Deborah Puccio - Culture

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Deborah Puccio Rapport à la Mission du patrimoine ethnologique Institut d’Ethnologie Méditerranéenne et Comparative, Aix-en-Provence, 2002 Deborah Puccio L’esthétique des objets et ses mutations au travers des fêtes de « Maures et Chrétiens » Rapport à la Mission du patrimoine ethnologique, Institut d’Ethnologie Méditerranéenne et Comparative Aix-en-Provence, 2002

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Deborah Puccio

Rapport à la Mission du patrimoine ethnologiqueInstitut d’Ethnologie Méditerranéenne et Comparative, Aix-en-Provence, 2002

Deborah Puccio

L’esthétique des objets et ses mutations au travers des fêtes de « Maures et Chrétiens »

Rapport à la Mission du patrimoine ethnologique,

Institut d’Ethnologie Méditerranéenne et Comparative

Aix-en-Provence, 2002

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Table des matières

Introduction…………………………………………………………………..3

La beauté du Maure……………………………………………………… .7

La beauté de la Vierge………………………………………………………...28

La beauté de la reine………………………………………………………….50

L’idée de « beau » dans l’esthétique festive……………..…………… ……...73

Bibliographie……………………………………………………………….…84

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Introduction

En Espagne, les fêtes de Moros y Cristianos, surtout célébrées en Aragon, en

Andalousie et dans le pays valencien, mettent en scène différentes épisodes de la lutte

entre les Maures et les Chrétiens. Ces réjouissances, plus particulièrement celles du pays

valencien, ont déjà été étudiées par l’équipe de chercheurs animée par Jean-Pierre Albert

et Marlène Albert-Llorca (groupe dont je fis partie entre 1993 et 1998) mais selon des

perspectives différentes de celles que je voudrais aborder ici. Dans la présente recherche,

j’ai élargi mes terrains aux festivités aragonaises et andalouses afin de révéler les

correspondances de sens, sûrement très nombreuses, entre des célébrations qui souffrent

d’avoir toujours été étudiées séparément. Il s’agit, en l’occurrence, de saisir le changement

de statut des objets lorsqu’ils passent du contexte de la fête à d’autres contextes, comme le

temps quotidien ou l’espace muséographique. Les terrains les plus pertinents pour affiner

cette problématique sont, après les réjouissances de Biar, ville du pays valencien, qui

suivent le modèle festif de la ville de Alcoy, d’un côté, le théâtre "populaire" de la Morisma,

spectacle qui, à l’Aínsa, ville aragonaise, mobilise des milliers de touristes, mais qui est

aussi au centre d’un cycle rituel local, de l’autre, le cycle rituel articulé autour d’un

pèlerinage et d’une représentation sacrée dans la ville andalouse de Zújar, en province de

Grenade. La succession des chapitres ne suit pas l’ordre chronologique des terrains

effectués en Espagne, mais la logique de la construction de mon questionnement. Ainsi,

pour ne prendre que l’un des fils suivis lors de ce cheminement, je suis partie des rôles

féminins de la Morisma, pour, ensuite, analyser la figure de la Virgen de la Cabeza de Zújar

comme un personnage théâtral, et, pour finir, j’ai considéré la « reine des fêtes » de Biar

comme l’incarnation de la Vierge…

Trois moments ont retenu mon attention : les conditions de production des objets

festifs, leur usage durant les réjouissances et leur destination à l’issue des festivités.

Différents types d’objets ont été examinés : les costumes, accessoires et bijoux que

les acteurs du rite portent durant ces célébrations, les objets fabriqués avec une référence

explicite à la fête (bonbonnières, souvenirs, etc.), les cadeaux échangés et les photos

souvenir souvent réalisées durant le temps festif.

La première étape de ma recherche a consisté à cerner les objets choisis dés

l’instant de leur production. S’agissant des costumes festifs, je suis allée voir comment ils

étaient confectionnés, suivant quels modèles étaient-ils fabriqués, s’accordant à quel idéal

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esthétique. Je me suis aussi demandée ce qui faisait leur beauté et si les mêmes valeurs

esthétiques étaient attachées aux travestissements en Maure ou en Chrétien. Les lieux de

fabrication des vêtements de fête ont été, de ce point de vue, des lieux d’enquête

privilégiés. A un autre degré, je me suis aussi demandée si leur différence formelle

dépendait du statut social des personnes qui les avaient commandités, du statut festif des

personnages qui allaient les revêtir (le « roi », la « reine »), ou bien des deux. Qu’est-ce qui

détermine leur hiérarchisation et d’où vient cette "beauté" qu’on leur attribue ? Valeur

esthétique et valeur économique correspondent-elles dans ces conditions ou, au contraire,

divergent-elles ? Qu’est-ce qui est le plus prisé dans un costume : les tissus précieux, les

bijoux clinquants, l’apparence ou le fait d’utiliser des vêtements anciens, ternis par le

temps mais qui ont acquis une valeur pour ainsi dire "symbolique" qu’il s’agira de définir ?

L’éclat du nouveau ou l’importance accordée à tout ce qui paraît avoir déjà une certaine

"histoire" ? Le renouvellement des formes ou le respect de la tradition ? Or, il semble bien

que ces deux logiques soient reparties entre les Maures et les Chrétiens, appropriées par

certains personnages festifs et caractéristiques de moments de la fête bien déterminés.

Dans la même perspective, je suis allée faire des enquêtes dans les petites usines et

auprès des artisans locaux qui produisent bonbonnières et autres objets souvenir (tels que

bibelots, cendriers, assiettes décorées, etc.), de manière à comprendre à quelles exigences

ils répondaient, quels caractères ils devaient présenter et quels critères esthétiques les

informaient. Il m’a fallu, aussi, questionner profondément les catégories esthétiques et

conceptuelles dont je disposais pour évaluer ces objets : d’apparence très "kitsch",

l’étaient-ils aussi dans l’esprit de leurs commanditaires indigènes ?

La deuxième étape de mon enquête m’a menée au cœur de la fête, considérée dans

ses effets de théâtralisation. En "coulisses" (dans les maisons particulières ou dans des

espaces prévus et aménagés à cet effet), je suis allée assister à l’habillage des personnages

festifs, moment magique de l’émergence du « beau ». De même, j’ai observé les détails de

la parade des Maures et des Chrétiens richement vêtus, et j’ai analysé minutieusement

l’esthétique du défilé, spectacle de la mise en scène de la ville, c’est-à-dire selon une

logique de valorisation à l’échelle régionale, ou bien de ses habitants selon une logique

d’ascension sociale. Je me suis demandée si, comme le prétendent les autochtones, il y a

des styles locaux en ce qui concerne les costumes et ce qui les caractérise. Existe-il un

modèle esthétique attitré ou bien les indigènes suivent-ils et valorisent-ils plutôt des

critères de beauté locaux ? La démarche comparative m’a aidée à éclairer ces questions. Je

me suis interrogée, aussi, sur le sens de la valorisation esthétique de certains costumes,

comme ceux des abanderadas dans la fête de Biar et de Zújar, et sur les enjeux de la

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transgression des normes esthétiques dans certaines villes comme Muro de Alcoy. Mais

encore, j’ai pris soin de recueillir les commentaires des acteurs eux-mêmes avant et après

le spectacle. J’ai donc appris que les costumes les plus « beaux » étaient aussi les plus

« lourds à porter » et qu’ils présentaient une série de contraintes dont l’analyse à précisé la

signification. J’ai également discuté avec les spectateurs autochtones, ceux qui venaient

des villes voisines, les touristes et les gens de passage, afin de comprendre les motifs de

leurs appréciations. Puis, au stade de l’analyse des matériaux recueillis, j’ai cherché les

concordances et les discordances des différents points de vue.

Les réseaux sociaux qui se tissent pendant le temps festif ont été cernés en suivant

les échanges cérémoniels d’objets, à partir des cadeaux offerts aux individus qui occupent

des rôles de poids(« capitan », « porte-drapeau »), ou bien à partir des bonbonnières

distribuées lors de certaines cérémonies (tels que des « pots d’honneur » offerts par la

famille de la « reine de la fête » de Biar). Les jugements esthétiques portés sur ces objets

ont retenu mon attention, sans jamais perdre de vue le cadre dans lequel ils étaient

énoncés.

Les photos réalisées pendant le temps festif me paraissaient également constituer

des objets d’étude pertinents dans la mesure où elles se rapprochaient de la composition

de véritables tableaux avec construction de décors. Il s’agissait de comprendre quel type

d’esthétique était en jeu dans ces « créations » où l’on pouvait voir, par exemple, la reine

de la fête assise à côté d’une cheminée bien propre à laquelle étaient pendues de luisantes

casseroles et des cafetières anciennes... A cette fin, j’ai rencontré les opérateurs,

professionnels ou non, de la production et reproduction de ces images afin de saisir les

principes qui les motivaient. Toutefois, j’ai aussi d’observé, au sein même de la fête, des

pratiques photographiques alternatives prônant, au contraire, le spontané, l’authentique, le

naturel.

La dernière phase de mon étude s’est attachée à suivre la destination de toutes ces

catégories d’objets, une fois la fête achevée. Leur beauté était-elle durable ou éphémère ?

Les jugements esthétiques valorisants se prolongeaient-ils dans le quotidien ou bien

étaient-ils alors modulés différemment ? Les pratiques elles-mêmes recelaient, de ce point

de vue, des éléments qui m’ont aidée à répondre à ces questions : tout un éventail de

comportements différenciés dissimulait, en effet, des logiques spécifiques que l’analyse

s’est s’efforcée de faire apparaître. Quels critères, esthétiques ou non, distinguaient les

costumes fanés rendus aux magasins de location, presque comme si on voulait s’en

débarrasser, des vêtements que l’on gardait soigneusement et auxquels on prodiguait tous

les soins nécessaires ? Sous quels prétextes un objet rituel se transformait-t-il en

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souvenir ou devenait, même, héritage ? Dans quelles autres circonstances ces habits de

fêtes pouvaient-ils de nouveau être utilisés et quelles modifications subissaient-ils alors ?

J’ai ainsi découvert que les costumes traditionnels étaient portés à l’occasion du bal

folklorique d’autres fêtes locales à caractère religieux. Plus largement, des échanges même

se vérifient entre le contexte festif, l’univers du mariage et le monde du carnaval. Si

certains éléments du costume des Maures ou des Chrétiens apparaissent dans d’autres

contextes rituels, quelques accessoires accèdent au quotidien. Comment justifie-on leur

présence et quelle appréciation esthétique est alors émise à leur sujet ? Ces circulations de

pièces vestimentaires, ainsi que les modalités de ces passages, m’ont conduite au cœur de

ma problématique. Cette fonction mouvante a été elle-même analysée, toujours sur le plan

de la signification esthétique. Parallèlement, le discours local sur le caractère non-

carnavalesque des fêtes de Maures et Chrétiens a été éclairé à la lumière d’une réflexion

sur l’esthétique du carnaval.

Du côté des objets souvenir, j’ai pu remarquer que les bonbonnières et autres

bibelots ayant servi à des échanges ritualisés lors de certaines cérémonies devenaient, à

leur tour, des objets décoratifs dans les maisons des acteurs des réjouissances. Les photos

de fête sont également exposées dans chaque maison. Encadrées, mises en vue, placées

dans des sortes d’autels familiaux ou replacées dans des décors dont l’analyse a révélé la

signification, ces photos souvenir m’ont amenée à réfléchir, non seulement aux tentatives

d’éterniser un vécu festif qui est, par définition, éphémère, mais aussi à la nature et à la

fonction de ces images. Composées à la manière de véritables tableaux, dûment agrandies

et encadrées, ces photos portraits géants campent à côté de portraits exécutés par des

peintres locaux qui représentent, sur un fond de ciel serein, des reines au visage parfait,

même quand il ne l’est pas. Les pratiques de conservation me paraissaient, elles aussi,

significatives. Intercalées avec les autres photos ou rangées dans des albums qui rivalisent

en beauté avec ceux des noces, ces images brouillent sans cesse la frontière entre l’univers

de la fête, monde fictif, et celui du mariage et des autres rites biographiques, qui renvoient

plus directement au réel. Ce qui est en jeu, on le voit, est le statut même de l’image

photographique ou picturale, entre fiction et réalité.

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La beauté du Maure

« Les Maures, on les tue à chaque fois et, à chaque fois, ils reviennent, plus nombreux qu’avant ! »

commente un habitant de Aínsa à la fin d’une nouvelle représentation de la Morisma. Tous

les deux ans, le 14 septembre, jour de la Croix dans le calendrier religieux, cette ville

aragonaise « commémore » la victoire des Chrétiens sur les Maures grâce à l’apparition

miraculeuse d’une croix sur un chêne. Entourée d’un halo de légende, cette bataille gagnée

sur le mont Arbe par le roi Garci-Gimeno, qui marque, en 724, le début de la Reconquista

en Aragon, joue un rôle fondateur, non seulement pour le royaume du Sobrarbe, comme

son nom l’indique, mais aussi pour la communauté ainsetana. Alors que le mythe d’origine

mis en scène par cette représentation théâtrale fait des habitants d’Aínsa les descendants

de ces premiers Chrétiens qui chassèrent les Maures de la région, les autres villages de la

comarca1 appellent les Ainsetanos : Moriscos, terme qui, comme nous le savons, désigne les

Maures convertis. Cette anomalie, éclairée à la lumière d’un théâtre qui révèle les jeux

d’échanges, les lieux de transition et les revirements possibles entre l’univers maure et

l’univers chrétien, m’amènera à questionner la vision manichéiste des fêtes de « Moros y

Cristianos », trop souvent interprétées comme représentant une lutte entre le Bien et le

Mal. Je considérerai ce théâtre comme un « objet » à part entière dont j’analyserai les

variations esthétiques à partir de ses « origines » jusqu’à nos jours. J’essayerai également de

comprendre à quoi correspondent les caractères esthétiques, tour à tour, prêtés au maure

ou au chrétien dans le temps de la vie, individuelle ou collective. Ce temps linéaire croise

le temps cyclique de la fête où la représentation théâtrale s’inscrit. Aussi, il sera intéressant

d’examiner les mutations des jugements de valeurs quand on passe de l’époque festive au

quotidien. Ce qui est « beau » pendant les réjouissances le restait-il lorsque celles-ci

s’achèvent, lorsque les feux de la rampe s’éteignent ? Pour l’instant, remontons à la

naissance de cette pièce pour voir quand et comment a-t-elle vu le jour…

1 Unité administrative espagnole correspondant, à peu près, à notre région.

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Au temps des origines...

Les documents les plus anciens concernant : « la fiesta que se hace à la Cruz en el sitio

correspondiente a donde apareció tan saludable señal sobre la encina2... » « La fête qui se fait à la

Cruz, à l’endroit correspondant à celui où est apparue le croix, ce signe de salut, sur le

chêne… » remontent au XVIIe siècle. La première mention de : « Una especie de farsa o

morisma [...] fiesta o mojiganga, que acarrea siempre grandíssima concurrencia3… » « Une sorte de

farce ou morisma […] fête ou mojiganga qui attire toujours beaucoup de gens… » date du

début du XIXe siècle. La mojiganga était une forme de théâtre populaire qui, sous une

forme réglée par la coutume et socialement contrôlée, permettait de manifester les luttes

intestines, les divergences d’opinion, les faits divers qui écartelaient la collectivité : « La

ligne conductrice, c’était la lutte entre Maures et Chrétiens, mais c’était juste un prétexte pour que les gens

disent ce qu’ils avaient à dire : chacun racontait son histoire. » Des parties burlesques, variables

d’une représentation à l’autre, les dichos, offraient des espaces d’improvisation aux acteurs

locaux qui inscrivaient leurs histoires singulières au sein de ce théâtre du passé, en

l’inscrivant dans le présent. Certains de ces rôles étaient tenus par les représentants, vrais

ou fictifs, des villages de la comarca, qui venaient sur la place de Aínsa proposer leur aide

au roi Garci-Gimeno. Signe d’élection divine, cette croix annonçant la victoire des

Chrétiens sur les Maures - que l’on retrouve, surplombant l’arbre mythique, sur le blason

du Sobrarbe - signalait la suprématie de la capitale sur les villages voisins. Le combat

historique entre les Maures et les Chrétiens était donc l’occasion pour mettre en scène les

conflits internes et externes de la communauté ainsetana.

Jusqu’au début du XXe siècle : « personne n’avait rien noté ». En 1930, Luis Mur, un

professeur de lycée, transcrit tous ces rôles « transmis de père en fils » et rassemble en une

pièce unique tous les morceaux d’une tradition dispersée au sein des différentes familles

« pour la laisser écrite » et la soustraire ainsi aux aléas de l’oralité. Tissant dans un seul texte

les relations entre les différentes maisonnées du Sobrarbe, cette mise en écriture resserre

les liens de la communauté ; ce théâtre de la guerre soude une collectivité fragmentée par

les antagonismes locaux.

Frappée, au même titre que le carnaval, d’interdiction par le régime franquiste, la Morisma

est « récupérée », en 1970, grâce à deux enseignants du lycée de Aínsa, Angel Conte et María

Pilar Garzón. Les deux « maîtres » « retrouvent » le texte au cœur de l’ancienne cité : « en haut,

2 BENITEZ MARCO, 1988, 20.3 BENITEZ MARCO, 1988, 21.

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sur la Plaza Mayor, dans une maison qui l’avait gardé » comme un trésor, durant la guerre

civile. Cette même place devient le théâtre de la représentation, mise en scène pour la

première fois, dans sa nouvelle édition, en 1972. Le vieux château est transformé en

coulisses : « On ne s’habillait pas chacun chez soi. Nous allions tous au château. Nous nous habillions,

nous nous maquillions là-bas et nous sortions du château pour commencer... » Quel meilleur endroit

que ce vestige d’une civilisation ancienne pour devenir Maures et Chrétiens ? C’est aux

« jeunes » de ranimer ce passé : « Nous étions tous très jeunes : le Roi Chrétien, le Roi Maure, la

Reine Maure... nous étions des étudiants de dix-sept ans… » Mais il faut que les « vieux » soient là

pour assurer la continuité et garantir l’authenticité de l’œuvre : « Il y avait deux ou trois

acteurs qui étaient intervenus dans la Morisma primitive, en 1920, 1930. Ils sont sortis avec le même

rôle qu’ils avaient interprété avant. Et ils s’en rappelaient encore ! Ils le connaissaient par cœur !

C’étaient des vieux. Ils avaient plus que quatre-vingt ans. Ils nous racontaient comment on faisait la

Morisma jusqu'à ce que ce soit perdu. » Faire la Morisma, c’est reprendre un fil cassé, renouer

avec les "origines" - aussi bien celles de la pièce représentée que celles, mythiques, de la

société de Aínsa –, c’est remettre en mouvement le cycle des générations après

l’interruption de la période franquiste. Refaire la Morisma tous les deux ans, c’est essayer

de reproduire, à chaque nouvelle représentation, le miracle de cette création collective.

« Nous avons tout fait nous-mêmes. Tout fait maison ! On l’a fait d’une manière très simple. Avec très

peu d’argent, nous avons acheté des tissus très bon marché et nous avons coupé les vêtements. Quelques

couturières d’ici nous ont aidés. Et tout naturellement, j’ai pris le rôle de Reine Chrétienne. Ma couronne,

on l’avait faite avec une grosse boite d’olives, avec une grosse boite d’olives ! Je m’en rappelle parfaitement.

On n’avait pas beaucoup de moyens. Et, bien sûr, les équipements du son étaient très simples. Et donc,

cette première année, nous avons fait la Morisma, nous avons appris les rôles, nous avons beaucoup

répété, nous avons fait le mieux que nous avons pu... mais on n’a rien entendu ! Le son manquait ! » La

première Morisma est pauvre, dépouillée de tout ornement, « spontanée ». Les acteurs jouent

presque pour eux-mêmes, sans se soucier vraiment du public. Ce qui compte, ce n’est pas

le spectacle qu’ils donnent à voir, mais le fait de l’avoir préparé « tous ensemble », en

réparant les failles laissées par la guerre. Mais les blessures sont encore béantes. Lorsque,

dans les années quatre-vingt, l’administration locale s’engage à droite, les organisateurs de

la Morisma tombent dans le discrédit. Communiste, homosexuel, anticonformiste, le

metteur en scène est expulsé de la ville comme ces Maures d'antan. Ce théâtre « populaire »

entre alors dans une phase d’institutionnalisation. Une association, la Fundación Pública la

Morisma, créée en 1980, coordonne désormais toutes les activités liées à la

représentation qui, tout en gardant son caractère « authentique », se transforme, lentement

mais inexorablement, en « attraction pour les touristes ». En 1991, les Ainsetanos font appel à

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un metteur en scène venu de l’extérieur pour diriger la pièce. Ancien acteur, Jose María

Lacoma Larruga tente de transformer ce jeu traditionnel en théâtre professionnel : il

impose des répétitions, distribue les rôles, conseille les « acteurs », voire leur donne des

consignes. Les résistances sont fortes : « Nous n’avons pas besoins de répétitions ! Personne d’entre

nous n’est acteur professionnel. Mais nous sommes tous de Aínsa. C’est pourquoi nous savons faire la

Morisma mieux que n’importe qui ! » Le scénario est toujours le même : le directeur menace

de partir, on le rappelle, on essaye de trouver un compromis et on finit par se réconcilier.

Grâce à Dieu « la Morisma se fait » ; ce théâtre où, aujourd’hui comme hier, les Ainsetanos

jouent et élaborent leurs conflits.

Le texte

La question se pose de savoir si et comment une pièce représentant la lutte entre deux

camps ennemis peut parvenir à réconcilier les Ainsetanos. Commençons par résumer le

déroulement de l’action. L’œuvre débute avec l’entrée en scène du Pasteur. Ce berger

introduit l’argument de la Morisma en annonçant que les troupes chrétiennes guidées par

Garci-Gimeno sont arrivées dans le Sobrarbe avec l’intention de combattre l’armée des

Maures installés dans la région. Le Roi Chrétien et le Roi Maure entament des

négociations à travers leurs ambassadeurs respectifs, mais puisque aucun d’entre eux n’est

prêt à se rendre et à embrasser la foi de l’autre, ils décident de se battre en duel. Avant que

ce corps à corps ne commence, les soldats chrétiens viennent offrir ce qu’ils possèdent à

leur souverain : armes, victuailles et surtout du bon vin pour restaurer l’armée du Christ et

faire fuir les musulmans qui, de leur côté, promettent à leur chef de tuer leurs adversaires

« como tocinos », « comme des cochons. » Ce sont, là, les dichos cristianos et les dichos moros.

Après cette partie burlesque de l’œuvre, la bataille s’engage. Elle est gagnée par les

Chrétiens non pas grâce à la supériorité de leurs forces mais suite à l’apparition de la

Croix, véritable Deus ex-machina. Voyant son époux tomber sous les coups de Garci-

Gimeno, la Reine Maure prend la parole afin d’exprimer le désir de recevoir le baptême.

Elle conjure, alors, les Maures qui n’ont pas péri dans le combat de se convertir, mais c’est

sans effet. Il faudra que le Moro gracioso intervienne pour convaincre ses coreligionnaires à

adopter la religion… du vin et du cochon La représentation s’achève avec le monologue

de la Reine Chrétienne louant les beautés de Aínsa.

Bien que le thème affiché de la Morisma soit l’affrontement entre les Maures et les

Chrétiens, le fil rouge qui la traverse en reliant tous ses rôles est celui de la conversion.

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Explicite pour la Reine Maure, personnage clef de la représentation, qui, en se

convertissant au christianisme, assume et résout en elle la dualité fondamentale de ce

théâtre maure et chrétien, la conversion est évoquée plus ou moins implicitement dans

tous les échanges que les deux armées entretiennent.

La scène initiale présente les Maures comme étant installés sur le territoire de Aínsa. Ils

sont en quelque sorte les autochtones, alors que les Chrétiens, eux, ce sont les étrangers :

« Les Maures sont ceux qui étaient dans le village avant. Les Chrétiens viennent de la campagne. C’est

comme ça. On représente que les Maures étaient ceux qui vivaient ici. Ils avaient pris Aínsa et Aínsa

était maure. Et donc, le roi Garci-Gimeno vient en campagne de guerre et il est accompagné par des

guerriers, par sa suite, par la reine, les pages et tout ça. Mais ça représente qu’ils viennent de l’extérieur de

Aínsa pour prendre Aínsa qui était maure. Donc, il est évident que les Chrétiens, qui viennent de la

campagne, ont un trône plus pauvre, alors que les Maures, qui étaient à l’Aínsa, ils s’habillent plus...

bien sûr... ils étaient là ! C’est comme ça que raconte l’histoire. Mais ce n’est pas non plus très, très

sûr... » Malgré ce partage - d’un côté, les "riches", de l’autre, les "pauvres" - au début du

spectacle, il n’est pas aisé de faire la différence entre les défenseurs du christianisme et les

Infidèles. Lorsque le Pasteur annonce au public que le roi Garci-Gimeno vient de

reconquérir Jaca et qu’il est sur le chemin pour Aínsa, il touche l’un des acteurs et il se

demande si ce n’est pas un Maure :

¿Acaso éste lo sería ?Bien lo parece en el peloy el color aceitunado...

Par hasard celui-ci le serait-il?Il le semble bien dans ses cheveuxEt dans son teint olivâtre...

La premier face à face entre les deux camps ennemis oppose deux garçons - la Chusma

mora, la Chiourme maure et la Chusma cristiana, la Chiourme chrétienne - qui entreprennent

un duel verbal, mais finissent par se réconcilier :

¡Dejémonos, pues, de vocesy entremos en amistad!

Arrêtons, donc, de crierEt devenons amis!

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La Morisma toute entière est placée sous le signe de la conversion par le Roi Chrétien qui,

à plusieurs reprises, déclare cette dernière comme le but ultime de la guerre livrée aux

Maures sacrilèges :

En esta atención Señoros suplico por el reinoy que nuestros enemigoslleguen a ser vuestros siervosconvirtiéndose a la fedejando su secta y yerrosy vivan como cristianosy no profanen sus templos.

Dans cette intention,Je vous supplie pour le royaume Afin que vos ennemisParviennent à devenir vos serviteurs En se convertissant à la foiEn abandonnant leur secte et leurs erreursEt afin qu’ils vivent comme de bons chrétiensEt qu’ils ne profanent pas leurs temples.

Faisant écho aux mots de son souverain, l’ambassadeur chrétien dit au Roi Maure :

Tambien os hago saberde parte del rey GimenoQue si os queréis convertiros abrazará contento.

Aussi, je vous fait savoir, De la part du roi GimenoQue si vous voulez vous convertirIl sera très heureux de vous accueillir.

Mais si, dans le discours chrétien, c’est le Maure qui est à convertir, lorsque l’on change de

camp, une autre vérité se révèle. Les Chrétiens eux aussi ont commis bien des erreurs et

les Maures, à la fois incarnation de la faute et du remède, ne sont que l'instrument de leur

rédemption. Le roi Abderramán déclare :

Pues, no ignoro que las culpas que cometió este reinolo pusieron en mis manoshasta que purgue su yerro.

Enfin, je n’ignore pas que les erreurs Que ce royaume a commises

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L’ont poussé entre mes mainsJusqu’à ce qu’il expie ses fautes.

Son ambassadeur prend le relais. Il apostrophe le clergé blasphème. Son langage est celui

des Chrétiens lorsqu’ils injurient le Maure profanateur :

¿En donde está vuestra ley ?¿Qué noción teneis de Cristo ?

Où est-elle votre loi?Quelle notion avez-vous du Christ?

A la lecture de ces vers, une idée prend corps : le Maure de la Morisma est, peut-

être, une partie du Chrétien à convertir4.

En effet, malgré le fait qu’on les oppose comme le Bien et le Mal, Maures et Chrétiens

semblent faire partie du même monde. Dans les dichos, les arguments "terre à terre" du

peuple contrastent avec les idéaux pour lesquels les puissants se battent. Maures et

Chrétiens parlent le même langage carnavalesque du pain, du vin... et même du cochon.

De même, Abderramán et Garci-Gimeno, s’ils ont un caractère opposé et des positions

différentes, utilisent la même langue, échangent au moins des mots, montrant ainsi qu’ils

ne sont pas totalement étrangers l’un à l’autre5.

Le refus plusieurs fois réitéré du Roi Maure de se convertir ne laisse au Roi Chrétien

d’autre choix que celui de combattre. L’issue de la bataille est remise entre les mains de

Dieu. Les Chrétiens s’agenouillent et commencent à réciter un chant religieux en latin,

véritable rite dans le théâtre qui produit l’apparition prodigieuse de la Croix sur le chêne.

4 Cette hypothèse tient compte des acquis théoriques constitués par les travaux de Cl. FABRE-VASSAS (1994)

sur la construction chrétienne de l’image du Juif qui est, à la fois, l’altérité majeure par rapport à l’identité

chrétienne et cette « part irréductible de soi » que tout Chrétien joue et rejoue à différents moments de sa

vie pour devenir tel. Le parallélisme établi entre le Maure et le Juif se justifie aussi par le fait que, dans la

pièce, Maures et Juifs sont mis sur le même plan : « Ya sabéis que los judíos / cuando quisieron prenderlo / en el

huerto, con su voz / todos cayeron al suelo./ Esto mismo espero hoy / hacer con el sarraceno. », « Vous savez que les

juifs / lorsqu’ils voulurent l’attraper / dans le verger, avec sa voix / Ils tombèrent tous. / Cela même

j’espère faire / aujourd’hui avec le sarrazin. », déclare le Roi Chrétien. Ce rapprochement assimile

l’islamisme à une religion "vieille". De même que les Juifs sont « vieux » par rapport aux Chrétiens, leur

religion ayant précédé l’avènement du christianisme (FABRE-VASSAS, 1994, 183-215), le royaume maure

précède, dans la Morisma, l’instauration ou la restauration cyclique de l’ordre chrétien - n’oublions pas que,

comme les Juifs en Palestine, les Maures de Aínsa « étaient là ».5 Sur la figure de « l’étranger » dans la guerre, je vous renvoie aux analyses de D. CASAJUS sur la poésie

touareg : 1998, 162.

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« Signe du Ciel » cette Croix est là pour convertir. Garci-Gimeno le rappelle, après avoir

ordonné au clergé des « sacrifices non sanglants »:

A fin de que el mahometanoSe convierta luego, luego.

Afin que le musulmanTout de suite après, se convertisse.

Le Roi Maure refuse obstinément d’abjurer et il ne reste plus au Roi Chrétien qu’à

l’affronter en duel :

De traerlo en mi poderConvertido o muerto.

De le soumettre à mon pouvoir,Soit converti soit mort.

Mortellement blessé, Abderramán tombe. La bataille s’engage entre les guerriers

maures et chrétiens qui s’élancent les uns contre les autres exhortés par le public : « ¡A las

armas ! ¡A las armas ! » Tous les Infidèles succombent. Leurs corps recouvrent le sol de la

place de Aínsa. C’est alors que le personnage de la Mort, accompagné par deux autres

figures du théâtre médiéval, le Diable et le Péché, apparaît sur la scène pour emporter les

cadavres.

L’acte qui suit la mort des Maures est la conversion de la Reine Maure. Par trois fois, elle

incite les survivants à se convertir. Par trois fois, ils refusent :

Nani, todo meno eso ;No queremos otra secta, Sigamos, pues, a Mahoma,Aunque la reina se pierda.

Non, rien moins que ça;Nous ne voulons pas une autre secte,Suivons, donc, Mahomet,Même si l’on perd la reine.

Seul le Soldado gracioso réussira à vaincre la réticence des musulmans, en décrivant les

bienfaits du christianisme : manger du porc, boire du vin, devenir les convives des

Chrétiens de la comarca dont il passe en revue les villages et les spécialités gastronomiques.

Ce Maure « converti », ce morisco a déjà été invité à l’un de ces festins et il y convie tous les

autres :

Page 15: Deborah Puccio - Culture

Mañana les convidamosque estaremos de bautizoPrevengan buenas rosquillas las padrinas y los padrinos.

Demain, nous vous invitonsNous serons de baptême Qu’ils préparent de bons beignetsPour les marraines et pour les parrains.

Or, ces rosquillas on les retrouvera, le jour suivant la représentation, sur les tables

des Ainsetanos. Tous les habitants de Aínsa participent au bautizo de los Moros, le baptême

des Maures, le banquet qui achève les festivités locales. Est-ce pour cela qu’on les appelle,

eux aussi, Moriscos ?

Le rite parachève le théâtre, en accomplissant, "véritablement" et pour tous, cette

conversion qu’une seule femme – pour des raisons qui s’éclaireront par la suite – avait pu

mener à terme dans la pièce. Pour saisir la signification globale de la Morisma, il faut donc

considérer la totalité de ses actes, rituels et théâtraux. Quittons la scène et abordons le

cycle rituel qui entoure ce "théâtre de la conversion" afin de vérifier s’il prolonge le même

réseau signifiant.

Entre rite et théâtre.

Des séquences rituelles précédaient et suivaient la Morisma d’autrefois. Certaines d’entre

elles ont perduré, d’autres ont été « récupérées » ces dernières années, d’autres encore ont

disparu et elles ne restent vivantes que dans la mémoire des indigènes. Toutes forment un

ensemble cohérent. Les "acteurs" sont les mêmes, la scène est toujours celle de Aínsa et

de ses alentours. Mais qu’advient-il lorsque, du théâtre, l’on passe au rite ?

Déjà dans le passé, les préparatifs du spectacle occasionnaient des jeux rituels : « Moi,

maintenant, je ne le fais plus parce que je suis marié. C’est quelque chose pour les célibataires. Moi, je

suis passé "de l’autre côté"... mais tous les jeunes gens du village allaient chercher la carrasca, le chêne,

dans les villages voisins et on la traînait jusqu’ici, la nuit, avec des animaux, avec des ânes et avec des

chariots. Et il ne fallait pas qu’on nous voit, parce que, si on nous avait vu chercher un arbre dans un

autre village... » Avant d’être transporté sur la place de Aínsa pour composer le décor de

l’affrontement théâtral entre les Maures et les Chrétiens, ce chêne formait la toile de fond

Page 16: Deborah Puccio - Culture

des batailles rituelles qui se déroulaient entre les Aínsetanos et les jeunes gens des villages

voisins venus défendre leur territoire.

Aujourd’hui encore, la Jeunesse joue un rôle central aussi bien dans la représentation que

dans les actes qui lui sont, plus ou moins explicitement, reliés : « La veille du premier jour de

fête, on fait la Cena de la Joventú, le Dîner de la Jeunesse. C’est seulement la Jeunesse qui fait ça.

On la fait dans l’esplanade à l’extérieur du château, et puisqu’il n’y a que la jeunesse, on en profite pour

faire un peu plus "l’animal". Les jeunes gens en profitent pour faire quelque chose en plus de ce qu’on

fait pendant l’année. On laisse de côté le sérieux et on fait un peu n’importe quoi. » Ce repas inaugural

ouvre la période festive qui s’achèvera quatre jours après et dont la Morisma n’est que l’un

des moments. En franchissant le seuil du convenable, en explorant les marges de l’espace

habité et en expérimentant les frontières de leur propre personne, lorsqu’ils se livrent à

un "ensauvagement" rituel, les jeunes deviennent "autres". Assimilés à des bêtes, ils ne

sont plus des Chrétiens6. Sont-ils donc devenus des Maures ?

Aussi, avant la guerre civile, les Maures et les Chrétiens dépassaient les limites étroites du

théâtre, pour investir d’autres lieux, d’autres temps : « On s’habillait en Maure ou en Chrétien

et on se déplaçait. On était tous des acteurs. Autrefois, on ne jouait pas toute la pièce dans un seul

endroit. La messe de la Morisma se faisait à la Cruz Cubierta7 et mon grand-père m’a raconté qu’elle

faisait partie de la représentation. Lorsque le curé officiait, les Maures rigolaient... » Profanateurs de

messes, ces « Maures » qui troublaient le culte chrétien tenaient le même rôle qu'ils jouaient

dans la pièce. De nos jours encore, lorsqu'ils vont assister à l'office dans le lieu de la

bataille mythique : « Les jeunes, qui se sont couchés à sept, huit heures du matin, tombent… », tels

les Maures de la représentation. Etre Maure, pour les jeunes gens de Aínsa, c'est découvrir

son altérité par une consommation, aussi excessive que ritualisée, d'alcool. Du rite au

théâtre, du passé au présent, jouer le Maure, avec ou sans costume, c'est mettre à nu

l'autre partie de soi-même, l'autre soi-même.

« A la fin de la messe, tous les gens étaient invités à Chocolate con torta, Chocolat et gâteau. » Cette

boisson exotique, "maure" par sa couleur et par son origine8, introduit le temps de la

6 Dans l’avant propos du livre de Carlo Levi Le Christ s’est arrêté à Eboli, l’auteur explique que, traités au

rang de « bêtes », les paysans de Gagliano ne sont plus des « Chrétiens ». Le « paganisme » paysan est un

thème qui traverse ce roman autobiographique. 7 Un monument commémoratif a été édifié sur la colline où la croix miraculeuse est censée être apparue.

Un chêne sculpté en pierre, surplombé par une croix en fer, est couvert par un toit soutenu par des

colonnes, d'où le nom de Cruz Cubierta, Croix Couverte.8 L’origine latino-américaine du cacao fait du chocolat une boisson non-chrétienne. C’est avec la conquête

du Mexique (1519-1521) que les Européens firent connaissance de cette plante (PEETERS, 1989, 98). La

découverte des Amériques ayant eu lieu à la fin de la Reconquête d’Espagne, les Espagnoles purent y

poursuivre leur lutte contre les Infidèles, identifiés cette fois aux Indiens. Voir, à ce propos, le texte de B.

Page 17: Deborah Puccio - Culture

Morisma. Elle sera relayée par le vin brûlé qui accompagne les rosquillas offertes dans ce

bautizo de los Moros auquel tous les Ainsetanos sont conviés. Cette cérémonie, on s'en

souvient, était évoquée à la conclusion de la pièce. Reprenons son fil :

Adiós tambien bailarinesY demás que en este díaHan venido a honrar estas fiestasDe la famosa conquista. Qué contentos se iránUnos con plata brunidaOtros con un gran sombreroY zapatos la heroína.

Adieu aussi aux danseursEt aux autres que, en ce jour,Sont venus honorer cette fêteDe la célèbre conquête.Qu’ils s’en irons contentsLes uns avec de l’argent bruniLes autres avec un grand chapeauEt des chaussures pour l’héroïne

Ainsi, le Pasteur prend congé du public. Ses mots, faisant écho aux répliques qui

avaient ouvert la représentation, clôturent le temps du théâtre et font glisser les

spectateurs dans le rite. Le bal annoncé dans la Morisma achève, aujourd’hui encore, les

réjouissances de Aínsa : « Tout le monde doit danser. Quand on finit, on donne à chacun un numéro

et on tire au sort : un chapeau pour le jeune homme, des chaussures pour la jeune fille. Et ceux qui ont été

élus doivent danser une valse sur la place : c'est El bal de los zapatos, Le bal des chaussures. C'est une

tradition et c'est bien ! » A la fin du cycle festif, la jeune fille obtient, telle Cendrillon, le cadeau

signifiant qu'elle peut "sortir" de la maison parentale, qu'elle est devenue "mariable". Le

garçon reçoit l'ultime accessoire masculin, celui qui le parfait en tant qu'homme9, qui le

fait passer "de l’autre côté". Pivot de la société, clef de voûte de l'ordre chrétien, le couple

apparaît comme le produit final du parcours rituel que les jeunes ont commencé au fond

du bois, lorsqu’ils se comportaient encore comme des "sauvages".

Le rite opère la rencontre entre le héros et la « heroína », croisant leurs pas dans la

danse comme leurs chemins dans la vie. Allons voir si le théâtre qui, jusqu'à présent, en a

été le reflet, parvient à ce même résultat.

Ares Queija : « Une représentation théâtrale dans une fête coloniale. "Maures et Chrétiens" en nouvelle

Espagne », dans MOLINIÉ (éd.), 1996, 159-174. 9 Sur l'utilisation rituelle de chapeaux, marqueurs de l'accomplissement du parcours d'identification

masculine, voir l'ouvrage de F. CAPPELLETTO (1995) sur le Carnaval de Bagolino (Italie).

Page 18: Deborah Puccio - Culture

Le Diable, le masque et le Maure.

C'est autour de ce théâtre de la Croix, « objet fatal par excellence10 », que les destins de

tous les "Chrétiens" de Aínsa se nouent et se dénouent : « Tout le village y participe, d'une

manière ou d'une autre. Les femmes cousent les costumes, les hommes fabriquent les épées ou construisent

le décor… mais tout est fait par nous. En dehors des trois cents personnes qui jouent dans la

représentation, il y a beaucoup de gens qui participent sans réciter. » Parmi ces trois cents personnes,

il y a les figurants, ceux qui « hacen bulto », forment la masse indistincte des Maures,

beaucoup plus nombreux sur scène que les Chrétiens. Les enfants de moins de huit ans

font partie eux aussi de ce groupe aux contours indéfinis. Dépourvus de toute

individualité, ils se confondent avec le décor de la pièce, remplissent ses espaces vides :

« hacen el relleno », « font la farce ». A l'âge où ils n'ont pas encore fait leur première

communion, les petits garçons n'ont pas le droit de jouer un rôle de Chrétien dans la

Morisma : « Il faut avoir au moins huit ans pour être page du roi. Les tout petits enfants sont Maures,

pas Chrétiens ! » Ces diablotins risqueraient de troubler l'ordre : « Dans le royaume maure, c'est

plus facile de les tenir parce qu'ils sont assis sur le trône. Mais dans le royaume chrétien, il n'y a pas de

trône et ils ne peuvent pas rester calmes. » Leur turbulence "naturelle" va se transformer en jeu

lorsque, devenus pages, ils vont se battre en duel, dans les rues et les ruelles de Aínsa, en

marge de la représentation, se frottant à l'univers masculin de la guerre avant d'y accéder

pleinement : « C'est comme du théâtre, pour les enfants, c'est comme du théâtre ! » disent, en les

regardant, les adultes qui « vivent » la Morisma.

Malgré la tendance à professionnaliser ce théâtre traditionnel, les rôles des acteurs ne sont

pas distribués suivant leur talent et leurs capacités interprétatives mais bien en fonction de

l'âge et du statut des individus. Dès l’enfance, on vient de le voir, les personnages de la

Morisma non seulement correspondent aux âges de la vie d’un homme, mais aussi ils les

« déclinent11 ». Le premier rôle masculin « parlé » est celui de la Chusma mora ou de la

Chusma cristiana. Pour le garçon de treize, quatorze ans qui l'interprète, c'est l'occasion de

faire entendre sa voix à la communauté et de montrer qu'elle a mué. Cette voix d’homme

constitue le premier pas vers l’acquisition sociale d’un sexe12. Lorsqu'il a quinze, seize ans,

le jeune homme peut déjà devenir un Soldat. C’est ainsi qu’il apprend l'art de manier les

armes et, surtout, qu’il apprend à « mourir » : « J'aimais mourir. Quand tu tombes par terre, dans

10 Je reprends, ici, les analyses que Cl. FABRE-VASSAS a fait à propos du théâtre de la Passion (1989).11 J’emprunte cette expression, et je dois cette analyse des rôles que l’on joue dans un théâtre rituel, à Cl.

FABRE-VASSAS, 1989.12 Sur l’étroite relation entre la voix et le sexe, voir CHARUTY, 1985.

Page 19: Deborah Puccio - Culture

la main qui tient le bouclier, afin que les gens ne la voient pas, tu tiens une petite bouteille de sang et

quand tu es sur le point de mourir, tu enlèves le bouchon avec ton doigt et tu te jettes le sang dessus. »

Autrefois, même si ce n’était pas celui du guerrier, c’était du sang bien réel qui coulait

lorsque le Soldat tombait mort : « Ma grand-mère m'a raconté qu'ils remplissaient les intestins de

mouton avec du sang. » Or, ce sang que le jeune homme fait couler « par décision de son libre

arbitre », opposé à celui que la femme « voit » couler hors de son corps « sans

nécessairement le vouloir, ni pouvoir l'empêcher13 », "fait" l'homme, dans sa singularité. Si

le sang qui s’écoule – sang des règles, de la perte de virginité ou de l'accouchement qui

marque l'état féminin - est mis sur le même plan que celui que le guerrier répand14, c'est

pour mieux marquer leur différence. Ce marquage assume toute son importance dans un

moment où le jeune, dont le sexe social n'est pas encore fixé, apparaît aux yeux de tous

sous un aspect ambigu : « Sous leur casaque courte, en laine, grise ou marron, les guerriers chrétiens

portaient des bas, des bas fins de femme, de grande taille mais de femme ! » Cette ambiguïté sexuelle

semble se doubler d'une ambivalence métaphysique car, face à face dans la bataille, les

soldats maures et chrétiens apparaissent comme les deux faces d'un même être. Vu sous

cet angle, l’acte guerrier qui tue le maure élimine une « part adverse de soi » pour

permettre au jeune d'acquérir, en un même mouvement, son identité chrétienne et sa

virilité15.

Procédons à l'égrainage des personnages masculins : « Celui du Péché, c'est un rôle pour

quelqu'un qui a dix-huit, vingt ans, pour la Jeunesse. » Le costume que ce personnage allégorique

portait dans le passé : « Une tunique grenat sur laquelle étaient cousus beaucoup de morceaux de

tissus colorés », le rapproche d'Arlequin vêtu d'haillons multicolores, figure emblématique de

la fête carnavalesque qu'il faut rattacher à l'ensemble d'Hommes Sauvages de tradition

européenne16. Sur la scène théâtrale, le Péché effraye les enfants, effarouche les présents :

« Tu cours d'un côté à l'autre de la place, en criant et en frappant la terre avec une fourche, et les enfants,

les gens de l'assistance, qui sont à un demi mètre, ils ont peur. A un moment donné, les Chrétiens sont en

train de prier. Moi, j'entre et je jette des cendres au public et surtout aux autorités, pour les tacher, pour

les mettre en colère. Et les gens se fâchent, parce qu'ils ne s'y attendaient pas. » Il se comporte alors

comme le Pétasson languedocien, décrit par Daniel Fabre comme une « énorme boule de

chiffons bariolés » qui : « …bouscule les hommes, saisit les enfants sous son bras, lutine

13 HÉRITIER, 1996, 234.14 LORAUX, 1984, 216. 15 Cette analyse s’appuie sur l’ouvrage de G. CHARUTY (1997) qui démontre l’imbrication de l’identité

sexuelle et de l’identité chrétienne dans les sociétés européennes.16 FABRE, 1977, 188-189.

Page 20: Deborah Puccio - Culture

les filles » et marque de son empreinte grise ceux qu’il rencontre à son passage17. Toujours

en Aragon, dans le village voisin de Bielsa18, à quelques kilomètres de Aínsa, c'est l'Oso,

l’Ours qui, au temps du carnaval, recouvert de peaux animales, se rue sur la foule suscitant

la frayeur des petits et des grands. Toutes ces performances qui, carnavalesques ou

théâtrales, sont accomplies par des hommes célibataires, permettent à ces derniers

de "faire leur jeunesse" afin d’acquérir leur identité sexuelle et sociale19. L’ensauvagement

juvénile n'est mis en scène que pour mieux marquer le passage à l'âge adulte, âge du

devoir et de la contrainte auquel le Péché, dans son débridement, pour l'instant, se

dérobe : « C'est un très beau rôle parce qu'il te donne la possibilité de faire ce que tu veux, d'improviser.

Tous les autres rôles ont un mouvement défini. Pas celui-ci. Moi, je ne sais pas, maintenant, ce que je vais

faire demain, je le saurai demain. Jamais, je ne l'ai su avant. Ce rôle te donne beaucoup de libertés, il n'y

a rien qui te soit interdit. » Rien de plus normal que ce rôle mouvant soit l’apanage des jeunes

qui franchissent rituellement – on l'a vu avec la Cena de la Joventú - les mêmes interdits.

Une nuance supplémentaire colore le Péché. Son hostilité vis-à-vis des Chrétiens « en train

de prier » fait de lui l'allié de ces Maures qui, dans la Morisma d'autrefois, on s'en souvient,

semaient le désordre durant la messe. C’est ici que la question de l'identité chrétienne se

greffe à celle de l'identité sociale et sexuelle du jeune.

Un personnage accompagne toujours le Péché, aussi bien dans le théâtre que dans

les bistrots où les jeux de la Morisma se poursuivent après la représentation, c’est le

Diable : « Asombro de los cristianos », « Terreur des Chrétiens » dans la pièce théâtrale. Coiffé

de cornes de chamois, que le Péché a eu soin de lui fixer sur la nuque avant le

commencement du spectacle, le Diable fait son entrée bruyante sur scène, poussant des

cris bestiaux, sautant comme un fauve. Toujours dans le carnaval de Bielsa, cornes de

bouc et sauts de bête font des jeunes déguisés en Trangas l’image d’une indomptable

sauvagerie mâle. Comme les Osos et les Trangas, le Diable laisse disparaître ses traits

derrière une épaisse couche de maquillage. Son rôle dans la Morisma est la figure

paroxystique de cette "perte de soi" que tous, mais surtout ceux qui jouent les Maures,

expérimentent. Seuls les Maures dissimulent leur identité : « Les Maures peignent leur visage

d'une couleur sombre, marron foncé. Les Chrétiens, rien, avec le visage normal… » Alors que les

Chrétiens se préparent chez eux, comme tous les jours, minimisant ainsi l'écart entre le

temps festif et le temps quotidien, les Maures viennent parachever leur transformation à

17 Ibidem, 183-185.18 J'y ai mené des enquêtes sur le carnaval en 1995, en 1996 et en 1997. Ces terrains ont nourri la seconde

partie de ma thèse et du livre qui en est tiré (PUCCIO, 1998 et 2002). 19 Je vous renvoie aux travaux de D. FABRE (1986a, 1986b et 1986c) sur la formation de la Jeunesse

masculine.

Page 21: Deborah Puccio - Culture

l’Abadía, dans la maison du curé, manière, sans doute, de préserver une identité chrétienne

en danger. Dans la salle de catéchisme, entre posters du Christ et crucifix en bois, leurs

cheveux sont soigneusement cachés sous un turban, leurs visages se couvrent d'un voile

de poudre colorée. Le Diable et son inséparable compagnon, le Péché, franchissent en

dernier la porte de la sacristie. Avec eux, ce grimage qui caractérise "l'être Maure" atteint

son comble : le marron foncé devient noir et le visage se transforme en masque. Or, dans

la tradition chrétienne, le diable, idole parmi les idoles, capable de prendre toutes les

apparences possibles pour tromper les hommes et leur empêcher de voir le Dieu

véritable, est la métaphore du masque. Puisque, comme il est dit dans la Genèse, la seule

ressemblance légitime est celle en vertu de laquelle l'homme a été fait « à l'image de

Dieu », tous les masques sont des faux semblants diaboliques20. Tous ces Maures fardés et

masqués seraient donc des figures estompées du démon ? En tout cas, le Pecado, le Péché,

équivalent local d'Arlequin, « diable du théâtre médiéval21 » et le Diablo, le Diable, son

double, combattent à côté du roi Abderrahamán, auquel, dans l'un des dichos moros, Belcebú

vient offrir ses hommes. D'ailleurs, Abderrahamán lui-même n'est-il pas appelé Señor

Diablo22 ?

Si tous les diables sont du côté des Maures, tous les Maures, et leur roi avant tous,

sont du côté du masque. Seul le Roi Chrétien montre son identité, celle d'Abderrahamán

étant dissimulée par le fard. La mort du Roi Maure symbolise, donc, l'abolition du

masque, le renoncement à toutes les idoles et l'acquisition d'un "vrai" visage « à l'image de

Dieu ». Les mots que la Mort prononce après le combat, les gestes qu'elle accomplit le

confirment :

¡Pena y quebranto!¡Comience el llanto!Este rostro que véisEs careta que muestraEl final del camino.

Douleur et affliction!Que les pleurs commencent!Ce masque que tu vois,Est le visage qui montreLe bout du chemin.20 SCHMITT, 1986, 88-91.21 FABRE, 1977, 187.22 L’association entre diables et Maures s’enracine dans la longue durée. A propos d’une « Danse de la

Reconquête d’Espagne » mise en scène en 1592, J. Deleito y Piñuelas précise que : « …on interprétait aussi

des danses qui étaient de véritables pantomimes simulant un combat entre anges et diables, ces derniers

déguisés en maures. », cité par B. Ares Queija dans MOLINIÉ (éd.), 1996, 160.

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Dit-elle en jetant son masque, avant de poursuivre son monologue sur la vanité des

choses de ce monde :

Todos llegan à la orillaDonde Caronte te espera. Todos se verán desnudosTal como al mundo llegaronSin los bienes que adoraronTodos ciegos. Todos nudos.

Tous arrivent à la rivièreOù Caronte les attendTous vont se voir nusComme ils vinrent au mondeSans les biens qu’ils adorèrentTous aveugles. Tous nus.

Le "bout du chemin" affiché par ce théâtre est donc la révélation d'un être

nouveau, nu, sans fards et sans artifices. L'identification à l'Autre, provisoire, révèle son

but "véritable" : devenir soi-même. Des Limbes maures au roi des Chrétiens, la Morisma

égrène le devenir adulte du jeune qui, spectateur ou acteur, par personne ou par rôle

interposé23, "passe" à travers tous ces personnages pour s'identifier au portrait de Garci-

Gimeno. Faisant preuve de discernement, de modestie et de pitié, ce dernier incarne les

valeurs chrétiennes et, à l'opposé du Roi Maure qui figure - par son attitude arrogante, sa

fougue et son orgueil - l'impétuosité de la jeunesse, il représente l'âge mûr. Certes,

Abderrahamán parle, et cet usage de la parole le distingue du Diable qui émet des sons

indistincts, qui pousse des hurlements ne pouvant communiquer autre chose que de la

terreur. Cependant, dans son argumentation, la raison de la violence l'emporte. Ses mots

criards grincent à côté de l'éloquence bien mesurée du Roi Chrétien. Du vagissement

diabolique à la voix des rois, c'est l'accès au langage, aspect indissociable de l'acquisition

d'un sexe24, qui est en jeu. Si, dans les sociétés européennes, l’apprentissage du verbe, dans

son sens large, rend l'enfant "chrétien" et le fait devenir homme, ses « ratés », non

seulement mettent en péril l’identité sexuelle, mais font courir aussi le risque d'une

diabolisation25. L'issue de la bataille entre Maures et Chrétiens semble, donc, résoudre le

23 Le terme « personne » dérive d’un mot d’origine étrusque passé dans le latin, persona, qui désignait le

masque de théâtre : SCHMITT, 1986, 88.24 Sur ce point, FABRE, 1986a, 25-29.25 Sur les « dangers métaphysiques du silence », voir CHARUTY, 1985 et 1997, 103-169.

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conflit traversé par chaque jeune qui, tuant le Maure en lui et criant victoire, devient à la

fois homme, adulte et chrétien.

Qu’en est-il des femmes et de leurs parcours à elles ?

Reine Maure, Reine Chrétienne.

« Quand nous sommes petites, quand nous sommes des fillettes de dix, onze, douze ans, nous

sortons en Dames Maures : avec un pantalon bouffant, une casaque et un gilet. Devant, nous portons un

voile, parce que les Dames Maures doivent toujours porter le visage et les cheveux cachés. Un petit voile

devant le visage et un grand voile sur les cheveux. Les Dames Maures ne peuvent pas se promener le

visage sans voile. Les Chrétiennes oui, mais les Maures non. » Derrière ce masque, un visage

s'élabore lentement, celui de la femme chrétienne qui traverse, elle aussi, différents

personnages, avant d'acquérir, grâce à ces jeux de rôles qui, tour à tour, la voilent et la

dévoilent, son identité sexuelle et sociale26. Par un premier dévoilement qui la fait passer

de Maure à Chrétienne, la fillette manifeste à la communauté qu’elle est pourvue d'une

individualité que les Dames Maures, toutes pareilles sous leurs voiles, n'ont pas encore

acquis. L'adolescence est également marquée par la confection d'un costume de scène qui

singularise la demoiselle en mettant en valeur ses attraits. Les séduisantes odalisques

rivalisent en beauté avec les Chrétiennes au charme discret, mais pour sortir vraiment du

groupe, il faudra obtenir un rôle « parlé ». Ce qui, pour une femme, signifie devenir la

« reine » : « Avant, il n'y avait qu'une femme : la reine. Mais c'était des hommes qui l'interprétaient,

parce que, dans le théâtre classique, on ne laissait pas les femmes jouer. Le rôle de la Reine Chrétienne a

été introduit après et il a été fait pour être joué par une femme. Dans le texte que nous avons trouvé, il n'y

avait pas d'autres rôles féminins que ceux de la Reine Maure et de la Reine Chrétienne. » Ce rôle aussi

ne se joue que pour un temps : « J'ai toujours été Dame Maure, jusqu'au jour où on m'a offert le

rôle de Reine Chrétienne. C'était une autre fille de Aínsa qui le faisait avant. Elle me l'a laissé parce

qu'elle est tombée enceinte. Ce n'était plus bon pour elle et elle me l'a passé. » De la Dame Maure à la

Reine Chrétienne, toute une époque de la vie féminine semble s'écouler. Les mots des

femmes caractérisant leurs rôles lui donnent une forme et un contenu. Ecoutons-les !

« Les Dames Maures et surtout la Reine, nous portons beaucoup de bijoux : bracelets, grosses

boucles d'oreilles, chaînes… et les Chrétiennes, rien ! Les Chrétiennes, seulement un cordon et une croix

en bois ou en vieil argent, de petites boucles d'oreilles, peu de bracelets ou des bracelets en bois. Les

Chrétiennes sont comme un peu pauvres, les Maures sont comme plus de fête, plus riches. Pour les

Maures, tout type de bijoux convient : fil de perles ou chaîne d'or ou dorée, beaucoup de bracelets, de 26 Cette analyse des rôles féminins dans le théâtre de la Morisma est le prolongement d'une réflexion menée

à propos du carnaval sur les masques, les jeux de dévoilement et leur rôle dans la construction de l'identité

féminine (PUCCIO, 1996, 1998 et 2002).

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grosses boucles d'oreilles longues… Il faut surtout qu'on les voit, qu'ils brillent beaucoup. Par exemple,

nous les Maures, nous sortons très maquillées, les lèvres, les yeux… les Chrétiennes, très peu!

Les Maures sont comme très gaies, une vie plus gaie. Les Chrétiennes sont un peu comme tous les jours,

un peu comme des bonnes-sœurs… » Plus encore que les camps adverses d'un combat

historique, le Maure et le Chrétien apparaissent, au miroir des femmes, comme les termes

opposés d'une lutte à laquelle toute jeune fille est confrontée : celle entre le monde brillant

mais éphémère de la séduction et l'univers terne mais durable du mariage. A côté de la

mise scintillante de la Reine Maure, faite pour plaire, la robe que la Reine Chrétienne se

fait confectionner est aussi triste que celle des anciennes mariées 27, aussi « simple » que

celle des épouses modernes28: « Moi, la seule chose que je porte comme bijoux, c'est le crucifix. Je ne

porte rien d'autre. Ma robe a une bordure argentée, avec de petites perles, des sortes de petites larmes

d'argent. Mais, pour le reste, c'est un costume très simple. Le décolleté est carré, très peu décolleté parce

que les Chrétiennes ne portent pas de décolleté ! Et autour de la tête je mets une simple coiffe avec un tout

petit voile qui tombe. »

L'opposition entre la Reine Maure et la Reine Chrétienne renvoie deux images

antinomiques du féminin - la tentatrice et la vierge - qui expriment la contradiction

inhérente à la condition des femmes, dont la sexualité, dans l'imaginaire chrétien, est

perçue comme coupable, alors même que le mariage et la procréation sont socialement

valorisés. Mais encore, à travers les deux reines, deux espaces se dessinent : celui de la

fête, dont les clinquants « bijoux de la Morisma », achetés pour l'occasion et qui finiront

dans les tiroirs une fois la représentation finie sont les insignes et celui du quotidien, dont

les sobres joyaux qui ornent les Chrétiennes "tous les jours" sont les signes. Transposé

dans le cycle biographique, ce partage sépare les joies de la jeunesse de la morne vie

conjugale29. Le théâtre ainsetano annonce, dans le langage qui lui est propre, la transition

d'un temps à l'autre. Dépouillée de tout ornement, la Reine Chrétienne entre sur scène

après la voyante Reina Mora. La succession de ces deux personnages dans la pièce suggère

le cheminement que les jeunes filles doivent suivre dans leur vie. C'est ici que la

conversion s'enrichit d'un sens nouveau. "Convertie", la Reine Maure l'est par les vertus 27 Rappelons que les mariées du passé étaient habillées en noir. Le parallélisme entre robe de mariage et

vêtements de deuil a été développé dans ma thèse (PUCCIO, 1998, Chapitre III, I partie) et repris dans mon

livre (PUCCIO, 2002)28 J'ai plusieurs fois remarqué qu'à la question « Comment est votre robe de mariage ? » les mariées de pays et

d'extractions sociales différents répondent de manière systématique : « simple ! », même quand elle ne l'est

pas du tout… 29 J'ai déjà établi une correspondance entre le cycle festif, faisant succéder Carnaval et Carême et le cycle

biographique, où jeunesse et mariage se suivent, ce dernier marquant les « cendres » de la jeunesse « en

fleurs » (PUCCIO, 1998 et 2002).

Page 25: Deborah Puccio - Culture

du mariage30, comme le montre la nouvelle place qu'elle occupe, une fois le Roi Maure

mort, auprès du Roi Chrétien, du côté opposé de la Reine Chrétienne.

Reine Maure et Reine Chrétienne ne sont que les deux faces d'une seule et même

femme qui passe d'un état à l'autre. Ce passage, s'il est nécessaire, n'en est pas moins vécu

comme une mort. Troisième personnage féminin, introduit dans la Morisma en 1993, la

Mort relie les deux autres, en est le terme moyen. Chaînon manquant entre la séductrice et

la mariée, il est là pour signaler que, si le mariage convertit, cette transformation ne va pas

sans perte. Une partie de l'être féminin est condamnée à mourir. Cet "être Maure" de la

femme, identifié à son masque et à tous les artifices qu'elle utilise pour paraître, doit être

rejeté, refoulé comme cette jeunesse enterrée dans nombre de rites nuptiaux. Et c'est,

justement, le rôle de la Mort, qui est ainsi résumé par celle qui l'interprète : « Au début, je

porte un masque. Après, à la moitié de mon rôle, je l'enlève et je dis : - Es careta que muestra el final

del camino ! – je jette le masque et, ce qui reste, c'est le visage peint, le cadavre de la Mort. » La fin du

parcours féminin est la mort du masque qui tombe comme une vieille peau révélant l'être

véritable. C'est ainsi que la femme, dévoilée, convertie et mariée, devient "chrétienne".

Reine pour un jour, mère pour toujours, elle ne fera plus la fête. Ce rôle restera

gravé dans sa mémoire, étroitement lié à sa grossesse, terme, et peut-être but, de sa

participation à la Morisma : « Quand est-ce que j'ai fait la Morisma ? Je le sais d'après l'âge de mes

enfants… » Ainsi, dans ce théâtre traditionnel, les personnages féminins reflètent les places

successives que la société assigne aux femmes : de la belle exposée au regard masculin, à

l'épouse discrète, à celle qui, désormais, ne vit plus que pour ses enfants : « Je m'habille,

mais c'est surtout pour accompagner mon fils. » La succession des rôles qui leur sont réservés, de

la brillante Maure à la Chrétienne éteinte, indique déjà leur effacement progressif. Après

cette apparition fugace, elles quittent le devant de la scène pour disparaître derrière les

coulisses où elles vont coudre, pour les autres, ces costumes qu'elles ne porteront plus :

« Par exemple, ma mère et une voisine se sont mis d'accord avec d'autres femmes et, tous les soirs, à partir

du mois de janvier, elles se réunissaient : d'abord un café et après, à coudre ! ». Quelques-unes ne

résistent pas à la tentation : « D'abord, elle a fait les costumes pour les autres, et puis, en courant, en

courant, elle en a fait un pour elle. » Mais si elles les endossent encore, c'est seulement pour

"faire tapisserie" et à condition de cacher leurs identités derrière le camouflage maure,

s'évanouissant à nouveau dans l'anonymat du bulto : « Une femme d'un certain âge, tout ce qu'elle

peut faire, c'est être Dame Maure, rester assise et regarder. » Il en va autrement pour les hommes :

« Un homme âgé peut continuer à dire son dicho toute sa vie, mais une femme âgée… ce n'est pas la

coutume. » Pourtant, cette « coutume » est en train de changer : « Le texte de la Morisma est très

30 Sur les « vertus métaphysiques » du mariage, je vous renvoie à l'ouvrage de G. CHARUTY, 1997, 301-382.

Page 26: Deborah Puccio - Culture

ancien et il a été fait pour des hommes. Mais, petit à petit, on essaye d'incorporer des femmes.

Maintenant, il y a une femme maure et une femme chrétienne qui disent un dicho. Elles se sont

incorporées, elles aussi. » Les interventions féminines font figure d'enclaves dans cette

séquence théâtrale, les dichos, où seuls les hommes semblent avoir leur mot à dire. Quelle

est donc la « part des femmes » dans cet espace doublement masculin, du théâtre et de la

guerre ?

« Il y a une femme chrétienne et une femme maure qui disent un dicho. Puisque le roi prend avec

lui tous les hommes, les femmes doivent rester travailler et elles ne peuvent pas travailler toutes seules.

Donc, la femme chrétienne dit au roi de ne pas emmener son mari à la guerre et elle lui demande d'arrêter

la guerre parce qu'elle ne produit que destruction et morts. La femme maure dit que combattre est une

bêtise parce que, Maures ou Chrétiens, on est tous de Aínsa et on doit tous être copains, amis ! Qu'ils

arrêtent donc de combattre ! La Maure dit ça… » Lorsque les femmes prennent la parole, c'est

pour dire ce qu'on attend d'elles. Conciliantes par leur « nature31 » ou, plutôt, par les

représentations sociales attachées à leur sexe, les voilà proposer des solutions au conflit

qui divise les deux camps. Si la Morisma offre une résolution rituelle aux tensions qui

tiraillent la société locale, en les théâtralisant, on peut dire que, bien qu’on les relègue aux

marges de ce théâtre dont elles n'occupent que les interstices, ces femmes oeuvrant pour

la paix ont un rôle protagoniste en ce qu’elles réfractent, toutes, le rôle joué par la Reine

Maure, personnage principal et "âme" de la pièce. C’est une femme qui se convertit. Cela

montre la force contraignante de la logique en vertu de laquelle c'est à celle qui fait

l'alliance entre deux familles "étrangères" d'allier deux groupes ennemis. Hors de la scène,

cette logique est encore en œuvre : couturières, les Ainsetanas découpent « dans le même

tissu » les costumes des Maures et des Chrétiens ; pâtissières, elles adoucissent le goût âpre

de la guerre par ces rosquillas qui baptisent le Maure, parachevant ainsi cette conversion

que la pièce laissait inachevée.

Si les hommes jouent la Morisma, les femmes exécutent, dans leur corps même, le

dessein qui l'anime : permettre à la société de se perpétuer en assurant, d'une année sur

l'autre, la relève des acteurs qui viennent occuper la place des morts. Faire la Morisma et

faire un enfant, deux actes exclusifs l'un de l'autre, révèlent leur équivalence, éclairés au

jour de l'expérience de cette Reine Chrétienne qui accomplit son destin de femme au

moment même où, sur la place de Aínsa, on « donne vie » au texte : « Ecoute, le hasard ! Il a

deux ans, quand on a fait la Morisma, j'accouchais de ma fille. Ca a coïncidé que ce jour là, ce même

jour de la Morisma, ma fille, qui a deux ans maintenant, est née. Mon mari, ma mère, mon fils, ils

étaient tous là, voir la Morisma, et moi j'ai dit : - Moi je ne viens pas, parce que je ne vais pas bien.- Et 31 Sur le « naturel féminin » et ses possibles revirements, voir l'article de N. LORAUX (1985) sur la « part des

femmes » dans la guerre, saisie à travers les écrits des historiens anciens de la Grèce classique.

Page 27: Deborah Puccio - Culture

quand ils sont revenus, ma fille était née. » L'étonnante histoire de Pepita Baena pousse à

l'extrême limite ce qui était partout suggéré par les pratiques et les discours entourant la

participation de la jeune fille au théâtre, toute tendue vers cet accouchement final qui l'en

exclut. Devenue mère, dans le secret des cuisines, loin des lumières du spectacle, elle

collaborera à la lente gestation des costumes maures et chrétiens. Il faudra près de neuf

mois pour fabriquer ce corps collectif qui, encore en proie à une instabilité métaphysique,

comme tous les êtres nouveau nés, ne deviendra "chrétien" que par son "baptême". Il ne

le restera pas pour longtemps: « Les Maures, on les tue chaque année et chaque année il reviennent

plus nombreux encore ! » Si ce théâtre désigne, en reliant dans une seule pièce tous les âges,

un idéal d'homme, il ne peut parvenir à résoudre le drame de chaque Ainsetano morisco dont

l'identité chrétienne, jamais achevée, jamais parfaite, ne peut se défaire de cette "part

maure" qui resurgit indéfiniment, toujours à reconvertir, par la vertu d'une nouvelle

Morisma.

Page 28: Deborah Puccio - Culture

La beauté de la Vierge

Pour tout habitant de chaque ville ou village du monde chrétien, la Vierge, sa

propre Vierge, celle de son propre clocher, est, avant tout, « belle. » La Virgen de la Cabeza

de Zujar, ville d’environs 3400 habitants située au nord-est de la province de Grenade,

ajoute au charme « naturel » de la Madone quelques traits singuliers qui nous permettent

d’approfondir la question des mutations de l’esthétique et du basculement des jugements

de valeurs lorsque l’on passe d’un contexte à un autre. Le premier trait est qu’elle est la

protagoniste d’un cycle festif comprenant un pèlerinage et une représentation de « Maures

et Chrétiens » : le « Cautiverio y Rescate de Nuestra Señora de la Cabeza. » Durant les festivités

célébrées en son honneur le dernier fin de semaine du mois d’avril, non seulement la

statue de la Vierge ne cesse d’osciller entre l’espace religieux et l’espace théâtral, mais

aussi, elle change plusieurs fois d’apparence. A chaque nouvelle « robe » revêtue, la Vierge

suscite auprès de ses dévots des perceptions distinctes de sa beauté. Autre mouvement de

bascule : celui qu’elle accomplit entre l’univers chrétien et l’univers maure. Dans le texte

théâtral, l’image de la Virgen de la Cabeza est, d’abord, capturée par les Maures (Cautiverio),

ensuite rachetée par les Chrétiens (Rescate). Dans le rite qui en constitue le contexte, la

même image suit le sort d’une communauté qui rejoue son passé mauresque - passé

mythique auquel il faudra donner tout son sens - avant de redevenir chrétienne. Chacun

de ces univers a son esthétique propre et l’on verra que la Vierge s’en fait l’interprète, en

exploitant toutes les facettes de son identité. Mais avant de suivre pas à pas sa trajectoire à

travers des réjouissances où elle occupe des places et des rôles différents selon les

moments et les contextes, nous allons brièvement camper le décor des fêtes de Maures et

Chrétiens de Zújar.

La Virgen de la Cabeza de Zújar, entre rite, théâtre et légende

Composée entre 1713 et 1725 par un auteur de l’école de Calderón de la Barca, le

drame de « Moros y Cristianos » Cautivério y Rescate de Nuestra Señora de la Cabeza est l’une de

ces représentations à thème mauresque qui furent en vogue dès la fin du XVIe siècle

jusqu’au premier tiers du siècle XVIIIe. En 1568, les dernières rebellions de moriscos furent

réprimées dans le sang. Entre 1572 et 1579, expulsées des villes et villages qu’ils avaient

Page 29: Deborah Puccio - Culture

pour un temps habités, les moriscos furent dispersés dans plusieurs régions d’Espagne.

Cependant, le passé maure continuait d’alimenter un imaginaire qui était ravivé par la

célébration de quelques fêtes patronales. Les farces de « Maures et Chrétiens » mises en

scène à cette occasion représentaient, ici et là, la légende de l’icône cachée par les

Chrétiens de peur qu’elle puisse être outragée ou détruite par les Maures et retrouvée par

un berger grâce à l’intervention divine. L’une de ses variantes racontait l’histoire de

l’image volée par les pirates demandant une rançon et du rachat chrétien de la statue32.

Dans ce légendaire, le thème des Infidèles profanateurs d’images s’enchevêtre avec celui

des Maures violeurs de femmes. Le premier miracle attribué par les hagiographes à la

Virgen de la Cabeza fait intervenir la figure d’un capitan chrétien, Gracián Ramírez, qui

découvre une statue de la Vierge cachée entre des arbustes et décide d’édifier une chapelle

sur le lieu de l’invention. Ce bâtiment attire l’attention des Maures qui lancent une attaque

contre le capitan. Avant de commencer le combat, ce dernier décide d’égorger sa femme

et ses filles pour éviter qu’elles finissent dans les mains des Infidèles. Ayant eu raison de

ses ennemis, malgré le nombre inférieur de ses soldats, Gracián Ramírez retrouve son

épouse et ses enfants à l’intérieur de la chapelle, juste à côté de la statue de la Vierge33.

Dans le Cautivério y Rescate de Nuestra Señora de la Cabeza, c’est elle qui tombe en possession

des Maures, jusqu’à ce que les Chrétiens ne la rachètent. Telle une jeune fille « trop belle »,

la Vierge doit être dissimulée aux regards des étrangers qui pourraient l’enlever34.

La première mention d’une représentation du Cautivério y Rescate à Zújar date de

1767. Mise en scène lors de la fête patronale, cette pièce de théâtre vient intégrer un cycle

religieux qui, depuis 1611, se limitait à un pèlerinage au mont Jabalcón35, là où surgissait

une chapelle consacrée à la Vierge. Le culte de la Virgen de la Cabeza s’était diffusé dans la

région au nord de Grenade suivant le rythme de sa christianisation. En effet, il faut

reconnaître dans cette Vierge Nuestra Señora de Atocha, l’épouse de San Isidro selon la

tradition hagiographique. « Mariée » par les hagiographes au patron de Madrid, saint qui

vécut aux temps de la Reconquista, cette Vierge est restée à jamais associée à la reconquête

du territoire espagnol par les Chrétiens36. Au fur et à mesure que les villages andalous

désertés par les moriscos étaient repeuplés, les populations chrétiennes faisaient construire à 32 MUÑOZ RENEDO, 1972, 13.33 DEL RÍO BARREDO, María José, Agiografia e cronaca di una capitale incerta (Madrid e Isidoro Labrador,

1590-1620), in Il santo patrono e la città. San Benedetto il Moro : culti, devozioni, strategie di età moderna, FIUME

(ed.), p. 62.34 J’ai développé ce thème dans mon livre : PUCCIO, 2002, 157-191.35 Montagne de 1448 m qui surplombe Zújar.36 Pour plus de détails sur les liens entre San Isidro, María de Atocha et la lutte contre les Maures, voir

DEL RÍO BARREDO, op. cit., 45-67.

Page 30: Deborah Puccio - Culture

la Virgen de la Cabeza un ermitage sur le point le plus haut de l’espace environnant,

reproduisant ainsi le modèle d’Andújar. Son territoire avait été arraché aux Maures depuis

à peine sept ans quand, en 1277, cette Vierge apparut à un berger au sommet de la

montagne du Cabezo de Sierra. C’est de là-haut, dit la légende, que l’image mariale fut

transférée dans cette ville dont elle devint la patronne37.

L’on peut faire remonter la dévotion à la Virgen de la Cabeza de Zújar à l’époque où

les moriscos furent expulsés de la région (1568). Cette ville maure qu’en 1231 l’archevêque

de Tolède n’avait pas réussi à réduire sous son contrôle et qui, en 1489, avait opposé une

résistance héroïque aux Rois Catholiques de Grenade, était habitée presque exclusivement

par des moriscos lorsqu’elle fut repeuplée par des Chrétiens provenant de Jaén. Dès lors,

elle se voua à cette Vierge dont le culte marque le pas de l’évangélisation. Dès 1611, on

s’en souvient, les habitants de Zújar célébraient leur patronne en faisant un pèlerinage au

Jabalcón. C’est au sommet de cette montagne que la Vierge avait demandé qu’on lui

construise un ermitage, et puisque ses dévots faisaient la sourde oreille, elle s’était vengée

en faisant s’écrouler, les unes après les autres, les chapelles qu’on avait essayé de lui bâtir

sur les pentes les moins élevées38. Une autre légende locale narre que la statue de Nuestra

Señora de la Cabeza, « une petite et exquise image sculptée qui représentait la sainte Vierge

avec l’enfant divin dans ses bras39 », avait été emmenée à Zújar par « un vieux vénérable à

l’aspect et à l’habit d’ermite ». Fatigué par un long trajet, le voyageur avait trouvé

hospitalité dans une famille habitant sur la place du village, à côté de l’église. La maîtresse

de maison plaça la statue « sur un petit autel dans la pièce qu’elle avait attribué à l’étranger

pour la nuit. » « Emus […] par la beauté de la sculpture […] et par l’aspect vénérable du

mystérieux inconnu », tous prièrent la Vierge avant d’aller dormir. Le lendemain,

« l’homme de passage » avait disparu, sans que la porte ait été ouverte. « Aucune trace de

l’hôte mystérieux… ». Seule, « l’image bénite de la Reine des Cieux » restait dans la pièce,

« laissée par ce mystérieux personnage que tout le monde identifia à un ange envoyé par

Dieu. » « L’image sacrée… fut alors placée dans l’église paroissiale, telle une précieuse

relique envoyée par la providence divine. ».

Le rite semble donc faire la jonction entre les deux mythes d’origine concernant la

Virgen de la Cabeza : le récit d’Andújar, qui sert de modèle à toute la région, et la légende

de Zújar, où c’est un pèlerin qui amène la Vierge. A chaque nouvelle fête, la Virgen de la

Cabeza revient à l’endroit présumé de sa première apparition, sur le point le plus haut de la

37 MUÑOZ RENEDO, op. cit., 169. 38 Cette légende a été recueillie par D. Luis Magaña : voir, MUÑOZ RENEDO, op. cit., 171-172.39 Cette légende, recueillie elle aussi par D. Luis Magaña, a été publiée par la mairie de Zújar en 1926, à

l’occasion du couronnement de la Vierge : voir, MUÑOZ RENEDO, op. cit., 170-171.

Page 31: Deborah Puccio - Culture

montagne Jabalcón. Et c’est de là-haut que les Romeros, les « pèlerins » la ramènent au

village. La réitération du mythe d’origine cautionne l’authenticité de l’image, car c’est

comme si, chaque année, la statue « originelle » revenait à Zújar du lieu de son épiphanie.

La Vierge tire aussi sa sacralité du mystère entourant sa provenance. L’icône vient

d’ailleurs, d’on ne sait pas où, d’un lieu aussi « mystérieux » que le vénérable ermite qui

l’introduit à Zújar : « Qui était-il ce mystérieux personnage ? se demande le chroniqueur.

D’où tenait-il cette sculpture ? Ce sont, là, des questions auxquelles il est impossible de

donner une réponse satisfaisante » Peut-être le théâtre peut apporter une solution à cette

énigme.

A partir de 1767, rappelons-le, une représentation de « Moros y Cristianos » prolonge

ce cycle religieux. Lorsque les pèlerins reviennent du mont Jabalcón, l’Ange, personnage

clef de la pièce, vient accueillir la Vierge à l’orée de l’espace habité pour la faire pénétrer

au cœur du village. C’est lui qui l’accompagne jusqu’à la place où va se dérouler, à côté de

l’église, le Cautiverio y Rescate de Nuestra Señora de la Cabeza. Placée sur un petit autel, la

statue de la Vierge sera, en même temps, protagoniste de la représentation théâtrale et

objet de vénération pour ses dévots. Dans le texte, le rôle de l’Ange est celui de racheter la

Vierge, captive des Maures, pour la rendre aux Chrétiens. Le théâtre nous donne la pièce

manquante pour reconstruire l’histoire de cette « mystérieuse femme qui dit s’appeler

Santa María de la Cabeza40 ». Dans la légende locale, il faut s’en souvenir, « l’ange envoyé

par Dieu » et le « pèlerin » sont le même « mystérieux personnage ». Si la statue que le

pèlerin confie à la pieuse famille habitant près de l’église est la même que l’Ange rend aux

Chrétiens après l’avoir rachetée, il s’agit de l’une de ces Vierges volées par les pirates ou

enterrées au temps des incursions maures. Le procès de canonisation de María de la

Cabeza signale que ses reliques ont été enterrées par crainte des maures41. La statue de la

Virgen de la Cabeza, « précieuse relique envoyée par la providence divine », partage le

même statut sacré que ses restes. Découverte dans des lieux secrets ou inaccessibles, la

Vierge est un objet précieux se rapprochant de l’un de ces trésors cachés en temps de

guerre.

Rite, théâtre et légende contribuent à donner à la Vierge une identité. Nous savons

à présent qui est-ce cette « femme mystérieuse42 ». Mais comment est-elle « faite » ? Quel

est son aspect ? Quels sont ses caractères esthétiques ?

40 C’est ainsi qu’on la nomme dans le texte théâtral : MUÑOZ RENEDO, op. cit., 98.41 DEL RÍO BARREDO, op. cit. 60.42 « Mujer misteriosa », vers 512, c’est ainsi que, souvent, la Vierge est appelée dans le texte théâtral.

Page 32: Deborah Puccio - Culture

Belle comme une Vierge

Prisonnière des Maures ou ensevelie sous la terre, dans le monde des morts, afin

de leur échapper, la Virgen de la Cabeza a un côté obscur. Curieusement, les érudits

attribuent un aspect sombre à la Vierge des origines : « Ceux qui repeuplèrent Zújar

emportèrent avec eux une image très sombre (tosca) de la Virgen de la Cabeza qui, par la

suite, fut remplacée avec une autre image de meilleure facture, même si elle garda le même

nom43. » Où est-elle finie cette première image, celle de la légende ou d’un passé

légendaire ? Bien évidemment, la statue qui, lors des réjouissances, sort de l’enceinte de

l’église où elle est recelée pendant toute l’année, afin de participer au pèlerinage et au

théâtre mis en scène en son honneur, n’a en commun avec la Virgen de la Cabeza

« originelle » que son nom. Cette sculpture qui remplace la précédente, cachée ou détruite

pendant la guerre civile afin d’échapper à la violence iconoclaste des républicains44, est

l’œuvre d’un artiste de Grenade45. En accord avec le modèle de l’école grenadine, seuls, le

visage et les mains de la Vierge sont sculptés. Le corps est une structure en fil de fer

« habillée » avec une cape, le mantón, que l’on change selon les occasions cérémonielles.

L’image est de taille très petite, mais grâce à une somptueuse couronne, elle atteint les 90

cm. Avec son « air naturel », son « visage expressif » où « les yeux, le nez et la bouche sont

parfaitement équilibrés au sein d’un ovale parfait », la Virgen de la Cabeza incarne un idéal

de « beauté douce et sereine ». Or, il faut dépouiller les articles de la revue des fêtes, une

publication qui sort à l’occasion des réjouissances vouées à la sainte patronne, pour voir

les habitants de Zújar ou les érudits locaux, non seulement décrire leur Vierge, mais aussi

développer une véritable conception esthétique.

La Señora rassemble en elle « ce qu’il y a de plus beau dans notre race », « les

meilleures essences que Dieu a mises dans chaque créature se concentrent dans Maria

comme dans une pierre précieuse ». Mais la Vierge n’est pas seulement belle : « Malgré

nos efforts de tout sublimer, que ce soit en poésie ou en prose, en peinture ou en

sculpture, nous ne pouvons concevoir l’image de Marie uniquement comme une mer

ouverte entre des rayons de lune ni comme une vallée fleurie avec de roses de Casale ni

comme esthétique pure… » Il faut faire place à une conception plus complexe de l’image

sacrée comme « lieu de rencontre où l’humain se fond avec le divin et le divin se fond

43 MUÑOZ RENEDO, op. cit., 184.44 L’on peut remarquer que les Républicains, « rouges » et mécréants, jouent le même rôle que les Maures

infidèles. 45 Revue des fêtes de Zújar Fiestas patronales en honor de Ntra. Sra. de la Cabeza, année 1996. La description

qui suit est tirée de cette revue.

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avec l’humain ». « Pure comme le cristal et réconciliée avec la bonté et la beauté divine,

elle continue d’être son miroir le plus clair46 ». Sans oublier pour autant « sa dimension

humaine de femme et de mère. » Le texte théâtral, où la Virgen de la Cabeza est appelée

tantôt « miroir clair où Dieu se reflète » (vers 1471), tantôt « dessin d’une dame

remarquable » (vers 365) fait écho à cette conception de la Vierge comme « miroir » placé

entre terre et ciel pour renvoyer, en même temps, l’image de la femme idéale et le reflet de

la divinité.

Auteur d’un essai sur le Cautiverio y Rescate de Nuestra Señora de la Cabeza, Carmen

Muñoz Renedo a souligné « l’absence de sentiment amoureux » et « la rareté des rôles

féminins » au sein des fêtes de Moros y Cristianos de Zújar. « En marge de la

représentation », les personnages féminins ne seraient là que « pour rendre les défilés plus

spectaculaires47. » En réalité, la Virgen de la Cabeza, protagoniste de la pièce, est justement

le « miroir » dans lequel toutes les femmes de Zújar peuvent se retrouver. Aussi, définie,

dans les poèmes qu’on écrit pour elle, « la plus belle parmi toutes les femmes48 », la Vierge

permet aux jeunes gens de déployer tout le spectre des sentiments amoureux : de la

passion à la vénération. Et peut-êtrefaut-il qu’ils s’éprennent de cette femme idéale avant

d’accéder à une femme réelle, comme dans l’amour courtois. Dans la représentation,

lorsque, l’un après l’autre, le capitan chrétien et le capitan maure, agenouilles devant la

statue de la Vierge placée dans une niche comme devant la fenêtre de leur belle, tissent

l’éloge de ses beautés, l’amour céleste et l’amour terrestre se confondent. Mais encore,

dans les mots du capitán moro s’adressant à la Virgen de la Cabeza : « simulacre… dans lequel

j’admire / le doux enchantement pour lequel aujourd’hui je soupire / étant ta délectable

ressemblance / l’aliment vital de mon espérance… » (vers 1409-12), c’est toute

l’ambiguïté du statut de l’image dans les sociétés chrétiennes qui apparaît. Ce

« simulacre », ce « semblant », « étincelle fugace du rayon originel », donne accès à la

Vérité, il est la « Porte du ciel » (vers 1477). « Divine » par la grâce de l’art et de la beauté,

la statue de la Vierge n’est pas animée par la vie, même si, en elle, « l’artifice apprend à

devenir nature » (vers 1399-1404). Ce théâtre de Moros y Cristianos pose donc la question

qui a hanté l’art religieux dès le début de l’ère chrétienne : celle du rapport entre

l’artistique, le naturel et le surnaturel.

« Belle copie » de la divinité, la Virgen de la Cabeza a elle-même une copie. Il s’agit

d’une petite statue en bois qui garde le sanctuaire au sommet du mont Jabalcón. Cette

Vierge de couleur sombre, de facture grossière, au sourire grimaçant, presque diabolique,

46 Revue des fêtes de Zújar Fiestas patronales en honor de Ntra. Sra. de la Cabeza, année 1996.47 Muñoz Renedo, op. cit., 21.48 Revue des fêtes de Zújar Fiestas marianas de Moros y Cristianos, année 2001.

Page 34: Deborah Puccio - Culture

dont on dit qu’elle est « laide et mal faite », inverse diamétralement les caractères de celle

qui reste pendant toute l’année dans l’église du village. Néanmoins, un fil subtil relie la

patronne de Zújar à son double grotesque. Comment expliquer autrement le fait qu’on

appelle l’éclatante Señora de Zújar « Virgen Morenita » ? Malgré le teint clair de son visage,

qui reprend certains canons de beauté éthérée de l’iconographie mariale, le terme morena,

brune, est parmi ceux qui reviennent le plus souvent dans les poèmes écrits pour la

Vierge. Revenons aux origines, à cette image tosca, sombre, de la Stma Virgen de la Cabeza

qui était en possession des premiers habitants de Zújar lorsqu’ils s’installèrent sur son

territoire. Lorsque Carmen Muñoz Renedo nous en parle, elle ajoute en note ceci : « Il

résulte que, souvent, les prélats et les curés firent disparaître quelques images très sombres

et les remplacèrent avec d’autres de meilleure facture dans les siècles XIIIe et XVIe, au

fur et à mesure que le goût esthétique s’affinait […]. Il est très possible et, même, crédible,

après tout, qu’à l’époque des Visigoths et pendant les premiers siècles de la Reconquista,

quelques images vinrent de Constantinople ; que jusqu’au Xe siècle, on façonna des

images sombres pour les espagnols, en utilisant comme modèle celles d’Orient ; que

pendant les siècles XIe et XIIe, la taille des images de Marie augmenta ; que durant les

époques de risque d’incursions maures […] beaucoup d’entre elles furent cachées par les

fidèles ; que certaines reparurent ou furent retrouvées après ; que d’autres étaient tenues

pour être apparues… et que nombre d’entre elles furent refaites ou remplacées pendant

les siècles XIIe, XVIe et XVIIe49. » Si ces précisions nous poussent à identifier la Virgen de

la Cabeza à l’une de ces images « refaites » au goût du jour, ne pourrait-on pas reconnaître

dans son double gardé au Jabalcón, lieu de la première apparition de la Vierge, l’une de

ces images « sombres » auxquelles on prête une origine orientale, primitives dans leur style

archaïque, cachées, puis, retrouvées par les « Chrétiens » ? Provenant du pays des Turcs, la

Vierge en bois, alter ego de la Virgen morena, patronne de Zújar, partage l’identité ambiguë

de ce village qui fut un temps maure50.

Nous avons vu comment les caractères esthétiques que l’on attribue à la Vierge

sont indissociables de la signification qu’on leur donne à l’intérieur d’une construction 49 L’auteur cite ici le Tratado compendiado de Arqueología y Bellas Artes de Naval Ayerve, Francisco, Arqueología

y Bellas Artes, Madrid, 1922, T. II, p. 50.50 Ailleurs, dans le monde hispanique chrétien, l’existence d’une Vierge morena exprime l’identité des

peuples vaincus. Selon la légende, la Vierge de Izamal (dans le Yucatan), cachée par un sacristain dans une

pyramide maya, le 8 décembre, jour de sa fête, échange sa place avec « sa sœur », su hermana, qui est recelée

dans l’église paroissiale. « En bois de hêtre, plus basse et à la peau sombre », la Vierge enfermée dans la

pyramide semble avoir assumé les caractères somatiques du monde maya. Voir, PECCATIELLO Roberta

Emanuela, « Strategie francescane e taumaturgiche nell’evangelizzazione della penisola Yucateca », in

FIUME (ed.), op. cit., 161.

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complexe que j’ai en partie essayé de démonter. « Mais on ne saurait comprendre ce que

cette petite image représente, ni comment son sens et sa valeur augmentent, si l’on n’était

pas spectateur les jours de fête51… » En effet, pour rentrer dans le vif de notre sujet et

examiner les mutations esthétiques de l’image mariale, il faut devenir spectateur des

réjouissances vouées à la sainte patronne de Zújar qui, passant du rite au théâtre, de

l’église au Jabalcón, du camp maure au camp chrétien, change la couleur de ses capes et

annonce la couleur du jour.

Bleu

Recelée pendant toute l’année à l’intérieur d’une pièce surélevée au dessus de

l’autel, le camarín, la Virgen de la Cabeza « descend » au milieu de ses dévots la première

journée des célébrations, lors d’un rituel très émouvant appelé Bajada de la Virgen,

Descente de la Vierge. Le rite affirme ce que la légende postule : la Vierge, appelée dans

les poèmes « Reine des anges », « Soleil », « Lune », « Etoile qui brille dans le firmament »,

vient du ciel. La cape bleue que ses camareras, ses « femmes de chambre »52, lui ont mis

pour l’occasion suggère son origine céleste. Ce sont elles qui, à travers l’habillage,

transforment l’œuvre d’art du sculpteur grenadin, l’image que l’on peut admirer pendant

toute l’année derrière la vitre de son camarín, en objet rituel. Les capes de la Vierge, dont

les motifs en or reprennent ceux des vêtements sacerdotaux, lui confèrent sa sacralité. Les

ex-voto dont elle est recouverte témoignent de son pouvoir intercesseur auprès de Dieu.

Sa couronne, « splendide couronne en or pur et pierres très précieuses53 » façonnée à

l’occasion de son couronnement54 avec les bijoux offerts par la communauté, attestent

que le lien entre celle-ci et sa patronne est reconnu par les plus hautes autorités

ecclésiastiques. Or, tous ces attributs lui sont octroyés par ses habilleuses. C’est dans le

51 Voir l’article : « L’image de Nstra. Sra. de la Cabeza, image de la mère de Zujar », Revue des fêtes de Zújar

Fiestas marianas de Moros y Cristianos, année 2001. 52 Ailleurs en territoire espagnol, les mayordomas s’appellent camareras, terme qui, dans l’Espagne de l’Ancien

Régime, désignait les « femmes de chambre » d’une princesse : ALBERT-LLORCA, 1995, 207. A Biar, en

pays valencien, où j’ai mené des enquêtes de terrain sur les rôles féminins dans les fêtes locales (en 1994,

1995 et 1996), les mayordomas sont des femmes déjà mariées, assez âgées, qui habillent et déshabillent la

statue mariale pour la fête patronale, alors que des jeunes filles de l’âge de nos mayordomas aragonaises, les

damas, constituent la « cour de la Vierge ».53 Conmemoración del setenta y cinco aniversario de la coronación de la Virgen de la Cabeza, de Zújar, Brochure, 8.54 Le couronnement de la Virgen de la Cabeza eut lieu en septembre 1926.

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secret du camarín que cette statue façonnée sur le modèle de tant d’autres, devient María de

la Cabeza, sainte patronne de Zújar.

Lorsque, au lieu de reprendre à notre compte le partage entre sacré et profane tel

qu’il est défini par le clergé, l’on se penche sur les pratiques et les rituels qui entourent

l’image de la Virgen de la Cabeza, l’on s’aperçoit que les limites entre le religieux et

l’artistique, l’église et le théâtre, sont extrêmement floues, mouvantes, changeantes et que

les deux univers se recoupent sans cesse ou finissent par se confondre. Dans cette

cérémonie par laquelle la fête débute, où la Vierge quitte son camarín - mot qui en

espagnol désigne aussi la loge - et se présente face aux dévots, elle est non seulement un

objet sacré, mais aussi un personnage théâtral. Protagoniste de la pièce qui va se jouer à

partir du lendemain sur la scène du village, la Virgen de la Cabeza est la Prima Donna de

Zújar. Divine, elle l’est alors sur le mode d’une star qui brille de tout son éclat. Ses

admirateurs, qui l’ont attendue pendant plusieurs heures assis dans les bancs de l’église

comme au théâtre, l’applaudissent comme une diva lorsqu’elle sort des coulisses et vient

s’installer à côté de l’autel. L’église devient alors le théâtre de son apparition. Ce matin, la

Vierge est une figure aérienne, « belle » d’une beauté sublime. Les fidèles ne la quittent pas

des yeux, de peur qu’elle s’évanouisse. La scénographie du rituel semble fait elle-même

faire communiquer la terre et le ciel. Au dessus de l’autel, la fenêtre du camarín de la

Vierge, où d’habitude son image est exposée au regard des fidèles, laisse filtrer en son

absence une lumière blanche. Et c’est comme si, avec cette Bajada de la Virgen, une porte

avait été ouverte sur l’au-delà. Ce soir, dans ce même camarín, par la magie d’un autre

habillage, la Vierge va changer de personnage et se transformer, de la Reine des Cieux, en

la Chiquitilla, la petite fille que les jeunes gens vont amener en pèlerinage au Jabalcón.

Rouge

L’atmosphère qui règne le soir du premier jour de fête dans le camarín de la Vierge

est bien différente de celle de la veille. Les camareras ne sont plus, comme elles le disaient

hier, « au Paradis », mais dans la chambre de la Chiquitilla, de la jeune fille qu’il faut

changer d’habit afin qu’elle puisse participer convenablement au rituel du lendemain. Pour

le jour de la Romería, du pèlerinage, ses femmes de chambre ont prévu de lui mettre,

comme d’habitude, sa cape rouge. C’est la plus « vieille ». Elle pourra donc l’abîmer à

loisir. Demain, avec cette robe « de campera », de bergère, elle sera à l’unisson avec les

espaces sauvages qu’elle va franchir. Affairées, les habilleuses de la Vierge ouvrent les

tiroirs du seul meuble du camarín, une commode regorgeant de dentelles et de rubans, de

jupons clairs et brodés et d’autres accessoires qui serviront à faire de la Virgen de la Cabeza

Page 37: Deborah Puccio - Culture

la Chiquitilla », la fillette55. A chaque fois que les camareras changent la cape de la statue,

elles la « refont » de fond en comble car, avant de l’envelopper dans un autre mantón, il

faut défaire son corps, désarticuler ses membres, décrocher ce masque qui lui sert de

visage. C’est ainsi que l’on découvre, dans la coulisse, que la Vierge déshabillée n’est qu’un

pantin inanimé. Ce corps textile que les camareras façonnent pour leur patronne est tenu

par d’innombrables épingles. Aussi, le façonnage de la Vierge se rapproche de celui des

jeunes filles, dont le costume de fête, corps éphémère, n’est pas cousu mais simplement

épinglé56. Après l’habillage, arrive le moment de parer la Chiquitilla. Un coffret spécial

recèle ses bijoux : de toutes petites chaînes pour son décolleté miniature, des bagues à la

taille de ses doigts minuscules, des bracelets confectionnés sur mesure pour sa petite

main, des broches que les camareras appliquent sur sa robe pour la décorer, dont l’une, en

forme d’œil, est appliquée sur son giron, à signifier que la Vierge elle-aussi « voit57 ».

Ce n’est donc plus le corps céleste de la veille, mais un corps sexué que celui

fabriqué par les camareras pour la Chiquitilla. Mais, tel le corps des demoiselles,

symboliquement manipulé à travers le costume, son substitut rituel, celui de la Vierge doit

être « réglé », grâce à des savoirs-faire qui jouent sur le poids et sur la mesure. Les

contraintes sont nombreuses : il faut fixer la statue de la Vierge à la châsse de manière à ce

qu’elle ne « tombe » pas. Il faut que les deux côtés de sa cape triangulaire soient

parfaitement symétriques. Il faut, encore, que la couronne se tienne bien droite sur sa tête.

Pour trouver l’équilibre, les camareras font osciller la statue comme si elles aidaient une

balance à trouver son centre. L’habillage de la Vierge est un moment d’instabilité, de

passage d’un statut à l’autre. Il est nécessaire de fixer la Vierge à son nouvel état, d’autant

plus que cet état, comme le signale aussi la couleur rouge de la robe mariale, est

dangereux. Image de la jeune fille en danger de diabolisation58 – le rouge, dans la pièce

théâtrale, est la couleur de Luzbel – la Vierge risque toujours de basculer du côté du diable

et des Maures, thème de la pièce que l’on va jouer sur le théâtre.

Sur le parvis de l’église, le matin du pèlerinage, ce n’est l’étoile descendue du ciel

qui attend les jeunes gens, mais la Chiquitilla, « La Virgen en sus andas con sus lezos y flores

puestas », « la Vierge dans sa chasse, avec ses rubans et ses fleurs59. » Cette figure

55 Sur l’habillage de la Vierge, image de la jeune fille, voir PUCCIO, 2002b.56 Sur le corps « éphémère » des jeunes filles, saisi à travers les habillages rituels qui se déroulent au

carnaval, voir PUCCIO, 2002a.57 « Voir » signifie « avoir ses règles » : VERDIER, 1995, 180. Le motif de la « vue » est repris dans

DESIDERI, 1991, 415.58 Sur la « nature démoniaque de la jeune fille », voir CHARUTY, 1997, 329-330.59 Revue des fêtes de Zújar Fiestas patronales en honor de Ntra. Sra. de la Cabeza, année 1996.

Page 38: Deborah Puccio - Culture

printanière refleurit à chaque nouvelle fête : « Comme toujours chaque année / Pour

orner sa beauté / Avril habille de fleurs / la Virgen de la Cabeza… », dit un poème. Dans

d’autres qui lui sont dédiés, la patronne de Zújar est une « Fleur qui égaye les prés », une «

Rose parmi les roses ». Les métaphores florales rapprochent la Vierge de l’adolescente

vouée au renouvellement. Hier, ce miroir qui se trouve sans raison apparente dans le

camarín semblait être tourné vers le ciel pour refléter la lumière divine. Aujourd’hui, il

paraît être orienté vers la terre pour donner à voir l’image de la jeune fille « en fleurs ». Le

bleu, on l’a dit, était la couleur de la voûte céleste ; le rouge est la couleur de la vie qui

coule et se transmet : sang des jeunes filles dont les flux sont encore sauvages, non encore

« réglés ». Leur « sauvagerie » est signalée par un autre attribut de la Chiquitilla : La Vierge

en rouge est une campera, une bergère, une femme des bois. Et cette robe « vieille » dont

les camareras la recouvrent ne signale-elle pas un « vieil » état à dépasser - l’enfance - avant

d’accéder à l’âge adulte, âge « chrétien » où la demoiselle est prête au mariage60 ?

Le matin de la Romería, les jeunes gens de la confrérie des Romeros, les Pèlerins,

s’emparent de la Chiquitilla pour la monter jusqu’à l’ermitage. Une procession dans les

rues du village précède le pèlerinage. Au passage de la « petite fille », ses dévots

accrochent de l’argent sur le ruban qui ceint sa châsse. Autrefois, c’est sur la robe de la

fille à marier que les prétendants accrochaient des billets. Elle était alors leur « captive »,

jusqu’à ce que son fiancé ne la « rachète » en payant son prix. Les rites qui aujourd’hui

entourent la Vierge recèlent des séquences des rituels nuptiaux du passé. Arrivés à un

endroit appelé la erilla empedrada, là où une pierre plate semble séparer l’espace habité de

l’espace sauvage, les habitants de Zújar qui ne participent pas au pèlerinage prennent

congé de leur patronne : « La Vierge dans sa chasse est portée sur le dos et saluée avec des

coups de fusil tout au long du chemin61 ». Dans cet acte qui rappelle la despedida de la novia,

« l’adieu à la mariée », les Romeros jouent le rôle des étrangers, des preneurs de femmes.

C’est à contrecœur que ceux qui restent au village confient l’image aux « pèlerins », qui

enveloppent la châsse dans un voile transparent avant d’entreprendre leur fuite. Dans la

pièce, il faut s’en souvenir, ce sont les Maures qui enlèvent la Virgen de la Cabeza. Ces

Maures qui, dans l’histoire et dans le mythe, enlevaient les femmes chrétiennes. Mais une

autre symbolique intervient dans ce rituel. Ce voile dont les Romeros couvrent la statue

pour la cacher est aussi un suaire. La Virgen de la Cabeza est une âme en peine qu’il faut

60 J’ai montré comment des vêtements caractérisés comme « vieux », « sales », « ensauvagés », rituellement

portés au carnaval par les jeunes filles, manifestaient leur état « sauvage », PUCCIO, 2000 et PUCCIO,

2002a, 21-39.61 MUÑOZ RENEDO, op. cit., p. 182.

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accompagner, au moyen d’un pèlerinage, jusqu’au lieu de son repos62. Ces deux codes,

matrimonial et funéraire, ne cesseront de s’entrelacer tout au long des réjouissances.

C’est au son des tambours qui marquent le rythme soutenu des pas des pèlerins

que la statue est montée au Cerro, au sommet du Jabalcón. La montagne résonne des

piropos, des galanteries63 qui sont adressées à la Chiquitilla : « Guapa ! Guapa ! Guapa !

Guapa y Guapa ! » La Vierge en rouge - rouge passion - est la « belle, merveilleuse femme »

qui, dans le théâtre, trouble le capitan chrétien : « Quelle forte passion / me met dans un

tel état / que, si elle me regarde, elle me terrasse / et elle déroute tout mon savoir. » (vers :

599-603) C’est la captive, Nuestra cautiva, comme on la nomme dans les poèmes, qui a

volé le cœur de tous les villageois : « Nos a robado el corazon ». C’est la Chiquitilla, la petite

fille qu’il faut rendre heureuse. « Il faut qu’elle s’amuse ! », disent les jeunes gens

lorsqu’ils la font « monter au ciel » Le seul contact avec sa châsse les fait, à leur tour,

monter au septième ciel : « J’ai une érection ! Et toi ? » « Moi aussi j’ai une érection ! », se

disent entre eux les porteurs de la Vierge, sans craindre d’offusquer leur patronne par

leurs propos grivois. Cet amour passionnel peut vite tourner à la violence.

Les jeunes gens qui courent sur le sentier escarpé du Jabalcón, bousculent la châsse,

maltraitent la Vierge, parfois, même, ils insultent leur patronne. Leur comportement

devient outrageux, lorsqu’ils demandent à la Virgen de la Cabeza : « As-tu soif ? », puis, lui

tendant une gourde remplie de vin : « Bois ! C’est du vinaigre ! » Cette attitude méprisante

assimile les Romeros aux Juifs narguant le Christ dans une autre Passion. Image-miroir, la

Vierge est aussi une figure christique. Eclairé à la lumière du théâtre, le rite nous propose

une autre association. Dans la pièce, ce sont les Maures qui portent outrage à

l’image64. Maures ou Juifs, le pèlerinage fait basculer tous ceux qui y participent, y compris

la Vierge rouge65, dans un univers non-chrétien. La châsse caracole sur les épaules des

porteurs à qui, comme à la Vierge pèlerine, on offre à boire du vin tout au long de ce

Chemin de Croix. Absorbée en grande quantité par tous les Romeros, cette boisson alourdit

les jambes de ceux qui gravissent les pentes raides de la montagne et, particulièrement, de

ceux qui supportent le poids de la Chiquitilla. Pour eux, l’image devient de plus en plus 62 Sur le pèlerinage comme voyage métaphysique, voir CHARUTY, op. cit., 243-299.63 Guapa, en espagnol signifie « belle ». Les litanies pour la Vierge sont « comme des piropos », dit-on dans la

revue des fêtes (Revue des fêtes de Zújar Fiestas marianas de Moros y Cristianos, année 2001, 28), ces

galantéries adressées aux femmes pour lesquelles les andalous sont connus en toute l’Espagne. 64 Voir les vers 1 157-60 (Pues, moro, si esto ha de ser / ven y recibe la Imagen / y mira no me la ultrajen… en llegando

a tu poder) où le Chrétien cède l’image de la Vierge au Maure, tout en lui recommandant de ne pas

l’outrager. Dans la Morisma, une autre représentation de Moros y Cristianos dans la ville d’Aínsa (Aragon), les

Maures se caractérisent également comme ceux qui profanent la messe : PUCCIO, 2003. 65 Rappelons que le rouge est aussi la couleur qui caractérise les Juifs : FABRE-VASSAS, 1994, 122-165.

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« lourde ». Cette lourdeur de la statue recèle un péril. Le poids de la Vierge est celui du

« mauvais mort » qui risque d’entraîner son porteur dans l’au-delà66. Veiller à ce que la

Vierge « ne tombe pas », faire attention à « ne pas tomber » soi-même signifie conjurer le

danger de chute qui incombe sur tous les pèlerins.

La montée au Cerro ne se fait pas d’un seul trait. A chaque fois que le paysage

change, que la pente devient plus raide, que la nature se fait plus sauvage et le terrain plus

glissant, les Romeros font une halte. La statue est alors posée sur un rocher et, au son des

tambours, l’abanderado, le porte-drapeau, accomplit des jeux d’adresse devant la châsse de

la Vierge. Face à face avec l’image, le jeune qui fait tournoyer la bandera lui fait courir le

risque de « tomber », sans jamais pour autant la faire « tomber ». C’est le même péril

auquel les porteurs exposent à la statue, en équilibre instable sur leurs épaules, à moins

que ce ne soit pas, justement, la Chiquitilla qui permet à ceux qui la portent de traverser et

de dépasser cette épreuve67. A chaque fois que la Vierge bascule d’un état à l’autre -

devant la porte de l’église, à la erilla empedrada, aux haltes du pèlerinage… - l’abanderado fait

tourner son drapeau, se met en déséquilibre sur un pied, tombe et se relève, mettant en

scène l’instabilité de l’identité chrétienne de la communauté toute entière. Mais la bandera

qui accompagne le pèlerinage au Jabalcón n’est-ce pas ce « bâton » qui « garantit l’intégrité

de celui qui passe dans le monde des morts et, ce faisant, lui permet de revenir dans le

monde des vivants68 » ? Tous ceux qui suivent la Vierge dans ce parcours périlleux

oscillent avec elle entre le monde des morts et celui des vivants, les Maures et les

Chrétiens, le Bien et le Mal, le rouge et le noir.

Le pèlerinage aboutit au point le plus haut de la montagne, à l’endroit où se dresse

le sanctuaire dédié à la Virgen de la Cabeza, mais habité par la Vierge noire. La Chiquitilla est

placée à côté de sa copie. Cette statuette sombre, côte à côte avec la Vierge lumineuse,

révèle son côté obscur, cette part adverse de soi que les « Chrétiens » de Zújar ont à leur

tour dévoilé en jouant les Maures. Dans cette fête de Moros y Cristianos tout se partage en

deux camps. A l’intérieur de l’église, silencieux, respectueux, se comportant comme de

« bons chrétiens », les fidèles assistent à la messe. A l’extérieur, les jeunes se soûlent, mais

c’est au nom de la Virgen de la Cabeza qu’ils font leur promesa de vino, leur vœu de vin,

lorsqu’ils se mettent à genoux, lèvent les bras au ciel et ouvrent leur bouche pour recevoir

la giclée d’alcool que leurs compagnons font sortir de la gourde. Cette montée au ciel où

les jeunes ont exploré l’autre côté d’eux-mêmes est, en réalité, une véritable descente aux

enfers. Dans un dépôt en béton symétrique à la chapelle consacrée à la Vierge, les jeunes

66 CHARUTY, op. cit., 284.67 Sur les dangers métaphysiques du pèlerinage, voir CHARUTY, op. cit., 248-260.68 CHARUTY, op. cit., 277.

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atteignent le paroxysme de leur ivresse et de leur ensauvagement rituels69. Lorsque l’on

pénètre à l’intérieur de cette pièce sans fenêtres, on a l’impression d’être dans un lieu de

peine : on est saisi par une odeur acre de vin, de sueur et de vomit. Les tambours ne

cessent de jouer leur musique infernale. Dans un bruit assourdissant, les jeunes se jettent

par terre, se roulent dans la boue, se frappent et se blessent, déchirent leurs vêtements et

leur peau, et ils boivent, sans répit. Mais dans cet enfer dantesque, c’est encore la Vierge

qu’ils invoquent : « Guapa ! Guapa ! Guapa ! Guapa y guapa ! », crient-ils dans leur délire.

Habillée en rouge comme Luzbel, la Virgen de la Cabeza a la beauté du Diable.

Le chemin du retour est celui du rachat. Silencieux, le regard bas, se soutenant les

uns les autres de peur de « tomber », les pèlerins ressemblent à des pénitents. Ceux qui ne

tiennent plus débout sont traînés par les autres comme des poids morts. Les plus ivres se

laissent glisser, dévalent la montagne en dégringolant. Epuisés, les porteurs de la Vierge

fléchissent leurs genoux, trébuchent sur leurs pieds, mais il faut résister jusqu’à la fin.

D’une manière ou d’une autre, il faut revenir chez soi, redevenir soi, rentrer au village.

Pour se restaurer, les Romeros boivent maintenant de l’eau. Les plus saouls sont trempés

dans les flaques et les rigoles rencontrées sur la route, manière de les purifier, de les

« baptiser » m’explique-t-on en rigolant. C’est ainsi que ceux qui ont fait les Maures

deviennent à nouveau « Chrétiens ». L’eau opère le miracle : celle que l’on boit pour se

purger, celle dont on frotte les plus « sales » afin de faire apparaître les traits de leur visage

noirci par la fange, celle où sont plongés les impénitents, celle que les Romeros se jettent

avec des seaux dans des jeux rituels qui se déroulent lors de la « Descente », ou celle que la

Vierge fait « miraculeusement » tomber du ciel à la fin de cette journée. Rouge comme la

cape de la Virgen de la Cabeza, le vin, « miraculeusement » transformé en eau, permet de se

perdre et de se racheter, d’expérimenter sa propre altérité et de retrouver son identité

chrétienne restaurée. Nous savons que, dans la représentation théâtrale, le rouge est la

couleur des Maures qui gardent la Vierge « captive » jusqu’à ce que les Chrétiens de Zújar

ne la rachètent. La « prisonnière maure » revient aux Chrétiens, mais à condition qu’ils

puissent payer sa rançon70…

Objet du désir, la Virgen de la Cabeza coûte cher : « pour elle, on nous donnera

beaucoup de millions » (vers 619-620), disent les Maures qui la gardent en captivité. Telle

la jeune fille d’antan, « mise aux enchères » jusqu’à ce que son fiancé ne la rachète, la

Chiquitilla, captive des Romeros pour un jour, doit être « rachetée » par les gens de son

village. Le ruban entourant sa châsse est maintenant chargé de billets d’argent. Ceux qui

69 Sur l’ivresse rituelle des jeunes, AMIEL, 1989.70 Dans la littérature épique des Romance, la « prisonnière maure » est la jeune fille « chrétienne » enlevée

par les Maures. Sur ce thème, voir PUCCIO, 2002a, 182-191.

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sont restés en ville attendre le retour de leur patronne doivent montrer de pouvoir payer

son prix. Est-ce la raison implicite pour laquelle ils sont habillés comme des « riches »,

avec leurs vêtements les plus élégants, leurs plus beaux atours ? Fringants, propres, l’air

distingué, ils s’opposent diamétralement à ceux qui reviennent du pèlerinage ivres, sales et

déchiquetés. Le contraste entre Maures et Chrétiens s’est déplacé. Il oppose maintenant

les riches et les pauvres. Dans le passé, des disputes bien réelles éclataient au moment du

passage de la statue d’un groupe à l’autre. De même que l’œuvre d’art, l’objet sacré a une

valeur très élevée. Mais ce qu’il y a de plus précieux, c’est la jeune fille qui, lors du

mariage, passe d’une famille à l’autre.

A l’orée du village, c’est l’Ange qui opère le passage de la Vierge d’un camp à

l’autre. L’Ange qui, dans la pièce, rend aux Chrétiens la Virgen de la Cabeza après l’avoir

arrachée aux Maures, accueille la Chiquitilla à la fin du pèlerinage pour la conduire jusqu’à

la place où la représentation va se dérouler. Médiateur entre le rite et le théâtre, entre le

monde surnaturel représenté par cette montagne qui est, à la fois, le Ciel, l’Enfer et le

Purgatoire, et le monde terrestre, l’espace socialisé du village, l’Ange transforme l’objet

rituel en personnage théâtral. Tous les habitants de Zújar qui n’ont pas participé à la

Romería – les vieux, les malades, les acteurs qui « risqueraient de perdre leur voix » -

pourront assister à la représentation du Cautiverio y Rescate de Nuestra Señora de la Cabeza et

vivre cette épreuve sur le mode de l’identification. Autrefois, on l’a dit, seul le mariage

pouvait « racheter » la jeune fille. L’esthétique du rituel d’aujourd’hui permet de retrouver

la trame du rite passé, tissée en blanc sur la robe de la Vierge…

Blanc

Le dimanche matin, la Virgen de la Cabeza attend sur le seuil de l’église, toute de

blanc vêtue. Dans le texte théâtral, la Vierge est rapprochée de tout ce que de plus éclatant

il y a dans la nature : on l’appelle « notre Aurore » (vers 840), « Vierge plus claire que la

lumière du jour » (vers 1491) « Lumière céleste du matin », « blanche colombe » (vers

999), « oeillet blanc » (vers 1526). Dans les poèmes, la patronne de Zújar est associée à des

fleurs blanches - non seulement l’œillet, mais aussi, la rose ou le jasmin - et à des images

lumineuses - « soleil qui nous éclaire », « lumière dans la pénombre », « lumière toujours

allumée71 ». Le rituel reprend ces métaphores et leur donne forme et contenu : dans la

clarté matinale, la châsse de la Vierge, illuminée par des lampes allumées en plein jour,

71 Revue des fêtes de Zújar Fiestas marianas de Moros y Cristianos, année 2001.

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brille de tout son éclat. Des bouquets de roses et d’œillets entourent la statue recouverte

d’une cape à la blancheur rutilante. Si hier la Chiquitilla avait révélé son côté obscur,

aujourd’hui, elle montre sa face lumineuse.

Eblouissante sous l’éclairage argenté et pur du matin, la Vierge en blanc ressemble

à une mariée attendant son époux sur le pas de la porte. Elégants, cravatés, en costume

bleu, les costaleros, ses porteurs, viennent la chercher pour l’emmener en procession. Toute

la communauté s’est habillée avec des vêtements de fête, si bien qu’à suivre cette dame

blanche on a l’impression d’accompagner un cortège nuptial. Habillé comme un époux, le

capataz est à sa tête. Face à face avec la Madone, il dirige les mouvements de la châsse

mariale à l’aide d’une baguette qui le fait ressembler à un directeur d’orchestre. Partenaire

de la Virgen de la Cabeza, tout au long de cette marche qui est comme une danse, il doit

accorder les oscillations de la statue à la musique jouée par les fanfares. Meneur des

danses, il régularise « el balanceo », le balancement de l’image qui oscille sur la tête des

costaleros comme une pendule en quête d’équilibre. En cherchant un axe pour stabiliser les

vacillations de la Vierge, le capataz poursuit la même recherche de symétrie que les

camareras ajustant la cape de la Chiquitilla de façon à « ne pas la faire pencher d’un côté ».

Hier, la Chiquitilla rebondissait sur les épaules de ses porteurs au rythme endiablé des

tambours. Aujourd’hui, il faut la Virgen de la Cabeza, image de la jeune fille « réglée » par

les vertus de l’alliance72. « danse » suivant un tempo harmonieux. Aux Romeros qui, ivres,

chancelaient, on arrêtait pas de dire : « Centrate ! » « Centre-toi ! » Il faut maintenant que la

communauté toute entière retrouve son centre autour de sa patronne, après avoir vacillé

entre les Maures et les Chrétiens, le Bien et le Mal, le Paradis et l’Enfer, le ciel et la terre.

La procession suit ordonnée les pas cadencés des costaleros guidés par leur chef. La norme

impose que le flux des villageois soit ininterrompu. « Il ne faut pas laisser des vides ! »,

m’intime-t-on, en formulant par l’injonction de ne pas interrompre cette chaîne humaine

l’obligation impérieuse de perpétuer la société. Les morts et les vivants, le monde d’en bas

et le monde d’en haut sont ainsi reliés dans un ordre chrétien qui est, à la fois, un idéal

esthétique, un principe éthique et une valeur métaphysique.

Pour régulariser les balancements de la Vierge, le capataz doit mettre en œuvre tout

son savoir sur le poids et la mesure. Il connaît la taille de ses hommes, la hauteur précise

de leurs épaules. C’est lui qui repartit le poids de la châsse sur les épaules des porteurs

« afin qu’elle soit plus légère ». Pendant toute l’année, lors des répétitions se déroulant à

l’intérieur de l’église vidée de ses bancs, il a entraîné les costaleros à porter, non pas l’image

de leur patronne, mais une brique de la même pesanteur. La lourdeur de la statue, on s’en

72 CHARUTY, op. cit., 41-101.

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souvient, qui augmentait au fur et à mesure que les Romeros, de plus en plus fatigués et de

plus en plus ivres, montaient les pentes escarpées du Jabalcón, était celle du

« mauvais mort » que le pèlerin doit accompagner jusqu’au lieu de son repos73. La

procession suit la même prescription que la Romería : il faut rendre la Vierge « légère ».

C’est pourquoi les jeunes gens qui la portent la font « danser ». Cette épreuve libérera

l’âme du défunt des entraves qui la retiennent sur terre et lui permettra de s’envoler au

Ciel. Si les hermanos, les confères qui suivent ce cortège, brandissent un cierge allumé en

plein jour, ce n’est pas, comme ils le disent : « para alumbrar la Virgen » « pour éclairer le

parcours de la Vierge », mais pour illuminer le chemin des âmes qu’elle aura contribué à

délivrer du poids des entraves terrestres.

Ce réseau signifiant se poursuit au sein du théâtre. Le deuxième acte de la pièce, le

Rescate, est joué à côté d’une petite chapelle consacrée à San Marc, qui abrite la Vierge

pendant le temps de la représentation. A l’arrière plan du plateau où se déroule le

spectacle, des pâturages parsemés d’oliviers offrent un décor biblique au drame sacré. Le

seul objet présent sur scène est une balance. En effet, le sujet principal du « Rachat » est la

pesée. Pour récupérer l’image captive des Maures, le capitan chrétien doit payer un prix

équivalent au poids de la Vierge. La statue est posée sur le plateau d’une bascule. Sa

lourdeur équivaut à son état de captivité. Le Capitán Cristiano met sa rançon en or sur

l’autre plateau. Rachetée par les Chrétiens, la Virgen de la Cabeza devient « légère ». Mais le

diable triche, en appuyant son épée du côté de la Vierge pour l’alourdir à nouveau. C’est

l’Ange qui rétablit l’équilibre et rend la Madone aux Chrétiens. La signification de cette

séquence théâtrale devient compréhensible lorsque on la relie à certains rituels

thérapeutiques présents dans les pèlerinages de l’Europe chrétienne. Giordana Charuty a

montré que, offrir au saint au nom duquel on accomplit un pèlerinage l’équivalent de son

propre poids en cire ou en blé libère une âme en peine qui peut s’envoler légère au ciel en

affranchissant le malade de son mal. Ce geste, en même temps qu’il restaure l’identité

chrétienne du souffrant, rétablit l’équilibre compromis entre corps et âme, responsable de

la « maladie ». Le même pouvoir de guérison est accordé au mariage74. Blanche comme

une mariée, la Virgen de la Cabeza guérit, sauve et rachète son village. Le rite opéré sur la

Vierge s’adresse, en réalité, à la communauté chrétienne de Zújar, « prisonnière » de son

passé maure, de cet ineffaçable passé que la noirceur de sa copie rappelle. Couleur du

Maure, le noir est aussi la couleur du deuil. Peut-être, alors, faut-il faire le deuil de son

« être maure » pour devenir « chrétien » à tous les effets…

73 CHARUTY, op. cit., 260-267.74 CHARUTY, op. cit., 339-245.

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La mort et la jeune fille

Le dernier jour de fête, après une dernière procession matinale, les musiciens, les

costaleros, les figurants, les acteurs, et quelques membres de la confrérie de la Virgen de la

Cabeza sont invités par les officiales75 à un repas aussi somptueux qu’un festin de noces.

Mais les réjouissances ne se sont pas encore achevées, et tous les revirements sont encore

possibles, comme si l’équilibre recherché tout au long de ces célébrations était encore

précaire. Ceux-là même qui, le matin, avaient harmonisé la société au rythme de la

musique jouée par les fanfares, semblent pris par un dérèglement soudain. A la fin du

repas, les tambours recommencent leur chahut infernal, les porteurs de la Vierge les

accompagnent avec des instruments improvisés : des verres, des bouteilles, des cuillères,

des fourchettes et tout ce qu’ils trouvent sous la main. Voici le « mariage » transformé en

charivari ! De la cérémonie religieuse au carnaval, les costaleros se travestissent en femme

en utilisant les nappes et les serviettes du restaurant. Dès que nous tournons le regard de

la scène, l’ordre chrétien restauré par le rite est prêt à virer au désordre. Aussitôt le repas

fini, les costaleros se remettent dans les rangs et les musiciens reprennent leurs notes les

plus mélodieuses pour conduire la Vierge au Capayón. Une séquence de la représentation,

« le baptême du Maure », a été décalée. Cet échelonnement permet, non seulement de

meubler une journée « vide », mais aussi de signifier que la conversion est un processus

lent, en plusieurs étapes, fait de réticences et d’hésitations. D’ailleurs, el bautizo del Moro,

avec les allées et venues de Zelín, le criado du capitan maure76, essayant de se dérober au

geste qui fera de lui un chrétien, offre, sur la scène du théâtre, le même spectacle du

flottement de l’identité chrétienne que les porteurs de la Vierge nous ont révélé derrière

les coulisses.

Le seul objet de la mise en scène de ce dernier acte du Cautiverio y Rescate de Nuestra

Señora de la Cabeza est une cruche d’eau qui sert à baptiser le maure. Alors que Zelín

demande à Minardo, le criado chrétien, de le « baptiser avec du bon vin » (vers 1619), dans

les poèmes, on dit que la Virgen de la Cabeza est « propre et douce… / comme un courant

d’eau ». Rouge comme le Diable et comme le Maure, le vin est la boisson de l’altérité.

C’est à l’eau de la Vierge de « laver l’ancien affront » (vers 1678), celui d’une communauté

chrétienne qui fut un temps maure. Passé du rite au théâtre, ce liquide garde les mêmes

75 Les officiales sont ceux qui prennent en charge les frais des réjouissances. En nombre de six, ils payent la

fête « par vœu » et choisissent les six acteurs qui jouent « à leur place » un rôle dans la pièce théâtrale. Ce

théâtre suit la même règle que le pèlerinage que l’on peut faire par délégation, CHARUTY, op. cit., 26176 Le criado est un personnage du théâtre du siècle d’Or.

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qualités : de retour du pèlerinage, il avait purifié les Romeros qui, ivres-morts77, revenaient

au village. Ces pèlerins qui gardaient la Vierge prisonnière, tout en s’identifiant aux

défunts78, incarnent aussi les Maures, revenants qui hantent ces terres dont ils furent

chassés. Effacer à l’eau baptismale les dernières traces du Maure, équivaut à se libérer du

poids du mort. Cette conversion est aussi un renouvellement car, si la cape rouge de la

Vierge était caractérisée comme « vieille », le mantón blanc qu’elle porte le dernier jour des

réjouissances est « flambant neuf ». Dans la pièce, la renaissance de la communauté

chrétienne implique la mort des maures : «Vive la Vierge sacrée / et que les maures

meurent ! Qu’ils meurent ! » comme le dit Minardo (vers 786-87). Dans le rite, pour que

« les morts meurent », il faut que le deuil soit accompli.

Le mariage du matin va lentement tourner aux funérailles du soir, quand, pour la

dernière fois, on accompagne la Vierge à l’église pour despedirla, prendre congé d’elle,

comme d’une jeune fille suivant son époux loin, ou comme d’un mort qu’il faut laisser

partir. La despedida de la Virgen, cérémonie religieuse qui achève aussi d’autres fêtes de

Moros y Cristianos placées sous le patronage de la Vierge79, est calquée sur un rituel à la

double signification : nuptiale et mortuaire. L’adieu à la Chiquitilla qui, habillée comme une

mariée, ressemble de la jeune fille quittant son village lors de ses noces, permet à la

communauté de « dire adieu » (despedir) à ses propres défunts. Le temps festif les avait

« ranimés », en leur donnant l’identité des Autres, des Maures. Maintenant que les

réjouissances s’apprêtent à finir, il faut les renvoyer dans leur monde, l’« autre » monde.

Une marche funèbre ramène la Vierge à l’église, dans une procession finale dense

d’émotion. Tout le monde pleure lorsque les costaleros font danser la Vierge une dernière

fois, avant de la faire disparaître derrière le portail de l’église. Ces champions

accomplissent alors une performance très appréciée : ils lèvent la châsse en l’air, les bras

écartées en signe de victoire. La Vierge monte au ciel légère, emportant avec elle toutes les

âmes retenues ici-bas par un « poids » qui empêchait leur ascension au Paradis : « Elle les

gardera avec elle dans le Ciel, avec tous les autres80 », écrit l’un de ses dévots dans la revue

des fêtes. Dans la représentation théâtrale, cette victoire sur la mort se confond avec la

victoire sur les Maures : « Victoire pour notre reine ! » crie le capitan chrétien, en même

temps qu’il proclame : « dehors le deuil ! Dehors ! Dehors ! » (vers 900-902) L’exploit des

costaleros transpose sur un autre registre le triomphe des Chrétiens qui constitue l’épilogue

77 Sur l’identification rituelle entre les jeunes et les morts, voir FABRE, 1987.78 Sur l’identification entre les pèlerins et les défunts, voir CHARUTY, op. cit. 260-267. 79 Ce rituel, comme on le verra, existe au sein des fêtes de « Moros y Cristianos » de Biar (pays valencien).80 Revue des fêtes de Zújar Fiestas patronales en honor de Ntra. Sra. de la Cabeza, année 1996.

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de la pièce. La fin des célébrations coïncide avec la fin du deuil marquant que la limite

entre les morts et les vivants, brouillée pendant le temps festif, a été à nouveau rétablie.

Le texte théâtral donne au mot cabeza la signification de crâne (vers 1730-1745). La

sainte patronne, appelée Cabeza de Cabeza (vers 1780) protège, du haut du Jabalcón, les

défunts de son village. Comme les morts, la Virgen de la Cabeza part à reculons81. Les

larmes baignent les visages de tous zujareños, lorsque les costaleros rentrent sa chasse à pas

lents et solennels : « Deux en avant et un en arrière ». C’est leur manière à eux de

prolonger l’instant du congé, afin que les habitants de Zújar puissent la garder encore un

peu avec eux, comme on le ferait avec un être cher dont on a du mal à se départir. « Tu te

rends compte ? me dit l’un des jeunes, « je ne pourrai plus la sentir contre mon

épaule… ». Mais on n’y peut rien : « Hay que enserrar la Virgen ! », « Il faut enfermer la

Vierge ! » Cette ouverture qui, lors de la Bajada de la Virgen, laissait passer une lumière

céleste, est devenu un trou noir, un gouffre attirant la Chiquitilla dans la terre des morts.

Sombre et vide, cette fenêtre au cœur de l’église ressemble des ces tombes béantes que

nous avons vu dans le cimetière de Zújar, très visité durant toute la période des

célébrations. Lorsque la Vierge franchit en reculant la porte qui donne accès à son camarín,

la fête se termine. Avant de partir, les présents se serrent la main, s’embrassent et se disent

en pleurant : « Nos a déjado… » « Elle nous a quittés… », comme on le ferait lors d’un

enterrement. Les réjouissances s’achèvent lorsque la diva de la fête sort de la scène et

revient dans sa loge. « Enfermée » dans cette pièce, tel un défunt dans son cercueil, elle

n’est plus belle que de la beauté du mort. Le personnage théâtral, l’objet rituel aux

multiples facettes reprend sa place d’icône. La statue que les camareras ont habillée et

déshabillée, que les jeunes gens ont fait danser, à laquelle, tour à tour, le rite et le théâtre

ont fait jouer plusieurs rôles, figée derrière la vitre du camarín, redevient une image à

adorer, belle et inaccessible. Une distance a été mise entre la Vierge et ses dévots, celle

que le rituel crée ou annule entre le naturel et le surnaturel, les vivants et les morts, le ciel

et la terre. Dans un ravissement extasié, les habitants de Zújar rendent le dernier

hommage à leur patronne et quittent, eux-aussi, la scène festive.

La beauté ambivalente de la Vierge « maure et chrétienne »

Les réjouissances se sont ainsi achevées, mais on aurait tort de croire que tout a été

« joué ». Au restaurant, les douze costaleros, assis autour d’une table, écoutent le capataz qui,

81 L’usage d’inverser le positionnement du mort pour faciliter son départ dans l’au-delà est attesté.

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débout, leur tient un discours. Il les a assemblés pour leur communiquer quelque chose de

« grave » : quelqu’un a trahi, « sacó el ombro », il a sorti l’épaule pour se soustraire au poids

de la châsse. « Mucho peso ! » « Beaucoup de poids » a déchiré les membres des jeunes

porteurs. Les costaleros innocents ouvrent leurs chemises, prêts à afficher leurs stigmates.

Le capataz invite alors le traître à se manifester. Quelqu’un part sans rien dire et l’on

comprend que c’est lui le « Judas ». Une fois la fête finie, il y a encore un Maure : c’est

celui qui a vendu la Vierge en trichant sur le poids. L’épilogue de la pièce ne semble pas

apporter une résolution au drame de Maures et Chrétiens : « manière d’exprimer et

d’élaborer… le drame d’exister », dit le psychologue82.

Cette Vierge « maure et chrétienne », comme on la définit à Zújar, tendue entre

terre et ciel, entre Paradis et Enfer, entre Ange et Diable, entre chute et rachat, exprime

elle aussi un conflit qui travaille la pensée chrétienne, ses représentations et ses

productions. Elle qui porte les insignes de cette dualité dans ses capes, où sont brodés

côte à côte une croix et un croissant de lune. L’ambivalence de la Virgen de la Cabeza peut

donner lieu à deux images opposées - l’une blanche, l’autre « noire », l’une « laide », l’autre

belle… - ou se condenser sur un seul objet rituel qui change de statut selon les moments

du rite et les manipulations symboliques auxquelles il est soumis. Belle, la Vierge l’est

comme un ange, comme une diva, comme une jeune fille, comme le Diable, comme un

mort ou comme le Maure. Mais si toutes ces images répondent à différents modèles de

beauté, on ne peut les comprendre qu’à l’intérieur d’un système de valeurs plus vaste et

complexe permettant de les relier. Ainsi, c’est le système symbolique sous-jacent aux fêtes

de « Maures et Chrétiens », dont j’ai essayé de mettre à jour quelques articulations, qui

permet de déchiffrer son code esthétique.

82 DOMÍNGUEZ, Carlo « Moros y Cristianos en Zújar. La mirada de un psicólogo », Revue des fêtes de

Zújar Fiestas marianas de Moros y Cristianos, année 2001, 24.

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La beauté de la reine

A Biar, ville du pays valencien célébrant une fête de Maures et Chrétiens en l’honneur de la

Virgen de las Grácias, les habitants sont partagés entre la dévotion à leur Vierge et l’attachement

« atavique » à un mannequin qui, sur un mode burlesque, représente Mahomet : la Mahoma. « La

Mahoma ce n’est rien, c’est un mannequin. Et pourtant nous avons beaucoup de dévotion

pour la Mahoma. Dévotion non, mais de l’affection et une sorte de respect. On ne sait pas

trop comment l’expliquer parce que nous sommes catholiques et la Mahoma est

musulmane. Mais on ne peut pas s’empêcher d’éprouver de l’affection pour elle, quelque

chose de particulier. On la connaît depuis toujours parce qu’elle est ici depuis toujours...

les gens qui ne savent pas doivent penser qu’on est fous d’être dévots d’une maure ! » Les

jeux de correspondances, d’opposition et de dédoublement entre ces deux figures féminines me permettront

de prolonger mon questionnement à propos d’autres images antinomiques rencontrées lors de mon périple

en Espagne - la Virgen de la Cabeza et sa copie grotesque de Zújar, la « reine maure » et la « reine

chrétienne » du théâtre de la Morisma -, de leurs esthétiques respectives et des significations qui leur sont

attachées.

Si la Virgen de las Grácias va me permettre d’enrichir la réflexion à propos de l’objet sacré

que j’avais entamée à propos de la Chiquitilla, la présence d’une « reine de la fête » - personnage rituel

interprété chaque année par une demoiselle qui devient la protagoniste des réjouissances - me permettra de

montrer, d’un côté, que la Vierge joue par rapport aux jeunes filles un rôle de « miroir », de l’autre, que

l’univers symbolique qui englobe ces rôles festifs est encore celui du mariage.

Le code matrimonial et le code funéraire vont à nouveau apparaître dans leur enchevêtrement,

système sous-jacent aux fêtes de « Maures et Chrétiens » et toile de fond des rites thérapeutiques, des

pratiques rituelles de deuil et des formes ritualisées de rencontre entre les deux sexes.

Mais l’alliance mise en scène à conclusion de ces fêtes guerrières, suscitant l’apparition de toute

une panoplie d’objets qui font défaut au « véritable » mariage, nous interrogera sur le sens à donner à une

esthétique festive qui, parfois, semble masquer un vide…

La Vierge et la reine

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« Les fêtes se célèbrent en l’honneur de la Vierge : la Bajada de la Virgen, la

Despedida, tous ces actes sont faits en l’honneur de la Madre de Deu de Grácia. Mais la

Vierge, ce n’est pas une idée religieuse. Elle est comme un mythe. Elle est comme la

Mahoma. Moi, je ne suis ni catholique ni apostolique, mais qu’on ne touche pas à la

Vierge ! Je suis très dévote à la Vierge, de même qu’à la Mahoma. Dans la fête, je participe

à tous les actes la concernant et toutes mes amies sont dévotes à la Vierge. Depuis

l’enfance on t’en parle. A la fête, tu la vois monter sur l’autel, et quand on la met sur le

trône, ta mère te dit : « Regarde comment monte la Vierge ! » Et c’est des choses que,

quand tu es petite, te paraissent grandes… » Les mises en scène festives nous renseignent sur des

aspects de la personnalité mythique que les habitants de Biar prêtent à la Vierge. Ici, la « vraie » statue

est recelée à l’ermitage où elle revient à la fin des réjouissances lors d’un rituel qui, inversant celui de la

Bajada que nous avons déjà examiné à propos de la Virgen de la Cabeza, représente la « Montée au

Ciel » de la Madre de Deu de Gràcia. C’est de là-haut qu’elle descend au début des festivités, grâce à

un habillage exécuté par un groupe de femmes qui nous rappellent de près les camareras de Zújar : les

cameristas. Il faut attendre plusieurs années avant de pouvoir en faire partie, et peut-être que les

interminables « listes d’attente » où les femmes mariées doivent s’inscrire avant d’être « choisies », en

nombre de quatre, par la confrérie de la Madre de Déu de Grácia, créent les conditions nécessaires afin

qu’elles accèdent à cette tâche délicate quand déjà leurs ardeurs juvéniles se sont apaisées… « Nous

étions comme au Paradis », m’ont-elles révélé, pour décrire l’émotion de se retrouver dans le camarín

de la Vierge, dans le secret de ce lieu surélevé dont les murs sont peints avec des anges et le plafond

représente la voûte du ciel. A l’intérieur de cette loge céleste dont l’entrée est interdite aux visiteurs, aux

curieux et, même, aux ethnologues, elles ont ouvert ce coffre qui, tel un trésor, en dehors du temps festif, est

« …caché dans une maison que personne ne connaît dans le village ». C’est de cette malle qu’elles ont

sorti les robes qui feront de la Vierge une reine : « C’est la reine Isabelle en personne qui lui a

offert l’une de ses capes… » Les couturières de la Madone ont dû adapter les vêtements royaux à la

petite statue, lui conférant ce caractère sacré intimement lié à la royauté. Or, si la Madre de Déu est la

« reine de Biar », il existe un personnage qui l’incarne pendant les réjouissances : c’est « la reine des

fêtes ».

Une demoiselle est élue chaque année par une commission afin d’interpréter ce rôle que chaque

jeune fille du village peut jouer une seule fois dans sa vie et qui mobilise autour d’elle l’attention des

femmes de sa famille. L’année où j’ai assisté aux célébrations de Moros y Cristianos de Biar, la mère

de la « reine », inscrite elle aussi depuis plusieurs années dans la liste d’attente des cameristas, avait

transformé la chambre de sa fille cadette en camarín. En attendant de parer la Vierge, elle habillait la

« reina d’es festes », sa fille aînée, à chaque fois qu’elle devait apparaître en public. Sur une petite table

ronde, le collier et les boucles d’oreilles côtoyaient les objets qui tiennent les cheveux : le peigne, la peineta,

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et les épingles, agujas, qui, décorés avec les mêmes motifs que les bijoux, partagent le même statut

précieux. Jupes et jupons, corsages et mantilles étaient soigneusement rangés dans le placard d’où les

vêtements de tous les jours avaient été enlevés afin de ne pas mélanger le festif avec le quotidien. A voir

cette profusion d’habits et d’accessoires, l’on pouvait se demander comment pouvait-on mettre tant de

choses dans l’espace de quatre seuls jours. Mais l’esthétique festive est celle de l’excès, de l’inutile, du

superfétatoire. A la différence des autres « acteurs », qui portent un seul et même costume pour toute la

durée des réjouissances, la « reine des fêtes » doit changer d’habit tous les jours : comme la Vierge ! Il faut

une mise particulière pour descendre la Virgen de las Grácias de l’ermitage, au début des festivités, une

autre pour la Misa Mayor, la messe, une autre encore pour la procession nocturne, une toute dernière

pour la cérémonie d’adieu, la Despedida. « Je crois qu’aucune reine n’a autant de vêtements

que ma fille et de si beaux ! », se laisse échapper, la mère avec une pointe de fierté, en oubliant que la

Vierge en a autant qu’elle...

Si les vêtements de la reina d’es festes rapprochent cette demoiselle de la Madre de Deu de

Biar, une autre « parure féminine » assimile la Vierge à une jeune fille.

Cheveux

« Chaque année, il y a des filles qui coupent leur chevelure et l’offrent à la Vierge.

Ce sont des filles de dix-huit ans qui ont de beaux cheveux et qui les donnent à la Vierge.

C’est un vœu. Ce sont des filles qui ont de très longs cheveux et si, par exemple, elles sont

malades, elles coupent leurs cheveux et font une donation à la Vierge et, avec ces

cheveux, on fait la perruque de la Vierge. L’année dernière aussi elles l’ont fait : quatre ou

cinq jeunes filles qui avaient une longue chevelure l’ont fait. Elles avaient une chevelure

magnifique, des cheveux merveilleux. » Au-delà de ces moments critiques de la vie de jeune fille, la

coupe de cheveux est un rite de passage pour toute adolescente de Biar : « Toujours, quand tu passes à

l’adolescence, on te rassemble les cheveux dans une natte et on te les coupe. Moi aussi on

me l’a fait quand j’étais jeune. Ma mère m’a fait une natte et elle me l’a coupée. J’ai l’ai

encore, parce que, les cheveux, tu les gardes. Et moi je l’ai fait à mes filles. Quand elles se

marieront, elles emporteront leur natte avec elles... » C’est au moment d’être reine ou bien

dama, un autre rôle rituel lié à la Vierge dont on ne tardera pas à parler, que la demoiselle retrouve cette

natte qui l’accompagnera dans les étapes cruciales de son destin de femme : « Il y a de filles qui, quand

elles étaient petites, elles avaient de longs cheveux. Elles les ont coupés et elles les ont

gardés, parce que les filles d’ici savent qu’un jour elles vont porter el postizo… » Ce

« postiche », terme désignant la natte de « vrais » cheveux féminins, nous renvoie à la perruque de la

Virgen de las Grácias. Dans les deux cas, on assiste au passage du naturel à l’artificiel, seulement,

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pour la jeune fille, il s’agit de passer de la nature à la culture afin de devenir mariable83, alors que pour la

Vierge, il s’agit d’acquérir sa féminité grâce au sacrifice de la chevelure « merveilleuse » des jeunes filles.

Mais pourquoi faut-il priver la demoiselle de ce qui fait son charme ? Que recèlent-ils ses cheveux

d’aussi dangereux qu’il faut les éliminer pour guérir les jeunes filles « malades » ? Avant d’être coupés, les

cheveux font l’objet de traitements quotidiens ressentis comme douloureux, cruels presque : « Quand

j’étais petite, j’avais de très longs cheveux et ma mère rassemblait tous mes cheveux dans

une natte. Mais elle les tirait si forts, mais si fort, que quand je défaisais ma natte, mes

cheveux me faisaient encore mal, tellement on les avait serrés. » Eclairée à la lumière des

analyses de Lucie Desideri sur la variante corse de Blanche Neige, Aghjulina, « retenue au dedans comme

l’indiquent les boucles de ses cheveux » que la mère-sorcière frise, l’opération que la mère fait subir aux

cheveux s’adresse en réalité à sa fille, trop jeune pour être laissée « libre »84. La justification qu’elle donne

de son geste le confirme : « Elle avait des cheveux magnifiques. Regarde les cheveux qu’elle

avait ! Regarde sa natte, comme elle est longue ! Elle avait trop de cheveux. Elle en avait

trop pour les laisser libres. On ne pouvait pas les laisser comme ça. On a dû les couper. »

Le pouvoir de séduction émanant des cheveux féminins est temporairement séparé de celles qui, trop jeunes,

pourraient en faire un mauvais usage. Cet attribut féminin est associé à la fécondité, comme le montre

l’usage de couper les cheveux à la sœur de la mariée : « J’avais treize ans. J’avais une très belle natte

qui arrivait jusqu’en bas et, quand ma sœur s’est mariée, au mois d’avril, on m’a coupé les

cheveux à la hauteur des oreilles et avec tous les cheveux qu’on m’a coupés, on a fait une

natte. On m’a coupé la natte et on l’a gardée. » En soustrayant à la cadette sa plus grande

richesse, on permet à l’aînée d’accomplir son destin de femme, comme si les facultés génésiques étaient un

stock familial à ne pas disperser. Ce qui signifie aussi que la « beauté » des femmes est leur fécondité.

Lorsque l’on passe de l’univers matrimonial au monde de la fête, les cheveux sont encore

manipulés par les femmes, mais ce ne sont plus les mères biologiques qui s’en occupent : « Le pire de

tout, c’est les cheveux. Tu dois aller chez la coiffeuse et tu dois y rester trois heures parce

qu’elle met beaucoup de temps à te faire les cheveux. Et après… la peineta… Tu dois aller

avec la peineta et elle te l’enfonce dans le chignon. Ça fait très mal quand on te l’enfonce,

ça fait très mal. Parce que la coiffeuse te fait un très gros chignon et elle t’enfonce le

peigne entre les cheveux et le chignon. Ça fait très mal quand on te l’enfonce. Après, ça

va… » Ce geste qui fait presque jaillir le sang féminin rappelle un motif des contes merveilleux où une

« méchante » femme – la sorcière de Blanche Neige, qui n’est autre que la mère « déguisée » – avec le

prétexte de peigner la jeune fille, provoque une blessure qui symbolise les premières règles et anticipe la

83 Sur la nécessité de transformer les jeunes filles « naturelles » en filles « bonnes à marier » par le biais de la

« culture » : LEVI-STRAUSS, 1964, 340-344. Voir aussi le commentaire de N. BELMONT, 1989, 21.84 DESIDERI, 1983, 116.

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défloration85. Dans les fêtes de Maures et Chrétiens, c’est la coiffeuse qui, jouant le rôle de l’initiatrice ou

de la « mère sociale », « ouvre » la sexualité des jeunes filles qui s’apprêtent à entamer leur parcours

initiatique dans le fête. D’objet pratique, le peigne ou peineta devient donc un objet décoratif, ainsi qu’un

marqueur des âges et des statuts féminins.

Pendant plusieurs heures, la reina restera immobile chez la coiffeuse qui, à l’aide des agujas, les

épingles, coiffera ses cheveux de manière à ce qu’ils « tiennent » pendant les quatre jours de fête. Autrefois,

en France, c’était la mariée qui avait une coiffure « truffée d’épingles86 ». Les agujas passent de l’univers

de la couture, univers de la séduction féminine par excellence, à celui de la parure87, nuptiale ou festive,

selon les cas. Mais les temps ne sont pas encore mûrs pour dénouer la sexualité de la jeune fille, en faisant

tomber les épingles qui retiennent sa chevelure les unes après les autres, comme dans le rituel de la noce

décrit et analysé par Yvonne Verdier88. Si la Vierge aux cheveux déliés, animée par le rite, acquière le

mouvement de la vie, la reine aux cheveux pétrifiés a la fixité d’une statue89. La première a la beauté

troublante d’une femme, la seconde est belle et sage comme une image.

La Vierge et la reine, on l’a vu, sont deux images en miroir qui reflètent le parangon de la jeune

fille mariable mais devant encore rester vierge. Or, ce même modèle est suivi par le groupe de jeunes filles

qui constituent, à la fois, la cour de la reina d’es festes et celle de la Virgen de las Grácias : les

damas.

Les damas

A la solitude de la reine, s’oppose l’esprit de groupe des demoiselles qui, toutes ensembles, se

déplacent dans le village lors des réjouissances : « J’ai beaucoup aimé être dama, parce que tu n’es

jamais seule. Tu parles avec les autres damas, tu t’entends bien avec elles, tu te retrouves

avec toutes les autres et, toutes ensemble, on va au bar, on va quelque part… » L’unité de

la classe des jeunes filles se reflète, aussi, dans le fait de porter le même costume : « La mairie te donne

la jupe [falda], le corsage [corpiño], et la mantille [manteleta]. Toutes les damas doivent porter

une jupe bleue avec un volant rose. La seule qui peut varier, c’est la reine. La manteleta, tu

prends celle qu’on te donne à l’ayuntamiento, qui passe d’une dama à l’autre, ou bien tu la

fais toi-même. Mais moi, je ne l’ai pas faite, parce que je l’ai trouvée belle cette manteleta, et

85 Dans mon livre (PUCCIO, 2002), j’ai mis en parallèle les contes merveilleux, contes à visée initiatique

(BELMONT, 1999) et les rituels festifs. 86 VERDIER, 1979, 249. 87 Ce motif est développé dans VERDIER, 1978. 88 VERDIER, 1979, 251-252.89 Sur la jeune fille « pétrifiée » par une malédiction maternelle pour avoir voulu s’emparer de la fécondité

de sa mère, DESIDERI, 1987.

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comme, en plus, elle est pareille que toutes les autres, je ne voulais pas ressortir… Je ne

voulais pas me distinguer avec une manteleta plus luxueuse. Je voulais être pareille que les

autres damas. » La reine de la fête, à qui la mère, pendant plusieurs mois, a constitué une garde-robe sur

le mode d’un trousseau de mariage, est la seule à pouvoir afficher son individualité. Les autres filles

sacrifient au principe de l’uniformité la beauté de leur mise. « Toutes pareilles » dans le moule des

vêtements imposés par la mairie, elles donnent l’illusion d’avoir le même corps. Mais ce n’est qu’une

illusion. Confectionné sur mesure par une couturière ou par leur propre mère, orné par un foulard, la

pañueleta, ajusté à leur silhouette à l’aide d’innombrables épingles, le corsage est un bien personnel qui

manifeste la singularité de chaque demoiselle : « …parce que c’est évident que, comme chaque

fille a un corps… » Le désir déclaré de « ne pas se distinguer » contraste, en réalité, avec l’envie de

ressortir que toute jeune fille nourrit secrètement dans son cœur. Habillées de la même façon par la

coutume, les damas misent sur les détails pour se différencier entre elles. Si la reina d’es festes porte les

bijoux de famille ou des joyaux qui ont été fabriqués exclusivement pour elle, les damas achètent leur

adrezo - une parure qui comprend les boucles d’oreilles, le collier, le peigne et les épingles à cheveux, le

tout décoré par les mêmes motifs – dans la boutique de Biar ou dans celles, plus achalandées, de Valence.

Et quel n’est pas leur mécontentement lorsqu’elles se retrouvent, par hasard, avec les mêmes ornements !

Les lois implicites à la fabrication et au port des costumes de des damas leur dictent de se conformer à un

modèle, mais leur envie les pousse à s’écarter de la règle, en exprimant ainsi la tension entre une norme

qui établit l’égalité des jeunes filles et un destin que chacune d’entre elles voudrait singulier90. Seule la

reine, l’être le plus proche du mariage dans la logique festive, semble, pour l’instant, pouvoir y aspirer.

Le même clivage entre rôles individuels et rôles collectifs est présent au sein de chaque comparsa,

de chaque compagnie de Maures ou de Chrétiens défilant dans les rues du village lors des réjouissances. A

Biar, les compagnies de Moros y Cristianos sont sept : les Moros Viehos, les Maures Vieux, les

Moros Nuevos, les Maures Nouveaux, les Moros Tarix, les Maures Tarix, sont du côté des

Maures, les Cristianos Blanquets, les Chrétiens Blancs, les Cristianos Blavets, les Chrétiens Bleu,

les Estudiantes, les Etudiants et les Maseros, les Paysans, sont du côté des Chrétiens. Au sein de la

comparsa, c’est l’abanderada, la porte-drapeau qui ressortit du groupe des jeunes filles de la même

classe d’âge défilant derrière elle. Nous allons, maintenant, examiner l’esthétique propre à ce nouveau rôle

féminin.

L’abanderada

90 Sur cette tension, voir VERDIER, 1995, dont j’ai repris les analyses à propos du costume de carnaval

des jeunes filles dans PUCCIO, 2002, 59-60.

Page 55: Deborah Puccio - Culture

Une vivace polémique oppose l’abanderada aux damas et à la reina. Ecoutons la porte-

drapeau : « Les damas et la reina ne devraient pas exister parce que, dans le passé, il n’y en

avait pas. C’était l’abanderada qui représentait les femmes et il n’y avait besoin ni de damas

ni de reinas. C’est le drapeau [bandera] qui représente la comparsa, lui qui représente la fête et

la tradition, lui qui est l’essence même des célébrations. La bandera est la protagoniste des

réjouissances, et c’est l’abanderada qui la porte ! Les damas et la reina sont une pièce

rajoutée. Leur rôle dans la fête est comme un postiche. Mais le problème est que, dans ces

dernières années, la figure de l’abanderada a perdu beaucoup de son importance. Et c’est à

cause de cela que, depuis vingt-cinq ans – qui, pour une fête aussi ancienne que celle de

Biar, ne sont rien du tout - on élit une dama pour représenter la comparsa dans les actes

officiels. Mais puisque les damas sont les protagonistes de la fête, les abanderadas ne

peuvent plus l’être. C’est pourquoi, pour restituer à l’abanderada son éclat, il y a deux ans,

on avait même proposé de laisser tomber les rôles des damas et de la reine, et il y en avaient

qui étaient d’accord, mais tous n’étaient pas d’accord, parce que les femmes aiment voir

défiler les costumes traditionnels de Biar… » Qu’est-ce qui rapproche la porte-drapeau de la reine,

au point que l’une semble avoir éclipsé l’autre, laquelle, pour reluire à nouveau, doit éliminer sa rivale ?

Nous savons que la première porte la bannière de la comparsa, que la seconde accompagne la Vierge

dans tous les actes officiels. A Zújar, il faut s’en souvenir, la bandera était le substitut rituel de la statue

de la Virgen de la Cabeza. Qu’en est-il à Biar ?

Les gestes qui entourent le drapeau et celle qui le brandit nous renvoient immédiatement aux fêtes

de Zújar où les porte-drapeaux occupent, comme ici, une place essentielle. Aussi bien à Zújar qu’à Biar,

la fête débute par deux actes parallèles : la Bajada de la Virgen, cérémonie lors de laquelle la statue sort

de son camarín et un rite plus intime, mais tout aussi important, qui consiste à « salir la bandera »,

sortir le drapeau de la maison où il est gardé pendant toute l’année pour le confier à la jeune fille qui est

chargée de l’arborer pendant les réjouissances. A Biar, cet acte est tellement important qu’il peut même se

passer de la personne qui l’interprète : « Certaines années, il n’y a pas d’abanderada, parce que

personne ne veut le faire, mais de toute manière, il faut sortir le drapeau. On ne peut pas

ne pas le sortir. Il faut le sortir ! » La nécessité de « sortir le drapeau » au début des festivités est

symétrique et inverse à l’obligation d’« enfermer la Vierge » lorsqu’elles s’achèvent. Rappelons que, par ce

dernier geste, les défunts ranimés lors des réjouissances sont à nouveau renvoyés dans leur monde. Les

correspondances entre le drapeau et l’image de la patronne ne s’arrêtent pas là. La bandera est aussi

« lourde » que la chasse mariale : « La bandera pèse énormément. Les gens mettent des

compresses pour amortir le poids et, malgré ça, tu finis toujours avec l’épaule en compote.

Mais il faut le faire ! » D’ailleurs, le visage de la Madre de Deu y est représenté, et c’est peut-être ce

détail qui rend ces bannières aussi « belles » aux yeux des habitants de Biar : « Les banderas ? Ah !

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Elles sont belles ! Elles sont toutes brodées avec le visage de la Vierge… » De même que la

Vierge dont elle porte les insignes, la bandera est le support des morts dont l’abanderada soutient le

poids lors des réjouissances. Pouvons-nous en dire autant pour les vêtements « traditionnels » qui

recouvrent la reina ?

Les jeunes filles nubiles qui ont acquis le rôle de « reine » sont habillées avec des costumes

auxquels on prête le caractère de l’« ancien ». Si l’on regarde de près, toutes les pièces vestimentaires que la

reina d’es festes porte sur elle ont appartenu aux aïeules de la maison : « Ce jupon était à ma

grand-mère… Cette jupe était à ma tante maternelle… Cette mantille était à mon arrière

grand-mère… » C’est en assemblant des habits ancestraux que la mère fabrique pour sa fille un

costume « traditionnel ». Les robes des damas, qui sont du même style que celle de la reina, sont aussi

les costumes traditionnels [tipicos] de la ville de Biar, les mêmes qui sont utilisés par le groupe

folklorique local lors de ses exhibitions. Les jeunes filles, qui sont appelées à assurer la continuité

biologique du groupe, « portent » la tradition locale sur leur corps. La reine de la fête pousse cette logique

au paroxysme. Les bijoux de famille parachèvent sa mise, concentrant sur elle toute l’histoire de son

lignage : « Cette manteleta nous l’avons faite avec un tissu qui a au moins deux cents ans.

C’était un tissu que l’on sortait quand il y avait un mort à la maison. On faisait une sorte

d’autel, on mettait un tissu noir pour cacher la table et ce tissu blanc, on le mettait au-

dessus pour le décorer. Et maintenant, on a pensé de profiter de ce tissu pour faire la

manteleta... » De décoration funéraire à parure féminine, la mantille de la reine souligne le rôle qui

incombe sur la jeune fille : perpétuer la lignée. Il est d’usage que le village participe aussi à la fabrication

d’une « reine », en lui confiant de « vieilles choses » à porter : « C’est une dame avec laquelle je suis

en relation d’amitié et, quand elle a su que María Carmen était la reine, elle est venue me

voir et elle m’a dit : « J’ai quelque chose pour la reine, si elle veut bien le porter. Cela fait

déjà beaucoup d’années que personne ne l’a pas sortie… » « Sortir » les vêtements des

défunts, salir la bandera, « descendre la Vierge » de son camarín : trois actes confiés aux femmes qui

ouvrent les portes du monde des morts à l’occasion de la fête.

Jouant le même rôle - celui de « porter les morts », soit sous la forme d’un « lourd » bâton91, le

drapeau, soit sous l’apparence des vêtements des ancêtres, eux aussi décrits comme « lourds » - la reina et

l’abanderada sont interchangeables. Aussi, ce n’est pas la reine de la fête qui précède la chasse de la

Vierge lors des processions qui, au début des réjouissances, amènent la Madre de Deu de l’ermitage à

l’église, à la fin du temps festif, la ramènent de l’église à l’ermitage, mais ce sont respectivement, à l’allée,

l’abanderada des Moros Viehos, au retour, l’abanderada des Moros Nuevos. Pourtant, une

différence essentielle oppose la reine et la porte-drapeau : la première est chrétienne, la deuxième est maure.

Revenons sur ce partage pour voir la manière dont il est caractérisé à Biar.

91 Sur le bâton comme substitut rituel du défunt : Charuty, 1997, 277.

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La Chrétienne et la Maure

La maison de Rosa Ana garde la capitanía de la compagnie des Maseros, les Paysans. Cette

charge, qui repose habituellement sur une famille, implique, d’une part, de défiler en tête de sa compagnie

en arborant son drapeau, de l’autre, de convier à ses frais l’ensemble de la comparsa. Être capitanes

est un événement de toute première importance dans le parcours d’une famille, l’image triomphante du

couple parental mise en scène lors du défilé affichant sa réussite économique et sociale. La veille des

réjouissances, les deux jeunes filles de la maison faisaient le ménage, embarrassées par des pyjamas et des

robes de chambre, des pantoufles et des bonnets qui les attachaient, telles des Cendrillons, à l’univers

domestique. Le lendemain, premier jour des célébrations vouées à la Madre de Deu, les deux sœurs

allaient porter deux robes « merveilleuses » : l’une de la couleur du ciel, l’autre à l’éclat du soleil. Du

quotidien au festif, il y a la même distance qui sépare l’ordinaire du merveilleux. Mais la véritable

princesse est la mère. Tous les préparatifs se concentrent autour d’elle. Enfermée dans la chambre nuptiale,

la capitana se fait habiller pendant des heures par les femmes de sa famille. Serrée dans un corsage noir,

elle porte la jupe rayée traditionnelle de la mariée et son mari la regarde comme ce jour-là… Mari et

femme se trouvant au seuil des noces d’argent, les rituels qui entourent la capitanía évoquent les rites

nuptiaux. Le cycle biographique croise, une fois de plus, le cycle festif et des éléments tirés de l’univers du

mariage font irruption dans la fête.

Les Maseros entretiennent un lien privilégié avec la sainte patronne. Son effigie est brodée

derrière les gilets de tous les hommes de la comparsa. Elle apparaît dans les pins qu’ils accrochent à

leurs vestes. Mais ce sont surtout les femmes de cette compagnie chrétienne qui incarnent son modèle de

beauté. Ecoutons la capitaine nous décrire sa mise : « Je ne voulais pas une capitana pour attirer

l’attention. J’ai pris des idées de vêtements anciens dans les photos où l’on voit comment

les gens étaient habillées avant. Mais j’avais peur que ce soit un costume trop simple pour

être capitana, parce que, regarde le costume des Moras : tout est très lumineux, très

lumineux… Mais avant, on n’allait pas habillé comme-ça. Tout ce qui est ancien, n’est pas

comme ça. Et ici, nous recherchons le plus ancien possible. Alors moi, sans chercher le

luxe, j’ai acheté des tissus style ancien, et c’était très difficile d’en trouver, parce que,

maintenant, on fait tout très brillant. Puis, j’ai acheté des boucles d’oreille avec une petite

croix dorée. Et c’est tout. Sans essayer d’attirer l’attention… » La capitana des Maseros

reproduit le même discours que la reina cristiana du théâtre de la Morisma d’Aínsa. A Biar, c’est la

reina d’es festes, double de la Vierge, qui représente l’idéal de la « femme chrétienne ». Toutes les

jeunes filles de la compagnie des Maseros s’y conforment, elles qui portent une croix autour du cou, des

perles discrètes, des tissus clairs ornés de dentelles. Le style chrétien est simple, sobre, naturel, peu orné. La

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« chrétienne » doit être propre, rangée, modeste. La valeur de son costume n’est pas apparente, mais elle

est à rechercher dans le caractère « ancien » des tissus employés pour le confectionner. Une tension entre

l’être et le paraître travaille de l’intérieur l’esthétique « chrétienne ».

A la différence de la terne Cristiana qui ne veut pas « attirer l’attention », l’abanderada

mora, avec ses faux bijoux tapageurs, ses couches de maquillage, ses voiles d’odalisque décorés de strass et

de plumes, son imposante coiffure ornée de perles colorées – qui est, elle-même, un bijoux - veut se faire

remarquer. Décorée de peaux animales, de garnitures métalliques et de grosses pierres artificielles, la

« maure » incarne le modèle de la femme sauvage, de l’amazone, de la séductrice. Toutes les jeunes filles

ont été sous son charme à un moment donné : « Quand elles étaient petites, mes filles regardaient

tous les ornements du costume maure et elles voulaient toutes être Moras. Elles allaient

chez leurs cousines qui avaient des costumes de moras, elles essayaient le costume et elles

étaient heureuses. En cachette, elles allaient essayer le costume dans la maison de mes

sœurs. Elles restaient bouche bée face aux parures des Maures… Mais maintenant, elles

préfèrent être Chrétiennes. Pour rien au monde, elles ne laisseraient leur comparsa des

Maseros ! » Une fois dépassé l’âge du plaire et du paraître, la demoiselle revient dans l’univers sans éclat

mais durable des valeurs anciennes, des choses qui durent, du mariage.

Les pratiques d’habillage féminines, qui tournent autour de l’opposition vieux/nouveau,

terne/brillant, traditionnel/moderne, nous dévoilent l’un des sens que l’on peut attribuer à la

« tradition », invoquée comme le principe esthétique et éthique fondant les fêtes de Biar. Tout ce qui est

« traditionnel » semble établir un pont entre le passé et le présent. Employer, dans les usages

vestimentaires et dans le discours qui le glose, les catégories du « vieux » et de « l’ancien » signifie, pour les

Chrétiens, se placer du côté de qui reste inaltéré à travers le temps, du côté du « vrai ». A la fin des

réjouissances, l’armée chrétienne va inéluctablement triompher des Maures et de toute leur pacotille, en

imposant son royaume. Si l’empire maure est placé sous le signe du faux et de l’éphémère, l’ordre chrétien

se veut « durable ». Pourtant, nous savons que chaque célébration de « Moros y Cristianos » restaure

le pouvoir maure. Le deuxième jour des festivités, les Maures s’emparent du château en carton-pâte

construit sur la place de l’église. C’est le jour des espíes, des espions : tous les habitants de Biar sortent

des coffres de vieux vêtements appartenant à leur famille pour aller danser el bal des espíes, la danse des

espions. Le « vieux » devient alors l’attribut de tous les villageois, qui jouent les Maures pénétrant dans

la ville. Et peut-être que l’identité ambiguë de ces espions exprime l’irréductible contradiction entre

Maures et Chrétiens…

Les espías

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« Tu ne prépares pas le costume un mois à l’avance, non. Ce n’est pas quelque

chose de prémédité. Tout simplement, ce jour-là, nous allons manger ensemble, puis nous

revenons à la maison et n’importe quel vieux chiffon que l’on trouve, on le prend et on le

met. C’est de vieilles choses, de vieux vêtements… » « Je suis allée chez une vieille femme.

Elle m’a dit : « Ecoute ! Moi j’ai un foulard noir [pañueleta]. Je ne sais même pas si elle était

à ma grand-mère, à mon arrière-grand-mère ou à mon arrière arrière-grand-mère. Je l’ai

dans le coffre des souvenirs, là où il y a toutes les vieilles choses que ma mère a hérité de

ma grand-mère. Je l’ai là-dedans. Mais on ne peut même pas la toucher, tellement elle est

vieille. » « La chose la plus normale, ce jour, c’est d’aller chez ta grand-mère, d’ouvrir le

coffre et de lui dire : « Je prends cette jupe ! » « La fête des espías, c’est tout simplement

ça : les espías sortent des coffres toutes les choses anciennes et on va danser el ball des

espías. » Ces « vieilles choses », ces « souvenirs » rappellent les défunts dont il faut perpétuer la mémoire

en revêtant les vêtements qui furent les leurs et en accomplissant une danse de couples qui est de bon

augure pour la société toute entière. Le « vieux » assume une connotation positive, il garantit l’authenticité

de l’objet hérité du passé, il établit son lien presque consubstantiel avec les morts et la mort menaçant à

tout moment de le réduire en poussière, de le faire disparaître à jamais, de l’effacer du monde des vivants.

Mais pourquoi ceux qui font danser les morts, conjurant les dangers de l’oubli, sont appelés espías ?

« …Les espías sont toute la troupe, tout le peuple maure qui danse et entre dans la

place des Chrétiens comme si c’était une fête. Ils rentrent en dansant. D’abord, le peuple,

et ensuite, l’effigie de la Mahoma qui est celle que l’on met sur le château. » « La

signification du ball des espíes, c’est que les Maures voulaient espionner les Chrétiens et,

pour ne pas être reconnus, ils se sont déguisés. La signification du déguisement était que

les Maures se déguisaient afin qu’on ne connaisse pas leur identité, afin de cacher leur

personnalité. C’est pour ça qu’ils se camouflent avec d’autres costumes. Pour se rendre

méconnaissables, ils ont pris de vieux pantalons, une veste qui n’était pas la leur, ils ont

peint des pattes de lapin sur leurs visages et, si dans la réalité ils n’avaient pas de

moustaches, ils ont peint des moustaches pour paraître autre chose que ce qu’ils étaient.

Par exemple, moi qui suis toujours habillée comme ça, je mets une chemise à volants, une

jupe en couleurs, une perruque et un chapeau que je ne porte jamais et tu dis : « Celle-ci

me paraît Rosa Ana », mais tu ne sais pas qui je suis vraiment, tu ne me reconnais pas. El

ball des espías c’est ça : cacher ta personnalité avec d’autres costumes afin qu’on ne te

reconnaisse pas. Les Maures faisaient ça dans le passé et ce qui est traditionnel

aujourd’hui, c’est encore de se déguiser pour ne pas être reconnus. » De même qu’à l’Aínsa,

le Maure est une figure du masque et de même qu’à Zújar, à Biar, les morts et les Maures s’identifient.

Les espías sont des Maures déguisés avec les vêtements des Chrétiens pour ne pas être reconnus. Etre

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maure c’est être autre chose que ce que l’on est, mais c’est aussi être soi-même, manifester une identité

maure refoulée, car ces « vieilles choses » appartiennent aux aïeuls et nous savons que les ancêtres

mythiques de ces villes et villages qui célèbrent les fêtes de Moros y Cristianos ce sont les Maures. Le

jour où l’on danse el ball des espías, la Mahoma trône sur le château de Biar et c’est à elle que les

autochtones adressent leurs vœux : « Il y a la Vierge et il y a la Mahoma, et les vœux se font

aussi bien à la Vierge qu’à la Mahoma. » Telles la Virgen de la Cabeza et la Vierge « noire »

recélée à l’ermitage de Zújar, telles le reina mora et la reina cristiana du théâtre de la Morisma

d’Aínsa, à Biar, la Vierge et la Mahoma ne sont que les deux côtés d’un même être dont les espías

expriment la nature ambivalente. Or, cette ambivalence religieuse se double d’une ambiguïté sexuelle

lorsque l’on considère le meneur des espions : la Madre de la Mahoma.

La Madre de la Mahoma

Ecoutons l’histoire de Pepe, celui qui interprète le rôle de Madre de la Mahoma depuis

l’adolescence : «…depuis que je suis devenu femme. » « …J’avais quatorze ans quand j’ai pris

le rôle de mon grand-père. Il avait eu une attaque et il ne pouvait plus sortir, parce qu’il

était resté paralysé. Alors, moi je lui ai dit : « Grand-père, je vais le prendre ! » Parce que je

le voulais… et je l’ai pris. Je me suis arrêté seulement l’année de l’armée, et c’est mon frère

jumeau qui est sorti à ma place. Parce que quand tu t’engages, tu t’engages ! Moi j’ai

promis à mon grand-père que j’allais prendre son rôle, de lui succéder et, la moindre des

choses, c’était de tenir ma promesse. » De même que danser el ball des espías, en revêtant les

vêtements des ancêtres, recouvrir un rôle ayant appartenu à un parent est une « promesse ». La confection

du costume de la Madre de la Mahoma, racontée par sa sœur - son habilleuse et sa maquilleuse - nous

permettra de saisir les logiques en œuvre dans ce personnage de travesti rituel qui incarne la « mère » du

mannequin maure.

« Le chapeau est ancien et c’est une femme d’une ancienne maison du village qui

l’a offert. C’est une offrande. Par exemple, on lui amène un vêtement et on lui dit :

« Mets-toi ce vêtement ! » et lui, il le met. Avant, il laissait pousser les cheveux. Il mettait

le chapeau avec des épingles et ça restait. Mais à un moment donné, il a coupé les cheveux

très courts et c’est là qu’on lui a acheté la perruque de cheveux naturels… Il semble un

travesti… Mais il est très raffiné, très élégant… C’est le maquillage aussi qui y fait… Ça,

c’est les bijoux, qui ne valent rien. Quand je vois des colliers de perles, je lui en achète

toujours. De vrais bijoux, elle pourrait les perdre, parce que tout le monde le touche, on le

touche beaucoup, on lui touche la poitrine… beaucoup. Alors, je lui achète des bijoux pas

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chers et il les met. La seule chose de valeur qu’il porte, c’est mon camée à moi. Ça, la

manteleta, c’est sa mère qui l’a tricotée, quand il avait seize ans. Et ça, la jupe, c’est sa

femme qui l’a achetée et moi, j’ai terminé de la faire... » Le façonnage de la Madre de la

Mahoma suit les mêmes règles que celui des autres personnages féminins que nous avons rencontrés

jusqu’ici. Ce sont les femmes de la maison qui y sont impliquées : la mère, la sœur et l’épouse de Pepe.

Mais toutes les familles du village se sentent concernées et, comme pour la reine, elles viennent apporter des

choses « anciennes », afin que la Madre les porte pour danser el ball des espías. De même que la

Vierge, la Madre de la Mahoma a une perruque de cheveux naturels, mais si elle a l’élégance d’une

chrétienne, les « faux bijoux » qui la décorent la placent du côté des Maures. Or, si son identité religieuse

est incertaine, son identité sexuelle - de même que celle de la Mahoma dont on ne saurait pas dire s’il

s’agit d’un homme ou d’une femme - est un mystère pour tout le monde…

« Les gens ne savaient pas si j’étais un garçon ou une fille. Certains disaient : « C’est

une fille ! » et ceux qui me connaissaient disaient : « Non ! C’est un garçon ! » « C’est une

fille ! » « Non ! C’est un garçon ! » Alors, on m’attrapait, on me levait les jupes et on

découvrait les poils des jambes ; ou ils m’obligeaient à parler pour qu’ils sachent si j’étais

un garçon ou une fille. Les deux personnes qui marchaient à côté de moi, les acompañantes,

disaient : « Regarde ! » et ils me tripotaient les seins. Et les gens disaient : « Ce n’est pas

possible que l’on fasse des choses pareilles à une fille ! Si jeune et déjà dans la rue avec

toutes les mains dessus… » Les gens se poussaient. Ils allaient déranger toutes les jeunes

filles de la rue, qui était bondée de monde. Ils poussaient de tous les côtés quand la Madre

de la Mahoma passait au milieu de la Calle Mayor. Moi, à quatorze ans, j’étais encore un

gamin. J’aimais pas ça ! Alors, les acompañantes ne me laissaient pas faire par les autres, mais

c’étaient eux qui me faisaient, qui me soulevaient les jupes et tout. Et les gens autour

disaient : « Regarde, une fille si jeune et déjà on lui met les mains dessus… » Si la reina

d’es festes, double de la Vierge, incarne le modèle de la femme chrétienne, la Madre de la Mahoma

représente l’image d’une féminité dévoyée, être inquiétant, masculinisée par le fait d’éveiller le désir des

hommes tout en restant en dehors de l’alliance92. Mais nous savons que cette femme virilisée est, en réalité,

un homme féminisé93…

Ecoutons, encore, la sœur de Pepe nous décrire les manières de faire une femme à partir d’un

homme : « Le soutien-gorge, c’était à moi. Quand il n’avait pas encore de seins postiches, il

remplissait le soutien-gorge de chiffons. C’est un ami qui, un jour, a dit : « Assez avec ces

chiffons ! » Il avait été quelque part et il lui a offert deux paires de seins postiches : au cas

92 On pourrait dire que la Madre de la Mahoma est une figure de la femme hystérique et des personnages

mythologiques qui lui donnent forme dans l’imaginaire chrétien : Charuty, 1997, 41-102. Sur la virilisation

de femmes qui inversent le rôle traditionnel de la femme chrétienne, voir aussi : Puccio, 2001.93 Voir la photo de la Madre de la Mahoma sur la couverture.

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où il en casserait une paire, il a toujours l’autre paire… Et ça, la chemise, c’était une

chemise de cow-boy et moi, je la lui ai changée. J’ai enlevé le col et j’ai ajouté les dentelles

et ça ne se voit plus que c’est une chemise d’homme. Le problème c’est que, maintenant,

il n’y a plus de chemises de femme qui soient à sa taille. Alors, moi j’ai acheté une chemise

d’homme et je l’ai dissimulée. J’ai mis des boutons dorés et c’était fait. Ça, la robe de

chambre, il l’a héritée de son grand-père, mais lui, il la portait ouverte, sans la ceinture de

grossesse. Les boutons de la robe de chambre s’ouvraient. Alors moi, je lui ai mis ça, la

ceinture, pour cacher sa poitrine d’homme… » Au fur et mesure que Pepe grandit, il faut

dissimuler ses traits virils : les poils, la barbe… Lui-même s’y met : « Le onze mai, après manger, je

me rase avant d’ aller m’habiller, parce que, maintenant, je porte une barbe… avant, je

n’avais même pas besoin de me raser. Je ne portais même pas de gants, avant, parce que je

n’avais pas encore de poils. Ça, c’est un pull-over pour cacher les poils qui sortent de ma

poitrine, parce que avec le maquillage, on n’y arrive plus. C’est comme la chair. Les poils

restent en dessous, on ne les voit plus et les seins se tiennent comme s’ils étaient naturels,

plus ou moins… J’ai des gants aussi, pour que mes mains d’homme ne se voient pas.

Parce que, comment peux-tu être habillée en femme si tu as des poils sur les bras ? » Par

des vêtements qui deviennent comme une deuxième peau et par des accessoires qui lui confèrent les formes

d’une femme, Pepe acquière une nouvelle nature. C’est ainsi que, grâce à l’art féminin de l’habillage et du

maquillage, l’artificiel devient naturel.

Quel est le rôle précis de ce personnage au sein des fêtes de Moros y Cristianos ? La Madre

de la Mahoma guide le groupe des espiones qui, en avant-coureurs, vont frayer un chemin pour les

espías qui les suivent : « Les espiones sont ceux qui espionnent pour entrer dans le château.

Les vingt premiers couples qui entrent en dansant sont les espiones, ceux qui mesurent le

château. Pour le reste, qui veut peut s’ajouter. Les espías sont toute la troupe… Les espiones

vont faire une petite danse au château qui a été pris par les Chrétiens. Nous sommes

Maures et nous devons entrer dans le château et les espiones vont voir par où entrer au

château. Alors, quand les espiones ont vu par où entrer au château, on s’approche. Mais il y

a un moment où on les voit. Seules les femmes peuvent pénétrer au château, parce que

personne ne fermerait la porte à des femmes ! Quand les Chrétiens voient les Maures, ils

tirent un coup de fusil comme signe qu’ils les ont vus. Alors moi, je lâche les rats qui sont

dans ma cruche. Je jette la cruche avec les rats à l’intérieur du château et je la casse. Je

porte des rats qui sont contaminés par la peste. Alors, les rats disséminent la peste et les

forces chrétiennes diminuent. Les Chrétiens meurent et, une fois qu’ils sont morts, on fait

un feu de peste. Maintenant, nous pouvons entrer. Maintenant, on les a gagnés. C’est

pourquoi nous mettons la Mahoma dans le château. C’est à ce moment-là que la Mahoma

Page 63: Deborah Puccio - Culture

rentre, parce que nous avons gagné le château... » Le triomphe de la Mahoma est celui des

Maures, qui instaurent un royaume temporaire sous le signe de la maladie et de la mort, comme le suggère

l’image de ces rats qui s’échappent de la cruche de la Madre et contaminent le pays. Ce pot qui se vide

recèle une autre image articulée à la précédente : celle d’une femme stérile94. Du quotidien au festif, l’objet

devient symbole. La « Mère » de la Mahoma est la « matrice » d’une Maure95, d’une femme qui,

n’étant pas mariée, n’est pas une vraie « chrétienne » et bascule du côté des hommes96.

A quelques pas de la Madre de la Mahoma, traitée comme une fille de peu de valeur que les

hommes touchent impunément, les gens se massent, se poussent, et dans cette confusion, les sexes se

mélangent, les jeunes gens et les jeunes filles se rencontrent selon des formes pas très « chrétiennes »… Ces

attouchements nous invitent à porter un nouveau regard sur ces espions qui s’approchent du château

chrétien en explorant tous ses recoins. Armés de gigantesques instruments de mesure – la corde, el

cordel, le compas, el compas, l’équerre, la esquadra – munis d’une longue vue – el catalejo – pour

évaluer la distance qui les sépare du château, les espions, chacun affecté du nom de l’instrument qu’il

porte, palpent les murs, tâtonnent le sol, fixent les limites de leur démarche faite d’avancées et de reculs. Si

la compagnie rencontre une fille sur son chemin, cette dernière, tournée de part et d’autre, dévisagée de la

tête aux pieds, fera aussi l’objet d’une mesure tatillonne. El scriban, le scribe, n’oubliera pas alors

d’écrire avec sa longue plume les mesures de la demoiselle sur un immense cahier, juste à côté de celles de la

ville… Cette forteresse assiégée par les Maures n’est-ce pas l’image de la « chrétienne » à conquérir97 ?

Si le temps chrétien est celui du mariage, le temps maure est celui des approches tâtonnantes, des

rencontres à l’aveuglette. L’amour - puisque c’est de lui que la guerre nous parle - est conquête. Et pour

gagner sa bataille, il faut savoir « feindre ». C’est le secret des espías : « Le ball des espías ressemble

du fandango de Biar… On le dansait au mariage et on le dansait à chaque fois qu’il y avait

une fête. On le dansait aussi à la « fête du choléra », qui commémore une épidémie de

choléra qu’il y a eu à Biar… Sa beauté repose dans le fait que la danseuse trompe le

danseur, en tournant avant qu’il ne s’en rende compte. La danseuse tourne quand le

danseur ne s’en aperçoit pas. Pour savoir le danser, il faut savoir tromper le danseur, il

faut savoir tromper l’homme : c’est fait pour ! Quand la femme tourne, elle peut s’arrêter

à la moitié du tour, tandis que le danseur fait un tour complet. Alors, les gens rigolent, 94 Les récipients sont les symboles du sexe féminin : CALAME-GRIAULE, 1987, 198. Sur la stérilité

féminine et ses conséquences cosmiques : HERITIER, 1996, 124-132.95 Sur les étymologies du mot « mère » dont madre est l’équivalent espagnol : CHARUTY, 1997, 46-52.96 CHARUTY, 1997, 301-365. 97 Sur la forteresse comme métaphore du corps virginal féminin : HILLS, 2000, 77. Les Moresques de l’arc

méditerranéen semblent confirmer cette hypothèse. Dans certains manuscrits analysés par M. ALBERT-

LLORCA (1998), l’ancienne Mauresque corse mettait en scène la lutte pour une « reine » « déguisée » en

Villa Regina, Ville Reine. A Kurĉola, en Croatie, deux armées, celle des Turcs « blancs » et celle des

Maures, se défient à travers une danse guerrière pour libérer une femme, LORENZETTI, 1991.

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parce qu’il reste comme ça… » Les couples mis en branle par cette danse sont des couples

carnavalesques, désaccordés, imparfaits98. Les espías dont les costumes, à leur dire, sont « improvisés »,

donnent libre cour à leur spontanéité et à leur créativité. L’esthétique de ce jour est celle-là même du

carnaval99 - même si les autochtones rechignent lorsque l’on emploie ce terme qu’ils opposent à celui de

« tradition » - temps de tous les possibles qui précède la restauration de l’ordre chrétien. Tandis que ce

bal, dans son désaccord latent, annonce déjà l’accord parfait de l’homme et de la femme unis par le

mariage, la petite saynète exécutée par les espiones, la Meditió, la mensuration, suggère le remède aux

« maux » qui affligent le pays, maux de l’identité sexuelle et religieuse dont les Maures sont tenus pour

responsables. Les pouvoirs de la mesure de Biar sont équivalents aux pouvoirs de la pesée de Zújar :

« consacrer la progressive constitution du lien matrimonial comme ils rétablissaient, pour chaque individu,

l’adéquation du corps et de l’âme100 »

Muette, souriante et énigmatique, la « Mère de la Mahoma » est là pour dire qu’il faut se

garder des faux semblants, mais qu’on ne peut échapper à la contradiction. Installée sur un char garni de

feuillage, un bouquet de fleurs à la main, elle est à l’image de la mariée suivie par son cortège nuptial.

Mais c’est un charivari qui l’accompagne. La notes qui résonnent tout au long de cette journée sont à la

limite de la discordance ou carrément fausses. La musique du jour n’est ni harmonie, ni vraiment

vacarme, mais les deux ensemble. Installé à côté de la Madre de la Mahoma, un microphone à la

main, l’un des espiones dénonce les vérités cachées du village : tout ce qu’on aurait voulu passer sous

silence est impitoyablement révélé. « Les versets de la Mahoma », comme on les appelle, mettent à nu la

face cachée de chacun et le monde redevient ambivalent, maure et chrétien à la fois. De même que la

Mahoma est la copie burlesque de la Vierge, le rite dont la Madre de la Mahoma est la protagoniste

reproduit, en clef carnavalesque, la procession de la Vierge, dont on dit qu’elle guérit la ville de tous ses

« maux ». Le mariage qui est, on le sait, le système symbolique sous-jacent aux fêtes de Moros y

Cristianos possède, on le sait maintenant, les mêmes vertus thérapeutiques.

Noces funèbres

Au lever du soleil du deuxième jour des réjouissances, seuls quelques jeunes rôdent encore dans le

village, le verre à la main, le visage décomposé, le costume flétri. D’autres les rejoignent au saut du lit, en

respectant la règle, aussi péremptoire qu’injustifiée pour un jour de fête : « Hay que madrugar ! » « Il

faut se lever de bonne heure ! » C’est à l’aurore que, selon la coutume, il faut aller chercher l’effigie de la

Mahoma chez le Marquis de Villagracia, où elle est gardée pendant une bonne partie de l’année101. Il

faut déplacer le mannequin de cette maison qui est située aux limites de la ville (de l’autre côté de 98 Sur ce thème, voir le paragraphe « L’impossible bal » dans PUCCIO, 2002, 67-73.99 Voir, à ce propos, l’esthétique des carnavals alpins de Resia : Puccio, 2002, 33-34.100 Charuty, 1997, 342.

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l’ermitage recelant la statue de la Madre de Deu), jusqu’à la place del Raval, qui est à l’opposé de celle

où se trouve l’église : c’est le Traslado de la Mahoma. Si, hier, une procession a amené la Vierge au

village, aujourd’hui, c’est la Mahoma qui doit y faire son entrée et, comme pour la Virgen de las

Grácias, il incombe encore aux Moros Viehos de l’accompagner.

Accompli aux marges de l’espace habité, à l’orée du jour, loin de ces heures d’affluence où l’on

célèbre les cérémonies publiques, le Traslado est un rituel que l’on veut « secret ». Le grand portail

s’ouvre, la Mahoma apparaît, habillée avec le costume « laid » des Moros Nuevos, installée au milieu

d’une cour suffisamment grande pour contenir la vingtaine de personnes que nous sommes. Une fois le

seuil franchi, nous sommes accueillis par une femme portant un plateau rempli de gâteaux : madalenas,

toñas, almendraos, mantecaos et, bien sûr, les rollets de la Mahoma, des pâtisseries en forme

d’anneau. Un pichet de vin local, un vin doux appelé misteleta, fait le tour des présents. Mais on ne

s’attarde pas. Les Maures Vieux aident la Mahoma a chausser ses bottes, deux socles mobiles qui

permettent de déplacer l’énorme poupée, et celle-ci sort de sa maison suivie par un petit cortège. Entre le

lieu du départ et celui de l’arrivée, le chemin est bref, mais, fractionné par plusieurs haltes, il devient

extrêmement long. Durant le trajet, d’autres maîtresses de maison sortent de leurs demeures pour restaurer

les porteurs avec le même vin et avec les mêmes gâteaux typiques. A chaque pause, le plateau est posé sur

le ventre du mannequin, couché tel un cercueil. Dans la maison del Raval, là où le géant maure va,

enfin, être déposé, une table a été préparée avec les boissons et les pâtisseries coutumières. Ces

gourmandises sont destinées aux habitants de Biar qui vont venir « voir la Mahoma » pendant toute la

journée. Tant qu’elle garde le mannequin, allongé comme un mort, la maison del Raval est ouverte aux

visites.

Le registre funéraire s’enchevêtre, une fois de plus, avec le code matrimoniale. Les noces anciennes

jettent une nouvelle lumière sur ce rituel brumeux : « Ici, les noces, on les faisait au petit matin.

C’était la coutume. La nuit avant son mariage, le marié devait veiller [madrugar]. C’était lui

qui allait réveiller tous les invités à cinq, six heures du matin. Au petit matin, on mangeait

madalenas, mantecaos, almendraos, rollets, toña pour attendre le moment du mariage. On

préparait une grande table avec des gâteaux chez la fiancée et, avant que la future mariée

ne quitte sa maison pour aller se marier, tous les invités se rendaient chez elle et

mangeaient de ces gâteaux jusqu’au moment de se marier, jusqu’au mariage. » La

symbolique matrimoniale se poursuit tout au long de cette journée, car les vêtements des morts que les

jeunes filles revêtent pour danser el ball des espías sont, précisément, ceux que leurs aïeules ont porté le

jour de leur mariage : « Quand les filles font les espías, elles disent : « Ma grand-mère s’est

mariée avec cette jupe, avec ce corsage et avec ce foulard » Moi je l’ai entendu dire

101 Lorsqu’elle n’est pas dans la ville voisine de Villena, qui l’utilise pour ses fêtes de « Maures et

Chrétiens ». Sur les échanges de la Mahoma entre Biar et Villena, voir ALBERT et ALBERT-LLORCA,

1995.

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plusieurs fois. » Toutes les filles du village sont alors habillées comme les damas ou la reina d’es

festes, avec le costume « traditionnel », dont le modèle a été tiré d’un tableau du début du siècle : « Les

modèles, on les a récupérés de photos anciennes. Il y a des peintures qui montrent des

costumes anciens. Il y a un tableau qui représente une noce : El Remat del Casament. Il y a

les fiancés avec les vêtements de l’époque et il y a les invités. Je ne sais pas qui a peint

l’original, mais beaucoup de gens ont une reproduction de ce tableau chez eux. C’est un

tableau où il y a un groupe de femmes avec le costume traditionnel. Le fiancé offre le vin

qui était fait avec le raisin d’ici, la fiancée offre les gâteaux typiques, et ainsi, ils célèbrent

les noces. La fiancée a une jupe rayée et les autres femmes ont une jupe large avec un

grand volant… comme celles des damas… » Le souci de « respecter la tradition », en reproduisant

à l’identique les costumes représentés dans ce tableau « ancien », ne saurait cacher la volonté d’inscrire la

fête dans l’univers du mariage.

Les jeunes filles qui font partie du groupe de folklore local appelé « La Volteta de la reina »

ont fait confectionner des costumes suivant le même modèle. Si l’archétype de leurs vêtements traditionnels

est le Remat del Casament, ce tableau représentant une noce, le nom de leur groupe, la Volteta de la

reina, renvoie à une danse nuptiale du passé102 : « La Volteta de la reina ? Moi, j’ai soixante-treize

ans et je m’en souviens à peine, parce que j’étais très petite quand on la faisait encore.

Déjà, à cette époque, elle était tombée en désuétude. Ce sont des hommes et des femmes

qui vont déguisés avec des costumes et on fait un bal à la « reine », en son honneur, pour

la fête. On fait un couple : le « roi » et la « reine », et tous les autres les suivent, toujours en

couples. On commençait sur la placette del Raval. La musique jouait, ils dansaient, et après,

ils traversaient la Calle Mayor et, toujours en dansant, ils poursuivaient jusqu’à la Plaza

Mayor. » En juxtaposant l’image du présent avec celle du passé, on s’aperçoit que la « reine » de la

Volteta était « déguisée » comme la mariée du Remat. Les anciens se rappellent que cette danse exécutée

en l’honneur de l’épouse le jour de ses noces. Le ball des espías, il faut le souligner, parcourt le même

trajet que la Volteta de la reina et les danseurs sont disposés de la même manière. Seulement,

aujourd’hui, c’est la Madre de la Mahoma qui ouvre les danses, venant occuper la place de la « reine »

ou de la mariée d’antan. Danser el ball des espías, en sortant les vêtements que les ancêtres ont revêtu

le jour de leur mariage, n’est pas, alors, une manière de « marier les morts103 » ?

« C’était un vœu [promesa]. Tu demandais quelque chose et le vœu que tu faisais,

c’était de sortir danser el ball des espíes. » Cette danse nuptiale exploite toutes les vertus du mariage

qui, non seulement « guérit », mais aussi, dans un système d’échange entre les vivants et les morts, assure

un bon destin posthume à l’âme du défunt : « La même année que ma sœur et mon beau frère se

102 Les enquêtes de terrain menées dans les Pyrénées espagnoles confirment le lien entre la robe nuptiale et

le costume « traditionnel » porté lors des bals « folkloriques » : PUCCIO, 2002, 198-199.103 Sur les analogies entre le mariage et la mort, CHARUTY, 1997, 345 354.

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sont fiancés, ma mère a fait une promesa pour la maladie de mon frère jumeau. Si moi et

mon frère nous dansions el ball des espías… Cette année-là, moi et mon frère jumeau nous

sommes sortis danser el ball des espías, et ma sœur s’est fiancée. C’est ainsi que je suis

devenu Madre de la Mahoma… » De même qu’elle garantit l’ordre social, l’alliance mise en scène par

la fête rétablit l’équilibre entre le corps et l’âme. Dans le cas du frère jumeau de Pepe, pour qui cet

équilibre semblait être compromis, le ball des espías emploie le même pouvoir guérisseur que la

Medició, la mensuration, qui le précède : « …restituer aux malades à la fois leur symétrie corporelle,

leur équilibre psychique et leur identité sexuelle104. ». C’est en prenant sur lui la moitié féminine de ce

couple indissoluble que sont les jumeaux que Pepe restitue à son frère cette part de virilité qui lui faisait

défaut. Double par sa nature gémellaire, homme et femme, maure et chrétien en même temps, la Madre

de la Mahoma vacille entre deux pôles, comme les espions dont il est le meneur. Les rites qui entourent

la Mahoma, en utilisant les propriétés bénéfiques du mariage, devraient donc permettre de fixer l’identité

chrétienne et l’identité sexuelle de tous les habitants de Biar.

« Le jour après, les Chrétiens nous vainquent. La Mahoma se retire et la Vierge sort

en procession. Tiens compte du fait que, quand il y a les Chrétiens, la Mahoma ne sort pas

et quand la Mahoma est sur le château, la Vierge ne sort pas… » Symétriques et inverses, la

Maure et la Chrétienne sont exclusives l’une de l’autre, comme la Reina mora et la Reina cristiana du

théâtre de la Morisma, la deuxième prenant la place de la première à la fin de la représentation.

Transportée par les Moros Nuevos, les Nouveaux Maures, la poupée géante descend la rue en pente

jusqu’à la sortie du village où l’attend le camion qui l’amènera dans la ville voisine de Villena. Plusieurs

fois, elle manifeste le regret de quitter son village, en bougeant les bras, en hochant la tête. « Elle ne veut

pas partir, la pauvre ! Regarde comme elle fait… », commentent les gens qui la suivent en cortège,

dansant une dernière fois el ball des espíes en son honneur. « Elle n’est pas bien à Villena… »

C’est que, là-bas, on la maltraite, comme le disent les « versets de la Mahoma » qui, hier, achevaient son

charivari, aujourd’hui, annoncent ces noces :

La Mahoma de BiarMinchia Rollets et fogacesSe la porten a VillenaY la enchan a remolaches !

La Mahoma de BiarMange rollets et toñasOn l’amène à VillenaEt on la bourre de betteraves105 !

104 CHARUTY, 1997, 200.105 Par leur ton et par leur contenu, ces versets se rapprochent des villanos, couples satiriques qui

accompagnaient les noces aragonaises : PUCCIO, 2002, 211.

Page 68: Deborah Puccio - Culture

Le soir même où se déroule ce rituel appelé la Despedida de la Mahoma, la Vierge est

ramenée à l’ermitage dans d’une cérémonie appelée la Despedida de la Virgen : « Même si nous

sommes morts de fatigue, le dernier jour, nous montons laisser la Vierge à l’ermitage.

Seulement après qu’on l’ait laissée là-haut les fêtes sont vraiment finies ». Pour l’occasion, la

reina d’es festes est revêtue d’une mantille noire, ancienne, toute brodée : « Normalement, on

portait cette mantille noire pour se marier. Quand les femmes se mariaient, elles étaient

habillées toutes en noir, avec ces mantilles en dentelle noire sur la tête. Ma grand-mère

s’est mariée ainsi. » Les camareras de la Vierge sont, elles aussi, habillées en noir, « en

madrinas », en témoins de noces, affirment-elles. Dans le rite ancien, le départ de la « mariée » vers le

village de son futur époux, ressenti comme une mort, était accompagné par un cortège funèbre106. « Toute

la ville pleure », quand, au pas de marche maure, la Madre de Deu traverse la Calle Mayor.

Lorsqu’elle franchit la limite entre l’espace habité et le chemin escarpé qui la mènera à l’ermitage, ses

porteurs la tournent vers le village de Biar qu’elle regarde pour une dernière fois. Ce regard empreint de

nostalgie est interprété par les présents comme une lamentation. « La Vierge pleure, elle ne veut pas

s’en aller ! » Et pourtant, il faut partir. C’est sur un pas de valse que les anderos, équivalent local des

costaleros de Zújar, montent la châsse à l’ermitage. Dès qu’elle arrive sur l’esplanade de l’église, la

Virgen de las Grácias est accueillie par des détonations et nous savons que les coups de feu font partie

du rituel nuptial traditionnel dans toute l’Europe107. Ce soir, la Vierge, comme la Mahoma cette après-

midi, joue le rôle de l’épouse, mais c’est la reine qui est habillée avec le jupe rayée de la mariée : « C’est

une jupe qui est très ancienne. On la mettait pour danser el ball de la reina. Elle appartenait

à sa marraine, qui l’avait reçue de ses aïeules, précise la mère. C’est justement cette jupe que

l’on portait pour El Remat del Casament. On sait qu’on faisait une fête au moment de la

conclusion du mariage, et qu’on mettait ces vêtements-ci et, notamment, la jupe rayée… »

Et c’est l’abanderada des Moros Nuevos qui, cette fois, accompagne la Vierge, Maures Nouveaux

dont on dit qu’ils sont les Maures convertis. Ont-ils été convertis, comme les Moriscos de l’Aínsa, par

les vertus du mariage mis en scène par la fête ?

Le dernier acte des réjouissances se déroule autour de la bandera. De retour du « chemin de la

Vierge », devant les maisons où les drapeaux de chaque comparsa sont gardés pendant toute l’année, un

petit bûcher consume ce qui reste des fêtes. En attendant que ce feu expire doucement, les comparsistas

goûtent une dernière fois aux gâteaux traditionnels et à la misteleta. Cette cérémonie clôturant la période

festive s’appelle enserrar la bandera, enfermer le drapeau. A la fin des réjouissances, à Biar comme à

Zújar, il est nécessaire d’enfermer les morts qui circulaient librement pendant le temps maure, âmes en

106 Sur ce thème, voir PUCCIO, 2002, 208-213.107 Voir, à ce propos, la contribution de N. BELMONT aux actes du colloque sur le Charivari : LE GOFF

et SCHMITT, 1981, 15-21.

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peine dont les rats libérés par la Madre de la Mahoma étaient, peut-être, l’image la plus suggestive108.

Faire revenir la Vierge là-haut, faire passer la Mahoma de l’autre côté de la frontière, faire retourner la

bannière là-dedans, ce sont, là, des gestes équivalents qui permettent d’instaurer une distance entre les

vivants et les défunts, de « faire le deuil ». Mais deuil de quoi ?

El Remat del Casament

« El Remat del Casament, c’était un engagement formel entre les parents des mariés :

tu me donnes ta fille, je te donne mon fils. C’est comme, par exemple, mes enfants se sont

fiancés et tout ce qu’ils gagnent, comme c’est la coutume ici, ils le donnent à la maison.

Les parents le gèrent et puis, il arrive le moment que, par exemple, moi j’ai mon fils qui

veut se marier et j’ai l’argent de côté pour le mariage, le banquet, la robe, l’appartement et

tout. Alors, les parents du fiancé vont chez les parents de la fiancée pour conclure le

mariage et chacun met les biens qu’il peut donner, la dot, et ça c’est le Remats del Casament,

la conclusion de l’accord de mariage. Il y avait des Remat del Casament qui se terminaient

mal, d’autres finissaient bien et les deux familles restaient dans de bonnes relations. Elles

devenaient amies. Puis, on célébrait le mariage. » Pour expliquer cette peinture ancienne qui

semble être la matrice des rituels festifs d’aujourd’hui, la capitana des Maseros fait référence aux noces,

en l’occurrence celles de ses enfants qui sont en âge de se marier. Reprenons le fil de son discours : « …

Beaucoup de familles suivent la coutume des anciens : les enfants donnent tout ce qu’ils

gagnent aux parents, et ce sont les parents qui le gèrent. Alors, moi et mon mari, nous

avons décidé, maintenant que nous avons un peu d’argent, que nos enfants ont

commencé à travailler et que nous avons fini de payer les crédits, qu’on allait dépenser

notre argent pour une capitanía : parce que, si nous attendons deux ans de plus, les enfants,

qui sont déjà fiancés, vont vouloir se marier. Ils vont nous demander de leur faire les

noces, de leur faire un banquet, d’habiller la mariée et tout. Enfin, pour les enfants on fait

tout, n’est-ce pas ? Et mon mari et moi, nous avons déjà tout fait ! » C’est donc sur le mode

du mariage que la capitanía est vécue par la famille qui assume cette charge. Comme tous les rites

biographiques, cet événement familial se prépare longtemps à l’avance : « On a passé un an à discuter

sur les costumes et sur tous les préparatifs. Nous avions peur à l’idée qu’il restait une seule

année pour préparer la fête. » Le rituel nuptial du passé éclaire le sens des séquences cérémonielles

dont les capitanes sont les protagonistes : « Le cortège était accompagné par la musique, les

mariés marchaient devant la musique et tous les gens derrière. Et tu passais toute la

journée aux noces. Les gens mangeaient beaucoup. On faisait le petit déjeuner [almuerzo], 108 Le rat est l’une des formes que le défunt peut revêtir lorsqu’il revient sur terre, voir, à titre d’exemple,

les témoignages des Benandanti où cette image apparaît souvent : GUINZBURG, 1969.

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le déjeuner [comida] et le dîner [cena]. » Ces trois repas, offerts par la capitanía après chaque défilé -

où ce sont eux qui marchent devant la fanfare - scandent les quatre jours de fête. L’hospitalité que les

capitanes de Biar - comme les officiales de Zújar - se doivent d’offrir aux membres de leur comparsa,

était autrefois réservée aux invités à noces. Mais si l’on a bien compris le discours de la capitana, non

seulement la capitanía suit le modèle des noces, mais aussi il remplace ce modèle, lorsqu’il anticipe le

mariage des enfants pour qui les parents « ont déjà tous fait ».

Les images de fête rivalisent avec celles des rites biographiques. La photographie encadrée des

capitanes sera exposée à côté de celle du mariage, à la place de la photographie des noces d’argent que les

deux capitanes ont préféré célébrer de manière beaucoup plus modeste : « On n’avait plus d’argent ! »

Les enfants font partie, eux aussi, de ce cadre idéalisé : « Vous avez vu les photos ? Elles sont

superbes… très grandes, très belles ! Le premier jour, mon fils à cheval était le capitaine et

ma fille cadette l’accompagnait, elle aussi à cheval. Le lendemain, c’était encore mon fils

qui portait le drapeau du capitaine et Rosa Ana, l’aînée, elle sortait comme abanderada. »

Mais qu’en pensent-ils les jeunes au juste ? « D’un point de vue sentimental, pour moi, c’était

beaucoup plus important d’être abanderada avec ma famille que de me marier. Parce que

c’était un désir que j’avais depuis l’enfance… » Les photos de fête reflètent un désir enfantin

irréalisable : se marier en famille109. Mais ces images, accrochées dans toutes les maison de Biar, à côté du

Remat del Casament, sont encore plus valorisées que celles des « véritables » noces qui ne peuvent être

que ternes face à leur fiction festive, car quand le moment du « véritable » mariage arrive, tout a déjà été

fait, tout a déjà été dépensé.

Il en va de même pour les damas qui composent des albums magnifiques avec les photos de fête,

des objets qu’elles garderons comme un trésor en souvenir d’un moment « inoubliable » Peu d’albums, j’ai

pu le constater, sont aussi précieux, constitués avec autant de soin et d’amour que les albums de fête, en

cuir, en bois, en soie. Un photographe professionnel a suivi toutes les étapes du parcours de la jeune fille

lors des célébrations. Du vin d’honneur jusqu’au mariage mis en scène le dernier jour, tout y est : la

présentation de la dama à sa comparsa, au bras de son père ; le festin offert le soir même par sa

famille : « C’était une noce ! »… Le local choisi, c’est souvent la Discoteca : « un salon pour

mariage ». Le souper est égayé par quelques petites « surprises ». Après le repas, pour remercier les

invités, la dama fait un tour des tables avec « un plateau de bonbons ». Au moment de prendre

congé, elle distribue à chaque famille une bonbonnière en céramique de Biar : « …en souvenir de ce

jour ». Ces articles sont connus dans la région : « Beaucoup de gens font des bonbonnières en

céramique pour les baptêmes ou pour les noces. » « Ana, dit sa mère, a choisi un bibelot

enveloppé dans un mouchoir brodé à la main. On a mis aussi un petit papier avec son

nom dedans. » Comme la reine, les damas reçoivent beaucoup de cadeaux, qui sont exposés dans 109 Sur ce point, voir mon analyse de la première communion dans un village des Pyrénées espagnoles : PUCCIO

2002, 182-191.

Page 71: Deborah Puccio - Culture

leurs maisons pendant toute la durée de la fête : « C’est pour remercier les gens qui lui ont offert

des cadeaux qu’on a fait un vin d’honneur à la Discoteca. Il y avait cent cinquante

personnes. Pour elle, c’était inoubliable ! » Ce moment est immortalisé dans des photographies qui

reproduisent tous les clichés des photos de mariage : une dama au sourire figé est entourée de jeunes filles

ou de jeunes gens de la même classe d’âge, puis, des membres de sa famille.

Pourtant, ce mariage mis en scène par la fête dans tous ces détails est bien imparfait. Les damas

et la reina ont tout le nécessaire pour se marier : un trousseau, des cadeaux, une robe… mais il leur

manque l’essentiel : un époux. Elles attendraient en vain que leur prince charmant vienne les chercher

dans leurs maisons parées comme celle d’une mariée. Les jeunes gens les négligent. Ils n’ont des yeux que

pour la Vierge. Belle et cruelle, elle prétend danser sur les épaules de ses jeunes porteurs qui montrent

avec fierté les blessures qu’elle leur inflige, alors que les jeunes filles, épuisées à la fin de chaque journée de

fête, les pieds meurtris par leurs escarpins, rentrent chez elles. Pour rester à côté de la Vierge, ces jeunes

hommes délaissent les damas qui, pourtant, devraient être leurs partenaires privilégiées, étant donné leur

âge et la commune appartenance à la cour de la Madre de Deu. Si la Vierge a volé aux demoiselles,

avec leurs cheveux, leur pouvoir de séduction, la reina et les damas affichent des coiffures qui les

vieillissent, les enlaidissent. Leur chevelure semble pétrifiée au terme de ce long façonnage que la coiffeuse

parachève par la pose de la peineta, un geste qui, en même temps, les ouvre et les fige, en leur

transmettant une faculté dont elles ne peuvent pas encore user librement. Belles comme des images,

inaccessibles, immobilisées dans leur rôle, pendant toute la durée de la fête elles semblent prendre la place

de cette Vierge recluse, séparé du monde des hommes par la vitre de son camarín. L’image a pris la place

de la vraie vie et la vie s’est transformée en image.

Prenons la reine. L’année où je fis mon terrain à Biar, la reina d’es festes était une fille de

vingt-deux ans au profile bien particulier. Ingénieur agronome - les gens de son village

disaient qu’elle était pilote - María Carmen était allergique aux bijoux, fumait trois paquets

de gitanes par jour et vantait parmi ses qualités le fait de tenir l’alcool « comme un homme ! »

Sa plus grande passion ? L’arquebuse : « Tirer avec l’arquebuse, ça c’est quelque chose d’incroyable.

Il y a des filles a qui ça plaît pas. Elles ont peur. Mais ceux qui l’aiment comme moi je l’aime, ils en sont

fous, ils ne peuvent plus s’en passer. Moi, cette année, ce qui m’a gêné le plus du fait d’être reine, c’était de

ne pas pouvoir sortir pour tirer avec l’arquebuse. Mais, en réalité, dès que j’ai pu, en cachette, je me suis

échappée et je suis allée tirer. » Dans la vie quotidienne, cette jeune fille qui, dans la fête,

incarne le modèle féminin chrétien est aussi farouche au mariage qu’une indomptable

amazone : « Moi, je ne cherche pas de ces choses là. Je n’ai pas le temps. Ma vie est déjà assez

compliquée comme-ça. On n’arrête pas de me poser cette question, chez la coiffeuse, chez le médecin… Ici,

c’est comme un crime de ne pas être mariée. Avant, les femmes naissaient pour se marier, mais moi, je

veux terminer ma maîtrise et je veux vivre de mon argent. Je veux être indépendante. » On dirait que la

Page 72: Deborah Puccio - Culture

proposer à son insu comme reine de la fête était une thérapie de choc orchestrée par la

mère : « Ma mère et ma sœur… elles l’ont concerté ensemble ! » Ont-elles voulu convoquer le

pouvoir magique d’objets qui, tirés du mariage, l’attirent ? Véritable reine du féerique

temps festif, la reina d’es festes va-t-elle opérer, à l’aide d’une bonne mère qui lui a transmis

les biens nécessaires, la magie de son destin ? Entourée par tous les rituels qui

accompagnent la mariée, María Carmen a pris ça comme un jeu : « C’était amusant… »

Mais si, comme elle le menace, elle ne se mariera pas, il ne resteront que les photos-

portraits géants accrochées au dessus de la cheminée de sa maison familiale pour faire de

la reine de la fête une reine du foyer.

Page 73: Deborah Puccio - Culture

L’IDÉE DE « BEAU » DANS L’ESTHÉTIQUE FESTIVE

Aborder la question du beau dans l’esthétique festive au sein d’un appel d’offre consacré à

« la part esthétique de l’expérience ordinaire » pouvait paraître paradoxal ou, tout au

moins, déplacé. Or, dans ce travail, j’ai essayé de montrer non seulement que le monde de

la fête entretient sans cesse des échanges avec le quotidien, mais aussi que les valeurs

affirmées dans et par la fête sont constitutives de l’identité individuelle - en particulier de

l’identité féminine sur laquelle j’ai centré mon attention - et de l’identité locale. Pour

montrer la pertinence des analyses conduites à propos des fêtes de « Maures et Chrétiens »

en Espagne, je vais ouvrir la comparaison à d’autres réjouissances sur lesquelles j’ai

précédemment travaillé, en examinant le discours sur le « beau » tenu, à propos du

carnaval, dans deux villages d’une vallée des Alpes italiennes, la Val Resia110.

Quand on arrive dans cette vallée montagnarde, située à la frontière avec la Slovénie et

habitée par une minorité slave, avec l’intention d’étudier le carnaval du passé111, on est

aussitôt envoyé dans le village d’Oseacco, puisque c’est ici qu’autrefois on célébrait, dit-on

unanimement : « le plus beau carnaval de Resia ». On peut alors s’interroger sur le sens de

cette affirmation, chercher à comprendre pourquoi les habitants de Resia placent la fête

oseacchese au plus haut degré de l’échelle esthétique. Pourquoi la créditent-ils de cette

beauté que les autres fêtes ne possèdent pas ou possèdent moins qu’elle ? Pour avoir

quelques éléments de réponse, il faut rentrer dans le vif du carnaval oseacchese,

considérer son déroulement, faire connaissance des personnages qui l’animent.

A Oseacco, le temps du carnaval commence le jour de l’Epiphanie, jour où apparaissent

des masques appelés babaci qui sont caractérisés comme « laids » : les autochtones disent

en fait indifféremment « être habillé en babac » (singulier de babaci) ou « être habillé laid »

(esser vestito brutto).

Cette « laideur » comprend plusieurs caractères :

110 C’est dans cette vallée alpine que j’ai mené les enquêtes de terrain qui ont nourri ma thèse, puis mon

livre sur la construction de la féminité PUCCIO 2002. Les carnavals de la vallée de Resia y sont comparés

avec ceux de deux vallées des hautes Pyrénées espagnoles dont je parlerai plus loin. 111 Aujourd’hui, les réjouissances carnavalesques ont disparu dans presque tous les villages de la vallée de

Resia.

Page 74: Deborah Puccio - Culture

- La « vieillesse », représentée par les « vieux » vêtements que les jeunes filles et les jeunes

gens qui sont les protagonistes de ces rites de travestissement empruntent aux vieilles

gens.

- La « pauvreté », signifiée par les loques que les jeunes ont quêté dans le village avant le

commencement de la fête.

- La « sauvagerie », conférée aux babaci par ces feuilles, ces pommes de pin et ces peaux

animales que les jeunes ont ramenées du bois et qui apparaissent dans leurs

accoutrements.

Mais pour donner tout son sens à ce travestissement en babac, il faut examiner plus en

détail les actes rituels que les jeunes ainsi déguisés accomplissent. Les babaci, ces

personnages « laids », « vieux », « pauvres » et « sauvages », font irruption dans le village à

la tombée de la nuit. A cause des teintes sombres de leurs travestissements, les jeunes

déguisés se distinguent à peine du paysage nocturne qui les entoure. Avec ces bosses et

ces ventres qui déforment leurs corps, ils ont perdu leurs limites corporelles et « font un

seul corps » avec l’univers qui les enveloppe. Grâce à ces éléments végétaux qui les

recouvrent, ils se fondent dans la nature. Dans cette première phase du rite, les jeunes ne

se sont pas encore différenciés en tant qu’individus et leur sexe est, lui aussi, incertain.

Derrière le voile qui dissimule le visage du jeune, élément essentiel de son déguisement,

on ne sait jamais si se cache une jeune fille ou un jeune homme. Cette ambiguïté sexuelle

du babac est perceptible aussi dans le nom qui affecte les travestis : dans le dialecte slovène

de Resia, babac est un substantif formé par le nom féminin baba, qui signifie « vielle

femme » et par le suffixe du diminutif masculin -ac.

Les babaci mettent donc en scène un chaos primordial où, de même que les formes sont

indéfinies et indéfinissables, brouillées dans cette nuit des babaci où tout est confus et

mélangé, les sexes eux aussi ne sont pas encore déterminés. Comme dans d’autres cycles

initiatiques - prenons par exemple les rites d’initiation andins où le textile est un univers

signifiant comme dans le monde slave - l’avènement du contraste chromatique dans le

costume des jeunes signe le passage à l’état de culture, en même temps que la définition

du sexe de chaque jeune. A Resia, il faut attendre la semaine de carnaval pour assister à la

lente transformation des babaci en des masques qui inversent diamétralement tous leurs

caractères : ta lipa bila maškira, « les belles maškire blanches ».

A partir du Jeudi Gras, les vieilles peaux incolores des babaci tombent et sont

graduellement remplacées par les rubans colorés, les jupons clairs, les fleurs et les bijoux

qui constituent l’éclatant costume de la belle maškira blanche. Le dernier jour de fête, le

Mardi Gras, sur la place du village on ne trouve plus aucun babac, mais les maškire et le

Page 75: Deborah Puccio - Culture

maškaroni : des jeunes filles et des jeunes gens élégants et policés aux costumes contrastés.

Parallèlement, le monde tout entier semble avoir été mis en ordre, structuré par le

bipolarisme masculin/féminin. C’est maintenant le jour. La lumière est un élément

important des vêtements des jeunes, bariolés par des rubans aux couleurs de l’arc en ciel.

La musique qui accompagne les pas des danseurs et des danseuses semble harmoniser

l’univers et le public s’exclame d’une seule voie : « C’est beau ! »

Ainsi, pour les habitants de notre vallée, le « beau » rite est celui qui déroule un parcours

mythique, qui opère une mise en ordre du monde, une Création dont la maškira et le

maškaron, un homme et une femme, sont le produit final. Or, ce modèle festif est loin

d’être suivi par les autres villages de Resia. Revenons au commencement du cycle festif,

en nous déplaçant dans le village le plus reculé de la vallée, Stolvizza. Ici, pendant toute la

période d’hiver, les adolescentes se déguisent en kukac, l’équivalent local du babac. Mais à

la différence des oseacchesi, les stolvizzane, qui poussent encore plus loin leur ensauvagement

hivernal, ne tiennent pas à transformer leurs déguisements sombres, sales et vieux, quand

le carnaval s’apprête à finir, dans les belles maškire blanches. Autrement dit, pour celles de

Stolvizza, la maškira n’est pas l’aboutissement d’un parcours rituel dont j’ai suggéré la

structure mythique.

Beau comme un conte de fées, comme ces contes "merveilleux" dont les ethnologues ont

démontré la structure mythique et initiatique112, le carnaval d’Oseacco en reproduit toutes

les étapes. Comme Cendrillon ou Peau d’Ane, ses héroïnes se dissimulent dans le « sale » ou

sous un revêtement animal, pour enfin acquérir cette identité nécessaire au mariage,

symbolisée ici par la maškira, costume dont l’acquisition correspond à celle de la féminité.

Et pourtant les stolvizzane lui préfèrent le kukac. Elles disent : « Il y en avait qui allaient

maškira, mais moi je préférais faire rire les gens. J’aimais être bizarre. J’aimais être toute désordonnée.

Alors je m’habillais en kukac, en fille sale, toute déchirée. » Mais au travers de ce qu’on nous

présente comme un choix personnel, transparaît un partage entre les deux villages : « A

Oseacco les filles ne s’habillaient pas comme nous - disent celles de Stolvizza. - Nous étions plus ridicules,

plus en loques, tandis qu’elles étaient toutes belles, toutes en blanc, avec les rubans et tout. »

Comment expliquer le fait qu’il y ait des filles dans la vallée, notamment celles du

village voisin, qui se plaisent à rester dans la « laideur » du kukac ?

Pour résoudre ce problème, il nous faut sortir du temps festif et aller retrouver les

mêmes filles au quotidien. On découvre alors que le carnaval est une machine à illusions

qui fait paraître ce qui n’est pas. Les mots des femmes désenchantent la magie de la

maškira. Ses bijoux sont « faux », ses beaux vêtements sont « empruntés ». Les filles si 112 Je vous renvoie aux travaux de G. CALAME-GRIAULE (1978 et 1987) et de N. BELMONT (1989 et

1999)

Page 76: Deborah Puccio - Culture

raffinées qui portent au carnaval une robe à la blancheur immaculée se révèlent être des

souillons dans la vie de tous les jours. Alors que celles de Stolvizza, désordonnées pendant

la fête, sont des jeunes filles « modèle » durant toute l’année, et elles le sont précisément

selon le « modèle » de beauté, de propreté et d’élégance constitué par la maškira

d’Oseacco. Il semblerait donc que la beauté affichée par les maškire durant le temps festif,

les stolvizzane la possèdent pendant toute l’année, alors que les oseacchesi pérenniseraient la

laideur du babac dans le temps quotidien. Mais les jeunes gens d’Oseacco ne se laissent pas

leurrer par les ruses féminines de celles dont les blanches maškire faisaient croire qu’elles

étaient "bonnes à marier" et si au carnaval ils forment avec elles des couples provisoires,

c’est dans le village d’à côté qu’ils choisissent leurs épouses. Leur beauté, leur candeur ne

les recouvrent pas comme un masque. Elles ont la profondeur de traits distinctifs, de

qualités morales, voire de vertus religieuses113.

La maškira, le costume de la jeune fille en fleur, ne dit pas l’aptitude au mariage de celles

qui s’en parent, cache plutôt leur être véritable, comme un masque et le beau rite, celui à

la fin heureuse où la jeune fille se révèle à elle-même et aux autres, révélation qui, à

Oseacco, prend la forme d’un rituel final de dévoilement - se transforme, manipulé par la

parole féminine, en faux rite, en théâtre.

Nous retrouvons cette opposition entre un rite beau, mais soupçonné de faux, et un autre

qui transgresse ce modèle attitré de « belle fête », tout en produisant un discours qui

permet de renverser les valeurs apparentes du « beau » et du « laid », dans les carnavals

contemporains de Bielsa et de San Juan de Plan, deux villages des Hautes Pyrénées

espagnoles situés dans la région du Sobrarbe, en Aragon.

Chaque année, Bielsa offre à des milliers de touristes le spectacle des belles madamas -

l’équivalent pyrénéen des maskire alpines toutes dentelles et rubans - côtoyées par les

trangas, des jeunes gens au visage noirci, coiffés par d’énormes cornes de bouc. Les

couples formés par les madamas et les trangas, après avoir accompli la traditionnelle ronda,

c’est à dire le tour qui cherche les jeunes filles chacune chez elles pour les porter au bal, se

rend sur la place du village où les trangas n’hésitent pas à abandonner les madamas au beau

milieu des danses pour aller encercler, en groupes de deux ou de trois, d’autres filles,

simulant des agressions sexuelles très réalistes qui suscitent le divertissement des présents

et le rire nerveux de la victime du jeu. Non loin d’eux, un autre couple se produit sur la

place. C’est celui formé par l’oso, l’ours, et son dompteur, el domador. Affectant des

manières plus sauvages encore que celles des trangas agresseurs, les ours se jettent sur la

foule, terrorisent les enfants, poussent des cris bestiaux, jusqu’au moment ou leurs

113 Ce thème a été développé dans PUCCIO 2000.

Page 77: Deborah Puccio - Culture

dompteurs les ramènent à eux au moyen de la cordelette par laquelle les deux personnages

festifs, oso et domador sont liés entre eux. Au cours du carnaval, qui dure ici deux jours, la

madama et el domador, chacun de son côté, vont progressivement dompter la tranga et l’ours

que le rite leur a confié. Le deuxième jour de fête, les ours sont moins turbulents, se

laissent approcher des enfants et, même, photographier avec eux, tels ces ours véritables

qu’autrefois on traînait de place en place, de foire en foire. De leur côté, les trangas ont

renoncé à posséder toutes les filles du village, ils ne se comportent plus en violeurs de

femmes mais en garçons policés. Eux aussi, ils se laissent prendre en photos à côté de

leurs fiancées, et ces photos de fin de fête fixent, dans une instantanée, les couples

villageois.

Le rite qui achève vraiment ce carnaval est le bûcher d’un mannequin qui s’appelle

Cornelio Sorrilla. Quand on interroge les indigènes sur l’identité de ce personnage, ils

répondent qu’il s’agissait d’un criminel, d’un « violeur de femmes » que les hommes

auraient exécuté sur la place du village. Vrai ou inventé, peu importe, ce fait divers

fonctionne comme mythe d’origine d’un rite qui sanctionne la violence et la sauvagerie,

celles de Cornelio, certes, mais aussi, et surtout, celle des jeunes qui, affichant des cornes,

ont agressé des femmes tout au long du temps festif. Jouant sur un autre registre que celui

du mythe de création déroulé par la fête d’Oseacco, qui passait - et faisait passer les jeunes

- du désordre des origines à la formation du couple primordial maškira/maškaron, le

carnaval de Bielsa met en scène le même passage d’une sauvagerie première à l’ordre

social restauré par le rite, et c’est en cela qu’il est « beau ».

Même « trop beau pour être vrai », au dire des habitants du village voisin, San Juan de Plan,

qui définissent le carnaval de Bielsa « un beau spectacle pour touristes ». Aux costumes

soigneusement confectionnés par les femmes de Bielsa avec des tissus précieux, les gens

de San Juan préfèrent les masques traditionnels façonnés chez eux avec tout ce que l’on

trouve dans les bois et dans les greniers. Aux performances des madamas et des trangas, des

osos et des domadores se paradant devant journalistes, cameramen et ethnologues, ils

opposent les rites intimes, privés, qui à l’abri des regards indiscrets, au temps du carnaval,

ont lieu à l’intérieur des maisons de ce village enfoui dans la vallée de Gistaín.

En effet, les jeunes de San Juan de Plan, tout au long des deux journées dans lesquelles

ils ont condensé leur temps festif, accomplissent des quêtes dans les familles du village.

Ces rites, que la jeunesse de San Juan de Plan accompli encore de nos jours, sont

comparables à ceux des carnavals alpins d’autrefois, et précisément aux quêtes que les

babaci et les kukaci de la vallée de Resia accomplissaient durant toute la période d’hiver

dans les maisons de leurs villages respectifs. Mais alors que les babaci d’Oseacco, dans ces

Page 78: Deborah Puccio - Culture

espaces domestiques, étaient progressivement domestiqués, les travestis du village

pyrénéen, d’une maison à l’autre, s’ensauvagent de plus en plus : lapins volés et écorchés

vifs, lapins dont on arbore la tête comme un trophée, giclements de sang, sang dont ils se

plaisent à se mâchurer le visage, violences à l’âne qui les accompagne et qui, souvent, finit

brûlé avec le mannequin qu’il porte sur le dos. «Tout cela n’est rien, assurent les habitant de

Bielsa, s’ils se bornaient aux poules et aux lapins tués au temps du carnaval, ça irait. Une fois, ils ont

tué un homme à coups de bâton. Un pauvre type qui volait des choux dans un jardin potager. Ils l’ont

pris et ils l’ont tué... comme ça, comme une bête. ...Et puis ? Rien ! Il fallait ouvrir une enquête judiciaire

et des policiers se sont rendus là-bas pour une descente sur les lieux. Mais même eux, ils ont eu peur. Ils

n’ont pas osé poursuivre l’enquête parce qu’ils avaient peur d’être tués, eux aussi. Parce qu’ils ne sont pas

normaux, ceux de San Juan. Ils sont fous ! Ils sont fous ! Ce sont des brutes, des criminels. »

Alors qu’à Bielsa, la violence réelle ou supposée telle d’un « criminnel », Cornelio

Sorrilla, d’abord punie par le groupe villageois, serait remise en scène rituellement et

sanctionnée, à la fin du carnaval, par mannequin interposé, à San Juan de Plan, selon le

jugement des natifs de Bielsa, une même violence primitive, non sanctionnée - même les

policiers ont peur... - serait éternellement reproduite. Ceux de San Juan, nommés

« brutes », assimilés à des bêtes ou à des hommes primitifs n’ayant pas atteint l’état de

culture, font encore régner chez eux la loi de la nature, la loi du plus fort. Si l’on a bien

compris le discours de ceux de Bielsa, pour les gens de San Juan de Plan la sauvagerie et la

folie ne sont pas des traits carnavalesques empruntés pendant un temps limité pour

fonder à nouveau, à la fin de ce temps, l’ordre social. Elles sont des caractères perpétuels.

Pour ceux qui prétendent détenir « le beau rite » ou le bon rite, les natifs de San Juan de

Plan ne savent pas faire la fête parce que comment des « sauvages » pourraient-ils « jouer

les sauvages » ?

Dépourvus de cette capacité de symboliser qui est le propre de l’homme, de

manipuler le réel, de le transformer en jeu, les gens de San Juan donnent à voir dans la

fête leur sauvagerie habituelle. Leur carnaval n’est ni beau ni laid. Situé en dehors de tout

jugement esthétique, il est tout simplement à l’image e ceux qui l’agissent, « sauvage » et

immobile. La sauvagerie carnavalesque à laquelle les jeunes de San Juan se livrent se

caractérise en fait par un jeu désordonné qui semble « tourner en rond » indéfiniment,

sans résolution finale. Après une apparition fugace des madamas et de leurs partenaires

courtois, le carnaval de San Juan de Plan se termine par le retour inattendu de créatures

monstrueuses. Les payasos, masques terrifiants ou l’humain, le bestial et le végétal se

mélangent, troublent le bal de clôture vouant ce cycle festif à l’inaccomplissement.

Page 79: Deborah Puccio - Culture

Parce qu’il ne reproduit pas ce cheminement idéal des fêtes que nous avons définies

comme « belles », le carnaval de San Juan de Plan n’a pas fait l’objet de cette

« patrimonialisation » qui a entraîné, dans le village voisin, dont le carnaval a été proclamé

« patrimoine national », une spectacularisation progressive du rite. Même si le beau

Carnaval de Bielsa, médiatisé par la presse et par la télévision, avec la complicité du

monde académique, abrite en son sein des parcours rituels tout à fait authentiques,

comme j’ai eu l’occasion d’expérimenter. De la même manière, dans la vallée de Resia,

seules les belles maskire blanches d’Oseacco ont été réputées dignes d’être récupérées et

immortalisées dans le folklore local, où elles se produisent dans un spectacle qui, cette

fois, a perdu tout lien avec le rite ancien.

Ce processus de patrimonialisation des traditions festives est encore plus évident au sein

des fêtes de « Maures et Chrétiens » espagnoles. Au pays valencien, ces réjouissances sont

l’une des manifestations de la croissance économique de l’Espagne industrialisée. La riche

bourgeoisie locale aime parader dans les voyants costumes des Moros, arborer les luxueux

travestissements des Negros - les esclaves nègres, les plus fastueux - et produire ainsi, à

l’intérieur comme à l’extérieur de la ville, l’image scintillante de sa propre réussite. L’éclat

pompeux des décorations, le luxe des costumes, le brillant des parures séduit de plus en

plus de villes valenciennes qui se mettent à suivre le modèle festif d’Alcoy. Ces fêtes,

extrêmement vivantes et en constante évolution, ne nous intéressent pas seulement parce

qu’elles sont « belles » (et nous avons essayé de préciser, tout au long de ce travail, de

quelle beauté brillent-elles), mais aussi parce qu’elles font se croiser, encore une fois, le

« beau » et le « laid » avec le « vrai » et le « faux », l’ « être » et le « paraître ».

A Biar, le même conservateur chargé par la mairie, garde le patrimoine local (vêtements et

bijoux d’époque, documents historiques, textes anciens) et veille à la bonne exécution de

la fête qu’il connaît dans les moindres détails. Cet homme-mémoire est le dépositaire de la

tradition à laquelle les réjouissances modernes doivent se conformer et c’est en cela, dans

cette reproduction fidèle du modèle ancien, que repose la « beauté de la fête de Biar ». Un

petit livre a été édité par l’une des compagnies festives, celle des Moros Viehos, la plus

ancienne, avec le règlement officiel et les respectives sanctions applicables aux

contrevenants à la règle établie. Dans cette brochure, on trouve tous les actes festifs, des

plus solennels, comme les ambassades ou les cérémonies religieuses, aux parades

burlesques non moins codifiées. La norme classique de l’adéquation entre la forme et le

contenu semble être le principe qui définit le « beau rite » (on ne plaisantera pas dans une

procession...) Mais ce qu’il faut respecter aussi, c’est l’enchaînement chronologique des

actes se suivant selon un ordre qui a un sens pour les acteurs et les spectateurs indigènes,

Page 80: Deborah Puccio - Culture

même si ce sens n’est pas immédiatement perceptible pour le visiteur étranger ou pour

l’ethnologue. Ainsi, une ambassade burlesque improvisée le dernier jour de fête avait

suscité un véritable scandale dans la ville, parce que, m’a-t-on expliqué par la suite, aucun

acte carnavalesque ne doit suivre la procession de la Vierge. En effet, cette procession

clôture le temps festif, restaure l’ordre chrétien, réintroduit le quotidien. Si la « belle fête »

est encore celle qui produit une mise en ordre du monde, c’est cette fois l’histoire ou le

légendaire de l’expulsion des Maures, dont l’entrée dans la ville y avait introduit un

désordre carnavalesque, qui ordonne les étapes du rite, fournit le langage mythique.

Il ne faut pourtant pas croire que toutes les fêtes du pays valencien respectent le modèle

traditionnel, celui transmis par les ancêtres, ou le modèle festif de la ville d’Alcoy nommée

« mère et maîtresse des fêtes ». Les tensions sont fortes aussi bien à l’intérieur des villes

(nous l’avons vu avec cette ambassade burlesque, organisée par les compagnies festives les

plus récentes et les plus iconoclastes), qu’à l’extérieur, où nous retrouvons, entre des

couples de villes, le même partage entre respect et transgression réglée et argumentée du

modèle, que nous avons rencontré dans les carnavals alpins. L’exemple le plus prégnant

est celui de Muro de Alcoy, une petite ville à quelque kilomètres d’Alcoy, dont les

habitants jouent à inverser systématiquement toutes les règles de la fête alcoyenne.

Lorsque ils déclarent de s’amuser beaucoup plus que les citoyens d’Alcoy, empêtrés dans

leurs costumes luxueux, de se sentir beaucoup plus libres dans leur fête, qui ne présente

pas le caractère contraignant du spectacle que la ville voisine se doit d’offrir chaque année

à des milliers de touristes, les citoyens de Muro de Alcoy reproduisent le même discours

que les stolvizzane par rapport aux oseacchesi parées de tissus précieux et de vêtements

délicats qui ne leur permettent pas de s’éclater. La « belle maskira blanche » possède les

mêmes caractères que la « belle fête », est soumise aux mêmes contraintes. Tout en elle est

réglé, codifié, établi à l’avance. Rien n’est laissé à l’improvisation, au hasard. Le nombre

des rubans est calculé par rapport au nombre des foulards. La longueur de chaque jupon

varie proportionnellement à la dentelle qui y est appliquée. Les couleurs sont accordées.

Tout en elle est symétrique, bien proportionné, harmonieux, en un mot, celui que les

femmes d’Oseacco prononcent le plus souvent lorsqu’elles décrivent leur robe de

bal d’autrefois: « tout était beau ! ». Et de même que ceux qui veulent faire « une belle fête »,

celles qui veulent se confectionner une maskira « comme il faut » doivent reproduire ce

modèle de beauté. Mais un modèle, on l’a vu, implique toujours son contre-modèle : c’est

la fête à l’envers de la ville voisine ou le costume burlesque du village d’à côté qui

transgresse toutes les règles de la beauté classique.

Page 81: Deborah Puccio - Culture

Il me semble qu’il faudrait intégrer ce contre-modèle au modèle - on voit bien que ces

fêtes et ces masques fonctionnent ensemble - et qu’il convient d’articuler les formes

esthétiques au discours qui les commente et qui leur donne leur contenu. C’est ce discours

qui ajoute aux qualités esthétiques des qualités étiques produisant les revirements que

nous connaissons : dévalorisation du beau en tant que faux (la « belle fête » étant du côté

du théâtre, le « beau masque » du côté de la tromperie - rappelons-nous de la querelle

entre stolvizzane et oseacchesi), valorisation du « moins beau » en tant qu’authentique : la plus

belle fête étant celle que l’on fait chez soi et pour soi, le plus beau costume celui avec

lequel on peut s’amuser et divertir les autres.

Cette dialectique entre beauté et authenticité est le moteur du marché de l’art où un

gribouillage authentique vaux bien plus qu’une belle copie. La valeur attribuée à l’objet

d’art et posée comme « sa valeur » est, en réalité, le fruit d’une vision du monde qui place

le vrai devant le beau. Les fêtes de « Maures et Chrétiens » nous ont permis d’explorer ces

deux catégories s’opposant littéralement puisque l’une, le beau, appartient au camp maure,

l’autre, le vrai, est l’attribut du camps chrétien. Ceci est évident lorsqu’on pénètre dans le

théâtre de la Morisma. La beauté du Maure s’impose d’emblée, lorsqu’on se trouve face à la

scène partagée en deux : d’un côté, le campement désolant du roi Garci Gimeno, avec ses

soldats loqueteux, ses dames aux vêtements sombres, de l’autre, la cour splendide du roi

envahisseur. Mais de quel éclat brillent les Maures ? Les enquêtes de terrain exécutées à

l’Aínsa ont montré que les costumes maures étaient caractérisés comme « brillants,

voyants, colorés... », les costumes chrétiens comme « simples, sérieux, ternes... ». Une

semblable opposition partage les bijoux. Nous trouvons, d’un côté, ceux que les femmes

jouant le rôle des moras achètent exprès pour les réjouissances, « les bijoux de la Morisma »,

d’autant plus « clinquants et tapageurs » qu’ils sont « faux », de l’autre, ceux que les

cristianas portent pendant la représentation : les chaînes en or et les colliers de perles

ornant leur cou au quotidien. Ces derniers, s’ils ne brillent pas autant que ceux des

Maures, ils présentent l’avantage d’être « vrais ». La Morisma renvoie donc à deux espaces :

un espace de la fête, d’une beauté trompeuse, et un espace terne mais durable, plus proche

du quotidien. Ainsi, les pratiques vestimentaires des fêtes de Moros y Cristianos espagnoles

permettent d’aborder une question centrale de l’Esthétique : la relation, toujours

problématique, que la beauté entretient avec la vérité.

L’acte conclusif de la Morisma et de certaines fêtes de Moros y Cristianos valenciennes, c’est-

à-dire la mise en scène de la "conversion du maure", où celui-ci renonce publiquement à

sa « fausse » religion, à toutes ses « idoles », et reconnaît le « vrai Dieu », est censé opérer

pour tous le passage entre le temps festif et le temps quotidien, le temps maure et le

Page 82: Deborah Puccio - Culture

temps chrétien. Finie la fête, du « beau » maure ne devrait plus rester qu’un pâle souvenir.

Mais le quotidien peut il vraiment se passer du « masque » et de la beauté ? Comment

expliquer dans ces conditions qu’il suffise de rentrer dans une quelconque maison de Biar

un jour ordinaire pour y découvrir une panoplie d’objets qui rappellent le temps de la fête,

ses couleurs vives, son scintillement. El Moro et el Cristiano trônent sur des assiettes en

céramique accrochées au mur, comme un miroir reflétant ce monde illusoire dans l’espace

domestique. L’artisanat local s’inspire des formes festives pour fabriquer des bibelots, des

cendriers, des bonbonnières qui, échangées lors des réjouissances, deviennent une partie

intégrante de la décoration intérieure. Mais je voudrais, surtout, revenir sur les photos de

fête et sur leur manipulation.

Lorsqu’une jeune fille de Biar joue un rôle de poids dans la fête - ce qui ne lui arrive pas

chaque année, mais à des moments charnière de sa propre vie - elle commande à un

laboratoire photographique un service, exactement comme pour une noce. A la fin des

réjouissances, les photos sont rangées dans de magnifiques albums en cuir qui coûtent

une fortune et que la maîtresse de maison se fait en plaisir de montrer à chaque fois que

l’occasion s’en présente, en accompagnant son geste de la phrase : « Regarde que c’est

beau ! ». Parfois, on ne demande pas au photographe d’exécuter de simples photos mais de

construire des décors. On verra, alors, dans la salle de séjour, l’image de la reina d’es festes

dûment agrandie et encadrée. Assise à côté d’une cheminée bien propre à laquelle sont

pendues de luisantes casseroles et des cafetières anciennes, la reine de la fête a été

transformée en reine du foyer. Dans d’autres salons, ce sont de véritables portraits

exécutés par des peintres locaux qui représentent, sur un fond clair, une dama au visage

parfait, même quand il ne l’est pas. Toutes ces représentations de soi où l’artifice de la

technique photographique ou picturale s’ajoute au caractère fictif de l’univers représenté

prennent la place des photographies rituelles avec lesquelles, ailleurs, on construit sa

propre biographie : en effet, les photos du baptême, de la communion ou des noces sont

bien moins valorisées que celles de la fête. Il semble bien que, dans les villes célébrant les

réjouissances de « Maures et Chrétiens », le marquage des âges se fait plus à travers les

rites festifs qu’à travers les rites biographiques. Pour les jeunes filles interviewées, être la

reina de las fiestas compte bien plus qu’avoir une belle robe de mariée. Les familles de ces

« reines » dépensent plus pour leur constituer une garde-robe royale que pour leur

confectionner un trousseau de mariage. D’autant plus que, justement, les jeunes filles qui

interprètent dans la fête les « rôles traditionnels » de la reine et des damas, dans la vie,

tardent à se marier, venant moins à leur rôle traditionnel de femmes ! Les images et les

objets que la fête, dernier réservoir de la « tradition », fabrique, permettent donc de

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combler un vide ou de réparer une faille, nous révélant, ainsi, leur vocation ultime de

« masques114 ».

114 Le questionnement qui a animé ce travail comparatif poursuit et enrichit la réflexion entamée à

l’occasion de la préparation de ma thèse et du livre qui en est issu : PUCCIO 2002.

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