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2] Discipline © Pour la Science - n° 374 - Décembre 2008 E ntonnez le chant des partisans ou l’hymne national français avec l’ac- compagnement instrumental idoine, et vous entendrez nombre d’accords majeurs qui vous feront vibrer. Dans La Marseillaise, par exemple, les notes chan- tées sur la seconde syllabe de « patrie », dans le premier vers, sont les trois notes d’un accord majeur. Pensez maintenant à un chant mélancolique, contemplatif, et il est fort probable que l’humeur y soit défi- nie par des accords mineurs. Ainsi, dans la chanson Les feuilles mortes interprétée par Yves Montand, les notes associées aux syllabes soulignées « T oi , tu m’aimais » for- ment un accord mineur. Depuis longtemps, les théoriciens de la musique sont conscients de ces résonances émotionnelles différentes des accords majeurs et mineurs. Dès 1722, le composi- teur français Jean-Philippe Rameau écri- vait, dans son Traité de l’harmonie réduite à ses principes naturels – un important ouvrage sur l’harmonie : « Le mode majeur […] convient aux chants d’allégresse et de réjouissance », parfois « aux tempêtes, aux furies et autres sujets de cette espèce», et parfois «aux chants tendres et gais» ou pour évoquer « le grand et le magnifique ». Le mode mineur, en revanche, «convient à la douceur et à la tendresse ; […] aux plaintes ; […] aux chants lugubres ». La distinction majeur/mineur est entrée dans la musique occidentale à la Renaissance, lorsque les compositeurs se sont éloignés des mélodies monopho- niques et des harmonies à deux notes utilisées par exemple dans les chants grégoriens, et ont adopté l’harmonie fon- dée sur les accords de trois notes, ou triades. Les compositeurs ont découvert que l’harmonie des triades leur permet- tait d’évoquer une gamme plus étendue d’émotions. C’est pour cela qu’à l’oreille moderne, habituée aux accords, les mélo- dies grégoriennes sonnent curieusement monotones et sans relief émotionnel. Aujourd’hui, les accords majeurs et mineurs restent essentiels dans la musique occidentale, ainsi que dans les traditions non occidentales qui n’utilisent pas de triade, mais où, souvent, de courtes séquences mélodiques suggèrent les modes majeur et mineur. Pourtant, leur effet psychologique reste inexpliqué. Cette question est même devenue embarrassante pour les théoriciens. Par exemple, dans un ouvrage sur la psychologie de la musique publié en 2005, le psychologue britannique John Sloboda cite les travaux indiquant que les modes majeur et mineur déclen- chent, dès l’âge de trois ans, des émo- tions positives et négatives, mais omet de discuter ce fait remarquable. Et en 2006, dans un livre sur le même thème, le musi- cologue américain David Huron relègue la question dans une note. La plupart des théoriciens sont convain- cus que l’association entre les tonalités majeures et les émotions positives d’une part, et entre les tonalités mineures et les émotions négatives d’autre part, est acquise: il s’agit pour eux d’un « idiome occidental » qu’il est inutile d’expliquer, de la même manière qu’il serait vain d’expliquer les conventions de l’orthographe ou de la gram- maire. Nous sommes d’un autre avis. Nous Pour susciter tension, soulagement, joie ou mélancolie, un accord de trois notes suffit. Pourquoi sommes-nous si sensibles à l’harmonie musicale ? L’analyse des différents facteurs d’émotion dans un accord suggère une explication... biologique. Psycho-acoustique Norman Cook et Takefumi Hayashi Discipline (sous-thème) L’ESSENTIEL Fondée sur l’étude de la consonance des intervalles, la théorie classique de l’harmonie musicale n’explique pas pourquoi le mode majeur évoque la force et la joie, tandis que le mode mineur est associé à la mélancolie. La distinction acoustique entre ces deux modes apparaît lorsque l’on étudie non plus seulement les intervalles, mais leur rapport dans les accords et l’effet de ce rapport sur l’émotion. On observe alors que les modes majeur et mineur s’apparentent aux vocalisations des animaux. harmonie musicale De l’

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2] Discipline © Pour la Science - n° 374 - Décembre 2008

E ntonnez le chant des partisans oul’hymne national français avec l’ac-compagnement instrumental idoine,

et vous entendrez nombre d’accordsmajeurs qui vous feront vibrer. Dans LaMarseillaise, par exemple, les notes chan-tées sur la seconde syllabe de « patrie »,dans le premier vers, sont les trois notesd’un accord majeur. Pensez maintenant àun chant mélancolique, contemplatif, et ilest fort probable que l’humeur y soit défi-nie par des accords mineurs. Ainsi, dansla chanson Les feuilles mortes interprétée parYves Montand, les notes associées auxsyllabes soulignées «Toi, tu m’aimais» for-ment un accord mineur.

Depuis longtemps, les théoriciens de lamusique sont conscients de ces résonancesémotionnelles différentes des accordsmajeurs et mineurs. Dès 1722, le composi-teur français Jean-Philippe Rameau écri-vait, dans son Traité de l’harmonie réduite àses principes naturels– un important ouvragesur l’harmonie : « Le mode majeur […]convient aux chants d’allégresse et deréjouissance», parfois «aux tempêtes, auxfuries et autres sujets de cette espèce», etparfois «aux chants tendres et gais» ou pourévoquer « le grand et le magnifique». Lemode mineur, en revanche, «convient à ladouceur et à la tendresse; […] aux plaintes;[…] aux chants lugubres».

La distinction majeur/mineur estentrée dans la musique occidentale à la

Renaissance, lorsque les compositeurs sesont éloignés des mélodies monopho-niques et des harmonies à deux notesutilisées par exemple dans les chantsgrégoriens, et ont adopté l’harmonie fon-dée sur les accords de trois notes, outriades. Les compositeurs ont découvertque l’harmonie des triades leur permet-tait d’évoquer une gamme plus étendued’émotions. C’est pour cela qu’à l’oreillemoderne, habituée aux accords, les mélo-dies grégoriennes sonnent curieusementmonotones et sans relief émotionnel.

Aujourd’hui, les accords majeurs etmineurs restent essentiels dans la musiqueoccidentale, ainsi que dans les traditionsnon occidentales qui n’utilisent pas detriade, mais où, souvent, de courtesséquences mélodiques suggèrent lesmodes majeur et mineur. Pourtant, leureffet psychologique reste inexpliqué. Cettequestion est même devenue embarrassantepour les théoriciens. Par exemple, dans unouvrage sur la psychologie de la musiquepublié en 2005, le psychologue britanniqueJohn Sloboda cite les travaux indiquantque les modes majeur et mineur déclen-chent, dès l’âge de trois ans, des émo-tions positives et négatives, mais ometde discuter ce fait remarquable. Et en 2006,dans un livre sur le même thème, le musi-cologue américain David Huron relèguela question dans une note.

La plupart des théoriciens sont convain-cus que l’association entre les tonalitésmajeures et les émotions positives d’unepart, et entre les tonalités mineures et lesémotions négatives d’autre part, est acquise:il s’agit pour eux d’un «idiome occidental»qu’il est inutile d’expliquer, de la mêmemanière qu’il serait vain d’expliquer lesconventions de l’orthographe ou de la gram-maire. Nous sommes d’un autre avis. Nous

Pour susciter tension, soulagement, joie ou mélancolie,un accord de trois notes suffit. Pourquoi sommes-noussi sensibles à l’harmonie musicale ? L’analysedes différents facteurs d’émotion dans un accordsuggère une explication... biologique.

Psycho-acoustique

Norman Cook et Takefumi Hayashi

Discipline (sous-thème)

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harmonie musicaleDe l’

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pensons que les différentes réponses émo-tionnelles aux accords majeurs et mineursont une base biologique. Mais avant de nousaventurer sur un territoire aussi contro-versé, nous répondrons à une questionsimple : pourquoi certains accords ont-ilsune résonance stable et résolue, et procu-rent-ils un sentiment de complétude musi-cale, tandis que d’autres accords nouslaissent en suspens, dans l’attente d’unerésolution quelconque?

La recherche en psychophysique aapporté une partie de la réponse. Il y a plusd’un siècle, Hermann Helmholtz a identi-fié la base acoustique de la dissonance musi-cale. Cependant, une triade ne se résumepas à sa dissonance ou à sa consonance ;certains accords consonants n’en sont pasmoins perçus comme non-résolus. Nousavons donc développé un modèle acous-tique de la perception de l’harmonie entermes de position relative des trois notes.En particulier, nous avons identifié deuxqualités – que nous nommons la tensionet la valence –, qui, ensemble, expliquentla perception de «stabilité» et en quoi lesaccords majeurs diffèrent des accordsmineurs sur le plan acoustique. À partir dece modèle, nous émettrons des hypothèsessur les raisons de leurs connotations émo-tionnelles différentes.

L’harmonie dépend...des harmoniques

L’explication scientifique de la musiqueest fondée sur la structure ondulatoire dessons : chaque son est une onde sonore ouune combinaison de plusieurs ondes.Même une note isolée est plus complexequ’il n’y paraît, car le son principal y estaccompagné d’autres sons ténus et plusaigus, les harmoniques. Inconnue des théo-riciens de la Renaissance, cette propriétéphysique de la musique s’étudie aujour-d’hui facilement à l’aide d’un ordinateurportable et d’un logiciel approprié. Lesharmoniques sont responsables de bonnombre des phénomènes les plus subtilsde l’harmonie musicale.

Au son principal d’une note isoléecorrespond une onde sonore sinusoïdale,caractérisée par sa fréquence, la fréquencefondamentale F0, exprimée en hertz (voirla figure 1). Plusieurs harmoniques F1, F2,F3, etc., sont associées à F0. Il s’agit d’ondessonores dont la fréquence de vibration estun multiple de la fréquence fondamentale.Par exemple, si F0 est le Do médium (261

à l’émotion

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hertz), alors F1 vaut 522 hertz (deux foisF0), F2 vaut 783 hertz (trois fois F0), etc.Tout son musical (autre qu’une onde sinu-soïdale pure) sera nécessairement une com-binaison de ces harmoniques. Le nombreet la force de ces harmoniques donnent àchaque note son timbre unique et fontque le Do médium, par exemple, sonneradifféremment au piano et au saxophone.En général, les harmoniques sont de plusen plus faibles et peuvent finalement êtreignorées, mais au moins les cinq ou six pre-mières influent sur notre perception.

L’histoire des harmoniques seraitsimple si toutes les harmoniques étaientséparées par des octaves (écart entre deuxDo consécutifs, par exemple), mais ce n’estpas le cas, car l’échelle de la perception dessons est logarithmique : bien que la pre-mière harmonique se situe une octave plushaut que la fréquence fondamentale, lesmultiples suivants de F0 correspondent àdes intervalles de plus en plus petits. Parconséquent, si la fréquence fondamentaleest le Do médium, alors F1 est une octaveau dessus du Do médium (Do’), tandis quel’harmonique suivante, F2, est entre une etdeux octaves au dessus de Do médium,parce que sa fréquence n’est que 3/2 de F1.Dans la musique occidentale, ce son estappelé Sol’. Ainsi, le Do médium sur unpiano comporte un mélange des sons Do,Do’, Sol’, Do’’, Mi’’, etc.

Comme les notes isolées, les intervallesentre deux notes sont définis par leurs sonsfondamentaux. Mais lorsqu’un pianistejoue deux notes sur le clavier, c’est tout unassortiment d’harmoniques qui entrentdans les oreilles de l’auditeur (voir lafigure 1b). Plusieurs générations d’expéri-mentalistes, à commencer par Helmholtzen 1877, ont étudié la perception de la conso-

nance ou de la dissonance de différentsintervalles. Ils ont observé que les auditeursordinaires entendent une sonorité «déplai-sante», «grinçante» ou «instable» chaquefois que deux notes sont séparées par unou deux demi-tons. (Un demi-ton est l’in-tervalle qui sépare deux touches adjacentes,blanches ou noires, sur le clavier.) Deplus, deux notes séparées de 11 demi-tonssont aussi dissonantes, en dépit de leur éloi-gnement sur le clavier, et un intervalle de6 demi-tons est perçu comme légèrementdissonant (voir la figure 2a).

En 1965, les psychologues ReinierPlomp et Willem Levelt ont expliqué la per-ception expérimentale de la dissonanceen représentant la dissonance entre deuxondes sinusoïdales pures par une courbethéorique fondée sur des données psy-chophysiques (voir la figure 2b) : ils ontdemandé à plusieurs personnes d’écouterdivers intervalles – la plupart non musi-caux, simplement définis par les fréquencesdes sons – et d’évaluer leur consonanceou leur dissonance sur une échelle arbi-traire de 1 à 10. Puis ils ont compilé les résul-tats obtenus en une courbe mathématiqueapprochée. Cette courbe traduit le fait queles petits intervalles (environ un demi-ton)sont les plus dissonants, tandis que lestrès petits intervalles (1/10e de demi-ton)ou les intervalles plus grands (supérieursà trois demi-tons) sont plutôt consonants.

La courbe de R. Plomp et W. Levelt n’ex-plique pas la dissonance de grands inter-valles tels que ceux de 6 ou 11 demi-tons.Néanmoins, lorsque les deux psychologuesont ajouté un nombre de plus en plus grandd’harmoniques, la courbe de dissonanceobtenue s’est approchée de plus en plus dela courbe empirique (voir la figure 2c) : elleprédit de petites diminutions de la disso-nance au niveau – ou à proximité – des inter-valles supérieurs ou égaux à 3 demi-tonsdes gammes diatoniques, soit 3, 4, 5, 7, 9et 12 demi-tons. (Les gammes diatoniquessont les gammes de sept notes séparéesde tons et de demi-tons utilisées en musiqueclassique, telle Do Ré Mi Fa Sol La Si.)

Cette correspondance entre les minimade dissonance et les notes de la plupartdes gammes musicales les plus communessignifie que l’espacement entre les notes desgammes n’est pas une invention arbitraire.Au contraire, il est la conséquence de lamanière dont le système auditif humainfonctionne, et il n’est pas surprenant que lesmêmes intervalles soient utilisés par diffé-rentes cultures musicales dans le monde.

Ampl

itude

F0 F1 F2 F3 F4 F5 F6Note 1 :F0 F1 F2 F3 F4 F5 F6Note 2 :

Do Fa Do’ Sol’Fa’ Do’’ Mi’’Fa’’Sol’’La’’ Do’’’Ré’’’

Taille de l’intervalle (en demi-tons)

0 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12

Diss

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ceDi

sson

ance

Taille de l’intervalle (en demi-tons)

0 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12

Taille de l’intervalle (en demi-tons)

0 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12

Diss

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ce

1. DANS UNE NOTE, chaque son – le son fondamental et les harmoniques – peut être repré-senté par une onde sinusoïdale, caractérisée par une fréquence qui croît avec le degré de l’har-monique (a). Les harmoniques (F1, F2, etc.) influencent notre perception de la note (de fréquencefondamentale F0). Lorsque deux notes (Do en rouge, Fa en bleu) sont jouées ensemble, les har-moniques interagissent, ce qui modifie notre perception (b). L’intensité relative des notes (cerclespleins) et des harmoniques (cercles vides) est représentée par les barres d’amplitude.

2. CERTAINS INTERVALLES MUSICAUX nousparaissent dissonants, d’autres consonants (a).En 1965, R. Plomp et W. Levelt ont montré quenotre perception du degré de dissonance dépenddes harmoniques : sans harmonique, seuls lesintervalles petits (environ un demi-ton) sontperçus comme dissonants (b), tandis qu’avecles harmoniques, d’autres régions de disso-nance apparaissent (c, chaque couleur cor-respond à une harmonique ajoutée). Plus onrajoute d’harmoniques (c, en vert), plus la courbese rapproche de celle obtenue avec des notesréelles (a).

a b

a

b

c

F0

F1

F2

F3

F4

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Certaines combinaisons de notes sont moinsdissonantes, et la musique construite avecces intervalles moins dissonants est plusplaisante à l’oreille humaine. Évidemment,l’écriture d’une « musique plaisante » nesaurait se réduire à éviter les dissonances.De fait, certaines traditions ou styles musi-caux peuvent encourager celles-ci. Néan-moins, la quantité de consonance ou dedissonance utilisée reste un facteur impor-tant pour comprendre comment la musiqueest perçue.

La dissonancedans les triades

Rajoutons maintenant une ou deux notes :quel est le rôle des harmoniques dans laperception des triades, des tétrades, ou d’ac-cords plus complexes ? Dans une triade(comme dans un intervalle de deux notes),les sons les plus perceptibles sont généra-lement ceux des fréquences fondamentales,c’est-à-dire les trois notes écrites dans lapartition. Plus faibles, les harmoniques don-nent à l’accord une richesse, sa « sono-rité» globale. En de rares occasions – parexemple dans les quatuors a capella –, ellesse renforcent mutuellement à tel pointqu’elles deviennent aussi fortes que les fon-damentales, créant l’illusion très recher-chée d’une «cinquième voix».

Comme la perception des intervalles,celle des accords est influencée par les har-moniques. Pour cerner leur rôle dans l’har-monie des triades, commençons par précisercelui des fréquences fondamentales. Pourcela, nous représentons les trois notes surune «grille triadique», où les tailles des inter-valles inférieur et supérieur sont représen-tées respectivement sur les axes vertical ethorizontal (voir la figure 3a). Par exemple,un accord majeur «fondamental», tel queDo-Mi-Sol (les trois notes précédent uneannonce à l’aéroport), possède un intervalle

Intervalle supérieur (en demi-tons)0 1 2 3 4 5 6 7

0

2

3

4

56

7

5–3

4–3

3–4

Mineur(deuxième renversement)

Majeur (fondamental)

Mineur (fondamental)

5–4

4–5

3–5

Majeur (deuxième renversement)

Mineur (premier renversement)

Majeur (premier renversement)

m M

M

m M

m

Inte

rval

le in

férie

ur (e

n de

mi-t

ons)

1

0 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13Intervalle supérieur

Sans harmonique

Avec une harmonique

Avec deux harmoniques

0 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13Intervalle supérieur

0 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13Intervalle supérieur

Inte

rval

le in

férie

ur

13121110

9876543210

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13121110

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13121110

9876543210

Diss

onan

ce

Intervalle supérieur Intervalle inférieur

Diss

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ce

Intervalle supérieur Intervalle inférieur

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ce

Intervalle supérieur Intervalle inférieur

Valléede consonance

S

S S

SS

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A

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A

d d

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mm

m

3. TOUTE TRIADE– par exemple les accords fon-damentaux majeur (en rouge) et mineur (en vio-let) et leurs renversements – peut êtrereprésentée par un point sur une grille d’abs-cisse l’intervalle inférieur et d’ordonnée l’inter-valle supérieur (a). Sur cette grille, la dissonancetotale d’une triade, somme des dissonances dechaque intervalle, est une surface tridimen-sionnelle (b, d, où le bleu et le rouge indiquentrespectivement les faibles et fortes dissonances).Plus on ajoute d’harmoniques (c, d) et plus lasurface se subdivise. Tous les types d’accordsimportants sont rassemblés dans des zones derelative consonance (M signifie majeur; m mineur;A augmenté ; d diminué ; et S quarte suspendue).

a

b

c

d

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bas de quatre demi-tons et un intervallehaut de trois demi-tons (position 4-3 sur lagrille). Tout autre triade de la musique occi-dentale peut être spécifiée par sa localisa-tion sur la grille triadique. D’autres culturesmusicales utilisent des gammes différenteset, par conséquent, des accords parfois loca-lisés dans les trous de cette grille (parexemple, les musiques arabe ou turque s’ap-puient sur une gamme de 24 sons par octave,contre 12 seulement pour la musique occi-dentale, et possèdent donc une plus grandevariété d’harmonies possibles).

La Figure 3a montre divers renverse-ments des triades majeures et mineures,dans lesquels une ou deux notes sont mon-tées d’une octave. Les six types d’accordreprésentés fournissent le cadre harmoniquede presque toute la musique occidentale

classique et populaire. Les autres localisa-tions sur la grille triadique incluent de nom-breux autres accords d’utilité et de beautévariables, ainsi que certains accords qui sontévités dans la plupart des types de musique.Grâce à cette grille, nous allons pouvoir étu-dier la façon dont l’ajout d’harmoniquesmodifie l’harmonie des triades et répondreà notre première question: pourquoi cer-taines triades nous paraissent plus ou moinsstables, et comment expliquer les émotionspositives ou négatives suscitées par lesaccords majeurs et mineurs?

Pour visualiser la dissonance totaled’une triade, nous avons étendu la courbede R. Plomp et W. Levelt à la grille tria-dique. La courbe était construite pour unseul intervalle; nous avons additionné, dansla grille, les deux courbes de R. Plomp etW. Levelt correspondant l’une à la disso-nance de l’intervalle inférieur, l’autre à cellede l’intervalle supérieur. Nous obtenonsainsi la dissonance totale sous la formed’une surface tridimensionnelle, dont lesaxes sont respectivement les deux inter-valles et l’intensité de la dissonance (voirla figure 3b). On y distingue deux bandesde dissonance, qui correspondent auxtriades contenant un intervalle de un oudeux demi-tons, constituées d’un pic abrupt(lorsque les deux intervalles sont d’un demi-ton), et de deux arêtes élevées (lorsque l’undes intervalles est inférieur à deux demi-tons). Le reste de la grille triadique estune vallée de consonance – et c’est là quese situent toutes les triades courantes.

Lorsque nous ajoutons une série d’har-moniques au calcul de la dissonance totale,la « vallée de consonance » se sépare endeux (voir la figure 3c). À mesure que nousajoutons des harmoniques, la structurefine de la grille se complique, sans que saconfiguration générale change (voir lafigure 3d) : des régions de forte dissonance(lorsque l’un des deux intervalles est petit)côtoient des étendues de consonance rela-tivement forte (là où se situent toutes lestriades courantes).

Fondée sur l’étude de la seule disso-nance totale, cette grille est insuffisante enl’état pour fournir une explication globalede l’harmonie, car elle suppose que toutesles triades courantes ont à peu près la mêmesonorité. Or, sur le plan perceptif, ce n’estpas le cas : les accords majeurs et mineurssont généralement décrits comme stables,fermes et résolus ; d’autres accords detrois notes, même ceux qui ne contiennentpas d’intervalle de un ou deux demi-tons,

A

A B C

C

B

–1,0 0,0 1,0

Tens

ion

Différence entre les intervalles(intervalle 2 – intervalle 1)

Vers une tonalitémajeure

Vers une tonalitémineure

Augmenté (4–4)

Intervalle 1 Intervalle 2

Mineur (3–4) Majeur (4–3)

Intervalle1 Intervalle 2 Intervalle 1 Intervalle 2

2 13

SS

S

SSS

A

A

d

d

d

dd

d

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Inte

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ur

0 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13

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S

S

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13121110

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1

4. LES TRIADES dont les intervalles sont égaux,par exemple l’accord augmenté B, créent une ten-sion chez l’auditeur, lequel attend une résolutionvers un accord plus stable. Cette résolution s’ob-tient en modifiant un des intervalles d’un demi-ton, ce qui conduit soit à un accord mineur (A),soit à un accord majeur (C). Comme la dissonance,la tension d’une triade peut être représentée enfonction de ses intervalles (a) et reportée sur lagrille triadique (b-d). En absence d’harmoniques,la tension théorique des triades est forte sur ladiagonale (b, en rouge), ce qui explique le carac-tère irrésolu de certains accords augmentés (A),diminués (d) ou de quarte suspendue (S). Avecla première harmonique, d’autres lignes de ten-sion apparaissent, expliquant la tension d’autresaccords S et d (b). Avec deux harmoniques, la« carte » se complique encore, mais les accordsmajeurs (M) et mineurs (m) sont toujours dansdes régions de basse tension (c).

a

b c

d

Sans harmoniqueAvec une harmonique

Avec deux harmoniques

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sont entendus comme tendus ou non réso-lus. Une étude publiée en 1986 par LindaRoberts, une experte en perception audi-tive des laboratoires Bell, a montré queces perceptions se retrouvent tant chez lesmusiciens que chez les non-musiciens ;d’autres auteurs ont obtenu les mêmesrésultats en comparant enfants et adultes,occidentaux et asiatiques. Par conséquent,d’autres facteurs que la dissonance sontimpliqués dans la sonorité d’un accord.

Réalisant que la « dissonance senso-rielle» a un pouvoir explicatif limité, despsychologues de la musique tels que J. Slo-boda, D. Huron, David Temperley et KlausScherer ont fait l’hypothèse que les audi-teurs normaux ont été «conditionnés» àpercevoir les accords majeurs et mineurscomme stables et résolus, à force de lesavoir entendus dans toutes sortes demusiques populaires. Selon ces auteurs,les autres accords étant moins souvent uti-lisés, ils paraissent moins familiers auxauditeurs et, par conséquent, ambigus,non résolus et «musicalement dissonants»,bien qu’ils ne le soient pas acoustiquement.

Ces théoriciens nous invitent à consi-dérer la perception de la musique commeune construction sociale, issue de l’ap-prentissage et de la culture. L’antidote àune telle idée est simple: jouez par exempleun accord augmenté (Do-Mi-Sol#), suivid’un accord majeur (Do-Mi-Sol) ou mineur(Do#-Mi-Sol#)… et écoutez. Bien que tousles intervalles de l’accord augmenté soientconsonants, il crée une impression detendu, troublé et instable que même lesindividus ayant eu une exposition mini-male à la musique entendent et ressentent.C’est cette perception commune que lespsychologues de la musique voudraientexpliquer sur une base acoustique.

La tension de l’accord :l’oreille en suspens

La dissonance entre deux notes n’expli-quant pas complètement la sonorité d’unetriade, l’étape suivante consiste à prendreen compte les trois notes de l’accord, c’est-à-dire à examiner l’influence de leur confi-guration sur la perception de l’harmonie.Dans son ouvrage Emotion and Meaningin Music, le psychologue Leonard Meyersuggère que la tension de certains accordsémerge lorsque leurs deux intervalles sontégaux : lorsqu’un accord ou une courtemélodie de trois notes contiennent desintervalles voisins de la même taille (en

demi-tons), l’accent tonal devient ambiguet la musique revêt un caractère non-résolu.En d’autres termes, l’auditeur perçoit unetension parce que, les notes étant égale-ment espacées, la tonalité de leur assem-blage n’est pas claire. Au contraire,lorsqu’une combinaison de trois notes pré-sente deux intervalles inégaux et pas dedissonance (c’est-à-dire des espacementsde 3-4, 4-5, 5-3, 4-3, 3-5, 5-4 demi-tons),l’auditeur entend une certaine stabilité.

Bien sûr, la plupart des gens ne pen-sent pas consciemment à l’espacement rela-tif ou au « groupement » des notes.Néanmoins, le système auditif humain adéveloppé la capacité de le remarquer defaçon subconsciente. Nous discuterons plusloin l’une des raisons possibles de cettecapacité. En nous inspirant de l’approchedes dissonances de R. Plomp et W. Levelt,nous avons développé un modèle psy-chophysique de la théorie de L. Meyer endéfinissant une courbe abstraite de tensionpour les triades (voir la figure 4a). La courbeprésente un pic lorsque les deux intervallesde la triade sont équivalents. En revanche,lorsqu’un intervalle est supérieur à l’autred’au moins un demi-ton, brisant la symé-trie, la tension s’annule.

Cependant, la théorie de L. Meyersemble avoir un défaut. De nombreusestriades possédant un caractère tendu, non-résolu, tels ce que l’on nomme les renver-sements des accords diminués, ne semblentpas satisfaire cette description. La difficultédisparaît lorsque l’on prend en compte lesharmoniques. Comme précédemment pourles dissonances, nous avons représenté la«tension totale» de chaque accord, à par-tir de la courbe de tension théorique (voirla figure 4b). Lorsque nous calculons latension totale en n’utilisant que la fréquencefondamentale, nous observons une arêtede forte tension, correspondant à tous lesaccords symétriques. L’accord augmenté(A), l’un des accords diminués (d) et l’undes accords dits de quarte suspendue (S)se situent sur le bord de cette arête ; parailleurs, les renversements des accords dimi-nués et de la quarte suspendue sont dansla vallée bleue de faible tension. Lorsquel’on ajoute les harmoniques, tous les ren-versements des accords diminués et toutesles quartes suspendues sont sur les arêtesde forte tension, tandis que les accordsmajeurs et mineurs persistent dans la val-lée de stabilité (voir les figures 4c et 4d).

Le modèle de tension indique que lestriades diminuées, augmentées ou de quarte

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Inte

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0 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13Intervalle supérieur

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SSA

5. L’INSTABILITÉ HARMONIQUE TOTALE d’unetriade, représentée en additionnant dissonanceet tension pour les cas où l’on prend en compteune (a) ou trois (b) harmoniques. Quel quesoit le nombre d’harmoniques, les accordsmajeurs (M) et mineurs (m) se localisentdans des zones basses (bleu-jaune), tandis queles accords diminués (d), augmentés (A) etde quarte suspendue (S) sont dans des régionsde haute instabilité (rouge).

Norman COOK est chercheur en psychologie cognitive et professeur d’informatique à l’Université Kansai d’Osaka, au Japon. Takefumi HAYASHI est chercheuren psychophysique humaine et professeur d’informatiquedans la même université.

Nous remercions la revue American Scientist de nous avoir autorisés à reproduire cet article.

L E S A U T E U R S

a

b

Avec une harmonique

Avec trois harmoniques

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suspendue ont une forte tension – que lesaccords soient renversés ou non, et qu’ilssoient joués sur une ou deux octaves. Ainsi,« l’instabilité » harmonique totale destriades est une conséquence de deux fac-teurs acoustiques indépendants : la disso-nance de l’intervalle et la tension de latriade. Nous pouvons donc estimer l’in-stabilité harmonique de n’importe quelletriade en additionnant, dans notre modèle,les contributions de la dissonance et de latension, tout en intégrant les effets d’unnombre croissant d’harmoniques (voir lafigure 5). Dans cette nouvelle représenta-tion, les accords majeurs et mineurs seretrouvent à nouveau dans des régions derelative stabilité, et ce dans tous leurs ren-versements, et joués sur une ou deux octaves.Les autres accords, moins courants, se situentsur les arêtes ou les pics d’instabilité.

Ainsi, les musiciens de la Renaissancene furent pas les inventeurs chanceux d’unidiome musical qui s’est révélé populaire,mais des découvreurs – des musiciens sen-sibles à la symétrie des configurationsacoustiques, tandis que leurs prédécesseursmédiévaux étaient restés sous l’emprise deseffets plus simples produits par les inter-valles. Aujourd’hui, l’influence relative desintervalles et des accords est encore pas-sionnément débattue. Néanmoins, plus per-sonne ne soutient que l’un ou l’autre de ceseffets explique l’harmonie à lui seul. Dansune musique constituée d’intervalles dedeux notes, la consonance est l’aspect leplus important: pour élaborer une musiqueharmonieuse, le compositeur doit recher-cher les combinaisons les plus douces, lesplus consonantes. Mais lorsque la musique

inclut des triades, c’est la justesse de l’ac-cord qui prime dans la perception, c’est-à-dire l’espacement relatif des intervalles, etnon la localisation des notes par rapportla tonique (note fondamentale de lagamme). En d’autres termes, les décou-vreurs de l’harmonie de la Renaissance ontdéplacé leur attention, quittant le degréde « perfection » des intervalles pour lasymétrie ou l’asymétrie des configurationsde trois notes.

Le pouvoir émotionneldes triades

Si la dissonance des intervalles et la ten-sion des triades étaient les seuls facteursdéterminant la sonorité de ces accords, tousles accords majeurs et mineurs devraientsonner de la même façon. Pourtant, lespreuves du contraire ne manquent pas. Dèsl’âge de trois ans, les enfants associentdes morceaux en mode mineur à un visagetriste et des morceaux en majeur à un visagesouriant. Les gérants des casinos remplis-sent leurs établissements de machines àsous jouant des mélodies en Do majeur –afin de créer un environnement acoustiqueconfortable, rassurant pour les joueurs. Lesqualificatifs « majeur » et « mineur » onteux-mêmes des connotations différentes :en français, en anglais, et en italien, ladistinction majeur/mineur suggère desdifférences de taille et de force ; en alle-mand, Dur et Moll signifient dur et mou.

La valence émotionnelle des accordsmajeurs et mineurs – c’est-à-dire leur pou-voir émotionnel – peut bien sûr être réduiteou même inversée par des rythmes, des

timbres et des paroles racontant une his-toire différente. Par exemple, bien que detonalité majeure, l’Ave Maria de FranzSchubert est doux et mélancolique. Cepen-dant, toutes choses égales par ailleurs, lestriades majeures seront entendus comme«positives», tandis que les accords mineursont un affect « négatif ». Cette différenceest l’un des mystères les plus anciens del’harmonie occidentale. C’est aussi l’un desplus importants parce que les émotionsévoquées par les harmonies majeures etmineures contribuent à donner sa signifi-cation à la musique. Elles distinguent lamusique des chants d’oiseaux décoususou de la cacophonie des bruits de la rue.

Nous avons vu que la taille relativedes deux intervalles est la clef pour com-prendre la tension d’une triade. Or, àpartir d’une triade dont les deux inter-valles sont égaux (triade qui, nous l’avonsvu, crée une tension), il n’existe que deuxfaçons de réduire la tension: soit on rendl’intervalle inférieur plus grand que l’in-tervalle supérieur, auquel cas l’accord serésout en une triade majeure, soit on le rendplus petit, ce qui correspond à un accordmineur. Ainsi, non seulement la tension,mais la direction du mouvement qui réduitcette tension, interviennent dans notre per-ception de l’harmonie. C’est pourquoi nousavons affiné le modèle de la tension de sortequ’il prenne en compte ce paramètre: nousproposons une courbe «modale» de la ten-sion qui différencie les deux types de réso-lution – et donc la valence émotionnelledes modes majeur et mineur – en rompantla symétrie de la courbe de tension (voir lafigure 6). L’axe horizontal indique la dif-

A

B

Différence entre les intervalles(en demi-tons)

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6. POUR RENDRE COMPTE des émotions sus-citées par les accords majeurs et mineurs, lesauteurs distinguent, dans la courbe de tension,les résolutions mineures et majeures en consi-dérant non seulement la tension, mais aussi lemode (majeur ou mineur) vers lequel elle se

résout (a) : en enlevant un demi-ton à un inter-valle d’un accord aux intervalles égaux (de ten-sion maximale), on obtient un accord de mode –1,c’est-à-dire mineur, et inversement. Reportée surla grille triadique, la courbe obtenue, dite de valence,devient une surface tridimensionnelle similaire

à la surface de tension (b-c), mais où une bosseest divisée en bosse (rouge, majeur) et sillon(bleu foncé, mineur). En absence d’harmoniques,certains accords majeurs et mineurs sont horsdes régions correspondantes (b), mais ce n’estplus le cas dès qu’on ajoute une harmonique (c).

a b cSans harmonique Avec deux harmoniques

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férence entre les deux intervalles d’unaccord, en unités de demi-tons. Lorsqueles intervalles sont égaux, l’accord estambigu, et le mode de l’accord, représentésur l’axe vertical, est nul. Il augmentevers un maximum ou chute vers un mini-mum lorsque la différence entre les inter-valles vaut +1 ou –1 demi-ton (les points Aet B), et s’annule à nouveau si la diffé-rence est de deux demi-tons ou plus.

Comme précédemment, le modèlene s’accorde avec notre perception (ici dela distinction majeur/mineur) que lorsquenous incluons les harmoniques. Dès la pre-mière harmonique, nous trouvons despéninsules de valence positive (rouge) etnégative (bleu) au niveau de toutes lestriades majeures et mineures. La tensiondes accords diminués, augmentés et dequarte suspendue, quant à elle, tombe entredes régions majeures et mineures, ce quiest conforme à la théorie traditionnellede l’harmonie. La combinaison de cettecourbe et de celle de la dissonance totaledonne une synthèse en accord avec notreperception des triades.

Des cris des animauxà l’harmonie

Maintenant que nous avons un modèle dela façon dont un auditeur identifie le modemajeur ou mineur d’un accord, nous pou-vons faire l’ultime pas et spéculer sur lesraisons pour lesquelles la valence acous-tique contient aussi une valence émo-tionnelle. Nous proposons que lesymbolisme émotionnel des accordsmajeurs et mineurs a une base biologique.Dans tout le règne animal, les vocalisa-tions descendantes sont utilisées poursignaler la force sociale, l’agressivité oula dominance. De même, les vocalisationsascendantes dénotent la faiblesse sociale,la défaite ou la soumission. Bien entendu,les animaux transmettent aussi ces mes-sages d’autres façons, par l’expressionfaciale, la posture corporelle, etc. – maistoutes choses égales par ailleurs, les chan-gements de la fréquence fondamentale dela voix ont une signification intrinsèque.

Un code de fréquence similaire,quoique atténué, a été absorbé dans lesintonations de la parole humaine : uneinflexion montante dénote en général l’in-terrogation, la politesse ou la déférence,tandis qu’une inflexion descendantesignale les ordres, les affirmations ou ladominance. Comme cela se traduit-il dans

un contexte musical ? Si nous commen-çons avec un accord tendu, ambigu – parexemple, l’accord augmenté contenantdeux intervalles de quatre demi-tons – etdiminuons d’un demi-ton n’importelaquelle des trois notes fondamentales,l’accord se résoudra dans un mode majeur.Il aura alors une structure de 5-4, 3-5 ou4-3 demi-tons. À l’inverse, si nous résol-vons l’accord ambigu en augmentant l’unedes trois fondamentales d’un demi-ton,nous obtiendrons un accord mineur. Laréponse émotionnelle universelle à cesaccords provient, selon nous, directementd’une compréhension instinctive, préver-bale, du code de fréquence dans la nature.

Goûts individuels et styles musicauxsont multiples. En Occident, la musiquea changé au cours des siècles à partir destyles qui utilisaient principalement lesaccords résolus majeurs et mineurs versdes styles qui ont inclus de plus en plusd’intervalles dissonants et d’accords nonrésolus. Inévitablement, certains compo-siteurs ont poussé cette tendance à l’ex-trême et produit des musiques évitanttoute indication de consonance ou de réso-lution harmonique. Cette musique «chro-matique », étonnamment dépourvue decouleur, est intellectuellement intéressante,mais manque des variations entre tensionet résolution qu’utilisent la plupart desmusiques populaires, et que la plupart desauditeurs attendent. Quelle que soit la pré-férence personnelle de chacun pour la dis-sonance et les harmonies non résolues, unéquilibre entre consonance et dissonance,entre tension et résolution harmonique –variable selon le genre musical et l’indi-vidu – semble essentiel pour assurer leshauts et les bas émotionnels qui rendentla musique satisfaisante. �

D issonance et tension dansles accords suscitent

toutes deux chez l’auditeur uneambiguïté désagréable. Pour-tant, les facteurs acoustiquesqui les produisent sont dis-tincts : la dissonance est cau-sée par de petits intervallesde un ou deux demi-tons ; latension est créée dans lestriades par des intervalles égaux(3-3 demi-tons ou 4-4 demi-tons). Bien qu’à l’audition, nous

ne différencions pas ces deuxsources d’instabilité musicale,notre cerveau perçoit-il cettedistinction?

Une étude en imageriepar résonance magnétiquefonctionnelle que nous avonsréalisée en 2002 suggère quetel est bien le cas (voir la figureci-dessus) : la dissonanceactive une petite région ducortex pariétal droit (b), tan-dis que la tension dans les

accords active une largerégion du cortex frontal droit,puis gauche (a).

D e u x fa c te u r s , d e u x l o c a l i sa ti o n s

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a b

Vue de face Vue de dos

Vues du dessus