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Directrice de publication

Pr. Khaoula TALEB IBRAHIMI

Directrice du laboratoire « Linguistique, sociolinguistique et didactique des

langues »

Responsables scientifiques

Wafa BEDJAOUI et Noudjoud BERGOUT

Numéro 6

« Les banlieues françaises vues d’ailleurs »

Numéro coordonné par

Wajih GUEHRIA

Comité de lecture du numéro

BEDJAOUI Wafa (U. Alger 2), BERGHOUT Noudjoud (U. Alger 2),

BESTANDJI Nabila (U. Alger 2), DOURARI Abderrazak (U. Alger 2),

GUEHRIA Wajih (U. Souk-Ahras), HEDID Souheila (Constantine), TALEB

IBRAHIMI Khaoula (U. Alger 2)

Secrétaire de rédaction : Yasmine TOUAHRIA

URL/ https://www.asjp.cerist.dz/en/PresentationRevue/218

URL/ http://revuealgeriennedessciencesdulangage.e-monsite.com/

URL/ http://www.radsl.univ-alger2.dz/

Adresse électronique : [email protected]

ISSN : 2507-721X

Alger, Aout 2018

Copyright © 2015 revue algérienne des sciences du langage - N° de dépôt

986X9C

Dépôt légal Avril 2016

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Tables des matières

Avant-propos ......................................................................................... Wajih GUEHRIA 3

Khaled Kelkal ou la naissance du terrorisme islamiste à Lyon ............. Azouz BEGAG 6

De la banlieue française dans des forums algériens .............................. Ali BOUZEKRI 22

Terminologie et construction socio-discursive des espaces urbains de

relégation....................................................................................................Nicolas KÜHL 37

Voyou, victime, ou bouffon du roi : l’image médiatique française du statut social de

l’immigré africain postcolonial dans une France contemporaine ..... David YESAYA 53

Le parler dit de « banlieue » dans le cinéma français des années 2000 et son impact sur

les populations concernées en 2018 ................................................. ..Wajih GUEHRIA 63

P.N.L ou comment la banlieue peut se représenter dans le

rap ?........................................................................................................Morad BKHAIT 84

L’argot des jeunes des cités dans le roman Boumkœur de Rachid Djaidani

............................................................................... Chiraz HAKIM & TEMIM Dalida 101

Boxe, esthétique et politique dans les romans de

banlieue ......................................................................................... Christina HORVATH 114

Ce que les immigré(e)s africain(e)s deviennent dans les banlieues françaises. Le regard

sociologique de Sami Tchak. ....................................... .Bernard Bienvenu NANKEU 126

La métamorphose des marginales : vue panoramique de Mehdi Charef à Karim

Amellal……………..………….……….………………………….Karima ARROUS 138

Compte-rendu.................................................................Imene Meriem OUMESSAD 150

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Revue Algérienne des Sciences du Langage (RASDL ( EISSN : 2507-721X

Numéro 6, aout 2018

Avant-propos

De nombreuses études en sciences humaines et sociales ont été consacrées aux espaces

ségrégués français, qu’on appelle « banlieues », « quartiers » ou encore « cités », notamment

aux particularités linguistiques et culturelles qui leur sont propres ou qu’on leur attribue, à

travers en particulier les nombreux textes de rap français à succès ou la littérature dite « de

banlieue ». Ces manifestations culturelles, produites dans un français non standard, ont reçu

un accueil favorable aussi bien en France qu’à l’international, état de fait qui contraste avec

une vision médiatique plutôt mitigée dans laquelle ces espaces et les populations qui y vivent

n’apparaissent guère qu’au travers de problèmes économiques et sociaux tels que les

« difficultés scolaires », le « chômage », l’ « immigration », la « radicalisation », la

« violence »…(voir la contribution de Nicolas Kühl) – les exceptions éventuelles étant la mise

en valeur, cependant ambiguë, de certaines réussites, spécialement par le sport, comme le

montrent ici même les articles de Yesaya David ou de Christina Horvath.

Le titre de ce numéro : Les banlieues vues d’ailleurs, vient de ce que nous l’avons souhaité

interdisciplinaire, composé de contributions émanant de chercheurs confirmés comme de

jeunes chercheurs, dont le lieu de travail est basé dans divers continents – en l’occurrence : en

Amérique du Nord, en Europe et en Afrique. Les problématiques abordées concernent aussi

bien l’analyse de parcours réels que celle de romans fondés sur des observations

sociologiques, l’analyse de discours spontanés aussi bien que celle de discours médiatiques,

celle de discours filmiques ou de textes musicaux, afin d’en dégager les représentations et leur

incidence en retour sur ceux à qui ils s’adressent ou qui les reçoivent. Ces différentes

contributions n’étudient pas le même objet, ne relèvent pas forcément de la même discipline

et donc ne se fixent pas le même objectif ni par conséquent n’adoptent la même démarche, et

pourtant, dans leur diversité, toutes donnent le sentiment d’aboutir au même résultat, de

converger vers la même conclusion…

Azouz Begag (CNRS, France), qui a observé les banlieues aussi bien de l’intérieur de la

France que l’extérieur, inaugure le volume avec un article sur les problèmes identitaires et

sociaux qui peuvent conduire de jeunes Français issus d’espaces ségrégués au terrorisme

international.

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Revue Algérienne des Sciences du Langage (RASDL ( EISSN : 2507-721X

Numéro 6, aout 2018

Analyse des discours et des représentations qu’ils véhiculent

Ali Bouzekri (Algérie) analyse les discours portant sur les banlieues françaises dans des

forums algériens et évoque les représentations sociales négatives des Algériens interrogés sur

ces espaces, notamment du fait d’une association entre les habitants des « cités » et le

terrorisme. Nicolas Kühl (France) propose une analyse terminologique visant à déconstruire

quelques notions désignant les banlieues françaises et leurs habitants. Il met en lumière un

lien étroit entre les représentations entourant ces espaces urbains et une certaine conception

sociétale. David Yesaya (Canada) aborde la question de la représentation médiatique des

jeunes habitants d’origine africaine des banlieues populaires. L’auteur met en avant trois types

de stéréotypes généralement présentés par les médias : le premier est la figure de l’oppresseur,

le deuxième est celui de l’opprimé et le troisième celui du prétendu modèle de réussite en

provenance du « ghetto ». Wajih Guehria (Algérie) problématise le parler dit de « banlieue »

dans le cinéma français, lequel procède à une construction largement mythique en faisant

s’exprimer ses personnages sur le modèle des rappeurs, relayant ainsi les représentations

médiatiques dominantes d’une banlieue violente ; l’auteur évalue les retombées

sociolinguistiques de ce parler sur les populations concernées. Morad Bkhait (Canada) aborde

la banlieue via les textes du groupe de rap P.N.L. dont les représentations et les valeurs

affichées rayonnent sur les banlieues françaises en même temps que le succès de ce groupe

montre que ses discours rencontrent – sinon reflètent – le ressenti profond de ces populations.

Analyse de romans

Chiraz Hakim et Dalida Temim (Algérie) s’intéressent aux caractéristiques et aux enjeux du

français contemporain des cités dans le roman Boomkœur de Rachid Djaidani (1999) et ce

dans le but de montrer comment et pourquoi ce parler participe à la construction identitaire

des jeunes issus de l’immigration maghrébine. Christina Horvath (Grande-Bretagne) examine

quatre romans publiés entre 2006 et 2013 des auteurs Mohamed Razane, Rachid Djaïdani,

Jean-Eric Boulin et Rachid Santaki, pour y explorer la figure du boxeur et le double usage de

la boxe, à la fois comme métaphore et comme principe esthétique. Bernard Bienvenu Nankeu

(Cameroun) analyse le roman sociologique de Sami Tchak Place des fêtes dans lequel la

banlieue se décline en termes d’environnement marginalisé, dystopique où le sexe se révèle

être la clé de l’existence et de la réussite sociale. Karima Arrous (Algérie) se fixe pour

objectif d’étudier l’évolution de la représentation de la femme dans la littérature urbaine

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Revue Algérienne des Sciences du Langage (RASDL ( EISSN : 2507-721X

Numéro 6, aout 2018

française. L’auteur analyse particulièrement la marginalité qui caractérise les personnages

féminins et donne à voir de quelle manière ils ripostent face à cette marginalité.

Compte-rendu

Le numéro est clôt par Imene Meriem Oumessad (France) qui propose aux lecteurs de la

revue RADSL le compte-rendu de l’ouvrage de Philippe Blanchet (2016), Discriminations :

Combattre la glottophobie.

Wajih GUEHRIA

Paris, le 15/08/2018

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Numéro 6, aout 2018

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Résumé

Khaled Kelkal ou la naissance du terrorisme islamiste à Lyon

Azouz BEGAG

Chercheur au CNRS – France

Après les désillusions de la Marche de 1983 pour l’égalité et contre le racisme, les échecs de l’intégration à la

française, au début des années 1990, tous les ingrédients locaux, nationaux et internationaux étaient réunis pour

préfigurer la grande crise identitaire chez les jeunes issus de l’immigration maghrébine des banlieues en France,

avec l’islam comme bannière. Le cas Kelkal contenait déjà toutes les prémisses de la naissance du terrorisme

islamiste. Vingt ans plus tard, en novembre 2015, une vague d’attentats à Paris commençait avec Charlie Hebdo.

Abstract

After the disanchantment of the 1983 March for Equality and Against Racism, the failures of integration in the

French way, in the early 90s, all local, national and international ingredients were gathered to foreshadow the

great identity crisis that affected young people from the Maghreb suburban immigration in France, with Islam as

a banner. The Kelkal case already contained all the premises of the birth of Islamist terrorism. Twenty years

later, in November 2015, a wave of attacks in Paris began with Charlie Hebdo.

Préambule

2001 à New York, 2015, 2016, 2017 à Paris, Londres, Berlin, Stockholm, Nice,

Barcelone, Manchester, Marseille, 2018 à Trèbes. Les attentats terroristes ont bouleversé

l’actualité mondiale de ces dernières années. Désormais, dans de nombreuses villes, des blocs

de béton empêchent d’éventuels véhicules-béliers de foncer dans la foule, les poubelles

publiques sont remplacées par des sacs de plastique transparent, les fouilles au corps sont

systématiques dans les salles de concerts et les enceintes sportives, les contrôles de police sont

renforcés et les appels continuels aux bagages suspects dans les gares et les aéroports que

policiers et militaires armés arpentent en permanence. Le terrorisme a aussi affecté les

traditionnels « marchés de Noël » en Europe, ainsi que l’esprit de « la promenade » dans

l’espace méditerranéen comme à Nice en 2016 et Barcelone en 2017, deux villes

emblématiques de la vie en plein air. Le terrorisme est entré par effraction dans le quotidien

des citadins et a imposé à tous l’insécurité permanente et la vigilance.

Ce terrorisme a commencé dans les banlieues de Lyon en 1995 avec le jeune Khaled Kelkal,

abattu par les gendarmes après une longue traque. Sa dérive radicale avait défrayé la

chronique. Son cas inaugurait la naissance d’une génération de djihadistes que, vingt ans plus

tard, l’organisation terroriste Daech allait enrôler pour perpétrer des attentats en Europe et

rejoindre ses troupes de combattants. Avec du recul, on constate que la combinaison de cinq

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Khaled Kelkal ou la naissance du terrorisme islamiste à Lyon Azouz BEGAG

facteurs a fait du début des années 90 un moment charnière dans la radicalisation de jeunes tel

Khaled Kelkal.

D’abord, elle se déroule à Lyon, qui n’est pas une ville anodine puisque c’est le foyer où ont

eu lieu les manifestations collectives de jeunes des Banlieues et la naissance de la Marche

pour l’égalité et contre le racisme en 1983, autrement dit une ville de province à forte densité

d’immigration où les problèmes d’exclusion spatiale, sociale et raciale des jeunes sont

saillants depuis les années 1975 (Begag 2017).

En outre, en 1990, les émeutes de Vaulx-en-Velin, limitrophe de Lyon, éclatent suite à la mort

d’un jeune lors d’une course-poursuite avec la police ; elles vont aboutir à la création du

Ministère de la Ville. Puis, en 1991, la guerre du Golfe étant déclarée contre l’Irak, la France

craint que dans ses banlieues les jeunes d’origine maghrébine s’identifient aux victimes

irakiennes et réagissent mal face à l’agression occidentale, ce qui montre que la question

identitaire de ces jeunes est déjà à fleur de peau.

On l’a constaté en 1995 lorsque Khaled Kelkal a été abattu par les gendarmes : les images

diffusées à la télévision de son corps gisant à terre ont eu un profond retentissement

psychologique dans les banlieues. De même qu’en Algérie, la décennie 1990, « décennie

noire » qui oppose le pouvoir militaire aux islamistes et qui fera des centaines de milliers de

morts, aura des impacts indélébiles sur les jeunes issus de l’immigration algérienne dans les

banlieues de France.

Ainsi, en ce début des années 90, tous les ingrédients locaux, nationaux et internationaux

étaient réunis pour préfigurer la grande crise identitaire chez les jeunes issus de l’immigration

maghrébine des banlieues, avec l’islam comme bannière. Le cas Kelkal contenait toutes les

prémisses de la naissance du terrorisme islamiste. Vingt ans plus tard, en novembre 2015, la

vague d’attentats à Paris commençait avec Charlie Hebdo.

Le Maghreb de tous les dangers

Dans la décennie 2010, presque tous les attentats sont commis par de jeunes arabo-

musulmans, enfants d’immigrés maghrébins nés en Europe ou bien ressortissants du Maghreb.

Si les profils individuels des terroristes restent polymorphes, cette commune origine pose avec

acuité la « question identitaire », à la fois dans les quartiers immigrés en Europe et dans les

pays du Maghreb. Il s’agit de comprendre les raisons de ce désir de défendre « une cause », de

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mourir en martyr, en kamikaze, de tuer à l’aveugle quand on a vingt-cinq ans. En quoi la

question identitaire joue-t-elle un rôle dans cet engagement mortifère ?

Pour ébaucher une réponse, il faut se tourner vers l’Algérie, le Maroc et la Tunisie qui

comptent près de 90 millions d’habitants, dont une grande majorité de moins de trente ans.

Ces pays, tout comme ledit « monde arabe », incluant l’Egypte, la Syrie, l’Irak, le Liban, ne

font plus rêver, au contraire. Naguère fantasmés par les Orientalistes, ils inspirent désormais

de l’inquiétude, et avec eux, l’islam qui leur est associé. Corruption, économie en berne,

jeunesses en panne de sens, guerres civiles, révoltes populaires, etc., produisent d’importantes

tensions migratoires entre ces pays du Sud méditerranéen et ceux du Nord.

L’estime de soi et la fierté étant des arcs-boutants de l’équilibre psychologique d’un individu,

les jeunes du Maghreb vivent de graves frustrations dans leurs sociétés autoritaristes,

conservatrices et liberticides. Quant à ceux issus de l’immigration maghrébine qui vivent en

Europe, ils sont souvent pénalisés par l’inégalité sociale, le racisme et les discriminations. De

ce point de vue, les « Arabes » du Maghreb et ceux des villes d’Europe subissent le syndrome

de l’identité malaisée, complexée et dévalorisée, accentué par le chômage endémique et

d’absence de perspectives de vie. En effet, aujourd’hui, ils n’ont ni « communauté », ni

« famille » arabe à laquelle se raccrocher. Leur « besoin de consolation » est impossible à

rassasier (Dagerman 1981).

Après le rêve d’une fraternité pan-arabique vite enterré dans les années soixante, après les

révolutions récurrentes et toujours avortées, après la question palestinienne mort-née dès

1947, puis la folle illusion d’un « Etat islamique », le monde arabe est accablé par les

Nouvelles turbulences identitaires et géostratégiques. Si bien qu’être arabe ou d’origine

arabe

– ou vu comme tel – n’alimente aucun sentiment de fierté, individuelle ou collective. Ce n’est

pas par hasard si le football est désormais la seule fabrique identitaire, et Zidane un modèle

pour des millions de jeunes pour qui cet ancien footballeur est un « semblable valorisant ». En

effet, jamais on n’a vu le football tenir une place aussi importante dans l’identification des

peuples à une « cause » nationale. Lors des grands matchs internationaux opposant des pays

arabes entre eux ou contre des pays européens, les déferlements identitaires provoquent

systématiquement de graves incidents, jusque dans la sphère diplomatiques1. La télévision

1En 2010, un match épique avait opposé l’Algérie à l’Egypte lors de la qualification pour le Mondial. L’affrontement entre

les joueurs l'avait emporté sur celui de la diplomatie. Les tensions entre Le Caire et Alger autour du match de qualification

remporté par les Algériens avaient sérieusement dégradé les relations entre les deux pays. Médias algériens et égyptiens

s’étaient mutuellement accusés de faire monter la pression, qui s'était

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qatarie beIN Sports joue aujourd’hui un rôle majeur dans les retransmissions de ces matchs de

football à travers la planète, au même titre que sa chaine d’information El Jazeera.

D'ailleurs, aucun pays arabe n’échappe au grand chamboulement des valeurs provoqué par

internet depuis une vingtaine d’années : toutes les jeunesses du monde peuvent désormais

comparer leur sort à celui des autres à travers les continents, le « facebook arabe » est devenu

un facteur essentiel de transformation sociale dans les pays arabes. Ainsi, c’est avec ces

« facebookers » que la révolution tunisienne de 2011 a relancé le débat sur les libertés

individuelles dans le monde arabe, au moment même où ses millions de jeunes étaient soumis

à des frustrations sociales et identitaires grandissantes. Rappelons que, entre janvier et avril

2011, durant le « Printemps arabe », le nombre de « facebookers » a augmenté de 536.000

personnes en Tunisie, 590.000 au Maroc et 561.000 en Algérie1.

L’outil des réseaux sociaux offre à ses usagers une liberté de circulation virtuelle totale, mais

il a aussi poussé les jeunes à revendiquer le droit à la circulation et réclamer des visas pour un

pays européen. Leurs frustrations se concrétisent par un chiffre : au Maghreb, 40 à 50% des

jeunes veulent émigrer, même au péril de leur vie2. Du reste, pour des milliers de migrants du

Sud, la Méditerranée est devenue un cimetière. A la date de Juin 2016, plus de 200.000

réfugiés et migrants étaient arrivés en Europe par la mer, via la Grèce, Chypre et l’Espagne, et

depuis 2014, 10.000 personnes y ont péri3. S’en sortir, seul, par soi-même, à tout prix, est

devenu la seule issue pour beaucoup de candidats à l’émigration à qui les pays du Maghreb

n’offrent plus aucune perspective d’avenir.

A l’inverse, les frustrations ont aussi germé dans les cités d’immigration en Europe, en France

ou en Belgique par exemple, chez des millions d’enfants d’immigrés appelés communément

les « Arabes ». Elles soulèvent chez eux l’absence d’égalité des chances et de mobilité

sociale, le désœuvrement et la haine contre la société d’exclusion. Après avoir montré en quoi

le passage du « nous » au « je » est un parcours indispensable et périlleux pour les jeunes des

aussi traduite par d'innombrables attaques à tonalité nationaliste entre supporters sur internet. Un bus

transportant l'équipe algérienne venue jouer au Caire avait été attaqué à coup de pierres, et trois sportifs avaient

été blessés. Le match, deux jours plus tard, avait été suivi d'incidents violents et d’attaques en Algérie contre les

locaux d'entreprises égyptiennes.

1Etre jeune au Maghreb, Nations Unies, 2013, p. 12.

2Ibid.

3« Migrants, plus de 10.000 décès en mer, selon l’ONU », Le Monde et AFP, 07 juin 2016.

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banlieues en recherche d’intégration, nous reviendrons sur le cas de Khaled Kelkal qui

pointait déjà la question identitaire chez les jeunes exclus des minorités ethniques en Europe.

Le passage du « Nous » au « Je »

En France, le principe méritocratique, cher à la Révolution de 1789, n’est dans les faits pas en

vigueur pour tous quelles que soient l’origine et la religion comme le voudrait sa définition.

C’est une des raisons de l’explosion individuelle, et parfois collective, de la révolte des jeunes

issus de l’immigration maghrébine, lesquels, notons-le au passage, constituent plus de 50% de

la population en prison1.

Pourquoi ?

En théorie, la logique du « mérite », c’est apprendre à dire Je, se défendre et exister dans la

société en tant que personne et ne plus faire allégeance à une quelconque médiation, une

communauté, un groupe, un Nous. Il requiert beaucoup de courage pour un individu issu d’un

quartier sensible et de l’immigration pour passer d’un registre de référence communautaire à

un registre personnel. En effet, dans l’enceinte du quartier, depuis un demi-siècle, les jeunes

ont nourri le sentiment que la France de l’autre côté du périph’, celle des Blancs, leur est

hostile. C’est donc au sein du groupe matriciel que l’individu est censé trouver le réconfort

d’une fusion naturelle, d’une homogénéité situationnelle (« on est des pauvres,

discriminés…») et d’origine (« on est stigmatisés à cause de nos origines arabo-

musulmanes»).

L'individu devant s’effacer devant les règles de fonctionnement du groupe, garantes de sa

cohésion, le jeune « dérouilleur » qui veut s’en sortir seul a donc un rude combat à livrer

parce que, dans les familles de l’immigration maghrébine, la rupture culturelle la plus violente

est celle de l’arrachement de l’individu par rapport aux siens (Begag 2002). Dans le combat

du je contre le nous, qui est aussi une joute entre le dedans et le dehors, l’enjeu pour

l’individu est le gain de nouveaux marqueurs identitaires qui vont permettre l’éclosion de sa

personnalité. Seule une forte détermination peut surmonter ces tiraillements et les violences

1Même si ce chiffre est contesté par l’administration pénitentiaire, qui souffre de l’absence de statistiques

précises… voir à ce sujet Khosrokhavar (2016) et Le Monde, 21 Octobre 2016, pp.12 et 13. Dans la maison

d’arrêt de Fresnes, en 2015, 60% des détenus étaient musulmans. En outre, on sait que, en trente ans, la

population carcérale a doublé et que la représentation des musulmans a progressé conjointement.

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induites, car l’affranchissement de l’individu renvoie à ceux qui « rouillent » la violence de

leur immobilité. Autrement dit, l’autonomisation des uns renforce le sentiment

d’assujettissement des autres. Cela ne se fait jamais sans conflit, car dans les quartiers

sensibles, les discriminés produisent en retour d’autres exclusions et ceux qui jouent la carte

du mérite individuel sont les bouc-émissaires de ces jeux de rôle.

Les réussites personnelles sont donc suspectes, comme si l’individu, armé de ses seules

valeurs, n’avait aucune chance de s’en sortir dans la « société des Blancs ». S’il y parvient,

c’est alors parce qu’il a dupé le système, ce qui constitue déjà une trahison pour ceux qui

récusent toute compromission avec la société dominante. Dans les quartiers sensibles où le «

nous » sert de prétexte à l’immobilisme, les populations victimes du racisme et de l’injustice

n’ont pas foi en l’égalité des chances. Le rétablissement de cette foi passe par la garantie que

l’acceptation des règles du jeu républicain par l’individu ne sera pas entravée par des

discriminations. De ce point de vue, on ne peut pas dire que la lutte pour l’égalité des chances

ait progressé ces dernières années en France. La greffe est de plus en plus dure à prendre.

Même avant le terrorisme, on avait l’impression que tout se figeait et se radicalisait, qu’un

séparatisme était à l’œuvre.

Pour l’individu, jouer le je républicain et traverser le périph’ pour ‘aller en France’ n’est

jamais gratuit. Hors de la cité, loin des siens, il court le risque de se perdre car il est à

découvert. Les enjeux sont forts dans ce chemin où le jeune candidat à l’intégration devient

un migrant qui vit sa première rupture, sa première séparation, son premier changement

de lieu et de milieu en s’extrayant de son territoire, des siens et de sa condition. Il introduit

ainsi une distance entre lui et tout l’univers symbolique qui définit son être, puis s’ouvre à une

redéfinition dans un autre univers. Ce déplacement a un prix : l’angoisse de l’incertitude, car

la migration est un danger. En effet, entre un arrachement douloureux et une greffe

conflictuelle s’installe, le temps d’une crise, une expérience traumatique marquée par la peur

de perdre définitivement ce qu’on a laissé, ceux que l’on a quittés. Au cours de cette rupture,

la notion d’identité révèle un enjeu majeur. La rencontre avec les Autres est toujours chargée

d’une peur susceptible de provoquer des implosions subjectives chez les identit-errants. Ce fut

le cas en 1995 à Lyon avec Khaled Kelkal1.

1 La famille Kelkal est arrivée en France en 1973. Khaled est né le 28 avril 1971 à Mostaganem (Algérie), fils

d’Abdelkader, né le 21 janvier 1940 dans la même ville, et de Hasnia Nefoussi, née le 11 avril 1944. Khaled

était, comme ses parents, de nationalité algérienne.

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Khaled Kelkal ou la naissance du terrorisme islamiste à Lyon Azouz BEGAG

Kelkal, identité meurtrière

Il est très instructif de s’y replonger, car Kelkal fut le premier ‘Beur’ de banlieue à basculer

dans le terrorisme islamiste1. C’était pour des raisons géopolitiques. Alors qu’en Algérie, la

guerre faisait rage entre les islamistes et le pouvoir, dans la région lyonnaise, Khaled Kelkal,

24 ans, était tué fin septembre 1995 par les gendarmes lancés à sa poursuite. Le jeune homme

était suspecté d’avoir tiré sur des policiers lors d’un contrôle et posé une bombe devant une

école juive, puis une autre sur les rails de train en vue de faire dérailler un TGV. C’était un

délinquant de quartier. Son profil ne différait guère de celui d’autres, nombreux dans les

zones urbaines2 de l’époque, à la différence que lui semblait promis à une belle réussite dans

ses études.

Sa première interpellation remonte à novembre 1989. Il avait 18 ans. Sa mère vient de lui

payer le permis de conduire. Peu après, il est arrêté au volant d’une voiture volée, en

compagnie de deux jeunes du quartier3. Il écope de trois mois de prison. Il y retrouve en

cellule son frère aîné, incarcéré lui aussi pour des vols4. Ensuite, il est mis en cause pour une

série de casses à la voiture « bélier » contre des vitrines de magasins. Il fait alors partie d’une

équipe qui opère avec des cagoules et utilise des scanners achetés en Suisse pour suivre le

trafic radio de la police5. Dénoncé, il est interpellé en juin 1990 et incarcéré de nouveau. Là

commence pour lui un chemin de croix.

Mauvaise coïncidence, en octobre 1990, Vaulx-en-Velin connaît une explosion de violence

urbaine suite à la mort d’un jeune poursuivi par la police. Les émeutes qui s’ensuivirent

dureront trois jours et auront un écho national qui fera de Vaulx-en-Velin le syndrome du

malaise des banlieues. Elles déboucheront sur la création du ministère de la Ville (Begag

1990). C’est dans ce climat que le jeune Kelkal revient dans son quartier après la prison,

1 Le 26 août 1995, une bouteille de gaz avec détonateur était trouvée sur les rails du TGV. Elle portait les

empreintes de Kelkal.

2 Zone à Urbaniser en Priorité… on disait alors « J’habite dans la ZUP de Vaulx-en-Velin ». Le mot « cité »

n’existait pas encore.

3 A l’époque il était élève en classe de première à La Martinière de Lyon.

4 Nouredine, « Lumière de la religion » en français (!), était incarcéré depuis 1988 pour purger une peine de neuf

ans de réclusion criminelle pour vols à main armée. Il était détenu depuis juin 1992 à la Maison Centrale

d’Ensisheim (Haut Rhin).

5 Genève est à 120 km de Vaulx-en-Velin par autoroute.

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3 Ibid. 4 Ibid.

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bénéficiant d’une liberté conditionnelle accordée par un Juge d’Application des Peines1, mais

pas pour longtemps puisque peu après il replonge dans la délinquance avec ses ‘copains’ et

retourne en prison cette fois pour un séjour plus long. Là, il apprend beaucoup sur le Coran

d’un codétenu algérien, un ‘frère musulman’. Sa mère vient lui rendre visite et l’oblige à se

regarder. Le jeune homme dira plus tard : « Dans la prison on est tout à coup spectateur, on se

dit : « On n'est plus dans la vie, qu'est-ce que j'ai fait ? ». Et on se remet en question : «Qu'est-

ce que je vais faire dans la vie ? [...] des enchaînements de questions. »2. C’est la

métamorphose chez Kelkal, que le milieu carcéral avait rendu poreux aux thèses islamistes.

A sa sortie, il n’est plus le même et raconte qu’il avait ‘compris’3 : « Après avoir fait de la

prison, j’ai vu que j’étais perdant à cent pour cent. J’ai bien réalisé, mais je me dis que je ne

regrette pas. On peut pas regretter ce qu’on a fait. Moi, je sais qu’en prison j’ai appris

beaucoup de choses, surtout question vie […] vie en groupe. J’ai même appris ma langue.

J’étais avec un musulman en cellule. Là, j’ai appris l’arabe, j’ai bien appris ma religion,

l’islam, j’ai appris une grande ouverture d’esprit en connaissant l’islam. Tout s’est écarté. Et

je vois la vie […] pas plus simple, mais plus cohérente. »4. Le jeune homme avait finalement

élaboré le projet de s’installer en Algérie, une fois reconquise par les islamistes, au grand dam

de ses parents qui lui reprochaient de ne pas chercher du travail. Ils étaient d’autant plus déçus

qu’il préparait dans un lycée réputé du centre de Lyon un baccalauréat en chimie et avait

abandonné sur un coup de tête, à trois mois de passer son diplôme.

Khaled rêvait d’un autre monde, avec ses copains d’immeuble, oisifs et délinquants, « des

voleurs » qu’il se refusait de juger moralement.

« Je commençais à ne plus aller en cours. L’après-midi tout le monde allait à l’école, moi je n’avais

rien à faire. Et je commence à faire un tour et on fait des connaissances. Mais c’est des gens bien,

1 « Lors de ma première rencontre avec Kelkal, au début de sa détention, je découvre un jeune homme poli, mais

qui me paraît un peu brisé. Il regrette d’avoir commis ces délits, entraîné par un ami. Quatre ans de prison

l’attendent. Au fil de nos entrevues, je comprends qu’il vit très mal son incarcération. Il pense que les juges ont

été plus sévères avec lui parce qu’il est d’origine maghrébine et qu’il vit en banlieue. Il va pourtant se révéler un

détenu exemplaire. Il est soutenu par sa famille, et les commentaires du proviseur de son lycée et de ses

professeurs sont positifs. Pour moi, il présente toutes les garanties de réinsertion. Le directeur de la prison et les

assistants sociaux sont de mon avis. Au printemps 1992, je signe sa liberté conditionnelle. Je n’entends plus

parler de lui », Rome (2012).

2 Propos confiés à un chercheur allemand, Dietmar Loch, qui s’intéressait aux jeunes des banlieues françaises

pour sa thèse, trois ans avant sa dérive islamiste (en octobre 1992) et dont Le Monde reproduira plus tard

l’entretien intégral « Moi, Khaled Kelkal », Le Monde, 7 Octobre 1995.

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1 Ibid. 2 Ibid.

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même si le mec est un voleur, on ne regarde pas le mec quand on arrive. Quand c’est un copain, c’est

un copain, c’est question sentiment […] c’est pas le juger de tel acte ou tel acte. Parce qu’ici 70 % des

jeunes font des vols. Parce que les parents ne peuvent pas se permettre quand il y a six enfants […].

Le mec veut s’acheter un beau jean comme l’autre, il n’a pas d’argent. Il est obligé de se débrouiller

tout seul. »1.

En 1995, six mois avant d’être abattu, il avait finalement quitté le domicile familial suite à un

différend avec sa mère à propos de la fréquentation d’une « fiancée » du quartier. Ses parents

ne le revirent plus jamais.

Il avait arrêté ses études à cause de deux éléments, géographique et psychologique. Le lycée à

Lyon où il devait aller était loin, quelques kilomètres à vol d’oiseau de son quartier, mais ce

déplacement forcé dans un autre monde lui pesait, comme s’il courait un risque de s’y perdre.

« J'avais pas ma place, parce que je me disais l'intégration totale, c'est impossible ; oublier ma

culture, manger du porc, je ne peux pas »2. Fréquenter un lycée hors de son territoire le

pousserait fatalement à consommer de la viande de porc ! Là, on peut supposer qu’il pense

alors à la cantine où il devrait déjeuner et qu’il en éprouve de la répulsion. Du reste, Khaled

s’interrogeait beaucoup. Un jeune français converti, David Vallat, compagnon djihadiste en

1995, dira de lui qu’il « […] avait beaucoup de peps mental, il se posait beaucoup de

questions. C’était un des moins cons de l’histoire. Il avait une vraie curiosité pour ma

formation en Afghanistan […] » (Bertrand 2006).

Kelkal avait aussi de la répartie et de l’aura. Finalement, c’est en prison qu’il avait fini par se

trouver. Il avait tout le temps de réfléchir à sa « voie ». Retrouver sa religion donnait enfin un

sens à sa vie. L’islam lui avait « ouvert les yeux ». On le sent bien dans son entretien lorsqu’il

dit que « Tout s’est écarté » en apprenant le coran. Il veut dire qu’il arrivait enfin à la lumière

et que tout ce qui nuisait à sa vision des choses s’était dissipé, lui offrant une nouvelle

perception de lui-même et de sa place dans le monde. Des mots avaient suffi à lui ouvrir le

chemin ‘de la cohérence’. Dès lors, plus rien ne pourrait l’arrêter. Il s’est engagé à fond, dans

un abandon total, apaisé. A la sortie de prison, il rejetait la violence et il avait maintenant pitié

des gens qui disaient des ‘choses’ à la télévision, alors qu’avant, il avait envie de les frapper.

Or, en vérité, ces retrouvailles avec lui-même ne l’avaient pas assagi dans ses rapports aux

autres, au contraire.

Après son incarcération, il s’était radicalisé, et plus encore, après un voyage en Algérie, en

1995, après lequel il était devenu prosélyte et mêlait l’islam à toutes ses phrases. Il s’était mis

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à reprocher à ses proches leur ‘errance’, leur impiété et leur allégeance à la France et battait sa

fiancée. « Il a changé à partir de sa sortie de prison. Quand il est entré en religion. Au début,

c'était beau, quand il en parlait. Et puis il est devenu asocial. Après un voyage en Algérie à

Mostaganem, entre 1993 et 1995, sa fiancée raconte « qu'on était dans l'errance, qu'on n'était

pas de bons musulmans. Il m'a frappée plusieurs fois et m'a menacée de mort s'il me voyait

avec quelqu'un. De retour d'Algérie, il avait cette expression : « C'est la guerre sainte, ou tu

marches ou tu crèves ». Il se plaçait dans le camp du FIS ou du GIA », déclarait sa fiancée

Mounia1, au procès des complices, après sa mort2. Peut-être qu’à ce moment-là, vivre en

France avec des Chrétiens, des Juifs, des athées, des « impurs », des « kouffars » était devenu

pour lui une incohérence, une souillure. Il était entré dans une schizophrénie qui lui était

insupportable.

Là encore, un parallèle avec les Etats-Unis montre que dans les années 1960, Malcolm X

suivait le même cheminement lors de sa découverte en prison de l’islam3, puis sa rencontre en

1952 avec Elijah Muhammad, alors leader de The Nation Of Islam4. Adolescent, après des

années d’égarement dans la drogue et la délinquance, il avait trouvé dans cette religion la voie

de sa rédemption. Sa biographie indique que, comme Kelkal, il était un bon étudiant au lycée,

mais il perdit brutalement son intérêt pour les études quand son professeur préféré lui dit un

jour que ses ambitions de devenir avocat étaient « irréalistes pour un nègre ». Il quitta l’école

pour aller effectuer des petits boulots (cireur de chaussures, laveur d’assiettes...), emménagea

à Harlem où il commença à commettre des délits, drogue, prostitution, paris clandestins avec

son complice de toujours, Shorty Jarvis5. Tous les deux furent finalement arrêtés et

condamnés à huit et dix années de prison. Enfermé à 21 ans, Malcolm passait son temps à lire,

consolidant sa formation, sa culture et son éducation. Son incarcération lui laissait tout le

temps de méditer et échanger avec des codétenus. Les premiers temps de son engagement

religieux, lui et son gourou imaginaient la création d’un Etat pour les Noirs américains, séparé

1 Entre 1993 et 1995, elle portait le voile et fréquentait une mosquée avec une amie.

2 « Procès des islamistes : ces femmes qui pleurent […] Deux jeunes femmes qui connaissaient les accusés – et

Khaled Kelkal – sont venues raconter à la barre, les larmes aux yeux, la dérive des trois militants islamistes »,

Alegre (2000) ; Tourancheau (2000) « L’amie de Kelkal se contredit et enfonce Karim Koussa ».

3 Ses frères et sœurs s’étaient convertis et, lors des visites, le familiarisaient sur l’islam.

4 Malcolm X, The final speeches, February 1965, Pathfinder, New York, 1992, Nation of Islam fut fondée en

1930 pour guider les Noirs vers l’islam qui était présenté comme la vraie religion de l’homme Noir.

5 Kelkal avait aussi un ami qui ne le quittait jamais, Karim Koussa, qui purge actuellement une peine de prison à

perpétuité à la Centrale de Moulins. Kelkal était plutôt un garçon rabougri mais « le cerveau », tandis que

Koussa était le monsieur muscle, physiquement impressionnant. Les deux se complétaient.

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des Blancs, où ils pourraient vivre en toute dignité, comptant sur leur propre force, fondant

leur propre économie. Egaux des Blancs, mais séparés.

Bien que leurs itinéraires respectifs se ressemblent étrangement, contrairement à lui, Khaled

Kelkal à Vaulx-en-Velin ne voulait pas de « région musulmane en France», mais détruire une

société qu’il accusait avoir fait de lui un minable délinquant. En France, aucun statut ne lui

assurait une dignité sociale1. Il n’y avait pas trouvé de repère stable, pas même au sein de sa

propre famille. Une alternative se présentait alors à lui : soit il tentait avec ses amis djihadistes

de convertir tous les Français2, soit il retournait en Algérie une fois le pays purifié par les

islamistes. C’est cette seconde option qu’il allait choisir. Le GIA algérien, qui voulait alors

punir la France pour son soutien au régime en place, recrutait des jeunes dans les cités. Le

résultat ultime de la schizophrénie de Kelkal fut son implosion. Durant sa traque dans les bois

par les gendarmes, en 1995, il transportait toujours dans son sac, parmi ses fusils mitrailleurs,

ses pistolets, ses cartouches, une boussole, un couteau à cran d’arrêt, une lampe de poche, des

cartes topographiques des sentiers pédestres, et le Coran, pour le guider. Les cours de chimie

au lycée n’avaient pas réussi à garder ce ‘lascar’3 sur le chemin de l’Education nationale. Pas

plus que ses années passées au collège de Vaulx-en-Velin. Mais il aimait jouer aux échecs,

qu’il enseignait à ses amis de la cité.

A son enterrement, dans le carré musulman du cimetière de Rillieux-la-Pape, près de Lyon,

trois cent personnes se rendirent. Aucun incident ne se produisit, contrairement aux heures qui

suivirent l’annonce de sa mort, au cours desquelles des centaines de véhicules, des bâtiments

publics et une boulangerie furent incendiés dans les cités. La lettre K était devenue un

symbole tagué sur les murs4. A la télévision, les images de son corps à terre allaient en faire

un martyr du désespoir pour une partie des jeunes des quartiers. L’épisode Kelkal à Vaulx-en-

Velin s’achevait. En Algérie, la guerre civile faisait rage. Peu après, à Paris, un attentat faisait

treize blessés, puis un autre dans le RER, une trentaine, revendiqués par les islamistes

1 Aux USA, le discours de Malcolm X aux noirs des ghettos était de la même nature. Il proposait aux jeunes la

discipline de l’islam, d’appliquer ses principes dans leur vie quotidienne afin de se détourner des vices de la

société de consommation, la drogue, l’alcool, la grossièreté, la maltraitance des femmes, l’adultère, le vol, le

mensonge, le crime, fléaux dont les noirs américains étaient les plus touchés, Le discours visait aussi à présenter

l’homme blanc comme celui qui utilisait les drogues pour maintenir l’homme noir dans l’ignorance de lui-même

et ainsi dans l’esclavage mental.

2 Au premier rang desquels le Président Jacques Chirac, comme le demandait par courrier un « émir »

responsable de la vague d’attentats à Paris en 1995.

3 L’origine du mot, grec ou arabe, signifie ‘mercenaire’, ‘militaire’.

4 Comme le X de Malcolm.

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algériens. En cette décennie 1990, cette guerre civile démontrait que, dans les banlieues de

France, l’histoire des « Beurs » allait être à la croisée des relations tumultueuses entre la

France et son ancienne colonie.

De jeunes garçons fragiles allaient servir de chair à canon dans des combats qui n’étaient pas

les leurs. Nés dans les quartiers périphériques, ne parlant pas l’arabe, ils se sentaient plus

Algériens que Français, alors qu’au même moment des milliers d’Algériens fuyaient la guerre

pour se réfugier en France. Ces jeunes largués étaient des « sans-abri identitaire ». Et quand

l’islam entra dans leur identité comme « maison » du retour, havre de paix, en prison, ils

furent prêts à tuer pour se libérer – Kelkal affirmait : « Les Français, dans leur éducation il n’y

a pas de cohérence […] je ne suis ni Arabe ni Français, je suis musulman » […]. Moi,

j’aimerais faire une chose : quitter la France entière. Oui, pour toujours. Aller où ? Ben,

retourner chez moi, en Algérie. J’ai pas ma place ici […] »1. La nation de « France entière »

laisse méditatif. Elle fait allusion à ce que tout ce que la France a fait de lui. Au procès des

complices, les plus intégristes d’entre eux se considéraient en guerre contre la France. Un seul

référent méritait leur attention, « Allah ». Ils en étaient les « serviteurs ». Ils ne craignaient

pas la mort. Au contraire, elle était leur métier2.

Le risque de nouveaux héros

Khaled Kelkal n’était pas arabe, disait-il, mais musulman. Depuis 2011, l’échec du

« Printemps arabe » a alourdi les considérations sur le malheur arabe qui génèrent

d’immenses déceptions lesquelles, chaque fois, se sédimentent dans les cœurs des jeunes

Arabes (Kassir 2004). Chez ceux d’origine maghrébine, elles fondent des thèses fatalistes,

complotistes et alimentent la montée des haines radicalisées. Elles impactent directement

l’individu en situation d’exclusion socio-économique et en phase de construction identitaire.

Chez lui, en effet, l’invention d’une cause arabe à défendre sert à lutter contre l’inutilité,

l’anonymat et la perte fantasmée des valeurs de sa « famille originelle ». On retrouve

clairement ce besoin dans l’idée de défendre des musulmans Sunnites qui pousse des jeunes

des banlieues françaises à partir en guerre en Syrie, exaltés par leur nouvelle identification à

des « frères », une famille, qui redonne du sens à leur existence. C’est ce qui s’est produit

1 « Moi, Khaled Kelkal », Le Monde, 7 Octobre 1995.

2On apprend dans un article consacré à David, le converti repenti du réseau de Chasse-sur-Rhône, qu’il avait été

touché en classe de cinquième par la lecture du livre de Robert Merle, La mort est mon métier, l’histoire d’un

commandant d’un camp de concentration allemand (Bertrand 2006).

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pour de jeunes maghrébins de la cité de la Meinau, à Strasbourg, partis en Syrie en 2013

défendre les musulmans Sunnites contre les Chiites du régime, notamment les deux frères

Yacine et Mourad qui y furent assassinés la même année. Ils avaient été recrutés sur internet

par un jeune qui avait confessé en détail sa radicalisation et son retour à la religion après le

décès d’un proche de 32 ans, événement ayant été un déclic pour lui qui cherchait à arrêter de

boire. Il s’était donc remis à prier et se gargarisait d'informations sur Internet concernant le

conflit israélo-palestinien (Farès1).

Conclusion

Pour les nouvelles générations dans le monde arabe, comme ailleurs, le temps joue en faveur

de la revendication de liberté d’expression, de conscience, de circulation. Internet et les

réseaux sociaux accélèrent considérablement les mutations en ce sens. En France et en

Europe, il y a urgence à lutter contre l’islamophobie, le racisme et les discriminations, autant

de prétextes au recrutement de jeunes djihadistes dans les cités (et même seulement de jeunes

des banlieues).

Plus les sociétés tarderont à mettre ces mesures en œuvre, plus elles seront en décalage avec

leurs jeunesses et risqueront de subir de nouvelles explosions populaires et individuelles. En

effet, les dangers sont là, avec les anciens combattants de l’Etat Islamique qui pourraient

devenir des héros chez les exclus des sociétés arabo-musulmanes après la chute du fief de

Daech, Rakka, en 2017. Car cette défaite grâce aux forces occidentales (!) risque d’alimenter

une nouvelle frustration identitaire chez des jeunes musulmans et de revivifier un mythe

arabo-musulman du genre de la formation d’une armée des ombres.

Sur le terreau de l’exclusion sociale, l’idéologie de l’islamisme de la terreur continuera à se

diffuser chez des jeunes vulnérables du Maghreb et d’Europe. Les recruteurs leur proposeront

encore un projet identitaire de revanche, de reconquête, sur les ruines de l’identité arabe et de

ses fondements islamiques. Dans ce projet de défense identitaire se trouvent associés « l’Idée

omnipotente, l’Idéal tyrannique, et la séduction de l’Idole […] Ces caractéristiques constantes

de l’idéologie sont portées au maximum dans la puissance meurtrière des idéologies

radicales » (Kaës, 2016). Dans les années à venir, l’armée du « Levant » tentera de réveiller

des cellules dormantes pour se régénérer. Depuis 2011, 42 000 étrangers ont rejoint Daech1.

1Mourad Farès, un « sergent recruteur » du djihad au parcours incertain, Le Monde, 12 septembre 2014.

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On évoque à l’automne 2017 le retour potentiel en Europe de 3000 djihadistes, dont certains

ont déjà été interceptés dans leur pays d’origine2. En France, environ 1600 sont partis en Syrie

et en Irak, et 244 rentrés. Ils peuvent susciter chez les jeunes des cités de l’admiration en

magnifiant leur expérience de vétérans de Daech et devenir de nouveaux héros dans les cités.

Pour cette raison, dans les pays arabes, les changements profonds de société ouverts sur/pour

les jeunes doivent être initiés le plus vite possible. C’est d’ailleurs ce qui se passe en Arabie

Saoudite depuis novembre 2017 où le roi Mohamed ben Salman a annoncé des mesures

exceptionnelles pour faire entrer la modernité dans le royaume, souvent décrié pour son islam

conservateur et rétrograde – entre autres exemples, mentionnons l'octroi aux femmes

saoudiennes le droit de conduire et d’aller au cinéma ! Tout un symbole. Quant aux pays

européens en proie au terrorisme dans leurs cités de relégation, malgré la pression politique de

l’extrême-droite et des populistes, ils doivent accentuer la lutte contre le racisme et les

discriminations qui affectent les volontés des enfants de migrants de s’en sortir et de trouver

leurs marques. Contre les replis identitaires, l’histoire les force à poursuivre la construction

d’une société multiculturelle.

Bibliographie

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Begag A. 2002. Les Dérouilleurs, Paris, Editions Fayard, Mille et Une Nuits.

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Begag A. & Boussois S. 2018. Lettres pour les jeunesses arabes, Paris, Edition Erick

Bonnier.

Bounemra Ben Soltane K. Dir. 2013. Etre jeune au Maghreb, Nations Unies.

1Ces chiffres, cités par le RAN, Radicalisation Awareness Network, sont repris dans https://www.ouest-

france.fr/monde/syrie/syrie-jusqu-3-000-djihadistes-de-daech-pourraient-revenir-en-europe.

2La Libre Belgique, 25 avril 2017, « Voici le nombre de djihadistes en Belgique ».

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Dagerman S.1981. Notre besoin de consolation est impossible à rassasier, Paris, Editions

Actes Sud.

Kaës, R. 2006. « L'Idéologie est une position mentale spécifique : Elle ne meurt jamais (mais

elle se transforme ». Revue de psychothérapie Psychanalytique 67 : 11-26.

Kaës, R. 2017. Les théories psychanalytiques du groupe, Presses Universitaires de

France, collection Que sais-je?

Kassir S. 2004. Considérations sur le malheur arabe, Paris, Editions Actes Sud-Sindbad.

Khosrokhavar F. 2016. Prisons de France. Violence, radicalisation, déshumanisation : quand

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Malcolm X. 1995. The final speeches, February 1965, New York, Pathfinder.

Journaux

Le Monde.fr et AFP, 07 juin 2016, « Migrants, plus de 10.000 décès en mer, selon l’ONU »,

http://www.lemonde.fr/international/article/2016/06/07/migrants-plus-de-10-000-morts-en-

mediterranee-depuis-2014-selon-l-onu_4940967_3210.html, consulté le 20 juillet 2018.

Le Monde, 7 octobre 1995, « Moi, Khaled Kelkal ».

Le Monde, 12 septembre 2014, Mourad Farès, un « sergent recruteur » du djihad au parcours

incertain, https://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2014/09/12/qui-est-mourad-fares-le-

recruteur-presume-de-djihadistes-francais_4486765_3218.html, consulté le 20 juillet 2018.

Libération, 6 mai 2006, Bertrand Olivier, « Terreur de Jeunesse ».

Libération, 11 novembre 2000, Tourancheau Patricia, « L’amie de Kelkal se contredit et

enfonce Karim Koussa », http://www.liberation.fr/societe/2000/11/11/l-amie-de-kelkal-se-

contredit-et-enfonce-karim-koussa_343836, consulté le 25 juillet 2018.

Paris-Match, 11 décembre 2012, Rome Isabelle « J’ai fait libérer Khaled Kelkal »,

https://www.parismatch.com/Actu/Societe/J-ai-fait-liberer-Khaled-Kelkal-162241, consulté le

25 juillet 2018.

Le Parisien, 17 aout 2017, « Jusqu’à 3000 djihadistes du groupe Etat Islamique pourraient

revenir en Europe », http://www.leparisien.fr/faits-divers/jusqu-a-3000-djihadistes-du-groupe-

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Khaled Kelkal ou la naissance du terrorisme islamiste à Lyon Azouz BEGAG

etat-islamique-pourraient-revenir-en-europe-17-08-2017-7197678.php, consulté le 25 juillet

2018.

La Libre Belgique, 25 avril 2017, « Voici le nombre de djihadistes en Belgique »,

http://www.lalibre.be/actu/belgique/voici-le-nombre-de-djihadistes-en-belgique-

58fee758cd70e805130fe095, consulté le 25 juillet 2018.

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Revue Algérienne des Sciences du Langage (RASDL ( EISSN : 2507-721X

Numéro 6, aout 2018

De la banlieue française dans des forums algériens

Ali BOUZEKRI

Université de Tiaret – Algérie

Résumé

Cet article souhaite répondre à la question de savoir pourquoi les représentations que partagent des forumeurs

algériens sur la banlieue française et ses habitants sont le plus souvent dépréciatives. Nous faisons appel à la

théorie des blocs sémantiques afin de comprendre les enchainements argumentatifs dans des énoncés extraits

d’un forum algérien. Les analyses montrent un ordre spécifique dans les rapports entre les blocs sémantiques qui

conduisent à la construction des représentations stéréotypées souvent négatives de cette tranche importante de la

société française.

Abstract

This article aims to answer the question of why the representations shared by Algerian forumeurs on the French

suburbs and its inhabitants are most often depreciative. We use the theory of semantic blocks to understand the

argumentative sequences in statements extracted from an Algerian forum. The analyzes show a specific order in

the relationships between the semantic blocks that lead to the construction of the often negative stereotypical

representations of this important part of French society.

Introduction

La banlieue, notamment parisienne, est souvent au centre des débats politiques et

sociaux en France. Depuis la mort de deux jeunes banlieusards à Clichy-sous-Bois en 2005 et

les soupçons d’une possible responsabilité policière dans cette fin tragique, des émeutes

dévastatrices se sont déclenchées et les dégâts causés par ce mouvement contestataire

nourrissent une image sombre de la banlieue. Le Figaro1 rapporte ainsi en chiffres l'ampleur

des dégâts causés pendant les trois semaines qui ont suivi l'événement : « 100.000 véhicules

brûlés, près de 300 bâtiments incendiés, 224 policiers et sapeurs-pompiers blessés, 6000

interpellations » (Le Figaro du 26/11/2005).

La banlieue n’a jamais été aux marges de la vie politique en France, mais son image évolue,

depuis les « cités-HLM » ou « cités-dortoirs » des années soixante jusqu'aux « rodéos » et

incendies de voitures par les jeunes de la périphérie lyonnaise au début de la décennie 1980, et

elle devient une priorité de la classe politique française avec les émeutes de 2005. « Zones en

difficultés », « quartiers sensibles », « quartiers difficiles » ou simplement « quartiers »,

« cités », « ghettos » et autres dénominations désignent cette France en marasme, mais

1Fondé en 1826, ce quotidien français est situé à droite, dans la ligne gaulliste conservatrice et libérale.

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De la banlieue française dans des forums algériens Ali BOUZEKRI

également les jeunes des banlieues ayant manqué l’ascenseur social et qui se voient dénigrés,

jusqu’à être traités de « racaille » dans les propos du ministre de l’intérieur Nicolas Sarkozy,

devenu Président de la République française en 2007.

Cette représentation sociale (désormais RS) de la banlieue et de ses habitants, née dans une

société en crise, s’exprime notamment dans les discours aussi bien populaire qu’officiel, qui

véhiculent l’ensemble des valeurs, des idées et des images que l’on partage en commun

(Mondada, 1998) mais à la manière d'un stéréotype, c'est-à-dire « […] un jugement qualitatif

vis-à-vis d'une personne (ou groupe de personnes), d'un objet ou d'un concept, toujours en

dehors d'une expérience personnelle »(Doraï, 1988 : 46).

Problématique

Notre contribution se veut une analyse de la construction des représentations traitant de la

banlieue et des banlieusards dans des énoncés argumentés extraits de conversations

électroniques en ligne sur des forums francophones dont les participants sont algériens :

étudiants, immigrés en France et Algériens non-résidents dans ce même pays. Il s'agit de saisir

ce regard porté de l'extérieur sur la banlieue : quelle stéréotypie la définit chez des

participants à des débats sur le forum algérie.com ? Nous avancerons quelques hypothèses

explicatives.

Plan de l'article

Dans un premier temps, nous rappelons brièvement l'histoire du mot banlieue, édifiante en ce

qu'elle montre que, en tant que périphérie, la banlieue a toujours eu un statut « à part »

relativement à la ville qu'elle environne : son statut actuel n'est donc pas une nouveauté1. Dans

un deuxième temps sont définis le corpus ainsi que le cadre théorique et méthodologique de

son analyse, et il est procédé à cette dernière dans un troisième temps.

La banlieue : son histoire à travers celle du mot

L’histoire du terme banlieue remonte au 12ème siècle, selon Vieillard-Baron (2011) : « Le mot

est formé de la racine germanique bann qui se rapporte aussi bien à la proclamation publique

qu’à l’exclusion, et du terme leuga (la lieue) usité dès l’époque gallo-romaine. ». Le mot

désignait géographiquement la couronne entourant la ville pendant le Moyen Âge. A la fin

1Voir à ce sujet l'article de Vieillard-Baron (2011), accessible en ligne : https://www.cairn.info/revue-

nouvelle-revue-de-psychosociologie-2011-2-page-27.htm.

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De la banlieue française dans des forums algériens Ali BOUZEKRI

de cette période, la banlieue est cette zone périphérique servant de lieu de plaisance où la

noblesse française construisait des manoirs et des pavillons de chasse à l’image de celui

construit par Louis XIII devenant sous Louis XIV le château de Versailles. La banlieue

n’avait alors pas, et jusqu’à l’époque moderne, cette coloration péjorative d'aujourd'hui : bien

au contraire, c’était le lieu de toutes « les folies » à la fois de la noblesse et de la bourgeoisie

(Vieillard, 2011).

La politique d’industrialisation de la France au 19ème siècle, les mouvements sociaux des

travailleurs ainsi que les circonstances politiques ont joué un rôle important dans

l’effervescence des villes ; le souci démographique se fait de plus en plus sentir avec le besoin

de terrains pour loger notamment les nouveaux arrivants. La banlieue devient un atout pour

gérer la démographie croissante des villes. C’est à partir de ce moment que la banlieue

acquiert une définition à caractère péjoratif : « Même si les produits alimentaires étaient à

l’époque plus chers en banlieue, le prix du sol, les loyers et, surtout, les salaires ouvriers y

étaient moins élevés qu’à Paris. » (Vieillard, 2011).

A cette image purement foncière de la banlieue et de la vie en son sein s’ajoutent des détails

importants relevant de son caractère culturel et littéraire. En effet, zone tampon entre la ville

et les faubourgs, la banlieue reflète le mode de vie de la première tout en présentant leurs

propres particularités ; ainsi le théâtre se prête beaucoup plus au mélodrame et raconte la vie

de miséreux résidants combatifs pour l’amélioration de leur condition sociale (Vieillard,

2011), ce qui correspond à la vie des habitants de la banlieue de l’époque.

Le développement de la banlieue devient de plus en plus important à partir de la fin du 19ème

siècle avec les grands mouvements d’immigration économique que connaît la France. Noiriel

(2010) définit trois grandes vagues d’immigration économique : d'abord sous l’empire

napoléonien avec le grand mouvement d’industrialisation de la fin du 19ème siècle, ensuite à la

fin de la première guerre mondiale, et enfin celle des trente glorieuses, marquée par l’arrivée

massive d’immigrés maghrébins et achevée par le premier choc pétrolier, vague qui a donné

naissance à un mouvement de xénophobie suite à la détérioration de la condition sociale des

Français. Cette situation de crise conduit au mépris de ces migrants résidant essentiellement

dans les banlieues françaises, ce qui, selon Ferhi (2009), se traduit par « un climat social très

tendu » participant de la définition de la banlieue et lui donnant, pour Vieillard (2011) :

« […] une signification symbolique relative au discrédit qui pèse sur ceux qu’on qualifie

d’« exclus » par réduction hâtive ».

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De la banlieue française dans des forums algériens Ali BOUZEKRI

Le corpus ainsi que le cadre théorique et méthodologique de son analyse

Le choix du corpus

Le corpus est constitué des énoncés enregistrés sur « forumalgérie.com », pour des raisons

quantitatives et qualitatives : quantitatives pour le nombre important des membres de ce

forum, qui dépassent les cinquante-trois mille adhérents ; qualitative du fait qu'il s'agit d'une

communauté essentiellement composée d’Algériens ou de participants s’intéressant à des

sujets de débats discutés au prisme de la culture algérienne, et en particulier celui de la

banlieue française qui attire l’attention des membres du forum. Il s'agit des trois thématiques :

« cherche location en proche banlieue parisienne »,

« certains français ont-ils raison, ou pas, de "paranoïer"1 sur les jeunes de banlieue? »

« Plus de 700 voitures brûlées en France, Paris et proche banlieue très concernés ! ».

Cadre théorico-méthodologique

Nous considérons comme Py (2004) que les discours sont le milieu naturel d'expression des

représentations sociales, et donc que ces dernières ne peuvent être perçues, analysées, qu'à

travers les discours qui les portent. Les représentations sociales sont, selon Kalampalikis

(2005 : 148) : « des programmes de perception, des constructs à statut de théorie naïve,

servant de guide d’action et de grille de lecture de la réalité, des systèmes de significations

permettant d’interpréter le cours des événements et des relations sociales […] ».

Concrètement, la matérialisation linguistique de cette stéréotypie peut s'observer entre autres,

d'une part, dans le choix des expressions axiologiques (évaluatives) désignant ou qualifiant la

banlieue et/ou les banlieusards, et, d'autre part, dans les enchaînements argumentatifs

(explicites ou implicites) qui les concernent.

Nous procédons à l'analyse des RS dans les expressions évaluatives désignant la banlieue et

les banlieusards, dans le discours des forumeurs, au prisme de la théorie des blocs

sémantiques (TBS), laquelle, selon Kohei (2016 : 11) : « […] décrit le sens d’un énoncé par

1D’un emploi rare, ce verbe renvoie à l’attitude d’une personne qui a tendance à se croire persécutée et agressée

continuellement. Dans l’énoncé du participant, l’emploi renvoie clairement à la tendance de victimisation chez

les Français.

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De la banlieue française dans des forums algériens Ali BOUZEKRI

les enchaînements argumentatifs qui le paraphrasent. ». Adopter la théorie des blocs

sémantiques suppose de considérer interdépendants les segments sémantiquement signifiants

et conceptuellement possibles, car ce principe est fondateur dans la théorie des blocs

sémantiques du fait qu'il permet un enchainement argumentatif entre les segments de tout

énoncé.

Le stéréotype permet en revanche une imbrication d’éléments du discours ne correspondant

pas conceptuellement et sémantiquement l’un à l’autre, constituant par conséquent des

croyances tant individuelles que collectives relativement partagées dans la communauté. La

construction de la RS (en tant que stéréotype) émane pour Lescano (2013) : « […] des

imbrications soudées entre deux termes qui n’ont pas d’indépendance conceptuelle ».

Les représentations sociales que se font les locuteurs des banlieusards découlent naturellement

de l’enchainement argumentatif (raisonné ou non) des segments du discours les désignant.

Ces segments permettent de voir, au fil du développement du débat, la définition et la

redéfinition de ces représentations dans les propos des participants du forum étudié.

L'analyse du corpus

L’analyse porte sur les blocs sémantiques et conceptuels, définis comme les plus petites unités

de la pensée (Lescano : 2013). Il s’agit d’identifier, dans les discours des participants de ces

conversations électroniques, l’imbrication de blocs sémantiques indépendants responsables

d’une représentation sociale et d’une stéréotypie – qui s'avère en l'occurrence dépréciative –

de la banlieue et des banlieusards.

1er forum « cherche location en proche banlieue parisienne »

L’introducteur de la thématique débattue est la recherche d’une location sur Paris : une

étudiante algérienne découvre ainsi la face cachée de la banlieue française. Les énoncés

descriptifs extraits du corpus révèlent une stéréotypie négative beaucoup moins dépréciative

que celle qui apparaît dans les deux autres thématiques analysées.

[1] Le quartier est un peu chaud.

[2] Moi aussi j'aime le calme mais j'aime pouvoir sortir un peu le soir et ne pas

mettre une plombe pour rentrer à la maison ni avoir peur de rater le dernier train.

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De la banlieue française dans des forums algériens Ali BOUZEKRI

L’aspect argumentatif dans l’énoncé [1] est une invitation à éviter le quartier en question, car

« chaud ». La signification structurelle de ce qualificatif l’oppose à « calme » ou

« convenable » : la banlieue est dite « chaude » car elle présente des formes de transgression

des règles de la vie « normale » ordinaire, associée à la tranquillité : des incivilités et des taux

élevés de criminalité. C’est ce que les participants mettent en relief pour qualifier la banlieue

et la vie dans ses quartiers, par conséquent qualifiés de « chauds ». En nous inscrivant dans la

TBS, l’énoncé [1] est paraphrasé comme suit :

[3] Le quartier se trouve dans la banlieue DC (donc) à éviter.

Si l'adverbe peut établir un rapport de cause à effet entre deux segments en fait

sémantiquement indépendants l’un de l’autre, c'est que des croyances permettent cette

imbrication : la communauté sociale charge le sens du lieu d'une connotation qui enchaîne

logiquement sur des règles de conduite recommandant de l’éviter. Le point de vue repose sur

une affirmation générique, l’assertion : tout quartier de la banlieue est à éviter (car chaud) –

alors qu'en réalité on peut nier le fait que tous les quartiers de la banlieue soient absolument

chauds et à éviter, ce qui exprime la fausseté de l’énoncé. La construction de cette

représentation sociale partagée émane de l’expérience tant individuelle que collective autour

de ces quartiers abritant (en exagération) toutes formes de délinquance et d’incivilité.

Dans ce même débat, le 13ème arrondissement de Paris, connu pour en être « le quartier

chinois », est brandi en exemple dans l'énoncé [2] à l'encontre de l'imbrication des segments

conceptuels concernant les quartiers de banlieue :

[4] J'aime le calme DC (donc) je ne vis pas en banlieue + mais j'aime pouvoir sortir

un peu le soir DC (donc) je ne vis pas en banlieue + et ne pas mettre une plombe

pour rentrer à la maison ni avoir peur de rater le dernier train DC (donc) je ne vis pas

en banlieue.

Le quartier chinois permet d'être au calme (contrairement aux quartiers chauds de la banlieue)

tout en permettant de sortir le soir sans risquer d'être la cible d'agressions (contrairement aux

quartiers chauds de la banlieue), sans s'éloigner de chez soi (ce qui n'est pas le cas si l'on

habite en banlieue et que l'on veuille sortir à Paris).

L’exemple du 13ème arrondissement confirme la vision généralisante adoptée en parlant de

tous les quartiers de la banlieue : il y aurait un endroit, à Paris, complètement épargné par ces

incivilités qui rendent la banlieue invivable. Cependant, la seule réalité objective est que les

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De la banlieue française dans des forums algériens Ali BOUZEKRI

allers et retours prennent davantage de temps avec la banlieue : c'est le seul aspect

argumentatif de ce segment de l’énoncé qui soit relativement acceptable.

L'argumentation peut se résumer par le sophisme ci-après, où la mineure est construite à partir

d’une idée reçue sans fondement logique :

Tout quartier chaud est à éviter,

Tous les quartiers de la banlieue sont chauds,

Donc, la banlieue est à éviter.

Dans les deux énoncés pris dans le premier corpus, il est clair que les rapports véridictionnels1

dans les segments sont construits sur la base d’un comportement nuisible à la vie commune,

mais aussi que des aprioris négatifs et des préjugés défavorables à ces quartiers passent en

premier à la surface. Cette prise de position vis-à-vis de la banlieue justifie l’emploi des

adjectifs qualificatifs tels chaud, nuisible (criminalité en partie), isolé (quartier loin des gares)

pour appuyer cette position en défaveur de toutes les cités. Le stéréotype dominant décrit la

banlieue comme des quartiers dont le dénominateur commun serait l’absence de l’ordre,

l’isolement, l’absence de calme et la présence de la criminalité.

2e forum « certains français ont-ils raison, ou pas, de « paranoïer » sur les jeunes de

banlieue ? » ,

L’introducteur de la thématique tente de sonder l’opinion publique sur la question de savoir

s'il est légitime d’avoir peur des jeunes des quartiers de banlieue. On est en 2015, dix ans

après les événements de 2005 qui ont bouleversé l’opinion publique en France et ont attiré son

attention sur la panne de l’ascenseur social pour cette catégorie de jeunes issus

majoritairement de l’immigration.

[5] Jeunes jusqu’à quel âge ? Parce que de la racaille, il y’en a des vieux en banlieue.

Le forumeur fait mine de s’interroger dans son énoncé [5] sur l’âge des banlieusards

responsables des incivismes commis dans les différents quartiers de la banlieue : la réponse à

la question dans le deuxième segment de son énoncé montre que le contenu propositionnel du

premier segment n'est qu'en apparence une question adressée aux participants du débat, il

s’agit bel et bien d’une invitation à réfléchir sur le stéréotype du jeune âge qui caractérise les

1C'est-à-dire qui « mettent en jeu les rapports du locuteur avec la vérité de ce qu'il dit » (Vernant, 2010).

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De la banlieue française dans des forums algériens Ali BOUZEKRI

délinquants de la banlieue1. Pour cette participante, la délinquance n’a pas d’âge, car des

vieux commettent autant d'infractions que des jeunes. La représentation sociale partagée à ce

sujet est souvent « le jeune âge » des banlieusards alors que cette participante raconte avoir

été victime d’une agression verbale d’un vieux de la banlieue. Le raisonnement dans l’énoncé

[5] est construit comme suit :

Tout jeune banlieusard est de la racaille.

J’ai été victime d’incivisme de la part d’un vieux banlieusard,

Donc, les vieux banlieusards sont également de la racaille.

Le schéma de ce raisonnement émane du stéréotype « tout jeune banlieusard est de la

racaille », ce présupposé (la majeure) est à l’origine de l’énoncé [5] où la participante élargit

le champ de l’acception en contestant la limitation de la délinquance dans la banlieue aux

jeunes : des vieux banlieusards pourraient à leur tour être délinquants. D’un point de vue

argumentatif, le jeune âge n’est pas une condition nécessaire pour définir ces délinquants

alors que le fait d’habiter la banlieue serait une condition suffisante pour les identifier. La

mésaventure de la participante illustre ce point sans que les segments conceptuels soient

interdépendants ou logiquement raisonnés. Cet énoncé pourrait être réécrit :

[6] Etre jeune banlieusard DC (donc) de la racaille.

[7] Etre vieux banlieusard PT (pourtant) de la racaille.

Les énoncés [6] et [7] schématisent le raisonnement en [5]. Dans chacun de ces deux énoncés,

les blocs sémantiques sont indépendants l’un de l’autre. On les assoit à la base d’un

stéréotype qui présuppose le rapport exigu entre « jeune banlieusard » et « racaille » puis le

caractère jeune est omis pour une généralisation des incivismes à tous les banlieusards. Le

rapport normatif DC (donc) dans l’énoncé reformulé en [6] est de la pure stéréotypie instaurée

conceptuellement, et qui est appuyé par un énoncé [7] où le rapport transgressif PT (pourtant)

généralise le caractère indigne des comportements rencontrés dans la banlieue – y compris de

la part de vieilles personnes.

1 Dans « La jeunesse n’est pas qu’un mot » (Guehria : 2007), la délinquance associée au jeune âge

des banlieusards ne doit pas être reçue dans son sens premier car cet emploi du terme « jeune » est « produit

par processus dérivationnel (de composition), des ethnotypisations […] des sociotypisations […] » (Guehria,

2007). Il s’agit selon l’auteur de cet article d’une nouvelle catégorisation à partir du substantif jeune. Cette

même catégorisation est exploitée par les forumeurs.

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De la banlieue française dans des forums algériens Ali BOUZEKRI

Il est évident que les enchainements argumentatifs entre les blocs sémantiques dans les

énoncés [6] et [7] ne sont pas raisonnés, la médiatisation des faits se produisant dans la

banlieue étant responsable en partie de cette image sombre souvent donnée des banlieusards.

Sur le plan individuel, la mésaventure vécue par la participante sert d’exemple permettant la

généralisation du jugement, alors qu'elle pourrait aussi bien constituer une exception : une

seule agression ne saurait constituer un argument logique fondant un raisonnement correct par

induction.

[8] Je ne suis pas un bobo parisien et sans aller à penser que le 93 est une banlieue de

Kaboul j'ai quand même beaucoup d'aprioris sur ce département, il y a quand même

des raisons objectives comme la criminalité.

L’énoncé [8] est une prise de position objectivante où l’on assoit dans un premier temps un

éthos modeste niant le caractère hautain d’un « bobo » (bourgeois) dans sa prise de position à

l’égard de la banlieue : cette stratégie discursive sous-entend une argumentation logique, un

faire croire à une sincérité dans les propos en défaveur de la banlieue. Il s’agit, selon le

participant, d’une périphérie qui, quoiqu’elle ne soit pas Kaboul, se signale par des taux de

criminalité assez dissuasifs pour s’y installer. Son propos est constitué des blocs sémantiques

suivants :

[9] Je ne suis pas un bobo DC (donc) mon propos est sincère.

[10] La banlieue n’est pas Kaboul PT (pourtant) la criminalité y est très élevée

(aprioris).

L’énoncé [9] introduisant le propos du participant est constitué de deux blocs indépendants

sémantiquement, l’enchaînement argumentatif vise à conforter l’énonciateur dans sa prise de

position qui va en [10] à l’encontre de la banlieue. Cette stratégie confirme le stéréotype du

bourgeois parisien qui dénigre la banlieue pour une raison ou une autre. Le rapport normatif

DC inscrit l’enchaînement dans une logique de conséquence sans que celle-ci soit un

raisonnement logique : l’énoncé [9] présuppose déjà que les bourgeois ne tiennent pas des

propos sincères. Le raisonnement dans les deux premiers segments de l’énoncé [9] repose sur

le sophisme suivant :

Aucun bourgeois n'est sincère,

Je ne suis pas un bourgeois,

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De la banlieue française dans des forums algériens Ali BOUZEKRI

Donc, mes propos sont sincères.

L’énoncé [10] rapproche deux blocs sémantiques disproportionnés et inappropriés. Pour le

participant, la banlieue n’est pas Kaboul pourtant (PT) il s'y observe des taux élevés de

criminalité. L’enchaînement argumentatif dans cet énoncé ramène la délinquance en banlieue

au niveau de celle de Kaboul, une capitale détruite suite à de longues années de guerre et

habitée par une population encore quasi-quotidiennement meurtrie par des attentats. Le

rapport entre les deux blocs sémantiques laisse entendre une banlieue où les conséquences de

la criminalité rappellent celles des combats en Afghanistan. L’imbrication de ces deux

segments du discours émane du stéréotype où l’on décrit la banlieue comme des quartiers où

sévissent le désordre, le chaos et une criminalité évoquant le désastre d'une capitale en guerre

– tableau exagéré interprétable comme le résultat d’aprioris nourris en partie par les médias de

masse. Après avoir paraphrasé l’énoncé [8], nous notons que le stéréotype est en amont de

cet énoncé et le construit même s’il est produit avec une intention objectivante de la part du

participant. Le rapport transgressif est construit à partir du raisonnement suivant :

Les taux de criminalité dans une capitale en guerre sont très importants (une majeure

insinuée),

La banlieue n’est pas Kaboul (une capitale en guerre),

Pourtant, les taux de criminalité ressemblent à ceux de Kaboul.

3e forum « Plus de 700 voitures brûlées en France, Paris et proche banlieue très

concernés ! »

Il s’agit d’un débat où des forumeurs algériens traitent des violences de la banlieue française

en 2005. La banlieue a, depuis cet événement, été mise en examen public notamment par la

presse, mais les déclarations politiques ont fait autant de bruit, particulièrement avec

l’utilisation du mot « racaille » par Sarkozy pour qualifier les agitateurs et fauteurs de

troubles.

[11] L’éducation reste tout de même le pilier d’un adolescent. Dans le cas des cités,

c’est l’oisiveté qui mène certains à dépasser les bornes.

Dans l’énoncé [11], le participant met l’accent sur l’éducation des adolescents en la

soupçonnant responsable du dépassement des limites chez certains jeunes banlieusards. Là

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De la banlieue française dans des forums algériens Ali BOUZEKRI

encore, le stéréotype du banlieusard est caractérisé par son jeune âge ; l’oisiveté est désignée

comme la cause de son décrochage scolaire précoce. L’énoncé [11] est paraphrasé comme

suit :

[12] Les adolescents n’ont pas d’éducation PT (pourtant) l’éducation reste tout de

même le pilier d’un ado.

[13] L’adolescent de la cité est oisif DC (donc) cela le conduit à dépasser les bornes.

Les blocs sémantiques en [12] expriment un rapport transgressif PT (pourtant) entre

l’éducation qui est, naturellement, le pilier d’un comportement sain et accepté en société, et

des adolescents qui, selon les participants, ne sont pas éduqués. Il s’agit évidemment d’un

rapport entre une assertion acceptée par tous et une appréciation négative des comportements

émanant de cette jeunesse de la banlieue. Le stéréotype est le fondement de cet énoncé et le

rapport entre les deux segments de l’énoncé [12].

Dans l’énoncé [13], le rapport normatif DC (donc) exprime une relation exiguë entre

l’oisiveté des jeunes banlieusards et par conséquent leur déscolarisation, mais également leur

éducation qui présente des carences. Par éducation, l’énoncé renvoie à la fois à la

scolarisation et aux valeurs inculquées au sein de la famille. La représentation que partage le

participant dans cet énoncé est celle d’un banlieusard sans éducation ni scolarisation et c’est

justement ce qui conduit à des comportements indignes et à des dépassements des limites.

L’imbrication de segments de discours émanant de la stéréotypie est évidente ; les

banlieusards selon l’énoncé [11] n’ont pas reçu une éducation digne de ce nom, ils sont oisifs,

ne sont pas élevés au rang de citoyens respectant l’ordre social, cela les pousse à dépasser les

bornes en transgressant les règles de la vie sociale. L’enchainement argumentatif dans

l’énoncé est encore une fois à la base d’une appréciation négative du banlieusard et des cités

de manière générale.

[14] Quand tu habites dans des tours et que tes enfants fréquentent des enfants

déséquilibrés, qu’ils vont à l’école du secteur : tes enfants deviendront

(généralement) des cancres.

L’énoncé [14] décrit les jeunes de la banlieue en les qualifiant de déséquilibrés, cet adjectif

renvoie évidemment à la personnalité du banlieusard qui présente selon le participant des

problèmes d’ordre psychologique. L’énoncé est paraphrasé en ce qui suit :

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De la banlieue française dans des forums algériens Ali BOUZEKRI

[15] Les enfants des tours sont déséquilibrés DC (donc) tes enfants le deviendront.

[16] L’école du secteur est une école de jeunes déséquilibrés DC (donc) ces enfants

sont des cancres.

Dans l’énoncé [15], le rapport normatif semble logique, car il rapporte deux segments de

discours dont l’un est la conséquence de l’autre : des enfants mis dans une classe de

déséquilibrés sont affectés par leurs compagnons qui présentent des problèmes

psychologiques. Le fondement de la relation, présenté comme une évidence, est toutefois

contestable : il n'est pas prouvé que les enfants de banlieue sont déséquilibrés ni que le

comportement des élèves des écoles de banlieue a un effet négatif au point de rendre tous les

élèves qui les fréquentent des déséquilibrés.

Les enfants des tours sont déséquilibrés,

Tes enfants fréquentent les enfants déséquilibrés,

Donc, tes enfants deviendront déséquilibrés.

L’énoncé [16] reprend pratiquement le même raisonnement de l’énoncé précédent avec un

enchainement argumentatif généralisant le constat en [15] faisant des écoles en banlieue des

machines à produire des cancres. Le stéréotype de l’école de la banlieue, appelée parfois

« ZEP » : « zone d'éducation prioritaire » ou « REP » : « réseau d'éducation prioritaire », ne

peut, pour le participant, apporter une aide efficace aux jeunes de la banlieue ni corriger leur

comportement. La représentation qu'il en donne est une image purement dévalorisante (pour

ne pas dire désespérante) de l’école de la banlieue, des élèves qui y sont scolarisés et du

résultat attendu à la fin de leur scolarisation.

Conclusion

Le propos de cet article était l'analyse des représentations sociales et des stéréotypes que

partagent, concernant la banlieue française et ses habitants, des membres d’une communauté

de forumeurs algériens sur Internet. Pour ce faire, le recours à la théorie des blocs

sémantiques apporte des réponses aux questions en relation avec la construction de ces

représentations, souvent dépréciatives.

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De la banlieue française dans des forums algériens Ali BOUZEKRI

Hormis les difficultés relatives à l’extraction des énoncés analysés, les résultats des analyses

selon la théorie des blocs sémantiques montrent un recours important à la stéréotypie dans la

construction des segments et dans les enchainements argumentatifs. Les rapports entre ces

blocs sont souvent normatifs et le raisonnement inductif domine. Les représentations sociales

sont conçues dans une atmosphère médiatique où les contestations des banlieusards et leur

implication dans les affaires de terrorisme sont le plus souvent diffusées en boucle : notre

hypothèse est que cette médiatisation à outrance des évènements de la banlieue serait

responsable des appréciations négatives de la part de la communauté des forumeurs algériens.

La structure des énoncés

Les enchainements argumentatifs des différents blocs sémantiques étudiés présentent une

caractéristique commune, celle du recours à des schèmes essentiellement rhétoriques. Ces

raisonnements sont basés, dans un premier temps, sur des prémisses construits en amont sur

une assise relevant de préjugés et d’aprioris. Les prémisses relèvent de l’argumentation ad

populum, les arguments sont faits de stéréotypes et de croyances partagées. Le raisonnement,

somme des segments sémantiquement stéréotypés, conduit naturellement à des conclusions

stéréotypées.

Le rapport normatif (donc) prend le dessus dans la majeure partie des énoncés analysés, il

s’agit à la fois d’une argumentation manipulatrice et à moindre coût. L’argument ad

consequentiam est réputé être un argument rhétorique et fallacieux, il n’a aucune assise

logique et il est très présent dans les énoncés étudiés. Le rapport transgressif (pourtant) est

beaucoup moins présent. Ce rapport met en opposition des blocs indépendants sans qu’il

existe sémantiquement le sens de l’opposition entre eux : dans l’un des énoncés par exemple,

on exclut la caractéristique de l’éducation pour tous les banlieusards, ce qui n’est pas du tout

logique. Les enchainements argumentatifs des raisonnements prennent la forme classique

d’un syllogisme avec une majeure généralement insinuée en vue d’un raisonnement

manipulateur et une conclusion fallacieuse. C’est dans ce sens que les raisonnements sont

construits dans les énoncés étudiés. Il est évident que l’entreprise persuasive dans les énoncés

étudiés prime sur toute argumentation logique. Les blocs indépendants sémantiquement sont

sciemment conçus et agencés en vue d’un faire-croire à une logique manipulatrice sous-

tendant les raisonnements.

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De la banlieue française dans des forums algériens Ali BOUZEKRI

Les représentations de la banlieue

L’analyse selon la théorie des blocs sémantiques a permis de dévoiler le mode de construction

de certaines représentations négatives de la banlieue et des banlieusards chez des forumeurs

algériens. Les enchainements argumentatifs, dans l’ensemble des énoncés analysés, montrent

un recours à des blocs sémantiques indépendants et des blocs conceptuels où le stéréotype est

fondateur. Les énoncés analysés sont construits à la base d’un enchainement argumentatif où

le rapport dominant est normatif DC (donc), cette argumentation ad conséquantiam (le

raisonnement par induction) est souvent traversée par des généralisations non raisonnées.

Les représentations dépréciatives de la banlieue relèvent de la pure stéréotypie, d’abord dans

le fait que ces quartiers soient qualifiés de « chauds », « non sûrs », « isolés » ou dits

ressembler à Kaboul en matière de criminalité. Ensuite dans le fait que ces représentations

utilisées pour décrire la banlieue ne sont pas pour autant vraies pour l’ensemble des quartiers

de la banlieue. C’est cette même stéréotypie dépréciative et dévalorisante qui est à la base des

constructions des blocs sémantiques ; ce qui en découle en termes de raisonnement est

logiquement de la pure représentation stéréotypée.

Les représentations des banlieusards

Les banlieusards reçoivent à leur tour leur lot de dénigrement et de disqualification sur tous

les plans. Ils sont de la racaille, des déséquilibrés, des cancres, des adolescents oisifs qui n’ont

aucune éducation ou même des criminels. Les blocs sémantiques sont également indépendants

les uns des autres, ils sont affectés à la base par une stéréotypie dépréciative diffuse autour de

cette jeunesse à la dérive. Certains forumeurs algériens débattant de ce sujet portent un regard

très sombre sur les jeunes de banlieue.

Au-delà de ce constat et suite aux analyses des énoncés évaluatifs dépréciatifs, nous pensons à

la sur-médiatisation des événements se produisant dans la banlieue : les forumeurs algériens

seraient saturés par un nombre important de représentations stéréotypées diffusées en boucle

particulièrement lors des événements contestataires que connait de temps en temps la

banlieue. Les banlieusards reçoivent, particulièrement ces dernières années, une image

associée au terrorisme avec l’affaire Merah par exemple ou celle des frères Kouachi (voir

dans ce volume l’article de Begag).

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De la banlieue française dans des forums algériens Ali BOUZEKRI

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Revue Algérienne des Sciences du Langage (RASDL ( EISSN : 2507-721X

Numéro 6, aout 2018

Terminologie et construction socio-discursive

des espaces urbains de relégation

Nicolas KÜHL

Résumé

Université Rennes 2 – France

La sociolinguistique urbaine pose que l’espace est un produit socio-discursif. Dans ce sens, le pouvoir inhérent

aux mots utilisés pour parler de certains espaces urbains, notamment les banlieues françaises, doit être pris en

compte. Cet article présente une analyse terminologique visant à déconstruire quelques notions désignant les

banlieues françaises et leurs habitants. Nous mettons en lumière un lien étroit entre les représentations entourant

ces espaces urbains et une certaine conception sociétale.

Abstract Urban sociolinguistic conceive space as a social-discursive product. In this sense, the symbolic power of the

words used to talk about certain urban spaces, especially the French suburbs, must be taken into account. This

article presents a terminological analysis aiming to deconstruct some notions designating the French suburbs and

their inhabitants. A close link between the representations surrounding these urban spaces and a societal

conception is brought up to date.

La question des quartiers urbains « sensibles » ou « prioritaires » cristallise un certain

nombre de débats actuels sur la sécurité, l’immigration, l’identité nationale, le « vivre

ensemble », ou encore les parlers jeunes et leurs « conséquences sur le français standard ».

Par les nombreuses réactions suscitées à l’évocation même de cet espace urbain, tout discours

portant sur les banlieues françaises est un discours « de sens social de très grande

performativité » (Bulot, 2007 : 13).

Cet aspect est important à prendre en compte puisqu’il induit l’attribution quasi-automatique

de discours et de dénominations à ces espaces de la ville, telle une grille de lecture

communément admise et orientant de ce fait les représentations. De la même manière que

pour les parlers jeunes, et comme le fait très justement remarquer Thierry Bulot (Bulot, 2007 :

14), nous pouvons noter une quasi classe d’équivalence dans les discours circulant, politiques

ou médiatiques, autour des mots clés « quartier » et « banlieue ». Le quartier se retrouve aussi

« cité », « quartier difficile »1, « quartier sensible »2 ou « quartier prioritaire ». Quant aux

habitants de ces espaces urbains, les équivalences se retrouvent avec les syntagmes « jeunes

1 Pour exemple, un article de France TV info, le 05/03/13, intitulé « Dans un quartier difficile de

Montpellier, les jeunes au chômage sont déçus par Hollande ».

2 Pour exemple, un article du Monde, le 10/07/17, intitulé « Paris, ville toujours « inaccessible » pour

les jeunes de banlieue. Les milliards investis dans la rénovation urbaine, censée « désenclaver » les quartiers

sensibles, n’y changent rien ».

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Terminologie et construction socio-discursive des espaces urbains de relégation Nicolas KÜHL

des quartiers », « étrangers », « banlieusards », « beurs »1, « Français d’origine étrangère »2,

« Français de deuxième (ou troisième) génération », etc., et avec les récents actes de

terrorisme en France, nous pourrions ajouter dans cette classe d’équivalence « islamistes »3

voire « terroristes ».

Parallèlement à ces équations symboliques, il semble qu’il y ait une forme de consensus dans

les discours, notamment médiatiques, sur le caractère « problématique des banlieues » qu’il

soit économique ou social. Wieviorka décrit ainsi les « banlieues » comme « réduites souvent

dans les médias aux images de l’insécurité, de la violence urbaine et de la délinquance »

(2005 : 121). A cet égard, il nous semble essentiel de rendre la complexité à une situation

socio-politique trop souvent simplifiée et simplificatrice des rapports avec l’Autre.

Les représentations entourant les banlieues françaises sont multiples. C’est en ce sens que

nous nous intéressons à la manière dont elles sont « vues d’ailleurs », de l’extérieur à travers

la terminologie utilisée pour parler de banlieues françaises. Comme nous allons le voir, les

discours et les dénominations employées ne sont pas neutres et participent à la construction

sociale de ces espaces urbains de relégation.

1. Construction socio-discursive de la ville

La langue et, a fortiori les discours, sont des pratiques sociales, tout autant vecteurs de

représentations que révélateurs de celles-ci. La ville est, dans l’approche de la

sociolinguistique urbaine, un « produit des discours et des représentations qui finissent par

constituer le réel social que l’on habite » (Bulot, 2008b : 1). Les discours, parce qu’ils

constituent le seul accès au réel, bien que n’étant pas la réalité mais une image de celle-ci

construite socio-historiquement, agissent sur le réel social (Bulot, 2009 : 66).

Il ne nous échappera pas, dans cette conceptualisation, que la ville est une matrice discursive

où les discours agissent au niveau des représentations sociales, mais aussi de la mise en place

des normes, ou encore de la hiérarchisation des espaces. L’univers discursif, dans lequel

1 Pour exemple, la Marche pour l’Egalité et contre le Racisme de 1983 renommée « la Marche des

Beurs » dans un article de Libération, le 28/11/83, réédité le 28/11/13. Cette dénomination est par ailleurs

largement préférée depuis pour faire référence à cette marche.

2 Pour exemple, un article du Monde, le 18/11/10, intitulé « Les Français d'origine maghrébine ont des

difficultés d'insertion sur le marché de l'emploi ».

3 Pour exemple, un article du Figaro, le 20/01/15, intitulé « Terrorisme : Valls dénonce “l’apartheid”

dans les quartiers ».

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Terminologie et construction socio-discursive des espaces urbains de relégation Nicolas KÜHL

évolue le locuteur, est de fait un aspect fondamental à analyser car il est révélateur des

rapports sociaux. Ainsi, tout autant que nous nous intéressons aux discours en tant qu’ils sont

vecteurs de représentations, nous les considérons aussi comme essentiels dans le processus de

stigmatisation dont font l’objet les banlieues françaises. Ce processus renvoie à la production

de « discours tenus sur des groupes visant à les dévaloriser dans une échelle de marques

(langagières, sociales, etc.) et à les placer le plus possible dans une logique déterministe de

différenciation dépréciative […] » (Bulot, 2007a : 193). A travers des formes de ségrégation

discursive, c’est la ségrégation spatiale elle-même qui est alimentée puisque, comme nous

l’avons vu, le discursif agit sur le réel social. « Le quartier stigmatisé dégrade

symboliquement ceux qui l’habitent, et qui, en retour, le dégradent symboliquement, puisque,

étant privés de tous les atouts nécessaires pour participer aux différents jeux sociaux, ils n’ont

en partage que leur commune excommunication » (Bourdieu, 1993 : 261). Le pouvoir des

mots est en ce sens primordial à prendre en compte. « Mettre en garde contre le pouvoir des

mots et leur capacité à imposer un ordre ou un mode d’action au service du pouvoir dominant,

c’est dévoiler un phénomène global – à savoir, le pouvoir inhérent à toute langue » (Amossy,

2012, citée par Blanchet, 2016 : 81). Une analyse de la terminologie utilisée dans les discours sur les banlieues françaises et leurs

habitants apparaît ainsi comme essentielle afin d’appréhender les représentations autour de

ces espaces urbains puisque discours et espaces sont intimement liés. De plus, « d’une

certaine façon, les discours rendent les idéologies “observables”, en ce sens que ce n'est qu'à

travers le discours qu'elles peuvent être “exprimées” ou “formulées” explicitement » (Van

Dijk, 2006 : 8). L’analyse terminologique est donc un moyen d’accéder aux idéologies, base

axiomatique des représentations sociales, qui se produisent et se reproduisent à travers les

discours. Car, nous l’aurons compris, le regard sur ces espaces urbains, transmis par les

discours circulant, médiatiques ou politiques, participe largement aux modalités

discriminatoires touchant les habitants des « banlieues ».

« Parler aujourd’hui de “ banlieues à problèmes ” ou de “ ghetto ”, c’est évoquer, presque

automatiquement, non des “ réalités”, d’ailleurs très largement inconnues de ceux qui en parlent le

plus volontiers, mais des fantasmes, nourris d’expériences émotionnelles, suscitées par des mots ou

des images plus ou moins incontrôlés, comme ceux que véhiculent la presse à sensation et la

propagande ou la rumeur politiques » (Bourdieu, 1993 : 249).

Enfin, il est important d’avoir à l’esprit que les discours relevant de la discrimination sont

favorisés par un processus de naturalisation (Bourdieu, 2003). La naturalisation doit être

comprise ici comme le processus par lequel le résultat du couple discrimination/ségrégation

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Terminologie et construction socio-discursive des espaces urbains de relégation Nicolas KÜHL

est perçu comme relevant de l’ordre naturel des choses, de l’évidence et ne peut pas, de fait,

être remis en question. La naturalisation, qui s’opère notamment à travers l’objectivation des

discours, participe ainsi activement à la reproduction des idéologies dominantes et des

inégalités qu’elles peuvent induire.

Toutes les implications énoncées ci-dessus incitent donc à se pencher sur la terminologie

utilisée dans l’univers discursif entourant les banlieues françaises. Pour cela, nous nous

appuierons sur une recherche que nous avons menée sur plusieurs mois sur le quartier du

Blosne, à Rennes, dans le cadre d’un master. Cette recherche interroge l’influence des

pratiques discriminatoires dans la construction socio-discursive d’un quartier dit « populaire »

en mettant en lien des formes de ségrégations discursives et de ségrégations spatiales.

Méthodologie

Lors de cette recherche, nous avons réalisé une trentaine d’entretiens libres qui n’ont pas fait

l’objet d’un enregistrement audio mais seulement d’une prise de notes. Ces entretiens libres

ont par ailleurs été complétés par quatre entretiens semi-directifs réalisés pendant l’année

2017 et dont sont issus les citations d’entretiens présentées dans cet article. La méthode de

l’entretien semi-directif repose sur une trame d’entretien qui propose des questions ouvertes

aux témoins avec, dans l’idéal, une infinie de possibilités de réponses (Blanchet, 2011 : 74).

Pour réussir la négociation entre la liberté du discours et la directivité nécessaire pour aborder

l’objet de recherche, il nous est apparu au vu de la performativité de notre objet déjà énoncée

ci-dessus, que l’utilisation de l’outil photographique pouvait se révéler un précieux media

permettant la distanciation et l’émergence d’un discours le plus libre possible. Ainsi, dans la

continuité de la technique de la « photo-élicitation » (Fraser, 2015), nous avons soumis des

photographies au témoin interrogé afin de solliciter chez lui des commentaires. Cette partie de

l’entretien ne se déroule donc pas autour de questions, mais autour de photographies qui

induisent tel ou tel discours. Par cette technique, nous voulions mettre le témoin en situation

d’avoir à s’approprier un stimulus (polysémique) et à en opérer une réduction subjective,

c’est-à-dire une interprétation. Le présupposé majeur de la photo-élicitation est que « l’image

est polysémique » (La Rocca, 2007 : 34).

Précisons qu’une convention a été utilisée pour la transcription des entretiens, permettant

notamment de transcrire les temps de pause, les répétitions et la troncature éventuelle de

certains mots.

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2. Déconstruction de quelques notions naturalisées

Le chercheur en sciences sociales doit « examiner la part qui revient aux mots dans la

construction des choses sociales » car « en structurant la perception que les agents sociaux ont

du monde social, la nomination contribue à faire la structure de ce monde et d’autant plus

profondément qu’elle est plus largement reconnue c’est-à-dire autorisée » (Bourdieu, 2001 :

155).

2.1. La métaphore territoriale des quartiers dits « populaires »

La métaphore territoriale fait référence à la mise en place des effets de naturalisation qui

conduit à une « pensée substantialiste des lieux » (Bourdieu, 1993 : 250). Il est important de

rompre avec cette pensée car ce ne sont pas les espaces qui sont porteurs de pratiques sociales

mais bien les habitants de ces espaces. Pourtant, nous observons que l’espace essentialisé est

construit régulièrement dans les discours.

La naturalisation amène à faire penser les choses comme naturelles et allant de soi. « La force

de la métaphore spatiale est qu’à travers cette naturalisation, elle permet de faire passer pour

évidentes des catégories comme le “quartier”, la “banlieue”, etc. qui sont autant de

constructions sociales » (Hambye cité par Bulot, Ledegen, 2008 : 8). L’utilisation de la

métaphore territoriale est scientifiquement et socialement dangereuse car elle a pour effet de

« naturaliser les frontières entre groupes, de produire une vision socialement et

linguistiquement homogène des territoires, et de masquer les fondements socio-économiques

des divisions sociales qui se marquent dans l’espace urbain » (Hambye cité par Bulot,

Ledegen, 2008 : 8). Pour autant que nous devons la dépasser, la métaphore territoriale possède

également une valeur heuristique dans le sens où elle exprime aussi l’« absence complète de

quartier perçu comme élément explicite d’un ensemble urbain » (Lafargues, 2006 : 57). En

effet, elle impose une catégorie différente du reste de la ville pour qualifier les banlieues

françaises ou les quartiers dits « populaires ». L’utilisation de la métaphore territoriale est

ainsi signifiante et vectrice d’exclusion.

Intéressons-nous plus précisément à quelques dénominations. Comme le fait très justement

remarquer Al-Matary, « les “quartiers”, au pluriel, semblent avoir de moins en moins droit à

la caractérisation adjectivale » (Al-Matary, 2015 : 1). En effet, la disparition de l’épithète

caractérisant le mot « quartiers » semble de plus en plus courante tant le pluriel de ce mot

renvoie à un groupe d’espaces urbains perçus comme homogènes. « Les quartiers » sont

définis unanimement, de telle sorte qu’il y a un implicite pour les interlocuteurs : l’allocutaire

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Terminologie et construction socio-discursive des espaces urbains de relégation Nicolas KÜHL

connaît et partage la même perception de la réalité que le locuteur en ce qui concerne les

espaces urbains ainsi caractérisés.

Nous pouvons évidemment appliquer ce même raisonnement au pluriel « banlieues ». En plus

de l’emploi du pluriel sans épithète spécifique aux années 2000 (Al-Matary, 2015 : 1), il est à

noter une anthropomorphisation de ces espaces urbains. Les « quartiers » sont également

« sensibles » ou « difficiles ».

« Ce type d’épithètes est d’autant plus ambigu qu’il masque la position du locuteur. Les quartiers

sont-ils “difficiles” pour leurs habitants, ou pour ceux qui les jugent à distance ? Question loin d’être

anodine, d’autant que l’usage veut que le “quartier” se confonde par métonymie avec les gens qui y

vivent. Si le quartier est “difficile”, on suppose que ses habitants le sont aussi... » (Al-Matary, 2015 :

2).

Ce dernier point est fondamental car n’oublions pas que ce ne sont pas les lieux qui sont

discriminés mais bien les personnes habitant ces lieux. L’utilisation de ces dénominations

donne à voir la dimension spatiale de la violence symbolique. En fin de compte, par l’usage

naturalisé de cette catégorie de dénominations, il est supposé l’existence d’un « problème des

quartiers […] au prix d’un effacement des spécificités propres à chaque espace » (Al-Matary,

2015 : 2-3). La métaphore territoriale pose également la question de l’unicité. Elle empêche le passage du

« nous » au « je », de la masse à l’exception, « des quartiers » à un quartier. Les spécificités

de chaque quartier sont ainsi niées et seule l’unicité (l’homogénéité) permet dans les discours

de penser les quartiers dits « populaires ». La dénomination de « quartiers » a tendance à

renvoyer dans l’imaginaire à une image du pire comme lieu d’habitation, à « un état d’esprit

et un mode de vie particuliers » et au « vide social » (Duarte, 2000 : 30-32). Il est d’ailleurs

intéressant de remarquer que l’absence de plurifonctionnalité caractérisant le « vide social »

ne pose pas de problèmes dans les quartiers considérés comme riches (Duarte, 200 : 30-32)

alors qu’il est au centre des projets de rénovation urbaine visant les grands ensembles1. Dans

notre recherche portant sur la construction socio-discursive d’un quartier dit “prioritaire”, à

savoir le quartier du Blosne de la ville de Rennes, un élu de la ville nous déclare à ce propos :

« parce que nous avons besoin dans ce quartier de redonner envie aux gens / de fréquenter les

commerces dignes de ce nom »1.

1 Le Programme National pour le Rénovation Urbaine (PNRU) instituée par la loi du 1er août 2003 vise à

« transformer en profondeur les quartiers classés en ZUS » et notamment à « renforcer la diversification des

quartiers, tant sur les fonctions offertes que sur la nature et le statut des logements » (cf. site de l’Agence

Nationale pour le Rénovation Urbaine, ANRU).

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Nous pouvons également évoquer le fait que « les quartiers » font écho dans les

représentations sociales au sentiment d’insécurité (à distinguer de l’insécurité réelle), à la

pauvreté, au chômage, à la « non-intégration », etc. Un habitant du quartier du Blosne nous

explique :

« le Blosne c'est pas si / c'est pas une zone si de non droit que / ce qu'on peut ce qu'on pourrait en

penser / parce que dans l'esprit de certaines personnes le Blosne c'est // c'est Miami ou c'est le

Bronx ou c'est Bagdad (rires) et pour l'avoir déjà vécu quand j'ai dit à des gens bah je travaille au

Blosne ah ouais quand même c'est pas trop dur j'ai déjà eu ces réflexions là ou / j'habite au Blosne

ah ouais c'est pas trop difficile ».

Nous voyons bien ici que, en définitive, la charge affective est toujours présente lorsque l’on

parle de ces espaces urbains. D’autres adjectifs épithètes sont utilisés pour caractériser les « quartiers ». C’est notamment le

cas des adjectifs « prioritaires » ou « populaires ». L’adjectif « populaire » comporte trois sens

distincts avec ses variations (cf. le Trésor de la Langue Française en ligne) :

- Sens A : « Qui appartient au peuple, qui le caractérise ; qui est répandu parmi le

peuple » / « Qui est composé de gens du peuple; qui est fréquenté par le peuple » /

« Qui est accessible au peuple, qui est destiné au peuple ».

- Sens B : « Qui concerne l'ensemble d'une collectivité, la majorité, la plus grande partie

d'une population » / « Qui a la faveur du peuple, de l'opinion publique ; qui est connu,

aimé, apprécié du plus grand nombre ».

- Sens C : « Qui émane, qui procède du peuple ». S’il est admis que certains quartiers sont « populaires », il est a priori admis en miroir que

certains ne le sont pas. Il serait possible de faire une distinction entre une population destinée

aux quartiers dits « populaires » et une population destinée aux autres quartiers. Ainsi, dans la

dénomination même, nous retrouvons bien deux formes ségrégatives : la ségrégation

discursive (mise à distance socialement et mise à l’écart d’une partie de la population dans les

discours) et ségrégation spatiale (mise à distance socialement et mise à l’écart d’une partie de

la population dans l’espace urbain). De plus, la notion de « quartier populaire » « doit ses

1 Les marques de la convention de transcription dans les citations issues des entretiens ont été volontairement

enlevées afin de faciliter la lecture.

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vertus mystificatrices […] au fait que chacun peut, comme dans un test projectif, en

manipuler inconsciemment l’extension pour l’ajuster à ses intérêts, à ses préjugés ou à ses

fantasmes sociaux » (Bourdieu, 2001 : 134). Autrement dit, les syntagmes construits à partir

de l’adjectif « populaire » peuvent remarquablement s’adapter aux idéologies grâce au flou de

la valeur sémantique de celui-ci. Son usage étant largement légitimé par les discours

médiatiques et politiques, son utilisation par les locuteurs est « autorisée », ces derniers

n’ayant pas conscience, la plupart du temps, qu’ils participent à la reproduction idéologique

ségrégative fondatrice dudit syntagme. Son usage est d’autant plus facilité que chacun peut y

mettre sa propre signification. D’ailleurs, l’adjectif « populaire » trouve la même fonction

dans des syntagmes construits avec d’autres mots que celui de « quartier ».

« Le langage populaire […] à la façon de toutes les locutions de la même famille (“culture populaire”, “art populaire”, “religion populaire”, etc.) n’est défini que relationnellement, comme l’ensemble de ce qui est exclu de la langue légitime, entre autres choses par l’action durable d’inculcation et d’imposition assortie de sanctions qu’exerce le système scolaire » (Bourdieu, 2001 : 133).

Le « populaire » est aussi ce qui « est apprécié par tous ». Cela permet des glissements de

qualifications pour « les quartiers populaires » au stade de gentrification justifiant la

réhabilitation urbaine et l’augmentation des prix immobiliers. Le déplacement induit des

personnes les moins aisées économiquement vers d’autres espaces à nouveau « moins

demandés » peut encore ici être remarquablement naturalisé.

Ainsi dénommés, les « quartiers populaires » sont dits, c’est-à-dire qu’ils sont évalués et

circonscrits à des espaces particuliers. Mais ils doivent aussi être compris comme définis car il

leur est assigné, par la performativité même du syntagme « quartier populaire », des attributs

objectivés (Bulot, 2008a). Ces espaces urbains de relégation, les banlieues françaises, sont

ainsi des quartiers de ville qui sont dits « populaires », c’est-à-dire évalués et définis comme

tels.

2.2. De la « mixité sociale » au « vivre ensemble »

Les discours idéologiques sur le bien commun, le collectif, la notion holiste de territoire, de

mixité sociale, de « vivre ensemble », etc., masquent les inégalités et « nient ou même

négligent la complexité et le caractère dynamique et conflictuel des rapports à l’espace »

(Ripoll, Veschambre, 2005 : 9). Très présentes dans l’espace public, souvent associées aux

banlieues françaises, quelques-unes de ces notions nécessitent d’être analysées car elles

portent préjudice à l’appréhension des phénomènes sociaux humains.

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Le terme de « mixité » est issu du latin miscere qui veut dire « mélanger » (Avenel, 2005 :

63). Sans forme adjectivale associée, le mot est ambigu car il peut renvoyer à plusieurs

mixités : des formes d’habitats, des nationalités, des catégories socio-professionnelles, etc.

(Avenel, 2005 : 63).

La mixité sociale renvoie à l’idée d’un mélange, qui devrait être en proportion plus ou moins

égale, de personnes appartenant à des classes sociales différentes. C’est une « notion

intrinsèquement relative » qui « figure au cœur des objectifs de la politique de la ville et des

politiques du logement [depuis les années 1990] » (Kirzsbaum, 2006 : 91). De plus,

l’assimilation de la condition sociale à l’origine ethnique est courante « favorisant des

opérations de classement des lieux d'habitation et de travail en fonction de la distribution

résidentielle des immigrés » (Cesari, 1994 : 112). Dans ce sens, les opérations de

renouvellement urbain du PNRU, établissant la mixité sociale comme un autre objectif

central, mettent en place des actions pour développer la mixité sociale pensée en termes de

mixité ethnique. Plusieurs témoins dans notre recherche mettent d’ailleurs en lien dans leurs

discours le terme de « mixité » avec une diversité ethnique : « le marché du samedi là où il y a

énormément de mixité et d'ethnies différentes ».

À cet égard, l’absence de statistiques permettant des distinctions dites « ethniques » en

France, car considérées comme discriminatoires, est d’ailleurs régulièrement interrogée ; la

notion même de « mixité sociale » pose des problèmes en termes de mesure : comment celle-

ci peut-elle être mesurée ? À quelle échelle ? Avec quelle méthodologie renvoyant à quelle

idéologie ? Quoi qu’il en soit, la notion, holiste, essentialise indirectement les catégories

ethniques et tend à participer à la structuration des systèmes de références propres à chacun

autour des caractéristiques identitaires et culturelles.

D’ailleurs, l’ethnicisation des rapports sociaux, se caractérisant par l’utilisation de

l’appartenance « ethnique » comme source de première description identitaire, est déjà au

cœur des débats français. L’ethnicité doit être comprise comme une « catégorisation

identitaire fondée sur la croyance partagée par des individus en une origine commune,

produite ou activée dans certaines circonstances, qui les rend différents des autres » (Morillon,

2011 : 1). Le terme en lui-même renvoie de plus aux dominés, l’ethnicité des dominants étant

plutôt perçue et conçue comme la référence universelle (Morillon, 2011 : 1). Dans ces

conditions, ne faut-il pas remettre en question la valeur illusoire d’une mixité sociale (et/ou

ethnique) supposée comme nécessairement bonne ? C’est en effet un des postulats de base

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justifiant les actions autour de la mixité sociale : « la mixité [créerait] les conditions d’une

plus grande égalité » (Avenel, 2005 : 64). Comme le signale Bourdieu, la « construction politique de l’espace » se veut une

« construction de groupes homogènes à base spatiale » (Bourdieu, 1993 : 271). Pour autant,

un rapprochement spatial aboutit-il nécessairement à un rapprochement social ? Dit

autrement, la diminution contrainte de la distance spatiale entre deux personnes socialement

différentes induit-elle forcément une diminution de la distance sociale entre ces deux mêmes

personnes ? Pour le sociologue, l’habitat contribue à l’habitus (que nous comprendrons

comme un ensemble de dispositions durables, acquises notamment dans l’enfance et qui

induit des pratiques sociales en fonction des positions sociales de chacun). Mais « l’habitus

contribue aussi à faire l’habitat, à travers les usages sociaux, plus ou moins adéquats, qu’il

incline à en faire » (Bourdieu, 1993 : 259). Il remet ainsi en cause l’idée d’un déterminisme

spatial unilatéral dans les comportements sociaux. Les grands projets de renouvellement

urbain tels qu’ils sont pensés par l’ANRU1 sont censés permettre la mixité sociale et, de ce

fait, la résolution des problèmes socio-identitaires associés aux banlieues françaises. Il nous

semble que cette vision ignore, ou nie, la complexité des rapports à l’espace en tant que

produit social.

En fin de compte, la forte présence de la question de la mixité sociale en ce qui concerne les

banlieues françaises ne s’expliquerait-elle pas par le fait qu’« elle incarne la dimension

spatiale des inégalités sociales […] parce qu’elle évoque l’inscription des modes de vie et des

identités culturelles sur le territoire urbain et qu’elle interroge le principe d’égalité des

populations » ? (Avenel, 2005 : 62).

La mixité sociale est en ce sens une valeur idéologique associée au modèle d’intégration

républicain, les « regroupements étant perçus comme antinomiques de l’intégration

individuelle » (Kirzsbaum, 2006 : 92). Vise-t-elle ainsi le métissage culturel, où « la culture

désigne une certaine manière de vivre en société, c’est-à-dire d’agir en tant qu’être social, et

simultanément de penser sa propre action et le monde environnant » (Gramsci cité par Hoare,

Sperber, 2013 : 24), ou a-t-elle pour objectif d’« invisibiliser les minorités visibles dans

l’espace urbain » (Kirzsbaum, 2006 : 93) ?

Tout autant que la mixité sociale, le « vivre ensemble » est une notion largement associée aux

banlieues françaises. Il est difficile de parler des phénomènes sociaux urbains sans que le

1 ANRU : Agence Nationale de Rénovation Urbaine.

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« vivre ensemble » soit invoqué afin de résoudre un certain nombre de problèmes sociaux.

Dans cette idée, le « vivre ensemble » devrait ainsi être renforcé et développé tout comme

l’« interculturalité ». Dans un cas comme dans l’autre, ces notions renvoient trop souvent à

des constructions figées, où il suffirait de mettre des personnes les unes à côté des autres pour

« créer du lien social », participer au « vivre ensemble » et développer l’« interculturalité ».

Pour exemple, dans le projet de renouvellement urbain du quartier du Blosne, il apparaît dans

les « points faibles ou de vigilance » justifiant sa mise en place le point suivant : « un « vivre

ensemble » qui se dégrade (tensions, cohabitations difficiles entre les habitants, insécurité »

(Rennes Métropole, 2015 : 13).

En plus du flou sémantique qui entoure ce syntagme de « vivre ensemble », il nous semble

important de préciser qu’il ne relève pas forcément d’une évidence. D’une part, parce que

« rien n’est plus intolérable que la proximité physique (vécue comme promiscuité) de gens

socialement éloignés » (Bourdieu, 1993 : 259). Même si elle n’est pas toujours vécue comme

promiscuité. D’autre part, parce que prôner le « vivre ensemble » sous forme de mixité

résidentielle, cela renvoie aussi à un refus des différences et peut induire une assimilation

forcée potentiellement d’une grande violence symbolique. Cette vision pourrait aboutir par

exemple, « sous prétexte de lutter contre l'insalubrité de l'habitat, à légitimer la destruction [de

certains quartiers] et, par là, l'élimination des genres de vie et des valeurs culturelles qui leur

étaient propres, pour imposer les valeurs des classes dominantes » (Brun, Chauviré, 1983 :

78). De plus, cela serait dénier tout aspect bénéfique aux « subcultures interstitielles » :

« interstitielle » car appartenant « à un espace séparant deux réalités distinctes » (les

personnes se retrouvant entre plusieurs cultures, des langues minoritaires et une langue

majoritaire), « subculture » car émergeant « chez un groupe d’individus qui éprouvent les

mêmes difficultés d’intégration sociale » (Melliani, 2001 : 71). Or ces subcultures

interstitielles permettent le développement de réseaux de solidarité, d’entraide, d’une identité

de groupe, d’une sociabilité, etc. (Ben Aziza, Messilli, 2006 ; Melliani, 2001).

La notion de « vivre ensemble » empêche donc d’appréhender la complexité d’une situation

sociale. De plus, elle devrait toujours être mise en perspective avec l’échelle d’analyse utilisée

et une certaine conception sociétale. C’est d’ailleurs cette conception sociétale qu’il nous

semble important de questionner. C’est à travers un changement de grille de lecture du monde

social et une remise en question des normes dominantes qu’il sera possible de dépasser la

notion de « vivre ensemble » et de réduire les inégalités sociales.

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2.3. La peur du « communautarisme »

Une des menaces à laquelle devrait faire face aujourd’hui la République serait le

« communautarisme ». À écouter les discours politiques et médiatiques, il représenterait un

ennemi intérieur pour les « valeurs républicaines ». À quoi renvoie le terme de

« communautarisme », devenu omniprésent dans les discours sur ces espaces urbains ? « La notion de “communautarisme” pose un problème considérable, et d’abord – ce qui peut

sembler paradoxal – en ce qu’elle se donne à voir comme une évidence. Elle semble parler

d’elle-même, au point que nul ne se préoccupe de la définir » (Dhume, 2007 : 4). Nous

retrouvons le caractère naturalisé de cette notion. Or, « les mots comptent, en effet. En cette

matière comme en d’autres, le refus de clarifier certains concepts se révèle un piège tant pour

la réflexion que pour l’action publique » (Lacroix, 2007 : 1). La construction de la notion de

« communautarisme » s’organise autour d’une manière spécifique de voir et d’envisager le

modèle de société française. Elle forme un consensus prétendant répondre à un certain

nombre de problèmes perçus. Afin d’aller plus loin dans notre analyse, résumons rapidement

cette construction par ailleurs largement développée par Dhume (2016).

Le mot semble usité depuis la fin du XIXème siècle (Dufoix, 2016 : 165). Ses usages passés

montrent que son utilisation était très variée géographiquement et temporellement sans

consensus particulier sur une connotation négative de celui-ci (Dufoix, 2016 : 169). À partir

des années 1990, deux logiques politiques se laissent entrevoir dans les discours : « la

promotion active de la doxa intégrationniste » et « la stigmatisation des mouvements

présumés divergents » (Dhume, 2007 : 8). C’est dans ce contexte que se développe l’usage de

la notion de « communautarisme » autour d’un consensus faisant directement référence au

modèle d’intégration prôné. En fait, communautarisme et intégration, tout comme d’ailleurs

ségrégation et agrégation, sont les deux faces d’une même réalité (Avenel, 2005 : 63). Le mot

« communautarisme » devient alors de plus en plus (omni)présent dans les discours, surtout

aux périodes d’élections présidentielles de 2002, 2007, 2012 et 2017, « faisant ainsi [de] la

question du communautarisme un ressort rhétorique pour un débat national » (Dufoix, 2016 :

172). Il est également intéressant de noter que, dans les revues intellectuelles, la référence au

« communautarisme » se fait alors autour des thèmes de l’immigration ou des banlieues

françaises (Dufoix, 2016). La notion de « communautarisme » telle qu’elle est utilisée dans les discours actuels est une

construction socio-discursive en réponse à ce qui est considéré comme des échecs et/ou des

refus de l’intégration (Dhume, 2016). Bien qu’elle s’impose comme une évidence, elle relève

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avant tout d’une idéologie voyant l’identité nationale française, et la nation, en danger face à

tout manquement à l’impératif d’homogénéisation des écarts culturels. Les personnes habitant

les banlieues françaises sont considérées de ce point de vue comme les plus « dangereuses »

car perçues comme les moins « intégrées ». Cet aspect est clairement exprimé par un témoin

de notre recherche lorsqu’il évoque l’image du quartier du Blosne sur Rennes :

« bah en gros que c'est un quartier qui craint euh qu'il y a de la violence qu'il y a des // après je sais

pas si c'est parce qu'il y a beaucoup de pers- enfin beaucoup de mixité j'allais dire euh / en terme de

de de population enfin il y a plein des gens de différents pays mais je vois p- enfin je sais pas ».

Le danger supposé de ce quartier serait dû à la présence de personnes ayant un lien

d’ascendance avec un autre pays que la France. Ainsi, à travers la notion de « communautarisme », « on distribue par avance les

responsabilités de “l’échec de l’intégration”. Et on le fait selon une logique nationaliste, qui

attribue à l’État(-Nation) un monopole sur l’imaginaire identitaire, en hiérarchisant les

appartenances et en plaçant au sommet de toutes une identité nationale [fantasmée] » (Dhume,

2007 : 9). La notion de « communautarisme » permet de former en définitive un tracé

extérieur-intérieur entre un « Eux » et un « Nous » (Morillon, 2011 : 2). Dans ce sens, tout

comme l’adjectif « populaire », la notion de « communautarisme » doit avant tout se

comprendre dans sa dimension relationnelle puisqu’elle « n’a de sens qu’à l’intérieur des

phrases où [elle] se trouve, dans son opposition à ce qu’[elle] permet de décrire en creux »

(Dufoix, 2016 : 182), le creux renvoyant à toute culture représentant un modèle différent de

l’imaginaire nationaliste construit socio-historiquement. Cette notion vise davantage à

prescrire et à proscrire un ensemble de pratiques sociales correspondant aux normes

identitaires instituées plutôt qu’à décrire et à comprendre des réalités sociales multiples.

En parallèle, nous observons la production de « discours [qui] font du “communautarisme”

l’incarnation de “l’éclatement”, de la “fragmentation”, ou encore de la “fissure”. Ce qui

s’opposerait terme à terme avec “la République”, dont le nom seul évoque “l’unité de la

nation”, mais aussi “la démocratie”, “la paix”, “la raison” » (Dhume, 2007 : 3).

L’explosion discursive actuelle autour du « communautarisme », résultant de la peur de la

perte d’une identité qui ne serait plus homogénéisée nationalement, est ainsi significative.

Perspectives

Notre analyse terminologique s’inscrit dans une approche de sociolinguistique urbaine, qui

appréhende l’espace urbain comme une construction socio-discursive. Cette approche

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théorique vise notamment à « évaluer l’efficacité sociale de tous ces discours relatifs au socio-

spatial et au socio-langagier pour tenter d’analyser comment le discours […] contribue à

façonner l’espace social, l’espace énonciatif, et au final le territoire » (Bulot, Veschambre,

2006 : 9). Le pouvoir symbolique des mots est en ce sens fondamental.

Dans le cas des banlieues françaises, la terminologie autour de ces espaces urbains est d’une

très grande performativité dans un contexte de poussée idéologique de revendication d’une

identité nationale homogénéisée. Face aux représentations stigmatisantes et excluantes mises

en évidence par l’analyse, il nous semble urgent d’interroger la conception sociétale à

l’œuvre. Car « il s’agit non point de l’opposition entre universalisme et communautarisme

(comme tend généralement à le penser l’orthodoxie) mais entre universalisme et

cosmopolitisme (l’idée d’un monde commun, d’une commune humanité, d’une histoire et d’un

avenir que l’on peut s’offrir en partage) » (Mbembe, 2005 : 144). Penser le cosmopolitisme,

c’est dépasser l’impératif du semblable pour penser le commun en tant que valeur centrale

d’un autre modèle sociétal où la légitimité des pratiques sociales ne reposerait plus sur des

normes identitaires hiérarchisantes mais où au contraire le caractère égalitaire de l’immense

diversité des pratiques sociales, culturelles et identitaires de l’humanité serait socialement

partagé.

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Revue Algérienne des Sciences du Langage (RASDL ( EISSN : 2507-721X

Numéro 6, aout 2018

Voyou, victime, ou bouffon du roi : l’image médiatique française du statut

social de l’immigré africain postcolonial dans une France contemporaine

David YESAYA Université de Waterloo – Canada

Résumé

Dans cet article, nous abordons la question de la représentation médiatique des jeunes habitants d’origine

africaine des banlieues populaires de France. Nous avançons que ces derniers sont généralement représentés par

des clichés teintés de négativités. Le premier stéréotype que nous évoquons est la figure de l’oppresseur, le

second est celui de l’opprimé et enfin celui du soi-disant modèle de réussite en provenance du « ghetto ».

Abstarct

In this article, we address the issue of the media representation of young people of African descent in the French

suburbs. We argue that these youths are usually represented by negative clichés. The first stereotype that we

evoke is the figure of the oppressor ; the second is the one of the oppressed and finally the third one is the so-

called success stories from the "ghetto youths”.

Introduction

L’image de carte postale de la France dépeint un pays riche en culture, en littérature,

en sculptures et en architectures. Cependant, détrompons-nous, l’Hexagone ne se limite pas

seulement à la cathédrale Notre-Dame de Paris, au château de Versailles, au Musée du

Louvre, aux Champs-Élysées, à l’Arc de Triomphe ou encore à la tour Eiffel : les banlieues,

ces habitats périphériques des villes françaises, qui portent aussi le nom de « cités HLM »,

« quartiers sensibles », « ghettos » ou « zones de non-droit », font également partie intégrante

du paysage de la France contemporaine. Dans ces grands ensembles vit, en grande majorité,

une forte communauté de Noirs et d’Arabes nommés « Black » et « Beurs », des banlieusards

immigrés ou descendants d’immigrés.

Dans La deuxième génération issue de l'immigration : une comparaison France-Québec,

Maryse Potvin, Paul Eid et Nancy Venel (2007 : 24) dénoncent le travestissement sémantique

du mot « immigré ». Ils affirment que « [d]ans la France postcoloniale, les figures de l'Arabe,

du Noir, du Maghrébin, de l'Algérien ou celle, plus générale, de l'immigré [est un] terme

réservé exclusivement, dans l'imaginaire populaire, aux immigrants non européens […] ».

Effectivement, dans cette France contemporaine, le terme d’«immigré» est généralement un

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Voyou, victime, ou bouffon du roi : l’image médiatique française du statut social de l’immigré

africain postcolonial dans une France contemporaine David YESAYA

abus de langage de certains médias et politiques pour parler des Noirs et des Arabes de

banlieue, puisque ces derniers sont français de nationalité, de citoyenneté et bien souvent de

cœur. Toutefois, nous continuerons à employer cette appellation tout au long de cette étude

parce que celle de « banlieusard» omet le fait que les membres de ce groupe social sont avant

tout perçus comme des étrangers de l’intérieur.

Ce travail de recherche examine la représentation médiatique française des immigrés

postcoloniaux africains en France : il montre, en premier lieu, qu’une grande partie de ces

sujets migrants sont souvent perçus soit comme des vilains soit comme des victimes ; en

deuxième lieu, que même lorsque les médias en présentent une image prétendument positive

à travers une forme de réussite sociale1 de certains Noirs et Arabes de banlieues, celle-ci reste

teintée de clichés caricaturaux.

La représentation médiatique française de l’immigré postcoloniale en

France : entre vilain et victime

Si nous jetons un regard sur l’immigration contemporaine en France dans les médias, que

constatons-nous ? Serait-ce manquer de nuance d’affirmer qu’elle est en majorité réduite à

l’immigration postcoloniale et plus précisément à celle provenant du continent africain ? Dans

«Revaloriser l’assimilation», Arthur Paecht (2004 : 22) révèle que : « [c]'est avec la fin de

l'ère coloniale que le phénomène de l'immigration s'est profondément modifié : l'immigration

africaine, et maghrébine surtout, pose évidemment des problèmes spécifiques». Dans «Petite

histoire de l’intégration à la française», Gérard Noiriel (2007 : 4) ajoute que : « [p]ar surcroît,

les discours médiatiques se focalisent sur une seule composante de ce groupe : les jeunes issus

de l’immigration maghrébine». Farid Laroussi (2003) appuie les dires de Noiriel dans sa

tribune intitulée « Pourquoi je suis devenu Américain »2. L’ex-Français témoigne de

l’obsession d’une grande partie des médias français sur les « Maghrébins » ; il n’épargne pas

non plus un groupuscule de politiciens : « [a]près tout, ne sommes-nous pas étiquetés ‘classe

dangereuse’ par une partie de la droite et par les médias ? Tantôt prédisposés au petit

banditisme, tantôt porte-parole d'un radicalisme musulman, ou parfois même apôtres

1 Dans cette étude, « la réussite sociale » doit être comprise comme la position de l’immigré qui arrive à

s’en sortir (spatialement, mentalement, économiquement, etc.) de sa banlieue par une ascension sociale.

2 Farid Laroussi vit et enseigne maintenant la littérature française au Canada à l’Université de la

Colombie-Britannique.

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Voyou, victime, ou bouffon du roi : l’image médiatique française du statut social de l’immigré

africain postcolonial dans une France contemporaine David YESAYA

propalestiniens ? » Dans Discriminez-moi, Karim Amellal (2005 : 14) fait écho de cette

stigmatisation à outrance dont parle Laroussi :

On renvoie aux jeunes des quartiers difficiles une image à eux-mêmes biaisée, caricaturale, excessive.

On leur montre qu’ils sont dangereux, détestables, paresseux. Aux personnes issues de l'immigration,

on montre les limites d'une intégration que, par ailleurs, on proclame indispensable.

Ce pronom indéfini «on» mentionné par le politologue incorpore sûrement une partie des

médias français. En fait, dans State Power, Stigmatization, and Youth Resistance Culture in

the French Banlieues : Uncanny Citizenship, Hervé Tchumkam (2015 : 1) précise que :

In November 2005, France was struck by violence in the cités, the projects on the outskirts of French

cités that are populated by African immigrants and their offspring. While that particular uprising has

been presented in the media as the most important politically […].

Si ces incidents se sont tous déroulés à l’aube de l’an 2000, constatons que cette

représentation médiatique dans la sphère hexagonale n’a guère vraiment changé depuis.

En effet, une décennie et des poussières après les révoltes des banlieues de 2005, la posture de

l’immigré postcolonial dans les médias reste similaire aux années précédentes. «Even as

recently as July 2013, Tchumkam (2015:1) note que « violent clashes between young people

and police took place in Trappes, a commune in the Yvelines department, following the

security control of a woman wearing a veil ». Plus près de nous encore, le 19 juillet 2016, jour

de son vingt-quatrième anniversaire, Adama Traoré trouve la mort dans la cour de la

gendarmerie de Persan (Val-d'Oise). Cette tragédie fait du bruit dans la presse journalistique

française1.

Moins d’une année plus tard, « l’affaire Théo » défraye la chronique dans les plus grands

médias français2. Théodore Luhaka, dit Théo, se fait brutaliser de violents coups de matraque

par la police. Si ce jeune homme de vingt-deux ans ne meurt pas suite à cette agression

policière, il en ressort avec une plaie de dix centimètres de profondeur au niveau de la zone

rectale. Certes, dans ces deux derniers cas (Adama Traoré et Théodore Luhaka), la

médiatisation portée sur ces enfants d’immigrés ne correspond pas tout à fait à celle décrite

par François Dubet (2007 : 13) dans la préface de La deuxième génération issue de

l'immigration : une comparaison France-Québec: à savoir, celle du « […] repli sur la drogue

1Citons par exemple l’article dans le Parisien de Timothée Boutry (2016), « Les dernières minutes

d'Adama Traoré».

2Plusieurs articles sont parus dans la presse française, dont celui de Julia Pascual (2017), « Violences

policières : l’affaire d’Aulnay prend un virage politique ».

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et [de] l'économie délinquante et de l'auto-destruction […] » ni à celle de « la violence, des

émeutes urbaines […] ». Toutefois, cette représentation reste pour le moins caricaturale, en ce

sens que celui qui est perçu comme immigré n’est peut-être pas dépeint par les médias dans le

rôle du vilain1 mais dans celui de la victime. Dans les deux cas de figure, son image reste

assombrie d’un cliché négatif.

Success story made in banlieue : quel beau divertissement…

Sans pour autant la nier, il serait exagéré de se focaliser uniquement sur la part d’ombre qui

surplombe l’immigré contemporain en France. Dans Les adolescents noirs en France : des

jeunes en quête d’identité, Ferdinand Ezémbé et Djénéba Koné (2013 : 87) avouent que :

Les médias nous ont habitués à une vision des adolescents noirs : quand ce ne sont pas des petits caïds

de quartiers, avec des capuches, parlant le verlan et fiers de leur cité, il s'agit des jeunes filles victimes

de mariage forcé, ou alors de l'excision à l'image du téléfilm Fatou la Malienne2.

Des destins manqués chez les immigrés, certes, existent ; néanmoins, il ne faudrait pas

peindre un tableau tout noir autour de cette question. Dans ce groupe social figurent certaines

lueurs d’espoir. Entre autres, Amel Bent, Jamel Debbouze, Omar Sy, Zinedine Zidane : au-

delà d’être des fruits de l’immigration contemporaine française, ils représentent tous une

ascension sociale made in banlieue3. Parti de loin sinon de rien, chacun d’entre eux s’est frayé

un chemin vers la réussite en mettant un pied de nez à un «déterminisme» social qui les

prédestinait à l’échec.

Amel Bent, fille d’un père algérien et d’une mère marocaine, a grandi à la Courneuve : une

des banlieues les plus difficiles de la Seine-Saint-Denis. Révélée à dix-huit ans à l’émission

La nouvelle star, la célèbre chanteuse à la tessiture de plus de quatre octaves enchaîne les

succès avec son tube phare, Ma philosophie4. Jamel Debbouze, lui, n’est plus à présenter dans

le paysage hexagonal. Marié à la sublime journaliste Mélissa Theuriau, l’enfant de parents

marocains qui a grandi dans une banlieue sensible des Yvelines (Trappes) s’est fait connaître

des Français grâce à son don pour le stand up comedy. Son indéniable talent de comédien

1 Quoique cette idée de vilain peut être sous-entendue puisque l’immigré devient souvent victime à cause de ces

prétendus actes vils. En d’autres mots, cela revient à dire qu’il n’obtient que ce qu’il mérite.

2 Dans ce passage, il s’agit principalement des noirs, mais il faut prendre en considération que cette

représentation englobe tous les racisés. 3 Dans ce sens qu’ils proviennent tous de ce milieu social. 4 Single de son premier album Un jour d’été, lequel est certifié disque de platine.

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atteint son apogée dans le film culte Indigènes où sa remarquable performance démontre que

cet humoriste n’est pas qu’un simple pitre bon à faire pleurer de rire.

Omar Sy, ami d’enfance de Jamel Debbouze, a lui aussi grandi à Trappes. D’une fratrie de

huit enfants, Sy est le fils d’une femme de ménage mauritanienne et d’un père ouvrier

sénégalais. L’acteur, aujourd’hui de renommée internationale, se fait d’abord connaître au

grand public par ses talents de comique dans l’émission de Canal plus Service après-vente. Sa

carrière prend réellement son envol après sa prestation époustouflante dans le film à grand

succès, Intouchables. À plus de dix-neuf millions d’entrées, ce film lui permet de gagner

plusieurs prix, dont celui du César du meilleur acteur en 2012.

Enfin, comme écrivent Claudine Attias-Donfut et François-Charles Wolff (2009:64) dans Le

destin des enfants d’immigrés : un désenchaînement des générations, «il ne manque pas de

personnes pour citer avec fierté le plus populaire des immigrés, à la réussite exceptionnelle,

Zinedine Zidane». Benjamin d’une fratrie de cinq enfants, Zidane est élevé par des parents

algériens à La Castellane – un des quartiers nord de Marseille. Cette légende vivante du

football incarne le symbole de la France ‘black blanc beur’ de la coupe du monde 1998 :

l’évènement mondial le propulse en haut de l’affiche grâce à ses deux buts de la tête pendant

la finale.

Mais dans Ces enfants d'immigrés qui réussissent, Boussad Boucema (2016 : 132) n’hésite

pas à mettre en lumière une autre réalité sur ce monument national. Le sociologue donne la

parole à une de ses interviewés qui s’exprime de la sorte :

[Elle réagit à un article que nous lui présentons sur Zidane, au titre provocateur ‘ Zidane, icône de

l'intégration’] – Enfin, je trouve ça stupide ! Je ne me sens pas du tout concernée par la chose. Je ne

me sens pas du tout représentée ou identifiée par cette personne, loin de là ! J'ai rien contre lui

personnellement, mais encore une fois, on nous a souvent catalogués dans des domaines ! Alors, si on

ne réussit pas par le biais du sport, ça va être dans le social, parce que nous, dans le social on est bons!

[…].

L’interviewée conclut ses propos de la manière suivante

(J)'ai l'impression qu'on s'est aussi servi de ça [la coupe du monde 98] pour nous le rappeler ! Parce

que moi, depuis que je suis toute petite, on m'a toujours dit ça, hein : ‘Tu feras une très bonne

assistante sociale !’ C'était mes profs qui me disaient ça. Ou mon prof de sport : ‘T'es bonne en sport,

tu devrais faire une carrière dans l'athlétisme !’ et on nous relègue tout le temps dans des stéréotypes !

Et pour moi, Zidane, c'est le stéréotype à l'état pur ! (J.f., 22 ans, mariée, étudiante, origine kabyle).

En effet, la représentation de la réussite sociale des racisés dans les médias français se limite

souvent au niveau du divertissement. En témoignent des documentaires tels que L’entrée des

Trappistes de Melissa Theuriau (2012) ou Sarcelles, champion de l’ombre réalisé par Arthur

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Cauras (2016). Le premier documentaire retrace l’ascension sociale extraordinaire de trois ex-

banlieusards devenus superstars : Omar Sy, Jamel Debbouze et le footballeur professionnel

Nicolas Anelka. Le deuxième documentaire met en lumière la réussite de cinq enfants

d’immigrés1 de Sarcelles devenus des sportifs de haut niveau.

Loin de nous de minimiser cette forme de réussite sociale. Artistes ou athlètes, ils ont sans

aucun doute dû travailler à la sueur de leur front pour arriver à leur destination finale. Dans

Où en est la littérature ‘beur’, Najib Redouane (2012 : 29) a bien raison de rappeler que :

La rage des jeunes à vouloir sortir de leurs milieux, sans pour autant les trahir, est manifeste dans

l'évocation de leur implication dans le sport, la presse magazine, le show-biz, tout comme dans la

culture hip-hop.

Toutefois, cette représentation de la réussite de l’immigré n’est pas complète : elle ne montre

qu’une partie émergée de l’iceberg. Mathieu Rigouste (2006 : 59), dans « L’immigré… mais

qui a réussi», explique ceci :

Proliférant depuis 1995, et décliné sous les traits du ‘chanteur’, du ‘comique’, de la ‘star’ ou du

‘sportif’, ce type de figure est circonscrit à l'univers du spectacle. Il consacre l'image d'un ‘immigré’

valorisé parce que spectaculaire, c'est-à-dire le plus souvent dévoué, valeureux, servile et surtout

performant. La combinaison de ces images ‘positives’ et ‘négatives’ restitue une binarité qui dit :

‘L'immigré constitue en règle générale une menace, mais il peut exceptionnellement s'intégrer, si c'est

dans l'ordre du spectacle’ C’est, en somme, reconnaître qu'une certaine représentation positive de

l''intégré’ s'est imposée comme la manière dominante de montrer l'immigration sous un jour favorable,

tout en procédant à la relégation générale du groupe.

Ezémbé et Koné (2013:23) semblent adhérer au propos de Rigouste (2006) puisqu’ils ne

s’arrêtent pas à la mention de sportifs et d’artistes racisés ayant réussi socialement ; ils en

énumèrent quelques-unes ayant réussi socialement dans des professions diverses liées au

divertissement :

De nombreuses personnalités noires ont marqué du point de vue artistique, intellectuel ou sportif

l'histoire du pays (la France), que ce soit le Chevalier de Saint Georges, compositeur de musique

émérite (1745-1799), Gaston Monerville qui fût président du Sénat, Léopold Sédar Senghor ou Aimé

Césaire tous deux poètes et écrivains, pères du mouvement de la négritude. Certains ont complètement

été oubliés tel Severiano de Heredia qui fut maire de Paris.

Dans Intégrer l’islam : la France et ses musulmans, enjeux et réussites, Jonathan Laurence et

Justin Vaisse (2007 : 12-13) reconnaissent que, même dans le monde des politiciens, se trouve

une carence à ce sujet :

Peu d’hommes politiques s’intéressent à l’ascension des catégories issues de la promotion sociale, qui

quittent les quartiers difficiles […] On voit émerger des classes moyennes avec les deuxièmes et

troisièmes générations issues de l’immigration : médecins, enseignants, entrepreneurs, etc. […].

Pourtant, ces classes moyennes, qui représentent l’avenir de l’islam français, sont ignorées : les partis

1 Patrick Ardon, haltérophile handisport ; la sprinteuse Myriam Soumaré ; le rugbyman Rabah Slimani, le

basketteur Samuel Nadeau et Ibrahim Konaté, athlète de plusieurs arts martiaux.

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politiques ne s’ouvrent pas à elles ; elles font souvent l’objet d’une discrimination larvée : de jeunes enseignants ou des cadres bancaires sont systématiquement nommés dans les quartiers difficiles. On

renvoie facilement dans les ghettos ceux qui ont réussi à en sortir1.

Cette constatation faite par Jonathan Laurence pousse Nabil, un des interviewés de Boucema

(2016 : 207) à s’insurger contre toutes ces idées reçues : « Il y a une méconnaissance de ce qui

se passe [...] Moi j'ai des amis qui proviennent des quartiers qui sont devenus prof de fac,

d’autres qui travaillent dans des banques». Nabil continue en affirmant que : « (d)ans les

médias [francais], il s'est développé une chose assez inquiétante. Ce qu'on appelle Urban

Culture, c 'est à dire que si tu es un peu noir, un peu rebeu (arabe), tu fais partie de la Urban

Culture ».

Laroussi (2003) résume bien cette façon plus ou moins caricaturale qu’ont les médias français

de représenter les immigrés qui réussissent : « [d]ealer, imam, footballeur, apprenti écrivain

captif du blues des banlieues ou bouffon sur chaîne télévisée cryptée [...] ». Cette

représentation réductrice de l’immigré pousse le professeur de littérature française à

s’interroger sur le manque de représentation des immigrés qui réussissent sur les bancs de

l’école : « [m]ais qu'était-il donc arrivé aux autres ? À la majorité, qui avait poussé les études

loin, qui travaillaient tant bien que mal, qui disaient : mon pays c'est la France ? ».

En effet, une majorité des médias semble promouvoir une certaine catégorie d’immigrés tout

en éclipsant une autre. Dans Désintégration, Ahmed Djouder (2006 : 103-104) reconnaît

quelques représentations positives d’immigrés dans les médias français, mais pour lui elles ne

restent qu’un feu de paille.

Vous connaissez des Arabes qui ont réussi ? Vous aimeriez que des Arabes réussissent ? Bon, il y a

bien quelques institutrices, enseignants, assistantes sociales, infirmiers, journalistes, chirurgiens,

sportifs, avocats, fonctionnaires... Et de bonnes pelletées d'ouvriers, de vendeurs, d'éboueurs, de

soudeurs, de maçons, d'employés sous-payés... Vous savez pourquoi on trouve plus d'immigrés qui

ont réussi dans le show-business ? Parce que c'est le domaine des artistes. De tout temps, les artistes

ont été des marginaux. Et puis c'est une autre bonne conscience de la société. Alors on voit émerger

quelques chanteurs, humoristes ou acteurs. Sauf quand ils doivent être sauvés par le public dans les

émissions de télé-réalité. Parce que s'ils sont arabes ou blacks, c'est curieux ils ne gagnent jamais, ils

arrivent en finale certes mais basta.

Ajoutons qu’une bonne partie de ces carrières liées aux mondes artistiques et athlétiques

renvoient non seulement à la société du spectacle, mais aussi à un rapport au corps. En

approfondissant cette réflexion, ces métiers se concentrent moins sur le domaine de la raison

1 Soulignons tout de même qu’une partie infime de journalistes essayent de rectifier le tir et Laura Makary en fait

partie. Cette dernière a écrit un article s’intitulant « Les bons conseils des immigrés qui ont réussi en France ».

Son article se veut tordre le cou aux idées reçues sur les immigrés en France. Pour cela, Makary présente une

palette de huit profils d’immigré(e)s qui jouissent d’une réussite éclatante dans la société française. Cela va du

médecin au chef d’entreprise en passant par l’avocat, etc.

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que sur celui de la passion. Autrement dit, il se trouve une dichotomie entre la nature et la

culture. La nature renverrait au mouvement corporel, par extension à l’instinct primitif et à la

pulsion animale. À l’opposé, la culture renverrait à tout ce qui appelle à la raison : à savoir, la

pensée, la réflexion, la civilisation, l’être humain. Si nous faisons la liaison entre ces deux

connotations – le spectacle et le corps – cela nous force à penser au zoo humain1 du 19e siècle

où les colonisés étaient mis en spectacle presque tout nus devant un public français admiratif.

Il est vrai, comme le mentionnent Ezémbé et Koné (2013 : 253), qu’en

2007, le gouvernement français se disait favorable à des mesures d'action positive appelée en France

discrimination positive. Pour cela, Rama Yade fut nommée secrétaire d'État aux Affaires étrangères.

Cette jeune femme d'origine sénégalaise, brillante diplômée de grandes écoles françaises, devint très

vite la personnalité politique préférée des Français. On se disait alors qu'une icône était née, à l'image

de Barak Obama, qu'elle serait un modèle pour de nombreuses jeunes Noires de France, qui seraient

moins attirées par les stéréotypes classiques des Noirs sportifs ou artistes.

Hormis Rama Yade, d’autres enfants d’immigrés ont tenu des postes à hautes responsabilités.

Sous le gouvernement de François Hollande, Christiane Taubira devient garde des sceaux,

ministre de la Justice ; Harlem Désir évolue au poste de secrétaire d'État auprès du ministre

des Affaires étrangères et du développement international, chargé des affaires européennes ;

Najat Vallaud-Belkacem, elle, passe ministre des Droits des femmes, de la ville, de la

Jeunesse et des Sports. Sous la présidence d’Emanuel Macron, Laura Flessel est promue en

tant que ministre des Sports. Ayant reconnu ce fait, il est bon de se demander si cette poignée

de Noirs et d’Arabes politiciens ne serait pas juste l’arbre qui cache l’immense étendue de la

forêt ? Autrement dit, ils joueraient simplement le rôle de Noirs et d’Arabes de service.

Dans « La ‘France noire’ dans les médias : du déni à l’affirmation », Rokhaya Diallo (2017 :

115) analyse la problématique de la visibilité des minorités dans les médias français. La

journaliste explique que cette problématique renvoie inévitablement à celle de la

représentation dans les médias des gens de couleurs qui réussissent socialement :

Toutefois, la visibilité presque orchestrée de quelques figures non blanches ne devrait pas masquer

cette majorité qui reste absente de l'espace audiovisuel français. Les rares visages non blancs

remarqués ici et là sont au mieux circonscrits à certains domaines attendus comme le sport ou la

musique, voire les faits divers et informations à caractère négatif où leur discours est réduit à quelques

interventions souvent caricaturales.

Cette citation appuie le fait que même lorsque certaines sources médiatiques (re)présentent

l’immigré dans un contexte de réussite sociale, celui-ci reste toujours connoté d’un aspect

stéréotypé.

1 Pascal Blanchard (2000) parle de ce fait historique en plus ample profondeur dans son article : « Le zoo

humain, une longue tradition française ».

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Conclusion

Ce travail de recherche a permis de mettre en lumière la représentation médiatique française

plus ou moins péjorative des immigrés postcoloniaux africains en France. En premier lieu, il

nous a semblé bon de définir ce terme d’« immigré » et de montrer en quoi, dans cette étude,

son emploi était préférable à celui de « banlieusard ». Cela fait, nous avons soulevé plusieurs

formes de représentations médiatiques négatives attachées au sujet migrant. La première et la

plus visible est celle du délinquant emprisonné dans l’hostilité. Dans un tout autre registre, la

deuxième représentation péjorative du sujet migrant était celle du pauvre misérable immigré.

Cette fois-ci, celui-ci n’est plus l’acteur de la violence, mais la victime. En d’autres mots, il

semble être dépeint par une bonne partie des médias soit en termes d’oppresseur soit en

termes d’opprimé. Puis, la troisième forme de représentation est celle de l’immigré qui a

réussi dans le divertissement : l’athlète ou l’artiste. À première vue, cette représentation

(ap)parait honorable et positive, mais en analysant un peu plus en détail, elle restreint

l’immigré dans un simple rôle de l’amuseur public. Bien sûr, hormis ce côté enfantin, cela

laisse penser qu'il ne peut pas être pris au sérieux et ne peut donc pas être promu à des

positions qui demandent de grandes responsabilités. Une façon subtile, semble-t-il, de dire

qu'au sein de la société française, le Noir et l’Arabe comptent uniquement pour du beurre.

Tout compte fait, la façon dont l’immigré postcolonial africain en France est représenté dans

les médias paraît toujours être reléguée à l’Autre qui, peu importe son statut, ne peut se fondre

dans la masse.

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Revue Algérienne des Sciences du Langage (RASDL ( EISSN : 2507-721X

Numéro 6, aout 2018

Le parler dit de « banlieue » dans le cinéma français des années 2000

et son impact sur les populations concernées en 2018

Wajih GUEHRIA

Université de Souk-Ahras – Algérie

& MoDyCo (CNRS & Université Paris Nanterre)

« Je ne collais pas à l’image qu’on espérait avoir des rappeurs :

je n’avais pas eu de problèmes avec la justice, pas eu de problème de drogue,

pas de grosses baskets, pas de casquettes. Je suis désolé, mais avec une casquette

sur la tête je ressemble à Bourvil… », Lionel D., rappeur (1990).

Résumé

L’accent, l’intonation, le recours à une langue étrangère ne sont jamais anodins dans une chanson ni à plus forte

raison dans un film. On s’attache ici à problématiser le parler dit « de banlieue » dans le cinéma français et à évaluer

les retombées sociolinguistiques de ce parler sur les populations concernées. Pour ce faire, le corpus retenu sera analysé

via la praxématique, théorie selon laquelle l’unité lexicale, le « praxème », se définit par l’usage que la personne en fait

dans une situation donnée, en fonction d’un certain environnement énonciatif ; la méthode d’analyse découlant de cette

théorie accorde donc un intérêt particulier au discours et aux différentes étapes de son élaboration.

Abstract

The accent, the intonation, the use of a foreign language are never insignificant in a song and even more so in a

film. The aim here is to problematize the so-called "suburb" spoken language in French cinema and to evaluate

the sociolinguistic consequences of this language on the populations concerned. To do this, the selected corpus

will be analyzed via praxematics, theory according to which the lexical unit, the "praxeme", is defined by the use

that the person makes of it in a given situation, according to a given enunciative environment. The method of

analysis derived from this theory therefore gives particular attention to the discourse and to the different stages

of its elaboration.

Dans les années 1990, la violence symbolique presque ordinaire du rap (NTM1,

Assassin2) se retrouve dans les films dits « de banlieue3 » : Raï (1995), plus que d’autres

productions, est représentatif de cette décennie ponctuée de crimes racistes et d’émeutes

1 Groupe condamné en 1996 pour « outrage à personnes détentrices de l’autorité publique » à trois mois de

prison ferme. http://next.liberation.fr/musique/1996/11/16/ntm-trois-mois-de-prison-ferme-pour-delit-de-grande-

gueule_188357.

2Le groupe de Rap Assassin a participé aux bandes originales des films La Haine (1995) et Ma 6-T va Crack-er

(1996).

3 Les guillemets mettent en évidence le sens évolutif de cette catégorie qui peut désigner des réalités différentes.

Voir à ce sujet l’article de Vieillard-Baron (2011) « Banlieue, quartier, ghetto : de l’ambiguïté des définitions

aux représentations ».

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urbaines1. Près de dix ans plus tard, en 2004, le film L’Esquive, qui retrace le parcours de

collégiens banlieusards, déroute par les traits linguistiques adoptés par les acteurs : haut débit

verbal, prononciation particulière de certains phonèmes ([r] prononcé comme la pharyngale

fricative voisée arabe [ʕ] (ع)) et gestuelle qui rappelle celle d’un rappeur face à son public.

La généralisation et l’exagération de ce parler dit « de banlieue », considéré comme violent2 –

même par ceux qui le pratiquent (Guehria 2011, 2015) – confèrent au film un ton artificiel, ce

que signalent un grand nombre d’informateurs originaires de ces espaces ségrégués interrogés

lors des enquêtes menées pour le compte de l’équipe Multicultural Paris French (MPF), entre

2009 et 2018. Dans le cadre de la présente contribution, je ne retiens de ce corpus que le

témoignage de deux informateurs et quatre informatrices originaires du Nord-Ouest parisien –

dont l’âge se situe entre 15 et 17 ans.

L’analyse de ce corpus s’appuie essentiellement sur le matériel conceptuel de la

praxématique, dont la méthode d’analyse, d’inspiration linguistique et psychanalytique,

accorde un intérêt particulier au discours et aux différentes étapes de son élaboration, et où les

« ratages » dans la parole (hésitations, erreurs, lapsus, blancs,…) sont interprétés comme des

indices de la perturbation du discours au moment de son actualisation, révélateurs d’une

difficulté quelconque à exprimer ce qu’il y a à dire (pour plus de détails, voir Guehria 2009).

Ainsi ressort-il de ces enquêtes que les jeunes supposés mis en scène de manière réaliste dans

ces films ne se reconnaissent pas dans la manière de s’exprimer qui leur est attribuée. Il s’agit

donc, dans la présente contribution, de problématiser le parler dit « de banlieue » dans le cinéma –

particulièrement dans le film L’Esquive – et d’en évaluer les retombées sociolinguistiques sur les

populations concernées.

De fait, les mots choisis, l’accent et l’intonation adoptés ne sont jamais anodins dans un texte

de rap, à plus forte raison dans un film, où le récit mis en images redouble l’effet du discours,

dont l’axe de démonstration semble suivre le raisonnement :

Le rap est violent,

(Or) Les banlieusards aiment / pratiquent / écoutent le rap,

1 Voir à ce sujet : http://lagendarmerit.free.fr/index.php?post/recensement-des-crimes-de-la-police.

2 Selon nos informateurs la violence d’un parler s’accroit à mesure que ce dernier s’éloigne des caractéristiques du français

standard, notamment lorsqu’il comprend des mots jugés vulgaires ou appartenant à une langue étrangère comme l’arabe.

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(Donc) Les banlieusards sont violents.

Le succès de ces films a eu pour ainsi dire un effet « miroir » en ceci que des populations

jeunes se sont conformées à la représentation qui étaient donnée d’elles, en particulier sur le

plan linguistique – autrement dit ont adopté pour parler le mode « rap », ce qui a conduit à

produire une entité linguistique « violente » (le parler de banlieue) qui fonctionne comme une

métonymie. Ainsi, lorsqu’on dit d’une personne que c’est une wech wech, par référence à la

récurrence de ce mot dans le parler de certain(e)s banlieusard(e)s (et dans le film L’Esquive),

le terme wech wech se substitue à celui de banlieu(sard)e tout en entretenant avec ce dernier

un rapport logique qui permet à notre mémoire d’établir les corrélations nécessaires, à savoir

que la personne elle-même est violente (on passe d’une commutation de mots à un qualificatif

du référent du nom) et, de là, on généralise au groupe d’appartenance du référent en question

(la banlieue est violente).

Mais d’où vient que la manière de parler « rap » soit attribuée aux jeunes de la banlieue dans

les films cités ? Mon hypothèse est que les « films de banlieues » reprennent et relayent le

traitement médiatique des populations concernées mais que (ce que révèlent mes enquêtes)

ces dernières contestent le traitement abusif qui leur est ainsi réservé. Dans ce qui suit,

j’aborderai d’abord le lien étroit entre le rap et la banlieue, d'une part, et, d'autre part, l’impact

de cette corrélation sur les films dits « de banlieue ».

1. Le lien dialectique entre le « rap » et la « banlieue »

Jusqu’à la fin des années 1980, le rap était affaire de spécialistes, d’initiés, diffusé dans des

radios locales, Radio Nova pour l’Ile-de-France (Hammou 2012). La presse écrite généraliste

n’a accordé d’intérêt à ce genre musical qu’au début des années 1990. Dès lors, les médias

nationaux ont considéré que le rap offrait une lecture des pathologies urbaines, dans lesquelles

étaient rangés par exemple le tag, les bandes, les zoulous1.

1Le terme zoulou (zulu) a deux références : la première, relative aux revendications de certains rappeurs au début des années

1990, s’apparente au mouvement de la Zulu Nation, fondée dans le Bronx au début des années 1970 par le musicien

américain Kevin Donovan, alias Afrika Bambaataa (Davilla 2011). La seconde, construite par les médias suite aux

violences urbaines du début des années 1990, dans des expressions telles que « des bandes de skinheads ou de zoulous »

dans l’émission 52 sur la Une (TF1), intitulée « La haine ». Ici, le terme fait allusion à la violence des Zulus d’Afrique

du Sud durant l’apartheid. Il n’était pas rare dans les années 1990 d’entendre à Mantes-la-jolie, notre principal lieu

d’enquête, des adolescents s’interpellant avec le terme zoulou pour souligner un style vestimentaire hip hop. Cela pourrait

être une appropriation du discours médiatique dominant de l’époque.

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Le rap, défini comme simple façon de parler en rythme sur de la musique funk dans les

années 1980, devient désormais un symptôme des problèmes publics. La médiatisation

nationale de ce genre musical en promeut une perception exotique (Hammou, 2012 : 70), qui

situe ses amateurs, comme ceux qui le pratiquent, à la périphérie de la normalité sociale (non-

intégrés, déscolarisés, émeutiers), géographique (habitant la zone, la banlieue, les quartiers) et

linguistique (malmenant le français, influencés par la langue des parents). L’association, puis

l'assimilation, par les médias nationaux français, du rap violent aux banlieues, violentes par

définition car peuplée d’étrangers (1960-1970), de zoulous (fin des années 1980), de jeunes

(début des années 1990), et ce pour mieux comprendre ces populations, entérine le lien

dialectique rap-banlieue (voir section 2 ci-dessous).

La démarche homogénéisante faisant du rap1 et des banlieues un tout indivisible, va régner sur

l’ensemble des arts visuels dits « urbains », et notamment sur le cinéma des années 1990 qui

produira des films comme Raï, Ma 6-T va Crack-er (1996) et La Haine (1995). L’amalgame

n’est pas explicite dans les films des années 2000 tels que L’Esquive (2004) et Entre les murs

(2008) mais il y est largement fait allusion à travers des paramètres langagiers surjoués par les

acteurs. D’autres études linguistiques sur le traitement médiatique réservé à ces espaces

ségrégués enseignent que l’exclusion de l’Autre en tant que groupe se fait souvent par son

homogénéisation – ainsi le recours à la catégorie « jeune » pour qualifier les habitants de ces

espaces (Guehria 2015) en occulte toute diversité. Un procédé similaire se produit lorsqu’on

actualise l’expression par le défini singulier « (le) parler de banlieue » qui « incarcère » dans

un espace précis une catégorie de Français, donnant l’illusion qu’en dehors de ces quartiers, la

langue française se pratique sans aucune variation dans le reste du pays (voir ci-dessous le

discours Finkielkraut en section 3.1. Corpus 1. L’Esquive).

Je pense donc que le cinéma, avec son grand pouvoir de construction de représentations

collectives, œuvre (consciemment ou inconsciemment), à travers certains films dits « de

banlieue », à conforter ce que distillent les médias depuis le début des années 1990, à savoir le

syllogisme décrit plus haut entérinant le lien entre violence et habitants des banlieues (en tant

que ces dernières sont habitées majoritairement par des populations immigrées ou françaises

1 « On nous refuse le droit à la nuance parce que quand les gens qui n’aiment pas le rap vont voir un groupe de rap en

concert, ils disent oh je n’aime pas le rap. Par contre quelqu’un qui va voir un groupe de rock en concert et qui n’aime pas le

groupe qui passe sur scène, il dit je n’aime pas ce groupe. […] un rockeur qui casse sa chambre d’hôtel, il est rock’n’roll et

s’il fait du rap c’est un délinquant » (Akhenaton dans l’émission On n’est pas couché du 15 juin 2013),

https://www.youtube.com/watch?v=V9LqP6WIjZU, consulté le 19 juillet 2018. Le fait de rejeter en bloc cette catégorie

musicale est le signe d’un regard social d'homogénéisation.

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ceux qui y sont étrangers » (Kirkness, 52 : 2015).

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issues de l’immigration). Ces derniers peuvent alors intégrer cette vision négative d’eux-

mêmes (Champagne 1993) suggérée par les médias et le cinéma (Moirand 2007) en adoptant

entre eux des appellations stigmatisantes (quitte à les redéfinir dans certains cas) telles que

Beurs, Zoulous (1980-1990), wechs wechs1, racailles2 (2000-2015). Ils peuvent également

résister (Kirkness 2014)3 en remettant en cause les films qui mettent en scène des conditions

banlieusardes que les interviewés qualifient de « trop stéréotypées ».

Cette seconde hypothèse sera vérifiée à travers l’analyse de deux types de corpus :

(a) le premier, composé du scénario du film L’Esquive, montre le surdosage du parler

dit « de banlieue » dans les échanges des personnages, ce qui le rend stigmatisant du fait de

son pouvoir de suggestion et de ses effets sur la mémoire discursive. Car même s’il n’est

question que d’une fiction, les films peuvent accentuer le sentiment d’insécurité linguistique

ressenti par les populations de ces espaces et contribuer à alimenter les idées reçues chez les

spectateurs qui n’y habitent pas ;

(b) le second portera sur le discours de nos informateurs, originaires de ces quartiers,

conscients du préjudice que ces films sont susceptibles de leur causer. Eux-mêmes veulent

s’affranchir de la vision négative de ce « parler jeune » en l’associant au parler des « mauvais

garçons » (Guehria 2015).

Avant la présentation de ces deux corpus, j’explique les liens étroits entre la musique rap et la

banlieue tels que construits par les médias français pour fabriquer un « non-lieu » (Augé

1992), inexistant dans la réalité, mais omniprésent dans les esprits, du fait de la juxtaposition

d’images de ces lieux. Ce non-lieu a tellement été mythifié que le cinéma s’en est emparé

pour le reconstituer, le mimer, le caricaturer.

2. Rap violent, banlieue violente et médias

Le lien entre le rap et la banlieue a largement été établi dans de nombreuses études, pour

évoquer l’influence de la banlieue sur le rap ou l'inverse (Ghio 2014, 2015). À partir du travail

1 Voir à ce sujet Bertucci 2015.

2Voir à ce sujet Corpus_MPF_Wajih1 largement exploité dans Guehria 2015.

3 « Il a été démontré que la résistance à la stigmatisation se trouve déjà dans l’affirmation même par les

résidents qu’il existe bien un lien fort avec un lieu pourtant méprisé et considéré comme effrayant par

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de Hammou (2012), je soutiendrai que, sans l'interprétation des médias et sa diffusion

massive, la relation entre banlieue et rap aurait continué à être neutre, ou, du moins, n’aurait

pas évolué vers cet état de vases communicants de violences. Car, en instituant un lien pour

ainsi dire intrinsèque entre les deux, qui crée l’entité rap-banlieue, les médias, peut-être de

manière involontaire1, ont fait la promotion d’une branche violente et commerciale du rap,

exclusivement animée par le gain, au détriment de la vision initiale du rap français

logiquement inscrit dans la lignée de la musique française de Brel ou de Brassens.

Les rappeurs français qui ont résisté au formatage commercial ont disparu, tel Lionel D.

(1990) boudé par les maisons de disques françaises car son look (sans extravagances), ses

paroles (sans violence), son casier judiciaire (vierge) ne remplissaient pas le cahier des

charges du parfait rappeur : « Je ne collais pas à l’image qu’on espérait avoir des rappeurs :

je n’avais pas eu de problèmes avec la justice, pas eu de problème de drogue, pas de grosses

baskets, pas de casquettes. Je suis désolé, mais avec une casquette sur la tête je ressemble à

Bourvil… » (Lionel D. cité dans Hammou, 2012 : 103). En revanche, le groupe NTM, lequel a

signé dans la maison de disques qui a remercié Lionel D., remplissait largement ces

exigences. Les journalistes s’offraient des réponses toutes faites à leurs questions sur les

émeutes, l’intégration et autres conflits dans les quartiers, et ce au détriment d’un rap qui

prônait la fraternité et la solidarité entre Français, non sans subversion comme peuvent en

témoigner certains textes de la première compilation de rap français Rapattitude (1990) –

notamment celui de Tonton David.

Les médias font leur choix, qui n’est pas celui de promouvoir Lionel D. ou Tonton David. Le

traitement médiatique réservé au « sujet banlieue » au début des années 1990 adopte un ton

dramatique alimentant la peur – en témoigne le simple intitulé d’émissions comme « Cité en

état d’urgence » (TF1, 52 sur la Une du 29/03/1991) –, ou le racisme le plus élémentaire,

nourrissant le sentiment d’un traitement de faveur injustifié réservé aux immigrés au

détriment des « vrais » Français – comme le « discours d’Orléans », en juin 1991, de Jacques

Chirac (alors Président du RPR et maire de Paris), discours largement diffusé, commenté,

1Dans le cadre du recueil du corpus MPF, je contribue sans le vouloir à faire la promotion de cette vision de la

banlieue. Les enquêtés qui s’expriment dans un français standard n’intéressent pas prioritairement le projet qui

consiste à mettre en avant les influences de certaines langues/cultures étrangères sur le français parisien.

J’amplifie la variation (considérée comme du français déviant au regard de certains !) au détriment du standard

largement répandu dans les quartiers populaires où se déroulent les enquêtes.

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relayé par les médias1. Pour les années suivantes, je citerai parmi d’autres « Immigrés :

l’intégration en perdition »2 » (TF1, Droit de savoir du 20/10/1993) et « La dérive des

banlieues » (TF1, Droit de savoir du 18/05/1994).

Toutefois certains programmes, tout en étant dans la spectacularisation, s'attachent à

problématiser le sujet, tel l’animateur de Ça se discute ouvrant son émission du 10 octobre

1994 par un sondage selon lequel « 47% des sondés pensent que les médias ont une

responsabilité dans la stigmatisation des banlieues » (Boyer 1997). Le lendemain, il

surenchérit : « […] À se demander ce soir si cette image négative des banlieues n’est pas le

fait des médias […] ». Si, donc, deux visions se sont opposées dans la programmation des

émissions sur la banlieue (Boyer, 1997), toutes ont assuré la promotion de l’aile violente du

rap, soit en la dénonçant comme responsable de la violence dans les banlieues, soit en lui

reconnaissant la valeur d’un témoignage sur les difficultés d'y vivre. L’impossibilité de saisir

le problème dans sa complexité perdure de nos jours dans certains médias, de par le

fonctionnement même du traitement de l'information tel que rapporté par Berthaut (2013 a et

b) : un événement quelconque est retenu dans les conférences de rédaction, transmis au chef

de service, lequel fait suivre au journaliste « de terrain ». Celui-ci, en fait démuni car sans

contact, vu l’absence de confiance qu'ont les habitants des banlieues vis-à-vis de la presse,

recourt à des intermédiaires, voire, selon Berthaut (2013b), à un « fixeur3 ». Le filon est

exploité au maximum, d’où la surexposition de certains quartiers4 (Berthaut 2013a) dont

l’histoire (médiatique), l’enclavement (la position géographique), les difficultés sociales et

urbaines finissent par se généraliser, dans l’esprit des téléspectateurs, à l’ensemble des

1 « Comment voulez-vous que le travailleur français qui habite à la Goutte-d’or où je me promenais avec Alain

Juppé il y a trois ou quatre jours, qui travaille avec sa femme et qui, ensemble, gagnent environ 15 000 francs, et

qui voit sur le palier à côté de son HLM, entassée, une famille avec un père de famille, trois ou quatre épouses, et

une vingtaine de gosses, et qui gagne 50 000 francs de prestations sociales, sans naturellement travailler !

[applaudissements nourris] Si vous ajoutez à cela le bruit et l'odeur […] » (Guyotat 1991).

2On y voit David Pujadas, le futur présentateur de France 2, actuellement sur LCI – chaîne du groupe TF1–, aller

à la rencontre d’« habitants de cités » pour dresser le constat de l’incompatibilité des modes de vie des

« communautés noire, asiatique et maghrébine » avec leur intégration dans la société française. Selon le jeune

reporter, les caractéristiques de la « vague du regroupement familial » (les « familles nombreuses », la

« polygamie », l’« absence de sens des valeurs »...) ont conduit au « délabrement » et à la « formation de

ghettos » (Berthaut 2013).

3Il s’agit de l’accompagnateur d’un journaliste en zone dangereuse.

4 La couverture de la presse télévisée des émeutes survenues à la suite de la mort d’un jeune homme, le 3 juillet

2018, à Nantes, ville peu connue pour son soulèvement populaire, illustre la difficulté des journalistes à instaurer

un rapport de confiance avec les habitants : les journalistes recourent aux vidéos amateurs circulant sur le web ou

au dialogisme pour rapporter le discours des habitants du quartier où ont eu lieu les incidents.

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banlieues (Kirkness 2015, 39-40 ; Mucchielli 2010 ; Wacquant 2007). Cet espace devient un

non-lieu au sens où l’entend l’anthropologue Marc Augé (1992 : 120) : il n’existe pas

vraiment en tant qu'endroit où chaque habitant reconnaît son identité sociale, vit avec d'autres

personnes dont il sait qu'elles partagent les mêmes valeurs : les noms qui évoquent ces non-

lieux (ici quartiers, tiékars1, banlieues) suscitent un imaginaire collectif qui « produit le

mythe et du même coup le fait fonctionner » (Marc Augé, 1992 : 120).

Le regard « angéliste » (Berthaut, 2013b) que portaient les journalistes du service public sur

les banlieues va changer au début des années 2000 avec l’arrivée de journalistes formés,

notamment à TF1, à une approche plus polémique (plus « accrocheuse ») de la banlieue :

Guilaine Chenu (« Envoyé spécial »), Benoît Duquesne (« Complément d’enquête »), David

Pujadas (« Journal de France 2 »). On est loin du mea-culpa de Jean-Luc Delarue cité ci-

dessus : faute de proximité avec les habitants des banlieues, les journalistes qui traitent du

« sujet banlieue » se rapprochent des forces de l’ordre. Ceux de France 2 sont les plus assidus

dans les formations délivrées par l’Institut des Hautes Études de la Sécurité Intérieure (Ihesi)

– avec l’espoir de créer des liens avec de futurs responsables de la sécurité (Berthaut 2013b).

En se rapprochant de la police, les journalistes adoptent leur terminologie (guetter, c’est

« faire une planque », couvrir un cambriolage revient à « monter au braco », une garde à vue

est une « GAV », un vol avec violence est un « VV ») et certains d’entre eux « finissent par

adopter inconsciemment leur perception du monde social et leurs catégories d’analyse »

(Berthaut 2013b). Cela explique dans une certaine mesure le plébiscite réservé par certains

médias à des films comme La Haine en son temps, L’Esquive ou Entre les murs qui,

finalement corroborent la théorie de l’ « exotisme banlieusard » (Hammou 2012),

problématisée par le rappeur Rocé dans son texte « Si peu comprennent »2. Le très haut débit

verbal des acteurs, qui confère à leur discours un ton violent (Paternostro 2014) et presque

incompréhensible3, l’enfermement supposé des quartiers (leur « ghettoïsation ») et la

radicalisation d’une partie de sa jeunesse expliqueraient dans une certaine mesure le

1Forme verlanisée de quartier actualisée par les habitants de ces espaces pour parler spécifiquement de leur

propre quartier : « allez on rentre au tiékar » ou « on réglera ce problème au tiékar ». Ce mot est prononcé par

des non-banlieusards sur un ton ironique : « rentre dans ton tiékar le banlieusard ».

2Contrairement à l’enfermement suggéré par cet exotisme, Rocé prône l’ouverture, l’universel : « pas le temps

non plus de faire peur de par un exotisme banlieusard, je suis à la recherche de l’universel, pas au contentement

ou à l’agacement d’un pays qui vieillit dans le surplace du spectacle et des clichés, etc. ».

3 Certaines répliques du film L’Esquive ont été prononcées tellement vite que Nacer Kaci, chercheur au sein de

l’équipe MPF, s’est souvent retrouvé dans l’impossibilité de les transcrire.

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« surdosage » linguistique du film L’Esquive qui caricature les « pratiques linguistiques

banlieusardes » construites par les médias (Guehria 2007).

Cette vision sombre des quartiers est largement exploitée dans ce qu’on appelle les « films de

banlieues1 ». Mrabet (2014), à travers l’étude d’un corpus de films mettant en scène des

Maghrébins entre 1960 et 2007, retrace l’évolution de la figure de l’immigré qui passe de

l’étranger à l’ouvrier, stigmatisé pour ses origines et son infériorité sociale (1970) puis au

jeune de banlieue ou des cités (1990-2000). Cette évolution s’effectue d’abord sur un plan

médiatique (Guehria 2007) avant de s’imposer au cinéma.

3. Les deux corpus

Rappelons que la première hypothèse est que les « films de banlieues » reprennent et relayent

le traitement médiatique des populations concernées, et que la seconde avance que ces

dernières contestent le traitement abusif qui leur est ainsi réservé.

L’Esquive (corpus 1), plus qu’un autre film, est représentatif de la vision contemporaine

projetée, selon les procédés cités ci-dessus, sur les banlieues française, même si un grand

nombre de nos interviewés le qualifient d’« imposture », de film « trop trop » (stigmatisant)

ou refusent tout simplement d’en parler car la charge négative qu’il projette est telle qu’elle

conduit à l’autocensure – ainsi qu'on l'observera ci-dessous. D’autres films, faisant allusion à

l’immigration, mettaient en avant la volonté d’intégration des Français d’origine maghrébine

par une certaine « acculturation », une sorte de rupture avec les racines des parents – ainsi,

lorsque la mère de Madjid dans Le thé au harem d’Archimède (1984) lui parle en arabe,

l’enfant lui rappelle qu’il ne comprend pas cette langue. Dans L’Esquive, au contraire, tous les

acteurs parlent arabe, notamment Lydia, a priori d’origine non maghrébine dans le film, qui

emploie des mots comme : Bismillah (« au nom de Dieu »), Inchallah (« si Dieu le veut »),

wellah (« je te jure ») : ce vocabulaire arabe, en plus de revendiquer une identité banlieusarde

pour certains informateurs (Guehria 2011, 2015), tend à se généraliser hors banlieue par un

effet de mode, mais souligne également une adhésion au groupe.

1 Le terme « hood moovies » utilisé par certains médias pour parler des « films de banlieues » pose problème dans la

mesure où la version américaine suggère une violence qui n’existe pas dans les quartiers français et pourrait donc être un

élément accélérateur de stigmatisation dont usent déjà les médias lorsqu’à la suite d’émeutes on qualifie l’espace

impliqué de « Chicago » pour amplifier la gravité des faits et passer sous silence les raisons sociales qui ont conduit à de

tels actes. Voir par exemple l'article : http://www.liberation.fr/france- archive/1995/01/07/la-cite-ariane-au-fil-de-la-

violence_120834, et, sur le cas de l'emploi du mot ghetto : http://www.metropolitiques.eu/Ghetto-relegation-effets-

de.html.

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Le parler dit de « banlieue » dans le cinéma français des années 2000 et son impact sur

les populations concernées en 2018 Wajih GUEHRIA

C’est à mon sens la quête de légitimité du réalisateur1 qui explique, entre autres, les traits

linguistiques « banlieusards » exagérés dont témoignent le haut débit verbal, l'intonation

montante-descendante et, particulièrement, l'actualisation de mots arabes – souvent redéfinis

pour répondre aux exigences sémantiques du contexte – ce qui confère au film une artificialité

linguistique largement évoquée par les habitants de ces espaces2 lors des entretiens (corpus 2)

ou même simplement dans le cadre d’échanges informels. De fait, la transcription des

répliques du film L’Esquive a révélé ce que je qualifie de « décalage » entre le texte prévu

initialement dans le scénario (Kechiche & al. 2004) et certaines répliques prononcées par les

acteurs. Ce sont justement ces décalages qui feront l’objet de l’analyse.

La transcription des enquêtes semi-directives et écologiques que j’ai réalisée en région

parisienne (corpus 2) a servi à nourrir la base de données de l’équipe MPF entre 2009 et

2018. Ce projet se donne pour objectif d’étudier les effets du multiculturalisme sur les

pratiques langagières contemporaines à Paris. Il permettra à terme une meilleure

compréhension des façons de parler émergentes qui comportent des enjeux socio-

identitaires et politiques. L’équipe s’attache également à déstabiliser la stigmatisation qui touche

certains groupes du fait de l’accent (Paternostro 2014) ou du lexique caractéristiques de leur parler.

C’est d’ailleurs le propos de la présente contribution, qui s’attelle à déconstruire la caricature du

parler dit « de banlieue » dans le film L’Esquive et de mesurer les conséquences sociolinguistiques

d’une telle caricature sur les banlieusards.

3.1. Corpus 1. L’Esquive

Le film a été tourné au Nord de Paris, à Saint-Denis dans le département de la Seine-Saint-

Denis (93). Il s’agit d’une commune enclavée – ou du moins plus fermée que notre terrain

d’enquête habituel, Mantes-la-Jolie, situé à 50 kilomètres au Nord-Ouest de Paris3. Le

scénario comporte des termes que je ne retrouve pas à Mantes-la-Jolie : crari (faire genre) ou

dahèk (faire rire). Les acteurs s’approprient le scénario : Lydia, l’une des actrices du

1 La crédibilité de certains films augmente avec la proximité que les réalisateurs établissent avec l’espace traité.

Mathieu Kassovitz, pour son film La Haine (1995), a planté le tournage dans une cité et y a recruté du personnel.

Kechich, dans cette lignée de réalisateurs, a d’une part tourné son film dans une cité et à d’autre part misé sur la

capacité des acteurs à puiser dans leur répertoire linguistique banlieusard.

2 Je ne préjuge pas de la qualité du jeu des acteurs.

3 Un informateur qui travaillait au moment du tournage du film à Saint-Denis souligne cet enfermement : « Saint

Denis s’est pas Mantes/y a pas ça (en faisant référence au lac d’aviron de Mantes-la-Jolie) // tu te tournes à droite

t’es à Aubervilliers tu marches un peu t’es à La Courneuve ah oui // j’y vais des fois encore j’ai gardé des

contacts et en plus j’ai travaillé aussi à côté aux Quatre Mille ».

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populations concernées en 2018 Wajih GUEHRIA

film, prononce à plusieurs reprises t’as vu [tavy] au lieu de la prononciation préconisée par les

scénaristes [tay], avec élision du son [v]. Je relève d’abord que c’est Lydia qui intègre le plus

de termes arabes « improvisés » et ce durant les 20 premières minutes du film :

Nom de

l’actrice

Mots arabes improvisés Répliques prévues

initialement

Traduction

Lydia Non, je t’avais dit wellah je t’ai dit de xx jusqu’au là Non, j’t’avais dit, voilà… 6mn36s

Lydia Franchement bsahtek / à ta santé 8mn50s

Lydia Wellah ça fait plaisir Ah là ça fait plaisir 9mn58s

Lydia (en

parlant à

Krimo)

Wellah tu vas pas regretter Ouais mais là tu vas pas

regretter. 12mn33s

Elle actualise également des mots tels que starfirallah, Inch’Allah, zaâf (énervé), seum

(rage)… qu’elle enchaîne sur un débit verbal très élevé et très emphatique. Une analyse

globale de ce lexique arabe « improvisé » laisse transparaître trois champs lexicaux :

(a) celui de la religion : wellah comprend 14 occurrences dont 11 prononcées par

Lydia. Il y a également naâl chitan (maudit le diable), inch’ Allah (si Dieu le veut),

starfirallah (pardon Dieu), Besmillah (au Nom de Dieu), sur le Coran, Gouli wellah (dis je le

jure), wellah alâdim (je jure Dieu le grand) ;

(b) celui de la vulgarité : seum (poison) (5), zaâf (énervement) (10), meskine (pauvre),

khamedj (dégueulasse), chaâl (allumer) (3) lahchouma (la honte), (homosexuel1),

(prostituée2) ;

(c) celui de la courtoisie : bsahtek (à ta santé), isalmak (réponse à bsahtek) mabrouk

(félicitation), dahek (fait rire).

Toutefois, si, dans la culture maghrébine, les termes qui font allusion à la vulgarité et à la

sexualité sont systématiquement ponctués de Hachèk (« sauf votre respect »), terme largement

1 J’ai pris le parti de mettre directement « homosexuel » et « prostituée » afin d’éviter de citer les termes

prononcés en arabe dans le film qui relèvent d’un registre vulgaire inapproprié dans un travail scientifique.

2 Sami Tchak, analysé par Nankeu dans ce volume, propose une lecture sexuelle de la banlieue.

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les populations concernées en 2018 Wajih GUEHRIA

présent dans le parler dit « jeune » en France1, le film ne l’illustre pas. Au-delà de ces

observations, les personnes interrogées dans le cadre de l’équipe MPF au sujet de ce film

ressentent comme une violence qui leur est faite : l’image que l’on donne d’elles est qu’elles

ne parlent pas un français standard et l’arabe (tout en étant une langue valorisante dans le

groupe des pairs (Guehria 2015) est à leur sens synonyme de l’échec de leurs parents en

France (ce que manifeste leur chômage), et de leur propre échec (ce dont témoigne leur

décrochage scolaire)2. Lorsque je suggère d’intégrer des mots arabes dans le dictionnaire de

français, ils répondent :

Extrait 1

Int. 1 : non pas intéressant xxx3 c’est pas du français

Int. 2 : en fait je vais vous expliquer il peut être mis dans le dictionnaire mais si ils mettent la définition

par exemple [khrat] il faudra pas qu’ils mettent signifie beaucoup de beaucoup de il faut qu’ils mettent

mots arabes utilisés par les [youth] dans une partie de la France

Int. 1 : non c’est pas du français c’est de l’arabe et l’arabe c’est de l’arabe ça reste au pays

Ils se désolidarisent donc de cette terminologie arabe – qu’ils actualisent pourtant dans leur

parler ordinaire – en l’associant à la catégorie des mauvais garçons (youth) à laquelle ils ne

veulent pas appartenir (Guehria 2015). Ce parler, tout en leur conférant de l’assurance

lorsqu’ils sont parmi les pairs, est source d’insécurité linguistique lorsqu’ils sont face à un

« étranger » : le professeur, le policier, l’agent administratif, etc. Globalement, les interviewés

considèrent leur parler comme irrespectueux (idée récurrente dans le corpus de l’équipe

MPF). Or dans L’Esquive, « l’improvisation » des acteurs porte essentiellement sur des termes

que nos informateurs associent au parler des youth car violent sur le plan sémantique et dans

les représentations dont ils font l’objet ((prostituée), (homosexuel)) – ou sur le plan social

(starfirallah, wellah) : le recours systématique au religieux, en effet, dans un discours

présenté comme spontané (donc authentique), peut gêner le (télé)spectateur du fait d’un

rapport conflictuel entretenu avec l’Islam et la langue arabe4 en France.

1 Voir à ce sujet Roland Laffitte sur le site de la Société d’Études Lexicographiques et Étymologiques Françaises

& Arabes : http://selefa.free.fr/LingNv01T01.htm, consulté le 18 juillet 2018.

2 Voir à ce sujet l’ouvrage de Durpaire et Mabilon-Bonfils (2016) sur les inégalités au sein de l’école française.

3 Le discours des informateurs a été gardé dans sa forme orale. Les xxx indiquent un passage inaudible traduisant

une perturbation du discours. Le souligne représente le chevauchement des discours de deux ou plusieurs

informateurs. Les deux points ( : ) indiquent l’allongement d’une voyelle. Quant aux barres obliques, elles

représentent une pause courte (/), moyenne (//) ou bien longue (///).

4 Voir à ce sujet, entre autres, Lorcerie (2017) et Blanchet (2016).

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les populations concernées en 2018 Wajih GUEHRIA

Ainsi les « mots » transmis dans L’Esquive (presque chantés façon rap), associés

(consciemment ou inconsciemment) à la violence de l’entité rap-banlieue, vont construire ou

renforcer des représentations collectives stéréotypées, (ré)activées dès que l’un de ces mots

est prononcé. La mémoire discursive (Moirand 2007) qui permet cette association est

renforcée par l’ « accent », emphatique des acteurs, caractéristique du parler dit de banlieue et

de la musique rap. Léon (1993) souligne l’importance de la « fonction identificatrice de

l’accent » (21-22), qui constitue la base de tout jugement social sur la langue, permettant de

faire des inférences sur l’identité (au sens large) de l’interlocuteur (Paternostro 2014). Le

débat public autour de l’accent de banlieue positionne les locuteurs de ce parler comme autant

de personnes qui fragilisent l’identité nationale1 notamment du fait du lien d’ascendance de

cette population avec un pays étranger (voir à ce sujet Kühl dans ce volume). Certaines

personnalités publiques suggèrent des pistes de réflexion sur les raisons d’un tel accent ; ainsi,

le philosophe, écrivain, académicien, animateur d’émissions sur la radio France-Culture Alain

Finkielkraut insinue-t-il (sans la moindre base scientifique – et pour cause : il n’y en a pas)

que ni les « gens qui vivent dans les banlieues » ni « leurs enfants » n’ont un accent tout à fait

français – ce dont on peut inférer que ces populations ne seront décidément jamais tout à fait

françaises :

Je suis très frappé que, maintenant, nombre de Beurs et mêmes de gens qui vivent dans les banlieues,

quelle que soit leur origine ethnique, ont un accent qui n’est plus français tout à fait. Mais ils sont nés

en France ! Et pourquoi ont-ils un accent ? Et pourquoi leurs enfants auraient-ils un accent ? C’est tout

à fait sidérant2 (Finkielkraut 2014).

Dans le film L’Esquive, lorsqu’une Lydia, a priori française de « souche »3, actualise ce

« français des banlieues » avec l’accent « des Beurs », elle confirme que cette « population » a

un effet négatif sur le reste de la « communauté nationale », ce qui alimente la théorie

conspirationniste du Grand remplacement – lequel consisterait à substituer un peuple à un

autre en opérant des changements culturels comme la langue –, ainsi qu’en témoigne le

scénario catastrophe imaginé par l’historien Bernard Lugan (2015). Cela inscrit les habitants

de ces espaces ségrégués dans une insécurité linguistique et culturelle certaine (aggravée par

l'insécurité de fait du côté socio-économique) – que confortent les bien connus « délits de

1Hélène Merlin-Kajman, La Langue est-elle fasciste ? Paris, Seuil, 2003.

2 Extrait du discours sur l’accent de banlieue d’Alain Finkielkraut, dont l’intégralité peut être consultée à partir

de ce lien : https://www.youtube.com/watch?v=PqUNZ4BgYQ4.

3 La succession de guillemets dans cette phrase marque le sens insatisfaisant mais pratique des termes

sélectionnés.

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les populations concernées en 2018 Wajih GUEHRIA

facies » et exclusions de candidatures signées de noms à consonance maghrébine ou africaine,

pour une location, un travail, une entrée en discothèque, etc. C’est pourquoi bon nombre de

ces « jeunes » refusent l’image qui est donnée d’eux dans des films comme L’Esquive et

s’attachent à s’en distancier, comme le montrent leurs témoignages dans le corpus qui suit.

3.2. Corpus 2. Les interviews

Les traits linguistiques mis en avant dans un film ou un reportage ne sont jamais anodins car

ils sont traités par notre mémoire discursive qui associe des faits linguistiques à des faits

sociaux, pour ne garder au final que les supposés auteurs des (mé)faits (Moirand 2007 &

2009). Ce procédé (conscient ou inconscient) favorise la stéréotypisation et l’homogénéisation

d’une population, mettant ainsi de côté ses particularismes, ses spécificités, ses problèmes

concrets (la paupérisation, l’enclavement, le chômage, l’insécurité linguistique et culturelle, la

discrimination) mais aussi son hétérogénéité en ceci que les individus qui la constituent n'ont

pas tous le même profil (c'est-à-dire ni la même interprétation de leur situation, ni la même

réaction à la réputation qui leur est faite, ni le même statut relativement à la réussite scolaire,

sociale et économique, etc.). C'est ainsi qu'un grand nombre de personnes interrogées au sujet

de L’Esquive ont évité de répondre, peut-être parce qu'elles n'osaient pas s'opposer à l'image

qui y était véhiculée d'elles, compte tenu de la réception élogieuse du film par les critiques, et

de son écho favorable dans les médias.

Les quatre informatrices, âgées de 16 ans, interrogées dans les locaux d’une

association de Nanterre, ville située au Nord-Ouest de Paris, ont ainsi refusé de donner leur

avis sur le film, jugeant qu’on ne peut lutter contre des stéréotypes autant relayés par les

médias et le cinéma :

Extrait 2

Int 2 : la prochaine fois

Int 1 : il y avait tout le tous les types de stéréotypes ou: tous les types ?

Int 3 & 4 : xxx

Int 2 : alors que non il y a des personnes qui aiment travailler il y a des personnes qui aiment s’en

sortir

Dans la réplique : « il y avait tout le tout les types de stéréotypes », la redondance de l’adjectif

indéfini tout/tous indique que le film fait écho aux « stéréotypes » qu’elles ont déjà évoqués

pour le film Entre les murs. Même si elles n’étaient pas disposées à commenter cette

production cinématographique, le fait de l'évoquer a provoqué une cacophonie – en témoigne

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les populations concernées en 2018 Wajih GUEHRIA

le fait que la seconde informatrice a d’abord décliné notre requête pour ensuite chevaucher les

répliques des autres jusqu’à ce qu’elles lui donnent la parole. L’adverbe alors, supposé

introduire l’expression d’une conséquence, marque dans cette réplique l’opposition à une

conséquence considérée comme évidente : « alors que non ». Cela fait écho à un « ras-le-bol »

déjà évoqué pour Entre les murs :

Extrait 3

Int 1 : Entre les murs

Int 2 : moi j’ai trouvé que c’était trop stéréotypé

Int 3 : ouais moi aussi

Int 2 : trop trop trop ça m’a même

Int 1 : j’ai pas aimé (elle s’oblige à arrêter de critiquer)

Int 3 : c’est trop / c’est trop exagéré / ça se passe pas c- / on est pas comme ça

Enq : xxx

Int 2 : Entre les murs c’est au niveau d’un collège ZEP1 il y a eu plein de trucs mais en fait c’est trop

stéréotypé / moi j- franchement la classe qu’ils ont regroupée les élèves qu’ils ont qu’ils ont voulu

montrer on a l’impression que c’est un concentré ils ont concentré tous les types de personnes qui

habitent dans une cité alors que non il y a des personnes qui aiment travailler il y a des personnes qui

essayent de s’en sortir il y a des papas qui se réveillent le matin pour aller travailler y a heu l’entraide

y aussi ça de l’entraide de la familiarité et de heu d’aide xxx la convivialité tout le monde se connaît

on essaye de tous s’aimer

L’informatrice n° 2 monopolise le débat : en dépit des tentatives de ses camarades, elle ne

leur cédera pas la parole et répétera cinq fois trop, adverbe dont on peut dire qu'il exprime non

seulement un excès, mais encore, plutôt, une limite indûment dépassée, du fait qu’il est réitéré

autant de fois dans le discours. Une hypothèse interprétative est que ce parler dit « de

banlieue » apparaît tellement caricatural qu’il crée chez l'informatrice une perturbation au

niveau de son à dire2 : il stoppe net, en effet, la progression de son discours (« trop trop trop

ça m’a même »). Cette autocensure se retrouve chez l’enquêtée n° 1 lorsqu’elle prononce

« j’ai pas aimé » en s’imposant ensuite le silence. L’enquêtée n° 2 reconnaît néanmoins que,

dans les faits, on peut effectivement croiser la violence (verbale) jouée dans ce film, mais elle

souligne également l'exagération de l'expression filmique à travers les termes : trop

stéréotypé, franchement, concentré.

1 Zone d’éducation prioritaire (ZEP).

2 Temps de préparation de la parole effective.

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les populations concernées en 2018 Wajih GUEHRIA

L'informatrice éprouve le besoin d'ébranler / de changer l’image, médiatique et

cinématographique, de la banlieue présentée comme exclusivement peuplée de « jeunes »

violents qui parlent différemment et qui n'ont pas d'emploi, par sa référence aux « papas qui

se réveillent le matin pour aller travailler ». De même, elle relativise le discours essentialisant

sur les populations de ces espaces ségrégués en évoquant les valeurs humaines que l’on trouve

dans ces quartiers : « l’entraide », « la convivialité », « tout le monde se connaît », « on essaye

de tous s’aimer ». Dans sa quête d’attributs positifs, elle rencontre des difficultés au niveau du

temps opératif1 : le mot « familiarité » ne paraît pas convenir à ce qu’elle cherche à exprimer

(peut-être une notion en relation avec la famille ?) et après une interjection enchaîne un

discours incompréhensible à la suite duquel l’informatrice circonscrit le terme adéquat

« convivialité ».

Ces ratages du discours sont décuplés lorsque les personnes interrogées tentent de parler du

film L’Esquive car, d’une part, elles ont l’impression de se répéter et, d’autre part, elles

rejettent l’image négative que les actrices donnent de la banlieue, donc des enquêtées elles-

mêmes. Du fait du parler des comédiennes, composé d’un accent (de banlieue) et de termes

arabes (vulgaires2), nos interviewées, pourtant du même âge, supposées avoir un vécu proche,

des références socio-linguistiques et culturelles communes, n’ont pas pu s’identifier à elles3.

4. L’impact des films dit de banlieues

Caricaturer un accent ne relève pas uniquement d’une performance esthétique dans un film

portant sur une catégorie minorée. Les traits linguistiques nous apprennent des choses sur ce

que nous ne sommes pas et sur ce que le groupe dominant pense du groupe caricaturé. Les

accents ont de tout temps existé en parallèle d’un accent standard. Cependant, si, dans le film

Raï (1995), ce trait linguistique était à peine perceptible, comme cela apparaît dans la

traduction française des productions anglo-saxonnes abordant les conditions sociales des

minorités afro-américaine et hispanique – Boys’n the hood (1991), New jack city (1991) – ce

n’est pas le cas de films plus récents comme Generation gansta (2007) où la traduction

1 Opérations mentales nécessaires à la production du discours, et notamment au niveau de l’à dire et du dire.

2Les informatrices, qui comprennent l’arabe, sont outrées par les termes vulgaires actualisés dans le film.

3 Les jeunes femmes interrogées montrent qu’elles ne sont pas hors-norme (voir à ce sujet Arrous dans ce

volume).

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les populations concernées en 2018 Wajih GUEHRIA

française s’apparente au surdosage en traits linguistiques caractéristiques du parler banlieue

évoqué pour L’Esquive.

Les « jeunes » interrogés sont conscients des représentations négatives qui collent à leur

parler, c’est pourquoi ils ne souhaitent pas le voir se généraliser à travers des supports écrits.

Le fait de l’actualiser dans des films (à succès) avec une telle intensité accentue leur insécurité

linguistique, qui se nourrit d’une relation toute fragile avec la langue des parents, d’un lien

complexe avec le français et particulièrement d’un sentiment d’être en trop en France

(Guehria 2015) :

Extrait 4

- Enq. et ici en France tu te sens accepté ou rejeté ?

- Int 1 non rejeté plutôt

- Int 2 rejeté par tout le monde

- Int 1 par tout le monde

- Enq. par qui ?

- Int 1 par heu par l’État française

- Int 2 pourquoi ? Parce que quand une maman française elle nous regarde on a l’impression

qu’on la dérange (rire)

Ils ont le sentiment de n’appartenir ni au pays d’origine des parents ni à la France, leur pays

de naissance : « rejeté par tout le monde ». L’actualisation de « maman », terme faisant

référence à l’affect, à l’assurance, est le point culminant de ce sentiment d’insécurité. Pour

reprendre la dichotomie de tiraillement des bi-nationaux – la France et l’Algérie – représentée

par une métaphore parentale chez Albert Camus : le premier pays étant pour l’auteur la

« mère » –, ce dernier est choisi au détriment du second qui représente selon cette logique le

père – nos enquêtés sont attristés par ce rejet maternel « quand une maman française elle

nous regarde on a l’impression qu’on la dérange », qu’ils vivent, pour certains, comme une

humiliation. Pour le rejet dont ils font l’objet dans le pays de leurs parent, ils se contentent

d’évoquer une jeunesse désœuvrée envieuse de leur francité « parce qu’on parle français »1.

1Les attentats perpétrés ces dernières années à Paris, Marseille, Nice et Trèbes ont remis en cause une fois de

plus la légitimité de cette population en France, notamment par le débat sur la déchéance de la nationalité

française (2016). La même année, la constitution algérienne a officiellement écarté les binationaux des hautes

fonctions de l’Etat.

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5. En guise de conclusion

La spectacularisation de ce parler1 dans des films convoque chez les « jeunes » tout un vécu

douloureux, ponctué d’une stigmatisation liée aux origines de leurs parents, à leur

inaccessibilité à la culture dominante, à la pauvreté de leur lexique, à leur accent (présumé lié

à leur non-maîtrise du français standard). Cette violence symbolique, construite par les médias

et relayée par le cinéma, constitue le quotidien de nos informateurs, lesquels tentent de s’en

défaire par la construction de sous-catégories au sein du groupe des pairs pour distinguer le

bon jeune qui réussit à l’école et qui fait du sport2 (voir à ce sujet Horvath dans ce volume)

du mauvais (youth). Tous ces efforts sont balayés d’un revers de main par des films portant

sur les banlieues, ou des traductions de films avec un accent de banlieue, qui en présentent

une image caricaturale (conforme à la norme médiatique – pour bénéficier d'une critique

élogieuse dans les médias) : on comprend alors qu'ils soient eux-mêmes rejetés par les

populations qu'ils ont la prétention de mettre en scène.

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Revue Algérienne des Sciences du Langage (RASDL ( EISSN : 2507-721X

Numéro 6, aout 2018

P.N.L ou comment la banlieue peut se représenter dans le rap ?

Morad BKHAIT

Université du Québec à Montréal – Canada

Résumé

Cet article veut analyser l’utilisation lexicale de jeunes à travers le corpus du groupe de rap P.N.L pour en

extraire leurs représentations de la banlieue et l’utilisation de ses références. Cette approche critique de leurs

textes met en exergue une présentation de la banlieue de l’intérieur. Cette analyse d’œuvre littéraire portant sur

la banlieue et la terminologie désignant la banlieue et ses habitants : « les quartiers », « les jeunes des quartiers »,

« le parler de banlieue », « le parler jeune » seront approfondis pour en révéler des facettes peu connues, autant

d’un point de vue linguistique que purement stylistique (usage du verlan, arabe). Enfin, la mise en scène de la

banlieue et sa représentation, à travers des clips vidéos, sont aussi l’occasion de diffuser l’image de cette dernière

à l’international. Ce groupe et son suivi dans les réseaux sociaux laissent place à une pratique de la langue

française complètement nouvelle, teintée de langue arabe. Une occasion de faire la synthèse des néologismes

utilisés par le groupe et leurs fans qui ne cessent de grandir à l’international.

Abstract

This article aims to analyze the lexical use of young people through the corpus of rap group P.N.L to extract

their representations of the suburbs and the use of their references. This critical approach to their texts highlights

a presentation of the suburbs from inside. This analysis of literary work on the suburbs and terminology

designating the suburbs and its inhabitants: "neighborhoods", "young people from neighborhoods", "the

suburban speaking", "the young talker" will be deepened to reveal facets little known, both from a linguistic

point of view than purely stylistic (use of verlan, Arabic). Finally, the staging of the suburbs and its

representation, through video clips, are also an opportunity to spread the image of the latter internationally. This

group and its follow-up in social networks give way to a practice of the French language completely new, tinged

with Arabic language. An opportunity to synthesize the neologisms used by the group and their fans who are

constantly growing internationally.

« Igo », « gala gala », « 'ient -'ient », « bicrave », « chrome1 » « Q.L.F », « DA », tous

ces vocables expliqués infra sont devenus des références incontournables d’un groupe

originaire de la cité des Tarterêts à Corbeil-Essonnes. Formé en 2014 par deux frères, son

nom P.N.L est le sigle pour Peace N’ Lovés. Pionnier du « Cloud Rap » en France, il annonce

une volonté de vivre en paix, mais surtout d’acquérir de l’argent. Depuis son premier album

« Que la Famille » sorti en mars 2015, les ambiances musicales sont parfois saccadées, un

vocabulaire brut et sans demi-mot fait également sa particularité. Associé à aucune maison de

disques et très pointu sur sa communication, il ne paraît dans aucun média traditionnel et

refuse depuis le début de se mélanger avec d’autres groupes. Proche de sa famille, le groupe

1 Terme issu des Tarterêts pour exprimer des crédits, des dettes ou retards de paiement de la part des consommateurs de drogues.

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l’a élargie avec son leitmotiv « Q.L.F », sigle pour « Que La Famille ». Le message adressé

est de faire bénéficier de ses succès uniquement et exclusivement cette famille. Les liens de

cette dernière se nouent à travers la musique, tant pour le public qui l’écoute que pour les

groupes de rap soutenus de la même ville (DTF, MMZ ou encore F430). Sur les réseaux

sociaux, la communauté grandit avec 2,1 millions d’abonnés sur YouTube, 1,2 million sur

Facebook et 1,3 million sur Instagram1. C’est avec le soutien de ses admirateurs que le groupe

a décroché le disque de diamant avec son dernier album sorti en 2016.

Théorie de référence

Le propos est d'étudier les textes à travers une analyse critique du discours, théorisée dans les

années 1990 par Norman Fairclough, avec comme idée centrale le fait que le langage et le

pouvoir sont intimement liés. Alors que la sociolinguistique portait peu d’attention à la

hiérarchie sociale et au pouvoir, Fairclough a élaboré un cadre tridimensionnel pour l’étude

du discours, dont le but est de « cartographier » trois formes distinctes d’analyse : 1) analyse

du texte (oral et écrit), 2) analyse de la pratique du discours et 3) analyse des événements

discursifs comme exemples de la pratique socioculturelle (Fairclough, 2001 : 34). Précisons à

toutes fins utiles que, d'une part, nous ne prétendons pas à l’exhaustivité bibliographique, et

que, d'autre part, nous désapprouvons la vente de stupéfiants, devenue un secteur d’activité à

part entière2, comme nous condamnons les incitations à la violence.

Méthode d'analyse

L’analyse prend en considération la syntaxe du texte, la structure métaphorique et certains

dispositifs rhétoriques comme l’étude de la production verbale, en se concentrant sur la façon

dont les relations de pouvoir sont adoptées dans le discours. Elle s'occupe également de la

compréhension intertextuelle, en essayant de saisir les grands courants de la société qui

affectent le texte étudié (Wodak, Meyer, 2009 : 120). Une analyse logico-sémantique sera

également menée, en s'en tenant au contenu manifeste, ne considérant que le signifié

immédiat, accessible ; elle comprend trois moments (thématiques abordées, positionnement

des locuteurs et fréquence des thématiques dans le discours).

1 Source disponible sur les pages YouTube, Facebook et Instagram du groupe. 2Dans le marché des drogues illicites en France estimé à 2,3 milliards d’euros, le cannabis « représente 48 %, suivi de près par 38 % (en chiffre d’affaires) pour la cocaïne en 2016 », Rapport « argent de la drogue » de l’institut des hautes études de la sécurité et de la justice, octobre 2016 [en ligne], consulté le 04 février 2018, https://inhesj.fr/sites/default/files/fichiers_site/communication/synthese_rapport_argent_de_la_drogue.pdf.

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Objectif

Le but de cette entreprise est d’appréhender, à travers ces textes, une présentation de la

banlieue de l’intérieur et son écho en dehors de cette dernière. Dans l’une des rares interviews

données, le groupe prétend que la principale source de financement de leurs albums est issue

de leurs anciennes activités de trafiquant (Abrahamian, 2016). C’est une pratique récente dans

l’industrie de la musique où quelques travaux mettaient plutôt en exergue la nécessité de

mener des activités illicites pour assurer la pourvoyance de familles (Blondeau, 2010 : 77).

On relève aussi des problèmes économiques et sociaux tels que les difficultés scolaires, le

chômage et la violence dans les banlieues, mais également le sentiment d’être incompris

quand on y réside. Le groupe relate son cheminement dans l’Islam, rythmé de va-et-vient

entre le péché et la repentance – thématiques présentes dans le corpus. Sortis d’une culture

interstitielle (Calvet, 1994 ; Lepoutre, 1997), ces éléments traduisent une situation socio-

économique complexe dans des quartiers difficiles et permettent de contextualiser les paroles

du duo.

Le présent article se limite aux thématiques suivantes, particulièrement populaires à travers

des expressions typiquement véhiculées par le groupe : la guerre/la paix/les réalités de la

banlieue, le rapport à la religion, la nécessité/vente de drogue et les mots en verlan/arabe. Ces

thématiques sont ponctuées de digressions nécessaires pour contextualiser les propos du

groupe et son impact dans la société. Pour la présentation des extraits du corpus, entre

parenthèses sont mentionnés les paroles du groupe en italique, puis le nom des chansons ; les

fautes d’orthographe dans les paroles comme les titres de chanson sont maintenues à dessein.

1. P.N.L, des thématiques qui représentent la banlieue française ?

Il est nécessaire de resituer le groupe P.N.L dans le contexte du rap français d’aujourd’hui,

ainsi que les conditions de vie dans leur cité. D’origine algérienne et corse, les deux frères ont

vécu la plus grande partie de leur vie dans la cité des Tarterêts à Corbeil-Essonnes. Faisant

l’objet d’un Programme de Rénovation Urbaine entre 2004 et 2008, celle-ci est l’un des

secteurs les plus difficiles du département, avec une hausse des outrages et rébellions face aux

forces de l’ordre en 2016, malgré une baisse de 50 % de la criminalité1.

1« La délinquance diminue, les agressions sont plus violentes » par Florian Loisy, publié le 26 janvier 2017, in

leparisien.fr [en ligne], consulté le 2 mars 2018, URL : http://www.leparisien.fr/espace-premium/essonne-91/la- delinquance-diminue-les-agressions-sont-plus-violentes-26-01-2017-6619893.php.

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L’étude de la production verbale dans cet environnement présente un intérêt considérable

pour saisir la construction identitaire et sociale du groupe, qui représente par extension les

habitants de la cité (Billiez, 1993 : 117). En effet, le porte-parolat accordé à P.N.L réside dans

la légitimité qui lui est accordée par les habitants du quartier comme par l'ensemble

hétérogène e leurs auditeurs à travers le monde, francophone en particulier. Reconnus pour ne

pas travestir les faits et décrire leurs conditions de vie en cité avec un réalisme percutant,

contrairement à d’autres artistes (on n’est pas comme eux, La vie est belle ou PTQS), les deux

frères ont aussi une vision positive alliant sérénité, contemplation et la volonté d’être en paix,

même s’il faut parfois mener une guerre2. Côté production, ils enregistrent avec leur label

« Que La Famille », dont la distribution en format physique/numérique se fait à travers la

société Musicast (Abrahamian, 2016). Comme ce fut déjà le cas du célèbre groupe des

années 2000, Lunatic, composé de Booba et Ali, deux rappeurs des Hauts-de-Seine, leur rap

indépendant suscite de l’engouement et du respect chez les auditeurs, ne serait-ce que parce

qu’il permet d’autofinancer sa musique et donc de ne subir aucune censure, mais aussi de

profiter directement des bénéfices engendrés, sans intermédiaire.

La guerre et la paix

La guerre et la paix comme réalités d’une banlieue vécue de l’intérieur sont les premières

thématiques récurrentes qui nous semblent intéressantes à analyser, tout en soulignant les

pratiques socioculturelles qu'elles produisent.

« Et la guerre, et la guerre on l’a fait, on la refera, pourquoi donc épiloguer. Pas de paix, pas

de paix, pas de paix dans le contrat, la haine pour copiloter ». Cette phrase que l’on retrouve

dans le morceau « Jusqu’au dernier gramme » est une excellente entrée en matière dans le

corpus pour décrire le positionnement du groupe en société. La répétition des mots guerre et

paix crée un impact qui résume, avec lyrisme et force, le sentiment d’être prêt à faire la guerre

pour préserver la paix. Soulignons que le caractère défensif dans le corpus, environ 50

2 Écho à la locution latine « Si vis pacem, para bellum », « si tu veux la paix, prépare la guerre », référence également utilisée par Booba dans son titre « Destinée ».

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chansons depuis 2014, est aussi très prononcé1. Le groupe a donc choisi son « camp » par

défaut et contraint, à l’instar d’autres individus en banlieue. Ce jargon démontre que la vie en

banlieue peut s’apparenter à un conflit armé, que des alliances, des pertes et des choix

difficiles sont à faire. Ce vocabulaire dénote une pratique socioculturelle qui associe les

habitants des quartiers difficiles à des soldats qui survivent dans des tranchées (j’suis ressorti

transformé de la tranchée, Porte de Mesrine) et doivent mener une guerre quotidienne (tous

les jours c’est la guerre, Mexico) contre un système, des stéréotypes et la discrimination.

Les références cinématographiques au film de Brian de Palma « Scarface » sont également

nombreuses. En effet, dans l’album « le Monde Chico » en 2015, P.N.L s’identifie beaucoup

au personnage central du film, Tony Montana incarné par Al Pacino, mais aussi à son acolyte

Manny. Dans cette fiction le personnage principal, débarqué de Cuba, commence au plus bas

de l’échelle sociale pour la gravir jusqu'au sommet par le biais de la vente de cocaïne (Dine,

2012 : 102). Ce dernier a largement influencé la culture des banlieues, passée par trois âges

selon Christina Horvath : l’âge de la galère, 1975-1990 ; l’âge des trafics et des violences

urbaines, 1990-2000 ; et à partir de 2001 l’âge de la « ghettoïsation » (Horvath, 2017 : 186).

La jungle

La banlieue est un environnement que le groupe décrit abondamment, reflétant différentes

formes de ségrégations langagières et sociales (Bertucci, 2013 : 53) : de la « savane » à la

« jungle » en passant par le « zoo », la « street » ou encore le « rain-ter, ter-ter », les noms et

adjectifs ne manquent pas pour s’approprier cet espace. Encore aujourd’hui, on peut discerner

que les périphéries urbaines et leurs habitants sont perçus comme des stéréotypes, voire « des

archétypes perpétuellement recyclés, en fonction de schèmes imaginaires profondément

ancrés dans les représentations collectives » (Lochard, 2010 : 87). D’ailleurs, les fondateurs

du groupe aiment à s’approprier le terrain en se positionnant comme les fournisseurs de la

meilleure drogue (à part qu’il y a moins de frappe dans le coin, depuis qu’on a quitté le

terrain, J’te haine), mais aussi qu’avec le succès, ils s’éloignent doucement de leurs anciennes

activités de dealers, pour se rapprocher de la vertu (aujourd’hui hamdoullah plus besoin de le

faire, Dans la légende). Après des textes sur la nécessité de vendre des stupéfiants dans les

1 (Armé comme un ange j’viens pour embrasser la paix, Recherche du bonheur) (T’aimes pas la paix c’est qu’t’as

pas fait la guerre, Le M). Cette lettre (M) fait référence à la contraction du terme monde que les artistes

veulent conquérir comme à un symbole apposé sur le front des personnages du manga Dragon Ball, les Majins.

Ce symbole (M) dans le manga représente le caractère dangereux et agressif de ceux qui le portent.

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premiers albums, une prise de distance avec l’illicite se fait davantage sentir dans le dernier

album en date, intitulé dans la légende.

Ademo ou AD-Khey (de son vrai prénom Tarik), un des membres du groupe, aime à se

comparer à Mowgli, personnage principal du Livre de la jungle de Rudyard Kipling. Il use

d’ailleurs fréquemment d’une onomatopée « Ounga, wawa » pour se comparer à un singe

dans la jungle (j’te donne RDV sur le terrain à Cheeta, Gala Gala ; j’sors du zoo madame !,

J’vend) ; le second membre, N.O.S (de son vrai prénom Nabil), s’identifie à Simba, jeune

lionceau du dessin animé Le Roi Lion, destiné à être le roi de la jungle. À travers cette

réappropriation de l’œuvre de Disney (comme Jafar et Jasmine d’Aladin dans certains textes),

un écho est fait à une filmographie connue de nombreux individus et permet d’en renouveler

les perceptions – car le corpus du groupe transpose ces personnages au XXIe siècle pour les

confronter à l’univers des cités.

Cette littérature de la jungle s’accompagne aussi du symbole de la couronne portée par le roi

et de son trône. Dernier reliquat de la royauté, la couronne est l’objet de convoitise du groupe

(j’prends la couronne, la pose sur la tête du p’tit frère, Le monde ou rien), mais aussi de

jeunes de banlieue pour saluer une réussite, généralement dans l’illicite, alors que le trône

possède une place dissemblable. Le trône sur lequel siègent les « rois [du rap] » est devenu un

élément à part entière de cette culture. Toutefois, alors que tous les artistes se le disputent,

P.N.L marque une fois de plus sa différence en lui conférant des valeurs éphémères et

imméritées : il s'écarte des clashs1 entre artistes et de leurs convoitises pour atteindre le succès

(j’voulais juste être riche, igo2 j’voulais pas briller, Tempête ; pardon la vie, j’recompte,

Naḥā) et assume la volonté de faire de l’argent sans être sous l’œil des caméras.

L’identification à des personnages issus de la jungle révèle que l’environnement dans lequel

ils évoluent est dangereux, que la loi du plus fort règne, mais aussi que les stigmates que l’on

prête à des quartiers difficiles, habités par des « sauvages », abandonnés de tous, sont

pleinement assumés (besoin d’personne, j’sais qu’ils m’aiment pas, Rebenga). En les utilisant

à leur convenance pour pallier la charge négative qu’ils véhiculent, le groupe et ses auditeurs

s’émancipent (Vasquez, 1998 : 160). Typiquement issu de l’Essonne, le terme « DA » dans le

parler jeune désigne une personne “dure” et “violente” : revendiqué par le duo, il représente

aisément cette émancipation et le retournement du stigmate qui l’accompagne.

1 Un des plus célèbres fut entre deux rappeurs français, Booba et ROHFF. 2 Terme pour désigner un ami, utilisé depuis dans de nombreuses banlieues françaises.

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Racisme et stigmatisation

Parmi les difficultés auxquelles sont confrontés les habitants des cités, il y a le racisme et les

stigmatisations qui s’invitent aux entretiens d’embauche, au travail, dans la rue et même dans

certaines institutions publiques (commissariats, services sociaux, mairies…). Le groupe

détaille, aussi, crûment ses multiples déboires avec la justice.Ces éléments participent à une

représentation des banlieues véhiculée par des médias qui n’hésitent pas à renchérir de façon

systématique sur « des connotations péjoratives ou dévalorisantes, alors que les banlieues

participent « par leur propre chemin à la dynamique métropolitaine » (Carpenter, 2017 : 35).

On prête un changement dans le rap français d’un point de vue sémantique, du fait qu'il est

passé à des codes différents : l’utilisation du verlan, de l’arabe (voir ci-dessous le point II),

comme celle de nouveaux logiciels et instruments de musique pétrissent le style

perfectionniste du groupe, avec en particulier l’usage à répétition de l’auto-tune, instrument

qui modifie la voix du chanteur, mais aussi leurs visuels dans les clips vidéos et leurs

apparences physiques (cheveux longs et lissés, style soigné, sobriété du décor et vêtements

aux couleurs vives sur scène). L'évolution est sensible si l'on compare le titre des P.N.L « dans

ta rue » qui fait écho, près de 20 ans après, à celui de Doc Gynéco en 1996 « dans ma rue » : le

changement s’opère tant dans la description de l'espace de vie que dans la manière de se

l'approprier. En 1996, Doc Gynéco donnait une description de sa rue dans le XVIIIe

arrondissement de Paris, où l’on pouvait entendre un brassage des populations, associé à une

« pub pour Benetton ». En revanche, du côté de P.N.L, le groupe s’impose dans la rue de tout

un chacun, avec l’utilisation de l’adjectif possessif ta. Par extension, il s’impose également

dans une société, à l’image des habitants de banlieue qui se sentent rejetés.

Comment (sur)vivre

Cette exclusion a généré un véritable réseau de survie qui s’est développé dans des banlieues

difficiles (Sevran, Seine-Saint-Denis (93), Corbeil-Essonnes (91), Vitry-sur-Seine (94)). On

découvre dans le corpus que la vente de drogue se substitue aux prestations sociales

françaises, et que le frigo est rempli grâce « au bout de taga » (dans le titre, Dans ta rue). Ce

terme est devenu un synonyme de la drogue dans beaucoup de banlieues. Le groupe place la

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P.N.L ou comment la banlieue peut se représenter dans le rap ? Morad BKHAIT

vente de diverses drogues (Taga taga, zitoun, paki, afghan, coco, be-her, co-mer1, Que La

Mif) comme une activité à part entière dans leur banlieue, où la jeunesse est fragilisée, encline

à un appauvrissement qui se renforce.

Ainsi, un véritable langage et vocabulaire populaire se sont formés autour de ladite activité

(Trimaille, Billiez, 2000 : 219). Nous avons extrait les mots « niaks, teh, zdeh » pour les joints

de cannabis entre autres ; le terme « grammer » pour exprimer l’action de vendre des grammes

de drogues ; « bon-char » verlan pour le charbon, qui comme le minerai laisse des traces dont

il faut se défaire et représente l’action d’aller constamment vendre les substances illicites.

Pour mentionner cette activité dans le parler de banlieue, le terme « bicrave » ou sa

contraction « bibi » représente incontestablement les mots les plus populaires du groupe.

Comme pour le terme « wech » dans les quartiers français, qui selon Marie-Madeleine

Bertucci est un véritable ancrage linguistique de l’imaginaire et une forme de mythe urbain

(Bertucci 2015), le corpus révèle que la « bicrave » mobilise plusieurs jeunes individus (18

ans à peine) à qui est nécessaire un ensemble important de connaissances car les guetteurs, les

vendeurs, les comptables, les conducteurs de « go fast » ou encore les réapprovisionneurs sont

continuellement observés ou exposés à une arrestation par la Brigade Anti-Criminalité

(BAC).

Ces connaissances sont une véritable découverte pour les auditeurs : on apprend par exemple

que les deux frères ont régulièrement tiré la chasse à 6H01 (dans le titre, Dans ta rue), en

référence à la drogue envoyée aux toilettes avant l’arrivée des forces de l’ordre qui exécutent

des perquisitions, ou encore qu'ils ont fait de la prison et retourné au centre de détention en

possession de drogues (je rentre en semi [période de semi-liberté] avec du seum [poison en

arabe, pour désigner de la drogue], Sur Paname), démontrant une réinsertion difficile après

une incarcération. Ce parler verlanisé ne comporte pas de marque d’infinitif ou de participe

passé (Gadet, 2016 : 137). Le développement de phénomènes d’exclusions et de décrochage

social est lié à des antagonismes entre les dynamiques sociales et économiques, ce qui peut

menacer la cohésion territoriale et donner naissance à des émeutes comme ce fut le cas de

2007 à Villiers-le-Bel à la suite du décès de deux adolescents montés sur une moto-cross

entrée en collision avec un véhicule de la police nationale.

1Sont les abréviations de différentes drogues « Zitoun » (Olive en arabe) étant un mode de conditionnement du

haschich.

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Dans le corpus, cette activité est révélée contraignante et nécessaire dans de nombreux

passages : (demain j’arrête pas c’est tendu, Dans ta rue) (ma drogue la base de ma paye, je

vis, je vis-ser1) (ça charbonne pas pour la passion, igo le but est lucratif, Obligé de prendre)

(j’sais faire que ça : écouler kilos de verte, Simba) (quand t’es dans la merde, bah tu bibi par

défaut, Lion). Le groupe, à l’instar d’individus en banlieue, mentionne que l’illicite est la

seule alternative qu’ils ont trouvée pour travailler et nourrir leurs familles : (y’a qu’le diable

qui m’laisse des pourboires, Sur Paname) (dites à la juge qu’on l’a fait pour survivre,

Mexico), (des remords quand j’suis à table, Oh Lala) (riche dans l’ḥarām ou pauvre dans

l’ḥalāl2, alors choisis vas-y dis-le, PTQS) (mais bon personne nourrit les miens, Le M).

L’opposition retrouvée dans les textes du groupe peut aussi être exprimée d’un point de vue

social, comme ce fut le cas avec des travaux monographiques qui ont montré l’importance que

pouvait prendre « l’affirmation d’une identité collective fondée sur une appartenance

résidentielle commune, le “quartier”, et manifestée par des codes vestimentaires, gestuels,

linguistiques spécifiques parmi les jeunes vivant en cité » (Sauvadet, 2005 : 120). De plus, les

groupes sociaux ont des représentations de la position qu’ils occupent par rapport à d’autres

groupes, ce qui permet d’invoquer un langage en réaction.

2. L’utilisation du verlan et de l’arabe comme revendication culturelle et identitaire

Le verlan et la langue arabe sont aussi très utilisés à titre de revendication identitaire dans le

hip-hop, dans les banlieues (Kasterszstein, 1999 : 27, Piolet, 2016 : 127). Des variations de

mots et des contractions sont opérées et rendues populaires par le biais de leurs musiques.

Ainsi, les termes « 'ient -'ient » ou « cliquos » remplacent celui de client, bien que le second

puisse également faire référence au clic pressé par le guetteur pour chaque client à l’aide d’un

cliquomètre.

La référence à la religion musulmane

Les mots en arabe font référence à deux thématiques particulières : la première est le discours

religieux dans l’islam et la seconde la pratique de cette même religion, qui dénotent qu'ils

prennent une place importante dans l’univers des personnes de confession musulmane vivant

dans une banlieue. Le rapport au sacré est très présent, maintenant l'existence d'une croyance

primordiale, qui n’est jamais vraiment effacée surtout pour le groupe qui a grandi dans une

1Le mot « vi-sser » est le verlan de servir [de la drogue] très usité par des jeunes a été popularisé par le groupe. 2Illicite et licite en arabe.

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culture musulmane. Assurément, la volonté de se repentir et de vouloir un jour cesser les

activités illicites sont des sentiments que l’on retrouve en banlieue, jusqu’aux personnes qui

se radicalisent et rejoignent un islam rigoriste et parfois violent (Crettiez 2011 : 50).

Voici quelques exemples des liens à la religion entretenus par P.N.L que l’on peut retrouver

dans des banlieues : (j’ai pas dit bismillah, je perds la foi comme un minable, Uranus) (mon

Dieu faut qu’j’me dirige vers la Mecque, DA) (quand j’fais l’wuḍū, j’fais peur au robinet [en

référence aux ablutions qui mettent le croyant dans un état de pureté rituelle], Lala) (c’est

grâce au ḥarām qu’on a mis des zéros sur nos salaires, Gala Gala1) (en disant ḥamdullah

dans ma galère, oh lala) (en contrat avec le šayṭān, sœur faut qu’j’le résilie, Lion) (j’pose un

pied à terre, bismillah nouveau day, J’vend).

Ces bénédicités et louanges musulmans reviennent aussi dans un registre quasi courant de la

banlieue et démontrent un ancrage profond de cette religion dans cette aire géographique. Le

sentiment religieux et les références à la religion restent aussi dans des passages une façon

d’avoir pleinement conscience de mener une vie d’incrédule : (j’ai la tête à l’envers, j’vois

tous les ǧnūn à l’endroit, Kratos2) (j’ai beau poser le front sur le sol igo j’m’endette,

Recherche du bonheur) (égaré, les anges jouent à cache-cache, Lion) (j’ferai les frais de ce

que le Très-Haut décidera, La vie est belle).

Ces quelques exemples soulignent aussi une prise de conscience, celle d’être dans un

égarement tant social que religieux de la part de nombreux individus qui s’identifient aux

deux rappeurs.

L'étendue des activités illégales

La deuxième référence des mots en arabe s’associe aux activités illicites. Elles ne sont pas les

seules d’une banlieue, mais les moins de 20 ans représentent presque la moitié des habitants

des Tarterêts (sur un total de 10 000 habitants) et le taux de chômage dépasse les 30 % (postés

dans l’hall, les gens partent au taf, peu stupéfaits de voir qu’en revenant, j’suis toujours là,

Porte de Mesrine).

1Cette expression désigne le nom qu’ils donnent aux armes à feu. 2Personnage principal de la série de jeux vidéos « God of War ». Celui-ci n’a d’affection que pour sa famille, à

l’instar de P.N.L in Genuis.com consulté le 10 aout 2017 à l’adresse suivante : https://genius.com/Pnl-kratos-

lyrics.

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Dans le cas du groupe, la vente de drogue a été une nécessité pour survivre après les ennuis

avec la justice de leur père (René Andrieu) et l’absence de leur mère. Ainsi les termes en

langue arabe relevés dans notre corpus sont associés à la rue de façon générale (les revenus,

les conflits, la drogue..): (j’pense plus à grand-chose à part le ẖalis, Sheita) (pas peur d’aider

un frère s’il y a ḥeja, Onizuka), (la même heure, la même ḥass, Je vis, Je vis-ser) (nous on est

ẖabāt, Tu sais pas) (j’fais tomber mes zitūn en pissant, Oh Lala). Le terme zitūn, olive en

arabe représente un aliment vertueux et bénéfique pour la santé, il est mentionné à plusieurs

reprises dans le Coran (sourate 95). Le fait qu’il soit associé à une activité illicite décuple son

intensité et sa perception chez les auditeurs. On retrouve le terme « Naḥā », titre homonyme

d’une chanson venant du verbe suivre, céder en arabe, mais qui, dans les textes de P.N.L, en

plus de probablement faire référence à une ville japonaise, est utilisé pour décrire l’action de

ne pas suivre ses tentations. On peut également entendre le terme « Naḥā»1, comme une

désignation pour réprouver le mal, également utilisé dans le Coran (exemple en sourate 3

versets 110 (Berque, 2002 : 61) et donc par extension pour évoquer le détournement des

mauvaises pensées).

Ces termes relatent un environnement froid et répétitif, presque mécanique, où des jeunes ne

trouvent plus aucune satisfaction au sein de leur banlieue. Ce sentiment délétère engendre un

manque de projection de leur part dans une société qui se crispe et se verrouille à différents

niveaux. Cette situation doit être conjuguée avec une montée des populismes, en particulier de

l’extrême-droite depuis 2002 avec un score de 21,30 % des voix en 2017, score le plus élevé

du Front National à une élection présidentielle. L’Hexagone apparaît en effet comme le

deuxième des 28 pays de l’Union européenne (UE), derrière l’Autriche, où ces mouvements

prospèrent le plus (Liogier, 2013 : 32).

La satisfaction d’enrichir les siens est constante dans notre corpus : (j’emmène la misère en

balade, P.N.L), comme celle de se sacrifier pour eux, en acceptant passivement la malédiction

de l’au-delà comme une évidence (sur Terre en enfer, j’rentre dans le four avant toi [le four

est aussi le nom donné au hall d’entrée d’immeuble qui sert de point de vente dans le jargon

des vendeurs], Kratos) ; mes gouttes de sueur ont l’odeur d’l’Enfer, Naḥā). Ce sentiment est

partagé par de nombreux jeunes de banlieue qui, à l’instar du groupe, mènent des activités

illicites, ce qui constitue forcément un mélange explosif de passivité et d’agressivité.

1« Naḥā » in almaany.com, définition consultée le 10 septembre 2017 à l’adresse suivante :

https://www.almaany.com/ar/dict/ar-ar/%D9%8A%D9%86%D9%87%D9%89/.

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Le respect pour les parents et la famille

Le parler jeune en banlieue témoigne d'une certaine révérence et d'un respect pour les figures

parentales, familiales par extension et le religieux. Ces variations stylistiques sont utilisées par

les jeunes de banlieue qui maîtrisent mal ou ne possèdent pas du tout le code commun ou

culturel usité en société. En effet, les statuts de la mère, du père ou encore de Dieu sont

souvent exprimés en langue arabe : « yemma » [du parler algérien, dérivé de « umm », la mère

en arabe], dans Kratos ; « baba », dans Oh Lala ; « ẖhali », dans Sheita ; « wallah », dans

Mira ; « ẖhey », dans La petite voix. De plus, le praxème « jeune » et son utilisation dans le

discours politique engendre un « sentiment de frustration exhortant ainsi à la fétichisation du

Même : ceux avec qui nous avons une culture commune, mais aussi la production de

l’Étranger, l’Autre, celui à qui nous attribuons une culture, une langue, une histoire…

différentes de la nôtre » (Guehria, 2007 : 37).

Enfin, ces termes traduisent un profond respect pour ces figures familiales qui structurent un

socle social et privé, largement diffusé chez des individus en banlieue. Cette référence à la

mère, « yemma », renvoie au paradigme idéalisé d’une famille, héritée d’une culture arabo-

musulmane où la femme prend une place importante : elle est projetée comme une mère de

famille, une matrice fertile de surcroit, garante de la préservation de la structure familiale

(Proia, 2009 : 129). Cette vision, souvent associée à un patriarcat ou une misogynie dans les

quartiers, est, en réalité, héritée et intégrée comme modèle familial chez les habitants (Delphy,

2008 : 145). Le père, dans notre corpus a une place singulière, puisque c'est pour obtenir sa

satisfaction que les membres du groupe s’efforcent de mener leurs affaires et leurs projets au

mieux (je dois faire le million pour baba, J’comprend pas). Les frères sont très discrets sur

leur vie personnelle, on prête un passé de braqueur au père qui aurait élevé seul ses enfants.

La culture familiale est intimement liée à la religion, ce qui peut l’ériger en dogme dans le

sein du foyer (Mosconi, Beillerot, Blanchard-Laville, 2000). Cette particularité familiale a

séduit des auditeurs à travers le monde qui se sont reconnus dans la situation du groupe. Le

père représente fréquemment la base économique et le référent social d’une famille, parce

qu’il pourvoit aux besoins et incarne la virilité (Ribert, 2009 : 580). Cette image paternelle est

répandue dans les banlieues, reflétant et perpétuant la domination des hommes dans cet

espace (Marwan, 2011 : 285).

Une transmission de repères parfois différents de ceux de la société française continue d'être

diffusée par les premiers immigrés extraeuropéens à leurs enfants (Sorel-Sutter, 2011 : 85),

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même s’il faut souligner une multitude de structures familiales en banlieue – dont l’existence

de familles monoparentales où des femmes élèvent seules leurs enfants.

Les clips vidéos, nouvelle représentation en ligne des banlieues ?

En plus des paroles et des mots réutilisés par les jeunes en banlieue et ailleurs, le groupe a su

populariser et mettre en scène leur quartier, leur quotidien et leur environnement d’une

manière générale grâce à des clips vidéos sur internet (vingt au total). Cette mise en visibilité

de la banlieue par des artistes sur une plateforme en ligne (YouTube), qui rassemble des

internautes du monde entier, est « le produit d’une construction culturelle, sociale et politique

qui se constitue et se transforme » (Babie, Heck, Monbrun, 2011 : 12). Ainsi, la banlieue des

Tarterêts devient un terrain d’études et de découverte à l’international (certains clips totalisent

jusqu’à 90 millions de vues, incluant des internautes de l’étranger). Des articles existent sur la

qualité esthétique de leurs clips1 ou encore sur les divers types de représentations de la

banlieue au cinéma (Cadé, 1973 : 173), univers différents que rassemblent néanmoins un

certain nombre d'éléments récurrents.

On peut y voir des scènes, tournées au sein du quartier, marquées d’éléments symboliques. La

chaise dans le hall d’immeuble est la plus caractéristique d’entre eux, véritable symbole du

lieu de travail du trafiquant et de la réalité de cette catégorie socioéconomique ; dans les clips

[Oh lala, Dans ta rue, Tempête…], cette chaise est disposée dans des lieux vides, comme pour

exprimer une forte solitude (papote avec mon teḥ, Dans la soucoupe) et un passé de trafiquant

difficiles à effacer.

Cela permet de rappeler que l’insertion professionnelle des personnes issues de quartiers

présente des difficultés dues aux discriminations qui augmentent en fonction du lieu

d’habitation et de l’origine ethnique (Costa-Lascoux, 2009, Kepel , 2012 : 380), au point que

l'on peut établir un lien entre, d'un côté, le pays de provenance et l'éducation des jeunes issus

de l'immigration, et, d'un autre côté, le conflit culturel avec le pays d’accueil :

« Les adolescents éduqués dans les familles [originaires de pays] du Sahel sont trois

à quatre fois plus souvent impliqués comme auteurs de délits que les adolescents

élevés dans des familles autochtones ; et ceux qui sont éduqués dans des familles

maghrébines, deux fois plus »2.

1In télérama.fr consulté le 10 juin 2017 à l’adresse suivante : http://www.telerama.fr/sortir/katell-quillevere-l-

esthetique-des-clips-de-pnl-rappelle-les-films-de-gangsters-italiens-des-70-s,140448.php.

2« Immigration et délinquance : un chercheur plaide pour la prise en compte du facteur culturel », in Libération,

17 septembre 2010.

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Enfin, nous avons constaté que les variations stylistiques usitées par les jeunes dans les

banlieues sont très influencées par la culture hip-hop et le groupe P.N.L en particulier. Il faut

beaucoup plus qu’une interprétation hâtive ou englobante pour critiquer ses textes, qui

reflètent avant tout un passé douloureux et des conditions de vie difficiles, que l’on ne peut

toutefois pas utiliser pour justifier la violence. Occasionnellement, un registre familier est

employé, car c’est ce qui démarque le plus ce groupe, alors qu’en réalité une autre grille de

lecture est possible, assemblant une sensibilité et une description de la banlieue qui se

mélange d’effroi, de compassion et de respect.

Conclusion

Notre analyse produit un aperçu de la façon dont le discours de P.N.L. décrit les conflits

sociaux, économiques et politiques, aussi bien que l’abus de pouvoir ou l’expression

symbolique de la domination1. Ainsi, c’est une véritable culture de la banlieue qui s’est élevée

pour se structurer « autour de l’influence du rap, mais aussi du langage des cités et semble

s’opposer à celle des parents d’origine maghrébine » (Cuyck, 2017 : 190). Le groupe

revendique une affirmation identitaire et culturelle qui se retrouve chez de nombreux

individus qui vivent en banlieue ou sont seulement admiratifs de la qualité du travail fourni.

Cette revendication se pose comme une nouvelle pratique socioculturelle qui reproduit des

oppressions et des discriminations dans les textes du groupe (Fairclough, Holes, 2001 : 75).

Le langage et les mots analysés démontrent la popularité et la complexité de cet

environnement et ne cessent d’évoluer par la création de néologismes. Structurés en français

verlanisé, ces derniers sont en phase avec une réalité où les nuances entre les catégories

sociales s’estompent, favorisant un plus gros vide entre des populations plus riches et d’autres

plus désœuvrées, particulièrement dans les banlieues. Cette distance renouvelle un répertoire

musical revendicateur, accompagné d’un vocabulaire grossier, mais qui reste légitimé auprès

des auditeurs, parce que proscrit. Enfin, le visuel novateur de la banlieue dans les clips vidéos

du groupe emprunte l’esthétique et parfois la mise en récit (storytelling) généralement utilisés

dans l’imagerie gangster du cinéma. Cette passion pour le 7e art se poursuit avec la

participation du groupe à la bande originale du film de Romain Gavras « Le monde est à toi »

en 2018 et rappelle la volonté de représenter la banlieue telle qu’elle est vécue par le duo.

1Bourdieu P., Sur le pouvoir symbolique. In Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 32ᵉ année, N° 3,

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Revue Algérienne des Sciences du Langage (RASDL ( EISSN : 2507-721X

Numéro 6, aout 2018

L’argot des jeunes des cités dans le roman Boumkœur de Rachid Djaidani

Chiraz HAKIM & TEMIM Dalida

Université Badji Mokhtar – Algérie

Résumé

Les travaux en sociolinguistique se sont orientés, ces dernières années, vers les pratiques langagières des jeunes

issus de l’immigration maghrébine. Ce parler des jeunes que des linguistes ont convenu de désigner « français

contemporain des cités » est devenu un phénomène de mode grâce à sa diffusion dans les médias, la musique, le

cinéma et la littérature. Nous tenterons dans cet article d’apporter une analyse des caractéristiques et des enjeux

du français contemporain des cités dans le roman Boomkœur de Rachid Djaidani (1999), dans le but de montrer

comment et pourquoi ces pratiques langagières relevées participent à la construction identitaire de ces derniers.

Abstract

For the last few years, a new language emerged in the French society, globalization also helped spread this new

language through mass media, internet, movies, music’s and literature. This phenomena aroused the interest of

sociolinguistics. This language has been subject to a lot of studies, and many sociolinguistics have agreed to

name it French contemporary language. In this article, I will try to analyze characteristics in Rachid Djaidani

book Boomkœur.

Introduction

En France, les années 80 ont été marquées par une importante crise économique qui a

engendré des tensions sociales dont l’embrasement des quartiers populaires et des banlieues

ont été les premières manifestations. Les jeunes des banlieues, portés par des sentiments

d’exclusion, de marginalisation, d’échec scolaire, de crise identitaire et surtout de chômage se

sont retrouvés au cœur de l’actualité médiatique : des heurts entre les forces de l’ordre et les

jeunes ont rythmé le début de cette époque.

Le mot jeune désigne ici la génération de ceux dont les parents sont issus de l’immigration et

qui, de manière générale, est chargé de connotations négatives, voire racistes. Dans l’espace

médiatique français, il désigne souvent l’étranger : « l’appellation de ces individus par un seul

caractère, ici l’âge, est conforme aux modes de fonctionnement de la stéréotypie. Ainsi la

matrice « jeune », avec tout ce que cette appellation peut suggérer, produit par processus

dérivationnel (de composition) des ethnotypisations « jeunes étrangers, jeunes beurs, jeunes

Français d’origine étrangère », des sociotypisations « jeunes voyous, jeunes délinquants,

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jeunes sans emploi », etc. Jeune cesse d’être substantif, instrument de catégorisation pour

devenir un adjectif, outil de caractérisation » (Guehria, 2007).

Ces tensions, que cristallisent l'ensemble de ces désignations négatives, ont poussé les jeunes

des banlieues à s’opposer aux lois de la société dominante1. Inspirés par la culture urbaine

américaine, ils ont développé leurs propres codes vestimentaires ainsi que leur propre langue,

mise en avant à travers divers moyens d’expressions artistiques telles que le rap, les graffitis

et la littérature. Cette langue dite Français Contemporain des Cités (FCC) est composée selon

Goudaillier (2001 : 7) essentiellement d’une base de français sur laquelle viennent se greffer

des mots argotiques, populaires et empruntés aux différentes langues d’origine que les

locuteurs utilisent comme marqueurs identitaires afin d’exprimer leur position marginale par

rapport au reste de la société. Cette variété de langue, qui se trouve aujourd’hui au cœur des

débats sur l’identité et l’intégration, continue à évoluer et à se propager dans tous les

domaines artistiques, spécialement dans le domaine littéraire où elle a connu un grand succès

auprès des lecteurs.

L'objet de la présente étude

Le présent article s'attache à analyser les procédés formels et sémantiques mis en place pour

la formation et l’enrichissement du FCC dans le roman Boumkoeur de Rachid Djaidani

(1999), à partir du postulat selon lequel le texte littéraire est un vecteur culturel permettant

d’aborder – voire de comprendre – les faits de société.

Mais sur le plan littéraire lui-même, l’indéfinition de cette œuvre, qui hésite entre

documentaire et fiction à proprement parler, donne à voir une représentation de l’écriture et de

l’écrivain. L’intérêt est de comprendre que, finalement, cette écriture qui se cherche et cette

œuvre qui tente à tout moment de basculer dans les deux genres, reportage ou fiction, est une

allégorie de la création littéraire, voire de l’identité littéraire, de la même manière, finalement,

que l’immigré de la seconde génération qui, pris dans un « entre-deux », espace indéfini, tente

de se faire une place et de se trouver une identité.

1 Certains banlieusards créent de nouvelles catégories afin de se distinguer des « jeunes » décrits dans les médias

(Guehria, 2015).

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Qui plus est, Rachid Djaidani, en écrivant son roman dans la langue des cités, se place dans la

lignée des auteurs portant en eux deux cultures, ce qui les met dans une position de

« déraciné-enraciné » comme le souligne Laronde (1995 : 29). Ce dernier considère que le

discours décentré « a pour support tout texte qui, par rapport à une langue commune et une

culture centripète, maintient des décalages idéologiques et linguistiques », ainsi « il est

décentré par rapport au français et à la culture française ».

La méthode d'analyse

Afin de mieux cerner les mécanismes et les stratégies textuelles mises en œuvre pour

exprimer ce décalage, Laronde (1995 : 29) propose de recourir à la rhétorique car elle

constitue le support de la fonction et l’outil de l’exécution. Ainsi l’écriture décentrée englobe

deux dimensions : une dimension idéologique et une dimension linguistique. Cette dernière

constitue le support de la première.

Cet article aborde la dimension linguistique en ceci que notre domaine de recherche s’inscrit

dans le cadre de l’argotologie définie par Goudailler (2002) comme « l’étude des procédés

linguistiques mis en œuvre pour faciliter l’expression des fonctions crypto-ludiques,

conniventielles et identitaires, telles qu’elles peuvent s’exercer dans des groupes sociaux

spécifiques qui ont leur propre parler ». Il précise que le domaine de l’argotologie est inclus

dans un champ d’étude plus vaste qui est celui de la sociolinguistique urbaine. Or, dans le

roman Boomkœur de Djaidani, bon nombre de mots relèvent de l’argot, à l’exemple de :

« mon Daron, mon reup, mon père… » (Djaidani : 10) ; « Ce sont de vrais boss des bacs à

sable, qui préfèrent kiffer sur un gun plutôt que baver sur une jolie fille qui leur sourit »

(Djaidani : 26) ; « les mecs du quartier ont tué le temps en compagnie d’un big poste laser »

(Djaidani : 19).

Le plan de la présente étude

S'agissant de définir le rôle de l'argot dans la langue pratiquée par les jeunes des cités, un

point sera d'abord fait sur la notion d’ « argot », en remontant à l'étymologie pour éviter toute

ambigüité car le mot connaît des définitions différentes et peut être confondu avec les notions

de « langue populaire » et de « jargon » (section 1). Dans un deuxième temps, l'analyse

portant sur la parlure des jeunes telle que rapportée dans le roman Boumkoeur de Rachid

Djaidani, nous présentons ce roman, publié en 1999 à Paris, aux éditions du Seuil (section 2).

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Nous procédons ensuite à l'analyse sémantique et formelle d'un certain nombre de procédés

linguistiques extraits de ce corpus (section 3).

1. Evolution de la notion d’ « argot »

Selon le Dictionnaire français de Richelieu (1680), l’argot est « le langage des gueux et des

coupeurs de bourse, qui s’expliquent d’une manière qui n’est intelligible qu’à ceux de leur

cabale ». Le sens du mot argot est lié au verbe argoter c'est-à-dire « mendier » d’où le lien

avec la langue des brigands qui codifiaient leur langage afin de ne pas se faire comprendre par

les forces de l’ordre. L’argot est surtout associé à la langue parlée née dans la rue – c’est pour

cette raison que les traces écrites en sont rares.

Au XVe siècle, une partie de l’argot a été dévoilée à partir des ballades de François Villon.

L'œuvre de Villon comporte en appendice six ballades écrites dans un langage secret que les

Archives du Procès des Coquillards tenu à Dijon en 1455 permettent d'identifier comme le

jargon de la Coquille (Goudailler : 2002). A cette époque, le terme argot n’existait pas

encore, on parlait de jargon – mot qui était utilisé pour désigner des formes linguistiques

adoptées par des bandes de malfrats, dont la plus connue à travers l’histoire est la confrérie

des malandrins qui, après leur arrestation, ont délivré une partie de leur langage secret, le

parler de « la Coquille », un groupe de malfaiteurs qui sévissait à Paris en 1455.

Au XVIIe siècle, le mot argot était lié à la communauté des truands et des malfaiteurs formés

à Paris, l’expression de « royaume d’argot » est apparue pour désigner cette communauté de

gueux et de mendiants qui simulaient toutes sortes d’infirmités pour susciter la pitié des

passants. La parution de l’ouvrage Le jargon ou langage de l’argot réformé, écrit par Olivier

Chéreau en 1628, va révéler le mode de vie et le langage de cette population.

A la fin du XIXe siècle, la capitale française s’est métamorphosée, ainsi que les grandes villes

de France. La reconstruction des villes, avec l’installation des usines, a favorisé

l’immigration, ce qui a entrainé un brassage culturel dans Paris intra-muros et dans les

grandes villes de France. Selon Goudailler (2001 :11), ce phénomène a entrainé le passage de

tournures argotiques dans la langue populaire et par la suite dans la langue courante, leur

permettant de changer de statut d’argot particulier à argot commun.

Pour d’autres spécialistes, le mot argot viendrait de la ville d’Argos en Grèce car il contient

beaucoup de mots grecs. Selon Duneton (2012 : 1) c’est une langue très codée avec des

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termes qui n’ont rien à voir avec le français, souvent d’origine étrangère, parfois même

d’origine grecque, c’est « Le langage particulier, normalement secret, dont faisaient usage les

voleurs de grands chemins organisés en bandes redoutables et parfois spécialisées dans le

crime ».

Geiger (1991 : 5-9) considère que l’argot n’est pas une langue mais un lexique, généralement

engendré au sein de groupes sociaux relativement homogènes. Elle définit l’argot comme « le

parler des communautés restreintes utilisé à des fins cryptiques ». D’abord il y a l’argot

traditionnel, qui correspond à l’argot dit « classique », celui des fortifications et surtout de la

pègre qui dispose de thématiques particulières relatives au sexe, à l’argent, aux jeux et aux

malfaiteurs. Ensuite vient la notion de « jargon » qui désigne les argots de métier : c'est-à-dire

un langage technique élaboré pour la transparence professionnelle entre initiés ; le jargon

possède ainsi une fonction cryptique qui le rapproche de l’argot. C’est pour cette raison

qu’elle préfère utiliser la notion d’ « argot » au pluriel : il existe divers argots qui évoluent

dans des milieux différents.

Ce même auteur (ibid.) estime que, depuis le début de ce siècle, se développe un argot

commun caractérisé par son indépendance par rapport à toute appartenance sociale. Enregistré

par les dictionnaires d’usage, il « est représentatif de l’osmose qui a toujours existé entre

argots et langue commune. Il contribue à enrichir cette dernière et, lui aussi, relève de la

dynamique néologique de la langue ». Pour Geiger, « les parlers branchés » des jeunes sont la

relève incontestable de l’argot traditionnel car ils présentent les mêmes caractéristiques de

l’argot cryptique et ludique, notamment dans le recours au procédé de verlan.

Sourdot (1991 : 13-27), de même, observe qu’il existe un flottement notionnel, à propos du

jargon et de l'argot, lié à leurs polysémies. Ainsi il juge également préférable d’employer la

notion d’ « argot » au pluriel comme le propose Geiger, car le mot est employé pour désigner

différentes formes d’argot spécifiques à des milieux différents : argot de la police, argot des

malfrats, argot des sportifs ...: « ce pluriel de circonspection marque certes la prudence et le

recul du chercheur, mais il constitue aussi une avancée dans l’approche et le classement des

faits argotiques en s’écartant de la présentation monolithique qu’on en faisait ».

Le même (ibid.) précise que la difficulté de définir cette notion résulte du fait que les

chercheurs ont séparé la production linguistique du groupe social et de l’environnement dans

lequel elle a pris naissance et évolue. Il suggère qu’un travail de recherche sur l’argot doit être

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complété par une enquête qui mettra en lumière les représentations que les locuteurs se font

de leur langue. C’est ainsi qu’il propose qu’ « un argot ou un jargon, avant d’être un ensemble

de mots, un lexique, un recueil figé d’expressions, est une activité sociale de communication à

l’intérieur d’un groupe plus ou moins soudé, plus ou moins important ».

Par conséquent, l’une des fonctions centrales de l’argot est sans doute la fonction cryptique,

mais elle n’est pas la seule à permettre son développement et son maintien, dans la mesure où

la connivence, la reconnaissance et le renforcement du sentiment d’appartenance au même

groupe social sont tout aussi importants. Sourdot (op. cit.) précise ainsi « qu’à partir du

moment où il a la volonté d’opacifier le message, de dérégler la mise en mots habituelle, dans

le but de réserver l’information aux seuls membres du groupe, il y a une activité argotique ».

D’autres dimensions marquent l’activité linguistique argotique, ainsi la composante identitaire

fonctionne comme signe d’adhésion et de reconnaissance dans un groupe, de même la

composante ludique joue un rôle de développement et de maintien de l’argot.

Sourdot propose alors, comme Geiger, un découpage tripartite en argot, jargon et jargot. La

notion de « jargot » est utilisée afin de rendre compte d’une réalité qui dépasse les deux

notions préexistantes d’ « argot » et de « jargon ». En effet, l’argot ne porte plus les traces de

sa fonction cryptique centrale et essentielle dans le parler de tous les jours qui se caractérise

plutôt par une prédominance de la fonction ludique, ainsi le « jargot relève, lui, du futile,

manifestation d’une liberté de ton sans souci d’efficacité particulière » (Sourdot, 1991 : 13-

27).

Pour Goudaillier (op. cit.), toutes les langues possèdent une dimension argotique du moment

que chaque société dispose d’interdits, de tabous ainsi que de conventions religieuses,

politiques ou morales qui poussent les locuteurs à adopter des pratiques langagières de

contournement. Ces pratiques sociales et langagières constituent les foyers les plus actifs pour

l’émergence de formes argotiques qui permettent la mise en place de stratégies de

contournement, de cryptage et de masquage.

Selon ce même auteur, cependant, ce n'est pas là ce qui caractérise fondamentalement le FCC,

car, si ce dernier possède des formes lexicales puisées dans le vieil argot, dans le vieux

français et ses variétés régionales, et surtout dans les multiples langues des communautés

immigrées, il s’agit d’un processus de destruction de la langue française par ses locuteurs, qui

intègrent des mots de leur culture d’origine afin de marquer leur identité et ainsi se démarquer

du français standard –lequel représente la marque d’une catégorie sociale privilégiée. Ainsi,

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ces jeunes ont développé leur propre langue à des fins identitaires en rejetant les normes de la

société dominante :

« C’est un moyen pour ceux qui utilisent de telles formes linguistiques de s’approprier ainsi la langue

française circulante, qui devient leur langue, celle qu’ils ont transformée, malaxée, façonnée à leur

image, digérée pour mieux la posséder, avant même de la dégurgiter, de l’utiliser après y avoir introduit

leurs marques identitaires » (Goudaillier, 2001 : 9).

Cette fracture linguistique est le résultat d’une fracture sociale : les banlieues composées de

différentes cités sont en effet devenues des ghettos dans lesquels les habitants sont cantonnés,

donc exclus géographiquement et économiquement du reste de la société. Le taux de chômage

très élevé observé chez les jeunes qui en sont issus est dû principalement à l’échec scolaire,

c’est ainsi qu’ils nourrissent un sentiment de haine et de révolte envers cette société qui les

rejette :

« De nombreuses personnes se sentent de ce fait déphasées par rapport à l’univers de la langue

circulante, d’autant que l’accès au monde du travail, qui utilise cette autre variété langagière, leur est

barré. Le sentiment de déphasage, d’exclusion, est d’autant plus fort qu’une part importante de ces

personnes subissent de véritables situations d’échec scolaire » (Goudaillier, 2009).

Les pratiques linguistiques observées sont des pratiques argotiques contemporaines découlant

des argots de métiers ayant cédé leur place aux argots sociologiques. Goudaillier (op. cit.)

explique que ces argots se différencient par les fonctions qu’ils exercent : si, au départ, leur

fonction essentielle est cryptique ou crypto-ludique, celui des cités quant à lui est dominé par

la fonction identitaire car cette variété de langue constitue le lien entre les membres du groupe

– ceux qui ne la maitrisent pas en sont automatiquement exclus : les fonctions cryptiques et

ludiques occupent une position secondaire.

2. Présentation du roman Boumkoeur de Rachid Djaidani

Avec son roman Boumkœur, Rachid Djaidani invite le lecteur à entrer dans le monde des cités

intra-muros. Même si le roman n’est pas une autobiographie, il reflète des aspects de la vie de

l’auteur, selon ses dires. Le titre du roman Boumkœur est d’emblée provocateur, car il

constitue une déformation graphique associant bunker, cœur et boum : l’intérieur des cités

ressemble à un bunker dans lequel les jeunes s’enferment pour se préserver contre une société

qui les rejette, et au sein duquel ils ont leur propre code pour exprimer leur opposition aux

normes – voire le désir de leur explosion. Le bunker, dans le roman, c’est aussi la cave d’un

immeuble où se sont calfeutrés les deux protagonistes pour se protéger de la police – cet

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espace emblématique de la banlieue symbolisant à la fois la sécurité et l’isolement, la

solitude.

L’histoire commence quand Yazad alias Yaz décide de se lier d’amitié avec Grézi, dans le

dessein d’écrire une chronique sur la cité. C’est ainsi que Yaz se retrouve au cœur d’une

mésaventure digne d’une légende urbaine, car Grézi a décidé de manipuler son ami en lui

faisant croire qu’il a tué un homme et qu’il était obligé de passer quelques jours enfermé avec

lui dans une cave. En réalité, tout a été orchestré pour faire croire à la famille de Yaz que leur

enfant a été kidnappé afin de leur demander une rançon. Finalement, la police dévoile

l'affaire, Grézi est emprisonné et Yaz retrouve sa vie monotone.

3. Analyse des procédés sémantiques et formels

L'analyse s'inspire des outils mis en place par Sudres (2001), qui s’est elle-même appuyée sur

les travaux de Lambert (2000) pour décrire la partie lexicale de la sélection des variétés

urbaines rencontrées dans les romans qu’elle a sélectionnés (Paul Smail : Vivre me tue et

Azouz Begag : Le Gône du chaâba). Pour ce faire, elle a comparé les unités relevées dans les

romans avec les dictionnaires de l’argot :

« L’utilisation des dictionnaires étaient un moyen d’évaluer les traits linguistiques retenus aux normes

légitimes. Leur présence dans les dictionnaires permettait d’évaluer leur degré d’intégration à la langue

légitime et de les décrire selon les catégories utilisées par les auteurs. Le but était aussi de faire

apparaître les termes qui ne figuraient dans aucun dictionnaire, susceptibles d’être des créations ou des

emprunts récents ou encore des néologismes »

Les deux dictionnaires choisis sont ceux qui correspondent au plus près à l'année d’édition du

roman sélectionné, puisqu'il s'agit de connaitre le degré d’intégration des mots retenus dans la

langue de l'époque. Leur utilisation par les auteurs va permettre de tester l’hypothèse que les

jeunes puisent dans le vieil argot pour enrichir leur lexique et que certains mots ont subi des

glissements sémantiques révélateurs du changement linguistique et de la dynamique des

langues. Le roman analysé étant paru en 1999, les dictionnaires consultés sont Comment tu

tchatches ! Dictionnaire du français contemporain des cités édité en 2001 par Jean-Pierre

Goudaillier (DC) et le Dictionnaire de L’Argot et du français populaire édité par Jean-Paul

Colin et al. en 1999 pour sa deuxième édition, réédité en 2008 et en 2010 (DA).

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- « C’est mortel comme il caille »

Dans cette phrase Djaidani emploie deux expressions qui font référence au FCC :

l’amplification et l’emprunt à l’ancien argot : « c’est mortel » exprime le degré d’intensité très

fort ressenti par le personnage-narrateur Yaz qui amplifie l’impression de froid par une

hyperbole, c'est-à-dire la figure de style consistant à exagérer l’expression d’une idée ou

d’une réalité, le plus souvent négative ou désagréable, afin de la mettre en relief. De même,

dans «je m’inscris direct au gymnasium… parait y a de la femme, grave mortel » (Djaidani :

29), l’adjectif grave employé comme adverbe enchérit sur mortel pour en rajouter sur la

présence des plus belles femmes dans le gymnase. Et dans « J’ai souvent porté des

chaussettes trouées, mais là c’est mortel » (Djaidani : 82), Yaz associe l’hyperbole à

l’autodérision, livrant par ce clin d’œil la situation misérable dans laquelle il vit.

La deuxième expression « il caille » vient du verbe cailler, ou se cailler qui tire son origine de

l’argot traditionnel. Dans le DA le verbe se cailler (les miches, les meules), veut dire « avoir

froid », ce mot est absent du DC, sans doute à cause de sa diffusion dans la langue courante.

Cette expression est passée du français standard à l’argot traditionnel puis reprise dans le FCC

; elle désigne une coagulation sous l’effet d’un refroidissement ou d’une fermentation , puis

par métonymie en vient à exprimer la cause : l’intensité du « froid qui caille » presque le sang

à l’intérieur des veines, et enfin, par un ultime glissement sémantique, elle est devenue

synonyme de faire froid : « Vite au chaud, ça caille dans cette cité » (Djaidani : 40) et avoir

froid : « trop, c’est grave. Je caille » (Djaidani : 29).

- « mon Daron »

Djaidani ne traduit pas les mots qui relèvent du FCC par des notes en bas de page mais

préfère les expliquer par d’autres synonymes dans la phrase elle- même. Pour Daron il donne

d’abord la version en verlan reup puis celle du français courant père, ce que l'on peut

expliquer par le fait que l’auteur s’adresse prioritairement aux lecteurs de son groupe social :

« Mon Daron, mon reup, mon père, a vite fait de criser : cinq ans de chômedu au palmarès »

(Djaidani : 10). Tout au long de son récit, Yaz désigne son père par Daron comme le font tous

les autres jeunes de sa génération.

Dans le DA, le terme a pour premiers sens : « maitre ou patron ; tenancier de cabaret ou de

maison close » et deuxième sens « père ». L’étymologie du mot le donne comme

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probablement issu du croisement de baron avec dam, « seigneur » en ancien français – le roi

et la reine de France ont été désignés sous ces termes vers 1791-1792.

Dans toutes les scènes du roman l’image du père, le « Daron » en l’occurrence, est celle d’une

personne brute incapable de donner de l’affection à son entourage, un homme désespéré qui

n’arrive pas à communiquer avec sa famille : « Mon Daron, lui, est assez dictateur de ses

propres joies ou de ses sales peines » (Djaidani : 79). Ce père qui a durement travaillé

pendant des années se retrouve au chômage, d’où son addiction à l’alcool et à la violence, au

grand désespoir de sa famille qui a été témoin et victime de ses états d’âme. Les enfants se

sont tellement habitués à la brutalité de leur père qu’ils éprouvent même de l’affection et de

l’admiration pour lui : « pour Sonia ç’a été direct l’hôpital, pour moi un zébrage sur tout le

corps avec la ceinture pur cuir de mon Daron. Mais l’année dernière j’étais un peu difficile

seule la ceinture me rendait l’intelligence, merci Papa » (Djaidani : 53).

- « Aziz leur tchatche »

La tchatche est définie dans le DA comme des paroles faciles. Le substantif tchatche a été

introduit en argot français par le biais de l’argot algérois (DA). Il est actuellement réactivé,

plus particulièrement sous sa forme verbale tchatcher qui signifie « parler, baratiner » mais

surtout « parler beaucoup pour ne rien dire, voire même mentir », sens illustré par cet extrait

où Yaz décrit la langue des cités : « Ses oreilles naïves mitraillaient son enregistreur cérébral

de la tchatche baratine que les gars du quartier composaient pour le déstabiliser » (Djaidani :

85).

Pour Yaz, tchatcher signifie « parler la langue des cités » : « Pourtant je m’efforce de ne plus

tchatcher verlan, mais quand je suis énervé il réinvestit ma langue. » (Djaidani : 58). Dans le

DA, tchatcher désigne l’action de parler de façon volubile pour briller ou convaincre, ce

qu'illustre l'emploi que fait Grézi (l’ami de Yaz) du FCC pour convaincre son ami : « puis il

desserre l’étau de sa tchatche et commence à se parler à haute voix » (Djaidani : 42).

Selon le DC, tchatcher est un mot argotique qui tire son origine de chacharear qui signifie

« bavarder » ou « papoter » en espagnol, passé en argot français par l’intermédiaire de l’argot

algérois. Parlant de son ami Grézi, Yaz dit : « Toute sa tchatche n’a dans mes oreilles aucun

sens, il y a du gitan, de l’arabe, du verlan et un peu de français » (Djaidani : 45), « la

génération de Grézi a inventé un dialecte si complexe qu’il m’est pratiquement impossible de

le comprendre » (Djaidani : 45).

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L'usage du verlan

Le verlan est un autre procédé mis en place par les jeunes des cités pour renouveler leur

répertoire ; il existe depuis longtemps et constitue aujourd’hui encore le moyen le plus

efficace de coder son expression et rendre son message incompréhensible : « il me questionne

alors je mets en fonction mon décodeur de verlan » (Djaidani : 20). Non seulement il permet

aux exclus d’exclure ceux qui les excluent (Bourdieu, 1983) mais surtout il relève d’un

processus de construction identitaire (Goudaillier, op. cit.), son usage en effet correspond à

une volonté de se démarquer et de transgresser la norme.

Au sein même de la cité, ceux qui maîtisent le mieux le verlan forment une élite. Ainsi Yaz

explique que son « verlan comparé à celui des mecs comme Grézi, c’est niveau CP. Leur

verlan à eux c’est niveau bac+10 dans l’université de l’école de la rue » (Djaidani : 58). Le

narrateur prend même soin de traduire les phrases pour les lecteurs : « - les policiers ont

interpellé mon père pour le ramener au poste, pour une garde à vue. On m’a dénoncé, ça

devient dangereux, la police va me mettre la main dessus. Phrase non décodée : les keufs, ils

ont pécho mon reupe pour le menra au stepo, en garde à uv. On m’a lanceba, c’est trop auch,

les steurs vont m’serrer. » (Djaidani : 69). Grézi est même conscient que son langage dépasse

les compétences des non-initiés ; quand il lui écrit depuis la prison, il précise à Yaz : « c’est

mon pote de cellule qui écrit ce que je lui dicte avec le moins de verlan possible pour que tu

puisses comprendre le sens profond de toutes mes phrases » (Djaidani : 126).

Les mots argotiques n’échappent pas à la vernalisation : flic devient keuf, l'origine de flic

n'étant pas assurée ; selon une hypothèse étymologique, il a été lui-même emprunté à

l’allemand flick de fliege, « mouche » au sens de « policier ou gendarme » . Dans le DC,

Goudaillier retrace le processus de verlanisation ainsi : [flik] > [flikØ] > [kØfli] > [koef]. Le

corpus comporte bon nombre d'occurrences de ce vocable, qui n'est cependant pas le seul à

désigner les policiers :

« Pour lui, la transpiration paye le travail des objets, tout cela aux keufs je l’expliquais »

(Djaidani :14), « Pour la tête, excuse-moi, j’ai cru que t’étais un keuf » (Djaidani : 41), « j’ai cru que

t’étais un keuf, un condé, un schmit » (Djaidani : 41), « après j’irai me rendre aux keufs de la police

nationale » (Djaidani : 51), « Il ne va tout de même pas aller chez les keufs dans mon habit vert »

(Djaidani : 64), « son père n’avait jamais été interpellé par les keufs de la police nationale » (Djaidani :

119), « l’histoire que mon père s’était fait serré par les keufs, c’était bidon » (Djaidani : 148).

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L’argot des jeunes des cités dans le roman Boumkœur de Rachid Djaidani

Chiraz HAKIM & TEMIM Dalida

Le mot meuf, verlan de femme, est issu du procédé de verlanisation suivant : [fam] > [famØ]

> [mØfa] > [moef].

« Aziz, lui, c’est tout le contraire, il part vivre chez des meufs » (Djaidani : 12), « cela t’apporte la cote

avec les meufs […] », « il est logique de bander sur pétard avant de chercher à te faire des bombes de

meufs » (Djaidani : 26), « Sa meuf, la conne, chialait me suppliant de ne pas tirer » (Djaidani : 48), « Je

n’étais plus le chef de ma chair, sa meuf et lui paniquaient, pleuraient en face de moi » (Djiadani : 49),

« Grézi est un mec étrange, par instants il se comporte comme si j’étais sa meuf » (Djaidani : 70), « la

seule chose qu’il me faudrait pour bien digérer ma douche ce serait une femme, une vraie, pas une

meuf comme il y en a plein la cité » (Djaidani : 149).

Cette esquisse de l’analyse du lexique non standard dans le roman Boumkoeur de Rachid

Djaidani montre que le FCC exploite le fonds ancien (daron, flic) aussi bien que des procédés

connus de longue date (le verlan), comme il est capable d'innover syntaxiquement et

sémantiquement (par exemple en convertissant l'adjectif grave en un adverbe d'intensité) –

autant de stratégies afin de se démarquer du reste de la société.

Conclusion

Les jeunes de banlieue se sont fait remarquer dans des domaines artistiques variés ; le rap a

été le plus largement diffusé grâce à ses thématiques urbaines qui mêlent le son et la parole,

mais il ne constitue pas la seule forme artistique plébiscitée par ces jeunes, d’autres ont été

mises en valeur comme les graphs et les tags ou encore l’expression littéraire.

Le roman de Djaidani Boumkoeur s’inscrit dans la littérature urbaine, champ d’écriture lié à la

ville. Cette littérature n’est plus seulement beur, c'est-à-dire d’origine maghrébine, elle est

plurielle (culturellement), elle s’inspire du ‘street art’ à travers son imprégnation par la culture

virile hip hop, son style est caractérisé par un ton dur, des paroles rythmées comme de la

poésie libre influencée par des textes de rap (le roman de Rachid Djaidani est préfacé par le

célèbre groupe de rap NTM), et un langage qui jongle avec plusieurs registres de langue.

Cette littérature a connu un grand succès en utilisant le parler des cités et en transgressant les

normes de la langue française. C’est ainsi qu’elle s’est rapprochée des lecteurs en leur offrant

une image réelle de la société d'aujourd'hui en France. Une question se pose alors : le FCC

constitue-t-il le nouveau poumon de la langue française ? Ou bien constitue-t-il une menace

comme le supposent les puristes ?

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L’argot des jeunes des cités dans le roman Boumkœur de Rachid Djaidani

Chiraz HAKIM & TEMIM Dalida

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Revue Algérienne des Sciences du Langage (RASDL ( EISSN : 2507-721X

Numéro 6, aout 2018

Boxe, esthétique et politique dans les romans de banlieue

Christina HORVATH

University of Bath – Grande-Bretagne

« Je boxe avec les mots, je boxe avec les mots.

Débite mes vers sur le beat le poison coule à flots »

Ärsenik, Quelques gouttes suffisent, 1998.

Résumé

Selon un cliché répandu, le sport constituerait un débouché pour les jeunes résidents masculins d’origine

postcoloniale des banlieues populaires en rupture avec l’école. Selon les sociologues Stéphane Beau et Gérard

Mauger (2017, 11), la culture « anti-école » et les attitudes « macho-prolétariennes » contribuent à éloigner la

jeunesse populaire « désouvriérisée » d’un marché de travail de plus en plus marqué par la croissance des taux de

scolarisation accompagnée d’inégalités persistantes quant à l’accès à une éducation de qualité. Alors que certains

romans de banlieue mettent en scène des personnages footballeurs, on trouve un nombre croissant de récits qui

s’approprient de la boxe pour en faire non seulement une métaphore de l’expérience collective d’une jeunesse

populaire périurbaine en quête de maîtriser sa violence à la suite des émeutes de 2005, mais aussi une métaphore

de la performance individuelle des écrivains qui traduisent cette expérience en œuvres littéraires, voire en un

principe esthétique essentiel pour cette activité créative. Dans cet article, je me propose d’examiner quatre

romans publiés entre 2006 et 2013 des auteurs Mohamed Razane, Rachid Djaïdani, Jean-Eric Boulin et Rachid

Santaki, pour y explorer la figure du boxeur et le double usage de la boxe, à la fois comme métaphore et comme

principe esthétique.

Abstract

According to a widespread cliché, sport is one of rare openings for young male banlieue residents of postcolonial

origin who failed their education. The sociologists Stéphane Beau and Gérard Mauger (2017, 11) argue that

‘anti-school culture’ and ‘macho-proletarian attitudes’ contribute to marginalise post-working-class youths on a

job market affected by the growing proportion of children in full-time education and the unequal access to

quality education. While some banlieue narratives tend to focus on soccer playing characters playing, an

increasing number of novelists use boxing not only as a metaphor for the collective experience of peripheral

working-class youths trying to control their violence after the 2005 banlieue riots but also a symbol for the

writers’ individual performance translating this experience into literary works, or even an aesthetic principle

inherent to their creative activity. This paper proposes to examine four novels published between 2006 and 2013

by Mohamed Razane, Rachid Djaïdani, Jean-Eric Boulin and Rachid Santaki in order to explore the figure of the

boxer and the double use of boxing, both as a metaphor and an aesthetic principle.

Il existe un lien solide et durable entre le sport et la culture virile des quartiers

populaires. De Bourdieu à Wacquant, de nombreuses études sociologiques ont démontré

l’importance particulière du sport en tant que moyen d’ascension sociale pour les jeunes

résidents masculins d’origine postcoloniale des banlieues populaires souvent en rupture avec

l’école. Selon Beaud et Mauger, la culture « anti-école » et les attitudes « macho-

prolétariennes » des quartiers urbains périphériques contribuent à éloigner la jeunesse

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Boxe, esthétique et politique dans les romans de banlieue Christina HORVATH

populaire « désouvriérisée » d’un marché de travail de plus en plus marqué par la croissance

des taux de scolarisation et « l’égalisation jamais réalisée des chances scolaires » (2017, 11).

Dans ce contexte marqué par le modèle néo-libéral, même si le sport ne sert pas toujours de

débouché, il permet de construire des identités alternatives valorisantes. Ainsi la pratique de la

boxe / boxe thaï dans des banlieues populaires favorise notamment la transmission de valeurs

ouvrières telles que la solidarité et la discipline, permettant aux boxeurs d’acquérir un statut

social reconnu au moins au niveau local (Oualhaci, 2014).

Notre communication se propose d’explorer le lien entre la boxe et l’imaginaire de banlieue

en étudiant la présence durable et les différentes déclinaisons de la métaphore pugilistique

dans les romans de banlieue. La présence de cette métaphore remonte aux années 1990s. On

se rappelle tous de la scène emblématique de La Haine, qui montre Hubert, le plus composé

des trois protagonistes du film, frapper torse nu dans un sac alors que Vinz et Saïd

commentent en aparté : « il est super vénère. Ça fait au moins deux ans qu’il se bat pour la

salle » (La Haine, 1995). Si l’incendie du gymnase pour lequel il s’est investi met Hubert en

colère, le film laisse sous-entendre que la pratique de la boxe lui permet de mieux maîtriser sa

violence grâce au fait d’avoir appris à la canaliser en boxant. À la fin de la même décennie,

une chanson d’Ärsenik, groupe de rap formé en 1992 à Villiers-le-Bel, met en évidence que la

boxe n’est pas uniquement une activité sportive populaire dans les banlieues. Les paroles de la

chanson établissent un lien également entre le débit saccadé du rappeur qui scande ses paroles

en appuyant les consonnes et en faisant sonner les rimes aux coups de poing destinés à

sensibiliser la société à l’exclusion des jeunes des quartiers « difficiles ».

Nous partons du constat que la métaphore pugilistique offre différents ressorts narratifs aux

écrivains qui « boxent avec leurs mots». Elle leur permet notamment de s’approprier le capital

« d’autochtonie » dont jouissent les entraîneurs et les champions de boxe dans certains

quartiers, de nuancer l’image stéréotypée de la jeunesse de banlieues représentée dans les

discours dominants comme violente, d’exprimer la violence de la domination subie par la

jeunesse des cités, et d’assurer la transmission d’anciennes valeurs ouvrières de la génération

des pères à la génération des fils dans un contexte de « crise de reproduction » et de

« déstabilisation des modes de vie des classes populaires » (Beaud & Mauger, p 7). L’analyse

qui suit examinera tour à tour ces quatre éléments clés de la métaphore, en faisant allusion à

une série de romans publiés entre 1994 et 2014.

En effet, le plus littéraire des sports ne cesse de hanter les romans de banlieue depuis leur

apparition dans les années 1990. Il occupe notamment une place proéminente dans la trilogie

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Boxe, esthétique et politique dans les romans de banlieue Christina HORVATH

marseillaise de Jean-Claude Izzo publiée dans les années 1990 (Paris : Gallimard, « série

noire »), dans Dit violent de Mohamed Razane (Paris : Gallimard, 2006), Viscéral de Rachid

Djaïdani (Paris : Seuil, 2007), Nous aurons de l’or de Jean-Eric Boulin (Paris : Seuil, 2014)

ou encore dans les polars de Rachid Santaki dont Flic ou caillera (Paris : Éditions du Masque,

2013). On le retrouve également dans Vivre me tue, un « pseudo roman beur » publié par

Jack-Alain Léger sous le pseudonyme de Paul Smaïl (Paris : Balland, 1997).

1. Le capital « d’autochtonie »

Utilisé de manière récurrente mais erratique depuis les années 1990, le terme « littérature de

banlieue », se réfère à une catégorie de texte à contenu variable selon les définitions, qui vont

de tout récit / des récits de fiction traitant des banlieues populaires aux récits montrant les

cités de l’intérieur, et même aux récits authentifiés par les origines banlieusardes des auteurs.

Ils apparaissent au même moment où émergent, sous l’influence des films de banlieue comme

La Haine, les paroles de rap, les romans beurs des années 1980 et les sketchs ethniques, un

ensemble de textes marqués par le regard social, une esthétique réaliste, un langage inspiré

par l’oralité des cités et l’envie de dénoncer les clichés sur les jeunes des banlieues. Un des

premiers romans de ce courant solidement ancré dans la culture urbaine des cités, Boumkœur

(Seuil, 1999) de Rachid Djaïdani est préfacé par le groupe de rap Suprême NTM. La préface

souligne l’authenticité de ce récit narré à la première personne dont le phrasé s’inspire autant

du rap que du langage des cités : « Mais aujourd’hui, cette jeunesse se crée ses propres

repères, sa propre culture […] Le côté anecdotique, choisi par Rachid, pour raconter cette vie

de quartier, rend son roman proche d’une authenticité qui n’appartient qu’à ceux qui naissent

dans un bunker »1.

Comme la plupart des rappeurs, beaucoup d’auteurs de ce courant tendent à afficher les

marques de leur authenticité dans le paratexte de leurs récits, en se servant de la quatrième de

couverture, de la préface, des remerciements ou d’une bande originale pour souligner leur

association avec la culture urbaine des quartiers périphériques. En injectant du jargon de ce

sport dans leurs textes, des auteurs comme Rachid Djaïdani et Rachid Santaki font montre et

prolongent ce que Wacquant appelle leur « capital pugilistique » tout en consolidant leur

« capital d’autochtonie » défini par Retière (2003) comme « une sociabilité de l’ancrage qui

requiert nécessairement de l’ancienneté résidentielle ». Il est tentant de voir un parallèle entre

1 Rachid Djaïdani, Boumkoeur, Paris : le Seuil, 1999, p. 7.

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Boxe, esthétique et politique dans les romans de banlieue Christina HORVATH

le « capital d’autochtonie » des auteurs-boxeurs issus des milieux populaires et celui de leurs

personnages, qui occupent différentes positions dans la hiérarchie de leurs salles de boxe

respectives. Selon Oualhaci (op. cit.), cette position dépend d’une combinaison du capital

pugilistique qui repose sur le niveau, le statut d’amateur ou de professionnel, l’expérience des

combats, etc.) et du capital d’autochtonie déterminé par des facteurs tels que la réputation

dans le quartier, le statut de la famille ou de la fratrie, l’insertion dans un réseau

d’interconnaissance, les compétences extra-pugilistiques, voire l’appartenance ethnique.

Ainsi, Lies et Jérémy Japin, les héros dans Viscéral et Flic ou caillera, sont des boxeurs

charismatiques dont la légitimité repose sur leur expérience de la boxe. Le premier est

entraîneur, éducateur sportif en prison, ancien champion bien intégré dans son quartier où il

joue un rôle de « grand frère », tandis que le second est le champion du monde de boxe

thaïlandaise des poids moyens à Saint-Denis.

Lies est d’origine algérienne, ses idoles Sugar Ray Leonard and Marvelous Marvin Hagler

sont afro-américains (Viscéral : 22). En citant l’exemple de ces champions légendaires qui ont

su s’imposer bien qu'issus d’un milieu ethnique et social défavorisé, Lies défie le fatalisme

des jeunes boxeurs mais établit également une comparaison entre deux territoires de non-

droits : les ghettos états-uniens et les banlieues françaises1 : « C’étaient des gars comme vous

et moi. Ils venaient du ghetto. Mis à l’écart dans un pays où les Noirs ne valaient pas mieux

que des clébards. La boxe les a sublimés et les a transformés en prophètes » (Viscéral : 22).

Jérémy Japin est universellement adulé par la jeunesse dionysienne qui rêve de devenir

« Footballeur, rappeur, boxeur» (Flic ou caillera, 54). Son succès économique et sa célébrité

internationale incarnent le modèle d’ascension sociale décrite par Bourdieu. D’autre part,

l’adulation du champion de Saint-Denis contribue à consolider une identité locale qui s’avère

plus forte que les divisions socioculturelles entre les fans, parmi lesquels on trouve autant de

policiers corrompus que d’enseignants, d’élèves ou de membres de la pègre locale. Dans les

deux cas, le savoir-faire pugilistique des personnages est doublé d’une légitimité acquise par

leur ancrage dans « le ghetto ». Ainsi, malgré ses origines françaises, Jérémy Japin est célébré

comme une superstar du ghetto, au même titre que les champions d’origine algérienne,

1Des comparaisons systématiques du ghetto américain et de la banlieue, entreprises notamment par Didier

Lapeyronnie, Loïc Wacquant ou Éric Maurin, ont montré que, quoique les banlieues ne satisfassent pas certains

critères de définition du ghetto, marqué entre autres par la relative homogénéité des habitants, les habitants de la

périphérie française sont désavantagés à plus d’un titre par rapport à d’autres tranches de la population française.

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Boxe, esthétique et politique dans les romans de banlieue Christina HORVATH

burkinabé, congolaise ou camerounaise cités dans le roman : Cheick Kongo, Dida Diafat ou

Dany Bill » (Flic ou caillera, 54).

Contrairement à ces deux personnages universellement respectés dans leurs quartiers, le héros

boxeur de Nous aurons de l’or (2014) livre un âpre combat pour affirmer son « capital

d’autochtonie ». Boulin, le seul auteur français de souche à avoir contribué au manifeste Qui

fait la France (2017) met en scène un protagoniste de la classe moyenne qui vit dans un

quartier pavillonnaire au Bourget et est le seul Français blanc dans la salle de boxe

majoritairement fréquentée par la jeunesse ethnique des cités de Drancy. Ce boxeur cherche à

se creuser une place à la cité en se frottant à la jeunesse multiethnique, notamment en se liant

d’amitié avec Yacine et en courtisant Sabrina, une jeune Algérienne rencontrée dans la salle

de boxe. Mais, même en devenant champion, il ne parvient pas à tout à fait effacer son statut

d’intrus, ce qui, sans doute, contribuera à sa décision de s’exiler aux États-Unis.

2. Maîtrise de la violence

Wacquant (1995, 2010) et Oualhaci (2014) ont également montré l’importance de

l’apprentissage de la boxe non seulement pour augmenter les capacités agonistiques des

apprentis-pugilistes mais aussi pour « se forger une estime de soi et [obtenir] un statut de

socialisation parmi les pairs » (Oualhaci, 822). Ce que Wacquant appelle « l’habitus » des

boxeurs est un ensemble de dispositions acquises :

personne n’est boxeur de naissance (et moi encore moins que tous !) : l’entraînement des combattants

est justement composé d’exercices physiques, de règles de vie ascétiques (tenant à la gestion de la

nourriture, du temps, des émotions et du désir sexuel) et de jeux sociaux visant à leur conférer de

nouvelles habiletés, de nouveaux schémas et désirs spécifiques au microcosme pugilistique (Wacquant,

2010, 115).

On trouve une illustration de ce procédé chez Jean-Claude Izzo, ancien rédacteur en chef du

quotidien communiste La Marseillaise et auteur de trois polars – Total Khéops, Chourmo et

Soléa (Gallimard, 1995, 1996 et 1998) – qui content les aventures de l’inspecteur Fabio

Montale, responsable de la sécurité dans les banlieues des quartiers Nord. Montale tient plus

de l’éducateur de quartier que du flic : il se passionne pour le rap, socialise avec les

différentes générations d’immigrés habitant dans les cités et considère Marseille comme une

communauté multiethnique accueillante et chaleureuse. Dans la triologie, la boxe est

représentée par l’entraîneur Georges Mavros, ami d’enfance de Montale, qui tient une salle de

boxe sur les hauteurs de Saint-Antoine et donne des cours aux jeunes du quartier. Il est

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Boxe, esthétique et politique dans les romans de banlieue Christina HORVATH

rémunéré par la mairie qui préfère « voir les jeunes s’entrainer à boxer plutôt que foutre le feu

aux bagnoles ou casser des vitrines » (Soléa, 107). Dans Total Khéops, Montale s’inquiète

pour Driss, dont la sœur Leïla fut assassinée par un membre d’un groupe raciste. Le sachant

vulnérable et impulsif, le policier le confie à Mavros qui le prend sous son aile et entreprend

d’en faire un champion. Présentée comme un exutoire, la boxe lui permet de canaliser son

indignation au sujet de la discrimination dont il fait l’objet à son travail1 et lui apprend à

« recevoir des coups […] encaisser […] [t]enir, ne pas plier » (Total Khéops, 146).

Comme le remarque Oualhaci, l’apprentissage en salle repose sur la personne charismatique

de l’entraîneur, dont la reconnaissance facilite le processus pédagogique et prédispose les

boxeurs à se surpasser et prendre confiance en eux. Il montre que les entraîneurs sont

davantage respectés que les professeurs ou les patrons et qu’ils transmettent non seulement

des techniques de boxe mais également « des savoirs qui participent du style de vie des jeunes

garçons de banlieues populaires » (Oualhaci, 823).

Viscéral, de Rachid Djaïdani, montre deux facettes de cet apprentissage. D’une part, on voit

comment Lies enseigne la discipline et la maîtrise de soi à ses deux élèves, Teddy et Samir.

D’autre part, le récit donne à voir l’entraineur lui-même comme le résultat d’un processus

d’apprentissage similaire entre les mains de Monsieur Mendoza, le propriétaire cubain de la

salle de boxe. On apprend que c’est grâce à la discipline et aux victoires remportées que ce

jeune boxeur apaisé a pu surmonter son traumatisme d’enfance : une attaque raciste d’un

groupe armé de battes de baseball dont il a été victime alors qu’ils cueillaient des noix dans

les champs avec son père :

« La boxe, c’est son histoire d’amour, elle l’a rendu courageux, fort, humble, conscient qu’il lui aura

fallu être champion pour se sentir respecté par une France qui, il n’y a pas si longtemps, s’empressait de

renifler si sa paume sentait le gasoil d’un cocktail Molotov (Viscéral : 37).

Lies se hisse dans la hiérarchie locale en se forgeant grâce à la pratique de la boxe.

Copropriétaire d’un taxiphone, il travaille comme éducateur sportif en prison et dans sa cité

où il assume également des fonctions d’un grand frère auprès des jeunes poulains fougueux.

Ceux-ci ne pensent qu’à « enfiler une paire de gants et casser le premier nez à portée de [leur]

jap. Le job de Lies consiste à canaliser toute cette énergie destructrice pour la rendre poétique

sur le ring » (Viscéral : 21).

1 «Driss devait toujours faire ses preuves. Et n’oublie pas de dire oui monsieur, non monsieur. Et de fermer sa

gueule en permanence, parce que, merde, quand même, c’était qu’un sale bougnoule. Pour le moment, il tenait

bon ». Jean-Claude Izzo, Total Khéops (Paris : Gallimard, 1995) p. 47.

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Boxe, esthétique et politique dans les romans de banlieue Christina HORVATH

Djaïdani se sert de la métaphore pugilistique dans le roman pour démentir les clichés sur les

jeunes de banlieue dépeints dans les médias comme des brutes qui ont du mal à maîtriser leur

violence. Vertueux et intègre, Lies refuse d’incarner un dealer maghrébin dans un film.

Désireux de démentir les stéréotypes, il s’impose pour jouer le rôle du protagoniste du film :

un policier. Ses rêves seront cependant pulvérisés lorsque que ses disciples, déçus par

l’annulation de leur premier combat à Marseille (pour cause d’émeutes) mettent le feu au

gymnase. Personnage exemplaire, Lies lui-même meurt assassiné lors du tournage du film.

Son échec remet en question la possibilité d’une réussite par le sport et suggère qu’un jeune

de banlieue finira toujours par être rattrapé par son milieu défavorisé, quelle que soit son

excellence individuelle.

3. Exprimer la violence : celle de la domination

La troisième stratégie mise au point par les auteurs qui se servent de la métaphore pugilistique

est celle de l’affirmation de la violence. En apparence, cette stratégie semble annuler l’idée du

contrôle et consolider le cliché de la violence des jeunes banlieusards ethnicisés. L’exemple

de La Haine semble avoir marqué l’imaginaire de la plupart des romanciers qui montrent sans

exception des exemples où la violence l’emporte sur la discipline, entraînant la chute des

personnages et annihilant le travail investi dans leur ascension sociale. Comme Hubert, qui

perd le contrôle devant l’incendie du gymnase et l’assassinat de son ami, Samir et Teddy chez

Djaïdani mettent le feu au gymnase lorsque Lies perd leur estime pour être sorti avec la sœur

de Samir et n’avoir pu empêcher le suicide de son frère. Chez Santaki, le champion est mis à

rude épreuve lorsque, dans une salle de gym, il rencontre un jeune qui se vante d’avoir tué son

meilleur ami. Plutôt que de l'affronter sur le ring, Japin se venge sur lui en le percutant en

voiture, loin de l’idéal fair-play enseigné par le sport. Chez Izzo, Mavros, qui a écopé d’un an

de prison pour avoir frappé son entraîneur, ne détourne pas Driss de son idée de tuer le raciste

qui a violé et assassiné sa sœur. Au lieu de cela, il aide Montale à couvrir le meurtre que tous

les deux approuvent afin de sauver le jeune boxeur de la justice française qui ne verrait en lui

« qu’un Arabe des quartiers nord tuant de sang froid […] un Français, fils d’ouvrier » (Total

Khéops, 196).

Mais dans aucun de ces romans la violence incontrôlée et incontrôlable n'occupe une place

aussi centrale que dans Dit violent de Mohamed Razan. Le héros-narrateur, Mehdi, est

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Boxe, esthétique et politique dans les romans de banlieue Christina HORVATH

champion d’Île-de-France de boxe thaïe qui fait du pugilat une métaphore puissante de

l’écriture :

« Il faut […] que j’en parle, mieux, que je grave sur papier à la technique du boxeur thaï, high kicks,

coups de genoux […] Les mots, il faut que je les balance comme je balance mes poings et mes jambes

sur le ring […] du punch bien lourd et qui sonne […] des mots qui suintent les nerfs […] qui me rongent

le corps » (Dit violent, 11-12).

Comme le titre du roman l’indique, le protagoniste souffre des bouffées de colère qu’il arrive

à peine à contenir. Pour se soulager, il se lance dans des tirades enflammées contre les causes

de son mal-être : les médias, les sociologues, le père violent qu’il a tué sans préméditation,

son psychologue, les videurs des boîtes qui lui refusent l’entrée ou les agents de l’ANPE qui

le traitent de haut. Si un corps « sculpté au combat », la maîtrise des techniques de boxe et la

kalachnikov dont il vient de faire l’acquisition pour venger un ami défiguré par la bande rivale

lui permettent d’inverser temporairement les rapports de force, il ne s’agit que de victoires

éphémères. La société dont il dénonce la violence finit toujours par avoir le dernier mot : « on

me dit violent mais qu’en est-il de ce système […] qui compte parmi les premières puissances

économiques du monde tandis que dans mon immeuble HLM c’est le tiers-monde ? » (Dit

violent, 37).

Le roman incite le lecteur à remettre en question la justice officielle alors que le recours à la

force paraît acceptable s'il s'agit de « violence justifiée ou encore de justice violente » (Dit

violent, 37). Si l’idée de régler ses comptes soi-même au lieu de laisser l’État redresser les

torts n’est pas neuve, le héros qui se saisit d’une mitrailleuse et se dirige vers le quartier

voisin pour régler le compte du gang adverse marque pourtant l’avènement d’une ère de

violence sans précédent dans laquelle les banlieues s’engouffrent au milieu des années 2000

(Moran 2015).

4. Assurer la transmission d’anciennes valeurs ouvrières

Finalement, le pugilat est utilisé dans les romans comme une métaphore de la transmission

des valeurs ouvrières menacées de disparition par la fragilisation du modèle social français

que Vincent Bruckel décrit ainsi :

Au temps des « blousons noirs » ou des « loubards », les pratiques agonistiques des bandes de jeunes

(les « bagarres ») servaient de préliminaires à l’entrée dans le monde du travail. C’est ainsi que les

jeunes passaient symboliquement du côté des adultes, en devenant de « vrais hommes ». La brutale

désindustrialisation, au tournant des années 1980, a interrompu ce processus de virilisation pour et par

le travail. Sans autre espace d’affectation, les jeunes des classes populaires les moins dotés

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Boxe, esthétique et politique dans les romans de banlieue Christina HORVATH

financièrement et scolairement n’ont pas d’autre possibilité, […] que d’investir les diverses formes de

« culture de rue » (2017, 24).

Dans beaucoup de romans urbains français, la figure de l’entraîneur devient un symbole

puissant de la transmission d’une sociabilité ouvrière virile et solidaire qui se perd

progressivement en raison de la transformation du marché du travail par le chômage de masse,

la précarité croissante, la dévalorisation des titres scolaires et le déclassement des jeunes.

L’entraîneur cubain dans Viscéral rappelle d’autres figures des années 1990s comme le Grec

Mavros des romans d’Izzo et l’espagnol Monsieur Luis dans Vivre me tue, autobiographie

fictive publiée en 1995 par le romancier Paul Smaïl, pseudonyme de Jack-Alain Léger.

Comme Lies dans Viscéral, Paul tire son endurance morale de la pratique de la boxe à

laquelle il a été initié dès l’enfance par l’entraîneur hispanique que connaissait son père après

s’être fait racketter à l’école et humilier par le chef d’établissement en guise de compensation.

Ces entraîneurs, eux-mêmes issus de vagues précédentes de l’immigration, entraînent de

jeunes boxeurs maghrébins et noirs, en leur transmettant un savoir-vivre ouvrier « illégitime »

qui, faute d’emplois d’ouvriers virils, stables, et accessibles, leur tient lieu de socialisation et

d’intégration et leur apprend la survie et l’adaptation dans un milieu hostile fait de contrôles

de faciès et de discriminations socio-ethniques1.

Conclusion

Il ressort de cette analyse que, depuis les années 1990, la représentation de la boxe dans les

romans n’a cessé d’évoluer. D’une part, il s’agit sans doute d’une transformation qui reflète

celle des banlieues. Selon Kokoreff et Lapeyronnie, les cités sensibles ont assisté à une

montée considérable de la violence, à la paupérisation des classes moyennes, au

développement d’une économie souterraine et à la stigmatisation croissante de leurs habitants

– à laquelle les vagues successives de politiques urbaines ont également contribué dans une

certaine mesure2. Les sociologues affirment que, depuis le début des années 2000, la banlieue

est entrée dans un nouvel âge : celui de la ghettoïsation. Le ghetto est une forme particulière

d’organisation sociale qui est construit de l’extérieur « par la relégation, la pauvreté, la

1 Au sujet de l’exclusion qui frappe les Français d’origine immigrée de la nation, voir, entre autres, Gilles Kepel,

Banlieue de la République (Paris : Gallimard, 2011), Alec G. Hargreaves, Multi-ethnic France (London :

Routledge, 1995) ou Loïc Wacquant, Paria urbains : ghetto, banlieue, État (Paris : La Découverte : 2005).

2À propos de la contribution des politiques urbaines à la stigmatisation des banlieues et leurs habitants, voir

Edward Soja, Seeking Spatial Justice (Minneapolis : University of Minnesota Press, 2010), Mustafa Dikec,

Badlands of the Republic (London : Blackwell, 2007) et Sylvie Tissot, L’État et les quartiers (Seuil : Paris,

2007).

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Boxe, esthétique et politique dans les romans de banlieue Christina HORVATH

ségrégation raciale et l’isolement social », mais aussi de l’intérieur « par le travail

d’adaptation collectif des habitants aux conditions qui leur sont faites » (Kokoreff et

Lapeyronnie, p. 13). Or, dans les structures symboliques fabriquées par les habitants pour se

protéger des blessures infligées par la société, la boxe occupe une place centrale. Associée

tour à tour aux minorités ethniques, à la population multiculturelle des cités, et aux émeutiers

qui ont recouru à la destruction violente des infrastructures dans leur quartier pour exprimer

leur indignation, l’image de la boxe semble intimement liée à une idée autonome de la justice.

Elle exprime avant tout une méfiance à l’égard des autorités, qui ne sont plus considérées

comme les garants fiables de la justice. Dans un contexte de ségrégation où le principe

d’égalité sonne de plus en plus creux, la boxe devient un symbole de la justice réinterprétée

par les résidents qui se transforment eux-mêmes en justiciers pour se défendre et veiller à ce

que leurs persécuteurs soient punis. Le nombre important de personnages qui se servent des

techniques de la boxe pour se venger sur ceux qui les ostracisent, plutôt que de les utiliser

pour maîtriser leur force, atteste d’une telle radicalisation.

D’autre part, l’usage du noble art comme une métaphore de la révolte dans un contexte de

vide politique renforcé par la crise de la démocratie représentative est une hypothèse qui

mérite également d’être examinée. Les interprétations divergentes des émeutes de 2005, 2007

et 2012 par différents commentateurs a révélé que ces soulèvements populaires ressemblaient

au cinéma muet dans la mesure où chaque spectateur pouvait y imposer sa propre bande son1.

S’il est vrai que les émeutes n’avaient pas de leaders élus ni d’agendas politiques clairement

définis, l’accusation qu’elles n’avaient « rien à dire » reste cependant contestable. La stratégie

adoptée par les romanciers de « boxer avec leurs mots » peut alors être interprétée comme une

tentative de superposer au film muet des banlieues leur bande son dont la violence imite le rap

d’Ärsenik : « la violence j’crache la mort, j’accuse, arrache la muselière cache, j’mâche plus

mes mots je lâche des bombes »2.

Corpus

Izzo, J.-C. 1995. Total Khéops, Paris : Gallimard.

Izzo, J.-C. 1996. Chourmo, Paris : Gallimard.

1Voir Michel Kokoreff, « The Political Dimensions of the 2005 Riots » in David Waddington, Fabien Jobard

and Mike King (ed.), Rioting in the UK and France : A Comparative Analysis (Cullompton : Willan Publishing,

2009), p.150. 2 Ärsenik, « Je boxe avec mes mots » in Quelques gouttes suffisent (Hostile Records, 1998).

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Revue Algérienne des Sciences du Langage (RASDL ( EISSN : 2507-721X

Numéro 6, aout 2018

Ce que les immigré(e)s africain(e)s deviennent dans les banlieues françaises.

Le regard sociologique de Sami Tchak.

Bernard Bienvenu NANKEU

Université de Maroua – Cameroun

Je viens de là où il est trop facile de prendre la mauvaise route […]

Je viens de là où la violence est une voisine bien familière […]

Je viens de la banlieue. Grand Corps Malade, « Je Viens De Là », 2008.

Résumé

La littérature peut être considérée comme un document pouvant décrire un espace, témoigner d’un territoire

donné, représenter un milieu avec ses réalités socio-économiques. Le présent article est une lecture du roman de

banlieue Place des fêtes de Sami Tchak. Sous la plume sociologique du romancier, la banlieue se décline en

termes d’environnement marginalisé, dystopique où les habitants, des immigrés pour la plupart, s’enlisent dans

la débauche totale.

Abstract

Literature can be considered as a document that can describe a space, can testify of a given territory and can

represent an environment with its socio-economic realities. This article is a reading of the suburban novel Place

des fêtes written by Sami Tchak. From the sociological point of view of the novelist, the banlieu (suburb) is

described in terms of marginalized, dystopian environment where the inhabitants, mostly immigrants, get bogged

down in total debauchery.

Le texte littéraire, comme tout discours, comme tout système signifiant, doit posséder

une forme pour fonctionner, pour qu’une communication ait lieu. La forme dépend de la

fonction ; elle résulte d’une élaboration progressive et conventionnelle. L’écrivain veut

communiquer du nouveau mais il est contraint, pour tenir compte de la réception et de la

situation de discours, d’intégrer son texte dans une tradition formelle : les genres littéraires

sont des conventions comme les autres formes du discours. L’œuvre s’individualise sur ce

fond institutionnel, plus ou moins structuré suivant l’expérience acquise. Il peut être

formellement plus ou moins conservateur ou inventif. De là découle le rapport des différents

genres à la langue, à l’espace, à la société.

En particulier, chaque genre aborde la notion d’ « espace » de manière spécifique. Au théâtre,

puisqu’il « tient à la fois de la poésie et de l’action et qu’il soumet celle-ci à une unité de lieu

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Ce que les immigré(e)s africain(e)s deviennent dans les banlieues françaises.

Le regard sociologique de Sami Tchak Bernard Bienvenu NANKEU

réelle pouvant figurer une multitude de lieux fictifs, […] l’espace est posé de façon évidente »

(Aubert, 2002 : 193). « En poésie, où le dialogue avec la peinture est constant, au-delà de l’ut

pictura poesis, l’espace de la figurabilité, c’est la profondeur au sens où la poésie « met le

langage en état d’émergence » (Bachelard, cité par Aubert, Ibid.) et le poète s’exprime depuis

un « seuil » (id., 2) qui se situe à l’origine même de la conscience conçue comme « être

sauvage » (Merleau-Ponty, cité par Aubert, Ibid.) ». Pour ce qui est du roman, « la liberté de

représentation de l’espace est entière. Aussi peut-il devenir une donnée fondamentale de

l’action. Il peut être proposé en explication de traits psychologiques des personnages ». Dès

lors, l’espace est représenté dans un rapport de causalité qui influe sur le sujet. On parlera

d’ « espace euphorique » lorsque l’environnement est en relation avec le bien-être du

personnage ; et d’ « espace dysphorique » si par contre le milieu est responsable du mal être

des protagonistes.

Le présent article analyse, dans cette optique, le roman de banlieue Place des fêtes de Sami

Tchak. Qu’est-ce qu’un « roman de banlieue » ? À quelle banlieue se réfère le roman de

l’écrivain togolais ? Au fil de l’étude, on verra que, par la dimension sociologique de la

narration, certaines banlieues sont « mises en accusation » du fait d’un système socio-

administratif qui a relégué ses habitants au rang de citoyens de seconde zone.

1. L’écrivain sociologue

Le rapport littérature-société/sociologie est historique : depuis les romantiques allemands et

Madame de Staël jusqu’à Gyo rgy Lukàcs, en passant par Marx, Plekhanov, Mehring, Lenine,

Lucien Goldmann, etc., la littérature se doit d’être « le miroir de la vie sociale » (Plekhanov,

1974 : 265). À partir de ce postulat, « l’objet de l’esthétique, constatent Marc Angenot et

Régine Robin, est d’abord une affaire de contenu, de référence adéquate au monde dans son

évolution intelligible » (2002 : 5). L’art littéraire est donc un type de discours, certes différent

des autres discours, cependant résolument tourné vers le social, ses réalités et ses mutations.

Du fait de la forte socialité de leurs textes respectifs, les grands noms de la littérature

française (Balzac, les frères Goncourt, Zola) et de la littérature soviétique se sont souvent vus

qualifiés d’ « écrivains sociologues » et, réciproquement, nombreux sont les sociologues qui

n’ont pas manqué d’étayer certaines de leurs études par des textes littéraires. Parler d’un

« écrivain sociologue » aujourd’hui reviendrait justement à voir dans son/ses texte(s) un

contenu narrativisé et s’inscrivant dans l’étude d’un phénomène social précis.

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Ce que les immigré(e)s africain(e)s deviennent dans les banlieues françaises.

Le regard sociologique de Sami Tchak Bernard Bienvenu NANKEU

Après une licence en philosophie et trois années d’enseignement de la même discipline dans

un lycée, celui-là même où il a été élève, Sadamba Tcha-Koura alias Sami Tchak se rend en

France où il poursuit des études de sociologie jusqu’à l’obtention d’un doctorat. Ces études

vont le mener à Cuba, au Mexique et en Colombie, où il s’intéresse entre autres à la sexualité

et à la prostitution. Autant de lieux et de thèmes très présents dans son œuvre littéraire. Entre

autres mentions qui figurent sur le péritexte éditorial de Place des fêtes, une brève notice

biographique présente l’auteur comme suit : « Sami Tchak est né en 1960 à Bowounda, au

Togo. Licencié en philosophie et docteur en sociologie, il est essayiste et romancier. Avec

Place des fêtes, il prend un nouveau départ dans le domaine de la fiction ». Cette information

n’est pas une mention purement hasardeuse à notre avis : le paratexte détermine l’usage des

textes, il est la première zone de contact avec le lecteur, sa fonction est d’agir sur le public en

orientant sa lecture.

En l’occurrence, il est intéressant de prendre connaissance par cette notice du profil de

l’auteur en tant qu’homme des sciences sociales et humaines : Tchak est philosophe et

sociologue et de savoir que, en plus des romans, il a à son actif plusieurs essais de sociologie

dont La prostitution à Cuba (1999), La sexualité féminine en Afrique (1999), L’Afrique à

l’épreuve du sida (2000), car on en infère que son œuvre littéraire n’est pas de pure

imagination mais qu’elle s’appuie sur les résultat d’une recherche d’ordre scientifique.

En ce qui concerne ses fictions romanesques, lesquelles se situent souvent en Afrique et/ou en

Amérique (latine), l’auteur les définit comme engagées dans la mesure où elles abordent les

mêmes thèmes que ceux de ses essais, à savoir la marginalisation, la misère, la sexualité, la

violence dans des villes et villages indéfinis. La sexualité se révèle être « le moteur de la

narration » (Kodjo Attikpoé, 2011 : 168). D’ailleurs, dans un entretien, l’auteur fait observer

qu’il a une « lecture sexuelle du monde » (Lavigne, 2007), une déclaration qui, « repose sur le

fait qu’aussi bien ses essais sociologiques que son projet romanesque tournent essentiellement

autour de la sexualité » (Kodjo Attikpoé, Ibid.). Le signataire d’Al Capone le Malien (2011)

avoue avoir fait beaucoup de recherches sur le corps et la chair, qui influencent son

imaginaire scriptural. De la sociologie à l’écriture, il n’existe donc pas de parallèle pour cet

auteur mais une relation consubstantielle : autant il fait des recherches sur le terrain, autant les

résultats donnent matière à la fiction. Le motif de la sexualité permet de donner une lecture

très forte de la société.

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Ce que les immigré(e)s africain(e)s deviennent dans les banlieues françaises.

Le regard sociologique de Sami Tchak Bernard Bienvenu NANKEU

Le sujet du charnel témoigne quelquefois chez l’auteur d’une volonté d’étudier

sociologiquement et littérairement des actes de perversion et de transgression imputables à

des systèmes sociaux marginalisants. Ainsi dans son deuxième roman après Femme infidèle

(1988), l’idée est de lever le voile sur le quotidien des immigrés casés dans les banlieues et où

le corps, face aux exigences de la survie, semble être le seul moyen de se procurer une plus-

value matérielle voire symbolique. Avant de l’illustrer dans son roman, Sami Tchak a

d’abord sociologiquement analysé la dérive des immigrés dans son ouvrage précédemment

mentionné, La sexualité féminine en Afrique : domination masculine et libération féminine

(1999 : 77) : « C’est souvent du plus haut de leurs légitimes ambitions qu’ils tombent

brutalement dans la réalité d’une vie d’immigrés sans horizon, réduits à l’errance, à la

précarité, à la reconversion professionnelle par le bas. Leurs frustrations et leurs désillusions

empoisonnent leur vie conjugale ».

Ce sont les propres découvertes scientifiques de l’auteur en tant que chercheur en sociologie

qui alimentent ses révélations sur la « débauche » des immigrés, et c’est ce dont semble

prévenir l’information biographique paratextuelle : « Veuillez considérer ce livre comme une

observation sociale ». De fait, à la lecture de ce passage, on glisse facilement vers l’idée que

le roman donne à voir la vie des immigrants contraints de se prostituer pour (sur)vivre.

2. Pour planter le décor

Place des fêtes est un roman de la banlieue. À en croire Romuald-Blaise Fonkoua (2007 :

99) :

la littérature de la banlieue met en scène les minorités d’origine étrangère qui vivent « de l’autre

côté du périph », ces nouveaux visages des cités défavorisées, appauvries, subissant de plein fouet

les changements économiques survenus en France depuis le milieu des années 1970 […], elle

croise des écritures relevant de l’Afrique noire et du Maghreb dont les auteurs partagent parfois la

vie en banlieue et le regard sur ce lieu.

Le romancier Sami Tchak n’est certes pas issu de la banlieue. Mais comme les auteurs vivant

dans cet espace ou qui en sont issus, le Togolais y pose un regard. Et il ressort de cette

observation que la banlieue française est une zone de déchéance morale. Le roman de Sami

Tchak prend en charge les difficultés existentielles des immigrés africains qui vivent dans ces

« véritables lieux de la relégation » (Tchumkam 2012 : 80) – Paris en l’occurrence. Ces

immigrés africains, « cuisant dans l’huile chaude des frustrations » (PDF, 15)1, se dégradent,

1 Dans la suite du travail, les extraits du corpus porteront le sigle PDF, renvoyant ainsi à Place des fêtes, suivi de

la page citée.

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Ce que les immigré(e)s africain(e)s deviennent dans les banlieues françaises.

Le regard sociologique de Sami Tchak Bernard Bienvenu NANKEU

du fait des conditions de vie difficile dues « à une ethno-racialisation des rapports sociaux »

(Tchumkam 2012 : 81) entre "Immigrés" et "Français de souche", entre les « nantis » qui

forment la nation (française) et les « invisibles » de toutes origines qui ont la souffrance en

partage (Boulin, cité par Fonkoua 2007 : 99). Le rejet de l’immigré en France serait donc la

cause de son embourbement. L’écrivain togolais, pour sa part, pose un regard sur les enfants

d’Afrique. À la seule différence que le milieu dans lequel ceux-ci vivent, dans l’univers

romanesque, est l’Occident. La scène se déroule en France, plus précisément dans un

immeuble de la banlieue.

Les banlieues françaises sont connues comme l’ensemble des zones urbaines miséreuses qui

entourent une mégapole avec laquelle elles sont en étroite relation. Espace privilégié dans le

roman de Tchak, l’une de ces banlieues que Verharen qualifiait déjà de « tentaculaires »

(Verharen, cité par Jean-Claude Berton 1983 : 15), est décrite par le narrateur comme un lieu

où rien n’est normal. Tout y va de travers :

On vivait alors en banlieue…des gosses qui ont mal tourné, il y en a beaucoup. [La banlieue, c’est]

la forêt intacte de la merde existentielle. La banlieue, c’est mortel. Il n’y a rien, je vous dis. Dès 17

heures, les gens se terrent chez eux et tout est mort. Sauf les jeunes qui errent comme des âmes en

peine et qui font parfois du grabuge pour mettre un peu d’ambiance. Quand tu quittes Paris pour

atterrir dans la banlieue, tu as l’impression d’avoir parcouru les époques à l’envers » (PDF, 156-

157 et 183-184).

Les banlieues françaises sont réputées concentrer aujourd’hui une population de nationalité

ou, par les parents, d’origine étrangère, plus encore d’Afrique du nord ou/et, plus récemment,

d’Afrique noire. Le mot sert de désignation commode, dans la presse et dans le langage

courant, pour la population dite « immigrée » dont l’intégration au reste de la population

« française » est difficile, que ce soit en raison du chômage de masse apparu à la fin des

années 1970 ou des discriminations diverses dont elle est en général victime, liées

précisément à ses origines et, surtout, à son statut social. Les populations banlieusardes de la

France sont, d’après Vanessa Aeby1, confrontées à de nombreuses difficultés. Ce sont pour la

plupart des :

personnes issues d’une mixité culturelle, [qui] vivent dans des quartiers paupérisés où règnent

l’exclusion sociale, la discrimination, la misère, autant économique que culturelle. La plupart

sinon tous les habitants des banlieues ont connu les difficultés inhérentes à leur place dans la

société (française). Ils connaissent ces pratiques qui fondent, au-delà d’une sourde contestation de

la stigmatisation générale, une « communauté d’expérience », profondément liée à la socialisation

1 En ligne, voir les références en Bibliographie.

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et au vécu dans ces cités, c’est-à-dire non seulement aux conditions matérielles, mais aussi à

l’histoire commune.

Le roman de Sami Tchak s’inspire de cette réalité et campe une famille africaine défavorisée

dans la mère-patrie du Général de Gaulle. La France est présentée par le père du narrateur

comme un pays raciste, par la mère de ce dernier comme le pays de la démocratie, de la

liberté sexuelle et des droits de l’homme. Le fils lui-même présente la France comme son

pays natal mais non comme sa patrie quoiqu’il rejette le retour au pays d’origine rêvé par son

géniteur. L’espace qui sert de cadre à l’action est donc calqué sur la particularité des banlieues

françaises ; ce qu’elles ont de dysphorique, d’anormal et de dégradant sur ces populations

casées à la périphérie des métropoles françaises et qualifiées d’étrangères parce qu’elles sont

plus ou moins « issues » de l’immigration africaine.

Il faut dire que les guerres mondiales, le boom économique du Nord et la mondialisation ont

engendré dans les métropoles européennes et américaines une vague d’immigrations venue

des États du Sud étouffés par diverses instabilités. Parmi les immigrants, ceux d’Afrique

projettent dans les massifs déplacements Afrique – Occident le mieux-être que le berceau de

l’humanité n’offre toujours pas. Aux yeux de beaucoup de candidats africains à l’émigration,

« Les sociétés capitalistes européennes demeurent, semble-t-il, des réussites inégalées dont le

sous-développement africain n’est pas la contrepartie » (Feze et Mbouapda 2009 : 141). Le

jeune héros de Place des fêtes en donne un sinistre tableau à l’orée de l’histoire d’une tragique

vie familiale qu’il tient absolument à dérouler à qui veut lui prêter une oreille attentive :

Là-bas, chez mes parents, je suis allé. Là-bas, j’ai vu par mes yeux et entendu par mes oreilles. Là-

bas, les États, ça meurt et ça se décompose comme n’importe quel cadavre humain. Là-bas, c’est la

débâcle et les gens qui se tapent sur le cerveau avec des armes comme dans les films et ça fait des

cadavres tous les jours du bon Dieu. La misère, c’est plus nu que les gosses morveux au ventre

enflé…des larmes des femmes, des enfants, des pères qui n’ont pas toujours quelque chose à

picorer, les larmes des gosses qui colonisent la rue en croyant que c’est là que se trouve leur

paradis perdu. Les riches et leur extravagance, ça ne cache pas les miséreux et leur carence

alimentaire…Je ne peux me tailler une place dans une société où tout est urgence et débrouille, où

c’est pour la survie qu’il faut suer du sang et du sperme…Papa et maman sont venus de là-

bas (PDF, 19).

Une fois installé, le rêve de fortune et d’épanouissement n’est toujours pas au rendez-vous. La

désillusion, le désenchantement, se substitue vite à la myriade d’ambitions nourries avant le

départ. Alors, beaucoup de familles d’immigrés se retrouvent du jour au lendemain dans des

conjonctures intenables : crises identitaires, marginalisation, etc. La famille au cœur du récit

de Tchak, secouée par la précarité et une profonde crise d’identité, va vers l’anéantissement

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Ce que les immigré(e)s africain(e)s deviennent dans les banlieues françaises.

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total et mène une vie morne, sans projets ni perspective d’avenir. Pour le fils aîné, narrateur

de l’histoire, c’est :

[…] une vie sans horizon, c’est un peu comme une variation autour de la même

merde et du même sourire qui s’enlacent et s’entrelacent à la manière des serpents

qui font l’amour pour pondre des œufs ou des petits déjà prêts à s’en aller ramper

leur destin où ils peuvent. Une vie sans horizon, c’est une variation autour du

même truc aussi bleu qu’une marine. On ne peut que la raconter dans tous les sens

parce qu’elle n’a aucun sens. On ne peut que la répéter parce qu’elle-même se

répète. On ne peut que la tordre parce qu’elle-même est tordue. On ne peut que la

lâcher en un bruit répétitif, un peu comme une goutte d’eau qui tombe à un rythme

régulier au fond d’un seau vide et produit l’unique mélodie ou vacarme dans un

empire de silence. Banal bruit au départ, mais qui, à force de se répéter, finit par

vous envahir la tête, par vous agacer et même par vous lasser. Et, il vous rend fou

au bout du chemin (PDF, 9).

Pour échapper à toutes ces difficultés quotidiennes, matérielles, financières ou économiques,

presque tous les membres de la famille du narrateur transforment leur corps en une valeur

marchande.

3. Le corps-capital

Dès les premières lignes du roman, la banlieue, qui sert de décor, est présentée comme un

environnement défavorisé où « Le chômage, le désœuvrement, [engendrent inévitablement] la

délinquance, la prostitution » (PDF, 20). Aussi n’est-il pas étonnant de constater que le récit

mis en place déroule la déchéance d’une famille qui mène une vie sans perspective, de la mère

au fils en passant par les filles, empêtrés dans le commerce du corps. Ce dernier s’offre

comme une bouffée d’oxygène, une démerde quotidienne dans un contexte marginalisant et

dominé par un discours à la tonalité lepéniste et des intellectuels de l’extrême droite à l’instar

d’Eric Zemmour (2014) qui prétendent que l’immigration brise l’unité de la France.

Le chef de famille, dont les rêves de fortune sont partis en fumée, ne vit plus que par la

perspective du rapatriement de son corps à sa mort. La mère noie ses frustrations et ses échecs

conjugaux dans le sexe tarifé et une lubricité boostée par le contexte éminemment libéral,

voire libertin, de l’Occident. Le fils, entre déboulonnage des clichés racistes et déni de ses

origines africaines, devient un hédoniste, un cynique et un proxénète d’envergure. Les sœurs

cadettes, désarmées dans un système administratif qui marginalise les enfants d’immigrés,

trouvent dans la prostitution un moyen de survie. C’est sans ambages un aspect de la vie des

familles africaines immigrées à Paris que révèle ce roman de Sami Tchak, qui fictionnalise

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Ce que les immigré(e)s africain(e)s deviennent dans les banlieues françaises.

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une thématique chère à l’auteur : la sexualité en milieu social. L’œuvre est traversée de part

en part d’actes sexuels qui frisent la pensée libertine. Pour certains immigrés, il n’est pas

facile de trouver « quelque chose à se mettre sous la bite » (PDF, 92), comme le héros nous le

fait savoir. Il y a même des ça (membres virils) qui n’ont plus leur lot de pain quotidien.

Le sujet narrant s’amuse à imaginer entre lui et le lecteur supposé une certaine complicité qui

l’amène à se livrer à des confidences : « Est-ce que je vous ai dit que j’ai deux petites sœurs

qui ont mal tourné et font actuellement putes en Hollande ? » (PDF, 9). Au sujet de sa mère

pour qui la prostitution est « la dignité des vaincus » (PDF, 48), il fait comprendre à ce même

lecteur complice que :

maman avait aussi beaucoup d’amants, des tripotées d’amants, des vieux comme des jeunes.

Même des gosses qui n’ont pas encore perdu leurs dents de lait baisaient ma pute de maman. Elle

distribuait son numéro de boulot à tout le monde. Les amants donnaient des rendez-vous partout

[…] maman mett[ait] son derrière et ses seins dans un distributeur automatique des supermarchés

(PDF, 54-55).

En plus du domaine bancaire et ses guichets automatiques où tout détenteur d’une carte

magnétique conforme peut effectuer des opérations monétaires, le domaine du logement est

aussi exploité par le narrateur de Tchak. Il utilise le terme « cabane » pour faire référence au

sexe de sa mère. L’image qui se dégage de cette expression est celle d’un petit abri provisoire,

sommaire. La cabane est construite de façon expéditive. En y associant le sexe de sa mère, le

jeune narrateur vise à insister sur l’accueil rapide caractéristique des ébats licencieux de sa

génitrice avec les hommes fortunés. Le statut de ces derniers joue en leur faveur. Du moment

qu’un client se révèle nanti, riche ou menant une activité qui lui rapporte suffisamment

d’argent, la mère du narrateur lui offre promptement ses grâces, sans grandes formalités.

L’idée de fleur de macadam est également reprise par « Gargote maternelle », toujours pour

mettre en avant la sexualité tarifée de la mère du narrateur. Elle est comme un restaurant

populaire où il suffit de deux sous pour satisfaire sa faim.

Quant à sa cousine, elle s’est « taillé une adresse dans le XVIe [grâce] à la sueur de son

derrière » (PDF, 177). Dans la suite du récit le héros, mourant d’admiration pour sa mère –

« je suis fier d’une salope » (PDF, 79) –, enfile les chaussons de celle-ci et glisse peu à peu

vers le proxénétisme. Il capitalise le corps de sa cousine et en tire autant de profit que cette

dernière qui « compte beaucoup sur son corps » (PDF, 193). Ensemble, ils vont mettre sur

pieds des stratégies pour amasser de l’argent. À la fin du roman, le narrateur déclare : « le cul

est comme n’importe quelle marchandise » (PDF, 223).

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Ce que les immigré(e)s africain(e)s deviennent dans les banlieues françaises.

Le regard sociologique de Sami Tchak Bernard Bienvenu NANKEU

Le héros de Tchak s’adresse à un destinataire qu’il veut clément. L’interpellation du narrataire

est presque systématique dans la narration. Et le narrateur le pose comme une oreille attentive

qui ne juge point, ne s’offusque point, se contentant simplement d’écouter. Au début du récit,

les propos du narrateur prennent la forme d’aveux profondément sincères et réfléchis. C’est

comme si, avant toute chose, le héros a besoin d’un narrataire qui aura un intérêt à l’écouter et

qui manifestera de l’attention, voire de la compréhension, eu égard aux origines de sa famille

et aux conditions de vie de celle-ci :

Mais, est-ce que je vous ai dit que mes parents sont nés là-bas et que moi je suis né ici ? Je croyais

l’avoir fait, excusez-moi. Et puis… Est-ce que je vous ai dit que j’ai deux petites sœurs qui ont mal

tourné et font actuellement putes en Hollande ? J’ai oublié, pardon. Il y a des choses que j’oublie,

mais je n’ai pas peur de le dire. Vous ne m’avez rien demandé, c’est moi-même qui ai décidé de

parler. Ce que je vous dirai en mon âme et conscience, je le dirai avec la liberté que me confère la

nation (PDF, 9).

Rien ne sera donc omis sur les déboires et les misères d’une famille d’immigrés empêtrée

dans la capitalisation marchande de la sexualité. Tout se passe dans un pays de liberté et

même de libertinage, la France. Le narrateur parlera donc librement sans cacher quoi que ce

soit. Et pour se libérer, avouer ses secrets, il invite dès le premier paragraphe du texte un

lecteur confident et compréhensif, à même d’intégrer la liberté de parole qui est le propre de

son milieu socio-éducationnel, de son pays de naissance. L’espace est alors présenté comme

un lieu de liberté dans les mœurs, les usages et les coutumes. Le type de lecteur voulu est

ainsi préparé à entrer dans l’imaginaire d’un esprit, d’une conscience habitée par un mal-être.

Ce « vous » martelé au commencement de la narration sera par la suite systématiquement

répété – par des « voyez-vous », « je ne vous dis pas » ; « je ne vous ai pas dit »,

« remarquez », etc. – comme si l’on voulait s’assurer qu’il est présent et que l’histoire que

l’on raconte est lue ou écoutée par quelqu’un. Parfois le narrateur se comportera comme si le

lecteur virtuel pouvait s’opposer au récit des événements passés. Il lui demandera son accord

pour revenir sur une action qu’il a interrompue pour raconter d’autres faits passés : « Enfin, si

vous n’y trouvez aucun inconvénient, nous pouvons revenir à nos oignons du jour ! Ce jour-là

donc […] » (PDF, 136). Le narrataire est apostrophé sur l’organisation du récit. On s’attend à

ce qu’il émette des avis sur la structure des événements. Il devient un confident, le détenteur

d’un secret, un ami de qui l’on n’attend pas un jugement moral, mais une attitude

compréhensive.

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Un autre phénomène frappant dans ce roman réaliste et sociologique de Sami Tchak est

l’anonymat des protagonistes. L’identité des personnages n’est pas révélée ou alors il leur est

attribué des prénoms qui ne disent rien sur leur origine, leur caractère, leur psychologie. Le

choix de l’anonymat ou de l’option prénominale est comme orienté vers l’expression d’un

goût exotique ou vers la (re)présentation d’un phénomène général qui ne concerne pas un

individu ou un groupe particulier. Telle est, à tout prendre, l’impression générale qui se

dégage du choix anonymique de Tchak. Son narrateur est un « Je » sans suite, c’est-à-dire

sans nom et autres éléments qui pourraient permettre de le situer dans une société, une culture,

etc. Son entourage aussi est enveloppé d’une imprécision patronymique et prénonymique

comme si le phénomène érotique présent dans l’œuvre était propre à tous les immigrés de

France sans aucune restriction culturelle. « Mon prof de math, mon papa, ma maman, ma

cousine, ma nièce, mon ami le Malien, la cousine de mon ami le Malien, mon oncle, la tante

de…, le père de…, la mère de… », telles sont les nominations a-sémiques et muettes que l’on

rencontre dans Place des fêtes. Le roman installe une kyrielle de personnages avec pour

épicentre une famille d’immigrés mais desquels le lecteur n’aura pas d’informations en ce qui

concerne les noms. On est dans une sorte de généralisation du principe de causalité entre

immigration, difficultés d’intégration et débauche ou existence prostitutionnelle.

Sami Tchak rejoint ainsi Amely James Koh-Bela (2004) qui a écrit que la prostitution est un

moyen de survie pour les populations étrangères victimes de discriminations et d’exclusion

dans les plus grandes métropoles occidentales. Vendre son corps est de ce fait lié au

traitement inégal des immigrés dans les pays du Nord. Le cas de la France est ici

sociologiquement étudié et mis en exergue par le roman de Tchak. Entre autres causes de la

prostitution des étrangères, des Africaines en France, se trouvent la ségrégation,

l’enfermement administratif et le blocus social. Ces phénomènes sont liés ; et c’est en leur

faisant échos que Place des fêtes se révèle être un document de sociologie. Son narrateur n’est

qu’un petit « black » raté, un adolescent enragé de banlieue qui en veut à tout le monde entier

avec ses « Putains de ci, Putains de ça», qui casse tout et se réfugie dans la luxure, la

débauche, la prostitution et le proxénétisme. Son père, sa mère, ses sœurs ne sont pas loin de

cette descente aux enfers politiquement programmée par une France qui racialise les rapports

sociaux.

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Ce que les immigré(e)s africain(e)s deviennent dans les banlieues françaises.

Le regard sociologique de Sami Tchak Bernard Bienvenu NANKEU

Conclusion

Au sortir de cette analyse, il est clair que le texte étudié est un véritable document de

sociologie sur les difficultés en banlieue. Il s’agit d’un compte-rendu testimonial où le

réalisme, l’exposé du rapport causal entre immigration, banlieue et dépravation laisse peu de

place à l’imagination. Place des fêtes déballe la tragédie d’un couple immigré en France, pris

dans l’étau de la discrimination, et avec comme sortie possible le réconfort d’Éros : le

narrateur est le fils aîné d’une famille africaine immigrée qui semble avoir trouvé dans le sexe

une consolation. Il relate la vie de sa famille réduite à se prostituer, à s’adonner, de la mère

aux filles, lui y compris, à la sexualité tarifée. Le sexe se révèle être la clé de l’existence et de

la réussite sociale. La mère se prostitue et adore le faire car elle est dans un pays libéral en

matière de sexualité. Elle a beaucoup de clients et un nombre considérable d’amants. Le fils la

copie et aime, par-dessus tout, la luxure. Les filles comme leur mère vont finir dans la

prostitution. Tout se passe dans une banlieue où le narrateur révèle parfois au lecteur les

dessous des familles.

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Revue Algérienne des Sciences du Langage (RASDL ( EISSN : 2507-721X

Numéro 6, aout 2018

La métamorphose des marginales :

vue panoramique de Mehdi Charef à Karim Amellal

Karima ARROUS

Université d’Alger 2 – Algérie

Résumé

L’objet de la présente contribution est d’étudier la représentation de la femme dans la littérature urbaine

française pour voir de quelle manière a-t-elle évolué. Il s’agira plus particulièrement d’analyser la marginalité

qui caractérise les personnages féminins dans Cités à comparaître (amellal 2006), dans Béni ou le Paradis Privé

(Begag 1986), dans Le thé au harem d’archi Ahmed (Charef 1983) et enfin dans Dit Violent (Razane 2006) et de

voir de quelle manière ripostent-elles face à cette marginalité. Le but de ce travail est de démontrer que, de la

première à la deuxième vague d’écrivains issus de l’immigration, la représentation de la femme a largement

évolué.

Abstract

The purpose of this paper is to study the women’s representation in the urban literature in order to show how it

has evolved. In particular, it will be necessary to analyze the marginal aspects of the female characters in those

four novels: Cités à comparaître (Amellal 2006), Béni ou le Paradis Privé (Begag 1986), Le thé au harem

d’archi Ahmed (Charef 1983) and in Dit Violent (Razane 2006). Also, we will be looking at how the female

characters respond to this marginality. The aim of this work is also to show how female representation has

largely progressed in between the first and the second generation of those immigrant writers.

De Mehdi Charef jusqu’à Karim Amellal se dévoile devant nous, lecteurs et

chercheurs, sur la scène littéraire et médiatique française et internationale, la fresque d’une

littérature de la marge. Une littérature dite « beur » et/ou « issue de l’immigration » pendant la

fin du XXe siècle, de la banlieue (Chaulet-Achour 2005), des cités (Horvath 2007),

périphérique (Vitali 2011a), et récemment dite urbaine (Horvath 2007), de l’extrême-

contemporain (Vitali 2011b) et du décentrement (Amellal 2014). Le discours littéraire des

œuvres constituant le répertoire de cette littérature est marqué du sceau de la propre

marginalité des protagonistes, souvent, mais non toujours, masculins. Une marginalité à la

fois socioculturelle, religieuse et économique.

Les personnages féminins, pour leur part, ont été, de toute évidence, au centre de cette mise à

la marge. Ne se voyant octroyer que des rôles secondaires, les femmes, dans les romans que

nous étudierons ne sont jamais des héroïnes au sens hamonien du terme : le « héros » étant un

personnage qui résout les contradictions et qui est constitué par un faire (Hamon 1977 : 156-

157).

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La métamorphose des marginales : vue panoramique de Mehdi Charef à Karim Amellal

Karima ARROUS

Le but de cet article est d’étudier la représentation de la femme dans cette littérature pour voir

de quelle manière elle a évolué. Il s’agit plus particulièrement d’analyser la marginalité qui

caractérise les personnages féminins dans Cités à comparaître (Amellal 2006), Béni ou le

Paradis Privé (Begag 1986), Le thé au harem d’archi Ahmed (Charef 1983), Dit Violent

(Razane 2006) et de voir comment elles ripostent à cette marginalisation.

Notre étude s’interroge dans un premier temps sur la différence générationnelle, d’abord entre

les auteurs puisque Azouz Begag1 et Mehdi Charef appartiennent à la première vague

migrante tandis que Karim Amellal et Mohamed Razane sont nés sur le sol français, et ensuite

entre les personnages féminins eux-mêmes : âgées contre jeunes. Dans un deuxième temps,

nous étudions la différence géographique entre ces femmes qui accompagnent les (anti-) héros

de ces romans – différence géographique qui implique des distinctions ethniques,

psychologiques et identitaires, donc comportementales entre les personnages féminins des

quatre romans.

Ainsi, notre article démontre comment ces différences générationnelles et géographiques

influent sur le protagoniste masculin, issu de la banlieue et marginal pour notre cas d’étude, et

comment elles déterminent sa trajectoire.

1. La marginalité : marginalisé ou se marginalisant ?

Le marginal en littérature a fait son apparition au XVIe siècle sur la scène littéraire hispanique

avec le roman picaresque relatant « les aventures d’un serviteur ou d’un individu de modeste

extraction qui vit toute une série de péripéties au gré de ses voyages et rencontres » (Forest &

Conio 2004 : 320). La pensée foucaldienne définit la marginalité comme une situation qui ne

renvoie ni à ce qui est mis à la marge, ni au bord ni à la bordure d’un noyau, mais est

considérée comme un espace lointain et différent du noyau, dont le marginal (s’)est exclu

(Foucault 1964). Notre définition du marginal comme : « le vagabond, sans métier honorable

ni rémunération, qui évolue à la marge de la société et dont les origines raciales sont

modestes » (Arrous 2016 : 161), doit être précisée par le fait que le marginal évolue

indépendamment de la société dont il fait partie, sans forcément qu’il en soit exclu mais parce

qu’il est susceptible de refuser sciemment de s’y intégrer en renonçant aux valeurs qui la

régissent.

1Azouz Begag est né en France mais a baigné durant ses premières années dans un contexte quasi

exclusivement algérien tel que cela est décrit dans Le gone du chaâba.

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La métamorphose des marginales : vue panoramique de Mehdi Charef à Karim Amellal

Karima ARROUS

2. « Elles », des marginales de la lieue du ban1

Dans notre corpus, les protagonistes sont exclusivement de sexe masculin, quant aux

femmes, qui sont des mamans ou des bien-aimées, bien qu’elles ne soient point dotées d’un

« faire », leur apparition dans la diégèse est aussi importante que récurrente.

2.1. Les mères : entre protection et émancipation

La mère constitue un personnage essentiel autour duquel pivote la structure romanesque de la

première vague des romans issus de l’immigration. Réservée et conservatrice de son héritage

maghrébin, ainsi est représentée la mère chez Azouz Begag et Mehdi Charef.

Ce dernier, auteur de Le thé au harem d’archi Ahmed, en peignant le portrait de Malika la

maman de son protagoniste Madjid, la décrit comme une « robuste femme algérienne »

(Charef 1983 : 15), qui « parle un mauvais français avec un drôle d’accent » (Charef 1983 :

16). Une femme qui ne quitte son foyer que pour se rendre au marché afin de se procurer

quelques produits importés d’Algérie – comportement qui semble, à première vue, accomplir

une fonction folklorique mais qui représente un incontournable lien aux origines maghrébines

que la mère s’obstine à protéger.

En plus de cette fonction folklorique, Malika développe une fonction mnémonique qui se

manifeste dans ses échanges avec son fils Madjid, lui rappelant à la moindre querelle ses

origines maghrébines auxquelles il doit rester lié. L’extrait suivant non seulement illustre

notre point de vue mais démontre le rapport qu’entretient ce personnage féminin avec

l’identité du protagoniste masculin :

« Je vais aller au consulat d’Algérie […] pour t’emmener au service militaire là-bas ! Tu apprendras

ton pays, la langue de tes parents, et tu deviendras un homme. […] Tu veux pas aller au service

militaire […] T’auras plus de pays, t’auras plus de racines. Perdu, tu seras perdu » (Charef 1983 :17).

Chez Azouz Begag, à l’instar de Malika la mère de Madjid, la mère de Béni s’exprime très

mal en français et ne comprend que quelques expressions à force de se les entendre répéter.

Très attachée au patrimoine culturel algérien, elle garde tout de son allure de femme

1 Expression empruntée à Jean-Marc Stebe (2010 : 14). Signifiant un périmètre de 4440 m étendu entre la ville et

la campagne et « sur lequel le seigneur, l’abbé ou la municipalité exerce le droit de ban –c’est-à-dire le droit

d’ordonner, d’interdire, de juger, de faire payer une redevance » (Stebe, 2010 : 10).

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La métamorphose des marginales : vue panoramique de Mehdi Charef à Karim Amellal

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maghrébine : de « ses cheveux rouges de henné » jusqu’à ses « deux remarquables tatouages

que lui avait tracés un marabout du bled » (Begag 1986 : 48), et qui ornent son front.

L’aspect physique de ces femmes est abordé sans profusion. Les narrateurs, lors des

descriptions qu’ils fournissent de ces mères immigrées, mettent en évidence une opposition

entre leur beauté qui, inappropriée à leur pays d’accueil, devient une marque de laideur.

Aussi, érigent-ils la dichotomie : force et faiblesse. Ces femmes robustes, fortes et

courageuses perdent leur courage et éprouvent une éternelle sensation de menace et

d’instabilité dans ce pays qui les accueille mais dont elles ne veulent guère.

Chez ces deux écrivains représentants de la première vague de la littérature issue de

l’immigration, la femme-mère est représentée de la même manière : une analphabète qui ne

quitte son domicile que pour se rendre au marché envahi par des clients arabes et qui veille

sur le respect de la tradition arabo-musulmane héritée de son pays d’origine. Ainsi, ces

immigrées incarnent-elles l’image du personnage marginal, défini comme « essentiellement

celui qui n’est pas d’accord avec le monde qui l’entoure, dans la mesure où il n’accepte pas

les normes qui régissent ce monde» (Raffi-Beroud 1985 : 178).

Cette définition décrit parfaitement l’état d’esprit de ces mamans marginales qui n’admettent

pas que leur progéniture doive s’intégrer à la société française. Refusant ainsi de se soumettre

aux normes de la République française, ces marginales, telles qu’elles ont été présentées dans

ces deux romans, exercent un pouvoir marginalisant et accablant sur leurs enfants qui se

trouvent déchirés dans leur quête identitaire, ne pouvant se plier aux normes qui régissent la

communauté française à cause de l’influence décisive d’une mère autoritaire qui les empêche,

si toutefois ils le souhaitent, de rompre les liens avec leurs racines ancestrales.

La deuxième vague des écrivains issus de l’immigration nous présentent une autre image de la

mère. Chez Mohamed Razane, elle reste cette maghrébine, réservée, soumise à son mari mais

elle fait de son mieux pour s’intégrer à la communauté française. L’auteur s’inscrit

légèrement dans le sillage de ses ancêtres en présentant la maman de Mehdi, une femme de

ménage qui ne maîtrise pas parfaitement le français sans que son léger accent l’empêche de

prendre la parole et de s’adresser à son employeur, ses collègues et ses clients français dans

un langage intelligible.

Contrairement aux femmes-mères des deux précédents romans : Béni, ou le paradis privé

d’Azouz Begag et Le thé au harem d’archi Ahmed de Mehdi Charef, qui ancrent leurs enfants

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La métamorphose des marginales : vue panoramique de Mehdi Charef à Karim Amellal

Karima ARROUS

dans la maghrébinité et les relient à leurs pays d’origine, que ce soit par l’intermédiaire de la

langue ou bien par le biais de la religion et la culture arabo-musulmane, la mère de Mehdi,

elle, malgré sa modeste instruction, encourage son fils à étudier, à s’améliorer et à se laisser

modeler telles que l’exigent les lois de La République. C’est cette voix qu’il entend en

écrivant sa lettre d’adieu avant d’aller venger son ami Zacarias, un adolescent brutalement

agressé et battu par des adolescents d’un quartier voisin de la banlieue nord de Paris :

« (Il) entend une voix dans sa tête, c’est sa mère qui pleure et qui le supplie de ne pas faire ça, elle

lui crie aussi qu’elle l’aime, une voix comme un prétexte à faire demi-tour. Elle lui dit de venir se

blottir dans ses bras, elle lui dit aussi qu’ils seront enfin heureux […] Non, maman, laisse-moi, le

jihad m’appelle, […] je vais avoir une bonne place au paradis et tu seras bénie pour le sacrifice de

ton fils, Allah ô Akhbar » (Razane 2006 : 161-162).

Cependant, la marginalité et la violence de Mehdi sont issues des conditions culturelles arabo-

musulmanes traditionnelles dans lesquelles s’est décidé le mariage de ses parents, imposé à

une femme soumise qui ne connaît pas, ni n’aime, l’homme qu’elle épouse – aggravées par

les brutalités que son père leur infligeait, à lui et à sa mère. Tel Œdipe, il a assassiné son père :

« J’ai la certitude d’avoir été conçu dans un rapport brutal, dénué de toute tendresse ; ma daronne,

ma mère, subissant les pulsions animales du daron comme un devoir amer, le devoir d’une femme

mariée malgré elle à un homme qu’elle n’aimait pas dans son cœur. Aussi je suis l’enfant de

l’humiliation, un enfant du devoir et de l’amertume, un enfant qui n’aurait jamais existé sans l a

résignation et la soumission d’une mère, un enfant exclu dès sa conception du monde de l’amour »

(Razane 2006 : 20-21).

La mère est ici représentée comme un être déchiré entre ses origines, les traditions avec les

devoirs qui l’assortissent, et sa volonté d’intégration avec ses rêves d’une vie meilleure à

laquelle elle aspire. Ainsi, l’identité et la descente aux enfers du protagoniste marginal Mehdi

sont influencées aussi bien par sa mère, elle-même tiraillée entre des valeurs contradictoires,

que par son appartenance géographique qui le cloisonne entre les murs et les tours de la

banlieue parisienne où règnent des conflits socio-économiques.

Karim Amellal, quant à lui, infidèle au cliché ambivalent de la mère arabo-musulmane qui vit

sous l’ombre de son père, frère ou époux et impose son autorité à ses enfants ou à ses brus,

présente une image entièrement différente de la mère dans son roman Cités à comparaître. La

maman de Silou n’est pas algérienne et n’a en commun avec les femmes-mères présentées

dans les deux romans de la littérature de la première vague issue de l’immigration que ce

pouvoir marginalisant puisque, pour arrondir ses fins du mois difficile, elle se prostitue.

Tout au long de la narration, Silou dresse le portrait physique et moral de sa mère, qui ne l’a

jamais soutenu. Contrairement à la mère de Mehdi, protagoniste de Dit violent, la Marocaine

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La métamorphose des marginales : vue panoramique de Mehdi Charef à Karim Amellal

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pieuse qui encourage son fils et le soutient, celle de Silou est sans doute la raison principale

de son instabilité psychologique et sociale – ce que Silou confie dans l’extrait suivant :

« Ma mère, je la voyais du balcon. Elle allait et venait dans les immeubles. […] Elle était toujours

pressée. Même le soir et la nuit, elle roulait son cul à droite à gauche. […] je crois que c’est pour

ça que les autres se marraient quand ils me voyaient. Eux ils avaient compris qui c’était ma mère :

une pute de Dracula» (Amellal 2006 : 23).

C’est bien à cause des pratiques charnelles obscènes auxquelles se livre sa mère qu’il a dû

quitter l’école, ce qui l’a conduit par la suite à intégrer, bien évidemment à son insu, une

organisation de terrorisme internationale rien que pour pouvoir aider sa maman à régler le

loyer et, pourquoi pas, à s’acheter une maison loin de la grisâtre banlieue parisienne. L’extrait

qui suit rend compte de la mise à la marge exercée sur Silou de la part de sa mère –

comportement dont l’impact est néfaste et nuisible :

« Et je voulais faire du bon boulot donc y avait pas de raison pour que je gagne pas ma part. Mais

ma mère, elle a titlé direct. Du calme, je lui ai dit et puis aussi que je lui donnerais pas d’oseille

pour l’instant. […] Et puis elle a raccroché. Et moi je suis resté comme un con avec le téléphone

sur l’oreille et le bip-bip-bip à l’intérieur. […] » (Amellal 2006 : 93-94).

2.2. Les dulcinées et la promesse d’une France meilleure

Le choix des origines ethniques et géographiques entre les femmes-mères et les femmes-

aimées est ambivalent. France est le prénom de la jeune fille aimée de Béni, dont la mère est

une Algérienne dans le roman d’Azouz Begag ; Marie est celui de la femme qu’aime Mehdi,

dont la mère est marocaine, chez Mohamed Razane, et Nadia celui de la bien-aimée qui

obsède Silou, qui a pour mère une Française : comme le constate Anna Maria Mangia (1995 :

56-57) : « Il ne s’agit jamais d’une copine appartenant à la même communauté ». Ces

dulcinées, toutes, influent sur les protagonistes masculins des romans.

Nadia, cette beurette dont est amoureux Silou, ne ressemble en aucun point à sa mère. Belle

brune, élégante, instruite, Nadia ou Diana (verlan de Nadia) comme il aime l’appeler, l’a

pourtant repoussé vu son caractère étrange et son comportement bizarre, l’enfonçant ainsi plus

profondément dans le gouffre de sa solitude et de ses douleurs. Nadia devient une force

ambivalente : tantôt, elle le fait rêver, telle une promesse d’un lendemain meilleur puisqu’il

souhaitait l’emmener avec lui quand il se serait acheté un appartement loin de la cité de

banlieue, tantôt elle l’ensevelit dans les abîmes de sa détresse et de son désespoir, causés par

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La métamorphose des marginales : vue panoramique de Mehdi Charef à Karim Amellal

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cette banlieue d’injustice et de bitume. Une fois condamné à la prison à perpétuité, Silou

conclut sa confession par l’aveu de sa passion pour Nadia :

« C’est la seule qui compte maintenant au milieu de tous mes maux. Elle est là dans mes pages.

Elle était dans ma main quand j’ai écrit. Y a des morceaux d’elle dans tous les mots. Et la psy elle

saura tout de notre histoire. […] Je vais dormir et demain peut-être quelqu’un d’autre saura qu’on

a existé. » (Amellal 2006 : 152).

Chez Azouz Begag, le rapport de Béni à France est en relation avec le rapport de cet enfant

immigré avec la France, cette entité géographique et sociale qu’il trouve « jolie » (Begag

1986 : 44). L’impact ambivalent de cette jeune fille bien-aimée est décelable sur deux plans :

- Premièrement, au niveau de l’intégration sociale du protagoniste, France devient sa

raison d’être puisque c’est bien grâce à la présence de cette Française dans sa vie qu’il

s’est mis à fournir de multiples efforts pour s’améliorer, s’intégrer et s’affirmer en

France.

- Deuxièmement, elle est aussi la raison de sa rupture avec sa famille, et donc, la raison

de sa mise à la marge de sa communauté d’origine. D’ailleurs, il annonce à ce propos :

« entre France et mon père, j’ai choisi la blonde. » (Begag 1986 : 110)

Marie quant à elle, est cette femme qui a réussi à donner un certain équilibre et charme, ne

serait-ce qu’éphémère, à l’existence de Mehdi. Au cours de la lecture, nous assistons à la

naissance de la passion qui unit Mehdi le banlieusard et Marie, la professeure en sociologie.

C’est bien cette Française et pourtant étrangère que Mehdi implore pour l’aider à ne pas

commettre l’irréparable : « O Marie, ma douce, mon absente, mon absinthe, aide-moi à fuir le

chétane » (Razane 2006 : 134).

Malgré l’influence positive de Marie sur cet adolescent de la banlieue parisienne et malgré

son statut professionnel et son rang social élevés, elle est présentée comme une marginale du

fait d’avoir été victime d’un abus sexuel alors qu’elle était encore adolescente et vivait avec

ses parents en Normandie. L’auteur met ici en relief la problématique du Centre face à la

Périphérie où la périphérie n’est pas seulement la banlieue parisienne mais toutes les villes

française sauf Paris. Pour appuyer son jugement, il interpelle Aicha, la sœur de son ami

Zacarias, qui fait le récit du viol qu’elle a subi dans leur cité de banlieue parisienne.

Après cette promenade dans le bois de la littérature beur, expression chère à la chercheure

italienne Vitali (2013), et à la suite de cette succincte présentation des personnages féminins

chez des écrivains des deux générations, l’analyse montre que leur marginalité véhicule une

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La métamorphose des marginales : vue panoramique de Mehdi Charef à Karim Amellal

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récurrence de sèmes d’ordre socioculturel : déracinement et exil, misère et pauvreté,

prostitution et abus sexuels.

3. La métamorphose des marginales

Bien que ces personnages féminins endossent le rôle d’une influence négative sur les

protagonistes masculins, il ne serait pas exact de les considérer comme une variante du

personnage marginal tel que défini précédemment. Bien au contraire, telles que représentées,

les femmes font face à une société qui ne les a point soutenues, s’affirment malgré leurs

douleurs et attendent comme la belle au bois dormant qu’un nouveau jour se lève pour enfin

pouvoir ouvrir les yeux, la bouche et lever la tête, les bras pour se défendre, s’imposer et dire

qu’elles ne sont pas des marginales de la lieue du ban, mais des femmes fatales que Leroy

considère comme : « une apparition, avec ce qu’une apparition suppose de merveilleux, de

magique et de miraculeux. De féerique, en somme. […] elles décident le destin de ceux

qu’elles croisent sur leur chemin. » (Leroy 1999 : 10).

Cette définition semble correspondre en tous points à ces femmes puisque, toutes, elles ont

décidé de l’avenir des protagonistes des quatre romans – et en premier lieu à Malika, la mère

de Majid dans Le thé au Harem d’Archi Ahmed qui, ainsi que souligné précédemment, exerce

une forte influence sur sa descendance et participe à leur marginalisation aussi bien sociale

que culturelle : ce personnage féminin, variante du personnage picaresque marginal, revêt

l’aspect d’une femme fatale dans la mesure où elle décide et oriente le destin de son enfant,

qui aspire à la vie promise par la République, en le renvoyant, à chaque fois qu’elle en

éprouve le besoin, à ses origines maghrébines, arabo-musulmane.

Cependant, selon Dominique Maingueneau, la prostituée ne figure pas dans la catégorie des

femmes fatales puisqu’elle doit prendre « l’inquiétant visage de la ‘’demi-mondaine’’ »

(Maingueneau 1999 : 13). La femme fatale n’appartient ni au « monde des prostituées, ni à

celui des femmes honnêtes, ni tout à fait au monde des travailleuses, ni tout à fait à celui des

femmes entretenues » (Maingueneau 1999 : 13). La femme fatale se situe alors dans un entre-

deux social, culturel et géographique pour pouvoir agir à sa guise.

Il semble évident que l’appellation « femme fatale » telle qu’elle est définie par Leroy et

Maingueneau s’applique à tous les personnages féminins des romans étudiés dans le présent

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La métamorphose des marginales : vue panoramique de Mehdi Charef à Karim Amellal

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article, puisqu’elles remplissent tous les critères mis au point par ces deux théoriciens. La

seule exception est la mère prostituée de Karim Amellal car, même si elle influe sur la

psychologie de son enfant Silou et conditionne ses actes, elle appartient, sans doute, au rang

des prostituées duquel est bannie la femme fatale.

Toutefois, définie par Horvath comme une « séductrice qui détruit les hommes. […], elle offre

son corps au regard de la foule urbaine et attire le flâneur qui rêve de la retenir » (Horvath

2007 : 123), la femme fatale peut alors prendre sous son aile la figure de la prostituée telle

qu’elle a été présenté dans Cités à comparaître puisque la description fournie par Silou de sa

mère correspond au profil de la femme fatale tel qu’il a été esquissé par Christina Horvath qui

s’est basée sur La poétique de la ville de Sansot (1996)1.

Face à la descente aux enfers assurée par le biais de la prostitution, Silou se lance dans une

quête quasi-impossible : celle d’aider sa mère, la retenir et l’empêcher de se prostituer. Il se

fait alors recruter par Steven et Bruce, rêve de gagner le plus d’argent possible, aspire à se

faire une fortune qui lui permettrait de quitter non seulement la cité, mais tout Paris et partir

vivre au bord de la mer. Mais l’atroce réalité le détruit et sa vie se termine « par une coupure

dans les journaux : un terroriste reconnu coupable de la mort de douze personnes dans un

attentat à la bombe à Paris » (Amellal 2006 : 05).

Le choix de la prostituée chez Karim Amellal se justifie par l’ancrage dans le réel (Qui fait la

France ? 2007 : 10) auquel aspirent les auteurs-membres du collectif Qui fait la France ?

dont il fait partie2. La prostituée oscille donc entre l’image de la femme réelle qui, rongée par

la pauvreté et la misère, exerce le métier le plus vieux au monde, et l’image de la femme

fatale, séductrice, destructrice, « dévorante et redoutable » capable de transmettre des

maladies sexuelles aux hommes qui réussissent à la capturer temporairement (Horvath 2007 :

128).

Ni prostituée, ni femme honnête, mais située à l’entre-deux de ces deux statuts complètement

différents, telle est l’image qui nous a été livrée par Silou durant leur dernière rencontre. Une

rencontre durant laquelle elle lui a vidé son cœur en pleurant, en l’étreignant, en posant pour

1Dans cet ouvrage, Sansot étude les liens existant entre la prostituée et la ville et va jusqu’à démontrer, par le

biais de l’analyse de quelques œuvres, que la prostituée est la personnification de la ville.

2Collectif de jeune écrivains et artistes co-fondé par Karim Amellal et Mohamed Razane et composé de : Jean-

Eric Boulin, Khalid El Bahji, Dembo Goumane, Faiza Guene, Habiba Mahany, Mabrouk Rachedi, Thomté

Ryam et Samir Ouazene.

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la première fois de toute son existence ses lèvres contre la joue de cet adolescent tant mis à la

marge : « Elle était seule ma mère. Moi je disais rien. Je l’écoutais. […] et là, je sais pas

pourquoi, elle a pleuré encore plus. […] Alors je l’ai prise et je l’ai serrée dans mes bras.

C’était la première fois de ma vie que je serrais une femme dans mes bras. Et cette femme,

c’était ma mère » (Amellal 2006 : 112-113).

Au vu de ce qui précède, tous les personnages féminins des œuvres étudiées sont des femmes

fatales y compris la prostituée parce que, en dépit de sa descente aux enfers, elle demeure

fatale de par ses errances, son courage et son ambivalence. Tantôt femme de joie, tantôt mère

célibataire d’un enfant devenu terroriste malgré lui.

Conclusion

L’objectif de cette étude était de démontrer l’évolution de la représentation du personnage

féminin dans les romans urbains de Karim Amellal : Cités à comparaître, d’Azouz Begag :

Béni ou le paradis privé, de Mehdi Charef : Le thé au harem d’archi Ahmed et de Mohamed

Razane : Dit violent.

L’analyse aboutit à deux constats : le premier est que, bien que leur statut diffère d’un récit à

un autre, toutes les femmes présentées dans le corpus sont au cœur d’une marginalité qu’elles

assument et imposent aux jeunes protagonistes masculins, qu’elles en soient des mères ou des

bien-aimées.

Le deuxième constat conduit à relativiser le premier au profit de l’hypothèse selon laquelle

ces personnages féminins ne sont point hors-norme, pour reprendre l’expression de Michel

Foucault, bien au contraire : ils sont dotés d’un réalisme qui participe à la métamorphose de

ces marginales en femmes fatales. Un réalisme auquel aspirent les membres du collectif Qui

fait la France ? dont les co-fondateurs sont Karim Amellal et Mohamed Razane. Un réalisme

qui vise à ébranler les frontières et anéantir les idéologies qui séparent les littératures de

langue française appelées, immanquablement mais aléatoirement, francophones ou de la

périphérie vu qu’elles sont issues de l’ancienne périphérie coloniale de la littérature française

purement hexagonale pour le simple fait qu’elles sont écrites par des auteurs français issus de

l’immigration.

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Karima ARROUS

Bibliographie

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Articles et ouvrages

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Revue Algérienne des Sciences du Langage (RASDL ( EISSN : 2507-721X

Numéro 6, aout 2018

Compte-rendu

Philippe Blanchet, Discriminations : Combattre la glottophobie.

Paris, Éditions Textuel, coll. « Petite Encyclopédie critique », 2016, 192 p.

Imene Meriem OUMESSAD

Université de Rennes 2 – France

Professeur en Sciences du langage à l'Université de Rennes 2, enseignant-chercheur

spécialiste en sociolinguistique, en didactique des langues ainsi qu'en politiques linguistiques

et éducatives, expert du provençal et des différentes variétés du français, Philippe Blanchet,

membre de la Ligue des droits de l'homme, est engagé contre toutes les sortes d'exclusions et

de stigmatisations – comme l'illustre son ouvrage Discriminations : combattre la

glottophobie, dont le point central est celui des discriminations essentiellement linguistiques,

« discriminations négatives […] fondées sur le fait de considérer incorrectes, inférieures,

mauvaises certaines formes linguistiques (perçues comme des langues, des dialectes ou des

usages de langues) usitées par ces personnes […] » (Blanchet, 2016 : 45).

Dans la première partie du livre, l'auteur commence par évoquer la notion de

« discrimination » de manière globale, définie et expliquée à partir de textes de loi français ;

les différents types de discriminations reconnues et punies par la loi française sont énumérés :

les discriminations linguistiques n'en font pas partie. De fait, insiste-t-il, même si ces

dernières sont très fréquentes dans toutes les sociétés du monde, elles restent fortement

ignorées et négligées.

Recensant les ouvrages traitant de ce phénomène de discrimination des langues, l'auteur

constate un manque important de travaux sur le sujet notamment en sociologie et en

psychologie sociale1, à l'exception néanmoins d'un article dans le Dictionnaire des racismes,

1 Blanchet cite un nombre important d'études en sociolinguistique sur la question des langues et des pratiques

sociales liées de près ou de loin aux discriminations linguistiques, entre autres : M.-M. Bertucci (2013), C.

Trimaille et J.-M. Eloy (2012), M. Lebon-Eyquem- T. Bulot-G. Ledegen (2012), T. Bulot et N. Combes (2012),

S. Clerc et M. Rispail (2011), J. Archibald (2009), Mendo Zé, 2009; Ph. Blanchet et J. Arditty (2008), T. Bulot et

A. Lounici (2007), R.Y. Bourhis et collègues (2007), J.T.Ivrine ans S. Gal (2000), Ph. Blanchet (2013, 2012b,

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Encyclopédie critique », 2016, 192 p.

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de l'exclusion et des discriminations (Benbassa, 2010) intitulé : « Langues et oppressions

linguistiques » (429-430) qui évoque brièvement la question des langues aussi bien nationales

que minoritaires – sans toutefois aborder la question de la discrimination linguistique.

Philippe Blanchet nous renseigne également sur le traitement et la reconnaissance des

discriminations linguistiques dans les textes internationaux relatifs aux droits humains,

notamment les articles 26 et 27 du Pacte international relatif aux Droits civils et politiques

(ONU, 1966), les articles 2, 29 et 30 de la Convention relative aux droit de l'enfant (ONU

1989) et les articles 14, 21 et 22 des Grands textes européens de protection des Droits (1950

et 2007), qui stipulent que la loi doit interdire et condamner toute discrimination notamment

de religion, de race, de couleur, d'origine, d'opinion publique, d'orientation sexuelle, d'identité

sociale, de culture, de profession ou de langues différentes, et ce, à l'égard de toutes les

personnes de façon égale.

En invoquant ces articles, l'auteur souligne d'une part, que le fait de pratiquer une langue

propre au groupe auquel on appartient est un droit humain fondamental et, d'autre part, qu'en

dépit de l'existence de ces textes, la France « ne reconnait pas l'existence de minorités (y

compris linguistiques) et s'autorise donc, entres autres, à priver une partie de ses habitants

d'employer leur propre langue » (Blanchet, 2016 : 18).

La deuxième partie du livre plonge au cœur de la sociolinguistique, qui a pour but d'étudier la

langue et ses diverses variétés et variations dans les différents milieux et contextes sociaux

dans lesquels elle est pratiquée : « la sociolinguistique permet une approche sociale des

phénomènes linguistiques et une approche linguistique des phénomènes sociaux » (Blanchet,

2016 : 32). Inhérente à la pluralité sociale, cette pluralité linguistique omniprésente régie par

des facteurs et des enjeux sociaux-politiques entraîne nécessairement des conflits, et des

problèmes de diglossie.

Partant du postulat que les pratiques linguistiques sont des pratiques sociales, Philippe

Blanchet met l'accent sur le pouvoir des langues et énonce sans équivoque que ces dernières

sont un moyen puissant de domination et de contrôle de la vie en société : « les pratiques

linguistiques sont devenues très tôt un moyen de s'approprier, de transformer, d'organiser, de

2010, 2007, 2005, 1996, 1992a, 191), Skutnabb-T. Kangas (2000), T. Skutnabb-Kangas and R. Phillipson (1995), P. Bourdieu

(1982), L.-J. Calvet (1974), R. Lafont (1965).

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réguler, de contrôler, de dominer, la vie sociale et politique, et même la vie tout court »

(Blanchet, 2016 : 34).

Après avoir détaillé davantage ce point en faisant appel à des exemples réels, le sociolinguiste

revient au sujet principal qui fait l'objet de cet ouvrage à savoir : les discriminations

linguistiques qu'il nomme « glottophobie » ; le choix de ce terme n'est pas anodin, il a pour

but d'intégrer les discriminations relatives aux langues et de les mettre sur un pied d'égalité

avec les autres exclusions et stigmatisations mais aussi et surtout de rendre compte de leur

ampleur, de leur gravité et de leurs conséquences ; elles rejoignent ainsi le rang des

altérophobies qui consistent à rejeter ou à exclure une personne ou un groupe en raison d'une

différence quelconque (homophobie, islamophobie,…etc.).

Dans ce chapitre, Blanchet fait donc intervenir trois notions clés : glottophobie, glottomanie,

glottophilie qu'il définit ainsi :

La glottophobie est « le mépris, la haine, l'agression, le rejet, l'exclusion, de personnes, […]

sur le fait de considérer incorrectes, inférieures, […] certaines [pratiques] linguistiques […] »

(Blanchet, 2016 : 45). La glottophilie est « l'attachement très fort à une et parfois à plusieurs

variétés linguistiques. » (Blanchet, 2016 : 49). Et enfin la glottomanie est « la survalorisation,

voire la sacralisation, d'une ou de plusieurs variétés linguistiques, langues distinctes ou façon

de parler une langue par rapport à d'autres » (Blanchet, 2016 : 49).

Selon l'auteur la glottophobie implique une glottophilie qui conduit souvent à une glottomanie

et inversement toute glottomanie implique une glottophobie. En d'autres termes, si l'on

méprise ou que l'on rejette une personne en raison de sa langue ou de la façon dont cette

dernière est pratiquée, c'est parce que l'on éprouve un attachement à sa propre langue/ variété

jugée comme étant supérieure, prestigieuse ou "normée" et vice versa.

De ce fait, la glottophobie est donc directement liée aux représentations sociolinguistiques,

dans la mesure où le fait de discriminer une communauté sociale en raison de la façon dont

elle s'approprie la langue renvoie à la représentation que l'on se fait de celle-ci, à la manière

dont on la perçoit, la catégorise ainsi qu'à la valeur qu'on lui attribue.

Au cours de la troisième partie, l'auteur montre par quels moyens se propage, se développe et

se maintient la glottophobie : la diffusion des discriminations linguistiques est d'abord due aux

institutions politiques qui de par le pouvoir qui leur est octroyé imposent une politique

linguistique donnée, et ce, à des fins économiques, sociales, culturelles et idéologiques. Il y a

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lieu, deuxièmement, de pointer du doigt les institutions académiques, les grammairiens, les

linguistes ainsi que les puristes qui conçoivent la langue comme un système clos ne devant

subir aucun changement, aucun ajout et de ce fait aucune évolution. Et enfin dans un

troisième temps, l'école, les instituteurs et les concepteurs de manuels scolaires jouent un rôle

crucial dans la propagation de la glottophobie, en imposant une langue standardisée dans

l'enseignement, rejetant ainsi toute autre variété de langue et engendrant de ce fait, chez ceux

qui ne maîtrisent pas la norme, une insécurité linguistique, un sentiment d'exclusion,

d'infériorité, voire de mépris de soi-même.

L'auteur démontre que le point commun entre ces instances collectives est qu'elles tendent

toutes vers un monolinguisme réducteur où toutes les communautés partageraient une seule et

même langue qu'elles pratiqueraient à la perfection. Cette idée utopique ne concorde pas avec

la réalité du terrain : de nombreux travaux ont prouvé que la langue pratiquée par des acteurs

sociaux change et évolue par le biais du contact, de l'appropriation, de l'emprunt, des

néologismes, … etc.

La quatrième partie est consacrée à l'apport d'exemples concrets de glottophobie aussi bien

institutionnelle qu'individuelle. L'auteur commence par expliquer et expliciter, dans sa

constitution et ses lois, la politique linguistique de la Ve République française d'immigration

et de la naturalisation en France, en mettant en exergue l'officialisation du français sur le

territoire national français, la non-reconnaissance des minorités linguistiques et la négligence

des discriminations linguistiques.

Philippe Blanchet dénonce également le système éducatif qui impose aussi le français comme

seule langue d'enseignement sans prendre en compte les différentes variétés existantes dans le

paysage linguistique des apprenants ; il fait appel à des témoignages d'anciens élèves, à des

dialogues d'enseignants afin de mieux illustrer ses propos.

Il cite également quelques cas de glottophobie individuelle, recensant pour ce faire des

exemples concernant des langues africaines et nationales, d'accents et de prononciations. Il a

également recueilli quelques témoignages d'étudiants et de personnes anonymes relatant leur

sentiment d'exclusion relatif à leur façon de parler. L'apport de ce chapitre a une importance

capitale dans la mesure où il permet aux lecteurs de se rendre réellement compte de

l'idéologie glottophobique et des conséquences que celle-ci peut avoir.

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Dans la dernière partie l'auteur propose des solutions pour combattre et abolir les

discriminations linguistiques « en adoptant une stratégie à deux polarités : s'adapter et

combattre, avec un entre deux : subvertir (en quelque sorte s'adapter partiellement et

combattre de l'intérieur) » (Blanchet, 2016 : 171). Autrement dit, se soumettre aux normes

exigées en y intégrant de la variation, imposer les pratiques langagières au moment opportun,

réviser l'aspect linguistique dans le système éducatif et enfin réaffirmer la dimension

culturelle, humaine et identitaire des langues.

L'ouvrage de Blanchet est, à mon sens, un excellent ouvrage d'abord parce qu'il démontre

l'existence d'un phénomène de plus en plus présent dans la société d'aujourd'hui : les

discriminations linguistiques touchent de près ou de loin, une grande majorité de la

population, avec d'un côté ceux qui les exercent et de l'autre ceux qui en sont victimes.

Cependant, malgré leur omniprésence, aucune loi n'a été décrétée afin de les interdire ou de

les punir. Partant de ce constat, l'auteur met en lumière ces discriminations afin de sensibiliser

les lecteurs, qu'ils soient spécialistes du domaine ou grand public, quant à leur impact et leur

portée : il est démontré que discriminer une personne pour sa façon de s'exprimer équivaut à

la discriminer en raison de sa façon d'être.

Contrairement à ce que pensent certains, nous ne parlons pas une langue neutre et

transparente, nous parlons une langue que l'on s'approprie, une langue marquée par nos

origines, notre culture et marquant de ce fait notre identité. Je pense que chacun devrait se

sentir libre de parler la langue de son choix, libre de s'exprimer, libre d'affirmer qui il est à

travers sa langue et libre de marquer son identité. Personne ne devrait être méprisé, jugé ou

rejeté parce que son accent ou sa prononciation sont différents, personne ne devrait se sentir

inférieur, dévalorisé ou incompétent simplement parce qu'il ne pratique pas la langue dite

normée et c'est exactement l'idée que Philippe Blanchet réussit à transmettre à travers son

ouvrage.

Le 18 novembre 2016, la loi de modernisation de la justice a opéré un changement sur l'article

225 du Code Pénal, stipulant que « toute distinction entre les personnes physiques [ou

morales] sur le fondement […] de la capacité à s'exprimer dans une langue autre que le

français » sera désormais considérée discriminatoire. S'agit-il d'une avancée positive contre

les discriminations linguistiques ? Rien n'est moins sûr dans la mesure où il ne renvoie en

aucun cas aux différentes variétés du français, les langues régionales (par exemple), sont

toujours minoritaires, minorées et non reconnues en France. Cette loi peut en revanche

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s'appliquer aux autres langues existantes dans le paysage linguistique français, disposant

cependant d'un statut particulier, telles que les langues étrangères comme l'anglais, l'espagnol

ou l'allemand.

En somme, la loi ne constituera aucune avancée tant que les représentations concernant les

langues régionales ancrées dans les imaginaires collectifs ne seront pas abolies et tant que la

France persistera à considérer le français comme seule langue de la République – où l'article

défini « le » dans « le français » est à prendre au sérieux, excluant toute variante ou variété

par rapport à une certaine norme.