-formations devaient s’accompagner également d’un vérita-ble partage du pouvoir de décision au sein de l’entreprise etplus largement de la société, partage qui mettrait fin à ladistinction taylorienne des concepteurs et des exécutantsappliquée aussi bien dans les pays capitalistes que socialis-tes. Friedmann se livrait ainsi, à la fin de son livre, à un pro-cès en règle, qu’il vaut la peine de citer ici, des méthodesproductives utilisées en URSS : « Le socialisme d’État, quelsqu’en soient les apports à l’individu, grâce aux facilitésd’éducation et de promotion dont il peut le faire bénéficier,

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ne semble pas satisfaire, dans leur complexité, ses tendan-ces à participer, que découragent l’excès de centralisation,l’hypertrophie de la bureaucratie, l’écran d’une couche demanagers imbus de technicisme, la multitude d’instances etde comités dont les décisions lui sont, en fait, imposées. Lesentreprises et les administrations se répartissent par gran-des unités où la marge de liberté dont l’individu disposepour s’exprimer et se faire écouter est trop réduite. »

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La démocratie comme eurythmie de la propriété et du marché

Le projet politique qui se dégageait des analyses deFriedmann reste pour nous d’un grand intérêt, même sil’on en aperçoit également les limites.

Celui-ci insistait, tout d’abord, – dans un esprit quin’était pas si éloigné de celui de Barthes quelques annéesplus tard – sur la nécessité de mettre en place, contre lesmutations purement adaptatives de l’O.S.T. taylorienne,une véritable idiorrythmie productive. Il fallait redonner àchaque niveau la possibilité de déterminer ses rythmespropres en travaillant en « équipes solidaires à gestion auto-nome » : « Sur le plan technique, la solution, respectant à lafois les nécessités raisonnables du planning et les besoinsfondamentaux de la personnalité, serait de préparer métho-diquement le travail à l’échelle des collectivités (depuisl’entreprise jusqu’à l’équipe) mais en maintenant, à l’inté-rieur de celles-ci, un maximum de contingence et de sou-plesse pour que leurs membres répartissent et organisenteux-mêmes les tâches en tenant compte, à l’égard de cha-cun, des aptitudes, des goûts et du besoin d’engagement. »

Mais, nous venons de le voir, un tel développement del’idiorrythmie sur les lieux de travail exigeait, sur le plan poli-tique, une transformation plus considérable encore sanslaquelle il ne pouvait que rester très limité. Il fallait mettre enplace, grâce à une collectivisation et à une planification sou-ples, une économie laissant à des entreprises de taillemoyenne, propriétés de leurs employés, une grande libertétout à la fois dans leurs interactions externes (avec leursfournisseurs, leurs clients, leurs sociétés de services et leursconcurrents) et dans leur gestion interne, pour laquelle tousles travailleurs, quel que soit leur échelon, devaient êtreassociés aux décisions qui les concernaient : « Pour permet-

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tre à l’individu de s’engager plus complètement, de s’intéres-ser à son travail, de s’y déployer, de ressentir ses initiatives etresponsabilités comme effectives, il faut limiter la taille desunités industrielles et administratives, leur accorder le maxi-mum d’autonomie dans le cadre général de la planification. Ilfaut multiplier, à tous les échelons, des équipes dont lesmembres distribuent librement leurs tâches spécialisées, oùl’on tienne compte de leurs suggestions, où l’on fasse pleinusage du potentiel professionnel et des talents de chacun.Le socialisme communautaire, fondé sur des institutionssouples et décentralisées, semble mieux correspondre auxexigences psychologiques de l’individu en les harmonisantavec l’emploi, au sein d’équipes, des techniques modernesd’organisation et de production. »

Outre qu’il indiquait par avance certaines des raisons pourlesquelles la diffusion de la seule flexibilité dans le capitalismecontemporain n’a pas eu les effets que certains en escomp-taient, Friedmann suggérait un type de socialisme inédit, aussiclairement en rupture avec ses versions traditionnelles domi-nées par le modèle communiste qu’avec le néo-libéralismeactuel. Rejetant à la fois l’opposition entre planification centra-lisée et marché, et entre propriété privée et propriété d’État, ilproposait ce qu’il appelait une collectivisation et une planifica-tion « souples », dans lesquelles tous les échelons du mondeproductif seraient munis d’une autonomie d’action qui leurpermettrait de se donner leurs rythmes propres, tout en res-tant solidaires les uns des autres.

Ce programme ne manquait donc pas d’attrait : il laissaitentrevoir une organisation sociale permettant une générali-sation des idiorrythmes et une maximisation de la rythmi-cité des sociétés modernes. Il reste qu’on peut aujourd’huis’interroger – en dehors même des questions que soulève safaisabilité dans un monde dominé par un nouveau type decapitalisme flexible et mondialisé – sur le flou de certains deses présupposés théoriques fondamentaux. Les termes de

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« planification souple » et de « propriété structurelle des entre-prises par leurs employés » indiquent plus, en vérité, des pro-blèmes qu’ils ne les résolvent. Que signifie, en effet, concrète-ment une planification qui laisserait une grande liberté auxdifférents acteurs économiques ? Par qui une telle planifi-cation serait-elle conçue et décidée ? Resterait-elle en interac-tion avec la logique automatique du marché ? Et si oui, dequelle manière ? Comment concevoir, par ailleurs, une pro-priété collective qui ne briderait pas les initiatives individuel-les ? Une telle propriété collective resterait-elle, elle aussi, eninteraction avec la propriété privée ? Et si oui, comment ?

Tout en indiquant une direction intéressante, la réflexionde Friedmann nous laisse au seuil d’une double antinomie.Les théoriciens de tradition libérale ont toujours fait de lapropriété et de la concurrence des intérêts privés les fonde-ments de la vie économique, pendant que la plupart de leurscritiques se sont appuyés, à l’inverse, sur des conceptionscollectivistes et planificatrices, qui faisaient de la propriétéet du marché des phénomènes qu’il conviendrait de suppri-mer ou, au minimum, d’encadrer bureaucratiquement, envertu de l’« intérêt général » ou d’une plus haute « rationa-lité » collective. Or, l’histoire du XXe siècle a montré que laraison synthétique et volontariste de la planification bureau-cratique a provoqué autant de dégâts que la raison analyti-que et automatique de l’offre et de la demande. De même, ilest clair que la sacralisation de la propriété collective a ététout aussi néfaste que celle de la propriété privée.

Comme dans le cas de la théorie politique évoqué plushaut, la théorie économique pourrait donc trouver son inté-rêt à noter :

1. que la longue oscillation entre les deux lignes de pen-sée puis sa suppression au profit de la première n’ont faitque souligner, l’une et l’autre, le manque d’une théorie quiconsidère, là encore, les individus singuliers et collectifscomme des entités toujours en mutation, capables tout autant

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de promouvoir leurs intérêts privés et de se faire concurrenceque de mettre certains de leurs intérêts en commun et des’organiser collectivement ;

2. que les rapports de la propriété privée et de la pro-priété collective, d’une part, de l’organisation pensée del’économie et du libre jeu de la concurrence, de l’autre, ontdes histoires complexes, non linéaires, liées à celles desformes d’organisation sociale ;

3. que l’État, en conséquence, ne doit pas être conçucomme le Grand Modérateur des appétits et des désirshumains, dont on ne saurait se passer, ni, à l’inverse, commele Grand Ennemi de la liberté de posséder et d’entrepren-dre, dont il faudrait à tout prix réduire l’emprise, maiscomme un phénomène historiquement variable et transfor-mable de gestion de la propriété et de la concurrence ;

4. que l’individuation n’est jamais aussi puissante quelorsque la libre concurrence et l’organisation collective dela production, d’une part, la propriété individuelle et samise en commun, de l’autre, se chevauchent dans la vie desindividus sans que jamais les unes puissent l’emporter tota-lement sur les autres ;

5. que la démocratie, si tant est qu’elle se définissecomme la recherche d’une maximisation de l’individuationsingulière et collective, ne doit donc être fondée ni sur lasacralisation de la propriété privée et de la concurrence, nisur sa suppression et la dénégation du conflit des intérêts,mais sur la possibilité de les faire coexister, grâce à uneculture et à des institutions qui permettent de considérerles individus singuliers ou collectifs qui sont nos concur-rents comme des associés en puissance, mais aussi ceuxqui sont nos associés comme de potentiels concurrents ;

6. qu’il faut ainsi définir la démocratie, non seulementcomme une eurythmie de l’usage de la violence, mais aussicomme une eurythmie des usages de la propriété et du marché.

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Des rythmes disciplinaires aux rythmes du contrôle ?

À la fin de Pourparlers, Gilles Deleuze émet l’idée que les sociétés très contemporaines ne seraient plus, comme les sociétés du XIXe et du premier XXe siècle analysées par Foucault, des « sociétés disciplinaires », mais des « sociétés decontrôle » qui fonctionneraient « non plus par enfermement,mais par contrôle continu et communication instantanée ».

Deleuze pointe un phénomène capital pour la compré-hension du nouveau monde : à l’évidence, quelque chose achangé au cours des trente dernières années dans la façond’exercer le pouvoir. Dans les nouveaux dispositifs sociauxau sein desquels nous vivons désormais, les disciplines nesont plus déterminantes. On a même souvent l’impressionqu’elles se sont évaporées et ont cessé de soutenir l’indivi-duation de leurs rythmes métriques. Mis à part la prison,dont la surface ne cesse de s’étendre, toutes les institutionsanalysées par Foucault (l’école, l’hôpital, la caserne, l’usine),mais aussi des institutions qu’il n’a pas étudiées, comme lafamille ou le couple, se sont profondément transformées, enabandonnant les pratiques rythmiques d’assujettissementtraditionnelles, en réduisant les hiérarchies et en se consti-tuant en « milieux ouverts ». Parallèlement, la surveillanceest devenue un instrument déterminant du néo-capitalisme.Par exemple, la flexibilité accrue dans les entreprises s’estsouvent doublée d’un renforcement des contrôles de lamain-d’œuvre.

En même temps, le diagnostic deleuzien reste très flou.D’une part, il simplifie abusivement la complexité du mondedisciplinaire. Il fait comme si le contrôle avait succédé à ladiscipline. Or celui-ci, sous la forme de la surveillance, étaitdéjà omniprésent au XIXe siècle et constituait l’arrière plan « panoptique » sans lequel les institutions disciplinaires

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n’auraient pu fonctionner. Loin de s’opposer, discipline etcontrôle sont toujours allés de conserve dans les institutionsde l’ère du capitalisme industriel.

De l’autre, le diagnostic deleuzien concernant le nouveaumonde perd une grande partie de ce qui faisait la force desanalyses foucaldiennes concernant l’ancien. Tout se passe,dans le récit proposé par Deleuze, comme si le couple disci-pline-surveillance avait vu son premier pôle s’estomper puisdisparaître, laissant tout l’espace social sous la coupe dudeuxième. Or, cette idée, en réalité, reste à la surface dessociétés contemporaines, car, non seulement elle ne dit riendes gains et des dangers de la fluidité, mais, à la différencedu couple identifié par Foucault, la surveillance seule neconstitue pas, par elle-même, une technique de productiondes individus singuliers et collectifs – elle n’a aucun aspectrythmique. L’idée selon laquelle les individus contemporainsne seraient plus disciplinés mais seulement contrôlés ne per-met en rien d’expliquer la ou les manières dont ils sont pro-duits. La notion de société de contrôle nous laisse ici sans res-source pour comprendre ce qui se passe aujourd’hui.

Deleuze a donc certainement raison de pointer la dispari-tion des disciplines – au moins dans les pays les plus dévelop-pés, car, à l’échelle mondiale, elles sont à l’évidence plutôt endéveloppement. Il a également raison de souligner le main-tien, voire l’augmentation, de la surveillance. Mais tout celan’implique pas que nos sociétés soient réductibles à de sim-ples « sociétés de contrôle ». Son analyse du monde contem-porain est trop limitée et fait l’économie d’une analyse desmodes d’individuation. Il convient donc de dépasser sesconclusions sommaires, en reposant, aux sociétés dans les-quelles nous vivons, les questions que Foucault posait auxsociétés du passé qu’il étudiait : comment, par quelles tech-niques, y sont produits les individus singuliers et collectifs ?Qu’est-ce que cela nous apprend sur les nouvelles formesd’exercice du pouvoir et de la domination ?

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Des rythmes à l’aube du capitalisme flexible

Pour des raisons diverses qui tiennent à l’essoufflementéconomique des modèles bureaucratiques, autoritaires etmétriques nés avec la Seconde Guerre mondiale, à une trèsancienne résistance passive ou active des travailleurs, à lacontestation socio-culturelle des années 1960-70, à l’appari-tion, dans les années 1980, de nouvelles technologies infor-matiques et communicationnelles, et finalement, à partirdes années 1990, à l’accélération de la mondialisation deséconomies nationales, le capitalisme s’est engagé au coursdes deux dernières décennies du XXe siècle, au moins dansles pays développés, dans une transformation rythmiqueradicale, se délestant sur les pays émergents du Sud destechniques d’individuation et des disciplines anciennes.

Grâce à la généralisation d’un certain nombre d’innova-tions apparues lors de la période précédente – raccourcis-sement des chaînes de commandement hiérarchiques,généralisation du travail en équipe, élargissement destâches, concertation permanente, primat de la communi-cation orale sur l’écrit, réorganisation des entreprises enréseaux d’unités d’activité –, grâce également à la dérégula-tion du marché du travail et à l’introduction d’une plus fortedose de compétition, les individus ont semblé profiter d’uneplus grande liberté rythmique, que ce soit au sein de l’en-treprise, par la fin des tâches métriques et le travail enéquipe, ou tout au long de leur vie, par le remplacement del’avancement à l’ancienneté par des possibilités plus gran-des d’avancement au mérite.

Une nouvelle idéologie s’est ainsi développée : les nou-velles formes d’organisation du travail et de l’économieauraient rendu possibles à la fois une véritable décentralisa-

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tion du pouvoir – et donc une maîtrise plus importante deleurs activités par les membres des échelons inférieurs – etune plus grande reconnaissance pour les réalisations dechacun – c’est-à-dire de plus grandes possibilités de sedévelopper au cours de la vie. Bref, l’essor d’un capitalismeflexible aurait permis une émancipation et un progrès nonnégligeables par rapport aux rythmes anciens de l’entre-prise taylorienne et du capitalisme industriel bureaucratisé.

Dans un essai très suggestif, traduit en français sous letitre Le Travail sans qualités. Les conséquences humaines dela flexibilité, Richard Sennett a fait justice de la plupart deces prétentions.

Confrontées à une main-d’œuvre de plus en plus réti-cente à accepter l’autoritarisme et la métrique de l’O.S.T.taylorienne, les entreprises ont commencé par réduire lataille des pyramides bureaucratiques qui les structuraient,en supprimant un certain nombre des couches de comman-dement qui transmettaient jusque-là les ordres du sommetvers la base (delayering). Simultanément, elles ont aban-donné la spécialisation individuelle des tâches au profitd’un travail en équipes sur des tâches complexes et larges(team work). Cette double mutation a permis la mise surpied de nouvelles organisations plus plates, constituéesd’îlots en réseaux reliés par des communications constan-tes et des flux tendus.

Cette restructuration a eu des effets importants sur le travail qui a été libéré de l’autoritarisme hiérarchique, du contrôle rapproché des contre-maîtres, de la métrique des tâches spécialisées et répétitives. Toutefois, au mêmemoment, de nouvelles formes de surveillance et de pouvoirsont apparues qui n’étaient pas moins intrusives et lourdesque les anciennes, pendant qu’émergeaient de nouvelles for-mes d’ennui et de fatigue.

Grâce aux nouveaux outils de gestion informatiques, ilest désormais devenu possible à la direction d’une entre-

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prise de suivre en temps réel la productivité de chaqueéquipe, voire de chaque personne. Comme le patron desTemps modernes, elle dispose d’une vision complète desactivités, qui permet de surveiller, simultanément et demanière très précise, tous ses employés.

Mais cette surveillance extérieure généralisée resteencore un moyen de domination relativement traditionnel.Elle ne constitue, contrairement à ce qu’affirme Deleuze,que l’expression contemporaine, permise par les nouvellestechnologies, d’une tendance « panoptique » propre aucapitalisme industriel, dont Foucault a montré l’ancienneté.L’originalité des modes d’exercice du pouvoir dans le néo-capitalisme réside ailleurs : dans des techniques rythmi-ques inédites que ce dernier n’a pas pu connaître.

L’aplatissement hiérarchique et le travail en équipe surtâche complexe permettent désormais d’obtenir l’obéissancede ceux que l’on dirige à un coût et avec des efforts bienmoindres qu’autrefois. Il suffit, pour ceux qui commandent,de s’en tenir à une double règle : d’une part, déterminer lesobjectifs de production ou de profit, qui sont fixés aux diffé-rentes unités du réseau, de manière à ce qu’ils soient très dif-ficiles à atteindre ; de l’autre, se borner à demander descomptes, laisser ces unités s’organiser et se refuser à imagi-ner tout système permettant d’exécuter ses propres ordres.

Un tel système permet de ne plus avoir à intervenir auto-ritairement et d’obtenir une docilité bien supérieure à celleinduite par les anciennes méthodes panoptiques et discipli-naires. Comme ils sont pressés de produire ou de gagnerbeaucoup plus que ne leur permettent dans l’immédiatleurs capacités et qu’ils sont aussi tenus collectivement res-ponsables de l’achèvement de la tâche qui leur est confiée,les membres des équipes sont amenés à se surveiller lesuns les autres et à faire pression sur les tire-au-flanc, éven-tuellement les malades, tout ceux qui, pour une raison ou pour une autre, pourraient faire baisser la productivité

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collective. Dans cette nouvelle organisation du travail, unetrès petite tête est ainsi devenue capable de diriger unimmense corps presque sans intermédiaires, tout en ren-dant quasiment impossible une quelconque action syndi-cale ou même un simple esprit de solidarité qui permettraitde faire bloc contre elle.

En ce qui concerne maintenant la fin des tâches parcelli-sées et leur remplacement par des tâches élargies, souventréalisées en équipe, il est certain que personne ne regretteles premières, mais les secondes n’en sont pas moinsredoutables.

Pour les tâches d’exécution, alors que le travail répéti-tif laissait l’esprit relativement libre, le travail élargi néces-site un investissement de tous les instants. Une fatiguepsychique, tout aussi intense, a remplacé la fatigue physi-que d’autrefois. Par ailleurs, comme l’avait déjà comprisFriedmann, contrairement à ce qui était clamé haut et fortpar les petits prophètes de « l’automation », la suppressiondes modes de production routiniers et l’introduction demachines intelligentes qu’il « suffit » de piloter et de réglern’a pas libéré les travailleurs. Elles ont simplement rendules mouvements de la main-d’œuvre, de la matière travail-lée et de la marchandise plus fluides. Or, cette fluidité faitque les personnes à qui on demande de gérer ces flux sonten réalité de moins en moins engagées dans leur activité.Le bilan proposé par Sennett est ainsi remarquablementproche de celui que faisait son prédécesseur il y a quaranteans. Pour les centaines de millions de personnes qui ont étésoumises à ces nouveaux modes de production, le travailqu’elles accomplissent reste toujours aussi abrutissant ettoujours aussi privé de sens : « Un mouvement fluide exigequ’il n’y ait pas d’obstacle. Quand on nous rend les chosesfaciles, nous devenons faibles ; notre engagement dans letravail demeure superficiel, puisque nous avons du mal àcomprendre ce que nous faisons. »

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En ce qui concerne maintenant les tâches de conception,ou les tâches de plus en plus nombreuses dans lesquellesconception et exécution se chevauchent, le travail enéquipe, dans la mesure où il implique une rotation rapidedes partenaires, pousse les travailleurs à se contenter d’in-vestissements minimaux et à cultiver une superficialité bien-veillante, au moins en apparence. Ainsi ne leur est-il pluspossible d’établir des liens de confiance et d’engagementmutuels sur lesquels ils pourraient compter en cas de diffi-culté ou de conflit.

Loin donc de favoriser une individuation singulière et col-lective forte, les rythmes lâches et non-métriques, qui orga-nisent aujourd’hui le travail dans les nouvelles entreprises enréseaux, ont des conséquences extrêmement négatives :d’une part, ils induisent une fatigue, un manque d’investisse-ment et finalement un ennui qui ne sont pas moins profondsqu’autrefois ; de l’autre, ils permettent un assujettissement etune atomisation de la main-d’œuvre encore plus intenses,tout en rendant possible, simultanément, le renforcement dupouvoir d’une toute petite minorité – pouvoir d’autant plusredoutable qu’il ne s’explicite que très rarement et affiche enpermanence son anti-autoritarisme.

Le deuxième axe des transformations récentes des ryth-mes du travail a été l’introduction d’une souplesse accrue desacteurs économiques, souplesse dont l’objectif principal étaitde rendre ces derniers plus réactifs aux fluctuations des mar-chés, aux modes, aux variations de la demande des consom-mateurs (flexibility). Aidé par le développement des outils degestion informatiques, le nouveau capitalisme a ainsi complè-tement transformé l’organisation du temps de travail en yintroduisant le principe des horaires variables. Au lieu deconstituer une succession régulière de plages horaires occu-pées par des équipes dont la composition change peu, commepar exemple dans les fameux « trois huit » industriels, la journée de travail se compose désormais d’une mosaïque

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complexe et mouvante, au sein de laquelle les employés sevoient attribuer des horaires différents et personnalisés.

Là encore, les gains par rapport aux rythmes du travailpropres au capitalisme industriel d’autrefois semblent à pre-mière vue appréciables. Cette mosaïque est à mille lieues del’organisation monotone du travail dans les usines et lesbureaux taylorisés de la période précédente. On a l’impres-sion d’une véritable libération du temps de travail et d’un réelbénéfice tiré de l’offensive contre la routine normalisée.

Mais, à y regarder de plus près, l’image apparaît sensi-blement différente. Tout d’abord, l’attribution différenciéede flextime est souvent utilisée comme un moyen pour fairepression sur la main-d’œuvre. Les horaires flexibles consti-tuent moins un droit qu’un avantage accordé à certainsemployés privilégiés, une récompense inégalement distri-buée et strictement rationnée.

Par ailleurs, le flextime s’accompagne, la plupart du temps,d’un renforcement de la surveillance. L’exemple du travail àdomicile, qui est à la pointe du mouvement de flexibilisation,est révélateur de cet alourdissement du contrôle. Les entre-prises qui acceptent de laisser leurs employés totalementlibres de s’organiser, pourvu que la tâche soit achevée dansles temps, sont en fait très rares. La plupart leur permet sim-plement de choisir le lieu où ils vont travailler mais continue àleur imposer les rythmes selon lesquels ce travail devra êtreeffectué. Comme les employeurs redoutent que les employésne tentent d’abuser de leur liberté, une multitude de contrô-les réglemente leur travail effectif lorsqu’ils ne sont pas aubureau : parfois, ils sont tenus de rendre compte réguliè-rement, par téléphone ou par internet, de leur activité ; parfois,ces mêmes moyens sont utilisés pour les surveiller de loin etl’on espionne leur courrier électronique.

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, la flexibilitén’a donc que très peu amélioré les possibilités d’idiorryth-mie dans le travail. Le plus souvent, elle a constitué une

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transformation superficielle cachant de nouvelles formes dedomination et une reprise de la « métrise » du temps sousune autre forme : « Les travailleurs, fait remarquer Sennett,troquent ainsi une nouvelle forme de soumission au pouvoir– le face-à-face – contre une autre, qui est électronique. […]La microgestion du temps progresse à grand pas, alorsmême que le temps semble déréglementé en comparaisondes fléaux de la fabrique d’épingles de Smith ou du for-disme. La “logique métrique” du temps invoquée par DanielBell s’est déplacée de l’horloge à l’écran de l’ordinateur. Letravail est physiquement décentralisé, mais le pouvoirexercé sur l’employé est plus direct. »

Sennett met le doigt ici sur une caractéristique fonda-mentale du nouveau capitalisme flexible. Le désordre etl’apparente liberté qui y règnent permettent en fait uneaccentuation de l’assujettissement : « Dans les institutionset pour les individus, le temps a été libéré de la cage d’ai-rain du passé, mais c’est pour être soumis à de nouvellesformes de contrôle et surveillance hiérarchiques. Letemps de la flexibilité est le temps d’un nouveau pouvoir.La flexibilité engendre le désordre sans pour autant libérerdes contraintes. »

Le dernier axe des transformations rythmiques appor-tées par le néo-capitalisme concerne les carrières et les his-toires que constituent les vies. Pour améliorer leur produc-tivité, les entreprises se sont engagées, parallèlement à lacréation d’organisations plus plates en réseaux et à laflexibilisation du temps de travail, dans de sévères curesd’amaigrissement (downsizing). Elles ont licencié une par-tie de leur personnel et se sont débarrassées de toutes lesactivités qui ne concernaient pas directement leur cœur demétier. Simultanément, les activités autrefois réalisées ausein même de l’entreprise ont été confiées à des sociétésextérieures ou à des travailleurs indépendants (externaliza-tion), mouvement qui s’est encore accentué avec le trans-

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fert dans les pays émergents des industries de main-d’œuvreet de certaines industries de service (delocalization). Dupli-quant à l’extérieur ce qu’elles faisaient simultanément à l’in-térieur, les entreprises se sont ainsi associées en grappesd’unités d’activité, de toutes tailles et fonctions, relativementindépendantes et dont il est parfois difficile de déterminer lecentre, reliées entres elles par des flux tendus d’informa-tions, de services et de biens.

Ces mutations ont eu, au moins en apparence, un effet delibération des parcours professionnels, qui sont aujourd’huibeaucoup moins prisonniers de carrières prédéterminéespar la formation initiale ou la position sociale de départ(mobility). Sennett rappelle qu’un jeune Américain qui a faitau moins deux ans d’études supérieures peut compter chan-ger d’emploi onze fois dans sa vie et renouveler sa formationau moins trois fois au cours de ses quarante années de tra-vail. On pourrait donc croire à un gain substantiel par rap-port aux rythmes de la vie propres au capitalisme industriel.Les parcours bigarrés qui font et feront de plus en plus la réa-lité des vies des individus sont sans commune mesure avecles filières rigides dans lesquelles ils s’engageaient jadis dèsleur prime jeunesse, sans espoir d’en changer jamais aucours de leur vie ultérieure. Ici aussi, on a l’impression d’unevéritable libération des formes de vie dans le travail et d’unbénéfice réel des nouveaux rythmes de l’individuation.

Mais les conséquences négatives de ces mutations nesont pas moins nombreuses et profondes que dans les casprécédents. Les plus immédiates sont bien connues : le chô-mage a rapidement atteint des niveaux inédits depuis lesannées 1930 ; les emplois à court terme et l’intérim se sontmultipliés ; les contrats de travail se sont précarisés. Lesconséquences à plus long terme sont moins visibles mais pasmoins redoutables. Le capitalisme industriel avait détruit lesmétiers ouvriers, nous l’avons vu, par la division extrême dutravail, le « travail en miettes », mais il avait ensuite compensé

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cette perte par un encadrement légal bureaucratique descarrières, qui avait permis aux travailleurs de prendre leurparti de leur déqualification et des conditions de travail trèsdures que leur imposait l’O.S.T. grâce à une sécurité et uneprévisibilité accrues de leur vie. Aujourd’hui, le capitalismeflexible a mis un terme à cette sécurité et à cette prévisibilitétout en détruisant à leur tour les métiers qui avaient été jus-que-là épargnés du fait qu’ils assuraient les tâches de concep-tion et de direction. Sauf dans certains réduits comme lafonction publique – qui tend toutefois, petit à petit, à s’alignersur ce qui se passe dans le secteur privé –, les activités uni-fiées autour d’un « métier » ont été remplacées par des « pro-jets », des « champs de travail », entre lesquels il faut se dépla-cer par une « mobilité » et une « flexibilité » toujours accruesdont il faut assumer à chaque fois le « risque ». Même descadres ou des ingénieurs doivent aujourd’hui démultiplier lestypes d’intervention qu’ils sont capables de mener et sont sou-mis à une gestion compétitive du personnel.

Ici encore, les mutations des modes de production n’onten rien amélioré la qualité rythmique des processus d’indivi-duation. La mobilité et le risque permanents ont certes étédes stimulants pour les rares individus qui les ont choisis etqui ont été servis par le succès, mais ils ont miné la plupart deceux à qui ils ont été imposés de force ou qui, y ayant cru, sesont heurtés à trop d’échecs. Pour ceux-là, mobilité et risqueont empêché, et empêcheront à l’avenir, toute projection àlong terme, tout en instillant dans leur vie une crainte lanci-nante à l’égard du futur. Il existe ainsi une contradictionmajeure entre la vie telle qu’elle est aujourd’hui rythmée surle long terme et la construction d’une individuation forte : « Le régime temporel du néocapitalisme, note Sennett, a crééun conflit entre le caractère et l’expérience, l’expérience d’untemps disjoint menaçant l’aptitude des gens à se forger uncaractère au travers de récits continus. »

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L’individu flexible

Il ne faut pas exagérer l’importance de la flexibilisation encours. Une partie seulement des travailleurs est aujourd’huiconcernée, le reste étant encore soumis à des formes de tra-vail plus anciennes. Si la routine est moribonde dans les sec-teurs dynamiques de l’économie, les deux tiers au moins desemplois modernes demeurent inscrits dans les cycles répéti-tifs des modes de production anciens. Toutefois, à l’évi-dence, cette organisation du travail sera amenée sinon à segénéraliser du moins à se propager largement dans tous lespays économiquement avancés. Il est donc très importantde saisir correctement la qualité de l’individuation dont elleest responsable.

La restructuration des entreprises a entraîné, nousl’avons vu, l’apparition de nouvelles formes douces, ou toutau moins indirectes, d’assujettissement, ainsi que l’émer-gence de nouveaux types de fatigue et d’ennui. Ces phéno-mènes sont évidemment importants pour l’appréciation desnouvelles techniques d’individuation propres au capitalismemondialisé, mais ils ne sont pas les seuls et peut-être pas lesplus déterminants. Sennett fait finalement apparaître unautre phénomène, moins visible mais qui pourrait bienconstituer le cœur lui-même, le centre dynamique autourduquel s’organisent tous les processus d’individuationcontemporains. Ce phénomène, c’est l’amoindrissement dela qualité des individus qu’elles produisent, ce qu’il appellela « corrosion du caractère ».

Dans les organisations flexibles contemporaines, lesqualités attendues de l’individu sont très différentes de cel-les d’autrefois : celui-ci doit apporter, dans la réalisationd’une tâche à court terme, une capacité instantanée à tra-vailler avec une équipe changeante. Il doit savoir s’engager

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rapidement sur un projet et dans de nouvelles relations detravail, apprendre vite, écouter et aider ses nouveaux collè-gues, mais il doit aussi rester capable de se désengagersans heurts, à la fois de sa tâche et des individus avec qui iltravaille, pour s’ouvrir à d’autres combinaisons. En mêmetemps, comme il arrive très souvent que la répartition desactivités ne soit pas bien définie, que chacun doive se taillerun petit fief au gré d’une guerre permanente avec ses collè-gues, et, last but not least, qu’il n’existe plus de règles préci-ses pour les promotions et les licenciements, l’individu doitêtre capable de jouer des coudes avec obstination et d’assu-mer une compétition, constamment déniée mais pas moinsféroce, avec ses collègues.

Sennett montre que ces conditions ne permettent plus,contrairement à celles qui régnaient jusque-là, la formationde ce qu’il appelle le « caractère ». Celui-ci s’exprimait « parla loyauté et l’engagement mutuel, à travers la poursuited’objectifs à long terme, ou encore par la pratique de la gra-tification différée au nom d’une fin plus lointaine ». Or, letravail en équipe, l’accent mis sur le très court terme auxdépens du long terme, la disparition de la notion de carrièrelinéaire, les fortes probabilités d’être un jour licencié, pous-sent à cultiver un esprit de coopération de surface, doubléd’un réel détachement et d’une profonde indifférence,quand ce n’est pas d’une sourde hostilité. Pris dans cettelogique contradictoire de l’ouverture imposée et de la com-pétition déniée, les travailleurs rejettent désormais toutengagement, tout sacrifice et développent au contraire leurscapacités à glisser d’une équipe à l’autre, à déménager,voire à changer de métier, bref une nouvelle espèce denomadisme obligatoire, dont la signification politique, n’endéplaise à certains néo-deleuziens, libéraux plus ou moinsconsentants, n’a évidemment plus rien à voir avec ce que lapensée nomade a pu représenter dans une période domi-née par le capitalisme disciplinaire et bureaucratique.

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Le travail par tâches élargies et le travail en équipe, quiforment le centre des nouvelles techniques d’organisation,aboutissent ainsi à une éthique individuelle très différentede celle du capitalisme industriel, dont Weber avait si clai-rement établi la formule. La capacité à remettre à plus tardla gratification, mais aussi l’engagement mutuel, la loyauté,la fidélité, tous principes qui formaient autrefois le cœurdes vertus de l’individu, apparaissent désormais commetotalement dépassés. D’un côté, le temps du travail enéquipe ne s’organise plus dans la rétention et l’attente maisse veut flexible et orienté vers des tâches spécifiques à courtterme ; de l’autre, la nouvelle éthique privilégie les atten-tions mutuelles plutôt que la validation personnelle. Ainsiles qualités désormais attendues des travailleurs sont-ellesà la mesure de « la superficialité dégradante qui assaille lelieu de travail moderne » et, d’une manière plus large, d’« unesociété entièrement tournée vers le présent, ses images etses surfaces ».

S’inspirant de cette analyse, on pourrait résumer ce qui achangé de la manière suivante : la vie était autrefois organi-sée comme un tube dans lequel on entrait enfant et dont onsortait à la mort. Les individus étaient moulés, produitstechniquement comme les briques d’un édifice social qui lesécrasait et en même temps les protégeait. Ils avaient tout dela brique : son aspect borné, sa forme standardisée et unpeu ennuyeuse, mais aussi sa solidité, son caractère com-pact, sa résistance à la pression et au temps. Tout se passe,désormais, comme si les nouvelles techniques rythmiquesobligeaient les corps-langages à s’introduire au contrairedans la mince épaisseur d’un plan, à s’étaler le plus possibleen un ensemble d’îles flottantes, dérivant au hasard à la sur-face d’un océan. Les nouveaux individus possèdent ainsiquelque chose de cette ancienne carte de l’Empire, décritepar Borges, et dont les restes subsistent dans le désert,comme des espaces abandonnés aux ermites, aux men-

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diants et aux animaux. Ils en ont l’aspect disparate, la min-ceur, la fragilité consumée et le manque de résistance à lapression.

À cela, il faut ajouter qu’en « corrodant » le « caractère »,la nouvelle fluidité du monde met également en péril le « collectif ». Du fait de la superficialité qui règne au sein decelui-ci, les liens forts, fondés sur l’honneur communau-taire, la conscience de classe, ont en effet tendance à dispa-raître au profit de liens faibles et flottants.

Il est remarquable que Sennett cite, à cet égard, le tra-vail de Coser, que nous avons déjà croisé – et il aurait puciter également celui de Simondon. Dans la mesure où ellesdénient les asymétries de pouvoir, entretiennent la fictiond’un partage égalitaire des décisions et présupposent quetous leurs membres partagent un même but, les entrepri-ses et les équipes, qui en constituent aujourd’hui les unitésde base, ne reconnaissent pas les différences, empêchentles conflits de se développer et font tout, au contraire, pour les désamorcer. Ces communautés constituent donc, dans le vocabulaire cosérien, des « communautés faibles » – dans le vocabulaire élaboré ici, des individus collectifs àfaible rythmicité. Elles se caractérisent par l’importancequ’y prend ce que le sociologue Mark Granovetter, dans unarticle intitulé « The Strength of Weak Ties », a appelé les « liens faibles ». Dans ces réseaux et ces grappes d’unitésd’activité, les « liens sociaux forts », tels que ceux fondéssur la loyauté, la fidélité, l’engagement à long terme ne s’im-posent plus aux individus. Au contraire, les formes d’asso-ciation flottantes, indexées sur le court terme, leur sontdésormais plus utiles que les relations à long terme. Cesont donc ces liens faibles qui caractérisent les équipes detravail et le nouveau monde fluide dont elles sont le modèleen miniature.

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Routine, risque, rythme

Le travail de Sennett permet d’esquisser un premiertableau des caractéristiques rythmiques du nouveaumonde fluide. Mais son utilité ne s’arrête pas là. Il contientégalement quelques éléments de réflexion concernant lesbienfaits et les méfaits comparés, au regard de la forma-tion du « caractère », de la sécurité-au-prix-de-la-routine etde la-mobilité-au-prix-du-risque, qui constituent les valeurscardinales respectives du monde que nous avons quitté et de celui dans lequel nous venons d’entrer. Questions capitales pour une éthique et une politique des rythmescontemporaines. Je ne partage pas, à vrai dire, les conclu-sions ambiguës auxquelles il arrive, mais le chemin qu’ilemprunte pour aller jusqu’à elles n’est pas sans intérêt,nous allons le voir.

Revenant à l’aube du capitalisme industriel, Sennettnote que, dans le volume V de l’Encyclopédie (1755), où unesérie de planches est consacrée à la manufacture de papierde Langlée, la routine, qui vient de pénétrer dans le mondedu travail, n’apparaît pas encore comme mauvaise en soi.Au contraire : elle est présentée comme nécessaire à l’ap-prentissage. Pas de différence de fond, de ce point de vue,pour Diderot, entre le violon, l’écriture ou la fabrication dupapier. La routine industrielle n’est pas perçue comme lasimple répétition mécanique et sans fin d’une tâche. Elleforme l’individu, le munit de compétences incorporées etfournit ainsi le sol à partir duquel il pourra faire décollerson imagination et sa créativité. De même que dans LeParadoxe sur le comédien l’acteur maîtrise de mieux enmieux les profondeurs de son rôle en répétant sans cesseses tirades, de même que l’élève apprend par cœur unepoésie afin de devenir capable de juger ou d’écrire d’autres

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poèmes, de même l’ouvrier papetier doit passer par unephase routinière pour pouvoir dominer son métier et deve-nir finalement capable d’improviser, de créer, dans ledomaine qui est le sien : « Le “rythme” du travail, résumeSennett, signifie qu’en répétant une opération particulière,nous découvrons comment accélérer ou ralentir, opérerdes variations, jouer avec les matériaux, élaborer de nouvel-les pratiques – tout comme un musicien apprend à gérer letemps en jouant un morceau de musique. Grâce à la répéti-tion et au rythme, assurait Diderot, l’ouvrier peut réaliserdans le travail “l’unité de l’esprit et de la main”. »

La célèbre analyse de la fabrique d’épingles, présentéedans le livre V de La Richesse des nations (1776), traduit, enrevanche, une conception beaucoup moins favorable de laroutine. Smith voit déjà que la libre circulation de l’argent,de la main-d’œuvre et des marchandises va obliger les indi-vidus à effectuer des tâches de plus en plus spécialisées etdonc de plus en plus abrutissantes. Dans les nouvellesindustries, la production étant décomposée en toutes peti-tes étapes, les ouvriers n’accomplissent qu’une seule fonc-tion qu’ils répètent à l’infini. Or, ce type d’organisation lescondamne à une journée de travail harassante et à uneespèce de mort mentale : « Dans le progrès de la divisiondu travail, note Smith, l’emploi de la partie de loin la plusgrande de ceux qui vivent de leur travail […] vient à se bor-ner à un très petit nombre d’opérations simples, souvent àune ou deux. […] L’homme qui passe toute sa vie à accom-plir un petit nombre d’opérations simples […] devient géné-ralement aussi bête et ignorant qu’une créature humainepeut le devenir. »

Sennett loue évidemment Smith pour la clairvoyance decette analyse : il y pénétrerait la véritable nature du capita-lisme industriel naissant, contrairement à Diderot qui enresterait à une espèce, si j’ose dire, de « bergerie indus-trielle », au fond pleine de complaisance à l’égard du public

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bourgeois qui formait l’essentiel de la clientèle de L’Ency-clopédie. En posant comme valeur ultime la liberté de sedonner ses propres rythmes, Smith partagerait nos préoc-cupations contemporaines et notre profond besoin d’idior-rythmie : « Le langage que parle Smith est peut-être plusproche du nôtre. À ses yeux, le caractère est façonné parl’histoire et ses imprévisibles tournants. Une fois établie, laroutine ne laisse pas grande possibilité en matière d’his-toire personnelle. Pour développer son caractère, il fauts’émanciper de la routine. Telle est la proposition généraleque fit Smith. »

Marx, lui-même, n’aurait fait que suivre ces premièresévaluations pour fonder sa propre critique de la transforma-tion du temps de travail en marchandise. Dans Le Capital,non seulement celui-ci reprendrait l’essentiel de la critiquesmithienne de la routine et de la division du travail, mais ille ferait de nouveau au nom de la perte par les travailleursdu contrôle de leur rythme. Le montrerait, par exemple, lerappel du système allemand ancien du Tagwerk, danslequel le travailleur était payé à la journée et pouvait doncs’adapter aux conditions météorologiques ainsi que s’orga-niser en fonction des commandes ou de ses propresbesoins. Pour Marx, résume Sennett, dans ce système, « letravail avait un rythme parce que le travailleur était maîtrede la situation. »

Smith, et Marx à sa suite, auraient donc posé les fonde-ments de toutes les critiques ultérieures des rythmesmétriques du capitalisme industriel et de toutes les revendi-cations d’idiorrythmie qui les ont depuis accompagnées.Cette conclusion pourrait sembler, eu égard aux événe-ments passés du moins, tout à fait justifiée. Mais elle sou-lève de graves difficultés dès qu’on la transpose aujourd’huiet que l’on cherche à en tirer des conséquences éthiques etpolitiques : outre qu’elle rapproche trop rapidement deuxfigures qui ont joué dans l’histoire et la théorie des rôles

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bien différents, elle fait implicitement de Marx une secondefigure tutélaire, étrangement analogue dans ses valeurs àcelle de Smith, du nouveau monde flexible et de sa haine dela routine. Du coup, les valeurs qui fondent ce monde, oudont ce monde se pare idéologiquement, ne peuvent plusêtre remises en question. Toute critique du néo-capitalismeflexible ne s’exprime plus que comme une simple mesurede la différence entre ce que le monde fluide annonce (uneidiorrythmie généralisée) et la réalité observée (une idior-rythmie sous surveillance). Toute alternative portant sur lesvaleurs elles-mêmes est abandonnée.

Bien que Sennett ne se prononce pas explicitement dansson essai sur ce qu’il conviendrait de faire, la porte est alorsgrande ouverte sur un réformisme très limité. Son raison-nement semble être le suivant : certes, le capitalisme flexi-ble, au moins tel qu’il est devenu aujourd’hui, est aussinéfaste au « caractère » que le capitalisme routinier qu’ilremplace. Dans tous les domaines, la flexibilisation a entraî-né un approfondissement du contrôle et de la domination : « La révulsion contre la routine bureaucratique et la pour-suite de la flexibilité ont produit de nouvelles structures depouvoir et de contrôle, plutôt que créé les conditions denotre libération. » Partout, le nouveau capitalisme flexible ainstillé l’insécurité et la superficialité : « Comment poursui-vre des fins à long terme dans une société qui ne connaîtque le court terme ? Comment entretenir des relationssociales durables ? Comment un être humain peut-il se for-ger une identité et se construire un itinéraire dans unesociété faite d’épisodes et de fragments ? » Mais, dans lamesure où nous sommes de « bons héritiers d’Adam Smith »et que nous partageons son souci pour l’idiorrythmie, nouspouvons imaginer une amélioration de l’existant : « En bonshéritiers d’Adam Smith, nous pouvons croire que les genssont stimulés par une expérience plus flexible au travailcomme en d’autre institutions. […] Toute la question est

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alors de savoir si la flexibilité, avec tous les risques et tou-tes les incertitudes qu’elle implique, remédiera au malhumain qu’elle prétend éliminer. […] comment la flexibilitépeut-elle faire un être humain plus engagé ? ».

Sennett se retrouve donc dans une impasse, ce qui lemène finalement à suspendre son jugement – et à laisser lelecteur avec ses questions. Il me semble qu’on pourraitpousser un peu plus loin la réflexion et ouvrir des pistespour penser une éthique et une politique du nouveau mondefluide en réévaluant, contre Sennett lui-même, l’apport quelaisse entrevoir sa propre étude de la pensée de Diderot. Eneffet, si Smith reconnaît correctement le caractère néfastedes cadences et des mètres propres au capitalisme indus-triel, Diderot, qui écrit plus de vingt ans auparavant et dansun pays moins avancé industriellement, prend encore pouridéal le « métier » et la « main » propres au monde artisanal– et je dirai, déjà, la « manière » propre au monde artistique.En ce sens, il n’est pas moins critique que Smith et Marx àl’égard des cadences et de la parcellisation des tâches qui vabientôt s’imposer en entraînant la destruction des « métiers »,mais sa critique comporte une dimension supplémentaireque ni l’un ni l’autre de ses successeurs ne semblent, pourleur part, avoir envisagée.

En sortant la question du rythme de sa réduction à celledes effets abrutissants de la routine et en attribuant, aucontraire, au rythme la capacité de réaliser dans le travail « l’unité de l’esprit et de la main », en liant le rythme, le métieret la manière, Diderot inaugure une longue tradition, qui vaensuite passer par Goethe, de nombreux romantiques alle-mands, puis réémerger au début du XXe siècle, sous des for-mes il est vrai très différentes les unes des autres, en particu-lier chez Jaques-Dalcroze, Mandelstam, Kracauer etBenjamin (à propos desquels je me permets de renvoyer lelecteur à Rythmes, pouvoir, mondialisation), tradition selonlaquelle le rythme, à condition bien sûr qu’il ne soit plus

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conçu sur le modèle du mètre, possèderait la capacité dedépasser les oppositions de l’âme et du corps, du singulier etdu collectif, de la nature et de la culture, du travail et du jeu,permettant ainsi la production d’une individualité à la foisplus intégrée et plus puissante.

Dans le volume V de L’Encyclopédie et dans ses écritspropres, Diderot ne fait donc pas l’apologie de la routine,comme le dit Sennett, mais celle des rythmes bénéfiques, dumétier que l’on acquiert, de la manière qui nous augmente– ce qui est bien différent. Il n’y propose pas une simpledescription de la réalité socio-économique de son époque ;il y esquisse, deux siècles avant Mauss, l’utopie d’un travailbien rythmé, non seulement parce qu’il serait maître de lui-même, mais aussi parce qu’il permettrait de dépasser lesdualismes qui déchirent et brident les individus, leurouvrant ainsi la possibilité d’une augmentation de leur êtreet de leur puissance de vie. Il subordonne ainsi la notiond’idiorrythmie à celle d’eurythmie et ouvre la voie, par cegeste théorique, à une autre façon de nous repérer dans lenouveau monde fluide. D’un point de vue eurythmique, ilne suffit pas, en effet, de déterminer librement ses rythmesde travail et plus largement de vie, il faut encore que cesrythmes soient eux-mêmes de qualité, c’est-à-dire qu’ilsaugmentent l’intensité et la richesse de la vie des individussinguliers et collectifs concernés.

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Rythmes et réseaux

Simultanément aux transformations de la productionindustrielle et du travail, les dernières décennies ont vu seproduire une mutation brutale des médias et de l’informa-tion. Du fait de l’épuisement de la rentabilité de certainesbranches anciennes du capitalisme industriel dans les paysles plus avancés, de l’apparition et de la diffusion de nouvel-les technologies de stockage, de tri et d’échange d’informa-tions adaptées à un usage personnel, mais aussi de lamultiplication des chaînes de télévision et de radio et del’interconnexion généralisée de tous les réseaux télémati-ques dans un réseau mondial, la sphère médiatique s’estconstituée en sphère économique à part entière, égale enpuissance, voire supérieure parfois, aux sphères de la pro-duction des biens et de l’échange des capitaux. Pendant qu’ilse flexibilisait, le capitalisme est ainsi également devenuréticulaire. Il nous faut donc doubler l’examen des nouvellesmanières de fluer des corps-langages-groupes au travail parl’observation de celles qui sont désormais proposées et par-fois imposées par les réseaux d’information.

Avec la croissance de la sphère médiatique, la circulationdes discours s’est mondialisée et les lieux de débats se sontmultipliés, ce qui a entraîné une certaine diversification des dis-cursivités. Ces transformations ont indubitablement constituéune nouvelle source de liberté, qui a été à l’origine de solidaritéset de formes d’individuation singulière et collective inédites, enrien négligeables. Mais comme la sphère médiatique doit,pour assurer son développement et son hégémonie grandis-sante, produire et vendre toujours plus de discours, cette diver-sification a plus souvent consisté en une simple multiplicationquantitative des formes de discursivité qu’en une recherchequalitative de meilleures formes de vie dans le langage.

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Beaucoup des modifications apportées aux techniquestraditionnelles langagières ont visé à assurer et faire croîtrela rentabilité économique des discours produits en effaçantou au moins en euphémisant les conflits existant entre lesindividus singuliers et collectifs. Aujourd’hui, dans la logo-sphère néo-libérale, on peut certes tout dire – on est mêmeenjoint de tout dire –, mais il faut le dire d’une manière qui,par la neutralisation de toute tension interne au discours et de toute contradiction entre les positions en présence (ce que l’idéologie néo-libérale contemporaine appelle d’unemanière aussi pompeuse que retorse « le respect de l’autre »),le rende apte à être reproduit et mis en circulation le plus lar-gement et le plus rapidement possible dans les réseaux ducapitalisme médiatique.

Non seulement le vocabulaire est systématiquement vidéde sa force par des procédures d’édulcoration (voir à cesujet les pertinentes remarques d’Eric Hazan dans LinguaQuintae Respublicae), mais la dynamique même de l’activitélangagière est sans cesse bridée d’une manière silencieuseet redoutablement efficace. Alors qu’on ne cesse d’en appe-ler à « l’expression de soi » et au « dialogue », qu’on encou-rage en permanence la « prise de parole », toute tensionintime du langage, toute contestation publique et touteindividuation ferme sont stigmatisées comme obscurité etrigidité contraires à l’esprit de transparence et de consensusqui définirait la démocratie.

Afin de les rendre plus facilement échangeables au seindes réseaux médiatiques planétaires qui viennent de seconstituer, les discours sont vidés à la fois de toute tensioninterne, je dirai de toute qualité littéraire, mais aussi (et l’unva souvent avec l’autre) de toute force de négation externe,de puissance critique, et remplacés par des configurationslangagières asthéniques, qui ne permettent en fin decompte qu’une individuation sur le mode de la séparation etde la juxtaposition. L’archétype de ce discours, lisse et pure-

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ment technique, est bien évidemment celui de la premièrechaîne global, CNN, qui ne parle jamais de littérature etévite soigneusement toute polémique et toute critique quipourraient lui faire perdre des parts d’audience – commelors de l’affaire dite des « caricatures de Mahomet ».

En dehors de ces considérations économiques, la trans-formation des modes de fluement du langage s’expliqueaussi par la nouvelle réalité techno-politique qui vient de semettre en place. L’organisation réticulaire dont s’est doté lenéo-capitalisme implique en effet une très basse tension et,du coup, comme le disait Simondon, une très faible capacité« in-formatrice » de l’information – plus largement des dis-cours. Dans les réseaux contemporains, tout ce qui fait obs-tacle à la transparence, à la vitesse et à la quantité de la com-munication doit être éliminé ou, tout au moins, minoré aumaximum. Toute tension forte est ainsi retransformée entension faible, voire annulée par sa traduction en pure rela-tion de coexistence ; toute dyade est traduite en une simplepaire et, plus largement, toute organisation signifiantesystémique – dont la littérature fournit l’exemple maximal –divisée analytiquement en éléments d’information facile-ment transmissibles : les prétendues « données ».

C’est pourquoi l’idéologie réticulaire préfère parler « des » informations ou « d’une » information plutôt que de l’in-formation au sens où celle-ci impliquerait une morpho-genèse. Afin de la rendre plus compatible avec les exigen-ces de fluidité des réseaux, l’information est analysée, sim-plifiée et pacifiée ; sa cohérence démembrée ; sa tensioninterne et son potentiel d’individuation dissipés. Des procé-dures de désamorçage permettent de s’assurer de l’isole-ment, de l’homogénéité et surtout du caractère non-polémi-que du « sens » transmis. Ainsi voit-on proliférer dans toutesles organisations en réseaux les réunions de concertation,les échanges de points de vue, et ce que Jean-Pierre Le Goffa appelé le « discours chewing-gum ». Tout est fait pour

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diminuer la cohérence, la tension interne et l’agressivitésémantique de l’information, mais du coup, une grande par-tie de ce qui fait la signifiance disparaît : en particulier sesliens avec les énergies venant du corps ou de la société, saprise en charge de la contradiction et du conflit.

Pour pouvoir circuler de plus en plus rapidement, de plusen plus massivement et de manière de plus en plus transpa-rente, l’information s’éloigne au maximum du modèle de ceque Simondon appelait une « bonne forme » : elle contient demoins en moins de tension potentielle interne et donc decapacité d’individuation. Elle est à la fois pulvérisée, désin-carnée et dépolitisée par les nouveaux appareils techniqueset par les nouvelles organisations sociales en réseau.

Notons que ce programme concernant les échanges dis-cursifs entre les différents points des réseaux ne pourrait tou-tefois porter ses fruits s’il ne s’accompagnait également detechniques concernant les ensembles réticulaires eux-mêmes.C’est pourquoi cette même logique y prévient constamment laformation de champs potentiellement chargés en diffusant aumaximum les tensions. Tout est fait pour empêcher qu’ilsdeviennent métastables. Chaque fois qu’une contradictionapparaît dans un réseau – risquant de polariser et de resolidi-fier ce qui doit rester fluide –, cette contradiction est immédia-tement soumise à un traitement communicationnel et partici-patif, destiné à décharger son potentiel subversif. Qu’unecatastrophe naturelle, un plan de licenciement ou un conflitsocial éclate, et immédiatement est envoyée sur place une petitetroupe de psychologues, de pseudo-syndicalistes et de théra-peutes de groupe, chargés de faire parler les « traumatisés » surleur « expérience » et de les amener à accepter, voire à revendi-quer, « le sort qui les frappe ».

Nombre des transformations de l’organisation de la sociétéet de l’entreprise se font ainsi, aujourd’hui, en s’appuyantostensiblement sur le « dialogue », la « concertation », l’« argu-mentation », pendant que toute opposition constituée est stig-

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matisée, sur un mode à la fois psychologisant et dépolitisant,comme « psychorigidité ». La transparence communication-nelle, la circulation libre des arguments, pourvu qu’ils soientsortis du système conflictuel qui leur donne leur énergie criti-que, constituent l’un des fondements les plus importants de lamutation contemporaine (j’ai étudié ailleurs ces phénomèneschez France Telecom et dans l’Éducation nationale).

Le résultat est, bien sûr, à la hauteur de ces nouvellesmanières de « discuter ». Les champs dominés par ces logi-ques réticulaires sont morcelés et sans tensions internes, aussipauvres en capacités « in-formatrices » que les informationsqui y circulent, et ne produisent finalement qu’un consensusorienté par un souci d’efficacité de l’action productive.

Dans les réseaux qui viennent de se mettre en place, l’information ne possède que très rarement l’énergie adéquatecapable de moduler les champs dans lesquels elle pénètre.Ces champs sont, par ailleurs, chargés d’une énergie poten-tielle souvent très insuffisante pour qu’elle soit modulable parune information quelconque. Nous vivons désormais dans ununivers qui n’est donc pas seulement flexible et fluide, maisaussi dissipatif, dispersif, un univers qui travaille constam-ment à éviter que se reforment les conditions d’une indivi-duation riche et puissante : un univers où les rythmes du lan-gage – mais ce sont toujours également des rythmes du corpset du social – sont asthéniques, à faible rythmicité, parce qu’ilsconstituent des manières de fluer qui tendent vers le liquide.

La domination d’un nouveau capitalisme médiatique etde nouveaux appareils, au sens de Benjamin, ainsi que ledéveloppement des nouvelles formes sociales qui leur sontliées, expliquent ainsi l’apparition d’un monde où l’indivi-duation est de plus en plus fortement entravée et rempla-cée par des formes de vie de très faible intensité.

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L’individu réticulaire

Les techniques rythmiques par lesquelles les nouveauxréseaux économiques et médiatiques modulent les proces-sus d’individuation singulière et collective comportentdeux dimensions apparemment contradictoires, mais dontl’association fait toute l’originalité et l’efficacité : d’un côté,une multiplication des formes de vie ; de l’autre, leurdépotentialisation, la diminution de leur puissance d’agir etd’exister. Certes, le monde fluide permet une proliférationdes pratiques, cependant la plupart de ces pratiques sontde moins en moins intenses. Souvent, loin de renforcer l’ex-périence ou la capacité d’action singulière et collective desindividus, elles se bornent à faire de ceux-ci les substratsd’un travail et d’une consommation accrus.

Nous avons vu que le boom de la sphère médiatiqueavait ouvert de nouveaux espaces d’expression, de commu-nication et d’expérimentation susceptibles d’améliorer laqualité de l’individuation, mais qu’en même temps, les dis-cours étaient souvent vidés de toute tension et de touteforce de négation, afin de les rendre plus facilement échan-geables. Toute considération pour la puissance de l’indivi-duation permise par tel ou tel exercice langagier le cède àcelle pour la manière dont cet exercice peut être produitsans trop de frais et à ce qu’il peut rapporter s’il est lancésur la toile infinie des réseaux médiatiques.

La logique est à peu près la même pour les corps. La plu-part des institutions, qui assuraient autrefois leur discipli-narisation, ont introduit de nouvelles techniques du corpspermettant une plus grande diversité des corporéités.L’école a abandonné l’uniforme, la marche au pas et leschâtiments corporels ; l’hôpital et la prison ont introduit lanotion de « milieux ouverts » ; l’usine, au moins dans les

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pays déjà industrialisés, a transformé le travail à la chaîne etsubstitué des méthodes toyotistes plus souples aux ancien-nes méthodes tayloriennes. Ainsi, on a pu croire, pendantun temps, à une prochaine amélioration de la conditioncorporelle des individus.

Mais la situation produite par la fluidification rythmiquede ces dernières décennies est, là encore, très ambivalente :la multiplication postmoderne de ces formes offre une plusgrande liberté, mais elle est en même temps massivementdominée par la nécessité, propre au capitalisme mondialisé,de diversifier le plus possible les corps producteurs etconsommateurs. C’est pourquoi ceux-ci sont soumis à desentraînements, des régimes, des marquages et des prati-ques transformatrices, qui en un sens les individualisent,mais qui, dans la mesure où ces entraînements sont le plussouvent dictés par la publicité, la mode et les industries cos-métiques, les dotent aussi d’une individuation purementesthétique, faible en potentiel d’action.

On observe, enfin, la même évolution en ce qui concernela socialité. La fluidification a indubitablement apporté auxindividus une plus grande autonomie. Ceux-ci sont de moinsen moins contraints par les rythmes collectifs, que cela soitles rythmes courts du quotidien ou les rythmes plus longsde la vie. Les individus bénéficient d’une plus large autono-mie pour se fixer leurs propres rythmes sociaux. De l’autre,outre qu’elle se double parfois d’une surveillance accrue,cette liberté se paie bien souvent d’une diminution descontrastes qui permettaient à ces rythmes, grâce à unenette distinction des temps, de renforcer le singulier et lecollectif à la fois.

La succession des périodes de travail et de loisir, parexemple, s’est à la fois fractionnée et brouillée. L’éparpil-lement des horaires quotidiens, le morcellement des congéset les nouvelles capacités techniques permettant de joindreles travailleurs à tout moment ont provoqué une interpéné-

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tration du temps familial, privé, personnel et du temps du tra-vail et de l’échange. Ainsi, les moments qui permettaientantérieurement la déliaison, le temps pour soi, ont-ils étéretransformés en moments d’intégration, en temps pour lesautres. À l’inverse, le temps de travail, qui, jusque-là, offraitaux acteurs la possibilité d’entrer dans d’intenses interac-tions, a été de plus en plus considéré comme un temps oùceux-ci devaient s’investir individuellement ou dans des équi-pes éphémères. Le temps de l’intégration a ainsi été soumisau modèle de la déliaison.

Cette association d’une multiplication des formes de vieet de leur dépotentialisation distingue nettement les nou-velles formes de pouvoir typiques du capitalisme mondia-lisé des pouvoirs totalitaires du XXe siècle qui avaient, aucontraire, tendance à restreindre au maximum l’éventailpossible des formes d’individuation. En même temps, onvoit qu’ils s’éloignent de plus en plus des formes démocrati-ques, dans la mesure où cette prolifération s’accompagned’une généralisation des procédures de déchargement destensions et des potentiels, qui pourraient rendre ces formeset leurs conflits féconds.

Ainsi, les démocraties libérales, qui se voyaient jusque-làcomme des machines à produire des individus émancipés,tendent-elles à devenir aujourd’hui d’immenses dispositifsqui assurent, à travers une fluidification généralisée descorporéités, des discursivités et des socialités, la multipli-cation d’individus faibles et flottants, constamment happéspar les besoins de la production et de l’échange marchandet les interactions dans lesquelles ils sont pris.

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Deux remarques sur les rythmes,aujourd’hui

Comme l’étude des rythmes en général et des rythmesdu monde fluide en particulier ne fait que commencer, il nesaurait être question de clore ici la discussion. Je voudraisdonc me limiter, en ce qui sera moins une conclusion qu’unpassage, à indiquer très brièvement, trop brièvement peut-être, les dangers qu’implique la détérioration des conditionsde l’individuation contemporaine, mais aussi quelques-unesdes perspectives que nous offre le nouveau monde fluide.Ces indications seront volontairement brèves et succinctes,et serviront juste à esquisser certaines des recherches qu’ilnous faudra mener un jour. Je les présenterai sous forme deconstructions idéaltypiques qui ne seront appuyées d’au-cun exemple.

La fluidification croissante des formes de l’individuationfait apparaître deux types de dangers opposés mais qui nesont pas sans rapport l’un avec l’autre. Le premier est lié auxréactions que cette fluidification ne saurait manquer de sus-citer : comme les rythmes qui organisent l’individuation ontde moins en moins de viscosité, de moins en moins de la ten-sion interne nécessaire à la production d’individus singulierset collectifs puissants, toutes les contradictions qui sont dis-sipées ou déniées à l’intérieur de ces entités mouvantes,aussi petites soient-elles, se retrouvent projetées à l’exté-rieur. La consistance et l’intensité qui sont perdues du fait dupouvoir dispersif du capitalisme « flex-réticulaire » sont rega-gnées par la domination, le rejet et, éventuellement, la des-truction d’êtres humains construits comme autres. Ainsi,plus les modes d’individuation se fluidifient, plus les coupu-res et les divisions deviennent nécessaires.

Cette dynamique entraîne la prolifération de pratiquesrythmiques radicalement antidémocratiques, qui visent à

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restaurer, au prix de la liberté et de la richesse de l’expé-rience, les conditions d’une individuation totalement stable.Par un strict assujettissement rythmique à des schémas leplus souvent binaires et par une immobilisation des alter-nances de l’alliance et du conflit sur le seul moment duconflit, les corps, les discours et la socialité sont retravaillésen profondeur pour leur donner une consistance et une fer-meté qui leur permettent d’échapper aux effets dissolvantsdes tourbillons de la production, du marché et de l’informa-tion. Ces nouvelles techniques, qui sont en réalité trèsanciennes, sont aussi pauvres que leurs adversaires néo-libérales, mais elles permettent aux corps-langages-groupesd’échapper en partie à la fluidification.

On comprend, dès lors, pourquoi ce monde, qui se pré-sente et se rêve comme un monde fluide, où les individusauraient été libérés des disciplines, des hiérarchies et desparcours imposés, est en réalité lacéré de failles qui s’élargis-sent chaque jour davantage, pourquoi ce monde prétendu-ment ouvert et libre est en train de se scinder, comme dansun immense sepuku, en deux hémisphères de plus en plusantagonistes, et pourquoi un tel monde est nécessairementmenacé de tempêtes dont on n’ose envisager l’ampleur.

Le deuxième danger lié à cette détérioration, c’est qu’ellelaisse le champ libre au développement de techniques ryth-miques dégagées à la fois des États-nations et de tout objec-tif démocratique. C’est sur ce terrain que s’avancent lesmultinationales, les médias mondialisés et le nouvel Empire.L’affaissement du projet politique national-libéral sur lui-même leur permet de diffuser leurs techniques rythmiquesà basse tension et de dominer de cette manière de vastespopulations extrêmement diversifiées. Autrefois, les empi-res constituaient des prolongements de certains États-nations. Ils étaient gérés à partir de modèles qui conju-guaient moyens militaires et disciplinarisation nationaliste.Aujourd’hui, la domination par la force et la violence, on le

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voit au Moyen-Orient, n’a pas été abandonnée, mais l’Em-pire est désormais planétaire et unique. Il peut donc s’allé-ger de ses formes rythmiques nationales anciennes et envisa-ger d’autres modes de domination, en utilisant en particulierla pénétration mondiale des médias et la circulation plané-taire des produits pour imposer ses rythmes asthéniques.

Les risques sont ainsi aujourd’hui très grands de voir leprojet démocratique s’effacer complètement sous les actionsconjuguées de l’Empire fluide et des mouvements qui lecontestent sur des bases autoritaires, actions au cours des-quelles les prétendus « ennemis » se servent les uns desautres pour faire croître leur pouvoir respectif. Il est doncurgent de lui redonner vie par un projet capable de redonnerune forte rythmicité aux sociétés dans lesquelles nous vivonset d’y garantir une individuation de bonne qualité.

Une telle entreprise exige, à l’évidence, une mobilisationde base. Si le pouvoir est un médium et un organisateurrythmiques, et même s’il n’est jamais réparti de manièrehomogène, les luttes doivent être menées partout où se défi-nissent les rythmes de l’individuation, jusque dans les moin-dres détails de la vie. La recherche de nouvelles techniquescorporelles, langagières et sociales relève en grande partied’un travail qui ne peut être mené que par des corps-langa-ges concrets en interaction les uns avec les autres. De tellesluttes sont tout à fait justifiées et peuvent être engagéesdans tous les pays du monde à partir des capacités des indi-vidus à s’associer au niveau local, voire translocal.

Mais ces luttes sont malgré tout surdéterminées par lesconditions qu’imposent les rythmes de l’individuation déjàexistants, rythmes qui sont liés, pour leur part, aux concré-tions institutionnelles dans lesquelles s’est concentrée unebonne part du pouvoir (les États, l’État états-unien, mais aussiles multinationales et les réseaux médiatiques). Il convientdonc d’envisager, parallèlement au premier type de mobilisa-tion, des actions visant ces concentrations. La transformation

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des rapports entre temps du travail et temps pour soi, entreroutine et risque, entre liberté et sécurité, par exemple, nepeut être réalisée sans toucher aux rapports de production età la répartition des revenus. Elle n’est possible qu’à traversl’action d’une puissance supérieure à celle des entreprises etdu marché. Par ailleurs, même si toute réintensification desflux d’informations s’enracine dans l’expérience de corps-lan-gages-groupes en lutte, la transformation des conditions del’in-formation engage aussi nécessairement, à un moment ouà un autre, une puissance qui puisse empêcher la formationde monopoles ou de positions dominantes.

Dans l’un et l’autre cas, de nombreux acteurs peuventintervenir, mais l’Europe a certainement un rôle particulier àjouer, parallèlement aux grands pays émergents à traditiondémocratique, comme l’Inde ou le Mexique. Seules ces puis-sances en devenir sont, en effet, en mesure de s’associer et deconstruire des ensembles politiques suffisamment eurythmi-ques pour s’opposer à la fois à la fluidification impériale et auxformes de congélation réactionnaires.

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Je tiens ici à remercier, pour leurs encouragements et leur bienveillante exigence,

Isabelle Châtelet, Franco Crespi, Pierre Mialet,Corinne Paul, Mathieu Potte-Bonneville

et Rémy Toulouse, sans lesquels ce livre n’aurait pas vu le jour.

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TABLE

Avant-Propos . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7De la pensée critique, aujourd’hui . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9Les disciples. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11Les héritiers . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 23De la nature du nouveau monde . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 29

Individuation. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35Styles, rythmes et ritournelles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 37Rythmes poétiques et rythmes anthropologico-historiques . . . . . . . . . . . . . 43Rythmes du corps. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 47Du dualisme âme/corps aux manières corporelles de fluer . . . . . . . . . . . . . 53Rythmes du langage . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 55Du dualisme âme/langage aux manières langagières de fluer . . . . . . . . . . 61Rythmes du social . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 65Du dualisme âme/social aux manières sociales de fluer . . . . . . . . . . . . . . . 71Les rythmes de l’individuation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 75L’individuation des rythmes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 77Les rythmes comme cycles de l’ontogenèse ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 83

Pouvoir . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 89Des nouvelles formes du pouvoir dans le monde fluide. . . . . . . . . . . . . . . . . 91Le pouvoir comme médium . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 101Le pouvoir comme médium rythmique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 107De l’évolutionnisme à l’histoire des spécificités . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 111Pour une éthique et une politique des rythmes de l’individuation . . . . . 115

Démocratie. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 119Du rêve de la démocratie comme arythmie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 121Idiorrythmie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 125Esquisse d’anthropologie historique de l’idiorrythmie . . . . . . . . . . . . . . . . . 131Du fantasme de la vie comme idiorrythmie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 137Les rythmes comme enjeux des luttes entre société et État . . . . . . . . . . . 141Des rythmes, dans l’État et la démocratie modernes . . . . . . . . . . . . . . . . . . 149Rythmes, discipline du travail et capitalisme industriel . . . . . . . . . . . . . . . 157Les rythmes comme enjeux des luttes de classes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 165Rythmes, discipline carcérale et démocratie moderne. . . . . . . . . . . . . . . . . 169Autres institutions rythmiques : école, hôpital, armée, manufacture . . . 179Ambivalence de l’autonomie rythmique moderne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 189Les rythmes comme enjeux des luttes de pouvoir et de savoir. . . . . . . . . 195Métrification . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 203

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Fluidification par les techniques de transport, de communication et d’information . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 211Fluidification par les techniques monétaires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 217Fluidité et tyrannie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 223Rythmicité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 229Eurythmie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 235Eurythmie et agôn . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 243La démocratie comme eurythmie de la violence. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 249Démocratie libérale et totalitarisme comme réactions à la fluidification rythmique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 257Des rythmes à l’apogée du capitalisme bureaucratique . . . . . . . . . . . . . . . 263La démocratie comme eurythmie de la propriété et du marché . . . . . . . . 271

Capitalisme mondialisé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 275Des rythmes disciplinaires aux rythmes du contrôle ? . . . . . . . . . . . . . . . . . 277Des rythmes à l’aube du capitalisme flexible . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 279L’individu flexible . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 289Routine, risque, rythme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 293Rythmes et réseaux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 299L’individu réticulaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 305Deux remarques sur les rythmes, aujourd’hui . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 309

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Les sections de ce livre intitulées « Eurythmie », « Eurythmie et agôn » et « La démocratiecomme eurythmie de la violence » sont parues, sous une forme légèrement différente,dans la Revue du MAUSS, Paris, La Découverte, N° 28, 2006.

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Achevé d’imprimer par Normandie Roto Impression S.A.S. à LonraiDépôt légal : septembre 2007

AUX PRAIRIES ORDINAIRES

Collection « Contrepoints »

Arlette Farge (entretiens avec Jean-Christophe Marti),Quel bruit ferons-nous ?, 2005

Eric Hazan (entretiens avec Mathieu Potte-Bonneville),Faire mouvement, 2005

Véronique Nahoum-Grappe (entretiens avec Jean-Christophe Marti), Balades politiques, 2005

Pierre Bergounioux(entretiens avec Frédéric Ciriez et Rémy Toulouse), École : mission accomplie, 2006

Collection « Essais »

Mathieu Potte-Bonneville, Amorces, 2006

Philippe Artières, Rêves d’histoire. Pour une histoire de l’ordinaire, 2006

Jeanne Favret-Saada, Comment produire une crise mondiale avec douze petits dessins, 2007

Pascal Michon, Les Rythmes du politique. Démocratie et capitalisme mondialisé, 2007

Hors collection

Collectif, Sept images d’amour, 2006

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