DES LIVRES DANS LES ALPES · 2012. 9. 12. · 'Michel Vovelle, "Y a-t-il eu une Révolution...
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LABORATOIRE D'ETHNOLOGIE
MEDITERRANEENNE ET COMPARATIVE
U.R.A. 1346
Ai.\-en-Pro\ encc
DES LIVRES DANS LES ALPES
NOTES SUR LA VARIATION DU RAPPORT A L'ECRIT
DU DAUPHINE A LA PROVENCE
Rapport de recherches sur le programme"Frontières culturelles entre les mondes alpins et méditerranéens".
présenté par :
Valérie FESCHET
avec la collaboration de
Pascale GALUP
Directeur de recherche :
Christian Bromberger
Août 1994
Le Verdón, l'Ubaye. le Queyras, le Briançonnais, le Champsaur,
les vallées provençales du Piémont, témoignent de deux systèmesculturels, de deux formes contrastées de civilisation. Lisière dilatée sur
quelques dizaines de kilomètres, les mondes alpin et méditerranéen s'y
chevauchent et font de ce site montagneux un "noeud" dans la
morphologie culturelle de l'Europe. Quelques domaines sont
particulièrement révélateurs de cette situation de "turbulence". Pour n'en
citer que quelques uns, le cycle du grain, les pratiques de dévolution du
patrimoine, les conceptions de la faune sauvage, par exemple, attestent
d'un enchevêtrement de pratiques et de représentations contrastées.
Inspirées par la lecture d'ouvrages historiques sur l'alphabétisation des
français, le but de cette étude est d'associer à ces indicateurs classiques de
l'investigation ethnologique, un indicateur moins courant, et pourtant
incontournable dans le cadre d'une ethnologie du "proche" : l'écriture.
L'écrit, l'écriture, le monde calligraphiée et imprimée, retiendra ici plus
particulièrement notre attention. Pourquoi, en effet, ne pas essayer de
conduire, dans le cadre d'une recherche générale sur les faits de
frontières dans les Alpes, une étude sur la variation du rapport à l'écrit ?
La culture de l'écrit n'est-elle pas faite, elle aussi, de rupture et de
continuité ? Cette recherche a été inspirée lors d'enquêtes antérieures
effectuées en Basse-Provence et en Provence alpine qui tendaient à
signifier que des particularismes régionaux existaient dans ce domaine, et
cela malgré une tradition commune de droit écrit. Ceci dit, comment
aborder une telle problématique ? Quels objets, quelles pratiques, quels
discours faut-il retenir pour une étude systématique du rapport à l'écrit
des populations alpines ? Les "bibliothèques domestiques", constituées au
cours des XVIII^ et XIX^ siècles en milieu rural, apparurent comme un
indicateur pertinent pour initier cette réflexion. Nous avons donc
exploré, sur ce thème, et à partir d'une enquête approfondie dans la
vallée de l'Ubaye, d'autres zones géographiques (Briançonnais, Haute et
Moyenne vallée du Verdón, Queyras), dont on peut penser qu'elles
forment -par un jeu de contrastes et de similitudes- des terrains
comparatifs intéressants. Le croisement de ces interrogations, des
approches quantifiées d'ores et déjà établies concernant, notamment,
l'alphabétisation des français, et des données monographiques recueillies
sur le terrain, explique l'articulation de ce texte : Une géographie
nationale et régionale des niveaux de culture élémentaire sera d'abord
présentée, afin de situer la Provence à travers un jeu de contraste internes
et extemes; dans un deuxième temps, l'inventaire des bibliothèques
domestiques sera exploité et agrémenté d'autres indicateurs.
ALPHABETISATION ; LA FRANCE COUPEE EN DEUX
Tout d'abord, précisons l'état des lieux, d'un point de vue
historique, en ce qui concerne l'alphabétisation des Provençaux par
rapport à la moyenne nationale. Plusieurs travaux ont déjà été publiés sur
la question : Les travaux de Michel Vovelle sur l'éducation populaire en
Provence précisent les niveaux de culture élémentaire, d'après l'aptitude à
signer des conjoints et des testateurs, de la fin du XVIF siècle au début
du XIX^ 1; pour le XIX^ siècle, l'enquête "lire seulement", dirigée par
François Furet, offre des renseignements complémentaires, à l'échelle
nationale, ainsi qu'une analyse très poussée de la dynamique historique de
l'alphabétisation; commentée et cartographiée sous la direction de Roger
Chartier, l'enquête qui a été réalisée par l'Administration des Postes en
1847 propose également des indications sur les pratiques épistolaires des
Français au XIX^ siècle. Toutes ses recherches se sont inspirées des
célèbres enquêtes de Maggiolo sur l'alphabétisation des français qu'il ne
faudrait pas oublier de nommer^. Les conclusions sont unanimes : La
Basse-Provence appartient à la France analphabète de l'Ancien Régime.
Elle se trouve du "mauvais côté" de la ligne de démarcation qui, de Saint-
Malo à Genève, oppose les privilégiés et les "réprouvés" de l'instruction
élémentaire^. Au palmarès des départements, à la vieille de la Révolution
'Michel Vovelle, "Y a-t-il eu une Révolution culturelle au XVIIIe siècle ? A propos de l'éducationpopulaire en Provence", in De la cave au grenier. Un itinéraire en Provence au XVIHe siècle. De l'histoiresociale à l'histoire des mentalités, Serge Fleury Editeur, 1980.
-Le dossier Maggiolo a élé présenté dans un article en 1957 par Fleury et Valmary. Au terme d'une vieconsacrée à l'enseignement et à l'histoire de l'enseignement, Maggiolo, né en 181 1 à Nancy, avait eul'idée d'occuper sa retraite à un sondage rétrospectif sur les performance des Français en matièred'alphabétisation. Il a terminé sa camère comme recteur de l'Académie de Nancy en 1871 et a occupé sontemps à des recherches sur l'enseignement et l'alphabétisation dans les départements lorrains. En 1877, iltrouva l'occasion d'en étendre l'ambition au niveau national. Mettant à profit la conjoncture qui plaçaitl'école au centre du débat politique, il se fit donner par le ministère de l'instruction publique une missionqui le chargeait d'une enquête rétrospective sur l'alphabétisation des français, (cf. François Furet, JacquesOzouf, Ure et écrire. L'alphabétisation des Français de Calvin à Jules Ferry, Les Editions de Minuit, 2vol, 1977, p. 13-44.)
les expressions de Michel Vovelle.
française, les Basses-Alpes se situent à la 32ème place; les Bouches-du-
Rhône et le Var, respectivement, atteignent péniblement le 55ème et le
Slème rang; le futur Vaucluse, le 68ème échelon^ ! La Provence des
plaines et des collines figure incontestablement dans la mauvaise moitié
du classement. Les cartes réalisées par François Furet et Jacques Ozouf le
montre très nettement^. Du XVII^ au XIX^ siècle, la France est coupée
en deux. La Provence apparait dans la partie la moins alphabétisée du
territoire national. D'après les testaments, à la fin de l'Ancien Régime, la
fréquence des signatures masculines ne dépassent que très
exceptionnellement 50% dans la Basse-Provence des bourgs et même des
petites villes. Il faut gagner Aix, Marseille ou Avignon pour que ceschiffres s'élèvent au-delà de 70% ^.
PROVENCE ALPINE ET PROVENCE MERIDIONALE
La Provence, délimitée avec un peu "d'annexionisme", pour ses
franges les plus septentrionales, ne reflète pas le même visage pour
l'ensemble de ses départements. Les cartes proposées par François Furet
et Jacques Ozouf le montrent bien; le département des Hautes-Alpes, dans
lequel il faudrait inclure la partie alpine du département des Alpes de
Haute-Provence (ancien département des Basses-Alpes), se singularise
dans une Provence méridionale analphabète par son taux exceptionnel de
signature, et cela du XVII^ siècle jusqu'au milieu du XIX^- A la fin du
XVII^ siècle, les régions les plus alphabétisées du Royaume, en effet, sont
celles des hautes vallées alpines de la Vallouise, du Briançonnais, du
Queyras et de Barcelonnette. Plus des deux tiers des hommes y signent
leur nom au milieu du régime de Louis XIV ^, alors que plus au sud, les
taux chutent entre 20 et 30%; au XVIII^ siècle, les taux de signature
singulièrement élevés chez les hommes de la Vallouise ou de la vallée de
'Michel Vovelle, "Y a-t-il eu une Révolution culturelle au XVllle siècle ? A propos de l'éducationpopulaire en Provence", \nDe la cave au grenier. Un itinéraire en Provence au XVIIIe siècle. De l'histoiresociale à l'histoire des mentalités, Serge Fleury Editeur, 1980, p. 313-367.^Voir les annexes.
^Michel Vovelle, Ibid., p. 322.'^François Furet, Jacques Ozouf, Lire et écrire. L'alphabéiitation des Français de Calvin à Jules Ferry, LesEditions de Minuit, 2 vol, 1977, p. 81.
Barcelonnette se maintiennent : plus de 80% ou de 90% des hommes
signent de leur main à la vieille de la Révolution, pour 30 à 50% dans les
zones méridionales. Au toumant de 1830, avant que les nouvelles
structures de l'instmction ne se mettent en place et régularisent peu à peu
les inégalités, les différences sont encore nettement perceptibles.
Le taux d'alphabétisation lors du mariage n'est pas le seul
indicateur dont nous disposons pour le XIX^ siècle. Une simple signature,
en effet, ne justifie pas de l'aptitude réelle à lire et à écrire. Le taux
d'alphabétisation des conscrits pour les années 1831 à 1833 indique que
les Hautes-Alpes tiennent encore le haut du palmarès avec près de 90%
des hommes qui savent lire et écrire, alors que dans les zones
méridionales des Alpes de Haute-Provence, la Drôme, les Bouches-du-
Rhône, le Var et les Alpes maritimes, à peine plus de 50% des soldats
peuvent en faire autant à la même époque.
classement
des départementsier-i7e
186-346
356-516
526-686
696-866
moyenne
Alphabétisation des conscrits (1831-1833) ,(Carte extraite de l'ouvrage dirigé par Roger Chartier, La Correspondance. 1991 , p. 63.)
Une "frontière" range donc dans les zones d'instruction élevée les
arrondissements de Valence et de Die, puis par extrapolation, la plus
grande partie, sans doute, des Hautes-Alpes, et dans les Basses-Alpes, la
région de Seyne et la vallée de l'Ubaye. Des arrondissements de
Montélimar et de Nyons, à la partie médiane des Basses-Alpes, de
Sisteron à Digne jusqu'à Annot, une zone intermédiaire se dessine. (Cette
zone sera d'ailleurs l'objet d'une monographie dans le cadre de cette
étude.) Le "pôle de l'ignorance" de l'écriture, selon l'expression deMichel Vovelle, se situe dans la Basse-Provence orientale, entre
Draguignan et Grasse 1.
limire Nord du parier provença
t'"'\ région de population en maiorité protestante au défeut du XIX* sied»
pourcentage global des conjoints sachant signer vers 1789
^^ 20 à 30 %
^:¥.:'\ 30 à 40 %
^^^ plus de 40%
L'alphabétisation provençale, d'après Maggiolo.(Carte extraite de l'ouvrage de Michel Vovelle, De ta cave au grenier, 1980, p. 316).
^Michel Vovelle, "Y a-t-il eu une Révolution culturelle au XVIIIe siècle ? A propos de l'éducationpopulaire en Provence", in De la cave au grenier. Un itinéraire en Provence au XVIIIe siècle. De l'histoiresociale à l'histoire des mentalités, Serge Fleury Editeur, 1980, p. 119, 322.
L'analphabétisme féminin est particulièrement important : moins de
20% en tout lieux, parfois moins de 10 % et l'écart entre les pratiques
masculines et féminines est encore plus accentué dans les zones lettrées :
31,8 % des hommes signent en Provence, en 1789, pour 12,6% de
femmes; 49,05 % des hommes dans le Dauphiné pour 17,9 % defemmes 1.
Plusieurs types régionaux largement taillés s'imposent donc en
Provence. Le contraste est flagrant entre le Comtat et la Basse-Provence,
et les régions alpines, de Barcelonnette au Briançonnais. Dans les régions
alpines, l'alphabétisation masculine est affirmée d'entrée à un niveau
exceptionnel. Le modèle Provençal est également assez unifié, mais il
renferme quelques exceptions qui doivent-être notées pour servir de base
à la réflexion ultérieure sur les causes de cette alphabétisation à taux
variable. Michel Vovelle a mis en évidence, à partir des registres
paroissiaux et de l'état civil, l'existence de micro-régions qui ne sont pas
contradictoires mais complémentaires de ce qui a été relevé ci-dessus :
sur la rive gauche de la Durance, au flanc de la Sainte-Victoire, une
grappe de communautés, petites et moyennes, présentent un même
analphabétisme exceptionnel. Sur la rive droite de ce même fleuve, la
région du Luberon et de la Moyenne Durance est au contraire
relativement "savante". Bourg réformé du Luberon, Lourmarin détient
un taux d'alphabétisation sensiblement supérieur à la moyenne régionale;
Cotignac, au contraire, est un cas d'aggravation de l'analphabétisme quise dessine de la Basse-Provence occidentale à la Basse-Provence orientale
varoise2.
'Michel Vovelle, "Y a-t-il eu une Révolution culturelle au XVIllc siècle ? A propos de l'éducationpopulaire en Provence", in De la cave au grenier. Un itinéraire en Provence au XVIIIe siècte. De l'histoiresociale à l'histoire des mentalités, Serge Reury Editeur, 1980, p. 316.^Michel Vovelle, Ibid., p. 323.
8
50%
Marseille
hommes
.^^' hommes
femmes
..* Manosque (campagnej
femmes
Eguilles (près Aix/
^^ Z^»,*^ homrrws
femmes
0
1680 1700 1720 1740 1760 1780 1800 1680 1700 1720 1740 1760 1780 1800
Pourcentage de signatures dans quelques sites provençaia.(Carte extraite dc l'ouvrage dc Michel Vovelle, De la cave au grenier. 1980, p. 324).
UN SITE FRONTIERE '. <-e veApoi/
Face à un tel découpage géographique de l'alphabétisation des
Provençaux, nous avons pensé qu'il serait intéressant d'observer plusprécisément les rapports de la population de la zone alpine à la culture del'écrit, et de comparer les résultas de cette monographie avec une zone
"frontière". Notre attention s'est donc portée, pour une part, sur un site
défini par les travaux sus-cités comme étant un site "intermédiaire" par
rapport aux zones lettrées et aux zones dites "analphabètes" : la moyenne
vallée du Verdón. Dans cette étude, le canton de Saint-André-les-Alpes
fut le témoin contrasté et mitoyen de la vallée de l'Ubaye, du Queyras et
du Briançonnais.
Quelques précisions doivent-être données tout d'abord sur la
géographie de ces différents terrains : le site alpin se compose de trois
zones limitrophes, distinctes néanmoins, par leur histoire, les unes des
autres : 1°/ La vallée de l'Ubaye, tout d'abord est une des vallées alpines
les plus septentrionales de Provence. Elle se situe au nord du département
des Alpes de Haute-Provence et relie la France à l'Italie par le col de
Larche. Elle abrite 7155 personnes selon le recensement de 1976. Les
communications avec l'extérieur se faisaient par des cols d'une altitude
moyenne de 2500 mètres qui restaient fermés par les neiges durant sept à
huit mois de l'année. On communiquait surtout avec les vallées
adjacentes, vers le Queyras dont les foires étaient réputées, vers le
Piémont qui fournissait sa main d'oeuvre, et surtout vers la Provence,
avec laquelle on entretenait des relations séculaires grâce à la
transhumance. Chaque hiver, dès le XVIII^ siècle, 1500 à 2500 hommes
étaient obligés de partir comme colporteurs vers le Dauphiné, la Vallée-
du-Rhône, la Bourgogne et même les Flandres et la Hollande pour
écouler la production locale de textile. A partir de 1850, les départs se
sont fait en direction du Mexique où les "Barcelonnettes" ouvrirent des
commerces de produits textilesi . La vallée de l'Ubaye est également
connue pour être une pépinière de prêtres et d'instituteurs, ce qui est tout
à fait intéressant pour notre objet d'études; 2°/ Le Queyras est également
une région enclavée dans les montagnes. Il se situe au Nord-Est du
département, demière étape avant l'Italie que l'on rejoint par le col Agnel
(2744 m). Délimité par sa structure géographique, le Queyras est un
ensemble de vallées incisées dans un massif très fermé, aux accès peu
nombreux. La population est réduite de nos jours à 2000 personnes. Il
s'agit d'un milieu paysan; deux cultes motivent les populations, le
protestantisme et le catholicisme. 3°/ Comme dans les régions
précédentes, toutes les familles anciennes relèvent d'une tradition agricole
'D. Musset, J. Maurel, Les habitants de l'Ubaye. Récit de la transformation d'une vallée. Les Alpes deLumière, Mane, 1986.
10
dans le Briançonnais. Cette région des Hautes-Alpes est réputée pour ses
colporteurs en librairie qui avaient constitués au XVIII^ siècle de
véritables réseaux européens (Italie, Suisse, Allemagne, Espagne,
Portugal. ..)^ 4°/ En ce qui conceme le canton de Saint-André-les-Alpes,
il faut retoumer en Ubaye, s'engager dans la vallée du Bachelard, passer
le col d'Allos, parcourir encore quelques dizaines de kilomètres vers le
sud pour arriver dans un site encore montagneux. L'altitude y est quandmême moins importante que dans les autres vallées. Les villages les plus
hauts que nous ayons rencontrés (Lambruisse, Allons, Beauvezer, Angles)se situant à quelques 1000 mètres. Les communications se faisaient
essentiellement en direction de la Provence. L'Ubaye semble très loin du
Moyen Verdón. Il faut atteindre les franges les plus hautes du Haut-
Verdon pour que des traces d'alliance ou d'échange puissent être repérées
(Alios). On émigrait plutôt à Marseille, à Toulon, à Nice, à Saint-Tropez.
Ici, la lavande relaie le génépi et offre aux habitants une activité d'appoint
non négligeable.
Concrètement, donc, sur ces différents sites, quelles sont les
incidences des taux d'alphabétisation sus-citées sur les pratiques et les
représentations ? Ou encore, quelles pratiques et quelles représentations
associées à la lettre ont pour incidences de tel taux d'alphabétisation ? Au-
delà des statistiques et des exercices cartographiques, ne peut-on pas
tracer avec plus de relief ce que les chiffres suggèrent à l'intérieur même
des unités domestiques, et ce, de par et d'autre de cette fameuse"frontière" de l'écrit si souvent mentionnée dans la littérature ? La ligne
Saint-Malo-Genève n'est-elle pas dessinée un peu trop haut par les
historiens ? La schimogenèse^ des pratiques d'écriture ne se localiserait-
elle pas plutôt en Provence alpine, entre la Haute et la moyenne vallée duVerdón ?
DES LIVRES DANS LES ALPES
L'observation spécifique des bibliothèques privées constituées de la
fin du XVI^ siècle au XIXe siècle dans cette zone alpine réputée pour son
rapport privilégié à la lettre complète et confirme les particularités que
' VcTir les travaux de Laurence Fontaine, Histoire du colportage en Europe, Albin Michel, 1990.-Selon l'expression de Gregory Bateson, p»ar analogie avec la biologie, comprendre ici la naissance d'uneséparation.
11
nous avons déjà signalées à propos de l'alphabétisation de ses habitants.
Les fermes renferment des corpus de livres anciens qui attestent, par leur
présence et leur conservation au-delà des siècles, l'intérêt que leur portait
et que leur porte encore aujourd'hui la population. On aurait pu se
consacrer à d'autres indicateurs marquant l'attachement des populations à
l'écriture 1 mais, à travers les ouvrages imprimés, les valeurs liées au
phénomène écrit apparaissent clairement. Le livre, parce que porteur de
sens et codé lui-même par des signes graphiques, représente l'objet
culturel par excellence 2.
L'enquête présente a porté sur 6 bibliothèques distinctes : 4 ont été
répertoriées dans le Queyras, 2 en Ubaye. Aucune bibliothèque privée n'a
fait l'objet d'une étude dans le Briançonnais, mais comme dans les deux
régions précédentes, leur présence ne fait pas de doute^. En ce qui
concerne la vallée du Verdón, quelques ouvrages nous ont été
sporadiquement présentés sans que jamais un corpus réel puisse être
découvert. Nous avons néanmoins considéré que ces livres devaient
figurer dans le tableau ci-dessous. Les enquêtes se sont déroulées sur
plusieurs mois de terrain dans les années 1990-1991 et 1994. Dans un
premier temps, un travail extensif, sous forme d'entretiens semi-directifs
menés auprès de la population a permis de cerner les usages et les
discours portés sur l'univers calligraphié et imprimé. Les bibliothèques
découvertes au fil de ces entretiens ont été ensuite analysées de façon
systématique ; l'inventaire complet des ouvrages contenus dans chaque
bibliothèque a été réalisé; une analyse thématique a été entreprise; une
observation précise des signes d'appropriation (inscriptions
personnalisées) et des modes de conservation (reliure et couverture) a été
également effectuée.
Tout d'abord, il convient de donner quelques précisions sur ce que
l'on entend par "bibliothèques domestiques". Il ne s'agit pas de ces
rayonnages imposant et lumineux que l'on trouve dans les salons ou dans
les bureaux de nos contemporains. Ici, les "bibliothèques domestiques"
*On aurait pu étudier, par exemple, les pratiques épistolaires, les cahiers de chansons, les différentsmanuscrits que l'on trouve dans les unités domestiques.
-Yvonne Johanot, Tourner la page. Livre, rites et symboles. Editions Jérôme Millón, Aubcnas, 1988.Référence citée par Pascale Galup, Des relations entre l'homme et l'écrit dans le Queyras, Mémoire deD.E.A., Aix-en-Provcncc, 1990.
^Selon les observations de Anne-Mane Granct-Albisset, maître de conférences en histoire à Lyon.spécialisé sur le colportage dans ies Hautes-Alpes.
12
sont en fait les anciens corpus de livres qui ont été conservés au-delà des
générations, assemblés au fil du temps les uns aux autres, mais qui, la
plupart du temps, ne sont plus dressés sur des étagères conçues pour leur
dessein. Désuets, sales, rongés par les rats, dégageant une odeur de
poussières et d'urine, les livres que nous cherchons sont généralement
"remisés" à plat, sans ordre, dans une caisse ou dans un carton, entreposés
dans le grenier (l'ancienne grange) ou dans une remise distincte du corps
d'habitation de la maison; dans le pire des cas, les ouvrages sont posés à
même le sol et donnent l'image de ces choses qu'on laisse pourrir pour ne
pas se demander ce qu'il faut en faire; dans le meilleur, ils sont conservés
en l'état, rangé verticalement, sans aucun entretien toutefois, mais dans un
abris plus sûr, dans de veilles armoires, dans de vieilles commodes,
installées dans des garages ou dans des poulaillers désaffectés. L'attitude
des individus est généralement duelle à l'égard de ces vieux corpus, à la
fois indifférente à l'objet mais attachée au patrimoine. Nous verrons plus
tard que les comportements à l'égard de ces corpus varient sensiblement
entre la zone alpine et la zone intermédiaire. En ce qui conceme les
vieilles bibles que l'on trouve surtout dans les communautés réformées du
Queyras, l'attitude est paradoxale. Bien qu'ils n'en sachent pas grand
chose, les gens y tiennent encore énormément et ne veulent surtout pas
s'en défaire. Elles sont accessibles, bien qu'inutilisées, rangées dans lamaison d'habitation.
L'inventaire précis de ces bibliothèques a permis de réaliser un
tableau synoptique croisant les différents sites étudiés, les différentes
confessions, et les types d'ouvrages possédés par les familles. Quelques
chiffres avant de se lancer dans une analyse thématique : 335 livres ont
été répertoriés pour sept bibliothèques distinctes, dont 327 pour le
Queyras et l'Ubaye. La plupart de ces livres ont été édités entre la
deuxième moitié du XVIII^ siècle et la première moitié du XX^ siècle. Le
plus ancien, découvert chez des catholiques du Queyras date de 1678;
seulement 65 de ces ouvrages sont postérieurs à 1900. L'échantillonnage,
bien que systématiquement exhaustif pour chaque bibliothèque, a été
beaucoup trop soumis aux aléas de l'enquête de terrain pour permettre un
travail comparatif rigoureux. Les monographies ont été plus longues dans
la zone alpine que dans le Verdonl. Aussi, il n'est pas question de
^Le travail de terrain a duré trois mois pour le Queyras, 5 mois pour l'Ubaye et 15 jours pt)ur le Verdón.
13
déterminer à partir de ce premier défrichement des taux respectifs delecture dans les différents sites.
Corpus de livres anciens dans le Queyras.(Cliché P. Galup)
14
Corpus de livre anciens conservés dans une remise en Ubave.(Cliché V. Feschets.
15
Avant de nous attacher à l'analyse des volumes respectifs, qui
demandera beaucoup de prudence, concentrons-nous tout d'abord sur une
étude thématique de ces bibliothèques. Le premier constat qui s'impose
est évident : le livre est massivement associée à l'idée de religion. 213
livres religieux pour 122 livres non-religieux, toutes bibliothèques
confondues, les chiffres sont significatifs. D'une manière générale, les
ouvrages de nature religieuse se divisent en quatre grands groupes : 27
titres ont été recensés se rapportant aux bibles, aux évangiles et aux
testaments; 57 livres se rapportent à la messe (paroissiens, missels,
cantiques, psaumes); 82 livres à l'instruction religieuse (méditation,
catéchisme, vie des Saints); 45 relèvent de la littérature et de
l'information.
Ql Q2 Q3 Q* Ll U2 VI
PnKatant Protestaot CaUioUque CaUoiiqiie CatkaUi)Be CalkoUqiM CaUioUque TOTA LTC
TalUe àw cwpns 44 76 35 70 41 61 8 335
Livres non-dates 12 l-S 13 5 1 46
ÎMca extrêmes 1771-1941 1706-1941 1678-1890 1786-1977 17.S6-1897 1811-1932 1864-1934 1678-1977
Livres postérieure à 1900 4 8 3.5 11 7 65
UVRES REUGlEUX
Bibles : 4 1 6
Evangiles el testaments 4 9 3 5 21
Livres dc messe 4 9 I 1 3 8 1 36
cranüqucs-Psaumes s 6 1 1 6 21
Livres de m^d'iV^tirm 8 8 16
lostniction religieuse 10 6 19 1 1 1 48
Vie des Sajnts 4 2 1 1 1 18
Romans cdinanLs 4 1 1 -t 6 3 26
Journau.x 12 3 2 -1 19
CXfice de péoilents 1 1
Chemin de croix 1 1
Total des Utres rebf|leira 34 59 22 53 19 25 I 213
LIVRES SCOLAIRES 8 3 « 3 19 1.5 6 62
LnTERAxnyï 1 13 4 .S 3 9 35
IJVRES PRGFESSIO.WELS 1 1 1 9 3 1 16
INTOR.V1ATIONS .MEDICALIÙS 3 3
TRAITES POLIT1QLT.S 3 3
DICTIONNAIRE Dl- FRANÇAIS 1 1
A.N-NX AIRE TELEPHONIQUE 1 I
CODE JURIDIQCE 1 1
Total des Uvns aoa rcUgieux 10 17 13 17 22 36 7 122
Inventaire des bibliothèques domestiques du Queyras (O). de l'Ubaye (U). et du Verdón (V).
16
La présence d'une communauté protestante dans le Queyras '
permettait de supposer que l'on rencontrerait au cours de l'enquête
quelques bibles comportant des inscriptions manuscrites. C'est en effet
une tradition encore pratiquée chez les protestants que de dédier une bible
à l'occasion d'un mariage. Ces bibles comportent en général un registre
de famille complété par les époux. La première page est consacrée au
mariage, les suivantes sont prévues pour les naissances, les mariages et les
décès des enfants et des parents proches. Les bibles très anciennes ayant
été acquises avant la proclamation de l'Edit de Tolérance en 1787
comportent des actes de décès et de baptême, tous établis de la façon
suivante : "Dieu m'a donné un fils le second de juin. Son nom s'appelle
Mathieu Morel. Baptisé par Messire feu Gougourdan curé d'Arvieux.
Pour parrain Sieur Jacques Albert, son grand-père, et sa marraine
Magdeleine Morel, sa tante". Malgré leurs convictions, les protestants
devaient faire baptiser leurs enfants à l'église catholique avant 1787.2
^Les conditions géographiques particulières ont fait du Queyras un refuge pour les dissidences, et enparticulier au XVIIe siècle pour le protestantisme naissant dont le pays entier a été marqué. Si l'on seréfère au fascicule de A. Playoust et B. Oury, Destin du Protestantisme alpin, 1685-1985, leprotestantisme a commencé dans les Alpes avec Guillaume Farel, réformateur important, né à Gap en1489, et dont la trace se retrouve dans la région en 1561, lors de la pnse de Gap par les protestants. Ledogme s'est ensuite rapidement étendu dans les Hautes-Al pes et le Queyras n'a pas été une des régions lesmoins touchées. Les guerres de religion, à partir dc 1660, ont entraîné de nombreux bouleversements.Après 1685, une grande proportion de protestants quittèrent le p)ays piour rejoindre l'Allemagne ou laSuisse, mais un noyau a toujours subsisté, et perpétue encore le culte dans le pays. La sociétéqueyrassinne se trouvait complètement partagée entre les deux confessions. Si aujourd'hui leprotestantisme ne conceme plus qu'une minonté de pratiquants dans le Queyras, le f)ays garde de ce cultede nombreuses traces tant dans les souvenirs que dans le paysage. C'est d'abord par le nombre des temples,pratiquement un pjar village, que le protestantisme marque sa présence. Plus discrètement, l'existence dcdeux cimetières à Fbntgillarde, ou encore les traces de deux écoles protestantes dans la même valléepermettent de remarquer ce clivage religieux (Pascale Galup, Des relations entre l'homme et l'écrit dans leQueyras, Mémoire de D.E.A. sous la direction de Christian Bromberger, Université de Provence, 1991).
-Sur l'analyse des fonds protestants et catholiques en Queyras voir le D.E.A. de Pascale Galup, Desrelations entre l'homme et l'écrit dans le Queyras, Mémoire de D.E.A. sous la direction de ChnsüanBromberger, Université de Provence, 1991.
17
Bibles protestantesi. Gf^e^ict,) ){Cliché P. Galup).
18
Des bibles dont l'inscription personnalisée dépasse largement le
cadre de la simple dédicace ont été également retrouvées dans des maisons
traditionnellement catholiques en Queyras. La présence de ces bibles en
milieu catholique reste une interrogation à laquelle les informateurs sont
souvent dans l'incapacité de répondre. Une bible a également été
découverte dans une maison particulière ubayenne. Elle a été édité en
1844 à Paris. Elle contenait l'Ancien et le Nouveau Testament,
agrémentée d'une traduction française et des commentaires de Thénochius
de la compagnie de Jésus. Elle était extrêmement volumineuse (6
volumes), reliée avec une couverture du cuir, toujours aujourd'hui en
excellent état. Ces volumes étaient entreposés dans une armoire vitrée,
installée dans une chambre d'appoint aménagée dans l'ancienne grange de
la maison. Cette bible ne comportait aucune marque d'appropriation,
aucune signature, aucune dédicace. Il s'est avéré que ce n'était pas
véritablement un patrimoine de famille; cette bible n'était pas conservée
avec les autres ouvrages anciens qui étaient "remisés" dans un poulailler
désaffecté. Son propriétaire m'expliqua, avec peu d'assurance, car en fait
l'histoire de ce document qu'il conserve avec soin lui échappe, que
lorsque la mairie a pris possession des biens de l'église, le presbytère fut
vidé et les livres jetés, et que c'est à ce moment là que cette bible a été
récupérée par sa famille. Bien qu'inutilisé, l'ouvrage saint fut rangé dans
la maison d'habitation, selon le même respect que celui constaté chez les
protestants du Queyras.
L'existence d'évangiles ou de testaments dans les familles
catholiques (8 ouvrages pour deux bibliothèques) peut également étonner.
Dans le détail, en ce qui concerne la bibliothèque découverte dans le
Queyras (Q4), il s'agit de deux Nouveaux Testaments, l'un de 1910
l'autre de 1944, dates auxquelles l'interdiction de lire la bible pour les
catholiques ne s'exerce plus. Le troisième recueil, plus ancien, regroupe
seulement les deux évangiles de Mathieu et de Marc avec les
commentaires et un abrégé de la vie du Christ. Cinq de ces ouvrages ont
été également répertoriés dans une bibliothèque ubayenne (Ul). L'un
d'entre eux est très ancien. La couverture a été arrachée ce qui ne permet
plus d'en découvrir la date d'édition. Cet évangile est rédigé en vieux
français. Il est particulièrement abîmé et semble avoir beaucoup servi.
Cet ouvrage a bénéficié de deux couvertures de protection
supplémentaire, l'une en cuir cousu, l'autre en papier, certains feuillets
19
ont même été collés et recousus. Comme pour tous les autres vieux livres
de cette famille de colporteurs, cet ouvrage était entreposé dans un ancien
poulailler. Le second date de 1828. Il est encore très bien conservé et
semble ne pas avoir beaucoup servi. Le troisième a été édité à Bruxelles.
Il date de 1840. Il s'agit d'un livre épais de bonne qualité, bien conservé,
malgré une utilisation manifeste. Il a été recouvert avec du papier
d'emballage illustré d'inscriptions flamandes. Il s'agit en fait d'une
véritable reliure car le papier est collé sur la couverture initiale. Le
quatrième, édité en 1897 à Bmxelles, est rédigé en flamand. Ce livre est
de très haute qualité : le papier est glacé, la reliure noble, la couverture
élégante et solide. Ce livre, objet symbolique par excellence, témoignant
des migrations et d'une certaine réussite sociale, n'a jamais servi. Le
cinquième de cette série d'évangiles date de 1896. Il s'agit d'un livre
encore une fois de haute qualité, fait de papier glacé, protégé par une
couverture de cuir. Ce livre a été signé au crayon par sa propriétaire.
Elle l'a reçu le jour de sa première communion comme en témoigne les
inscriptions que l'on peut lire au dos des cartes pieuses qui ont été glissées
dans l'ouvrage : "Souvenir de ma première communion célébrée le 5 mai
1921 dans l'église de Saint-Laurent. Confirmée le 4 juin 1922 dans
l'église de Barcelonnette. Noémie Marie Amaud", "Souvenir du plus beau
jour de ma vie"... Au total, sept cartes ont été glissées dans ce livre dont
la fonction doit alors être révisée par rapport à son intitulé premier. "Les
saints évangiles" protègent le souvenir des moments forts qu'a connu cette
jeune femme, ainsi que les tendres attentions qu'on lui aura témoignées :
"Mes souhaits pour votre bonheur", "Souvenir à mon amie Noémie. D.
Charpenel"...L'examen du tableau révèle néanmoins très clairement les
différences entre confessions auxquelles on aurait pu s'attendre : les
bibles, comme les évangiles et les testaments, sont bien moins importantes
chez les catholiques que chez les protestants; les livres de messe et de
prières, par contre, y sont beaucoup plus nombreux. Il s'agit d'ailleurs,
(les livres d'instmction mis à part), du corpus religieux le plus important
: 36 ouvrages au total, 57 si l'on ajoute les livres de chants servant
également la messe. Ces ouvrages sont présents dans toutes les familles
catholiques; le tableau est en-deça de la réalité, car des livres de messe ont
été montrés presque dans le cadre de tous les entretiens. La présence
surprenante de ce genre d'ouvrages chez l'un des protestants du Queyras
20
(Q2) s'explique par un mariage mixte de l'arrière grand-père avec une
femme catholique. Les livres de messe, chez les catholiques, sont
généralement offerts lors de la première communion par une amie de la
famille, ou par les parrains, éventuellement par le prêtre. Ces livres, la
plupart du temps, sont très utilisés. Petit à petit, la marque de la main
s'inscrit sur la couverture, les pages les plus utilisées se jaunissent et
témoignent de la foi chaque jour renouvelé de ses propriétaires. Selon les
observations effectuées en Ubaye, les petits paroissiens, les missels, se
transmettent fréquemment de mère en fille : une informatrice ubayenne
disait se servir de celui de sa mère car il était pour elle plus important
que le sien, et avoir offert son propre livre à sa fille, sous la demande de
celle-ci. Le livre de messe a une histoire; il a vécu; il appartient à
quelqu'un qui le garde à ses côtés sa vie durant. Il n'est pas rare qu'un
livre de messe soit signé et annoté. Sur la première page blanche, à la
plume, on trouve souvent des signes d'appropriation qui témoignent
souvent de la jeunesse de leur propriétaire : "Ce petit livre appartient à
moi Marie Rose Jauffrey demeurant à l'Ubac de Fours, département des
Basses-Alpes. Marie Rose Jauffrey", "Arnaud Irène, Saint-Laurent,
Fours, le 8 mars 1896". Quelques pages plus loin, généralement,
l'inscription est répétée. Nous n'avons pas remarqué le même intérêt pour
les livres de messe dans la moyenne vallée du Verdón. Toutes les
personnes rencontrées, dans cette région de culte catholique, ont affirmé
posséder ce type d'ouvrage depuis leur première communion, mais la
plupart disent ne jamais l'avoir ouvert. Il est resté comme on me l'a
donné", me disent souvent mes interlocutrices. Elles l'ont conservé, selon
leur témoignage, mais elles ne savent plus très bien où il peut se trouver
aujourd'hui, comme d'ailleurs laplupart des livres anciens qu'elles
voyaient naguère dans leur maison. En Ubaye, les livres de messe sont
immédiatement accessibles : "Ils sont à la portée de main". Cette
caractéristique signifie bien plus qu'un attachement à la religion. S'ils ont
disparu, leurs propriétaires peuvent très clairement en expliquer les
raisons et les circonstances, ce qui n'est pas le cas dans le Verdón. En
Ubaye, lorsque les livres de messe doivent-être détruits parce qu'ils sont
considérés comme trop désuets pour intéresser la descendance, ils sont
alors brûlés comme on brûlerait des objets bénis ou des lettres
personnelles.
Continuons l'observation des livres religieux : chez les protestants.
21
les Psaumes et Cantiques sont en nombre, en raison de l'importance de la
louange et du chant, qui dépasse le cadre strict du culte, et particif)e de la
vie quotidienne. Pareillement, la présence de joumaux suggère le besoin
propre à une minorité d'établir et de maintenir un contact avec le monde
extérieur, l'église, la communauté élargie. Enfin, le nombre élevé de
livres de méditation ou d'instruction est remarquable dans la zone alpine,
autant chez les catholiques que chez les protestants. Par méditation, il faut
entendre tous les textes qui proposent une réflexion à l'individu :
sermons, extraits de pensées chrétiennes, récits de conduites à méditer,
etc. Derrière le terme "instruction", sont regroupés les ouvrages qui
proposent directement un exemple, ce sont aussi les diverses démarches à
suivre pour accéder socialement à un statut dans la communauté ou à un
état moral plus satisfaisant.
Il convient de ne pas oublier les livres de catéchisme qui sont en
nombre importants chez les catholiques. Les informateurs ont tous un
souvenir bien précis de ces ouvrages qui les ont accompagné durant leur
enfance. Certains se souviennent, les hommes en l'occurrence, surtout des
mauvais traitements qu'ils infligaient à ces pages d'instruction religieuse.
Ces petits livres sont signés et annotés successivement par plusieurs
propriétaires; tous sont en très mauvais état et témoignent de l'usage
intensif que l'on a pu faire d'eux. Au milieu du XIX^ siècle, derrière la
première couverture, Amaud Joseph, âgé sans doute d'une bonne dizaine
d'année, écrit à la plume : "Ce livre appartient à Joseph Arnaud de la
Rousse, Fours, département des Basses-Alpes, canton de Barcelonnette. Si
je viens à le perdre, celui qui me le rendra pas, les pierres du moulin lui
feront CRI-CRA. Fait le 2 mars 1847". Sur la couverture de derrière, il
répétera ses mises en garde : "Ce livre appartient à Joseph Amaud fils de
Jean Baptiste Arnaud et de Marie Jauffrey à la Rousse, Fours,
département des Basses-Alpes, canton de Barcelonnette. Si par malheur je
viens à le perdre, celui qui le trouvera aura la bonté de me le rendre sans
quoi les pierres du Moulin lui feront CRI-CRA en ce bougre là. Fait à
Saint-Laurent le 2 mars 1849. Amaud". Sur une autre page, on pourra
lire une autre signature, plus sobre, moins emphatique, moins menaçante
: "Maurel Jean-Baptiste". La profusion des livres religieux, tout genre
confondu, et dans dans les deux communautés, doit-être quand même
relativisée car de tels ouvrages étaient extrêmement répandus aux XVIII^
et XIX^ siècles. Cette abondance témoigne peut-être plus d'une époque
22
Livres anciens en orKvye(Clichés V. Feschet). '
23
que d'une caractéristique. Quoi qu'il en soit, elle confirme le climat
profondément religieux qui règne encore dans ces régions, ainsi que
l'intérêt et le respect de la population face au monde imprimé.
Si la possession d'un livre est révélatrice des comportements,l'examen du contenu donne des indications sur les habitudes de vie. Dans
cette optique, les ouvrages non religieux sont assez révélateurs des centres
d'intérêts d'une population. Au delà des livres scolaires, bien que les deux
genres soient souvent mêlés l'un à l'autre, la littérature apparaît comme le
domaine le plus représenté. Les romans d'aventures étaient fort appréciés
dans ces sites alpins, notamment des ouvrages tels que, Robinson Crusoe
de Daniel de Foé, La fille du Pharaon (sans auteur nommé). Le désastre
de la méduse de Corréard et Savigny, Les aventures de Cyrano de
Bergerac de L. Gallet, Le Capitaine Satan, Les aventures de Télémaque
par Fénélon, La chasse au Lion, Neige maculée. Un de nos marins, A
travers les mers, Paul et Virginie... Quelques témoignages confirment
cette tendance à la lecture de loisir. Les discours s'arrêtent parfois sur un
berger qui était réputé pour lire pendant son travail (bien que cela semble
tout à fait exceptionnel), ou encore, on nous désigne un chasseur qui
partait à la chasse à l'affût avec des livres pour passer le temps dans sa
cabane en attendant que les oiseaux se manifestent. Il y avait, de plus,
dans la plupart des écoles, une bibliothèque communale qui était utilisée
par la population. Les veillées, contrairement à ce qu'on l'on pourrait
peut-être penser n'étaient pas réservées à la lecture. La lumière était trop
faible, la salle trop pleine. On profitait de ces instants de réclusions pour
avancer les menus travaux, pour décortiquer les amandes, par exemple,
dans le canton de Saint-André-les-Alpes, pour coudre, pour tricoter, pour
filler. Les romans, néanmoins, sont bel et bien présents et Victor Hugo,
Georges Sand sont très souvent cités au fil des conversations. Faut-il voir
ici un besoin de se toumer vers l'extérieur ? Comme en témoigne une
informatrice : "Dans chaque famille, il y avait des gens qui partaient et
des gens qui restaient alors qu'ils auraient aimé partir". L'imaginaire des
migrations vécues autour de soi était alimenté par la plupart des romans
qui relatent des explorations et des voyages.
On trouve également de la poésie et des fables ainsi que quelques
ouvrages en latin. Ces livres, toutefois, ne semblent par très respectés, et
servent de support à de nombreux calculs faits au crayon, comme en
témoigne un livre découvert en Ubaye et édité en 1869, Fables
24
algériennes et poésies diverses, couvert de calculs. Des livres
professionnels sont également présents dans les corpus anciens et révèlent
un souci de rendement et d'amélioration de la qualité. Pascale Galup a pu
constater qu'ils se retrouvent surtout dans des familles où le patrimoine a
régulièrement crû depuis plus d'un siècle et demi^. L'agriculture
constitue le principal thème abordé par ces ouvrages, mais quelques-uns
concement également le négoce, surtout en Ubaye, région de colporteurs,
où l'on trouve des codes juridiques (Codes de l'Empire fi-ançais. Code
Napoléon, Code de procédure, Code de commerce. Code criminel. Code
pénal, réunis en un seul volume, Paris, 1813), et des annuaires
téléphoniques (Annuaire de la ville de Dijon, 1840). Enfin, deux livres en
italien faisaient partis de l'une des bibliothèques dans le Queyras. La
tradition des ouvriers saisonniers venus depuis l'Italie pour passer l'été
dans cette région permet d'établir à peu près dans quelles circonstancesces livres se sont trouvés là.
Il nous reste à présenter les livres scolaires, de loin les plus
nombreux de tous les corpus non religieux. Les manuels couvrent
l'ensemble du XIX^ siècle, et presque tous les niveaux de l'école
élémentaire, du cours préparatoire au certificat d'études. Certains
reflètent même une scolarité supérieure. Grammaires, exercices de
calligraphie, arithmétique, instruction civile et morale, géographie,
histoire française, lecture, vocabulaire, histoire naturelle, physique,
anglais, toutes les matières de l'enseignement primaire se retrouvent dans
les corpus privés. A mon grand étonnement, un seul dictionnaire a été
retrouvé. Il appartenait à un élève faisait des études au collège. Les signes
d'appropriation sont plus sages, plus mesurés que ceux que l'on a
coutume de rencontrer : "Ce livre appartient à moi, Arnaud Pierre
Jacques au Villard des Amaud, fils de Arnaud Jean-Baptiste Damien. Si
par malheur je viens à le perdre, celui qui le trouvera aura la bonté de
me le rendre. Je lui en saurai bon gré. Fait à Saint-Laurent le 6 mars
1882. Ce dictionnaire est à moi et non à toi. Arnaud Pierre Jacques
Damien". Tous ces ouvrages sont signés, souvent de façon beaucoup plus
sommaire que le texte ci-dessus. Ils ont servi à plusieurs enfants. Ils sont
usés mais ils ont été entretenus. En Ubaye notamment, les livres scolaires
bénéficient parfois d'une couverture de cuir sur-rajoutée à la première, et
'Pascale Galup, Des relations entre l'homme et l'écrit dans le Queyras, Mémoire de D.E.A. sous ladirection de Christiiui Bromberger, Université de Provence, 1991.
25
maintenu en place par des points de couture. Les ouvrages sont même
parfois reliés de nouveau, lorsque leur état l'exige, grâce à des presses
domestiques. Une de ces presses a été découverte dans une des maisons de
la vallée du Bachelard. Elle était en bois clair, de petite taille mais
suffisamment grande pour maintenir les ouvrages les plus importants. Les
livres ainsi réparés ont une allure étrange. Les feuilles ayant été
recoupées pour être de nouveau ajustées les unes aux autres, rares sont les
ouvrages qui gardent leur allure d'origine.
CONTENU CLANDESTIN ET DIMENSION SYMBOLIQUE
Après ce survol thématique des ouvrages, il est nécessaire de
rappeler l'importance de leurs contenus clandestins. Le livre, lorsqu'il
n'est pas un manuel scolaire, lorsqu'il n'est pas collectif mais personnel,
est bien plus qu'un ensemble de feuilles imprimées considéré du point de
vue de son contenu. Nombreux sont ceux qui n'ont jamais été lus. Ils sont
pourtant respectés et entretenus car ils sont aussi autre chose : ils sont
parfois utilisés comme des coffrets, voir comme des blasons
d'honorabilité. Les découvertes s'étendent du traditionnel trèfle à quatre
feuilles, à la recommandation d'un mourant, en passant par le signet, la
photo ou la lettre oubliée. Cet aspect a déjà été souligné à propos de
l'usage des Evangiles chez les catholiques. Cette caractéristique reste vrai
pour les livres de messe, les recueils de cantiques, et les livres de
méditation. Il semble clair que cet usage du livre soit assez féminin, pas
un seul ouvrage religieux signé de, la main d'un homme ayant renfermé
ce type de corpus sentimental.
Les inscriptions manuscrites retrouvées sur les pages de garde des
ouvrages reflètent une autre dimension symbolique, tout aussi
intéressante, à savoir que le livre est un bien privé, un objet de propriété.
Quelques inscriptions ont déjà été relevées au fil de l'analyse thématique.
On peut facilement en citer d'autres, cette fois découvertes dans les
corpus queyrassins : "Cette Semaine Sainte appartient à moi François
Philip flls de Jean-Pierre au lieu d'Arvieux. Prix trente sous. Acheté
1814", "Jeanne Brunet, fille de Sébastien Lefèvre : appartient à moi fille
de bonne foi. Si tu me jeteront Jeanne Brunet, si lente du démon tu
26
dérobais ce livre, apprend que tout fripon est indigne de vivre" 1. Les
dédicaces préviennent du vol et de la perte. Inquiétantes, menaçantes,
certaines sont remarquables pour la vigueur de leur style. Le livre, au-
delà de sa date d'édition, est inscrit dans le temps de son acquéreur et
dans son espace; il est une mémoire économique, une propriété privée;
d'où qu'il puisse venir, quel que soit le sujet traité, il est marqué du
"sang" et du "sol" de son acquéreur 2.
Il est clair que le livre est un objet symbolique de liberté et de
réussite, d'effort, de mérite et de volonté. Si le livre incarne la diffusion
des idées et des connaissances des pôles intellectuels vers les campagnes, il
atteste également du mouvement inverse : on ramène, en Ubaye, des
livres de Hollande, de Flandre, de Belgique, et ce sont, la plupart du
temps, des livres luxueux ayant trait à la religion et à l'histoire. Les
bibliothèques du XIXe siècle sont au confluent des différents voyages desmembres de la famille. Elles reflètent leurs ambitions et les liens
privilégiés qu'elles peuvent avoir avec des couches sociales qui leur sont
supérieures. On fréquente les négociants urbains. On connait la réussite
de ses pairs au Mexique. Aussi, même dans les plus hauts villages de
l'Ubaye, on s'intéresse à l'Europe, aux langues étrangères et aux codes
juridiques. Le livre témoigne de la capacité des hommes à franchir les
limites de leurs références géographiques et de leurs conditions sociales.
Resté souvent indéchiffré, il est un objet symbolique, un souvenir, unmouvement, un aller-retour.
- 1810 ¡Histoire des révolutions du Tortugai, Taris,- 1813 Codes de flmpin français, Taris.-1831 Çrammaire anjCaise..,- 1834 ¡Histoire de Ca 'Bc^ique, Imprimerie de Ç, l'an MerCen, envers,- 1847 ¡Histoire de Ca Civiiisation en Xurope depuis Ca chute de Csjnpire romain- 1862 'Weffunjzer der stad^ent, en der 'Province Oost-VCaenderen..,- 1869 JabCts algériennes et poésie diverses, 9{pstaganan.- 1897 ¡Het ¡Heiiig "LvangeCie van anzen hêtre Jésus Christus met de 'WeTl¡;en...
Quelques ouvrages répertoriés dans les corpus ubayens.
1 Pascale Galup, Ibid.*-E>eux livres sur trois» en moyenne, sont signés dans les corpus ubayens.
27
"LES GAVOTS N'ONT QUE LA VESTE DE GROSSIERE '
L'inventaire des bibliothèques domestiques, aussi révélateur soit-il
des pratiques d'une population, ne peut-être dissocié d'autres indicateurs,
notamment des discours et des représentations de la population sur le
sujet. Que pensent les personnes de l'alphabétisation, de l'instruction, de
la maîtrise de l'écriture et de la lecture ? Que pensent-ils aujourd'hui de
tous ces vieux livres ? La monographie réalisée dans le canton de
Barcelonnette donne quelques indications sur l'importance que revêt
l'instruction à la frontière septentrionale de la Provence. Connue comme
une "pépinière" de prêtres et d'instituteurs, la vallée de Barcelonnette a
valorisée dans son histoire la pratique de l'écriture et de la lecture. Le
travail de terrain n'a pas trahi les données classiques connues depuis
Maggiolo : bien plus qu'en Basse-Provence, l'instruction est portée ici
comme un étendard, et chaque entretien évoque, à un moment donné, le
petit séminaire, le grand séminaire, les écoles normales, les collèges, les
universités... Les mémoires rappellent le marché aux précepteurs, les
professeurs, les "bailes" bergers, les médecins, la Cour des comptes, le
grand commerce national et international. L'héroïsme que suggère
l'émigration lointaine et l'identité locale sont associés à la maîtrise de lalettre.
En tête de toutes les anecdotes liées à l'instruction : la foire
d'automne de Barcelonnette. A l'occasion de la Foire de la Saint-Michel,
les jeunes gens instruits se rassemblaient sur la place du village pour être
recrutés comme instituteur ou comme précepteur. Ces scènes ont été cent
fois décrites dans la littérature. On y voit les instituteurs convenir avec
les consuls ou simplement les délégués des communautés des conditions de
leur engagement!. Les autochtones sont toujours très enthousiastes à
narrer ces épisodes. Selon les travaux de Michel Vovelle, l'émigration des
instituteurs se portait en Languedoc, en Forez, en Lyonnais, en Bresse,
voire en Lorraine, mais pour l'essentiel, c'est suivant deux axes
principaux que se dirigaient les maîtres d'école : vers le Dauphiné, pour
les régions de Gap et de Briançon, vers le Comtat et la Provence pour les
^Michel Vovelle, "Y a-t-il eu une Révolution culturelle au XVIIIe siècle ? A propxjs de l'éducationpopulaire en Provence", in De la cave au grenier. Un itinéraire en Proverbe au XVIIIe siècle. De l'histoiresociale à l'histoire des mentalités, Serge Fleury Editeur, 1980, p. 353.
28
instituteurs de Provence alpine^. Il est difficile en Ubaye, à propos del'instmction, de vouloir travailler sur une mémoire orale exclusive. Les
sources imprimées se mêlent aux souvenirs véritablement vécus. On ne
retient des livres, toutefois, que ce que l'on veut bien, et les petites
anecdotes sur la maîtrise de la langue française que l'on trouve dans la
littérature ont un écho certain dans la population. Sur le même registre,
on ne se lasse pas de vanter les instituteurs locaux qui faisaient "tout leur
possible pour apprendre le français aux enfants, pour leur apprendre à
écrire des lettres et à trouver des formules adaptées". Les instituteurs
connaissaient les besoins de la population et formaient les jeunes à l'exode
qu'ils allaient connaître. Ils étaient conscients de leur rôle et restent dans
les mémoires comme des personnages clefs pour la réussite de la vallée^.En Ubaye, des cahiers de classe m'ont été présenté dans la plupart
des entretiens; on me fit observer la calligraphie et le style des
compositions françaises; on admira les exercices d'écriture; on me parla
des "pleins" et des "déliés", de la "ronde" et de la "bâtarde"; on me
présenta les plumes et les portes-plumes; on me décrit les encres et les
encriers; on me récita par coeur des modèles épistolaires. La
correspondance, d'ailleurs, forme un patrimoine familial prestigieux, à
cheval entre l'écrit et l'oral. Les lettres ont été souvent reliées par leur
récepteur et forment ainsi, avec le temps, de véritables livres de famille
où chaque événement est narré. Ceux qui possèdent ce genre de recueil en
sont très fiers, très jaloux, plus encore que ceux qui présentent des
albums de cartes postales. Un informateur récita un jour par coeur la
lettre qu'avait écrite sa grand-mère à ses beaux-frères installés au
Mexique. Voici un extrait de cet entretien :
"Je me souviens d'une des lettres écrites par ma grand-mère qui a fait le tour de la famille.On ne l'oubliera jamais ! Personne n'oubliera ça ! Elle relatait : "Voilà longtemps queje nevous ai écrit. Votre frère est très fatigué par les travaux de la saison. L'été a été très sec. Ila fallu énonnément arroser les prairies. Aussi, il me charge de vous donner des nouvellesde votre maison..." Elle disait toujours : "votre maison", "votre famille". Elle se disait la
belle-fille. Elle avait une certaine modestie qui dénotait une certaine finesse d'esprit. Ilsétaient au Mexique mais c'était toujours leur maison ! Dans cette lettre, elle relate tous lesfaits ; Il est décédé telle personne; il y a eu une naissance ici; il y a eu un mariage danstelle maison; il y a eu tel événement... Elle relate tous les événement et puis elle lui dit :"Mon très cher beau-frère, j'ai une grande nouvelle à vous annoncé, et j'ai une très grandejoie à le faire ; Il y aura, avant la fin de l'année, ici, à votre maison, un coeur de plus pxjurvous aimer." Cette lettre a fajt le tour de la famille."
'Michel Vovelle, Ibid., p. 353.^Voir à ce propos François Furet, Jacques Qzouf, Lire et écrire. L'alphabétisation des Français de Calvinà Jules Ferry, Les Editions de Minuit, 2 vol., 1977.
29
La qualité de l'expression écrite et orale est un souci permanent.
Ceux qui ne font pas l'effort de "bien parler" sont montrés du doigt et
déshonorent la vallée. Une informatrice me confia un jour que les
touristes qui venaient ici étaient surpris de la qualité de l'expression des
habitants. L'un d'eux, un jour, aurait dit à l'un des bergers du village :
"Mais Monsieur, vous vivez vraiment comme au temps de Jésus-Christ ici
! " Le berger aurait répondu : "Vous vous souviendrez, beau Monsieur,
que nous avons peut-être le manteau grossier mais que nous avons l'esprit
fin". La mémoire collective retient que "les gavots n'ont que la veste de
grossière". Chacun se complaît à rappeler en Ubaye la réussite de ses
ancêtres par leur savoir "écrire" et "parler".
Les outils d'écriture témoignent également de la considération qui
est portée à cette pratique. Rares sont les informateurs qui ne peuvent
présenter encore aujourd'hui leurs plumes d'écolier, et qui ne le font pas,
d'ailleurs, tout à fait spontanément, au fil des entretiens. Une plume d'oie
m'a été présentée avec les outils nécessaires pour la tailler. Certains
encriers ont même traversé le siècle. Dans un hameau implanté à près de
1800 mètres d'altitude, sur un des sites certainement les plus isolés de la
vallée, une informatrice me présenta un jour le plumier de son enfance. Il
contenait quelques portes-plumes, un crayon d'ardoise, un crayon gris, 28
plumes de marques différentes, certaines courantes, telle la Sergent-
Major, d'autres beaucoup plus rares et d'origines étrangères, 62 plumes
au total, et cela pour passer le certificat d'études.
Je n'ai que peu d'indications sur les discours et les représentations
de la population queyrassine et briançonnaise à propos de la maîtrise du
français, au-delà des indications statistiques. Par contre, les indices d'un
intérêt pour l'écrit dans le Queyras, autres que scolaires ou religieux,
sont nombreux. Cette région s'est révélée comme le lieu d'une
concentration honorable d'écritures pour lesquelles les habitants
témoignent d'un attachement particulier. Tout d'abord, le Queyras,
comme l'Ubaye, possède une tradition de gens instruits que ses habitants
revendiquent avec fierté. On trouve également dans les maisons
queyrassines des "Transitions", annales rédigées à partir du XV^ siècle,
entretenues de père en fils. Ces textes rapportent les événements survenus
sur la commune (incendies, avalanche, anecdotes, décomptes de taxes...).
D'autres signes évidents de familiarité à l'écriture et à la lecture
s'affichent encore à travers deux pratiques courantes : les cadrans
30
solaires, très nombreux dans le Queyras, garnis d'apophtegmes, et les
inscriptions sur les linteaux de portel.
FAUT-IL SE LAISSER GUIDER PAR LES STEREOTYPES ?
Il est vrai que dans le cadre d'une analyse comparative des
pratiques d'écriture et de lecture, plus que les fonds de bibliothèques, les
discours imposent des différences sensibles entre l'Ubaye^ et le Verdón,
mais la grande difficulté de ce travail est de ne pas sombrer dans des
conclusions hâtives et radicales inspirées par des échantillons manipulés,
plus ou moins consciemment, pour faire aboutir positivement une grille
d'analyse préétablie. Rien n'est plus facile, en effet, pour mettre en
évidence des différences et corroborer les chiffres de Maggiolo, Vovelle
et Furet, que prendre en considération les plus "militants" des discours
alpins et de les opposer aux plus inintéressés des discours provençaux. A
ce moment là, on peut se dire, effectivement, qu'il se passe quelque chose
entre ces deux vallées pourtant mitoyennes, que la ligne Saint-Malo-
genève passe manifestement aussi par le col d'Allos, je dirai même, plus
exactement, entre la Haute et la Moyenne vallée du Verdón. Appliquons-
nous à l'exercice, le résultat pourra paraître fort étonnant. Quel type de
discours porte la population sur l'alphabétisation et l'instruction, de façon
générale ?
Effectivement, dès le premier entretien dans le canton de Saint-
André-les-Alpes, la personne interrogée a réagi immédiatement à mon
objet d'études (la scolarité des enfants) en m'expliquant, de façon tout à
fait militante, qu'elle n'avait jamais aimé l'école, qu'elle y était
complètement allergique, qu'elle préférait grimper aux arbres, et qu'elle
était même connue et réputée pour ça dans le village. Ce ne sera pas la
seule. Tout au long de cette enquête, les témoignages de ce genre se sont
répétés. Le mari de cette première informatrice me dit également que
l'école n'était pas "son fort", et qu'il ne comprenait pas que je puisse
m'intéresser à "un sujet aussi insignifiant" alors que tant d'autres choses
' Voir les travaux de Pascale Galup, Des relations entre l'homme et l'écrit dans le Queyras, Mémoire deD.E.A. sous la direction de Christian Bromberger, Université de Provence, 1991.
-LUbaye servira ici de zone témoin pour toule la partie alpine qui nous intéresse.
31
étaient plus révélatrices de la société locale, la difficulté du travail de la
terre, notamment, serait à aborder. Un peu plus tard dans la joumée, une
autre personne avoua sans aucune retenue, qu'elle était une "mauvaise
élève" et qu'elle montait également sur les arbres étant enfant. Le
lendemain, encore une fois, une informatrice me dit qu'elle aimait mieux
"être en plein air" que sur "les bancs de la classe", qu'elle n'a jamais passé
son certificat, et qu'elle n'en a "jamais eu envi". Les quatres premiers
informateurs, choisis parmi la population des agriculteurs dans des
villages différents (Angles, Hièges, Moriez), m'ont tous tenu le même
discours sur l'instruction. J'ai vraiment eu l'impression, en démarrant
cette enquête, que finalement les stéréotypes fonctionnaient, et que les
différences étaient très nettement marquées, dans les usages et les
discours, entre la Provence alpine et les cantons mitoyens du département
des Alpes de Haute-Provence.
D'autres indices, encore, confirmèrent cette impression étrange : en
retraçant les généalogies familiales, il était évident qu'il n'y avait pas,
dans cette région, une tradition de gens instruits comme on peut la
rencontrer dans les sites alpins. Autant, en Ubaye, c'est un honneur de
décliner les curriculum vitae familiaux pour en souligner la présence des
prêtres, des religieuses, des grands négociants, des instituteurs, des
institutrices, des médecins, qui ne manquent pas de figurer dans une
párentele très proche (frères et soeurs, oncles et tantes), autant dans le
Verdón, cet exercice n'intéresse pas vraiment la population, et ne reflète,
lorsqu'on lui impose, aucune tradition de ce genre, sinon dans quelques
rares familles. Lorsque l'on demande s'il y avait des religieuses, des
prêtres, des instituteurs, parmi leurs parents, les informateurs prennent le
temps d'une longue réflexion, et^ arrivent la plupart du temps à une
conclusion, certes, positive mais fort révélatrice : "Il y aurait eu deux
religieuses dans une famille de Hièges"; "La fille de ma tante, sa cousine
germaine, de l'autre côté, est institutrice"; "Mon père avait un oncle et
une tante qui étaient instituteurs"; "L'une des filles de mon grand-oncle
est devenue religieuse"; "Ma tante disait avoir une cousine religieuse à
Marseille"; "Il parait que deux de nos cousines sont devenues religieuses.
C'étaient des cousines éloignées, très éloignées"; "Il n'y avait pas de
prêtre dans la famille, si ce n'est un cousin éloigné". La tradition des gens
instruits dans les familles du Verdón s'inscrit dans une párentele plus
large que dans celle des familles septentrionales. Cette remarque doit-être
32
néanmoins légèrement nuancée car trois de mes informateurs étaient eux-
mêmes instituteurs et enfants du pays. Ils ont choisi ce métier, m'ont-ils
dit, poussé par leurs oncles et tantes, déjà installés dans ce corps
professionnel. Est-ce un hasard ? Les familles d'instituteurs rencontrées
étaient toutes implantées dans la Haute-Vallée du Verdón, c'est-à-dire à la
frontière immédiate avec l'Ubaye.
Cette attention moindre des habitants du Verdón pour
l'apprentissage et l'exercice de l'écrit s'exprime à propos d'autres objets
encore. En Ubaye, les informatrices étaient très heureuses de me
présenter leurs cahiers de classe, lors du premier entretien la plupart du
temps; dans le Verdón, aucun n'a pu être consulté : ni recettes de cuisine
manuscrites, ni compositions françaises, ni chansons, rien n'a pu être
observé!. Les informateurs m'ont dit qu'ils ne les avaient pas gardés, que
cette activité, de toute façon, était "tout à fait secondaire".
En ce qui conceme les outils d'écriture, quelques portes-plumes ont
été conservés par la population "provençale" mais rien de comparable
avec ce qui a été découvert plus au nord : une plume "ronde", une plume
Sergent-Major, en tout et pour tout, on été recensées; elles n'ont même
pas été nommées. Nous sommes loin des collections ubayennes et du
lexique spécialisé sur la calligraphie que l'on rencontre de l'autre côté du
col. En ce qui concerne ies livres, quelques ouvrages m'ont été présenté,
comme cela a déjà été souligné, mais aucun véritable corpus n'a pu être
répertorié. Tous les informateurs attestent, néanmoins, posséder de vieux
ouvrages, mais personne ne semble avoir le goût de les rassembler et de
les rendre accessibles pour autrui comme ce fut le cas dans le Queyras et
en Ubaye. Le discours le plus classique est le suivant : "Ils doivent-être
dans la grange, dans une valise, xdans un carton..." 11 n'a jamais été
question d'aller les chercher et de les présenter à l'ethnologue : "Il
faudrait trois jours pour les rassembler", m'a-t-on une fois expliqué, à
mon grand désespoir. La plupart du temps, "tout a disparu"; "tout a été
brûlé", emporté par les uns ou les autres. Sept ouvrages, quand-même,
ont pu être répertoriés, tous postérieurs à 1900, sauf un, (un traité
d'arithmétique). Ces ouvrages étaient assez abîmés. Ils ne bénéficiaient
d'aucune protection supplémentaire; aucun signe d'appropriation faisait
'Je rappelle, toutefois, que l'enquête, pour ce genre d'études, était très courte. Rien n'a pu être observé,certes, mais cela ne veut p>as dire qu'il n'y ait nen à montrer. La population n'en avait p)eut-être pas envie,ce qui est tout à fait différent.
33
d'eux des enfants légitimes et reconnus, inscrits dans le temps, l'espace et
sang d'une famille. Un autre point reste encore à signaler : il m'avait été
dit en Ubaye (parfois d'ailleurs aussi contre-dit) que quelques bergers et
quelques chasseurs prenaient des ouvrages pour "tuer le temps". Dans le
Verdón, l'exposé de cette pratique suscita un grand étonnement. "On
s'ennuie à mourir en faisant le berger", m'a-t-on expliqué, mais "on ne lit
pas"; on a toujours un oeil sur les bêtes; on contemple; on pense; on
s'occupe aux menus travaux de la joumée.
UN ENTHOUSIASME FEUTRE
On pourrait croire, à lire ces remarques, qu'il a effectivement une
grande différence dans les pratiques à l'égard de l'écrit de part et d'autres
des Alpes. Il est vrai que le ton semble moins enthousiaste dans la zone
méridionale que dans la zone septentrionale. La prudence, toutefois, est
requise, car certains témoignages laissent entendre tout autre chose. Dans
le Verdón, en effet, l'instruction n'est pas brandie comme une arme,
comme une vengeance liée à un isolement extrême, et à un terroir trop
ingrat, ce qui ne veut pas dire que l'instruction n'est pas présente. Les
ubayens sont tout à fait clairvoyants à ce propos. Ils savent que
l'instruction est l'or des familles pauvres. Un informateur ubayen, sur le
ton de l'humour, m'a raconté, après m'avoir vanté les personnalités de sa
famille, qu'un provençal avait dit à son grand-père, qui accompagnait son
flls dans un collège du Vaucluse, qu'il était désolé de les savoir aussi
"pauvre" au point d'envoyer leur, aîné en pension. Dans le Moyen-
Verdon, car le Haut-Verdon se rapproche effectivement de l'Ubaye,
l'instruction est respectée mais elle n'est pas un refuge. La scolarisation
des enfants, contrairement à ce que peuvent laisser entendre certains
témoignages, est prise très au sérieux. Un article sur l'école saisonnière
de Lambruisse (hameau de Douroules), témoigne de l'intérêt de la
population pour l'instruction de ces enfants dans la seconde moitié duXIXe siècle.
34
L'école saisonnière de Lambruisse (hameau de Dourroulles)
"La commune de Clumanc, située dans la Haute vallée de l'Asse, 850 m., seul le quartier deDourroulles est isolé (1200 mètres). 45 personnes y vivaient encore en 1879 des seulesressources de l'agriculture et de l'élevage. En févner 1879, la population de Douroulesadresse une lettre au préfet afin d'obtenir l'ouverture d'une école temporaire ; "Les habitantsdu quartier de Douroules ont l'honneur de vous exposer que par suite de l'exposition de leurvillage, il leur est impossible d'envoyer leurs enfants à l'école pendant la moitié de l'année.Actuellement, on compte six familles au hameau de Douroules et plus de 14 enfantspouvant fréquenter l'école. En présence d'une telle situation, les soussignées osent vouspriez de bien vouloir prendre les mesures nécessaires pour qu'il soit créer une école mixtetcmporiiire." Il fut joint à cette missive un plan des appartements offerts par les habitants àl'instituteur, la liste nominative des enfants, l'engagement de foumir les tables, un pxjêle, unbureau, un tableau et quelques chaises. De son côté, le conseil municip>al de la commune,réuni le 6 août 1879, demande lui aussi qu'une école temporaire soit établie au hameau de
Douroules. Le 14 septembre 1879, le préfet donne son accord. Le 27 septembre 1879, leMinistre de llnstruclion publique des cultes et des beaux-arts approuve le projet. Cette écolea certainement fonctionné dès le premier novembre 1879. Le 20 novembre 1880, les parentsadressent une nouvelle lettre au préfet demandant la transformation de cette école temporaireen école permanente, prétextant que cette école s'élèverait, cette année là, à au moins 20élèves en hiver et 10 en été. Celte requête n'a pas été reçue. Très rapidement, cette école afermé ses portes et les enfants du hameau ont du fréquenté l'école du Château. "
Le Provençal. Nov. 1986. M. Fort Claude (Digne).
L'intérêt pour l'écrit, dans le Verdón, est de l'ordre d'un respect
discret. II faut donner du temps à l'enquête. On entend dire, alors, que le
métier d'instituteur était "plus distingué" que les autres, que c'était un
"métier honorable", que ces personnes là avaient le "goût de
l'instruction", qu'ils étaient "respectés", que "c'était la parole de Dieu",
que c'était "un sacerdoce". On s'aperçoit vite, également, au-delà du
respect pour le métier, que l'instruction semble aller de soi, même si la
maîtrise de la langue française ne constitue pas un point d'honneur dans
les familles. "Bien sûr que mon père et ma mère savaient lire et écrire !",
me répondent les informateurs âgés de 70 ans en moyenne. "Bien sûr que
les enfants étaient scolarisés toute l'année, du premier octobre au 14
juillet !" Comme en Ubaye, le rêve des gens de ce pays était de
s'instruire. De nombreux témoignages confirment cette ambition : "Le
rêve de ma mère, c'était d'avoir de l'instruction. C'était le rêve de tous
les gens du village". Dans le Verdón comme en Ubaye, on comprend la
faim d'instruction des classes populaires. L'enfant pauvre qui réussit reste
la figure centrale de la mythologie scolaire du XIX^ sièclel, et cela de
'François Furet, Jacques O/ouf, Lire et écrire. Alphabétisation des Français de Calvin à Jules Ferry, LesEditions de Minuit, 2 vol., 1977, p. 160.
35
part et d'autre du col d'Allos. Il convient d'ajouter, toutefois, que la
nécessité d'instruction se fait plus particulièrement sentir dans les zones
les plus démunies. Le préfet de l'An IX, notamment, a remarqué que
chacun ressent le besoin d'être instruit dans le briançonnais, motivation
qu'il met en relation avec l'isolement et le dénuement de cette région.
Soixante ans plus tard, l'inspecteur d'Académie des Basses-Alpes fait les
mêmes observations pour la partie montagneuse de son département : on
ne les quitte pas quand on est instruit; on s'instruit pour les quitter :
"Quand le pauvre enfant des Alpes quitte le toit paternel pour aller
ailleurs tirer un meilleur parti de son travail et de son intelligence, il
compte avec raison sur le succès de son entreprise s'il a fréquenté
assidûment l'école communale de son pays"!
*
Les discours et les traces d'écritures sont révélateurs de l'intérêt de
la population mais ils représentent aussi un piège dans lequel il est
alléchant de reconstruire des stéréotypes en accord avec des idées déjà
établies. Les stéréotypes, aussi intéressants soient-ils pour cerner la vision
du monde des individus, ne sont pas toujours le reflet exact de la réalité,
même s'ils en enseignent souvent une part non négligeable. Malgré toutes
les précautions requises pour ne pas se laisser gruger par les mots, il faut
quand même admettre que la Moyenne et Haute vallée du Verdón se
présente, effectivement, comme une région dans laquelle l'usage de
l'écriture à des fins privées ne connaît pas le développement que l'on peut
observer dans le Queyras, l'Ubaye ou le Briançonnais. Moins de livresdatant des XVIII^ et XIX^ siècles ont été observés dans les maisons,
moins d'outils pour écrire, moins de vocabulaires appliqués à la
calligraphie, moins de cahiers de classe, moins d'ambition exprimée pour
les métiers lettrés... Mais malgré cette sensation très nette d'une certaine
différence entre les Alpes méridionales et les Alpes septentrionales, on
doit, toutefois, rester très prudent et ne pas hâter les conclusions. Ces
'Ministère de l'Instruction Publique, Etat de l'instruction prinuire en ¡864, 1865, T. 1 , cilé par FrançoisFuret et Jacques Ozouf, Lire et écrire. .Alphabétisation des Français de Calvin « Jules Ferry, LesEditions de Mmuil, 2 vol., 1977, p. 149.
36
conclusions ne sont-elles pas d'abord le reflet de ce qu'a voulu entendre la
population ? Cette frontière constatée entre le "haut" et le "bas", le "sud"
et le "nord", n'est-elle pas la conséquence des façons locales de se mettre
en valeur ? L'intérêt pour l'écrit est peut-être moindre dans la zone dite
"intermédiaire" mais les discours ne sont-ils pas, avant toute chose, plus
feutrés ici qu'ailleurs ? Ici, "on ne se vante pas", m'a-t-on dit, des mérites
scolaires; on ne veut pas paraître "prétentieux" aux yeux des autres; on ne
veut pas "étaler" réussites et distinctions. Pourtant, certains villages et
certaines familles auraient très largement de quoi briller des bruits de
l'étude. L'identité locale n'a peut-être pas à se défendre, comme en
Ubaye, des agressions extérieures. On n'a peut-être pas encore atteind,
dans le Verdón, les limites géographiques (frontière étatique et naturelle
séparant la France de l'Italie) à l'intérieur desquelles l'état de
"civilisation" n'a plus à prouver son existence.
L'enquête présente fut donc particulièrement délicate à traiter. Le
sujet de l'instruction est un sujet sensible qui touche au coeur les
individus. A travers l'école et la maîtrise de l'écriture, en effet, les
susceptibilités individuelles et collectives sont à fleur de peau.
L'instruction, dans les esprits, c'est d'abord un label de qualité. Parler de
l'instruction, de l'alphabétisation, c'est juger inexorablement de la valeur
d'autrui. La littérature spécialisée sur la question entretient elle-aussi ce
phénomène en parlant de zones "ignorantes" et de zones "lettrées", ou de
zone "savantes"!. Il ne faut, finalement, à propos de ce thème, jamais
prendre à la lettre ce qui est dit, et toujours chercher au-delà des mots et
des attitudes les faits concrets des pratiques d'écriture. La rédaction des
faits observés est encore plus délicate que l'enquête elle-même en raison
des malentendus et des vexations que le texte final ne manquera pas de
suggérer. Toute étude comparative s'accompagne de "plus" et de "moins",
de "meilleur" et de "mauvais", tout particulièrement dans ce domaine
dans lequel le classement des individus fait parti des règles. Une
anthropologie de l'alphabétisation doit-être avant toute chose associée à
une anthropologie des valeurs sociales. Quelles sont les indices de la
réussite et de la valeur individuelle au-delà de la réussite économique des
personnes ? Quelle place revêt l'alphabétisation dans l'identité collective
et individuelle ? Quelle place revêt l'instruction lettrée dans l'idée que se
'Voir par exemple les textes de Michel Vovelle.
37
font les populations de l'état de civilisation ?
A l'issue de ce cheminement descriptif des usages à l'égard de
l'écrit, il est difficile de formuler une série de corrélations qui
permettraient d'éclairer les raisons de cette altérité culturelle. La plupart
des auteurs sus-cités ont déjà travaillé sur cette question sans pouvoir y
apporter de réponse^. Voici, brièvement, quelques propositions : 1°/
Faut-il corréler le goût pour l'écriture à la structure de l'enseignement ?
Les écoles temporaires de six mois (sites alpins), fixes et annuelles (site
provençaux), officielles (Provence) ou diffuses (alpes), ont-elles une
incidence sur les pratiques ? Michel Vovelle a démontré que là où les
écoles prennent la forme d'un établissement officiel, avec des murs fixes
et un régent, les taux d'alphabétisation ne sont pas supérieurs aux sites
réputés pour leur forme plus diffuse et familiale d'enseignement. 2°/ La
morphologie de l'habitat, dispersé sous la forme d'écarts dans les sites
alpins et regroupé en un chef-lieu dans les sites provençaux, est-elle un
paramètre influant sur l'émulation des élèves ? Paradoxalement, les
grandes villes ont toujours eu un taux d'alphabétisation très élevées
comme les campagnes où l'habitat est le plus dispersé. 3"/ Les activités
économiques et la pauvreté des régions expliquent-elles les variations ?
Les maisons qui résonnent des bruits de l'étude deviennent-elles prospères
? L'instruction est-elle vraiment l'or des pauvres ? 4°/ Quel fut le rôle de
l'histoire religieuse et politique, de la diffusion des idées révolutionnaires
et de la langue française ? Certains sites très lettrés sont exclusivement
catholiques (l'Ubaye), d'autres protestants (certaines communes du
Luberon), d'autres catholiques et protestants (le Queyras). On peut
tourner ces propositions dans tous les sens, toutes participent du
phénomène tout en pouvant-être déçonstruites par des contres-exemples.
Marseille, le 26 septembre 1994
Valérie Feschet
Woir, notamment, les analyses dc François Furet et Jacques Ozouf, Lire et écrire. Alphctbétisalion desFrançais de Calvin à Jules Ferry, Les Editions de Minuit, 2 vol., 1977 et de Michel Vovelle, "Y a-t-il eu
une Révolution culturelle au cours du XVIIF siècle ? A propos de l'éducation populaire cn Prov ence", in
De la cave au grenier. Un itinéraire en Provence au XVIII^ siècle. Québec, Serge Heurv Editeur, 1980.
î8
Annexer ;
1686-1690 hommes
1. Nombre de conjoints, sur cent, ayant signé leur acte dc mariage
^
1786-1790 hommes
2. Nombre de conjoints, sur cent, ayant signé leur acte de mariage
àO
1816-1820 hommes
3. Nombre dc conjoints, sur cent, ayant signé leur acte de mariage
M
hommes
4. Nombre de conjoints, sur cent, ayant signé leur acte de mariage
kl
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^3
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44
Sommaire^
ALPHABETISATION : LA FRANCE COUPEE EN DEUXp. 3
PROVENCE ALPINE ET PROVENCE MÉRIDIONALE p. 4
LE VERDÓN ; UN SITE FRONTIÈRE -p. 8
DES LIVRES DANS LES ALPESp. 10
CONTENU CLANDESTIN EY DIMENSION SYMBOLIQUEp. 25
"LES GA VOTS N'ONT QUE LA VESTE DE GROSSIERE" --- p. 27
FAUT-IL SE LAISSER GUIDER PAR LES STEREOTYPES ? -p. 30
UN ENTHOUSIASME FEUTREp. 33
ANNEXESp. 38
BIBUOGRAPHIEp. 42
SOMMAIREp. 44