Defrechou - Les idees morales de Sophocle

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    C\J

    coCMcoco|o;5co Dufrchou, A.Les ides moralesSophocle de

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    PHILOSOPHES ET PENSEURS *

    A. DUFRECHOUProfesseur l'Institut Catholique

    de Toulouse.

    Les Ides MoralesdeSophocle

    OAf^jL&fi^

    BLOUD & Cs. et R. 414

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    PHILOSOPHES ET PENSEURSLES IDEES MORALES

    DESOPHOCLEPAR

    A. DUFRECHOUProfesseur de littrature grecque l'Institut Catholique de Toulouse

    -

    OUD & 0/, PLACE SAINT-SULPICE, 7

    1 ET 3, RUE PROU. t), RUE DU CANIVET1909

    Reproduction et traduction interdites.

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    DU MEME AUTEURGobineau {412) 1 vol.

    MEME SERIEAlfaric (P.). Aristote {337) 1 vol.Beaupin (Eugne). Les Ides morales d'Homre {490)

    1 vol.Beurlier (E.), agrg de l'Universit. K3.nX(236)'1 vol. ichXe{332) 1 vol.Calvet (J.), Agrg de l'Universit. Les Ides mo-rales de Mme de Svign. 2 vol. {416-417) 1 fr. 20Chantillon (Georges). Socrate {462) 1 vol.CoGNETS (Jean des). Les Ides morales de Lamar-tine {514) 1 vol.Degert (A.), Docteur s-lettres. Les Ides moralesde Cicron {415) 1 vol.GiRAUD (Victor), professeur l'Universit de Fribourg. Les Ides morales d'Horace {451) 1 vol.Leclre (Albert), professeur l'Universit de Fribourg. La Philosophie grecque avant Socrate {480-481).2 vol 1 fr. 20Lengrand (H.). Epicure et l'Epicurisme {389)1 vol.Mentr (F.), professeur l'Ecole des Roches. Cour-not {440) 1 vol.Salomon (Michel). H. Taine {210) 1 vol. Auguste Comte, sa vie et sa doctrine {255). . 1 vol. Th. Jouffroy {413) 1 vol.Souriau (Maurice), professeur l'Universit de Caen. Les Ides morales de Victor Hugo {484). ... 1 vol. Les Ides morales de Chateaubriand {525), 1 vol.Trouverez (Emile), professeur l'Universit de ToulouseHerbert Spencer {331) 1 vol. Stuart Mill {362) 1 vol. Darwin {438-439), 2 vol 1 fr. 20Vaux iCnrra de). Leibniz {422) 1 vol. Newton (4^7) 1 vol.II a t tir de cet ouvrage 12 exemplaires numrots sur papier deHollande 3 francs. Galile {503) 1 vol.

    P* Il a t tir de cet ouvrage 12 exemplaires numrots sur papier deHollande 3 francs.

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    INTRODUCTIONNous avons l'intention d'tudier en moraliste le

    thtre de Sophocle : nous voulons recueillir ou dgagerles ides ou leons morales qui se trouvent exprimesou enveloppes dans l'uvre du plus grand des tragi-ques grecs.Les chefs-d'uvre de tous les temps rvlent uneforme suprieure d'art et un degr toujours notable decivilisation. L'art forme notre got et nous lui devonsnotre culture esthtique. La civilisation forme notreme et nous lui devons notre culture morale, au senslarge du mot.S'il est beau d'orner son intelligence, il est sage d'en-richir son me. Une ducation vraiment srieuse doit, l'admiration de la forme, joindre la mditation dela pense La pense antique mrite qu'on l'entende et la mdite.Sans doute de longs sicles de civilisation et de civilisa-tion chrtienne ont minemment lev l'idal moral.Mais le problme de la vie se pose toutes les gnra-tions ; et il est toujours bienfaisant d'couter avecdfrence la rponse de l'lite de l'humanit. Nous esp-rons le montrer pour Sophocle.Pourquoi avons-nous choisi un tragique grec, etpourquoi Sophocle ? Parce que la tragdie tait, auv sicle, la grande cole de morale de la Grce, et pai ceque la morale de Sophocle nous parat rpondre toutparticulirement aux besoins de notre temps.La tragdie reprsente, par dfinition, de grands per-sonnages et de grands sentiments. Sortie du temple, latragdie grecque offrit d'abord aux hommes le spec-tacle de la vie divine, et elle garda de ses origines reli-gieuses une hauteur d'inspiration sans gale. Tout taitgrand dans ce monde de dieux, de demi-dieux et de

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    4 LES IDEES MORALES DE SOPHOCLEhros qui, de droit, j'allais dire de droit divin, occupaientla scne tragique. A la noblesse des penses et des sen-timents ils alliaient la majest de l'attitude et du lan-gage. Ils chaussaient le cothurne. Hros tait synonymede surhomme : c'tait un reprsentant de l'humanit,mais la seconde puissance. Sa vie morale devenait letype agrandi et idalis de la vie morale du commundes mortels.La tragdie avait conscience de son rle. Aristophanefait dire Eschyle, dans les Grenouilles : Le potedoit jeter un voile sur le vice et se garder de le mettreau jour, de le produire sur la scne. Le pdagogue ins-truit l'enfance ; et le pote, l'ge mr ; nous ne devonsmontrer que le bien. Hritire des grandes traditionsde l'pope, la tragdie distribuait larges mains letrsor moral amass par Homre. Platon le proclame,avec une nuance d'ironie : ioixz jasv fap twv xaXwvaTrvTwv toutwv twv xpaytxwv TrptoTo ^t^oxaXd ts xai y;Y[xu>vYEvsaai : de tous ces glorieux potes.tragiques, le pre-mier matre et chef me parat tre Homre (1). Lef)ote tragique moralise loisir : c'est sa mission : on'appelle aoo jusqu' Socrate.Et quel matre de sagesse eut jamais si bel auditoire ?< Ses enseignements avaient d'autant plus de force etd'autorit qu'ils taient plus solennels et plus rares. Unegrande pompe, un immense rassemblement d'hommes,une sorte de communion spontane des mes dans unmme sentiment religieux, la joie de la fte, la pit,l'enthousiasme, la curiosit, tout contribuait donneraux choses de la scne une puissance extraordinaire. Le pote familiarisait le public athnien avec tout unordre de penses leves, de dispositions gnreuses,d'motions nobles et rares, que la vie de tous les joursne lui aurait pas fait connatre. Chacun, en sortant duspectacle, emportait avec lui toute une provision desouvenirs utiles. On venait de vivre pendant quelquesheures d'une vie plus haute, plus instructive et plus

    (1) Eep., 595, c

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    LES IDEES MORALES DE SOPHOCLE Olumineuse, qui ne pouvait manquer de se reflter long-temps sur les actions et les paroles quotidiennes (1). Des trois potes tragiques, Sophocle est celui quimrite le mieux, semble-t-il, les suffrages des mora-listes de nos jours. D'abord il met les rnes de la viemorale entre les mains de l'homme . Ensuite il place lagrandeur de l'homme dans l'nergie d'une volont libreet claire. Enfin il oriente cette volont vers un idalde justice. Morale plus humaine que religieuse, moralede la volont, morale de la justice : une telle morale esttoute d'actualit.

    Il est bien clair que Sophocle n'a pas un systme demorale : c'est un pote, non un moraliste philosophe.Ilexprime des ides morales, qu'il ne se soucie nullementde systmatiser. Ces ides, nous les ordonnerons de lamanire la plus simple et la plus classique. Qu'onveuille bien ne pas voir un essai de systme l o il n'ya qu'un plan Nous suivons le texte de Tournier (dition savante'deHachette) et nous renvoyons cette dition, pour lanumrotation des vers. La traduction est celle de Pes-sonneaux (Charpentier) souvent amliore.

    (1) Croiset, Histoire de la littrature grecque, lu, p. 161-162.

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    LES IDES MORALES DE SOPHOCLE

    CARACTRE GNRAL DE LA MORALEDE SOPHOCLE

    La morale de Sophocle est la morale de l'homme etmme du surhomme.Dans les tragdies d'Eschyle, les dieux jouent encorele premier rle : sous le nom de fatalit, ils gouvernentle monde ; et, dit le pote, invincible est la force dela ncessit : To vr^ vyxTi Iot' Sv^pixov aevo (1). L'homme s'agite et Dieu le mne. La conduite de la vieest aux mains de la divinit. On peut donc parler, siil'on veut, de morale divine, mais non de moraleIhumaine.Avec Sophocle, l'homme passe au premier plan : ilse conduit lui-mme, la lumire de son intelligencelet par les seules forces de sa volont. Ses principesd'action constituent vraiment ce que l'on doit appelerdsormais la morale de l'homme.Entre ces deux conceptions de la vie, il y a tout unabme. Sophocle a-t-il donc, par le plus audacieux descoups d'Etat, supprim radicalement la part de la divi-nit, de la fatalit dans la direction des vnements etdes actions humaines ? Non sans doute, une telle rvo-lution serait unique dans l'histoire. Ce n'est pas rvolu-tion mais volution qu'il faut dire. Sophocle a volu dela premire conception de la vie la seconde, d^dipeRoi Antigone.Dans dipe Roi, c'est la fatalit qui rgne en souve-raine : elle agit sur les vnements, amenant lecoupable, par une srie habileaienl gradue de demi-

    Ci) Eschyle, Prom.^ 105.

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    8 LES IDES MORALES DE SOPHOCLErvlations, la dcouverte de ses horribles crimes ; elleagit sur l'esprit des personnages, les dupant par dedemi-vrits, djouant leurs calculs, et les perdant paro justement ils voulaient se sauver. Dans les Trachi-niennes, les deux forces contraires, fatalit et volonthumaine, s'quilibrent : chacune arrive ses fins, ledestin amenant la mort d'Hracls, la passion provo-quant la mort de Djanire. Dans dipe Colone, lesdeux forces se composent, conspirent . dipe aide lui-mme la ralisation de l'oracle d'Apollon : de concertavec la divinit, l'homme travaille sa propre rhabili-tation. Mais remarquons que la fatalit n'est plus ici lafatalit ; cette force aveugle et malfaisante se convertiten principe de justice. Transforme dans dipe Colone^ la fatalit est presque sacrifie dans Ajax-Eleetre et Philoette. Le pote confine, l'aide d'arti,fices divers, l'action visible de la fatalit dans le dbutet dans la fin de la tragdie, de manire laisser lechamp libre au dveloppement des caractres entre cesdeux points extrmes (1). Une passion humaineoccupe le centre de l'uvre : crainte du dshonneur,vengeance, haine des ennemis. C'est ces trois picesque s'applique l'observation de Patin : Les dieux s'envont, comme on le disait la chute du polythisme etcderont bientt l'homme la scne tragique. Le tempsapproche o ils n'y seront plus rappels que par respectpour la tradition littraire, o on ne verra plus en euxqu'un accompagnement oblig du spectacle, o, dpouil-ls de toute vie relle, il ne leur restera plus d'autre exis-tence que celle d'une dcoration de magasin, d'unemachine de dnouement et de prologue (2). Le deusex machina, mais c'est Athna, dans le prologuei'Ajax ; c'est Hracls, dans le dnouement de Phi-loette. 'Enfin la fatalit est dcidment traite commequantit ngligeable dans yln^iO'one. Sophocle ne metplus enjeu que les caractres et les passions. S'il rappelle

    (1) Allgre, Sophocle. Etude sur les ressorts dramatiques de sonthtre et la composition de sa tragdie, p. 453.(2) Patin, Sophocle, p. 13.

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    LES IDEES MORALES DE SOPHOCLE \)parfois que la destine de son hrone se rattacne atout un sombre pass qu'elle expie sans en tre respon-sable et qu'elle accepte sans rvolte, il ne s'en sert quedans la mesure la plus discrte, pour ajouter seulementau caractre une teinte de tristesse mlancolique qui enrehausse l'abngation et la grandeur (1). Ainsi donc, d'dipe RoikAntigone, Sophocle liminede plus en. plus l'lment merveilleux au profit de l'l-ment humain. Ce qui l'intresse, c'est l'homme, nondans son rapport avec la divinit, mais en lui-mme.La thologie fait place la psychologie, et le spectacleque nous offrira le thtre de Sophocle, c'est l'attitudeae l'homme dans la vie.

    Quelles sont les causes de cette transformation ? Lacause gnrale, c'est sans nul doute le dveloppementde la rflexion personnelle au contact de la science etde la philosophie. Comme causes particulires on peutinvoquer le gnie personnel de pote, peut-tre aussil'volution naturelle de tout genre Httraire.Quoi qu'il en soit, Sophocle met sur la scne l'homme,non pas l'homme ordinaire, mais le surhomme. Suivantune de ses propres paroles rapporte par Aristote,

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    10 LES IDES MORALES DE SOPHOCLESans doute, les Grecs ont toujours aim la vie, le mou-vement, l'activit ; mais en juger par la littraturedes premiers ges, cette ide de la grandeur de l'hommefut tenue en chec par une ide religieuse : l'ide de larpartition primitive des biens, l'ide de la Mopa. Al'origine, il y eut un partage des biens et des maux. Endpit des efforts de Promthe pour tromper Zeus, lesdieux s'attriburent naturellement la meilleure et la pluslarge part : ils gardrent pour eux la puissance et laflicit. Les hommes ne reurent en partage que peude biens mais en revanche tous les maux. C'est cetteide de la misre, de l'infirmit humaine dont on trouvel'cho dans la posie antrieure Sophocle. Promthelui-mme, qui se vantait d'avoir lev la conditionhumaine, appelle couramment les mortels, des ph-mres semblables des songes . (1) La mme mta-phore se retrouve dans Pindare : L'homme est lesonge d'une ombre,

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    LES IDES MORALES DE SOPHOCLE lnieux ; il triomphe par son adresse des btes des champet des montagnes et soumet au joug le coursier labelle crinire et l'indomptable taureau des montagnes.Il s'est form la parole et aux penses subhmes etaux lois propres rgir les Etats ; il a su prserver sademeure des atteintes importunes de la pluie et du froiddans des Keux exposs en plein air. Fcond en ressour-ces, il n'est jamais dsarm contre les coups de l'avenir.La mort seule, il ne pourra jamais l'viter ; mais il atrouv l'art d'chapper aux invincibles maladies. Ing-nieux dans son industrie au del de tout ce qu'on peutimaginer, il se livre tantt au bien, tantt au mal,violant les lois de la patrie et les droits sacrs desdieux. Quiconque occupe un rang lev dans la cit estindigne du titre de citoyen, quand l'audace l'entrane ce qui n'est pas bien. Puiss-je n'avoir ni demeure nipense commune avec celui qui se comporte ainsi (1). L'homme est grand par son inteUigence qui lui per-met de dompter la nature infrieure, de rgir les cits,de prvoir l'avenir. Il est grand par sa volont dont laforce va jusqu' l'audace parfois criminelle. Ce quinous distmgue, dit Pricls, c'est qu'une audace incom-parable s'allie chez nous au calme de la rflexion (2).

    Il y a dans tout ce passage un ton enthousiaste, unlan de confiance et d'optimisme, capable d'inspirerles plus hardies entreprises comme les plus grandes-vertus. Pour le mieux comprendre, il faut, commetoujours, se placer au point de vue historique. On voitalors que cet optimisme est celui d'une gnration quia vu les grands triomphes militaires et qui a sous lesyeux l'incomparable prosprit d'Athnes. En 440{Antigone est de 441), la cit d'Athnes est dans unepriode d'clat, de prosprit politique, financire, mili-taire incomparable. Tout a contribu, depuis cinquanteou soixante ans, crer cet tat de choses. En 510,c'tait la grande rvolution intrieure, le renversementdes Pisistratides, l'tablissement dfinitif de la dmo-

    (1) Ant., 334-375.(2) Thucyd., n, XL, 3.

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    12 LES IDES MORALES DE SOPHOCLE-cratie. Ds cette poq|ue Hrodote remarq^ue l'explosionde joie, l'extraordinaire confiance en soi-mme qui ainspir cette rvolution et qui par elle s'est accrue etmultiplie, la satisfaction de jouir d'un gouvernementlibre o toutes les qualits de l'Athnien trouvent s'exercer et se fortifier. Et puis, c'est la grande preuve,l'poque terrible des guerres mdiques, d'o, malgr ladisproportion apparente des forces, Athnes sort victo-rieuse. Dsormais la cit triomphante est la tte dela Grce, tout le pays lui rend hommage, et le premierempire maritime athnien se fonde par le seul empres-sement des Grecs se mettre sous sa protection. Devantle succs de ces victoires prodigieuses l'imaginations'exalte ; on devient ambitieux, conqurant, on entre-prend des expditions hardies qui russissent. C'est un^blouissement prodigieux qui s'empare de ce peupleimaginatif, d'autant plus qu' l'envi les orateurs et lespotes, sous toutes les formes, dithyrambe, posie lyri-que, thtre, se mettent chanter cette gloire. C'estalors que le port d'Athnes, le Pire, devenait le centredes affaires du monde grec, les vaisseaux marchands yaffluaient, les industries se multipliaient, le grandcommerce prenait son essor. Avec son intelligence etson activit, l'Athnien, dans cette continuit inoue desuccs, prend une nouvelle confiance en lui-mme,devient de plus en plus entreprenant et de plus en plusoptimiste. Il se croit tout permis, il se croit capable detout ce qu'il imagine (1) . Bref c'est la priode la plusbrillante de la civilisation athnienne.

    (1) A. Croiset. Reoue des cours et confrences, 24 dcembre 1903

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    r* Partie. Le Devoir.LOI MORALE

    Quels sont les principes d'action de cette noble humar^nit ?Limitant ses aspirations la vie prsente, elle veutle bonheur, elle recherche le bonheur, car elle considrele bonheur comme la vraie fin de la vie humaine.

    Lorsque les hommes ont renonc la jouissance dubonheur, ils ne vivent plus mon sens et je les regardecomme des cadavres anims. Vis dans ton palais au seinde l'opulence, exerce l'autorit suprme, j'y consens ;mais si le bonheur ne les accompagne, je ne t'achteraispas tous ces biens, en change du bonheur, pour l'ombred'une fume (1). Tel hros est-il heureux ou malheureux ? Voil lagrande question et on regrette de n'y pouvoir rpondreavant la fin de la vie. Il faut considrer le dernierjour de la vie et n'estimer heureux aucun mortel avantqu'il ait atteint le terme de sa carrire sans avoirprouvd'infortune (2). A ce compte, peu de mortels ralisent leur destine.Car le bonheur est chose fragile . La destine d'dipesymbolise, mieux que toute autre, cette fragilit dubonheur. race des mortels, s'crie le chur, quelnant mon compte que votre existence Quel homme,en effets connat d'autre bonheur c^ue celui de paratreheureux pour dchoir ensuite, victime de cette illusion ?Instruit par l'exemple de ta cruelle destine, malheu-

    (1) Ant., 1165-1170.(2) d Roi, 1528-1530. Cf. aussi dbut des Trachiniennet,

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    14 LES IDES MORALES DE SOPHOCLEeux dipe, je ne crois plus au bonheur des mortels (1), Dans dipe Colone^ le pote trace le plus sombretableau de la vie humaine : chaque ge a ses malheurs,

    la jeunesse comme la vieillesse, et la mort est le dernieracte de cette douloureuse tragdie. Vaut-il donc la peinede vivre (2) ?Sophocle comprenait donc la leon de lavie, cetteleonque le bonheur n'est pas de ce monde . Les duresralits de l'existence infligent, en effet, un cruel d-menti nos aspirations vers le bonheur. Et cependantle bonheur, nous le voulons tous. Si nous ne le trouvonspas dans cette vie, nous devons le trouver au del dela tombe. La vie prsente n'a de sens que si elle seprolonge dans un monde meilleur, o nous attend,rcompense suprme, le vritable et indfectiblebonheur. Sans la vie future, la vie prsente reste unenigme. dipe, qui devinait les nigmes du Sphinx,n'a pas su dchiffrer l'nigme de la vie.Donc le bonheur tait, aux yeux des hros de Sopho--cle, la fin de la vie. Comment l'acqurir ? En d'autrestermes, quels taient les principes de la vie morale ?

    l** PRINCIPE : l'intrtIl est de bon ton, notre poque, d'afficher une belle

    indiffrence ou mme un ddain superbe pour l'utile :les moralistes fltrissent l'envi les sentiments intres-ss. Les hros de Sophocle ne professaient point un teldtachement.Sans doute ils rprouvaient l'excs, en matire d'in-trt comme en toute autre chose. Cron condamnesvrement la vnaht. De toutes les inventionshumaines, dit-il, rien de pire que l'argent. C'est lui quidvaste les cits, c'est lui qui chasse les hommes deleurs foyers, c'est lui qui corrompt les mes honnteset leur apprend se livrer aux mauvaises actions. Il

    (1) d, Roi, 1186-1195.

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    LES IDES MORALES DE SOPHOCLE 15apprend aux hommes mal faire et les faonne touteespce d'impits (1). Mais, si ces hros rougissaient d'agir par pur intrt,en revanche ils n'oubliaient jamais leur intrt, mmequand ils agissaient par vertu. L'ide d'intrt se mlaitaux ides morales les plus leves. Ils envisageaienttoute action sous deux faces : bien, intrt. Ils aimaient dire : c*est juste et, de plus, c'est avantageux.Quand Philoctte redemande son arc, Noptolme luirpond : Impossible : le devoir et l'intrt me forcentd'obir aux chefs de l'arme : to t' sv^txov xa\ rb

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    16 LES IDES MORALES DE SOPHOCLEle plus odieux, avec les meurtriers de mon pre ? Voilqui va bien pour moi (1). Quand elle veut gagnerhrysothmis sa cause, elle invoque la pit filiale,^mais bien plus l'intrt: Si tu suis mes conseils, d'abordmon pre mort et mon frre loueront ta pit ; ensuitene libre, tu seras appele libre l'avenir et tu obtiendrasun hymen digne de toi, car la vertu ne manque pas d'at-tirer les regards (2). Chrysothmis doit comprendreun tel langage, car nous surprenons, un peu plus loin,les deux surs changer leurs ides morales, en cestermes : Electre. Quoi donc Mon projet ne te sem-ble-t-il pas conforme la justice ?Chrysothmis. Mais il y a des circonstances o lajustice est nuisible :

    XV EffTtv v6a x^ SiXT) pXot6'7iv cpcpet (3). Knfin, Electre, h'ureuse d'avoir retrouv son frre,

    lui dit cette parole charmante : Je ne voudrais pas,duss-je en tirer un grand profit, te causer la moindrepeine (4). Cette proccupation d'intrt se lit chaque pa^e.Elle nous surprend autant qu'elle nousscandahse. Il nefaudrait peut-tre pas la juger trop svrement au pointde vue moral : il peut y avoir harmonie entre l'intrtpersonnel et l'intrt gnral : et puis vivre si prs dubien dans la conscience, l'intrt en garde un lgerparfum de moralit.

    2 PRINCIPE : LA GLOIRECe principe est plus lev. De tous temps, l'amour de

    la gloire a inspir de nobles actions, mais en Grceplus que partout ailleurs. Le Grec imaginatif et per-sonnel aime naturellement la gloire : il veut tre honordans le prsent et laisser un brillant souvenir aprs lui

    (1) Electre, 807-816.(2) Electre, 967-972.(3) Electre, 1042.(4) Electre, 1304-1305.

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    LES IDES MORALES DE SOPHOCLE 17Dj, dans Homre, Achille se retire sous la tente pluttque de paratre humili aux yeux des Grecs, et il prfreune vie courte mais glorieuse une longue existencesans honneur. L'ide de la gloire est partout dansVIliade et dans VOdysse : elle est le principe mme del'pope, qui a pour objet de raconter les gestes glorieuxdes hros xXa vSpiv. Dans la cit, ce sentiment prendune force, une continuit d'action d'autant plus grandeque la vie collective est plus troite la fois et plusintense, que tous les membres de la cit sont trs prsles uns des autres et dans une perptuelle mulation,toujours obligs de se connatre et de se juger rcipro-quement. L'opinion rgne en souveraine. (1) La gloire sduit les hrones de Sophocle, Antigoneet Electre. Quelque cruel que soit mon sort, dit Anti-gone, je n'en mourrai pas moins avec gloire (2). Quelle gloire, d'ailleurs, plus brillante pourrais-jeobtenir que celle d'avoir inhum mon frre (3) Electre voque devant l'imagination de sa timide surce beau rve de gloire : La vertu ne manque pasd'attirer les regards. Ne vois-tu pas quel renom glorieuxnous obtiendrons l'une et l'autre si tu suis mes conseils.Quel citoyen, quel tranger, en nous voyant, ne noussaluera pas de ces paroles flatteuses : Voyez ces deux soeurs, mes amis, qui ont sauv la maison de leur pre, et qui, faisant bon march de leur vie, ont donn la mort leurs ennemis florissants. Il faut les aimer, ila faut les respecter tous ; dans nos ftes et dans nos assembles, il faut les honorer tous pour prix de leur courage. Voilceque tout le monde dira et la gloire nenous fera dfaut ni de notre vivant ni aprs notremort. Ce beau couplet se termine par ce beau vers : Pour des mes bien nes, il est honteux de vivre danla honte : jv aaxpv aiaxpi; xot xaXb>i; Tcetpuxodiv (4). Electre dit de mme Oreste : Si j'avais t seule, je

    (1) A. Croiset, Questions de morale (Alcan) p. 133.(2) Antig., 96-97.(3) Antig., 502-503.(4) Electre, ^12-%5.1S IDES MORALES DE SOPHOCLB 2

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    18 LES IDES MORALES DE SOPHOCLEme serais afanchie glorieusement xaXS ou j'auraispri avec gloire xaXto (1). On pourrait multiplier les citations. Mais il y a mieux dire. Une des pices de Sophocle est proprement unhymne la gloire. Ajax se dshonore sans le vouloir ;la honte d'un forfait mme involontaire lui pse tantqu'il se donne la mort, tmoignage loquent du prix queles Grecs attachaient la gloire.

    Ajax, le plus vaillant des Grecs, a rclam commeun droit les armes d'Achille. Une manuvre fraudu-leuse de Mnlas les fait adjuger Ulysse. Profond-ment humili de cet chec, le hros cherche se vengeret il tombe dans une humihation encore plus profonde :car, gar par Athna, il porte sur des animaux inof-fensifs les coups terribles qu'il destinait au fils de Laerteet aux Atrides. Son infortune est telle qu'Ulysse lui-mme, plus humain que la desse Athna, prouve pourson ennemi une profonde piti.Peu peu le malheureux recouvre la raison, et quandil voit sa tente pleine de carnage, il se frappe la tteet demeure longtemps plong dans un profond silence.Puis il exige de Tecmesse q[u'elle lui rvle tout ce quis'est pass. Tecmesse obit et raconte ce qu'elle sait.Alors clate le dsespoir du hros. C'est une explosionspontane de la douleur la plus violente : rien ne montremieux la force d'un sentiment que cette rvolte instinc-tive d'une grande me. Ajax, le vaillant Ajax, gmitsourdement Tapo; w Ppu/t^l^^vo.

    Il s'lance hors de sa tente, appelle et son fils et sonfrre, supplie ses matelots de le tuer pour le sauver dela honte, et ajoute avec une tragique ironie : Voyez-vous ce hros hardi, magnanime, intrpide dans lescombats, signaler son courage contre des animauxpaisibles drision, quelle honte outrageante (2) Il voit le rire insultant de ses ennemis, surtout le rired'Ulysse : Artisan de tous les crimes, fils de Laerte,rebut de l'arme, comme tu dois rire dans l'excs de ta

    (1) Electre, 1320-1321.(2) Ajax, 436-367.

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    LES IDES MORALES DE SOPHOCLE 19joie (1). Et la pense de la mort passe nouveaucomme un clair devant ses yeux : tnbres, malumire, Erbe qui brilles d'un si vif clat mes yeux,recevez-moi, recevez un nouvel hte, car je suis indi-gne dsormais d'attendre l'assistance des dieux et d^shommes (2). Que faire maintenant ? Reparatreainsi sans gloire devant son pre ? Plutt la mort, maisune mort glorieuse I La gloire, toujours la gloire Ajaxa la hantise de la gloire. Vivre avec gloire ou mouriravec gloire, tel est le devoir d'un homme de cur :'AXX' ^ xaXw ^9iv ^ xaXw Tv7]xevat I tov sOyevT) xpi^ (3). L'excitation est tombe par degrs. Un calme relatifs'tabht dans cette me, sous l'influence d'une dcisionferme. Ajax redevient assez matre de lui, pour laisserlonguement parler Tecmesse. En vain l'infortune Tec-messe reprsente celui quelle aime et les outragesrserves son fils et sa captive et la douleur d'unpre et d'une mre chargs d'ans, et la vie malheureusequi l'attend elle-mme ; en vain elle voque le souvenirde leur amour et de leur bonheur. Ajax rsiste saprire. A l'amour de ses parents, l'amour de Tecmesseet d'Eurysacs, il prfre l'amour de la gloire. La gloire,Ajax l'aime jusqu' l'excs. Ses plus chers sentiments,sa vie mme, il sacrifie tout la gloire. Ce hros nesavait pas qu'il est plus honorable de rparer sa fauteet de reconqurir son honneur que de cder au dses-poir et de dserter son poste. Mais il faut du moinsadmirer en lui ce noble sentiment de honte qui accom-pagne et dj expie une mauvaise action.L'amour de la gloire est un puissant excitateurd'nergie morale. Ces braves ont mrit, dit Pricls,chacun en particulier d'immortelles louanges et la plusglorieuse des spultures, non pas seulement cette tombeo ils reposent, mais un monument dans lequel leurgloire restera toujours vivante, toutes les fois qu'ils'agira de parler ou d'agir. Car l'homme illustre a pour

    (1) Ajax, 380-382.(2) Ajax, 394-400.(3) Ajax, 479-480.

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    20 LES IDES MORALES DE SOPHOCLEtombeau la terre entire ; ce ne sont pas seulement lesinscriptions des stles leves dans sa patrie qui trans-mettent sa mmoire : mme au dehors , elle vit sansinscriptions, dans la pense des hommes bien plus quesur les monuments (1). L'amour de la gloire, mais, chez les Grecs, il donnason nom au bien et au mal moral. Le bien, c'est le beau,To xaXov ; le mal, c'est le laid, le honteux xo aaxpov. Aris-tote dira Bel w xaXov : il faut faire cette action parcequ'elle est belle. Ne disons-nous pas tous les jours : ilest beau de mourir pour sa patrie ; il est honteux dementir ?

    3 PRINCIPE : LA JUSTICEAu-dessus de l'intrt et de la gloire, se place la jus-

    tice, principe d'action autrement noble et dsintress.Nous trouvons, dans Sophocle, l'instinct de justice etl'ide de justice.

    J'appelle instinct de justice, cette conception rudimen-taire et grossire que Cron formule en ces termes : Si l'homme souhaite d'avoir dans sa maison des filssoumis, c'est pour qu'ils rendent ses ennemis le malqui leur est d et rivalisent avec lui d'affection pour sesamis (2). C'est la justice du talion. On n'encourtaucune punition du destin rendre le mal pour lemal (3). Cette justice consiste faire ou souhaiterun bien ou surtout un mal gal celui que l'on a reu.Qu'on se rappelle les souhaits d'Hracls contre Djanire,de Philoctte contre Ulysse et les Atrides (4), les sou-haits mmes d'Electre et d'Antigone contre leurs pers-cuteurs. La vengeance apparat toujours comme Undroit et un devoir. L'humanit n'a pas encore la voixdivine qui dira : Ego autem dico vobis : diligite ini-micos vestros, benefaeite his qui oderunt vos. Si enim

    (1) Thuoyd., II, xLm. 2-3.(2) Antig., 641-644.(3) d. Col.. 229-230 (texte assez obscur).(4) Trach., 1040 : 1066-1069. - Philoctte, 314-816 ; 1113-1115.

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    LES IDES MORALES DE SOPHOCLE 21diligitis eos qui vos diligunt, quam mercedem habebi-tis (1\. Mais il y a, dans Sophocle, une justice plus parfaite.Antigone proteste contre le talion. Polynice ft-il leplus mchant, le plus impie des fils, il n'est pas juste, mon pre, dit-elle, de lui rendre le mal pour le mal :vTtSpav xaxw (2). A une justice grossirement com-mutative se superpose une justice sagement distributive.Cette justice s'exprime dans la loi : Tu es venu, ditThse Cron, dans une ville qui pratique la justice,o rien ne se fait que par la loi (3). Sixatov et vo{xo sontsynonymes.Au nom de cette justice, Cron porte une loi quidfend d'accorder les mmes honneurs Etocle et Polynice, l'un fidle, l'autre tratre sa patrie.Au nom de cette justice, Electre veut venger son pre ;elle obit une loi morale et une loi religieuse. La loimorale, c'est le culte de la famille ; la loi religieuse,c'est le culte des morts. La justice de sa cause, Electrela plaide courageusement devant Clytemnestre, et lechur prdit qu'elle triomphera. La justice viendraportant dans sa main la force que donne le droit (4). Je te vois, ma fille, malgr la rigueur de ton destin,mriter la palme par ton respect pour les lois les plussaintes, par ta pit envers Zeus (5). Au nom de cette justice, Ulysse demande qu'on ense-velisse Ajax : Que le ressentiment et la haine, dit-il Agamemnon, ne l'emportent pas dans ton me, aupoint de fouler aux pieds la justice x^v Sixr,v Trareiv. Moiaussi je n'avais pas dans l'arme de plus grand ennemique cet homme, du jour o je remportai les armesd'Achille. Et pourtant, quelle que ft sa haine pour moi,je ne saurais le mconnatre jusqu' nier qu'il ait tle plus brave de tous les Grecs venus Troie, Achilleexcept. Ainsi tu ne peux, sans injustice, le traiter avec

    (1) Saint Matth., v, 41, 46.(2) d. Col. 1191.(3) d. Col., 913-914.(4) Electre, 476.(5) Electre, 1095-1097.

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    22 LES IDES MORALES DE SOPHOCLEmpris : ce serait outrager non sa personne, mais leslois des dieux. Il est injuste d'attaquer un grand hommeaprs sa mort, quelque haine qu'on ait pour lui (1). Ainsi justice et loi se confondent : elle ralisentl'ordre, ordre videmment rationnel ; de sorte que, endernire analyse, le juste to (ixaiov, c'est le raison-nable, et la justice peut se dfinir : la raison, manifes-te dans et par la loi.

    Cette justice s'impose et dfie la force. Quand unechose est juste, il n'y a pas lieu de disputer, il faut sehter d'agir. Quand on a la justice pour soi, lafiert est permise. Quand il a le droit pour lui, lefaible triomphe du fort (2). Tel est l'idal de justice, idal d'ordre rationnel, idald'harmonie. Le sentiment de l'harmonie est le senti-ment grec par excellence, c'est le besoin le plus imp-rieux de la Grce en religion et en morale. Le Greccherche la proportion et la mesure dans l'univers et enlui-mme (3). La premire des vertus morales serala o-wcppoauvY) : quilibrant et harmonisant les lmentsde vie, elle produira une uvre d'art, et plus quejamais le bien mritera de s'appeler to xoXov.

    4^ PRINCIPE : LA BONTFaut-il aller plus loin et chercher un idal suprieur l'idal de justice ? La rponse est malaise et dli-

    cate.Il semble cependant qu'on surprenne parfois, dans

    les mes les plus nobles, comme l'closion de l'ided'humanit, je n'ose dire de fraternit humaine. LesGrecs ont un mot pour traduire cette ide, le motcpi>ocv9pa)7r{a. Un souffle de bont passe sur le thtre deSophocle.Dj, du temps d'Homre, on respectait l'hte et le

    (1) Ajcucy 1334-1335.(2) Electre. 466-467. Ajax, 1125. d. Col,, 880.(3) Girard, Le sentiment religieux en Grce, m-12, p. 5.

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    LES IDES MORALES DE SOPHOCLE 23suppliant : c'taient des envoys de Zeus. Les hros deSophocle les respectent encore pour ce motif d'ordrereligieux, mais ils les respectent aussi pour un motifpurement humain : ce sont des malheureux. Dansdipe Colone^ le pote clbre la pit athnienne, La pit du passant, du chur, de Thse, c'est lapit athnienne avec toutes les qualits morales qu'ellesuscite ou (qu'elle suppose. Scrupuleuse, mticuleusemme, elle tient l'observation rigoureuse des usagesreligieux et des formes prescrites. Mais elle est pluttgnreuse et large : elle sait concilier avec le respectdes dieux l'humanit et la douceur. Il y entre beaucoupde ce sentiment souvent exprim par Sophocle, que lebonheur des mortels est essentiellement fragile, et qu'ondoit l'infortune un peu de la compassion qu'on aurapeut-tre un jour rclamer pour soi-mme. Une pitsemblable cre des devoirs envers les hommes nonmoins qu'envers la divinit : le passant et le churferont cder leurs scrupules religieux la commisrationque leur inspire dipe ; et si Thse accueille avec tantde grandeur bienveillante l'aveugle errant, ce n'est passeulement parce qu'il est, en sa quaht de suppHant, unenvoy des dieux, c'est aussi et surtout cause desmalheurs qu'ils ont souffert l'un et l'autre. Je n'oubliepas, dit-il, que j'ai grandi l'tranger comme toi ; que,sur la terre trangre, j'ai affront pour ma vie desdangers que personne autre n'a courus ; aussi jamaisje ne refuserai mon aide un tranger malheureuxcomme tu l'es. Je sais que je suis homme et que, pasplus que toi, je ne suis matre de demain. Avec cettepit compatissante s'allie une certaine dlicatesse desentiment : le roi d'Athnes s'abstiendra d'interrogerson hte sur sa naissance et sur sa patrie ; il tenterade jouer, contre ses propres intrts, le rle de concilia-teur entre le pre irrit et les enfants coupables (1). Cette pit compatissante et dlicate, c'est encore cellede Djanire pour les pauvres captives, c'est celle desfemmes de Mycnes venant consoler la malheureuse

    (1) AixGRE, op. cit., 242-244.

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    24 LES IDES MORALES DE SOPHOCLEElectre, celle de Noptolme pour Philoctte, celled'dipe pour ses sujets.La pit pour le malheur devient de la gnrosit,quand elle s'adresse un ennemi. L'antiquit ne connutgure la beaut ni le mrite du pardon. CependantDjanire, dans sa grandeur d'me, oublie que la jeunelole est sa rivale et prouve pour elle la plus sincrecommisration. Accus de trahison par dipe, Crontmoigne tant de bienveillance au roi malheureux queson accueil tonne dipe lui-mme ; Cron va mmejusqu' devancer les dsirs d'un pre infortun et luiamne ses deux enfants. Polynice demande pardon son pre : Prs du trne o sige Zeus, la Misricordeest assise ; laisse- la s'asseoir auprs de toi aussi, monpre (1). A son tour, la gnrosit s'lve jusqu' la charit,quand elle se dvoue soit l'humanit en gnral, soitaux ennemis. dipe dit Tirsias : Quelle plus nobletche pour un homme que de faire servir son art et sonpouvoir au bien de ses semblables (2). Ulysse plaide pour son plus grand ennemi : il gagnesa cause et dit Teucer : Je dclare que je suis autantl'ami d'Ajax que j'tais son ennemi (3). Antigone,enfin, n'est-elle pas, pour son pre et pour son frre, uneincarnation anticipe de la charit chrtienne Ne repr-sente-t-elle pas la douceur, l'abngation, le dvomentle plus absolu, la bont la plus exquise ? En rponse auxarguties de Cron, elle invoque une loi d'amour : c'estla loi de l'Hads, c'est la loi de son me. Outoi (xuvsxetvXkk (Tupii^stv Ecpuv : je suis ne pour m'associer l'amouret non pas la haine (4). Egalement exposs aumalheur et condamns la mort, les hommes doivents'aimer et non se har : ide sublime entrevue par lasagesse antique et consacre par la morale chrtienne.La loi morale est donc une loi de justice : elle s'bau-

    (1) d. Col., 1267-1269.(2) d, Roi, 314-315.(3) Ajax, 1376-1377.(4) Antig., 523.

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    LES IDES MORALES DE SOPHOCLE 2>che dans la recherche de l'intrt et l'amour de la gloireet s'achve dans la bont.

    CONSCIENCE MORALELa moralit relve de la conscience. Mais de quelle

    conscience ?Jusque vers le milieu du v sicle, la seule conscienceque pt, vrai dire, consulter un Grec, c'est celle quenous nommerons la conscience commune . Il n'y

    avait en Grce aucun Dcalogue, aucun code de devoirs.Des ides d'origine diverse formaient comme une atmo-sphre morale, une sorte de moralit diffuse^ un idalde moralit courante. Cet idal se refltait dans la conscience commune . La vie intense est alors la viecollective. La posie exprime les sentiments de tout unpeuple : la morale, ses traditions et ses croyances.Chacun pense et agit comme on pense et agit autour delui, dans la cit. La vie individuelle se fond dans la viecollective, comme une goutte d'eau dans l'ocan : laseule morale, c'est la morale sociale, moins encore, lamorale civique, qui n'impose gure qu'un devoir :l'obissance aux lois de la cit.Mais peu peu l'individuahsmenat. Un premier pasvers la pense indpendante se fait dans l'initiation auxmystres : un groupe se dtache de la collectivit pourpenser et croire hors de la tradition commune. Cegroupe s'miette son tour, sous l'influence de larflexion philosophique. Les sophistes posent en facede la conscience collective la conscience individuelle etscandalisent les conservateurs, lesquels constituent lagrosse majorit. Le conflit que les philosophes posaient l'cole, Sophocle l'a mis la scne. Antigone, c'est larvolte de l'individu contre la cit, de la consciencecontre la loi, du droit contre la force. C'est l'affirma-tion nergique de l'autonomie de la conscience moraleDsormais, pour se guider dans la vie, il faudra inter-

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    *26 LES IDES MORALES DE SOPHOCLETOger non plus seulement la conscience commune, maisencore sa propre conscience, et en cas de conflit, coutersa conscienceQui donc va soutenir hroquement les droits de la-conscience ? C'.est une femme, une jeune fille. Elle estseule, son pre et ses frres sont morls, et sa surIsmne se drobe. Elle est seule, mais elle a pour elleson caractre indomptable, sa volont puissante. Elle asurtout pour elle la force morale que lui donne le senti-ment du devoir ; et elle n'a pas hsit. Ce frre qu'onabandonne sans spulture la voracit des oiseauxqu'attire Tappt d'une proie agrable , elle l'ensevelira-au pril de sa vie.La mort, elle l'accepte comme une gloire, comme unl>ienfait. Ds qu'elle parat sur la scne, sa figure estcomme illumine de la beaut quedonne au front humainla sainte exaltation du devoir. Son hrosme traite avecddain la timidit, la prudence, les craintes de sa surIsmne. Antigone fera son devoir la face du ciel et dela terre.Allons, mon cher Narque, allons aux yeux des hommesBraver l'idoltrie et montrer qui nous sommes.Le martyr brave tout, mme l'impossible : exaltation

    sublime, que les natures vulgaires et moyennes traitentet traiteront toujours de folie.Antigone vole vers le cadavre dj dcompos de sonfrre. Insouciante de l'ouragan dchan qui loigne lesgardes eux-mmes, elle recouvre le corps d'une pous-sire sche, et d'un vase d'airain que le marteau a poli,^lle verse d'en haut sur le cadavre une triple libation .Son devoir est accompli : les gardes se prcipitent, elle-attend ; ils l'interrogent, elle avoue, calme et sereine.Quel adversaire va se dresser devant cette jeune fille ?d'est l'Etat, c'est la loi, c'est la force, en la personne deCron. L'adversaire est redoutable, car Cron n'allgueque la raison d'Etat, ne connat que la loi, ne gouverneque par la force. Il a lanc un dcret : quiconque l'en-freindra, tranger, ami ou parent, sera frapp sansdlai comme sans piti.

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    LES IDES MORALES DE SOPHOCLE 27'Ces deux adversaires irrductibles, Sophocle va lesmettre en prsence. Scne grandiose, terrible, mou-

    vante, l'une des plus belles que l'on puisse rver.Antigone est devant son juge, calme et silencieuse,les yeux baisss. Comment ne pas admirer l'attitudesimple et imposante de la vertu confiante dans ses droitsimprescriptibles? Le garde accuse ; le juge interroge *Antigone avoue.Le conflit clate . Cron s'crie : Et cependant tuas os transgresser cette loi ? . Dans la parfaite posses-sion d'elle-mme, Antigone rpond par cette admirableapologie de la conscience morale individuelle :

    C'est que Zeus ne l'a pas publie, c'est que Dik,qui habite avec les dieux infernaux, n'a point imposaux hommes de pareilles lois. Et je ne pensais pas quetes dcrets eussent assez de force pour faire prvaloir lavolont d'un mortel sur les lois des dieux qui ne sontpas crites et qui sont immuables ; car elles ne sont nid'aujourd'hui ni d'hier : elles existent de tout temps etpersonne ne sait quelle en est l'origine. Je ne devaispas, par crainte de froisser l'orgueil d'un mortel, m'ex-poser au juste chtiment des dieux. Je savais que jedevais mourir, pouvais-je l'ignorer? mme sans tonarrt. Si je meurs avant le temps, ce m'est un prcieuxavantage. Pour qui vit comme moi au miheu des maux,comment la mort ne serait-elle pas un bonheur ? Aussile destin cjui m'attend n'a rien qui m'afflige ; mais, sij'avais laiss sans spulture celui qui est n de la mmemre gue moi, j'en serais afflige : ce qui m'arrive nem'afflige pas (1) . Il y a prs de deux mille cinq cents ans que cesparoles ont retenti dans Athnes, et, depuis deux millecinq cents ans, elles ont vcu ces lois qu'attestait Anti-gone, qui n'ont ni code, ni ministres, ni satellites ; ellessont restes immortelles travers la fragilit des dcretshumains, toujours favorables l'humanit, toujoursvengeresses de l'injustice. Non, personne ne les a vuesnatre ; personne ne sait non plus o elles reposent, ni

    (1) Antig,, 450-468. Cf. dipe Roi, 863-872.

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    28 LES IDES MORALES DE SOPHOCLEdu fond de quel abri inaccessible elles paraissent tout coup, avec une puissance et une majest souveraines.Tantt, comme Thbes, elles sortent de la conscienced'une jeune fille qui n'a d'autre force que de savoirmourir, et ce jour-l elles s'appellent le respect de laspulture ; tantt, comme Rome, elles crient contreles Tarquins ou contre les dcemvirs, avec le sang deLucrce ou de Virginie, et ce jour-l elles s'appellentla Pudeur ; tantt enfin elles paraissent avec les martyrsdevant le tribunal des proconsuls paens, et elles s'ap-pellent la Foi ; car c'est leur privilge de s'appeler tour tour des noms les plus beaux et les plus saints del'humanit. Elles ont un autre privilge : comme ellesvivent au fond de tous les curs, il sufft du moindrecri pour les veiller. En vain la prudence et la peurveulent les empcher de rpondre : elles murmurentcomme un cho sourd et profond dans toutes les poi-trines. Ne croyez donc pas, qui que vous soyez, quiinvoquez ces lois au milieu du silence d'un peupleopprim ou mme au milieu des cris de colre d'unpeuple abus par la calomnie, ne croyez pas que voussoyez seuls ou que votre voix prisse touffe (1). A cette noble et fre revendication des droits intan-gibles de la conscience morale, Cron ne peut opposerque la loi. On connat ses principes de gouvernement ;il ne juge pas convenable de les exposer nouveau, lui,homme, une femme. Ce grand conflit de principesmoraux, il le rabaisse au niveau d'une querelle person-nelle. Elle savait qu'elle m'outrageait ; cet outrageelle en a joint un autre en s'applaudissant de ce qu'ellea fait, en riant de son crime. Voil la grande fauted'Antigone : elle a offens Cron, Cron n'admet pasqu'on l'offense.La lutte reprend, vive, ardente, entre les deux adver-saires. Veux-tu quelque chose de plus que la mort detacaptive ? Non rien ; ayant cela, j'ai tout Alors quetardes-tu ? Cron voudrait confondre ou du moins

    (1) Saint-Marc-Girardin. Cour de littrature dramatique,n, p. 303-304.

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    LES IDES MORALES DE SOPHOCLE 29embarrasser son ennemie. Il argumente: il y a de bonsetde mauvais morts ; le crime n'a pas droit au mmetraitement que la vertu. Antigone rpond avec sa con-science : Etocle m'approuverait ; chez Hads, les loissont les mmes pour tous, et enfin, je suis faite pourm'associer non la haine mais l'amour.

    Cette parole sublime rsume et clt la discussion.Les deux adversaires ne parlent pas la mme langue etne pouvaient pas s'entendre. C'est par des raisonne-ments, pour des considrations purement humaines (^ueCron condamne Polynice et juge criminelle l'actiond'Antigone. Mais le cur a des raisons que la raison neconnat point, et c'est avec le cur qu'Antigone absoutson frre et s'absout elle-mme ; du cur lui vient cetteintuition si claire du caractre divin de la loi qu'elleproclame et glorifie. Cette loi est une loi d'amour, et,dans le cas prsent, une loi de sacrifice et d'immola-tion (1). La sentence ne se fait pas attendre : Va donc auxenfers : puisque tu as besoin d*aimer, aime ceux quil'habitent. Pour moi, tant que je vivrai, une femmene me commandera pas (2). Cron ne comprend pas.Il ne comprend ni l'hrosme d'Antigone ni le demi -hrosme d'Ismne. Je vous dis que ces deux filles sontinsenses : l'une depuis un instant, l'autre depuis qu'elleest ne (3) . Cron ne comprend pas ; mais il a laforce. Antigone mourra,Antigone est condamne. A son devoir de conscienceelle sacrifie sa vie. Qu'est-ce qu'une pauvre vie, encomparaison du devoir ? L'hrone montre ce ddain dela mort commun tous les martyrs : par la pensen'est-elle pas dj morte ? Mais elle veut mourir seule :elle est jalouse de la gloire de mourir pour sa foi morale.Elle repousse vivement Ismne. qui, souleve parl'hrosme de sa sur, demande d'avoir part sa fauteet son supplice.

    (1) Allorb, p. 423-424.(2) Antig., 524-525.

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    30 LES IDES MORALES DE SOPHOCLEAntigne sacrifie sa vie. Elle sacrifie encore son bon-heur, son amour. Ismne nous apprend qu'Antigone

    tait la fiance d'Hmon. Antigone ne trahit pas le secretde son cur , elle ne dit pas un mot de son amour. Maison devine quelle doit tre sa souffrance intime quandCron prononce cette parole injuste et cruelle : xaxf YuvaTxa uieat arvyoi ; je repousse avec horreur pourmon fils une mchante femme (1). Injure si blessantequ'Ismne proteste : cher Hmon, comme ton pret outrage La plupart des diteurs placent cette pro-testation dans la bouche d'Ismne, parce qu'elle serait,disent-ils, dplace dans celle d'Antigone. Cependantun tel cri du cur serait si naturel Antigone coutaitsilencieuse, mais le mot de xax fvivaTxa l'a meurtrie.Elle ne peut matriser son motion, mais s'oubUantelle-mme, elle ne relve que l'injure faite indirectement Hmon. Son secret lui chappe, mais de faon lafois si spontane et si discrte Et le voile retombe sivite sur un sentiment d'ailleurs si profond et si lgitime Le pote n'a pas voulu, comme dit si bien M. Allgre,qu'un sentiment profane vnt altrer en elle la puretde la sainte passion du devoir. Le sacrifice de son amours'accomplit ainsi dans le secret de son me : il n'en estque plus hroque et plus beau L'heure de mourir approche. Devant cette tombe quiva se fermer jamais sur sa jeunesse et ses esprancesde bonheur, l'hrone s'efface et la jeune fille se prend pleurer. Mourir la fleur de l'ge Regarder pour ladernire fois la lumire du soleil Mourir sans que lechant nuptial ait encore dit son nom Si du moinsAntigone sentait prs d'elle ou au-dessus d'elle unappui Mais non. Prs d'elle, le chur, malgr sessympathies secrtes, affiche une prudente indiffrence,et, quand elle se compare Niob, cette indiffrencerevt une nuance d'inconsciente ironie. Et Antigoneblesse murmure tristement : Hlas on rit de moiAu nom des dieux de la patrie, pourquoi m'outrageravant que je meure, lorsque je suis encore sous vos

    (1) Anlig.. 570.

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    LES IDES MORALES DE SOPHOCLE 3yeux... Sans amis, sans poux, sans tre pleure,malheureuse, j'accomplis mon dernier voyage... aucunami ne donne mon trpas ni larmes ni regrets (1). Au-dessus d'elle, le ciel reste ferm : Malheureuse, quoi bon lever encore mes regards vers les dieux tPourquoi implorer leur appui, quand, pour prix de mapit, j'ai acquis le renom d'impie (2)? Antigone sent toute l'amertume de son sacrificeL'hrosme a son heure de dfaillance et de tristesse ;,la nature se rvolte contre la mort. Certes, il est dur demourir si jeune, sans la moindre consolation humaine,sans le moindre secours divin Mais n'est-ce pas l'pretmme du sacrifice qui en fait le mrite et la gloire ?Cependant, la pense des chers dfunts qu'elle varejoindre^, Antigone se reprend, et lorsque Cron appa-rat, l'hrone, toute son devoir, jette, dans un dernieradieu, aux spectateurs et au monde l'inoubhable protestation de l'innocence.

    Ae

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    32 LES IDES MORALES DE SOPHOCLE Moi je puis entendre furtivement en quels termes

    ia ville dplore le sort de cette jeune fille qui, pour l'ac-tion la plus glorieuse, va mourir de la mort la pluscruelle, mort que nulle entre toutes les femmesn'a moinsmrite. Quoi, celle qui n'a point souffert que son frre,gisant sans spulture sur le champ du carnage, devntla proie des chiens dvorants et des oiseaux, ne mrite-t-elle pas plutt une couronne d'or ? Tels sont les propossecrets qui circulent dans l'ombre (1).

    Elle triomphe dans le curd'Ismne. Ismne est unejeune fille athnienne timide, craintive, douce, bonne,d'une bont moyenne et toute humaine. Mais elle penseet aime comme sa sur, et l'occasion sa vertu peuts'lever la hauteur de celle d'Antigone. A peine celle-ci a-t-elle accompli son acte d'hrosme que, sduitepar cet hrosme comme Pauline par l'hrosme dePolyeucte, Ismne devint hroque son tour, a masur, s'crie-t-elle, ne me j uge pas indigne de mouriravec toi et d'avoir purifi le mort (2) .

    Elle triomphe dans la famille de Cron. Au nom dela cit et au nom de son amour qu'il dissimule habile-ment devant son pre, Hmon se fait le dfenseur d'An-tigone. Ne pouvant la sauver, il va mourir prs d'elle.Sa mre Eurydice ne peut lui survivre, et Cron le per-scuteur n'a plus autour de lui que des cadavres.Elle triomphe dans la personne mme de Cron.Apeur par les menaces du devin, cet autre Flixrvoque l'ordre qu'il a donn et veut de sa propre maindhvrer la victime glorieuse. Mais il est trop tard.Antigone a pri ; Hmon se tue devant son pre ; enrentrant au palais, Cron apprend la mort d'Eurydice.Cron comprend cette fois : Malheur, malheur moi :ces maux dont je suis seul coupable, je n'en accuseraijamais un autre mortel. Et Cron dsespr demandela mort.

    Elle triomphe enfin de par la volont des dieux. Cettevolont s'exprime par la bouche de Tirsias, leur inter-

    (1) Antig., 692-700.Ji2) Antig., 544-545.

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    LES IDES MORALES DE SOPHOCLE 33prte officiel : Les dieux ne veulent plus recevoir lesprires du sacrifice ni la flamme des victimes. Pour tepunir, Cron, les Erinnyes, ces ministres des enfers etdu ciel, qui chtient le crime tt ou tard, s'apprtent te prcipiter dans les mmes malheurs (1). Le triomphe est complet et clatant. Martyre dudevoir et de la conscience morale, Antigone brilleradieuse avec sa couronne d'or, l'aurore de cette rede conflits qui va s'ouvrir pour le monde : re de vio-lences, re aussi de triomphes pour la conscience morale.Tous s'inclineront devant cette glorification du devoiret la beaut idale d'Antigone ne cessera de rayonnersur le monde des mes.

    Ai-je respir intacte la rose que Sophocle fit fleurirsur le sable de Bacchus ? C'est beaucoup, auprs d'unefleur, ft-elle la moins prissable, qu'un retard de vingt-trois sicles. Nous nous partageons les ptales dfaitsd'Antigone. Les chrtiens admirent que chez les paensune innocente soit apparue pour racheter sa race, et,s'ils lvent leur regard du texte, ils voient Antigone aumilieu des anges. Cette vierge paenne dans son rocherd'agonie est la sur de nos religieuses qui, chaque nuitdans leurs cellules, font la rparation pour tous lescoupables de l'univers (2).

    RESPONSABILIT MORALELoi morale et conscience morale impliquent respon-

    sabilit morale.La question n'est pourtant pas aussi simple qu'elleen a l'air. Car la fatalit garde encore une place dans

    le thtre de Sophocle, et l'on ne peut gure parler deresponsabiht morale c^uand l'homme s'agite et queDieu le mne. De plus l'ide de responsabilit est pour

    (1) AnUg., 1074-1076.(2) Maurice Barrs. Voyage Sparte,LES IDES MORALES DE SOPHOCLE , 3

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    34 LES IDES MORALES DE SOPHOCLEnous une ide claire mais peut-tre les Grecs Tente;daient-ils autrement que nous ; une mme ide peutn'avoir pas, au dbut d'une civilisation, le mme con-tenu qu'aprs de longs sicles de rflexion philosophiqueAinsi peut-on dire qu'dipe est responsable de sescrimes? Il fait tout pour les viter, mais la divinitl'aveugle et les oracles le trompent. Djanire est-elleresponsable de la mort d'Hracls? Elle voulait recon-qurir son poux, non le perdre. Ajax est-il responsablede ses actes? Il voulait tuer ses ennemis, mais la maind'Athna a dtourn ses coups sur des animaux inof-fensifs.Et pourtant Ajax se croit coupable, puisque se sen-tant dshonor, il cde au dsespoir et se donne lamort. dipe se croit coupable, puisqu'il se punit cruel-lement lui-mme. L'exemple de Djanire est encoreplus significatif : elle comprend trop tard que le Cen-taure l'a trompe, ce qui ne l'empche pas de s'accuser.Le chur lui dit : Mais les fautes involontaires mri-tent l'indulgence et ce titre tu as droit de l'obtenir. Elle rpond : Ce langage convient non pas au coupa-ble, mais celui dont la conscience n'est charged'aucun crime (1). Et elle aussi se donne la mort.Qu'est-ce dire ? Suffit-il, pour encourir la respon-sabilit d'un acte, de le poser effectivement sans leposer volontairement, librement, en pleine connaissancede cause ? Il le semble bien. Le fait est qu'on considraitle meurtre, mme involontaire, comme une souillure :tmoindipe. Souillure lgale ou liturgique, si l'on veut,mais non faute morale. Que Djanire, par exemple, aitprouv un vague sentiment de culpabilit morale,c'est fort contestable, cela du reste ne prouverait qu'unechose : c'est que les notions morales du temps taientbien grossires.

    Il faut rserver une conception plus pure le nom deresponsabiht morale. On sera moralement responsable,quand on saura qu'un acte est moralement bon ou

    (1) Trach., :2:-730

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    LES IDES MORALES DE SOPHOCLE 35-mauvais, et qu'on posera cet acte volontairement etlibrement.Sophocle devait tre amen cette conception,d'abordpar les progrs de la science et de la philosophie, etensuite par la logique de son systme dramatique.Mettant en premire ligne la volont humaine, il devaitlui faire honneur de la responsabilit de ses actes.Nous trouvons, en effet, la vraie responsabilitmorale dans Antigone et dans dipe Colone.

    Relisons l'interrogatoire d'Antigone : Toi quipenches la tte vers la terre, avoues-tu ou bien nies-tuavoir fait ce qu'on t'impute % J'affirme l'avoir fait ; jene le nie nullement. Savais-tu f,S7](79a qu'un dit avaitdfendu de le faire ? Je le savais 'HcSri : pouvais-jel'ignorer ? la dfense tait pubhque. Et cependanttu as os transgresser cette loi (1) ? Dans dipe Colone^ M. Allgre voit une vraiethse en faveur de la volont hbre et de la responsabi-lit qui en dcoule. Nous allons nous contenter dersumer sa dmonstration, en lui empruntant souventjusqu'aux termes mmes (2).Rhabilitation morale d'QEdipe : dipe cherche sejustifier, prouver son innocence.Le pote prpare, tout d'abord, et avec le plus grandoin, cette justification. Il nous montre dipe dans lebois des Eumnides ; avec une hardiesse extrme, ilrapproche de ces terribles divinits celui qui les a leplus gravement offenses. Que dis-je ? elles-mmes ontguid ses pas vers leur sanctuaire. Avant de s'adresser la raison des spectateurs, Sophocle s'adresse leurimagination : un homme, si bien accueilli par les Erin-nyes peut-il tre bien coupable? Sophocle nous mon-tre ensuite dipe dpositaire des faveurs divines ; unhomme que les dieux prennent pour confident de leursdesseins, peut-il tre un maudit ? Sophocle nousmontre enfin dipe entour du dvouement et de latendresse de ses filles. Ces deux jeunes filles, si bonnes

    (I) /\.ntig., 441-U9.v

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    5b LES IDEES MORALES DE SOPHOCLEet si pures, ne couvrent-elles pas leur pre de leur inno-cence ? Ce sont l tout autant de prsomptions en faveurd'dipe.

    Voici maintenant le plaidoyer direct. dipe va sejustifier en soutenant que la faute morale n'existe paschez celui qui n'a pas eu l'intention de la commettre.

    Il se justifie trois reprises diffrentes : dans unpassage qui suit immdiatement la parodos (1) ; dansun dialogue lyrique avec le chur (2) ; enfin dans unlong discours adress Cron (3).Premire justification : C'est mon nom, c'est unmot qui vous fait peur, et non pas ma personne ni mesactions. Car, ces actions, je les ai moins faites quesubies. Si je pouvais parler de mon pre et de ma mre car c'est cause d'eux que je vous pouvante vousle verriez, j'en suis sr. Et comment serait-ce manature qui est mauvaise, quand je ne faisais que rendrece qu'on voulait me faire ; quand, si j'avais agi ensachant ce que je faisais, mme alors je ne serais pascoupable ? Mais c'est sans le savoir que j'en suis venuo j'en suis venu. Ils savaient au contraire ce qu'ilsme faisaient ceux qui voulaient me perdre. Ce premieressai de justification conserve un caractre gnral etimparfait ; les termes restent vagues et les argumentsenvelopps. On comprend vaguement qu' l'gard deson pre il invoque le principe de lgitime dfense ; et, l'gard de sa mre, le crime de ceux qui lui ont imposune rcompense sacrilge. Ce n'est pas un raisonne-ment, mais seulement une affirmation violente, uneprotestation passionne et par consquent confuse.Deuxime justification. d. J'ai t, tran-ger, oui, j'ai t la cause de grands malheurs. Mais,j'en atteste les dieux, ie les ai voulus sans les vouloir, etdans rien de ce que j ai fait, mon choix n'a t libre.Le chur. Comment cela ?d, Couche funeste C'est la ville qui m'a

    (1) d. Col., 265-275.

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    LES IDES MORALES DE SOPHOCLE 37enchan cette union fatale ; moi je ne savais rien...J'ai reu de la cit un prsent qu'elle n'aurait pas d merserver, aprs les services que je lui avais rendus...Le chur. Tu as tu?...d. J'ai tu. Mais le meurtre...Le chur. Eh bien ?d. a une excuse.Le chur. Laquelle ?d. Celle-ci : je ne savais pas qui je tuais. Je suispur aux yeux de la loi ; j'ai agi sans savoir. Dans ce morceau, on reconnat dj, sous la formedramatique et lyrique qui la voile demi, un commen-cement de discussion rgulire. dipe prendun un tousles griefs qui s'lvent contre lui . Et pour les rfuter, ils'appuie sur un principe indiscutable.

    Hveyxov xaxorax', w ^vot, v^^eY^ov xwv [iiv, eo crra),TouTwv 8' aaipeTOV ou8v.La thse est claire, nette : dipe a agi ^xwv, maisrien de ce qu'il a fait n'est aa^pexov, c'est--dire rsultde son libre choix (1).Troisime justification. Aux accusations de Cron

    qui lui reproche son parricide et son inceste, diperpond : Audacieux et impudent 1 Sur qui crois-tu queretombent tes outrages? Sur moi, vieillard que tu inju-

    ries, ou sur toi-mme ? Ta bouche a os m'imputer desmeurtres, des unions sacrilges, malheurs dont je nefus, infortun, que la victime involontaire. Car je subis-sais la volont des dieux qui avaient sans doute contrenotre race quelque ancien sujet de ressentiment. A moipersonnellement tu ne trouverais pas une seule faute reprocher, pour laquelle j'aie mrit d'tre si funesteaux miens et moi-mme. Dis-moi, en effet, commentun oracle divin ayant prdit mon pre qu'il mourraitde la main de son fils, tu pourrais avec justice m'enfaire un reproche, puisqu'alors je n'existais pas. Etlorsque, venu au monde comme j'y vins, pour moniiialheur, je me pris de querelle avec mon pre et le tuai,

    (1) d. Col., 521-522.

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    38 LES IDES MORALES DE SOPHOCLEne sachant en rien ce que je faisais, ni contre qui je lefaisais, comment pourrais-tu raisonnablement m'accu-,ser d'un acte qui fut involontaire ? Quant ma mre}^qui est aussi ta sur, n'as-tu pas honte, misrable,de me forcer parler de notre hymen... Du moinsje sais une chose : c'est volontairement que tu rappellesces horreurs contre elle et contre moi. tandis que c'estsans le vouloir que je l'pousai et malgr moi que j'enparle. Mais jamais on ne dira de moi que je fus coupable,ni pour cet hymen, ni pour le meurtre de mon pre, donttu m'accuses sans cesse mchamment. Et, en effet,rponds seulement la question que je t'adresse : sup-pose que quelc[u'un, ici, l'instant, se dressant devanttoi, l'homme irrprochable, veuille te tuer : t'informe-rais-tu si celui qui veut te tuer est ton pre, ou luiferais-tu l'instant payer son agression ? Je suppose,si tu tiens la vie, que tu le chtierais sans t'inquitersi tu en as le droit. Eh bien ce sont l les malheursqui me sont arrivs ; ce sont les dieux qui les ont vouluset je crois que mon pre lui-mme, s'il revenait lavie, n'aurait rien m'objecter. Nous avons cette fois un plaidoyer vritable, un pro-cs solennel. Cron remplit clairement son rle d'accu-sateur. La cause est voque devant une assembleloue pour sa prudence et prside par un roi plein-de sagesse, disons devant l'aropage. La dfensed'dipe est aussi directe et aussi nette que l'accusation.Ce n'est plus la passion seule qui parle, c'est surtout laraison. dipe prouve la moralit de ses actes : il agis-sait sans savoir ce qu'il faisait, et, pour son pre, ilinvoque en plus le droit de lgitime dfense.La rhabilitation morale d'dipe est complte. Lesdieux la confirment : le dnouement est une sorted'apothose : il laisse entrevoir au bout de la carrireune justice rparatrice qui sait distinguer l'erreur de lafaute et tenir compte l'homme moins de ce qu'il afait que de ce qu'il a voulu.Le grand pote se serait donc montr ici un hardipenseur et un fin moraliste. Il aurait dfini la vraieresponsabilit morale

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    SANCTION MORALEOn peut dire que Sophocle, sur cette question, s'entient aux croyances communes. Quelque insuffisantesque paraissent la raison les sanctions de la vie pr-sente, le pote ne semble pas tourner ses regards et sesesprances vers une autre vie o la justice divine rcom-penserait les bons et punirait les mchants.La sanction se ralise dans la vie prsente : sanctionintrieure, lgale, sociale, religieuse.La sanction intrieure, c'est la joie ou le remords dela conscience, la possession ou la perte du bonheur, finessentielle de la vie. A l'poque de Sophocle, la vie int-rieure tait rduite sans doute au minimum, chez laplupart des Grecs ; aussi les personnages de Sophoclene parlent-ils que trs rarement de souffrance intime, derepentir. Ce qu'ils sentent davantage, c'est leur bon-heur ou leur malheur. dipe cherche le meurtrier deLaus : que lui souhaite-t-il ? le malheur. Quant l'auteur inconnu du crime, qu'il ait t seul ou qu'il aiteu des complices, je souhaite qu'il trane misrablementjusqu'au bout une misrable existence (1). La sanction lgale impose la sagesse par des peinesou rcompenses proprement dites.Cron la dfinit claire-ment dans son discours du trne : Etocle, qui a prien combattant pour sa patrie et qui s'est distingu parsa vaillance, je veux qu on l'enferme dans un tombeauet qu'on lui offre les sacrifices expiatoires et les liba-tions qui vont rjouir au fond de la tombe les morts lesplus illustres, mais pour son frre Polynice, qui, chassde son pays, n'y revint q^ue pour livrer aux flammes laterre de ses pres et les dieux de la contre, et qui vouluts'abreuver du sang des siens et rduire les Thbains enesclavage, j'ai fait publier dans toute la ville la dfensede l'ensevelir et de le pleurer : qu'on laisse son corpssans spulture, expos l'avidit des oiseaux de proie

    (1) dipe Roi, 267-279. Cf. aussi Antig., 1025-1028 : le coupablen'est malheureux voo que s'il persvre dans sa faute.

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    40 LES IDES MORALES DE SOPHOCLEet des chiens, et horrible voir. Telle est ma volont.Jamais le crime n'obtiendra de moi les honneurs quemrite la vertu ; mais quiconque aura montr du zlepour sa patrie, je l'honorerai aprs sa mort comme deson vivant (1). La sanction sociale, c'est la sanction de l'opinion. Lagloire est la rcompense du bien ; le dshonneur, le ch-timent du mal. Nous avons vu quel point les Grecs ytaient sensibles.Sanction religieuse. Il y a dans toutes les picesde Sophocle cette ide gnrale que les dieux honorentles bons et frappent les mchants. Apollon Lycienmontre aux hommes quels prix les dieux rservent l'impit (2). Vois-tu donc, dit Cron, les dieuxhonorer les mchants ? Non cela est impossible (3) ^ Tou; xaxob TtjjLcavTa eiaopa; 9sou;. La Nmsis restetoujours charge de chtier l'orgueil de l'homme ; etles Erinnyes sont toujours invoques comme gardiennesvigilantes des lois du serment et de la famille et de lavie humaine. Nmsis et Erinnyes sont de vraies di^a-nits morales : dans cette antiquit, dans ces tempsprimitifs qui avaient surtout le respect de la force, cesdivinits ont reu mission de protger la vie humaine,de contenir les violences dans les limites du serment etde dfendre la famille, en un mot de maintenir ou dertablir l'ordre, condition essentielle de toute socit etde toute civilisation.La sanction religieuse est donc juste en principe. Enfait elle se montrait parfois cruelle et parfois capricieuse.La fatalit pure et simple est un problme terriblepour l'esprit humain. Qu'est-ce que cette force aveuglequi entrahie l'homme irrsistiblement vers le malheuret qui l'y entrane en l'garant, en Taveuglant ? Unetelle puissance scandaUse la conscience morale, soitdans le but qu''elle poursuit, soit dans les moyens qu^el'eemploie. dipe n'est-il pas le jouet du destin?

    (1) Antig., 191-210.(2) Electre, 13S2-1383.(3) Antig., 288.

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    LES IDES MORALES DE SOPHOCLE 41Sophocle ne proteste pas, il constate simplement

    l'action de cette puissance mystrieuse sur le cours deschoses humaines, action minemment tragique. Lepote dcrit cette puissance, dont le caractre de nces-sit semble un symbole anticip du dterminisme de lanature et dont l'action cache reprsente les lois incon-nues de la vie. C'est une vue profonde. Ce fatum, lechristianisme devait l'appeler l'action mystrieuse deDieu sur le monde, action mystrieuse qu'il faut adoreren attendant l'heure de la comprendre.

    Retournez en mon nom, reines, je suis la Grce.L'homme sera toujours un nageur incertainDans les ondes du temps qui se mesure et passe...De moi natra son souffle et sa force jamais.Son mrite est le mien ; sa loi perptuelle :Faire ce que je veux pour venir o je sais (1). Lasanction religieuse parat aussi parfois capricieuse.

    Elle frappe les bons et pargne les mchants. Philocttedit en termes abstraits et d'autant plus nergiques : Rien de ce qui est mauvais ne meurt, mais les dieuxl'entourent de leur sollicitude. Ce qu'il y a de fourbe etde mchant, ils prennent plaisir le ramener des enfers ;mais ce qui est juste et vertueux, il ne manque pas del'y prcipiter. Que penser de tout cela et comment yapplaudir ? Je voudrais louer ce que font les dieux et jetrouve les dieux injustes (2). Le triomphe desmchants est un mystre. Seule la croyance une viefuture o tout rentrera dans l'ordre satisfait notre rai-son.La justice, mme strictement proportionne au mriteou au dmrite, est-ce l tout ce que l'homme peutattendre des dieux ? Ne peut-il esprer quelque indul-gence, quelque bont ? La misricorde ne va-t-elle points'asseoir parfois ct de la Dik, prs du trne du.Zeus?

    Il y a, dans dipe Colone et dans Antigone^ une(1) A. de Vigny, Les Destine.(2) Philoot., 416-452.

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    42 LES IDES MORALES DE SOPHOCLEide de bienveillance divine qu'il importe de remarquer.Dans dipe Colone les Erinnyes deviennent, comme-dans Eschyle, les Eumnides : oien plus, elles offrentau malheureux un asile hospitalier et celui quidevait tre le flau de la cit en sera le gnie tutlaire.Antigone oppose aux dieux d'en haut,, terribles etviolents, les dieux d'en bas, accueillants et pacifiques.Dans le royaume d'Hads rgnent l'quit et la clmence.Il semble qu'un idal nouveau de douceur et d'amourcommence jeter une faible lueur l'horizon du mondemoral. Un nouveau culte se dessine avec des divinitsplus secourables :Athna, Artmiset Apollon etDionysos(est-ce le Dionysos de l'Orphisme et des Mystres ?) (1).Nous n'avons parl jusqu'ici que de la sanction quiatteint le coupable en personne. Mais il est une sanc-tion qui atteint la famille et mme la cit. Un crime telque celui des Atrides et des Labdacides rejaillit sur larace et sur la patrie de Plops et de Labdacos. Il y asolidarit dans la faute et soUdarit dans la sanction.

    Sophocle, comme Eschyle, accepte, dans la lgende,la loi de l'hrdit du crime. Mais tandis qu'Eschylel'interprte en thologien et en moraliste, Sophoclel'expose plutt en artiste. Eschyle y voyait l'expiationd'une faute originelle irpwTapxo; ariri ; cette faute,Sophocle l'indique peine, pour les Atrides, dansElectre (2) ; pour les Labdacides, dans dipe Colone (3). Ce qui l'intresse, c'est moins le problmemoral soulev par de telles lgendes que leur intrtdramatique. La faute originelle, cette sorte de pchoriginel, tait une vue morale de premier ordre ; quant la loi d'hrdit criminelle, elle ne rappelle que de loincette loi d'hrdit mise en si vive lumire par la philo-sophie contemporaine.Tout comme la famille, la cit doit expier la fauted'un de ses membres. Cron a port un dcret impie ;Tirsias vient lui dire : Si la ville souffre, c'est ta

    (1) dipe Roi, 151 sq.(2) Electre, 504-515.(3) d. Col., 964-965.

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    LES IDES MORALES DE SOPHOCLE 45rsolution qui en est la cause, car tous nos autels, tousnos foyers sont remplis de lambeaux arrachs par leschiens et par les oiseaux au cadavre du malheureuxfils d'dipe. Et puis les dieux ne veulent plus recevoirde nous les prires du sacrifice ni la flamme des victi-mes... Songe cela, mon fils, car l'erreur est commune tous les mortels : mais l'homme qui s'est tromp n'estni insens, ni malheureux, s'il rpare sa faute au lieude s'entter. L'enttement est sottise (1). Mais il faut lire surtout l'mouvante description quiouvre la tragdie ^dipe Roi : d. mes enfants, jeune postrit de l'antiqueCadmos, pourquoi vous trouv-je dans cette attitude,avec ces rameaux entours de bandelettes ? Dans toute

    la ville fume l'encens des sacrifices : ce ne sont partoutque paeans et lamentations... Le grand prtre : toi qui rgnes sur ma patrie,dipe, tu vois des suppliants de tout ge prosternsdevant tes autels domestiques ; des enfants incapables-encore de fournir une longue marche ; des prtresappesantis par l'ge ; l'lite de la jeunesse ; et moi,pontife de Zeus ; le reste du peuple, avec les insignesdes suppliants, est assis dans les places publiques,devantles deux temples de Pallas, ou prs de la cendre pro-phtique d'Ismnos. Car la ville, comme tu le vois toi-mme, est depuis longtemps dj battue par l'orage etne peut plus lever la tte au-dessus des flots ensan-glants qui la submergent. Les fruits de la terre y pris-sent dans leurs germes ; les troupeaux de bufs dansleurs pturages, les enfants dans le sein de leur mre.Une divinit arme de feux, la peste odieuse a fondu surnotre ville, ravageant et dpeuplant la cit de Cadmos ;et le noir Hads s'enrichit de nos gmissements et denos larmes (2). dipe a envoy Cron Delphes, au temple d'Apol--lon, afin d'apprendre ce qu'il doit faire ou dire poursauver cette ville.

    (1) Anttg., 1015-1028.(2) d. Roi, 1-30.

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    44 LES IDES MORALES DE SOPHOCLECron. Je dirai ce que le Dieu m'a rpondu. Apol-

    lon nous ordonne expressment de dbarrasser le paysd'une souillure {Aiao-jxa dont la contagion infecte cetteterre et de ne pas entretenir un mal qui deviendraitirrparable.

    (Ed. Quelle est la nature de ce flau et commentnous purifier ?Cron. En bannissant un coupable, ou en expiantun meurtre par un meurtre, car c'est le sang vers quicause les malheurs de cette ville w toS' aT{xa ytt.ii.^wTtoXiv (1). Nous sommes en prsence de cas trs refmarquablesde solidarit sociale et humaine, cas de rversibilitde dmrites si l'on peut ainsi parler. Il se cache lune ide philosophique trs profonde. Que d'influencessociales peuvent avoir contribu et ont srement con-tribu, sinon l'excution, du moins la prparationd'un grand crime: ducation, doctrines, exemples...La cit est un corps qui souffre du mal de l'un de sesmembres, et qui en souftre justement, dans la mesurede sa coopration ce mal.

    Tel est, croyons-nous, crit M. Dunan, le sens decette vrit fondamentale, vrit de raison et vrit defait, qui se nomme la solidarit morale.

    Nous sommes uns parce que la nature est une,uns dans la vie morale comme dans la vie physique

    .

    C'est pourquoi, sans qu'il soit possible de mriter ni depcher pour d'autres, nous avons sur les autres tresun pouvoir de salut ou de perdition d'autant plus grandque nous-mmes occupons un rang plus lev dans lahirarchie des tres (2). Rsumons ce que nous pourrions appeler la moralegnrale de Sophocle. L'homme, intelligent et libre,trouve dans la conscience commune et dans la con-science individuelle, sa loi morale. Cette loi est avanttout une loi de justice ; elle tend procurer le bonheur

    ven tablissant l'ordre, l'harmonie dans l'individu, dans(1) d. Roi, 95-101.

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    LES IDES MORALES DE SOPHOCLE 45la famille, dans la cit, dans la religion. C'est ceque nous allons mettre en lumire, en exposant lesdevoirs individuels, domestiques, civiques et religieux.Nous ne parlons pas des devoirs sociaux proprementdits, parce que nous devrions rpter ce que nous-avons dj dit propos du troisime et du quatrimeprincipe d^action, et parce qu'il n'y a pas dans Sophoclede vritable morale sociale

    .

    En tudiant la ralisation de l'idal de justice, nousn'oublierons pas qu'il s'achve parfois en un idal debont ; aussi, l'occasion, signalerons-nous avec soinla part d'amour qui peut se manifester soit dans la vie^individuelle, soit dans la vie collective.

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    4(j J.ES IDES MORALES DE SOPHOCLE

    2^ Partie. Les Devoirs.MORALE INDIVIDUELLE

    Le devoir personnel que la loi de justice impose chaque homme, c'est l'ordre et l'harmonie des facults.Dans le monde de l'me, la volont est reine, volontclaire par l'intelligence ; la servante ou Fesclave, c'estla sensibilit. Volont

    Ajax veut mourir pour chapper au dshonneur.Electre veut venger son pre. Philoctte veut har sesennemis et ne leur cder jamais. Djanire veut recon-qurir le cur de son poux. dipe Roi veut connatrele meurtrier de Laus. dipe Colone veut accomplirla destine que lui marque l'oracle d'Apollon. Antigoneveut ensevelir Polynice, au pril de sa vie. Cette volonts'affirme ds le dbut de la pice, elle s'affirme mmeavec passion : nous l'avons vu, par exemple, pour Ajaxet Antigone. Puis la passion tombe peu peu et lavolont se dgage, pure dsormais de tout mlange, etse pose ferme et constante au regard de la raison, volont raisonnable et rflchie, celle qui fait l'hommeet qui l'honore alors mme qu'elle le perd . Cettevolont sort victorieuse de tous les assauts qu'on luilivre et atteint le but qu'elle s'tait propose.

    Elle s'lve souvent jusqu' l'hrosme : ainsi Antigonesacrifie sa vie son devoir. Parfois cet hrosme ne vapas sans (juelque duret. Les personnages de Sophocleont conscience de cette duret : Electre s'en excuse

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    LES IDES MORALES DE SOPHOCLE 47plusieurs reprises. J'ai cd, dit-elle, l'excs de mesmaux ; je le sais, j'ai conscience de mes emportements :l;ot'^ ou Xast (x' opya (1) . Oh sache bien que j'ai honte d'agir ainsi, quoiquetu croies le contraire ; je comprends combien peu ce queje fais sied mon ge et mon sexe (2). Electremeurtrit l'me tendre de Chrysothmis, comme Anti-gone celle d'ismne ; et Antigone parat d'autant plussvre, qu'Ismne, plus aimante et plus gnreuse queChrysothmis, s'offre d'elle-mme partager la fauteet la punition de sa sur.

    Si l'nergie de la volont peut atteindre ce degr detension, elle peut aussi faibhr et prouver comme unedfaillance passagre . Hracls pleure commeAntigone. La puissance de la volont, dit excellemment M. Croi-set, est telle chez tous ces personnages qu'ils n'ont pasbesoin de surveiller leur attitude pour maintenir leurdcision. Celle-ci veille dans ce profond sanctuaire del'me o rien du dehors ne peut entrer ; mais, sred'elle-mme et de sa fin, elle laisse la nature pleurer Taise et s'attendrir sans fausse honte, d'autant plusgrande en dfinitive qu'elle est plus humaine (3).

    IntelligenceLa volont fonctionne la lumire de l'intelligence laplus lucide. Ajax se donne lui-mme les meilleuresraisons du monde de ne pas survivre son dshonneur,ngligeant du reste, en bon avocat, les raisons de la

    partie adverse. Quand il a fix son but, le hros deSophocle excelle dans la combinaison des moyens. Ajaxfeint de cder et va mourir dans un coin sohtaire. Tousces personnages sont extrmement intelligents : ils rai-sonnent, ils argumentent, les fils comme les pres. Monpre, dit Hmon, de tous les biens que les dieux don-nent aux hommes, la raison est le plus prcieux. Pour

    (1) Electre, 221-222.(2) Electre, 616-618.(3) HisLoire de la littrature grecque, III, p. 261.

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    48 LES IDES MORALES DE SOPHOCLEmoi, je ne pourrais et Dieu ne plaise que je sache direque tu n'as pas bien parl ; toutefois un autre langageserait peut-tre sage aussi . Un homme, fut-il Sige, nedoit pas rougir de s'instruire... Si malgr mon ge, jesuis capable de donner un bon avis, je soutiens que rienn'est plus beau pour Thomme que de possder toutescience ; sinon, car il n'en va pas ainsi d'ordinaire, ilest beau d'couter de sages conseils (1). Les Grecs sont si intelligents qu'ils regardent la fautemorale, moins comme un pch de la volont quecomme une erreur de l'intelligence. La vertu, dirontSocrate et Platon, c'est la science du bien. Se tromperdit Trsias Cron, est chose commune tous leshommes ; mais l'homme qui s'est tromp n'est niinsens ni malheureux, s'il rpare sa faute, au lieu des'obstiner. L'enttement est sottise (2). La faute estune sottise, voil le mot.

    Les Grecs enfin sont si inteUigents qu'ils se jouent dela vrit. Ils cultivent la ruse et le mensonge. Auxtemps primitifs de la Grce, la ruse tait la fois unearme et une jouissance. Tous en usent dans toutes lessituations. Non seulement le faible trompe le fort, cequi peut paratre la rigueur excusable comme moyend'galiser la lutte ; mais le fort trompe le faible. Bienplus, on trompe sans ncessit et sans profit, pour lasatisfaction de tromper () : on ment pour l'amour del'art. La ruse a son type lgendaire, Ulysse ttoXuixtiti,et son protecteur divin attitr, Herms. Apollon lui-mme ordonne Oreste de venger son pre par laruse SoXotdi.Mais, au temps de Sophocle, la vrit reprend sesdroits ; elle s'impose au respect de l'homme. Le potea eu le mrite, dans la tragdie de Philoette, demettre aux prises la ruse et la vrit et d'assurer lavictoire la vrit. La vrit triomphe dans la per-sonne de Noptolme.

    (1) Antig., 683 sq.(2) Antig., 1024-1028.(3) J. Girard, Le sentiment religieux en Grce, in-12, p. 92-93.

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    LES IDES MORALES DE SOPHOCLE 49On peut distinguer trois phases de cette lutte minem-

    ment morale : la tentation, la chute, le relvementmoral de Noptolme. Ulysse. Fils d'Achille, il faut, dans l'affaire pour

    laquelle tu es venu, montrer du cur et non pas seule-ment de la force physique ; il faut encore, si je tiens unlangage autre que celui que tu as entendu jusqu' cejour, me prter ton ministre, puisque tu es ici pourme seconder.Nopt. Que m'ordonnes-tu donc ?Ulysse. Il faut par tes paroles abuser Philoctte...Il faut user d'adresse aocptavivat pour lui drober sesarmes invincibles. Je sais, mon fils, que tu n'es pas npour dire ni pour pratiquer de telles impostures ; maisle prix de la victoire est doux obtenir. Ose; nousnous montrerons justes une autre fois. Maintenantabandonne-toi moi et abjure toute pudeur pour unefaible portion du jour, et tu jouiras ensuite jamais durenom du plus religieux des mortels (1). Quelle habilet ; Ulj'sse cherche endormir les scru-pules du jeune homme. Une petite ruse d'un instant, labelle peccadille et, comme rcompense, une gloireimmortelle Mais, ce discours, la conscience de Noptolme servolte d'instinct. Fils de Larte, s'crie-t-il, ce que jesouffre d'entendre, j'ai horreur de l'excuter ; car nouane sommes pas ns pour agir par des moyens honteux,ni moi ni le hros qui m'a engendr. Je suis prt emmener Philoctte par la force mais non par la rusexai [x^ dXotfftv... Il me rpugne de mriter le nom detratre ; mais j'aime mieux, prince, chouer par desvoies honorables que de russir par le mensonge (2). Malheureusement, aprs ce beau mouvement d'indi-gnation, Noptolme discute. Quand on parlementeavec le tentateur, on est bien prt de succomber latentation. Ulysse fait miroiter devant les yeux du filsd'Achille les plus belles promesses de gloire, a Tu ren-

    (1) Philoct., 50-sq.(2) Philoct. , 86-95.XBS IDES MORALES DE SOPHOCLE 4

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    50 LES IDES MORALES DE SOPHOCLE-verseras froie, tu obtiendras la fois le renom d'un-homme habile et courageux. Noptolme se laissesduire : Allons, j'agirai, cartant tout sentiment dehonte. Et il agit en perfection. A l'instant ce novice est'pass matre dans l'art de mentir . Il ment avec uneardeur toute juvnile. Sa faute est d'autant plus gravequ'il trompe un malheureux. Aprs avoir racont Philoctte l'histoire la plus mensongre, il feint de vou-loir partir au plus vite, afin que Philoctte demande le suivre. Sur ces entrefaites, arrive un missaired'Ulysse. Noptolme comprend vite cette nouvelle ruseet la seconde avec une adresse incomparable. Dcid-ment ce jeune Grec a des aptitudes remarquables pourle mensonge. Ulysse peut tre fier de son lve.Cependant Philoctte, pleinement abus, donne celuiqu'il regarde comme son ami, toute sa confiance. Unecrise de son mal survenant, il lui confie son arc et sesflches et pousse la dlicatesse jusqu' ne vouloir pointle lier par un serment.

    Philoctte s'endort. Noptolme tient l'arc entre sesmains. Pourquoi ne retourne-t-il pas vers Ulysse ? Ilhsite ; quand Philoctte s'veille, il prononce desparoles embarrasses. C'est que, devant tantde confiance-et de bonne foi unie tant d'infortune, le remords estentr dans l'me du noble fils d'Achille. Et alors il avouesa faute. Reconnatre et confesser sa faute c'est lapremire tape dans la voie du bien.Noptolme n'a pas encore rendu l'arc : pour le gar-der il mvoque le devoir et l'intrt. Devant le dsespoirde Philoctte, le voil qui se trouble de nouveau,lorsque survient Ulysse. Ulysse impose sa volont ;Philoctte proteste ; Noptolme se tait, il subit encorel'ascendant d'Ulysse, et bientt il part vers le vaisseau,emportant l'arc et les flches. Il espre que Philocttesuivra, et, dans cet espoir, il laisse prs de lui ses mate-lots. Mais vain espoir : Philoctte dsespr se rfugiedans sa grotte.Au mme moment, on voit revenir Ulysse et Nopto-ilme. Le remords a fait son uvre : le coupable vient

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    .ES IDES MORALES DE SOPHOCLE 51rparer sa faute. Son adversaire a beau l'accabler dereproches et de menaces : fort du tmoignage de saconscience, Neoptolme soutient nergiquement la causede la vrit. Il brave mme celui qu'il a tant redoutC'est la scne capitale : nous assistons une lutte dra-matique, une sorte de duel entre la ruse et l'amourde la vrit. Neoptolme rend son arc Philoctte. C'estla seconde tape.

    Il reste une dernire ruse expier. Neoptolme pressePhiloctte de venir Troie, o l'attend la gloire, et quiplus est, la gurison. Philoctte lui rpond : Laisse-moisouffrir les maux qu'il faut que je souffre. Mais la pro-messe que tu m'as faite de me conduire dans ma patrie,songe la tenir, mon enfant (1). Eh quoi Tenir unepromesse faite par ruse, une promesse si peu sincre

    tient pas, la ruse aura sa victoire. Neoptolme n'hsiteplus: Marchons dit-il, si tu veux. Suis-moi doncaprs avoir bais cette terre. C'est la dernire tape.Cette fois la vrit triomphe sans rserve. C'est ungrand progrs moral que Sophocle enregistre et glorifieet, ce faisant, il a bien mrit de la vertu, de cette vertuintellectuelle qui se nomme le culte de la vrit.

    SensibilitDans une me bien organise, la volont doit ma-

    triser, discipliner, faire rentrer dans l'ordre les puis-sances instinctives qui, des profondeurs de l'tre,tendent parfois s'insurger et imposer l'hommeune dommation tyrannique et aveugle. Garde-toi, monfils, dit Cron, d'abdiquer ta raison pour satisfaire unepassion (2). L'homme doit en toute circonstance restermatre de lui.

    (1) Philoctte, 1337-1339.(2) Antig., 648.

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    52 LES IDES MORALES DE SOPHOCLEAdmirons, chez les hros de Sophocle, cette matrise

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    LES IDES MORALES DE SOPHOCLE 53confie Noptolme son arc et ses flches, lui recom-mandant de les dfendre, le conjurant de ne pointPabandonner (1). Il ne veut mme pas le lier par unserment ; et la fin de la pice, plutt que d'oublierl'injustice de ses malheurs, il prfre renoncer lagurison de ses maux.Les Grecs qui reprsentaient avec un puissant ra-lisme la douleur physiq