De la science à la littérature - Lettres et Histoire...

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Lettres Lycée septembre 2009 N° 36 N OUVELLE R EVUE P ÉDAGOGIQUE 11,75 e / ISSN 1636-3566 Séquences La vulgarisation scientifique chez Jules Verne 2 de Frankenstein et le mythe du savant fou 1 re Actualités L’eugénisme Les adaptations cinématographiques des Liaisons dangereuses De la science à la littérature

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LettresLycée

septembre 2009N° 36

N O U V E L L E R E V U E P É D A G O G I Q U E 11,75 e / ISSN 1636-3566

Séquences� La vulgarisation

scientifi que chez Jules Verne 2de

� Frankensteinet le mythedu savant fou 1re

Actualités� L’eugénisme

� Les adaptationscinématographiquesdes Liaisons dangereuses

De la scienceà la littérature

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Il n’y a pas si longtemps encore queceux qui faisaient métier de penser, dedivertir et d’écrire appartenaient tous àune même famille, quel que fût l’objetde leur œuvre : les techniques de la céra-mique, la philosophie morale, l’algèbredifférentielle, les antiques amours deVénus, autant de contributions à la litté-rature. Mais les publics changeant, et lascience à partir du XIXe siècle se com-plexifiant de plus en plus, un divorce aeu lieu, qui semble parfois irrémédiable.Et pourtant les sciences aujourd’huidominent la vie quotidienne et sont fré-quemment au cœur des débats d’unesociété qui change le plus souvent sousleur impulsion. En ce sens, il a paruimportant de montrer en classe deFrançais, à travers le dossier et lesséquences de ce numéro, le lien qui resteindéfectible entre science et littérature,car il s’agit toujours pour l’une commepour l’autre de transmettre, d’inventeret d’apprivoiser les gouffres de l’humainecondition…

Jean-Claude Mary

S O M M A I R E Septembre 2009é d i t o r i a l

Couverture : « Portrait du calligraphe et mathématicienallemand Johannes Neudorfer le vieux et un élève »,peinture de l’atelier de Nicolas Neufchatel. © Leemage /Photo Joss.

Directeur de la rédaction : Jean-Claude Mary - Conseillèrepédagogique: Corinne Abensour - Directrice de la publication:Catherine Lucet - Chef de fabrication: Lucile Davesnes-Ger-maine - Assistante éditoriale : Valérie Raffin - Secrétaire derédaction : Christine Delormeau - Conception couverture etmaquette intérieure : Aude Prunet Foch - Réalisation cou -verture et maquette intérieure: Frédérique Buisson - Iconogra-phie: Gaëlle Mary, Clémence Grillon - Marketing / Diffusion:Marielle Bignos, Jeanne Brignon, Evelyne Delcroix. NathanAbonnements – BP 90006 – 59718 Lille Cedex 9. Tél :N°Vert : 0 800 032 032 (depuis la France métropolitaine) –+ 33 (0)3 28 38 52 46 – Fax : + 33 (0)3 20 12 11 12 –email : abosnathan@cba. Abonnement pour la Suisse : EDI-GROUP SA, Case postale 393, CH-1225 CHENE-BOURG -abonne@edi group.ch – Tél. : 022/860 84 01 – Fax :022/348 44 82. Abonnement pour la Belgique : EdigroupSprl, Tel : (0032)70 233 304, Fax : (0032)70 233 414,Mail : [email protected] - Impression: NIL (NouvelleImprimerie Laballery) Allée Louis Blériot 58500 CLAMECY -Photocomposition, Photogravure : CGI, 4 allée Rigny-Ussé37170 Chambray-lès-Tours - Partenariat : Christophe Vital-Durand, Tél. 01 45 87 52 83 - Publicité au support : Direc-teur commercial : Luc Lehéricy ; Directeur de publicité :David Bichot. Mistral Media, 365 rue de Vaugirard 75015Paris, Tel. 01 40 02 99 00, Fax 01 40 02 99 01 -N°d’édition : 101 60 774 - Dépôt légal : septembre 2009 -Imprimé en France - Commission paritaire : 04 13 T 83012,5numéros par an. - Tarifs abonnement 2009 / 2010 pour unan : France (5 numéros) : 44,50 e ; DOM / TOM (avion),Europe (UE) : 56,50e ; Autres pays (avion) : 61,50e ; France(5 numéros et 2 hors série) : 61,50e ; DOM / TOM (avion),Europe (UE) : 73,50e ; Autres pays (avion) : 78,50e - ISSN 1636-3566- Prix au n° : 11,75 e.

Crédits iconographiques : 10 : Leemage / Photo Joss. - 12,15, 21, 29, 33, 54, 63 : BIS / Ph. Coll. Archives Larbor. - 13 :BIS / Ph. Coll. Archives Bordas. - 17 : Leemage / Gusman. -22 : Sipa/Baltel. - 24 : Archives Nathan. - 26, 35, 52 : BIS /Ph. Jeanbor - Archives Larbor. - 34 : BIS / Ph. Coll. ArchivesNathan. - 36 : BIS / Ph. British Council, Paris Coll. ArchivesLarbor. - 39 : BIS / Ph. © National Portrait Gallery, Londre -Archives Larbor. - 42, 45 : Coll. ChristopheL. - 44 : Lee-mage/Heritage Image. - 47 : BIS / Ph. Coll. Archives Larbor –DR. - 51 : BIS / Ph. L. Joubert - Archives Larbor. - 59 : Coll.ChristopheL / Tri Star Pictures/Appleby, dav. - 62 : BIS / Ph.Henry Delleuse - Archives Larbor.

Programme NRP 2009-2010 > 2

ActualitésArts > 4L’invention de l’abstractionPar Daniel Bergez

Cinéma > 5Liaisons multiplesPar Olivier Maillart

Théâtre > 6Le traducteur invisiblePar Olivier Balazuc

Histoire > 8L’eugénismePar Alain Barbé

Livres > 9Pierre Michon et les vies de peintresPar Daniel Bergez

Dossier et séquences pédagogiquesDossier >10De la science à la littérature : passeurs et passerellesPar Bernard Roukhomovsky

Séquence 2de > 20Comment écrit-on la science ? Étude de quelques formes prises par la vulgarisation scientifique chez Jules VernePar Valérie Monfort

Séquence 1re > 36Frankenstein et le mythe du savant fouPar Françoise Rio

BaccalauréatÉcrit du bac > 48Entrainement au commentaire : élaborer le planPar Jacqueline Turgis-Le Boursicaud

Oral du bac > 50Préparation à l’épreuve orale : l’entretienPar Jacqueline Turgis-Le Boursicaud

Images – Langues anciennes – A.I.Analyse d’image > 57La fontaine Stravinsky, Niki de Saint Phalle et Jean Tinguely, 1983Par Philippe Sabourdin

Analyse filmique > 59Frankenstein de Kenneth Branagh (1995)Par Marie-Pierre Lafargue

Langues anciennes - Latin 2de-1re-Tale > 61Gracques à l’attaquePar Stavroula Kefallonitis et Stéphane Muzelle

Aide individualisée > 63La démonstrationPar Sébastien Le Clech

Publi-fiche Carrés Classiques Nathan > 67Gustave Flaubert, Un cœur simplePar Laure Helms

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ISBN numérique : 9782091083933

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2 0 0 9 - 2 0 1 0 LE PROGRAMME DE LA NRP

2 Nouvelle Revue Pédagogique - Lycée / n° 36 / septembre 2009

La revueAu rendez-vous, pour cette future année scolaire, encore et toujours la littérature bien sûr ! Dans la variété de ses genres et de ses sources d’inspiration, avec des clés pour l’aborder et l’analyser, et par-dessus tout, la faire apprécier à nos élèves.Vous trouverez ou retrouverez dans la NRP lycée ses trois parties constitutives, à savoir : des articles sur l’actualité qui, des arts aux livres, peuvent vous apporter des compléments à votre enseignement ; une partie dossier et séquences (1re, ou TL, 2de), qui traite du thème centraldu numéro ; et enfin, une série de rubriques qui, de la préparation au bac à l’aide individualisée,vous offre une matière pratique et utile pour vos cours.

q Liste des dossiers et séquences

• NRP 36 SEPTEMBRE 2009

Littérature et sciencesDossier : De la science à la littérature : passeurs et passerellesSéquence 2de : Comment écrit-on la science ?Étude de quelques formes prises par la vulgarisationscientifique chez Jules VerneSéquence 1re : Frankenstein et le mythe du savant fou

• NRP 37 NOVEMBRE 2009

Trois grands dramaturges : Beckett, Sarraute,NovarinaDossier : Beckett, Sarraute Novarina : la parole en scèneSéquence 2de : La mise en scène du langage : un enjeu seulement comique ? De Molière à Sarraute et NovarinaSéquence 1re : Un parcours de l’œuvre théâtrale de Samuel Beckett : En attendant Godot / Fin de Partieet autres dramaticules

• NRP 38 JANVIER 2010

Écrire, publier, lire aujourd’huiDossier : Littérature d’aujourd’hui : édition, réception,diffusionSéquence 2de : Publier et lire : un exemple, Fred VargasSéquence 1re : En lisant, en écrivant : Les Propos sur la littérature, de Pierre Michon

• NRP 39 MARS 2010

La poésie du XIXe siècle : fin de siècle et décadentismeDossier : Le décadentisme ou la vitalité d’une esthétique fin de siècleSéquence 2de : Romans de la décadence (groupement de textes et d’images)Séquence 1re : Les poètes maudits dans la secondemoitié du XIXe siècle

• NRP 40 MAI-JUIN 2010

Le roman picaresqueDossier : Formes et significations de la narrationpicaresqueSéquence 2de : Lesage et l’abbé PrévostSéquence 1re : Le roman picaresque ; expressions de la liberté romanesque

q Actualité (en lien avec votre discipline)

• Arts• Cinéma• Théâtre• Histoire• Pédagogie• Livres

q Liste des rubriques : Activités spécifiques

• Écrit et oral du bac : méthodologie de l’épreuve ; analyse de sujets

• Latin-Grec• Analyse d’image• Analyse filmique• Aide individualisée :

propositions d’exercices pour une mise à niveau des élèves en difficulté

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Les hors série NRPDans ces hors série (2 numéros par an), vous trouverez des études d’œuvres ou de groupements de textes. Des analyses très complètes vous offrent une aide et des choix en fonction de vos cours ;des fiches élève vous permettent un suivi et une évaluation de vos élèves.Chaque hors série s’accompagne d’un groupement d’extraits qui élargit et enrichit la thématique.

q Les œuvres étudiées en 2009-2010

• HORS SÉRIE 13, NOVEMBRE 2009

Les moralistes classiques, 1re

• HORS SÉRIE 14 JANVIER 2010

Zazie dans le métro, Raymond Queneau, étude suivie d’un groupement de textes sur Queneau, 2de

� OUI, je m’abonne à la NRP Lycée pour 1 an (de septembre 2009 à juin 2010). Je coche la case correspondant à la formule de mon choix.

� NRP (5 nos) + Hors série (2 nos) = 61, 50 ¤

� Europe (UE), DOM-TOM : 73, 50 ¤� Autres pays (avion) : 78, 50 ¤

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Le site

q Tout au long de l’année le site www.nrp-lycee.com va s’enrichir…

• Textes complémentaires à la revue papier.• Propositions d’activités pour la préparation

aux épreuves du Bac.• Aides spécifiques pour la Terminale L.• Éléments de cours et activités pour les BTS.

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L’exposition remarquable consa-crée à Kandinsky par le CentrePompidou1 a permis de mesureravec quelle constance le fondateurde l’abstraction a mené sa pratiqueet sa réflexion. Ce fut l’enjeu detoute une vie ; et c’est pourquoi lessalles dessinaient pour le visiteur unparcours chronologique, des annéesde formation à Munich à l’installa-tion à Paris en 1934 (où il mourradix ans plus tard), en passant par lesétapes décisives du groupe du BlaueReiter, qu’il crée en 1911, et du Bau-hausde Weimar où il enseigne à par-tir de 1922. On pouvait voir ainsila disparition progressive des réfé-rences figuratives, symétrique del’élaboration finale d’une tech-nique picturale très affinée.

Vers une« grammaire » de la peinture

L’abstraction vide le tableau deson « sujet », conformément à l’un

des enjeux des arts depuis la fin duXIXe siècle (voir, entre autres, lestableaux de Whistler, et les tenta-tives de Mallarmé et de Valéry).Cet effacement est affiché exem-plairement dans les titres destableaux de Kandinsky : Tableau àla tache rouge ; Segment bleu ; Autourdu cercle…

Délesté de son « sujet », letableau peut gagner d’autant plusen force expressive. L’ambition deKandinsky sera d’explorer presquesystématiquement les moyens decette expressivité, inclus dans leseul matériau pictural : la couleur,la ligne, leur disposition sur unesurface plane. Il a ainsi tenté d’éta-blir, aussi bien théoriquement quepratiquement, une « grammaire »picturale, permettant de penser lapeinture à la manière d’une langueexploitée par chaque artiste.

L’exposition montrait avec élo-quence à quel point cette ambitionmêlait chez Kandinsky rigueur etcréativité. Les accords de couleurs,les rapports d’espace, tous les jeux

de la plastique sont inventoriés parKandinsky avec méthode, penséset maîtrisés avec précision. L’éton-nant est que cette rigueur n’assèchepresque jamais la toile, et donnelieu, bien souvent, à des inventionsd’une envoûtante poésie.

À voir ces différentes expéri-mentations, on saisit mieux à quelpoint Kandinsky reste singulier,irréductible à ses innombrablessuccesseurs immédiats, dont laliberté lui doit pourtant beaucoup.Picasso ? On serait bien en peinede trouver chez lui une seule œuvrevraiment abstraite : Picasso ne seretire pas du monde des appa-rences, il se les approprie plutôt etles transforme en signes. Matisse ?Son vocabulaire puise dans l’abs-traction, mais l’oriente vers unsouci explicitement décoratif.Miró ? L’abstraction est chez lui lechamp de déploiement des figuresoniriques. Par comparaison, Kan-dinsky semble bien le seul à main-tenir l’abstraction dans toute lapureté de sa définition initiale.

Peintre et théoricien

« Abstraire », du latin abstrahere,signifie littéralement détacher. Enl’occurrence détacher le tableau deson support référentiel, le priver dela fonction de renvoi à ce qui luiest extérieur. À terme, on voit seprofiler dans les possibles de l’abs-traction la célèbre toile de Malé-vitch, Carré blanc sur fond blanc, quiréduira le tableau à sa pure réalitéphénoménale. Pour Kandinsky enrevanche, abstraction ne signifiepas retour (stérile ?) de l’œuvre surelle-même, ou désengagement. Leparadoxe est qu’il entend, à lamanière des poètes et dramaturgesdepuis Mallarmé, vider la toile dela scène du monde matériel pourlui donner davantage de résonancespirituelle.

C’est tout le sens de sa carrièred’enseignant, et de son travail deréflexion théorique sur l’art. Cetteexposition est ainsi l’occasion deredécouvrir les ouvrages passion-nants de Kandinsky, notammentDu spirituel dans l’art, et dans la pein-ture en particulier (1910), et Point etligne sur plan (1922)2. Ces livressont l’équivalent, pour la compré-hension de l’art abstrait, du De Pic-tura (1435) dans lequel Vasari avaitjeté les bases de la peinture de laRenaissance. Les considérationstechniques s’y mêlent auxréflexions esthétiques, dans lechamp encore plus large d’unevision spirituelle du monde. Dansla tradition des fameux Carnets deLéonard de Vinci, Kandinsky ymultiplie les réflexions analytiqueset argumentées sur « le langage desformes et des couleurs », commesur le rapport entre ligne et surface,le croisement des lignes, la figuredu point, etc.

Toutes ces réflexions sont englo-bées dans ce qu’il nomme le « Tour-nant spirituel » que connaît l’hu-manité à son époque. Il en voitnotamment la manifestation dansles œuvres de Wagner et de Mae-terlinck, dont il offre l’un des plusjustes commentaires : « L’emploihabile (selon l’intuition du poète)d’un mot, la répétition intérieure-ment nécessaire d’un mot […] peu-vent aboutir non seulement à uneamplification de la résonance inté-rieure, mais aussi à faire apparaîtrecertaines capacités spirituelles insoup-çonnées de ce mot. » Transposéedans le langage de l’art plastique,cette recherche de la résonance spi-rituelle fut aussi toute l’ambition deKandinsky.

1. « Kandinsky », Centre Pompidou. L’ex-position s’est terminée le 10 août. On peutse procurer le catalogue, 360 pages,240 illustrations couleur, 44,90 euros. 2. Les deux ouvrages aux éditions Galli-mard, coll. « Folio/Essais ».

4 Nouvelle Revue Pédagogique - Lycée / n° 36 / septembre 2009

ARTS

L’invention de l’abstractionPar Daniel Bergez

L’art abstrait représente sans doute la révolution esthé-tique la plus radicale qu’ait connue l’histoire de l’art enOccident, depuis la Renaissance. Le XVe siècle italien avaitassigné à l’artiste la tâche de magnifier le réel en le repré-sentant, faisant ainsi entrevoir une beauté supérieure àtravers la beauté relative du monde. Cette orientation figu-rative de la peinture n’a cessé de se perfectionner jusqu’auXIXe siècle environ, tout en déplaçant ses fondements : lenéoplatonisme de la Renaissance n’est plus qu’un lointainsouvenir pour un Courbet, tout occupé par la missionsociale et politique de l’art. C’est contre cette longue his-toire de l’art occidental que l’art abstrait affirmera l’autono-mie du tableau, délivré de la fonction de représenterquelque chose.

A C T U A L I T É

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Les voyages du scepticisme

« Le siècle le plus français, écritCioran dans un magnifique inéditrécemment exhumé1, est le XVIIIe.C’est le salon devenu univers, c’estle siècle de l’intelligence en den-telles, de la finesse pure, de l’artifi-ciel agréable et beau. C’est aussi lesiècle qui s’est le plus ennuyé, quia eu trop de temps, qui n’a travailléque pour passer le temps. »

Difficile d’imaginer meilleureintroduction au monde des Liaisonsdangereuses. Difficile égalementd’imaginer civilisation plus éloi-gnée de la nôtre : Cioran a raisonde vanter le scepticisme souverainde la France d’avant la Révolution,raison également de pointer lecaractère corrosif de ce scepti-cisme, et l’épuisement dont il étaità la fois l’agent et le symptôme.Cependant, au-delà de la questionde l’avenir d’une nation qui a pu,à un moment de son histoire, pro-duire Les Liaisons dangereuses, onpeut s’interroger sur ce que descinéastes, deux siècles plus tard, sesont montrés capables de retenirdans leurs adaptations respectives.Et ce qui, de l’intelligence, du scep-ticisme, de la grâce ou de l’ennui,perce le plus dans leurs modernesvariations.

Le modèle et ses variations

Le film de Frears est générale-ment le plus plébiscité. Il est aussile plus fidèle au roman, et c’est donclogiquement qu’il a été retenu pourfigurer au programme des Termi-nales littéraires. Habilement théâ-tralisé, sec quand il faut l’être, avecune « belle, bleue, intelligente etun peu massive Glenn Close » enMerteuil2, c’est effectivement unfilm où l’on retrouve la plupart desqualités qui font le charme ducinéma de Frears, mais aussi seslimites : une grande intelligence durécit, une certaine dureté des rap-ports humains non dénuée d’ironie,une mise en scène classique enfin,solide mais – il faut bien l’avouer –sans génie. L’important succès dufilm occulta le film de Milos For-man qui sortit l’année suivante(1989), Valmont. Certes, le scéna-rio de Jean-Claude Carrière s’auto-rise d’importantes modifications àl’égard du texte (mais après tout,quitte à se montrer fidèle à l’espritdu roman de Laclos, autant s’auto-riser l’infidélité). Mais c’est surtoutvisuellement qu’il s’avère un véri-table bijou : prolongeant l’expé-rience d’Amadeus (1984), Formaninsuffle à son film une grâce, unelégèreté, une préciosité (parfois)

qui évoquent tour à tour Nattier,Crébillon fils (la scène de la lettredictée à Cécile de Volanges, c’estvéritablement La Nuit et leMoment !), Diderot et Fragonard.Autant le film de Frears capturaitl’esprit « militaire » de Laclos (Val-mont et la Merteuil y agissent telsdes stratèges en campagne), autantValmont ressuscite cette « douceurde vivre » chère à Talleyrand, etdont la Révolution allait bientôtsonner le glas.

On peut certes tenir le relatifsentimentalisme du film pour uncontresens par rapport au roman,mais ce sentimentalisme n’est pascelui de notre temps : il est biencelui de Rousseau et de Greuze,celui d’un XVIIIe siècle dont Lacloset Sade présentent l’envers dansleurs romans, celui de la Présidentede Tourvel dont Valmont et laMerteuil savent tirer parti. On peutdonc tenir Valmont pour un boncomplément aux Liaisons dange-reuses, heureuse évocation de lapeinture de l’époque, mais aussi deses différentes sensibilités.

Deux aimablesmodernisations

C’est évidemment dans les trans-positions modernes de Laclos quela question de l’intelligence des per-sonnages et de leur sensibilité sepose avec le plus d’acuité : le sièclele plus français n’est plus, hélas, etc’est l’esprit du temps qui impose sarelecture aux situations et aux péri-péties, même si l’on s’efforce de leurgarder une ressemblance au moinsnarrative. Or, cela ne produit pasforcément de mauvais films, et lejeu des transpositions peut même àson tour devenir un excellent exer-cice pour qui cherche à faire voirl’évolution des mœurs, et les nou-velles censures qui se présententcomme de nouvelles libérations.

Pour commencer, et même sil’on est surpris d’apprécier un filmde Roger Vadim, Les Liaisons dan-gereuses 1960 (1959) est une jolieréussite qui présente le couple Val-mont Merteuil sous les airs ducouple bourgeois libéré à la Sartreet Beauvoir. On est dans une cer-taine modernité chic, avec jazz etcolliers de perle (on songe plusd’une fois à Louis Malle, notam-ment à ses Amants inspirés – et trahis – de Vivant Denon), esprithussard et dolce vita.

Avec le beaucoup plus récentCruel Intentions (Roger Kumble,1999 – ingénieusement traduit parSexe Intentions pour le public fran-çais), l’intrigue se trouve déplacéechez des adolescents américainsnantis, évidemment interprétéspar des adultes. Cela étant, par-delà un érotisme faussement auda-cieux et réellement « nunuche »,le film développe un certaincomique burlesque autour du per-sonnage de Cécile (très réussie), etsurtout une réelle inventivité dansla transposition des épisodes et desrapports de classe ou de sexe, quien fait un objet pas totalementinintéressant. Surtout, commedans la version de Vadim mais aussidans les deux autres, les plus « pres-tigieuses », il est passionnant d’ob-server comment chacun descinéastes s’en sort avec l’écrit.Comment le passage à l’écran gèrela question des lettres, des confes-sions, de la manipulation par leverbe. De ce point de vue, on serasurpris de constater que la versionpour teenagers américains avec l’actrice Sarah Michelle Gellar(Buffy contre les vampires !) n’est pasla moins habile.

* Enseignant en cinéma.

1. De la France, Éditions de l’Herne, 2009,94 pages.2. Philippe Sollers, « Apologie de la marquisede Merteuil », in La Guerre du goût, Galli-mard, 1994, 656 pages.

5Nouvelle Revue Pédagogique - Lycée / n° 36 / septembre 2009

CINÉMA

Liaisons multiplesPar Olivier Maillart*

Les Liaisons dangereuses sont au programme du bac Lpour la deuxième année consécutive, le roman commel’adaptation cinématographique réalisée par StephenFrears en 1988. Cette œuvre a déjà été étudiée dans unprécédent numéro de la NRP par Marie-Pierre Lafargue(numéro 35, mai-juin 2009), mais il est d’autres versionsdu chef-d’œuvre de Choderlos de Laclos qui méritentautant le détour et l’analyse.

A C T U A L I T É

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Entretien avec LaurenceSendrowicz

Olivier Balazuc. – Quel est lechemin qui vous a amené à la tra-duction en général et à HanokhLevin en particulier ?

Laurence Sendrowicz. – Monparcours scolaire ne me prédesti-nait ni au théâtre ni à une quel-conque activité littéraire. Aprèsun bac scientifique, je devais,selon toute logique, préparerMath sup et Math spé, lorsque j’aisoudain décidé de quitter laFrance pour aller vivre en Israël.Nous étions dans les années 1970.La quête des origines se mêlait audésir de changer de voie. Àl’époque, je bégayais à peine

l’hébreu. Pourtant, je me suis ins-crite aux concours des troisgrandes écoles d’art dramatiqueisraéliennes. Contre touteattente, alors que j’avais apprismes textes en phonétique, j’ai étéreçue dans la prestigieuse écoleque dirigeait Nissan Nativ à Tel-Aviv. C’était un grand maître,qui avait été l’élève d’ÉtienneDecroux. En France, j’avais étébercée par l’expérience d’ArianeMnouchkine à la Cartoucherie deVincennes et je rêvais d’une aven-ture de troupe. La réalité duthéâtre en Israël n’avait rien à voiravec ce modèle. On ne montaitquasiment pas de textes contem-porains israéliens. Les théâtresdépêchaient des émissaires àl’étranger, surtout à Londres et àBroadway, pour prendre en note

les mises en scène et les reproduiretelles quelles au pays. Imaginez lechoc que j’ai ressenti en 1978, enallant assister à une représenta-tion d’une comédie de HanokhLevin : Marchands de caoutchouc.Sa mise en scène n’était pas révo-lutionnaire, mais j’ai été boule-versée par sa langue et sa peinturede l’humanité. Une révélation !Levin décrivait les choses commeje les éprouvais.

O. B. – La rencontre avecLevin n’a pas eu lieu tout de suiteet vous étiez encore bien loind’imaginer que vous traduiriezun jour ses œuvres.

L. S. – Il faudra attendre 1991pour que nos parcours se croisent.

O. B. – Entre-temps, vous êtesrevenue en France.

L. S. – Oui, après treize ans pas-sés en Israël. Mon mari et moiavions créé une compagnie,j’avais appris l’hébreu, j’écrivaismes propres pièces, mais nousnous sentions en décalage avec lavie artistique, autant qu’avecl’évolution de la société et de lapolitique. À part Levin, qui étaitet reste unique, on ne voyait s’éle-ver aucune véritable figure de lacontestation. De retour à Paris,j’ai suivi un an des cours auConservatoire avec le statutd’élève étrangère. Mais le déclics’est produit grâce au metteur enscène Jacques Nichet, présidentde la Maison Antoine Vitez, quidirigeait à cette époque le Théâtredes Treize-Vents à Montpellier.J’avais fait sa connaissance enIsraël à l’époque où il était encoredirecteur du théâtre de l’Aqua-rium (qu’il a fondé) : il était venumettre en scène un spectacle detroisième année à l’école. Jel’avais assisté en tant qu’inter-prète et une amitié était née.Nichet est le premier à avoir

monté Levin en France. Or,lorsque la Maison Antoine Vitezs’est créée, il m’a proposé derejoindre le comité hébreu, aucôté de la traductrice JacquelineCarnaud. Je dois beaucoup à Jac-queline, car c’est elle qui m’a misle pied à l’étrier et m’a appris latraduction littéraire.

O. B. – La première pièce deLevin que vous avez traduite estYaacobi et Leidental. Comments’est passée cette entrée en tra-duction ?

L. S. – Au début, Levin s’estmontré farouchement hostile.Échaudé par certaines expé-riences à l’étranger, il m’a faitsavoir par l’intermédiaire de sonagent littéraire qu’il jugeait sonunivers trop spécifique – il aemployé le mot de « télavivien » –pour supporter une transplan -tation culturelle. Afin de leconvaincre, j’ai pris le risque detraduire toute la pièce. J’ai abordéla difficulté de sa langue avec uneconnaissance moins académiquequ’épidermique de la traduction.Je conçois d’ailleurs toujours montravail comme un corps à corps.

O. B. – Quelle fut sa réaction ?L. S. – Deux heures après avoir

reçu le texte, il a appelé pour medonner son accord. Il ne parlaitpas le Français, mais un ami deconfiance lui avait dit que ça fonc-tionnait… Peu de temps après, ilm’a invitée chez lui. C’est quel-qu’un qui m’impressionnait beau-coup. Son œuvre a mis du tempsà s’imposer en France. Levin estmort en 1999 et la publication deson théâtre a commencé aux Édi-tions théâtrales en 2000. Aujour-d’hui, ses pièces sont montées partout dans la francophonie et lesplus grands metteurs en scène s’in-téressent à lui : Jacques Nichet,Stéphane Braunschweig…

6 Nouvelle Revue Pédagogique - Lycée / n° 36 / septembre 2009

THÉÂTRE

Le traducteur invisiblePar Olivier Balazuc

Hanokh Levin (1943-1999) est une figure incontournablede la culture israélienne contemporaine. Auteur de plu-sieurs recueils de poésie, de nouvelles, il laisse uneœuvre théâtrale considérable, tant en raison de sa pro-lixité (une cinquantaine de pièces) que de sa puissanceévocatrice, passant du cabaret satirique à la relecturedes mythes antiques et de la Bible. Il est aujourd’huireconnu en France, ainsi qu’en témoignent les program-mations de la nouvelle saison. On notera particulièrement la reprise de Yaacobi et Lei-dental, dans la mise en scène de Frédéric Bélier-Garciaet la création des Souffrances de Job. La première pièceconstitue le socle de la comédie humaine selon Levin,avec l’apparition de son personnage-type d’anti-héros, àla fois velléitaire et jusqu’au-boutiste. La seconde appar-tient au cycle des œuvres plus tardives, dans lesquellesLevin confronte ses thèmes aux grands mythes de l’hu-manité. C’est l’occasion de découvrir en même temps qu’uneœuvre essentielle la réalité d’un métier passionnant etméconnu du public : la traduction.

A C T U A L I T É

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7Nouvelle Revue Pédagogique - Lycée / n° 36 / septembre 2009

O. B. – Comment définiriez-vous la poétique de Levin ?

L. S. – Il est le peintre des viesminuscules, il touche à l’essentielde l’être humain. Ses thèmes deprédilection sont la peur de la soli-tude, la désillusion permanente,l’incapacité d’accomplir ses rêves.Il a su faire entendre une voix trèsoriginale, en étudiant un micro-cosme et une langue singuliers.Paradoxalement, c’est en creusantce sillon spécifique qu’il touche àl’universel. Par ailleurs, si Levinvivait par et pour l’écriture – il estégalement l’auteur de nombreusesnouvelles – son expérience demetteur en scène, d’homme deplateau lui a permis d’affûter saplume et de traverser des genrestrès différents. Yaacobi et Leidental,Kroum l’ectoplasme appartiennentau cycle des comédies. Elles déve-loppent des situations quoti-diennes, une vie de quartier. LesSouffrances de Job ou Alceste réac-tualisent des mythes, antiques oubibliques, mais dans les deux cas,Levin opère une distorsion.

O. B. – Prenons l’exemple deJob.

L. S. – Levin conserve le per-sonnage central, Job, mais sup-prime Dieu, c’est-à-dire la justifi-cation des malheurs endurés. Il nesubsiste plus de posture héroïqueou transcendante. Grâce à cedécalage, il place le mythe du côtéde l’homme. Que ce soit dans lescomédies ou dans les piècesmythologiques, on retrouve unefigure récurrente, un personnagetypique de Levin : l’homme lancédans une course à la vie, qui prendsystématiquement le mauvaischemin. Il désire l’impossible carc’est son seul possible et bien qu’ilsache que c’est impossible.

O. B. – Malgré la noirceur etla lucidité de ce constat, on res-

sent dans l’écriture une joieinaliénable, une force vitale quihabite jusqu’au bout les person-nages.

L. S. – Levin sacrifie ses per-sonnages sous les yeux des specta-teurs pour ne pas avoir à sacrifierl’humanité. L’extrême drôlerie deses comédies provient du fait queles personnages élaborent des stratégies inouïes pour faire du sur-place. Tougati dans Kroum l’ectoplasme est à ce titre exem-plaire. Il ne cesse d’invoquer sasanté fragile pour justifier sesdéboires amoureux et sa difficultéà mener une existence normale.Son médecin lui prescrit de fairede la gymnastique. Pourtant, il neparvient pas à résoudre undilemme : est-il plus approprié defaire de la gymnastique le matin oule soir ? Ce balancement mobilisetoute son énergie en lui interdisantl’action.

O. B. – On a l’impressionqu’en ne prenant pas de décision,les personnages tentent d’échap-per à la mort. Un peu comme sile dilemme fondamental les pla-çait en suspens, les mettait àl’abri de la fuite du temps. Tantque Tougati n’a pas fait sonchoix, c’est comme s’il n’avaitpas commencé à vivre…

L. S. – À la fin, tout le mondeest étonné en découvrant qu’il estréellement malade. Son hypo-condrie ne l’a pas préservé du sortcommun. On ressent chez lui unfatalisme, « je vous l’avais biendit », et une forme de stupé -faction. C’est là que se loge l’ironie cruelle de Levin. Sescréatures mettent une folle éner-gie à se tromper de direction et larévélation n’a lieu que lorsqu’ilest trop tard. Tougati, comme lesautres, a juste le temps de déli-vrer ce message au public avantde mourir.

O. B. – L’intimité qui se tisse,au fil des traductions, avec l’uni-vers d’un auteur, en l’occurrenceLevin, a-t-elle influé sur votrepropre écriture ?

L. S. – Comme dirait mon mari,je suis mariée avec Levin depuisquinze ans. C’est une expérienceextraordinaire, mais envahissante.La traduction est un métierméconnu, peut-être parce qu’elle sedoit de rester invisible. Une bonnetraduction fait entendre la voix del’auteur et seulement sa voix.Aujourd’hui, on note un effet demode des metteurs en scène adap-tateurs. Ce phénomène s’avèreassez nuisible car on peut très rapi-dement assister à des dérives.

O. B. – Lesquelles ?L. S. – La tentation est grande

de plier la parole d’un auteur à sesdésirs. Or, je suis hostile au texteprétexte. Si justement la traduc-tion est un métier à part entière,c’est qu’elle garantit l’altéritéd’une parole. En contrepartie, jesuis sortie de ma propre écriturependant des années. Si celle-cin’avait pas été un besoin vital,j’aurais probablement renoncé.Et puis, les gens du métier onttendance à vous associer à unauteur, ce qui est compréhen-sible. Pour l’heure, j’ai un projettrès personnel : une pièce qui meten scène ma famille sur troisgénérations…

A C T U A L I T É

Informations pratiquesYaacobi et Leidental de Hanokh Levin, mise en scène Frédéric Bélier-Garcia. Avec Manuel Lelièvre, David Migeot, Agnès Ponthier.

• Théâtre du Rond-Point – Paris : du 19 janvier au 21 février 2010

• Le Grand T, scène conventionnée de Loire-Atlantique : du 1er au 7 mars

Les Souffrances de Job, mise en scène Laurent Brethome. Avec Céline Milliat-Baumgartner, Philippe Sire…

• Théâtre de Villefranche-sur-Saône : du 13 au 15 janvier 2010

• Le Grand R, scène nationale de La Roche-sur-Yon : 27 janvier

• Comédie de Saint-Étienne : du 2 au 5 février• Théâtre Hexagone, scène nationale de Meylan : 9 mars• Le Toboggan, centre culturel de Décine : du 11 au 13 mars

Les Insatiables (traduction nouvelle et adaptation des Marchands de caoutchouc), mise en scène Guilia Braoudé.Avec Lionel Abelanski, Patrick Braoudé, Marianne James.

• Comédie des Champs-Élysées : à partir du 4 septembre 2009

Le théâtre de Hanokh Levin est publié dans la traduction de Laurence Sendrowicz et Jacqueline Carnaud aux Éditions théâtrales.

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Dégénérescence

La Révolution rêvait de régéné-rer la Nation. L’angoisse de la dégé-nérescence hante le XIXe siècle.Fille du romantisme, elle s’incarnedans l’Essai sur les inégalités des raceshumaines d’Arthur de Gobineau,livre précurseur du racisme paru en1853. Cette peur se nourrit desgrandes enquêtes sociales entre-prises à partir de 1840 qui quanti-fient et cartographient la dégéné-rescence des classes laborieuses. En1857, le psychiatre B. Morel dansson Traité des dégénérescences, éta-blit un lien entre maladies men-tales et hérédité. La dégénéres-cence et l’hérédité servent àexpliquer les pathologies les plusdiverses, comme le nomadisme (!)ou la prédisposition à l’alcool, mèrede toutes les déviances. Zolaconstruit ses Rougon-Macquart surcette constatation « scientifique ».

Le cousin de Darwin

La sélection naturelle, procla-mée par Darwin en 1859, renforcecette vision de l’évolution desgroupes sociaux. Si, au début, Dar-win ne parle pas des sociétéshumaines, le darwinisme socialapparaît très vite dans le sillage deL’Origine des espèces. Les hiérar-

chies sociales révèlent le triomphedes meilleurs. En 1883, un an aprèsla mort de Darwin, son cousin,Sir Francis Galton, passionné parla question de l’hérédité, inventele terme d’eugénisme. Il forge lemot à partir du grec eugenes, « bienné ». Plus pessimiste que le darwi-nisme social, l’eugénisme enappelle à une intervention de l’É-tat pour corriger la sélection natu-relle défaillante. Il faut favoriser lesélites, c’est l’eugénisme positif, etéliminer les « tarés » ou du moinsles empêcher de se reproduire, c’estl’eugénisme négatif.

Un consensus

En 1912 se tient à Londres le pre-mier congrès international d’eugé-nisme. La crise de la civilisationeuropéenne, qui suit la PremièreGuerre mondiale, renforce l’au-dience du mouvement. Le déve-loppement des législations socialesest remis en cause. Léonard Dar-win, le fils du savant s’étonne devoir les États s’évertuer à aider lesmalades de « types inférieurs »,« ceux qu’une bonne sélectiondevrait éliminer de toute reproduc-tion ». En France, le pape de l’eu-génisme est Alexis Carrel, prixNobel de médecine en 1912. Ilconnaît un succès internationalavec son livre L’Homme cet inconnu,

paru en 1935 et constammentréédité, sans mise en garde, jusqu’en1975. Selon lui, « il est indispen-sable que les classes sociales soientde plus en plus des classes biolo-giques. […] Les peuples modernespeuvent se sauver par le dévelop-pement des forts. Non par la pro-tection des faibles ». Même un scep-tique, comme Jean Rostand, enarrive à se demander en 1930 si« l’humanité trop menacée par ladécadence ne se verra pas un jourcontrainte d’accepter le pro-gramme eugénique, quelque répu-gnance qu’elle y montre ».

Stérilisations et euthanasie

Devant une telle unanimité, denombreux pays adoptent des légis-lations eugénistes. Aux États-Unis,une trentaine d’États mettent enplace des stérilisations forcées demalades mentaux ou handicapés.Entre 1907 et 1949, 50 000 stérili-sations sont opérées, dont 19 000pour la seule Californie. Si lesnations catholiques montrent desérieuses réticences en ce domaine,en particulier la France, où l’eugé-nisme sera seulement préventif(examen prénuptial instauré parVichy), il n’en est pas de même despays protestants. La Suède socialedémocrate détient le record des sté-rilisations : 62 000 de 1935 à 1976,pour une population de 6 millionsd’habitants ! L’Allemagne nazietrouve dans l’eugénisme la justifi-cation de sa politique raciale. Géréspar les S.S., les Lebensborn, formentdes centres de reproduction de sur-hommes aryens présélectionnés. Àpartir de 1934, des lois eugéniqueslégalisent la stérilisation des han-dicapés, des métis, des homo-sexuels, des asociaux : près de400 000 jusqu’en 1945. Enfin, lerégime institue l’euthanasie des

malades mentaux. Plus de 230 000disparaissent, dont 70 000 victimesdes premières chambres à gaz, lorsd’un programme lancé en 1940 etarrêté l’année suivante devant lesprotestations des Églises.

Une lente décrue

L’euthanasie est unanimementcondamnée après 1945. Cependantla dénazification épargne la majeurepartie des responsables. Ainsi, ledocteur Pfannmueller, qui avaitorganisé l’extermination par la faimde milliers d’enfants handicapés,écope de 6 ans de prison ! Les méde-cins compromis dans la politiqueeugéniste ne sont pas inquiétés. En1946, l’UNESCO, symbole de l’es-prit nouveau, reçoit pour directeurun homme de gauche, Julian Hux-ley, le frère de l’écrivain. Biologiste,c’est un admirateur d’Alexis Carrelet un partisan de l’eugénisme. AuxÉtats-Unis, en 1947, la Coursuprême juge légale la stérilisationet constitutionnelles les lois eugé-nistes. Si l’eugénisme recule, dansles années 1960, c’est grâce aux pro-grès de la génétique. Reste à savoirsi cette science ne nous prépare pasà de nouvelles formes d’eugénisme,plus douces, comme la sélectionprénatale.

À lire

– Anne Carol, Histoire de l’eugé-nisme en France, Seuil, 1995.

– André Pichot, L’Eugénisme oules Généticiens saisis par la philan-thropie, Hatier, 1995.

– André Pichot, La Société purede Darwin à Hitler, coll. «Champs»,Flammarion, 2001.

– Patrick Tort, Dictionnaire du dar-winisme et de l’évolution, P.U.F., 1996.

*Professeur agrégé d’histoire, IUFM de Versailles.

8 Nouvelle Revue Pédagogique - Lycée / n° 36 / septembre 2009

HISTOIRE

L’eugénismePar Alain Barbé*

L’influence exercée par l’eugénisme sur les gouverne-ments jusqu’en 1950, est symptomatique de l’autoritéque les milieux scientifiques ont acquise dans nos socié-tés. Le mouvement trouve des adeptes dans tous les cou-rants politiques et ses conséquences tragiques auXXe siècle ne se sont pas circonscrites aux seuls Étatstotalitaires. Pourtant, son évocation demeure taboue.

A C T U A L I T É

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Des anti-légendes

Pierre Michon explore en effet lavie de grands artistes : celle de VanGogh dans Vie de Joseph Roulin ;celles de Goya, Watteau, Lorentino(jeune disciple de Piero della Fran-cesca) dans Maîtres et serviteurs2. Lanotion même de légende hante sestextes, à la manière d’un modèle fas-cinant mais qu’il convient de dépas-ser ou de mettre en pièces. Maîtreset serviteurs débute ainsi par unecitation de Jacques de Voragine,l’auteur de la Légende dorée, qui ser-vit de source, pendant des siècles, àl’icono graphie religieuse.

Le propre de la légende est dereconstruire une vie à l’image desœuvres que l’artiste a laissées. Àl’inverse, les textes de Michon fontostensiblement l’économie dumythe, celui qui s’est cristalliséautour du Goya des Caprices ou des« peintures noires », ou celui d’unVan Gogh adulé autant par lesfinanciers que par les amateursd’art. Ce contournement procèded’un dispositif narratif aussi efficacequ’économe de moyens. Le récit estpresque toujours pris en charge par

un narrateur modeste, débarrasséde tout magistère auctorial ; c’estainsi le curé de Nogent qui racontela vie de Watteau.

Surtout, Michon fait le choix dufragment, qui permet de briser l’ho-mogénéité supposée d’une vie d’ar-tiste. Alors que la « légende »inverse toujours le temps, en pro-jetant sur la vie l’image de l’œuvreaccomplie, Michon nous replace àl’inverse au cœur même d’exis-tences en train de se dérouler,considérées souvent dans une duréelimitée, et sans que rien ne soitjamais prévisible. Ce choix le placedu côté de Milan Kundera affir-mant dans L’Art du roman que leromancier est « explorateur del’existence ». Le fragment s’accom-pagne de procédés de décentre-ment : la vie de Van Gogh est parexemple revisitée à la lumière de sesrapports avec Joseph Roulin, ce fac-teur qu’il connut à Arles en 1888,et dont il fit plusieurs portraits.

L’obsession du ratage

Le thème de l’échec, existentielou artistique, est récurrent dans

ces textes, sans doute lié à l’idéede filiation. Les rapports père / filssont en effet au cœur de la penséede Michon, comme l’a montré sonRimbaud le fils3. Comment assu-mer un héritage, comment deve-nir soi-même à partir des modèlesqu’on se donne ? La question estdéjà centrale dans la pratique lit-téraire de cet auteur, qui écrit dansle sillage de devanciers illustres. Illa projette aussi sur ses person-nages : son Goya est hanté par lesmodèles prestigieux de Tiepolo etVelasquez. En cela les récits deMichon tiennent du roman de for-mation, dont ils reprennent leschéma narratif.

Mais la courbe de ces récits esttoujours déceptive, scandée par desépisodes dramatiques ou funestes.La liberté de romancier que s’au-torise Michon lui permet d’insérerdans ses récits – par ailleurs fortdocumentés – des scènes totale-ment inventées où revient commeun leitmotiv cette fatalité del’échec. La vie de Watteau s’achèvedans un sentiment de spoliation,comme un « baisser du rideau » surun art qui n’aurait été qu’unmasque et une illusion. Dans unregistre plus grave, le travail de VanGogh est qualifié de « besogne catas-trophique ».

« Pourquoi la peinture ne serait-elle pas une farce, puisque la vie enest une […] ? », s’interroge le nar-rateur de la vie de Goya. Aucunehagiographie, en effet, dans l’évo-cation du grand peintre espagnol :« Il était patient, il se voulaitmédiocre, il s’apprêtait à faire car-rière ; et pour cela bien sûr il était unpeu charlatan. » Cette inauthenti-cité est à la mesure du tragique dela tentative artistique : « peindre,c’est travailler sur la mer comme ungalérien rame, dans la fureur, dansl’impuissance […] ce qu’il avait voulujadis, c’était que le galérien signât desa main la mer ».

La peintureréinventée

Conformément à la logiqued’une antilégende, les tableauxsont ici retournés, comme si l’onne voyait que le cadre et l’enversde la toile. Des fragments recon-naissables d’œuvres bien connuessont dispersés dans l’écriture,comme les « corbeaux » dont lamention revient deux fois à la findu texte consacré à Van Gogh : cene sont que des indices malicieuxréveillant la mémoire visuelle dulecteur, car Michon refuse généra-lement de décrire les tableaux, semettant là encore à l’écart des tra-ditions, celle de l’ekphrasis commecelle de la transposition d’art.

Le travail pictural est plus pré-cisément évoqué, sans doute parcequ’il nous ramène en deçà de lalégende, dans la contrainte difficiledu passage à l’œuvre. Surtout, lapeinture se retrouve, projetée dansl’espace littéraire, dans des scènessouvent fantasmées ou fortementoniriques, dans lesquelles l’écri-vain réinvente la peinture par lesmoyens de la littérature. Certainspassages de la vie de Lorentino sontremarquables par l’évocation del’atmosphère lumineuse, immaté-rielle et pourtant très architectu-rée, de la peinture de Piero dellaFrancesca ; dans une tonalité opposée, tout Goya est réinventé–rythme, couleurs, violence, ten-dresse et dérision – dans le récithaut en couleur, burlesque et tra-gique, de la noce du peintre. Cetteécriture-là, visionnaire et inven-tive, est d’une force de suggestionexceptionnelle.

1. Pierre Michon, Vies minuscules, éd. Gal-limard, 1984.2. Pierre Michon, Vie de Joseph Roulin, éd. Verdier, 1988 ; Maîtres et serviteurs, éd. Verdier, 1990. 3. Pierre Michon, Rimbaud le fils, éd. Gal-limard, 1992.

9Nouvelle Revue Pédagogique - Lycée / n° 36 / septembre 2009

LIVRES

Pierre Michon et les vies de peintresPar Daniel Bergez

Pierre Michon s’est fait connaître par ses Vies minuscules1,où s’imposait dès l’abord son ambition d’écrivain : ressai-sir le tremblé de l’existence, son incertitude, ses cassures,ses grandeurs secrètes, en peignant des êtres marginaux,placés hors des circuits de la reconnaissance sociale, et àl’écart des grandes typologies romanesques. Ses textesfont apparaître l’envers de la tradition antique des Vies deshommes illustres. Pierre Michon interroge aussi la tradi-tion des Vies de peintres, fondée au XVIe siècle par Vasari, àqui l’on doit nombre d’indications et de renseignementsprécieux sur les grands artistes de la Renaissance.

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D O S S I E R

10 Nouvelle Revue Pédagogique - Lycée / n° 36 / septembre 2009

I. Prologue latin : Lucrèce > p. 11

II. Littérature et Révolution scientifique (XVIe-XVIIIe siècles) > p. 11

1/ La poésie scientifique de la Renaissance

2/ Nouveaux mondes et vieux savoirs

3/ Dire la nouvelle science

4/ Pascal entre science et croyance

5/ Le gai savoir de Fontenelle

6/ Lumières et science

III. Les voies opposées de la modernité (XIXe-XXe siècles) > p. 15

1/ La vulgarisation selon Flammarion

2/ Jules Verne et le roman scientifique

3/ Zola et le modèle expérimental

4/ Une poésie scientifique des Temps Modernes ?

5/ L’invention d’un clivage

6/ Parallèles et diagonales

Bibliographie > p. 19

De la science à la littérature : passeurs et passerellesPar Bernard Roukhomovsky*

La question des rapports entre science et littérature, considérée sous ses nombreux aspects,excède largement les limites de notre propos. Elle concerne potentiellement la totalité de la production littéraire, dès lors que toute œuvre porte l’empreinte, fût-ce indirectement, d’une vision du monde en partie façonnée par l’état des connaissances scientifiques. Nous nous intéresserons spécifiquement aux relations qui se tissent entre science et littérature lorsque la première s’énonce sous une forme qu’elle emprunte à la seconde ou lorsque, réciproquement, celle-ci lui emprunteoutils et modèles pour son propre compte. Le poète latin Lucrèce inaugure la lignée de ces « passeurs » qui, de la révolution scientifique à la construction d’une modernitélittéraire, et par-delà la diversité des contextes et des projets, ne cessent de faire le lienentre les deux cultures.

S O M M A I R E

« Portrait du calligraphe et mathématicien allemand Johannes Neudorfer le vieux et un élève », peinture de l’atelier de Nicolas Neufchatel.

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11Nouvelle Revue Pédagogique - Lycée / n° 36 / septembre 2009

I. Prologue latin :Lucrèce

Pour diverses qu’elles soient, lesœuvres qui répondent à un projet de dif-fusion du discours savant via le discourslittéraire s’inscrivent dans le fil d’une his-toire commune dont l’origine coïncideavec la naissance du poème scientifique,improbable rencontre du langage poé-tique avec une matière présumée aride,abstraite ou technique.

Le modèle du genre est fixé, auIer siècle avant notre ère, par le De RerumNatura du poète latin Lucrèce. Certes, lepoème de Lucrèce ne constitue pas lui-même un commencement absolu : ils’inscrit dans le sillage de deux présocra-tiques, Empédocle et Parménide, dontles vers, partiellement conservés, expo-sent une physique ou philosophie de lanature (dans le sens que les Grecs don-nent à ces termes, c’est-à-dire une expli-cation des phénomènes naturels et deleurs causes). Mais à la différence de sesprédécesseurs, en qui le poète et le« physicien » ne sont qu’un, Lucrèce faitœuvre de passeur et se présente commetel : c’est en poète qu’il reformule la phi-losophie de la nature professée par Épi-cure (341-271 av. J.-C.), se comparantau médecin qui, « pour faire boire auxenfants l’absinthe amère, commence parenduire les bords du vase d’un miel puret doré ».

Ce « breuvage » dont le miel de lapoésie neutralise l’amertume a vocation àguérir les hommes de la crainte desdieux, à les délivrer du « joug de lasuperstition », en leur donnant à voir leslois universelles qui, selon la physiqueépicurienne, régissent la nature à l’exclu-sion de toute intervention divine. Mais,de la doctrine scientifique d’Épicure (laphysique atomiste), de ce monde infinicomposé d’atomes en nombre infini dontles combinaisons aléatoires se font et sedéfont sans cesse et sans repos, Lucrèceprésente un tableau vivant et coloré. Ils’agit de faire « étinceler un vers lumi-neux sur des matières obscures », et de

rendre accessibles au plus grand nombre,par la grâce des images, les catégoriesles plus abstraites, telles que le vide etl’infini :

« Telles sont donc l’immensité et laprofondeur du vide, que les plus grandsfleuves y couleraient pendant toute ladurée des âges sans le parcourir, et sansêtre plus avancés au terme de leurcourse : tant il y a d’espace ouvert auxêtres, quand on ôte de toutes parts toutesles bornes au monde ! »

La postérité du poème de Lucrèces’avère considérable, et sur un tripleplan. D’une part, il jouera un rôle centraldans la diffusion de l’épicurisme, etnotamment dans l’influence exercée parcelui-ci sur la littérature française, deMontaigne à Cyrano, de La Fontaine àDiderot… D’autre part, il fonde une tradi-tion textuelle (la poésie scientifique oudidactique) que les Astronomiques deManilius viendront enrichir dès leIer siècle. Enfin, il fournit le paradigmed’un art d’écrire la science autrementqu’en savant qui portera plus tard le nomde vulgarisation.

II. Littérature et Révolutionscientifique (XVIe-XVIIIe siècles)

Si la culture médiévale, à l’exemplede l’Antiquité, fournit de nombreux casd’interférence entre les discours littéraireet savant, ils s’inscrivent globalementdans une conjoncture épistémologiquemarquée par la stabilité des savoirs :ainsi les Bestiaires des XIIe et XIIIe siècles,inventaires zoologiques assortis d’unenseignement moral, sont-ils issus plusou moins directement du Physiologus,compilation du IIe siècle. C’est dans uncontexte radicalement différent, celuid’un bouleversement majeur des connais-sances et des méthodes scientifiques,que s’instaure, de la Renaissance auxLumières, le dialogue entre littérature et

science. Dialogue protéiforme et fécondépar les tensions qui marquent ces troissiècles : entre la résistance et l’adhésionà la révolution scientifique, entre lacroyance et la science, entre les« Anciens » et les « Modernes »…

1/ La poésie scientifique de la Renaissance

Dans la seconde moitié du XVIe siècle,la poésie scientifique connaît en Franceun âge d’or. Grandes figures de laPléiade, de l’école lyonnaise ou de lamouvance « fin de siècle », nombreuxsont ceux, parmi les poètes de l’époque,qui entreprennent de la revisiter, suivanten cela les traces de Pontano, savant etpoète italien, auteur de deux grandspoèmes scientifiques, les Météores(1480) et l’Uranie (1501). C’est que lapoésie scientifique répond, dans sonprincipe, à cet objectif majeur de l’ency-clopédisme humaniste qui consiste, selonun vers programmatique de Ronsard(Hymne de la Philosophie, 1556), à« découvrir les secrets de nature et descieux ».

Telle est, en particulier, l’ambition quisous-tend L’Uranie, seconde partie deL’Amour des Amours (1555) de Peletierdu Mans. Celui-ci, homme de sciencetout autant que poète, est bien placépour savoir que, si « les faits de la Naturese peuvent aussi traiter en poésie »,néanmoins « l’âpreté des termes et lacontrainte de la matière » rendent l’entre-prise ardue. De cette difficulté, il se tirepar une voie médiane, à mi-distanceentre un parti pris d’exactitude et l’art derendre sensible la beauté du monde(mais du monde vu d’en haut, grâce à lafiction du vol cosmique). Au reste, il setient d’autant plus éloigné des minutiesd’un discours par trop descriptif que savisée finale est ailleurs : à travers l’ordreharmonieux de la Nature, il s’agit demontrer la perfection divine dont cetordre est l’ouvrage.

Ainsi, en renouant avec le genre, l’huma -nisme chrétien en infléchit la pratique etl’enjeu. Cette inflexion remarquable

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s’affirme plus nettement encore dans LaSemaine ou Création du Monde (1578)de Du Bartas. Le récit de la Création,paraphrase de la Genèse, y fournit latrame d’un inventaire encyclopédique :les astres, les cieux, les êtres (animés ounon), les phénomènes (sensibles ounon)… Mais la narration prend aussi l’al-lure d’un hymne exaltant tout à la fois lagrandeur de Dieu et l’excellence del’Homme.

Au point de contact entre optimismehumaniste et théologie chrétienne, lapoésie savante du second XVIe siècle neprend pas en compte la révolution scien-tifique en cours et, a fortiori, elle n’yprend nullement part. Pour l’essentiel, deL’Hymne du Ciel de Ronsard (1556) auxMétéores d’Habert (1585), elle reste tri-butaire de la cosmologie traditionnelle(géocentrique) tandis qu’elle ignore ourécuse le modèle copernicien (héliocen-trique), pourtant connu dès 1543 par lapublication du traité de Copernic. LaSemaine ou Création du monde publiéeen 1599 par un poète mineur « contrecelle du sieur Du Bartas », accompagnéed’une explicite « Apologie pour Coper-nic », demeure l’exception qui confirmela règle… Pour l’essentiel, cette poésie« scientifique » constitue donc un lieu derésistance (essentiellement passive) à lanouvelle science.

2/ Nouveaux mondes et vieux savoirs

Cette hostilité trouve un écho, au débutdu siècle suivant, dans le désarroi d’unJohn Donne face à la dislocation du cos-mos ptoléméen, douloureux spectacle d’unmonde qui « s’émiette et, retournant àl’état des atomes, vole en éclats, toutecohérence abolie » (Anatomie du monde,1612). Mais, à l’autre bout du GrandSiècle, dans le contexte de la Querelle desAnciens et des Modernes, le porte-voix deces derniers, Charles Perrault, s’enflammeau contraire pour les immenses décou-vertes de la science de son temps et ces« mille mondes nouveaux » mis à portée devue (Le Siècle de Louis le Grand, 1687) :

lution scientifique ouvre deux voiesconcurrentes à la littérature de l’âge clas-sique. La première est celle du recy-clage : frappés de caducité par les nou-velles découvertes et les bouleversementsthéoriques, les savoirs périmés ne sontpas perdus pour la littérature, prompte àleur procurer un nouvel emploi.

Ceci vaut notamment pour lessciences médicales, dont le renouveau(progrès de l’anatomie, découverte parHarvey de la circulation sanguine…)ébranle l’ancienne médecine héritée deGalien (IIe siècle) et sa théorie deshumeurs1. Les débris usagés de ce savoirvieilli forment dès lors un réservoir demotifs réutilisables à des fins strictementpoétiques. À preuve, les vers célèbres oùRacine, dans Phèdre (1677), évoque leseffets du trouble passionnel :

« Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue ;Un trouble s’éleva dans mon âme éper-

due ;

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de lieu de résistance, le discours littérairese fait alors espace de célébration de lanouvelle science. Les « Anciens », cepen-dant, n’ont pas dit leur dernier mot. Laverve satirique de Boileau s’exerce auxdépens d’une « femme savante » entichéed’astronomie (Satire X, 1694) :

« Un astrolabe en main, elle a dans sagouttière

À suivre Jupiter passé la nuit entière. »Celle de Swift se donne libre cours à

travers la peinture des savants extrava-gants de l’Académie de Lagado (Voyagesde Gulliver, 1726), satire antiscienti fiqueraillant les prétentions de la nouvellescience.

Il serait pourtant réducteur d’appré-hender les rapports entre littérature etrévolution scientifique du seul point devue de la résistance que la premièreoppose à la seconde ou du soutienqu’elle lui apporte. De fait, au-delà desprises de position qu’elle suscite, la révo-

Dialogus de systematemundi de Galilée, gravure, 1635.

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Mes yeux ne voyaient plus, je ne pou-vais parler,

Je sentis tout mon corps et transir etbrûler.

Je reconnus Vénus et ses feux redou-tables,

D’un sang qu’elle poursuit tourmentsinévitables. »

Rougeur, pâleur, troubles de la paroleet de la vision, sang glacé, fièvre,consomp tion, sang vicié… : Patrick Dan-drey fait remarquer que le dramaturgeconsigne avec précision les symptômes dela « mélancolie érotique » (ou « maladied’amour ») rapportée par la traditionmédicale à un excès d’atrabile. Belexemple de recyclage du vieux modèlehumoral : car la description symptoma-tique n’a pas ici vocation à indiquer lacause (médicale) du tourment dontsouffre Phèdre, mais à en proposerl’image (littéraire). En d’autres termes, ils’agit d’assigner une valeur métaphoriqueà ce qui n’a plus de valeur scientifique,une fonction de figuration à ce qui n’aplus fonction d’explication.

3/ Dire la nouvelle science

L’autre voie qui s’offre alors à la litté-rature – et lui confère un rôle actif dansle processus même de la révolutionscientifique – est celui de la médiation.Pour faire entendre des vérités propre-ment inouïes (que la Terre tourne, parexemple…), les pionniers de la nouvellescience rompent avec le carcan conven-tionnel du traité savant et mobilisent lesressources variées du langage littéraire.Dans un livre qui développe sa concep-tion d’un univers infini (Le Souper descendres, 1584), Giordano Bruno opterésolument pour le mélange des genres,« une mixture de dialogue, de comédie,de tragédie, de poésie, d’éloquence… »Galilée met à contribution la vivacité dudialogue (Dialogue sur les deux grandssystèmes du monde, 1632). Kepler choi-sit la voie de la fiction, et donne un plai-doyer pour l’astronomie coperniciennesous la forme d’un récit de voyage imagi-naire à travers les espaces lunaires habi-

tés de peuplades étranges (Le Songe ouAstronomie lunaire, 1634).

Sans exclure une visée proprement lit-téraire, l’ambition d’écrire le nouveaucosmos inspire également L’Homme dansla Lune (1638) de Francis Godwin et sur-tout le périple intersidéral imaginé parCyrano de Bergerac dans Les États etEmpires de la Lune et du Soleil (1657-1662). Se jouant du partage entre raisonet fantaisie, Cyrano porte le débat scienti-fique sur le terrain de l’imagination fic-tionnelle, à laquelle il assigne une fonc-tion d’expérimentation. C’est donc par lemoyen d’une fiction que se trouvera« vérifiée » l’hypothèse selon laquelle « lalune est un monde comme celui-ci, à quile nôtre sert de lune ».

Hypothèse prudemment qualifiée de« burlesque » : en invoquant le parrai-nage de Copernic, le narrateur marqueson intérêt pour un modèle astronomiqueréprouvé par l’autorité religieuse. Parvenudans la Lune, il y est bientôt jugé etcondamné pour avoir affirmé quela Terre est un monde habité ets’être déclaré en faveur de la phy-sique d’Aristote : cette parodietransparente du procès de Galiléevient rappeler ce que l’on risque àépouser les vues de la nouvellescience. Un tel risque n’est pasétranger au choix de la forme fic-tionnelle, qui permet d’atténuer laportée subversive du propos en ledonnant pour simple fantaisie…

Stratégie de cryptage d’autantmoins superflue que l’hypothèsede la pluralité des mondes, dou-blement hétérodoxe, s’appuie toutà la fois, chez Cyrano, sur l’astro-nomie galiléenne et sur la thèseépicurienne de l’existence de« mondes infinis dans un mondeinfini ». Aussi la thèse est-elleénoncée par le truchement d’undocteur des États de la Lune,

comme celle d’une sensibilité généralede la matière (autre principe de la phy-sique épicurienne) le sera sous le couvertd’une fable végétale… Le jeu de la fic-tion permet de présenter sous des formesvoilées ou biaisées les principaux aspectsd’une explication du monde qui n’est passans heurter de front tout l’édifice de lapensée chrétienne.

4/ Pascal entre science et croyance

Si la mise en fiction, de Kepler àCyrano, fournit un jalon remarquable dansl’histoire des rapports entre littérature etrévolution scientifique, cette histoires’écrit également, et de manière écla-tante, sur le terrain de la prose d’idées.Une prose rénovée, conciliant art du biendire et clarté de l’expression, capable desupplanter le latin comme vecteur de dif-fusion du discours scientifique et commeinstrument de sa mise en débat.

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Histoire comique des États et Empires de la Lune de Cyrano

de Bergerac, page de titre, 1699.

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La publication par Descartes, en fran-çais, du Discours de la méthode suivi dela Dioptrique (1637) ouvre la voie à ceprocessus auquel Pascal, à son tour, vaprendre une part décisive. Si l’auteur desProvinciales (1657) et des Pensées(1670) peut être considéré comme l’undes créateurs de la prose classique, c’estaussi par ses ouvrages scientifiques – parexemple le Traité de l’équilibre desliqueurs (1654) – qui doivent à la qualitéde leur style de tenir une place dans l’his-toire littéraire comme ils en ont une dansl’histoire de la physique expérimentale.

Dans l’autre sens, l’homme descience, en Pascal, perce sous l’hommede lettres : si les Pensées – esquisse pré-paratoire pour une apologie de la religionchrétienne – ne sont pas l’œuvre dusavant mais celle du croyant, et si le dis-cours apologétique, selon les termesmêmes de l’auteur, est « d’un ordre infi-niment plus élevé » que celui de la ratio-nalité scientifique, il reste que desmodèles mathématiques, quoique latents,y sont omniprésents. En témoigne lefameux argument du « pari », qui prendappui sur la « règle des partis », règle decalcul d’espérance mathématique : ils’agit de prouver à celui qui parie contrel’existence de Dieu qu’il fait, littérale-ment, un mauvais calcul. En témoigneplus largement l’usage intensif, y comprisdans les pages les plus poétiques et lesplus exaltées, de catégories empruntées àla géométrie et à l’arithmétique : lesnotions d’espace et de point traversent etrelient les pensées sur le « roseau pen-sant », sur les « deux infinis » et biend’autres encore ; celles de grandeur et derapport sous-tendent, entre autre, le frag-ment sur les « trois ordres ».

Mais ce recours à la fois massif et dis-cret à des modèles mathématiques quilui sont familiers n’empêche pas l’auteurdes Pensées de faire, en apologiste de lareligion chrétienne, le procès de la libidosciendi, ce désir de savoir qui détournel’homme de la recherche de Dieu, de laconnaissance de lui-même et de seslimites : désir d’autant plus vain selon luique « toutes les sciences sont infinies en

l’étendue de leurs recherches », quandnous sommes au contraire « bornés entout genre ». Communément répanduparmi les auteurs chrétiens de l’époque,et plus particulièrement dans la mou-vance janséniste, ce discours sur lavanité des sciences et sur les méfaits dela curiosité postule un clivage entre lesavoir et la foi. Et c’est le paradoxe dePascal d’illustrer tout ensemble la poro-sité des discours au sein de la cultureclassique et l’antagonisme qui la clive.

5/ Le gai savoir de Fontenelle

En dépit des attaques contre la « vainecuriosité », les dernières décennies duGrand Siècle sont marquées par un amplemouvement de diffusion des sciences au-delà des cercles savants, en direction deces milieux mondains qui font alors fonc-tion de « grand public ». En témoigne l’in-térêt suscité jusque dans les salons par lapublication posthume, en français, duMonde ou Traité de la lumière (1664) deDescartes – engouement dont Molièreraille les excès dans ses Femmes savantes(1672) –, ou encore la durable fortunedes Entretiens sur les sciences (1675) deBernard Lamy, ouvrage de vulgarisation àl’usage de l’honnête homme.

Mais la conquête des cercles mon-dains requiert des stratégies rhétoriquesaccordées aux goûts d’un tel public : unart de dire la science sans y toucher, aumoyen d’une expression décantée, déga-gée des signes extérieurs de scientificité,éloigné de tout dogmatisme et de toutpédantisme. Tel est précisément le des-sein qui conduit Fontenelle, dans sesEntretiens sur la pluralité des mondes(1686), à aborder l’examen d’une hypo-thèse astronomique sous la forme d’uneconversation entre un « philosophe » (ausens de l’époque, c’est-à-dire un hommede science) et une marquise : à travers lamarquise, c’est à un certain public ques’adresse l’auteur, dans un temps où ilconvient de plaire aux « gens du monde ».

Il s’agira donc, pour Fontenelle, detrouver le moyen de se rendre aimable en

parlant science, autrement dit le moyende rendre la science aimable… D’oùvient qu’il a choisi de « traiter la philoso-phie d’une manière qui ne fût point phi-losophique » : une manière « plusagréable et plus égayée » que celle dessavants de profession. Il s’agit d’écrire lascience – en l’espèce l’astronomie – dansun style épuré de toute forme de techni-cité, et dans une langue qui n’est pas lasienne. Ce qui conduit l’auteur à pensersa démarche en termes de traduction :

« Je suis à peu près dans le même casoù se trouva Cicéron, lorsqu’il entrepritde mettre en sa langue des matières dephilosophie, qui jusque-là n’avaient ététraitées qu’en grec. »

La « traduction » de Fontenelle préfi-gure en son principe les développementsultérieurs de la vulgarisation, à cetteréserve près qu’elle est conçue pour unpublic choisi. Son efficacité doit beau-coup à l’agrément du badinage, qui mêleles « choses les plus plaisantes » aux« discours les plus sérieux », tonalitédominante de ces entretiens au fil des-quels la marquise confesse que les « tour-billons » de la cosmologie cartésienne luifont tourner la tête… Elle doit beaucoupaussi à la médiation des images, dont lafonction est de « piquer la curiosité » dela marquise (c’est-à-dire du public), en luimettant sous les yeux le « spectacle del’univers », et de susciter ainsi plaisir devoir et désir de savoir. Réhabilitation de lacuriosité qui n’est pas sans annoncer l’es-prit du siècle des Lumières, condensédans la fameuse exhortation kantienne :« Sapere aude ! » (« Ose savoir ! »).

6/ Lumières et sciences

De Montesquieu (Observations sur l’his-toire naturelle, 1721) à Fontenelle (Élé-ments de la géométrie de l’infini, 1727),de Rousseau (Institutions chimiques,1747) à Diderot (Éléments de physiologie,1778), les exemples sont légion de l’inté-rêt que les écrivains-philosophes du siècledes Lumières portent à l’étude de disci-plines scientifiques alors en plein essor.Une lettre de Voltaire, en 1737, nous

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apprend qu’il « passe sa vie à voir desexpériences de physique ». Quant à Dide-rot, force nous est de constater que lachimie, la biologie et la physiologiejouent un rôle de premier plan dansson œuvre et dans sa pensée, toutparticulièrement dans la trilogie duRêve de d’Alembert (1769) quidéveloppe l’hypothèse matéria-liste d’une sensibilité générale dela matière et rend compte de lavie et de la pensée comme pro-cessus chimiques.

Si le XVIIIe siècle est, plus quetout autre, un siècle de « pas-seurs », il le doit donc à la doubleculture de ses grandes figures.Mais il le doit aussi à une intenseactivité de vulgarisation dont le Spec-tacle de la nature (1732-1750), best-seller de l’abbé Pluche consacré aux« particularités de l’histoire naturelle », etbien plus encore la place faite auxsciences dans l’Encyclopédie (1747-1772), permettent de prendre la mesure.

Il convient en particulier de souligner lerôle éminent de Voltaire dans la diffusiondes conceptions de Newton, conceptionsqui viennent parachever la révolution scien-tifique et contribuent à façon ner la philoso-phie des Lumières, la théorie de la gravita-tion étayant l’idée d’une rationalité del’univers. En butte à la résistance conju-guée des cartésiens2 et du clan dévot, lenewtonisme ne parvient à s’imposer enFrance que par l’effet d’une double média-tion : celle de Maupertuis d’abord, avec leDiscours sur la figure des astres (1732),rédigé dans un style qui ne manque pasd’agrément ; celle de Voltaire ensuite etsurtout, avec la publication des Élémentsde la philosophie de Newton, mis à la por-tée de tout le monde (1738), titre quidonne à lire explicitement l’ambition vulga-risatrice de l’ouvrage. Le petit livre faitmouche, au grand dam des opposants aunouveau système :

« M. de Voltaire parut enfin, et aussitôtNewton est entendu ou en voie de l’être,tout Paris étudie et apprend Newton… »

À la figure de l’homme de lettres quise fait porte-voix du savant répond celle

de l’homme de science qui s’invite enlittérature par la qualité singulière de sonstyle : tel est le cas de Buffon, auteurd’une monumentale Histoire naturelle(1749-1804), et que Rousseau tientpour l’une des meilleures plumes de sontemps. De fait, l’œuvre de Buffonmarque véritablement la naissance del’histoire naturelle comme genre litté-raire, et creuse un sillon que viendrontlabourer, entre autre, Michelet, Fabre(Souvenirs entomologiques, 1879) ouJules Renard (Histoires naturelles,1896). Elle se nourrit d’une réflexion surl’art d’écrire suscitée par la nature mêmede l’entreprise : car « l’Histoire Natu-relle, prise dans toute son étendue…embrasse tous les objets » et requiertl’invention d’une écriture capable d’offrir« à la curiosité de l’esprit humain cevaste spectacle » (De la manière d’étu-dier et de traiter l’Histoire naturelle).Buffon n’est donc pas écrivain par sur-croît. Mais la synthèse qu’il incarne va setrouver mise à l’épreuve des partagesinstitués par la modernité.

III. Les voies opposéesde la modernité

(XIXe-XXe siècles)

L’essor de la vulgarisationscientifique au XIXe siècle paraîts’inscrire dans le prolongementdu mouvement des Lumières.Cette apparente continuité nesaurait masquer pourtant lesévolutions qui affectent, duRomantisme à nos jours, le rap-port entre littérature et science.L’avènement de la « littérature »

au sens où nous l’entendons,c’est-à-dire comme espace auto-

nome et spécifiquement identifiédans le champ des discours, implique

en effet l’invention de nouveaux par-tages, et par là de nouveaux passages,entre deux territoires désormais bien dis-tincts. De nouveaux rapports que lamodernité littéraire, à mesure qu’ellecherche sa voie dans des directions diffé-rentes et parfois opposées, appréhendesuccessivement, voire simultanément, entermes de connivence ou de concurrence.

1/ La vulgarisation selonFlammarion

Pris dans son acception la plus rigou-reuse (c’est-à-dire dans son sens étymo-logique), le terme de vulgarisation n’estvraiment pertinent qu’à compter dumoment où il apparaît, dans les années1860. Si nous l’avons ponctuellementemployé « par anticipation », c’est moinspar commodité que pour marquer le rap-port de filiation qui relie les discours rele-vant de la vulgarisation stricto sensu àceux qui, notamment au siècle desLumières, les préfigurent. Si ce termenouveau marque une évolution, la nou-veauté n’est pas dans la nécessité, pourla science, de se rendre accessible aupublic. Ce qui a changé, c’est la naturede ce public.

Il y a loin, en effet, de l’astronomiegalante de Fontenelle, conçue à l’usagedes gens du monde, à l’Astronomie popu-

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Georges Louis Leclerc, comte de Buffon, gravure, 1777.

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laire (1880) de Camille Flammarion, des-tinée, comme son nom l’indique, à « tousceux qui aiment à se rendre compte deschoses qui les entourent », et portée parl’idée que « l’Astronomie est la science laplus nécessaire à notre instruction géné-rale ». D’où vient que les métaphores pré-cieuses chères au premier font place,chez le second, aux comparaisons fami-lières et prosaïques : quand les planètessubalternes deviennent, chez Fontenelle,un « équipage céleste », Flammarioncompare les points de condensation dubrouillard cosmique à « ces petits nidssoyeux d’insectes au flanc desbranches » (Merveilles célestes, 1864).De même, c’est dans le dessein de popu-lariser les sciences de la nature queMichelet avait publié successivement,entre 1856 et 1861, L’Oiseau, L’Insecteet La Mer ; triple publication grâce àlaquelle « le public a pris un intérêt toutnouveau à l’Histoire naturelle » : intérêt,constatait-il, que « des livres ingénieux ettrop spirituels » n’avaient su éveiller.

Cette évolution remarquable infléchità la fois les enjeux, les choix formels etles codes stylistiques de la vulgarisationscientifique. Elle sous-tend des stratégiesdiscursives fondées sur la prééminencedu visuel et du sensible, une stratégie del’émerveillement qui fonde, chez Flam-marion, la poétique du genre :

« Les formules algébriques ne sont quedes échafaudages analogues à ceux quiont servi à construire un palais admirable-ment conçu ; que les chiffres tombent, etle palais d’Uranie3 resplendit dans l’azuroffrant aux yeux émerveillés toute sa gran-deur et toute sa magnificence ! »

Émerveillement suscité par les « spec-tacles de la nature », et par eux seuls : riende plus dissemblable, insiste Flammarion,que les « mondes réels », domaine proprede la science, et les mondes engendrés par« les tendances de l’imagination », laquelle« se croit en droit de coloniser les planèteset d’y placer tels ou tels êtres par la raisonque l’habitation intellectuelle des Mondesa été établie sur les principes de la philoso-phie des sciences » (Les Mondes imagi-naires et les Mondes réels, 1865).

2/ Jules Verne et le romanscientifique

Dans ce processus de renouveau et dediversification de la vulgarisation scienti-fique au cours de la seconde moitié duXIXe siècle prend place une aventure édito-riale et littéraire qui s’affranchit pourtantd’un tel partage. De fait, les Voyagesextraordinaires dans les mondes connuset inconnus de Jules Verne constituent lapartie romanesque d’un Magasin d’éduca-tion et de récréation. Ils s’inscrivent dansle cadre du programme imposé par l’édi-teur, dont l’ambition vulgarisatrice, voireencyclopédique, est explicite : le but assi-gné au romancier est « de résumer toutesles connaissances géographiques, géolo-giques, physiques, astronomiques amas-sées par la science moderne, et de refaire,sous la forme attrayante et pittoresque quilui est propre, l’histoire de l’univers ».Programme tout imprégné du positivismeambiant, et qui fait dire à Michel Serresque les romans de Jules Verne sont « unCours de Philosophie positive4 à l’usagede tous ».

À ce projet d’une encyclopédie roman-cée des sciences et des techniques, lesVoyages extraordinaires répondent à plusd’un titre. La fiction romanesque fournit lemoyen de présenter, à travers des hypo-thèses ou découvertes récentes, un savoirscientifique et technologique en constitu-tion : cela va de la propulsion des sous-marins aux fossiles vivants, de l’aéro -nautique à l’astronautique. Elle permet aubesoin de présenter l’information scienti-fique à l’état brut, à l’exemple des longueslistes de poissons et coquillages inséréesdans Vingt mille lieues sous les mers.

Certes, les romans de Jules Verne nesont pas tout entiers réductibles au projetqui les fonde. En premier lieu, parce quela fiction tend à s’émanciper de la viséedidactique à laquelle elle s’ordonne enprincipe. À l’instar du « Nautilus » deVingt mille lieues sous les mers, qui tient àla fois de la machine et du monstre, de latechnologie et de la mythologie, d’unmonde à venir et d’un monde immémorial,elle se donne à lire sur une double portée.

D’autre part, la fiction romanesqueinfléchit l’œuvre de vulgarisation propre-ment dite dans le sens d’une mise en re -pré sen tation de la science et des savants :le discours de la science se complique ets’enrichit d’un discours sur la science, surses conquêtes et ses promesses, sesdéfaites et ses menaces, ses vrais et fauxsavants… Il est remarquable en effet quela ferveur de Jules Verne à l’égard de lascience n’exclut pas en lui la distance etl’ironie à l’égard de ses travers ou de sesexcès : les Voyages sont peuplés desavants hallucinés, souvent ridicules, quisacrifient tout sentiment d’humanité àleur exclusive passion de savoir, à l’instard’un Palmyrin Rosette (Hector Servadac),l’astronome farfelu qui ne vit que pour« sa » comète…

Pour autant, et quand bien même ellel’infléchit dans les faits, la mise en fictionrépond à un projet de diffusion de l’infor-mation scientifique dans une langue etsous une forme (romanesque en l’espèce)identifiées comme littéraires. C’est enquoi le roman scientifique, dont lesVoyages inventent et diversifient la for-mule, constitue une zone de contact privi-légiée entre littérature et vulgarisation.

3/ Zola et le modèleexpérimental

À la démarche qui consiste à donnerau discours scientifique le tour et l’agré-ment du discours littéraire, répond symé-triquement le mouvement qui conduit de grands romanciers du XIXe siècle, de Balzac à Zola, à revendiquer pour leroman la caution de la science (dans untemps où celle-ci jouit en effet d’unimmense prestige). Ainsi l’auteur de LaComédie humaine mobilise-t-il le modèlezoologique, explicitement convoqué dansl’« Avant-Propos » (1842). Pour ces pas-seurs d’un autre type, il ne s’agit pas(sauf exception) de mettre leur plume auservice des savoirs et des savants, maisde leur emprunter des modèles opéra-toires susceptibles d’être transposés dansle champ propre du roman, et d’enconstituer à la fois l’étayage et l’outillage.

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Zola définit explicitement, dans LeRoman expérimental (1880), le principede cette transposition : « Si la méthodeexpérimentale a pu être portée de la chimie et de la physique dans la physio-logie et la médecine, elle peut l’être de laphysiologie dans le roman naturaliste », àcharge pour l’auteur-« expérimentateur »,à l’instar du savant de laboratoire, de« faire mouvoir les personnages dans unehistoire particulière pour y montrer que lasuccession des faits y sera telle quel’exige le déterminisme des phénomènesmis à l’étude ».

De fait, la doctrine du roman natura-liste est inspirée de l’Introduction à l’étudede la médecine expérimentale (1865) deClaude Bernard. La médecine expérimen-tale, et singulièrement l’anatomie, en four-nissent le modèle, comme elles fournis-sent celui d’une méthode critique. Prenantpour exemple l’étude consacrée par Taineà Balzac, Zola loue le critique de ce qu’il« possède Balzac absolument, dans sesplus intimes replis, comme l’anatomiste

possède le corps qu’il vient dedisséquer », avant de conclureque les « romanciers natura-listes n’ont eux-mêmes pasd’autre méthode » pour étudier« le document humain pris surnature ». C’est dire que leparadigme anatomique a par-tie liée, dans la théorie duroman naturaliste, avec le des-sein de constituer celui-ci eninstrument de connaissancede la nature humaine, et de« ses plus intimes replis ».

Mais si le romancier em -prunte à la médecine expéri-mentale une méthode, c’est àla génétique qu’il demandeune grille de référence : « His-toire naturelle et sociale d’unefamille sous le secondEmpire », le cycle des Rougon-Macquart (1869-1893) est

doublement structuré par un arbre généa-logique qui en fournit le schème organisa-teur et par une théorie de l’hérédité qui enconstitue le socle scientifique. Théoriedéveloppée par le docteur Pascal dans leroman qui porte son nom, vingtième etdernier de la série, et qui fait ainsi fonc-tion de clef de voûte. Il est cependant per-mis de penser que la problématique del’hérédité ne fait ici que transposer celledu fatum antique, réactivant ainsi lesanciennes représentations de l’inexorabledestinée, même si la colère des dieux alaissé la place à l’alcoolisme, à la syphilis,à une implacable logique de la tare. Ce quifait dire à Michel Serres que, « lorsque lagénétique innove, et c’est le cas aux datesde Zola, elle rencontre, parmi la culture,toutes les solutions archaïques aux pro-blèmes de la parenté ». Ainsi le modèlegénétique n’est-il peut-être qu’une super-structure qui recouvre un donné mythique(un imaginaire de la fatalité) dont elleconstitue, au moins pour partie, l’habillagescientifique.

4/ Une poésie scientifiquedes temps modernes ?

La triple figure de Flammarion, JulesVerne et Zola illustre la densité deséchanges entre littérature et sciencesau cours de cette période. Certes, lesecond XIXe siècle ne s’est pas unani-mement rallié au credo scientiste que,sur des registres différents, ces troisfigures incarnent. Suffiraient à le prou-ver les charges d’un Villiers de l’Isle-Adam contre le positivisme de sontemps (Tribulat Bonhomet, 1687). Leclimat intellectuel de l’époque n’en estpas moins placé, globalement, sous lesigne des ferveurs et des espérancessuscitées par le progrès des sciences etpar la perspective d’un âge d’or techno-logique.

C’est dans ce climat propice ques’inscrit le nouveau printemps de la poé-sie scientifique, et que fleurissent desœuvres poétiques dédiées à la célébrationde la science, de ses conquêtes et de seshéros. Des Chants modernes (1855) deDu Camp au Prisme (1888) de SullyPrudhomme, ces œuvres forment unensemble hétérogène, oscillant entre ledidactisme et l’exaltation. Elles sontsous-tendues par un débat d’époque surla fonction de la poésie dans un mondeoù la science est reine.

Cette fonction, Du Camp, reprenant àson compte le modèle de la traduction, ladéfinit en ces termes : si la poésie « adans la science un rôle magnifique àjouer », c’est parce que celle-ci « parleencore une langue étrange, barbare ; elleest hérissée de termes singuliers… : ilfaut lui enseigner notre langage sonore,imagé, facile et à la portée de tous… ».Esquissant à son tour un portrait du poèteen porte-voix de la science moderne, Zoladéclare qu’il voudrait « être un nouveauLucrèce et écrire en beaux vers la philoso-phie de nos connaissances » (Du progrèsdans les sciences et dans la poésie,1864). Sully Prudhomme se donne pourmission de « faire entrer dans le domainede la poésie les merveilleuses conquêtesde la science ».

D O S S I E R

De la science à la littérature : passeurs et passerelles

Page de titre du fasciculeMagasin d’éducation et derécréation, édition de 1901.

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Mais en dépit de leur apparenteconvergence, ces déclarations recouvrentdes projets différents. À la différence, eneffet, de Sully Prudhomme, Du Camp etZola songent moins à retrouver le chemind’une poésie proprement « scientifique »qu’à ouvrir la voie vers une poésie del’âge industriel, à l’exemple des hymnesque l’auteur des Chants modernesconsacre à « La Vapeur » : Du Camp veut« un poète qui serait assez sage pourécrire l’histoire de la vapeur et de l’élec-tricité », et s’indigne qu’il faille encore« s’occuper de la guerre de Troie et despanathénées » ; Zola stigmatise ceux quine peuvent admettre « que nos cheminsde fer, nos ballons et nos télégraphesélectriques entrent jamais pour quelquechose dans un poème ».

Ce glissement thématique amorce uneévolution remarquable que viendront parachever les avant-gardes poétiques dupremier XXe siècle, explorant, mais à leurfaçon, les voies de cette poésie « indus-trielle ». Les futuristes italiens proclamenten 1909 qu’« une automobile decourse… est plus belle que la Victoire deSamothrace » et invitent à chanter désor-mais « les locomotives au grand poitrailqui piaffent sur les rails » (Manifeste dufuturisme). Pareillement fatigué « de vivredans l’antiquité grecque et romaine »,« las de ce monde ancien », Apollinairemet à contribution, dans Zone (1913), lemonde industriel et ses emblèmes (tourEiffel, aéroplane). Mais si cette poésied’avant-garde cherche et trouve, dans lathématique industrielle, un moyen derenouveau (et un marqueur de sa« modernité »), elle ne saurait se conce-voir, en revanche, comme « traduction »d’un discours dont elle serait en quelquesorte la servante.

5/ L’invention d’un clivage

Les vicissitudes de la « poésie scienti-fique » au XIXe siècle ne viennent pastant, comme le pensait Sainte-Beuve, del’impuissance du langage poétique àprendre en charge la complexité de lascience moderne. Elles tiennent au fait

que la modernité littéraire s’est construiteà partir d’une revendication fondatrice :celle de l’indépendance de la littérature àl’égard des autres discours. Déclarationd’indépendance qui détermine, encontexte romantique, les termes dans les-quels est posée la question des rapportsentre science et poésie.

Ainsi, selon Baudelaire, la poésie n’apas vocation à « se réduire aux devoirs dela science », à « empiéter sur ses fonc-tions », car elle a mieux à faire que d’em-barrasser le langage scientifique « de l’or-nement superflu, et dangereux ici, de larime » (Réflexions sur quelques-uns demes contemporains, 1861). Il faut laisserle poète errer seul où le savant ne peut lesuivre, « dans un dédale enivrant deconjectures », où « le mystère invite larêverie curieuse » mais « repousse lapensée découragée » ; car, « malgré Newton et malgré Laplace, la certitudeastronomique n’est pas, aujourd’huimême, si grande que la rêverie ne puissese loger dans les vastes lacunes de lascience moderne… ». Aux antipodes de« la forme didactique, qui est la plusgrande ennemie de la véritable poésie »,cet art de la « conjecture poétique » seconçoit comme moyen d’explorer lestrous noirs du savoir positif.

Ce manifeste pour une poésie qui substi tue ses propres conjectures à cellesde la science fait écho à l’Eurêka (1848)d’Edgar Poe, poème en prose conçu dansle prolongement d’un dialogue polémiqueengagé par l’auteur avec la science deson temps. Dans cette épopée cosmiquedédiée « à ceux qui sentent plutôt qu’àceux qui pensent, aux rêveurs et à ceuxqui ont mis leur foi dans les rêves commedans les seules réalités », Poe revendiquele droit d’imaginer son propre modèled’univers. Revisitant la cosmologie de sonépoque, il récuse l’hypothèse newto-nienne d’un univers infini, stable et réglé,pour lui opposer la vision d’une « sphèrelimitée », instable, toujours en devenir,« irradiée sphériquement dans toutes lesdirections… ».

De servante (de la science), la poésiese fait ici rivale : il n’est plus question

d’être un « nouveau Lucrèce » (de s’assi-gner pour mission de redire en poète lediscours du savant), dès lors que s’im-pose une conception de la poésie commeautre chemin vers la connaissance, ouvers une connaissance autre. Le rapportest bien ici de concurrence, à tout lemoins d’émulation. Une telle poésie nepeut donc être qualifiée de « scienti-fique » (comme elle l’est parfois) qu’auprix d’une redéfinition du genre. Baude-laire y reconnaît au contraire « le carac-tère extrascientifique de toute poésie »,donnant pour exemple les textes d’Hugodans lesquels « la contemplation sugges-tive du ciel occupe une place immense etdominante ».

Nous parlerons plus volontiers de poé-sie « cosmique », désignation fondée surun critère thématique qui ne préjuge pasde la relation que le poème entretient avecla science positive. Distinction d’autantplus nécessaire que les Romantiques, àcommencer par Hugo lui-même dans sonWilliam Shakespeare (1864), conçoiventle rapport entre science et poésie sur lemodèle d’une opposition bipolaire :

« La science est une échelle, unsavant monte sur l’autre. La poésie est uncoup d’aile. »

6/ Parallèles et diagonales

Le partage binaire institué par leRomantisme (cette « différence radicale »établie par Hugo) constitue l’une desgrandes matrices de la modernité litté-raire. À l’instar, en effet, du poète roman-tique, l’écrivain moderne ne peut êtrecelui qui seconde ou traduit la science :s’il le fait, c’est pour investir, à la périphé-rie de la littérature, des territoires auxcontours incertains, au statut indécis(métamorphoses contemporaines duroman scientifique, ouvrages de vulgarisa-tion à caractère documentaire…). En cesens, il ne répond plus au modèle élaborépar Lucrèce et par ses héritiers, lequel nerépond plus à l’idée que la littérature sefait d’elle-même, c’est-à-dire à l’idée quele langage littéraire ne saurait faire fonc-tion de véhicule.

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De la science à la littérature : passeurs et passerelles

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Nous avons évoqué le décisif gauchis-sement que les avatars de la poésie« industrielle » au seuil du XXe siècle,venant après les apories du poème scien-tifique au siècle précédent, font subir àce modèle. Non moins exemplaires sontles grandes œuvres poétiques qui, tout aulong du siècle, de Supervielle (La Fabledu monde, 1938) à Saint-John Perse(Amers, 1957), s’inscrivent dans le fil decette poésie que, dans un souci de clari-fication, nous avons qualifiée de « cos-mique » (et non de « scientifique »). Unetelle poésie, dont l’ambition n’est en riendidactique, ne se conçoit pas commeeffort pour dépasser le hiatus entre l’élé-vation poétique et le prosaïsme de lascience. Elle n’a de « rapport » avec lascience que dans la mesure où, commela science, elle se donne pour objet dedéchiffrer le monde. Mais elle le faitconcurremment, avec ses moyens propreset dans son ordre propre : rapport deparallélisme, insiste Saint-John Perse,entre « deux modes d’investigation » radi-calement différents, « la pensée discur-sive » et « l’ellipse poétique » (Discoursde Stockholm, 1960) ; dès lors, « lagrande aventure de l’esprit poétique » etles « ouvertures dramatiques de lascience moderne » sont deux voies paral-lèles.

Est-ce à dire que le passeur, dontnous avons tenté ici de raconter l’histoire,est une espèce condamnée à la margina-lité ? Cela n’est pas certain, si l’on enjuge par les mises en débat et les mises àl’épreuve dont le clivage institué par lamodernité ne cesse de faire l’objet aucours des dernières décennies, en contre-point d’un repliement du langage litté-raire sur lui-même. L’œuvre théoriqued’un Michel Serres, par exemple, estpour une large part consacrée à montrerque « le fameux problème des rapportsentre science et littérature n’est qu’unartefact », que la « grille » qui aboutit àles dissocier est « si légère et si fragileque la supprimer n’exige qu’une piche-nette » (Zola, 1975).

L’œuvre d’un Roger Caillois, de soncôté, en fournit un bon exemple. Renou-

velant la tradition du poème scientifique,l’œuvre poétique de Caillois est toutensemble une encyclopédie du règneminéral et une méditation sur les formesélémentaires qui structurent ou tra-vaillent la matière « à chaque niveau del’univers » et qui, « dans l’immense ou lemicroscopique, répètent sans lassitudeun même patron », cercle, ellipse,prisme, ramification…, dont les minérauxdissimulent l’épure : « Écritures despierres : structures du monde… »(Pierres, 1966). C’est précisément laquête inlassable de ces « récurrencesdérobées » qui conduit le poète et savantà appeler de ses vœux l’avènement de« sciences diagonales » et, joignant legeste à la parole, à parcourir les Casesd’un échiquier (1970), où il multiplientles passerelles entre poésie du minéral,essai sur les insectes ou sur les papillons,études sur le mythe ou sur le mimé-tisme…, tout en se plaçant sous la tutellede Mendeleïev et de sa Table périodiquedes éléments. Diagonale du fou ousagesse du passeur ?

Bibliographie

– Frédéric Charbonneau, L’Art d’écrirela science. Anthologie de textes savantsdu XVIIIe siècle français, Presses universi-taires de Rennes, 2006.

– Conversations entre la littérature, lesarts et les sciences, sous la dir. deL. Dahan-Gaida, Presses universitaires deFranche-Comté, 2006.

– Patrick Dandrey, Maladie et méde-cine dans le théâtre de Molière, Klinck-sieck, 1998.

– De la science en littérature à lascience-fiction, sous la dir. de D. Jac-quart, CTHS, 1996.

– Dominique Descotes, Pascal. Litté-rature et géométrie, Presses de l’Univer-sité Blaise Pascal, 2001.

– Fernand Hallyn, « Littérature etscience », Littérature, n° 82, 1991.

– Fernand Hallyn, Les Structures rhé-toriques de la science, Seuil, 2004.

– Jules Verne. De la science à l’ima gi -naire, sous la dir. de Ph. De la Cotardière,Larousse, 2004.

– Alexandre Koyré, Du monde clos àl’univers infini, Gallimard, 1973.

– Marie-Françoise Mortureux, « LesEntretiens sur la pluralité des mondes deFontenelle : discours scientifique, dis-cours littéraire », Littérature, n° 4, 1971.

– Daniel Raichvarg et Jean Jacques,Savants et ignorants. Une histoire de lavulgarisation des sciences, Seuil, 1991.

– Rousseau et les sciences de la vie,sous la dir. de B. Bensaude-Vincent etB. Bernardi, L’Harmattan, 2003.

– Albert-Marie Schmidt, La Poésiescientifique en France au XVIe siècle,Rencontre, 1970.

– Maria Susana Seguin, « Raison etinvention dans Les États et empires de laLune et du Soleil : du discours scienti-fique au discours littéraire », Littératuresclassiques, n° 5, 2004.

– Michel Serres, Jules Verne, la scienceet l’homme contemporain, Le Pommier,2003.

– Michel Serres, Feux et signaux debrume. Zola, Grasset, 1975.

– Michel Serres, La Naissance de laphysique dans le texte de Lucrèce.Fleuves et turbulences, Éd. de Minuit,1977.

– Simone Vierne, « Liaisons orageuses :la science et la littérature », dans Scienceet imaginaire, Ellug, 1985.

*Maître de conférences en littérature française,Université Stendhal – Grenoble 3.

1. Codifiée au Moyen Âge par la médecine arabe,et passée dans la langue française grâce aux bonssoins d’Ambroise Paré (XVIe siècle), la médecinegalénique distingue quatre humeurs (bile, atrabile,flegme, sang) dont le dosage à l’intérieur dumélange sanguin détermine les tempéraments etles pathologies. 2. S’il s’inscrit dans la continuité de la révolutionmécaniste amorcée par Descartes, le newtonismeinvalide la théorie cartésienne des tourbillons (dontFontenelle s’était fait le défenseur).3. Muse de l’Astronomie.4. Principale expression de la doctrine d’AugusteComte, le Cours de Philosophie positive, donné àpartir de 1826 et publié entre 1830 et 1842,exerce une influence croissante dans la secondemoitié du siècle.

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De la science à la littérature : passeurs et passerelles

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S O M M A I R E

Supports

– Albert Jacquard, À toi qui n’es pas encore né(e),Calmann-Levy, 2000*.

– Le manuel SVT seconde Nathan, 2006 (sous la direction de Dominique Rojat et Jean-Michel Dupin).

– Pierre Kaldy, « Des cellules souches produites sans embryon », Le Figaro.fr Sciences, 3/04/2009*.

– Jules Hetzel, « Avertissement de l’éditeur », Les Voyages et Aventures du capitaine Hatteras, 1867, pp. 25-27, édition Folio classique*.

– Jules Verne, De la Terre à la Lune, 1865, Livre de poche, p. 50*.

– Jules Verne, De la Terre à la Lune, 1865, Livre de poche, pp. 22-24*.

– Jules Verne, Voyage au centre de la Terre, Folio junior, 1864, pp.186-187*.

– Jules Verne, Vingt mille lieues sous les mers, 1869,Livre de poche, pp. 152-153*.

Présentation générale > p. 21

Étape 1 : La vulgarisation : enjeux, définitions et difficultés > p. 21

Séance 1 : La nécessité d’une réflexion collective autourdes connaissances scientifiques et de leurs applications

Séance 2 : Caractéristiques de la démarche scientifique et formes élémentaires de sa diffusion : le manuel de sciences du lycée. Travail en interdisciplinarité avec le professeur de Sciences de la vie et de la Terre

Séance 3 : Seconde approche de la vulgarisation du discours scientifique : l’article de presse. Travail en interdisciplinarité avec le professeur de Sciencesde la vie et de la Terre

Étape 2 : Quelques formes de la vulgarisationscientifique chez Jules Verne > p. 24

Séance 4 : Un contexte d’écriture particulier, l’ambition de vulgarisation de Hetzel, présentation de l’œuvre de Jules Verne

Séance 5 : Étude de quelques caractéristiques de la vulgarisation scientifique : le discours du savant

Séance 6 : Le savant dans l’œuvre de Jules Verne : le personnage clé d’un univers romanesque

Séance 7 : Bilan de la lecture cursive de Une fantaisie du docteur Ox

Séance 8 : Évaluation et prolongements de l’étude

Corpus > p. 32

Durée de la séquence : 12 heures.

* Ces textes sont reproduits dans le corpus à la fin de la séquence.

Comment écrit-on la science ? Étude de quelques formes prises par la vulgarisation scientifique chez Jules VernePar Valérie Monfort*

OBJETS D’ÉTUDE : LE RÉCIT. DÉMONTRER ET ARGUMENTER ; LIRE, ÉCRIRE, PUBLIER

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En préparation à la séance, on a demandé aux élèves dese documenter sur les thèmes suivants : Albert Jacquard, lafission de l’atome, le mythe de Prométhée, les manipulationsgénétiques et la découverte de l’ADN.

> Questions sur le texte1/ Présentez en quelques lignes un compte rendu de vos

recherches de façon à éclairer le texte.2/ Relevez et classez dans le texte les éléments qui

entrent en cohérence avec le titre.3/ Reformulez la thèse de Jacquard. Quels sont les

procédés qui rendent l’argumentation efficace ?

> Éléments de réponseUn essai engagé

Le texte s’adresse à un destinataire imaginaire, prochede l’auteur car on relève la marque du tutoiement. Cet interlo-cuteur fictif grandira dans un avenir éloigné, comme le prou-vent la date « 2025 » et les verbes conjugués au futur. Le

PRÉSENTATION GÉNÉRALE

Cette séquence s’inscrit dans une réflexion sur lesrelations entre la littérature et la science. Elle apour objectif d’examiner la notion de « vulgari-sation scientifique ». Destinée à une classede 2de, elle est particulièrement bienve-nue auprès d’élèves ayant choisi desoptions scientifiques ou technolo-giques et propose à tous, dans l’unede ses étapes, un travail en interdis-ciplinarité avec le cours deSciences de la vie et de la Terre.

Cette séquence est à la croi-sée de trois objets d’étude : l’argu-mentation, « lire, écrire, publier »et le récit. Elle aborde l’argumenta-tion car elle s’intéresse au genre del’essai et à la démonstration. L’objetd’étude « lire, écrire, publier » estaussi convoqué à travers l’exemple dela maison d’édition Hetzel et de sonambition vulgarisatrice. Enfin, elle permetde revenir sur le récit en étudiant un groupe-ment de textes de Jules Verne centré sur le per-

La première partie de la séquence a pour objectif d’étu-dier la notion de « vulgarisation scientifique » pour pouvoirmesurer l’enjeu et les difficultés de sa réalisation dans ledomaine littéraire.

Séance 1 La nécessité d’une réflexioncollective autour des connaissancesscientifiques et de leurs applications

Support : Étude d’un extrait d’Albert Jacquard, À toi quin’es pas encore né(e), Calmann-Levy, 2000 (cf. texte 1du corpus, p. 32).Objectifs :

– Fournir des éléments de culture générale et scientifique :quelques découvertes centrales du XXe siècle. Recherchedocumentaire et compte rendu succinct. – Définir le genre de l’essai.– Étudier le rapport entre le discours scientifique et l’argu -mentation.Durée : 1 heure.

ÉTAPE 1 : La vulgarisation : enjeux, déf init ions et dif f icultés

sonnage du savant. Puisqu’elle embrasse trois objets d’étudeet qu’elle approfondit le récit en proposant une analyse d’ununivers romanesque précis, à travers la figure d’un person-

nage clé – perspective d’étude du roman qui seraobservée en classe de 1re – on peut la mettre

en œuvre en fin d’année comme uneséquence qui fera le bilan de certains

acquis relatifs à l’argumentation etouvrant sur le programme de 1re.

La séquence se compose dedeux parties. Dans un premiertemps, l’attention va portersur des textes non littéraires– essai, extraits d’un manuelscolaire, article de revuescientifique – pour mettre enévidence les enjeux de lavulgarisation et ses caracté-ristiques. La seconde partie

porte sur l’œuvre de JulesVerne.

Portrait de Jules Verne, photographie d’Étienne Carjat.

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vocabulaire scientifique dominant relève de la biologie« manipulations génétiques », « molécule d’ADN », « vie »,« mécanismes chimiques », « recettes biologiques » qui estle domaine dans lequel est spécialisé le chercheur Albert Jac-quard. Cette situation d’énonciation donne lieu à des ques-tions adressées par Jacquard à son arrière petit-enfant, maisaussi à ses lecteurs de l’an 2000, préoccupés par les débatsnécessaires autour de l’évolution des sciences de la vie. Jac-quard pose des questions comme le montrent les trois formesinterrogatives, mais aussi le lexique du débat : « problème »,« constat », « risque », « querelles », « enjeu », « question ».Il donne sa réponse : aux verbes au futur qui questionnentl’avenir succèdent les verbes au présent exprimant uneremise en cause de l’actualité scientifique. Les différentescaractéristiques dégagées autour de la posture énonciative dece texte permettent de donner une première définition del’essai. Il s’agit d’un écrit portant sur un thème actuel faceauquel l’auteur propose un point de vue qui lui est personnelet qu’il adresse à ses contemporains.

Étude de l’argumentation : au péril de la science

Selon Jacquard, les hommes doivent se montrer critiquesvis-à-vis des découvertes que les scientifiques ont mises aujour. Sa thèse est étayée par trois arguments. Le premier rap-pelle le fait que les découvertes scientifiques peuvent se retour-ner contre les hommes lorsqu’elles échappent à leurs « créa-teurs », c’est pour cette raison que l’auteur convoque la figurede Prométhée. Le second souligne les dangers qui apparaissentlorsque la science est soumise à des impératifs économiques,ce qui constitue, selon l’auteur, une évolution inéluctable.

Enfin, Jacquard insiste sur l’absence actuelle de limites tech-niques qui aboutit à une sorte de fuite en avant dans larecherche scientifique. Cette volonté de rappeler l’urgenced’une réflexion commune autour des avancées scientifiques estsoutenue par des procédés de persuasion qui incitent le lecteurà partager le point de vue de Jacquard. Le destinataire est ainsifortement impliqué dans le texte : il est pris à partie par lesquestions oratoires, par le tutoiement, et par le rappel desexemples marquants qui le met face à ses responsabilités.

Ce texte permet de faire comprendre aux élèves que laconnaissance scientifique ne doit pas se réduire aux spécia-listes qui en ont fait leur domaine de réflexion ou d’applica-tion mais que le débat scientifique nous concerne tous etque, pour pouvoir le mener, il faut que les connaissancesscientifiques soient diffusées, connues.

Séance 2 Caractéristiques de la démarche scientifique et formesélémentaires de sa diffusion : le manuel de sciences du lycée

Travail en interdisciplinarité avec le professeur

de Sciences de la vie et de la Terre.

Support : Le manuel SVT seconde Nathan, 2006 (sous ladirection de Dominique Rojat et Jean-Michel Dupin) : – Se souvenir, pp. 8-10 (pour tous les groupes) ;– Découvrir / expliquer 1, pp. 12-13 (découvrir expliquer2 pour le groupe 2, découvrir expliquer 3 pour le groupe3, etc.) ; – Bilan, pp. 28-29 (pour tous les groupes) ;– Retenir, pp. 30-31 (pour tous les groupes) ;

– Envie de science, pp. 36-37 (pour tous lesgroupes).Objectifs :

– Définir quelques particularités de ladémarche scientifique.– Réfléchir aux spécificités de l’écrit scienti-fique dans le cas du manuel de science.Durée : 1 heure.

Les élèves sont répartis en huit groupes.On leur a demandé d’apporter leur manuelde SVT et de relire le chapitre qu’ils connais-sent déjà : « la cellule fonde l’unité et ladiversité du vivant ». La grille suivante doitêtre remplie par un secrétaire de chaquegroupe. Dans un second temps, un représen-tant de chaque groupe expose à toute laclasse ses réponses.

Albert Jacquard, scientifique et essayiste français.

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Séance 3 Seconde approchede la vulgarisation du discoursscientifique : l’article de presse

Travail en interdisciplinarité avec le profes-

seur de Sciences de la vie et de la Terre.

Support : Pierre Kaldy, « Des cellulessouches produites sans embryon », LeFigaro.fr, 3/04/2009 (cf. texte 2 du corpus,p. 32).Objectifs :

– Repérer quelques procédés de la vulgari-sation scientifique.– Montrer les limites et les difficultés de lavulgarisation.– Travail d’écriture : produire un écrit de vul-garisation en lien avec le programme de SVT. Durée : 1 heure.

> Question sur le texte

Par quels moyens l’article facilite-t-il lacompréhension du discours scientifique ?

> Éléments de réponseLa presse relaie les résultats de la recherche scientifique

Cet article récent montre que larecherche progresse et apporte de nouvellesréponses aux questions et aux débats dontla page du manuel « Envie de science »

consacrée aux cellules souches se faisait l’écho. Cet article aparu sur le site internet du journal Le Figaro, quotidien àtirage national dans sa rubrique « Sciences ». Deux caracté-ristiques de l’article de presse apparaissent ici : le titre del’article reprend l’information principale et la date du 3 avrilmontre qu’il fait référence à l’actualité scientifique – la publi-cation dans la revue Science date du 26 mars.

Vulgariser : faire comprendre aux non-initiés

Le journaliste cherche à faciliter la compréhension d’unmessage dont il propose « une réécriture » à partir d’unerevue de spécialistes. Tout d’abord, la construction de l’ar-ticle rend sa compréhension aisée : elle suit le déroulementchronologique des progrès scientifiques. L’auteur n’utilise pas

> Comment un manuel de lycée écrit-il la science ? Grille d’analyse

Bilan

On fera le bilan des aspects de la vulgarisation que lemanuel permet de dégager en veillant à faire la part des spé-cificités liées au contexte scolaire :

– importance de montrer la façon dont les connaissancesscientifiques s’élaborent en construisant progressivement lesavoir (chapitre après chapitre) ;

– diffusion des notions et d’un vocabulaire techniquepropre à une discipline en proposant des définitions ;

– passage par la description des phénomènes, et le plussouvent recours à une illustration du savoir soit par une pho-tographie soit par un schéma ;

– volonté de montrer les applications et les questionne-ments liés aux connaissances scientifiques dans la société.

Sur quoi se fondela connaissance scientifique ?

Que signifie « observer » ?

Quelle est la place de l’expérimentation ?

De quel langagese sert la science ?

Qu’est ce qu’une loi scientifique ?

Quelle différence faites-vous entre la démonstration et l’argumentation ?

– Sur des connaissances antérieures, c’est-à-dire éloignées dans le temps et déjà acquises.– Sur l’observation du monde réel.

– Regarder le réel.– Partir d’un cas particulier, le soumettre à des questionnements : formuler une hypothèse.– Comparer une situation à une autre.– L’observation aboutit à l’explication et par un raisonnement par induction, elle permet d’établir des propositions générales.

– Elle peut intervenir dans la phase d’observation.– Elle prend une part active dans la recherche puisqu’elle aboutit à la création de situations d’observations particulières.– Elle entre dans le processus de vérification d’une proposition qui consiste à répéter l’expérience dans des conditions données.

– Nombreuses questions : interrogations ouvertes ou fermées.– Utilisation d’un lexique spécialisé appelé « mots clés », recours à des abréviations.– Utilisation de concepts, de représentations abstraites de la réalité.– Les verbes sont au présent de vérité générale.– Nombreux liens logiques comme la causalité.– Le langage scientifique ne prend pas en compte le destinataire : c’est un écrit impersonnel (pas de modalisateur),le plus souvent à la troisième personne.– Utilisation des marques de l’indéfini (adjectif, article, pronom)et des formes exprimant une généralité.

– Elle est générale, c’est-à-dire qu’elle s’applique à un ensemblede phénomènes.– Elle procède d’un raisonnement par induction.– Elle peut être modifiée en fonction de nouvelles observations.

– La démonstration a pour objet de prouver qu’une hypothèse est valide. Elle s’appuie sur la logique et sur le fait que sesprésupposés sont acceptés comme vrais par tous. Elle se situedans le domaine de la logique, des sciences, des mathématiques – L’argumentation a pour objet de modifier ou de conforter lesopinions d’un interlocuteur. Elle se fonde sur l’acte de convaincreou de persuader, elle s’adresse à un destinataire particulier, et relève des domaines de la morale, de la politique, du droit.

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de sigles ou alors il en donne la signification, et l’usage deformulations telles que « c’est-à-dire », « appelées », et desparenthèses traduit la volonté de rendre accessible un voca-bulaire technique inconnu du lecteur. En outre, certainesexpressions comme « ironie du sort » et « encore une fois étéle plus rapide » permettent de relancer l’intérêt de l’article enétablissant une connivence avec le lecteur. On relève aussiles termes « recette » et « élixir de jouvence » qui exprimentune vision simplificatrice ou mystificatrice de la science,comme si le journaliste cherchait à tenir à distance la com-plexité de son sujet.

L’article de vulgarisation

Comme dans le manuel scolaire, on retrouve la présencede notions abstraites, d’un vocabulaire spécialisé que l’auteurs’efforce de définir. L’article cherche aussi à montrer la façondont la science s’élabore en montrant la chronologie desdécouvertes. Les connaissances scientifiques sont égalementinscrites dans des débats de société à travers la mention desdécisions prises par les présidents américains. L’article se dif-férencie du manuel par sa brièveté, l’absence d’illustration etpar la présence de formulations subjectives, marques de larelation entre le journaliste et son lectorat. La vulgarisationjournalistique tend à brouiller la limite entre argumentation etdémonstration.

> Exercice d’écriture (à la maison)Vous vous reporterez à la page « Se souvenir » du manuel

de SVT et, en considérant l’état des connaissances en fin de3e, vous rédigerez un article destiné à être publié dans lejournal de votre ancien collège. Cet article aura pour objet de

présenter à un jeune public un des points du chapitre « Lacellule fonde l’unité et la diversité du vivant », il sera accom-pagné d’une ou plusieurs illustrations. Vous vous efforcerezde mettre en œuvre des stratégies d’écriture semblables àcelles de l’article étudié afin de rendre la lecture aisée etagréable.

Ce travail fera l’objet d’une évaluation conjointe de lapart du professeur de Lettres et du professeur de SVT.

Transition vers l’étude de l’œuvre de Jules Verne

En conclusion de cette première étape, les élèves sedemanderont ce que la littérature peut apporter à la vulgari-sation scientifique et les difficultés qu’elle peut rencontrerdans sa volonté de diffuser des connaissances scientifiques.

Parmi les bénéfices que la science pourrait tirer à entrerdans une œuvre littéraire, on retiendra la possibilité de sortir ducercle des spécialistes pour entrer chez le lecteur non scienti-fique, celle de séduire l’individu en participant aux émotionsque peut susciter une œuvre littéraire, celle de s’inscrire dansune culture commune. Les difficultés théoriques – du moinscelles que les élèves peuvent repérer après ce premier travailsur la vulgarisation – que la littérature devrait rencontrer si ellese mêle de vulgarisation sont nombreuses : elle relève de l’ima-ginaire quand la science s’appuie sur la raison, elle s’intéresseà des destins particuliers quand la science se préoccupe de lagénéralité, chaque œuvre littéraire est marquée par le style deson auteur quand l’écrit scientifique est objectif.

La lecture des textes de Jules Verne a pour objectif d’ap-porter des éléments de réponse à ces hypothèses mises enplace par les élèves.

ÉTAPE 2 : Quelques formes de la vulgarisat ion scient i f iquechez Jules Verne

Séance 4 Un contexte d’écritureparticulier, l’ambition de vulgarisationde Hetzel, présentation de l’œuvre de Jules Verne

Supports : Extrait de Jules Hetzel, « Avertissement del’éditeur », Voyages et Aventures du capitaineHatteras, 1867, pp. 25-27, édition Folio classique(cf. texte 3 du corpus, p. 33).Analyse d’image : Une illustration De la Terre à laLune, Jules Verne, 1865, Livre de poche (éditionimitant l’édition originale), p. 42 (cf. texte 4 ducorpus, p. 33).

Objectifs :

– Découvrir un aspect du rôle del’éditeur dans l’écriture roma-nesque à travers l’analyse duparatexte.– Analyse de l’image : quelquesfonctions de l’illustration dans lesromans de Jules Verne.Durée : 2 heures.

Couverture du Testament d’un excentrique de Jules Verne,Collection Hetzel, 1899.

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Travail préparatoire à la séance :recherche documentaire à mener au CDI ou chez soi

On pourra orienter les élèves vers le site internet de laBNF sur l’exposition « Livres d’enfants » :

http://expositions.bnf.fr/livres-enfants/

> QuestionsQuels sont les principes qui ont guidé l’éditeur Jules

Hetzel dans la publication de l’œuvre de Jules Verne ?

> Éléments de réponseLe projet de Hetzel et le succès de Jules Verne

L’éditeur Hetzel (1814-1886) a largement contribué àl’élaboration d’une édition de jeunesse exigeante dont lavocation initiale est d’instruire tout en faisant plaisir. Dès1859, l’éditeur, à travers ses collections périodiques – LeMagasin d’Éducation et de Récréation est un périodiqueillustré bi-mensuel destiné aux jeunes –, ses collaborationsavec des auteurs et illustrateurs de talent, cherche à mettreles connaissances de son temps à disposition des jeunes lec-teurs de façon à ce qu’elles nourrissent leur imaginaire.

Alors que Jules Verne commence par se consacrer princi-palement à la création dramatique, sa rencontre avec l’édi-teur Hetzel en 1862 va inscrire son écriture dans son orienta-tion définitive qui se lit dans le titre donné à l’ensemble deson œuvre « les voyages extraordinaires » déclinés en« mondes connus » et « mondes inconnus » – dans cetteseconde section entrent des romans qui explorent de nou-velles possibilités technologiques et scientifiques.

Le contrat qui lie les deux hommes sur 20 ans demandeà Jules Verne de rédiger 400 pages par an – deux romans – etse poursuit avec le fils de Hetzel. À la mort de l’écrivain,62 romans et 18 nouvelles sont nés de cette collaboration.

Les romans de Jules Verne paraissaient tout d’abord enfeuilleton dans Le Magasin, puis dans la collection « Hetzel in-18 » sans illustration et enfin, pour les fêtes de fin d’année,dans la Bibliothèque d’éducation et de récréation, illustrés entreautres par Neuville, Riou, Bennett et richement car tonnés.

Un éditeur et son auteur : étude de « Avertissement de l’éditeur »

> Questions sur l’extrait 1/ En quoi ce texte se exprime-t-il l’appétit scientifique

de l’époque ?2/ Comment ce texte montre-t-il l’influence de l’éditeur

dans l’œuvre de Verne ?

> Éléments de réponse1/ La science a sa place dans la littérature

Cet avertissement que rédige Hetzel est un témoignage del’engouement pour les découvertes scientifiques dans laseconde moitié du XIXe siècle. L’éditeur rapporte le goût dupublic pour les conférences scientifiques, son intérêt pour lescompte rendus de l’Académie des Sciences – inaugurés par legrand scientifique et vulgarisateur François Arago (1786-1853). Selon lui, la littérature doit s’adapter aux préoccupa-tions de son époque et accepter en son sein les récits à carac-tère scientifique. C’est pour cette raison qu’il reconnaît lacompétence des savants pour apprécier une œuvre littéraire.La conclusion de cet avertissement réaffirme l’ambition de ceprojet par l’énumération des disciplines scientifiques que doitépouser le roman.

2/ Un romancier et un projet éditorial

Si les deux premiers paragraphes de l’extrait présenté iciadressent un éloge à l’auteur en prenant pour principal cri-tère d’évaluation la coïncidence entre les goûts d’uneépoque et le projet d’un écrivain, les quatre paragraphes sui-vants ont pour objectif de dessiner le projet éditorial de lamaison d’édition Hetzel. Le pronom « nous » domine dans lafin du texte comme le champ lexical de l’édition – termerépété – « édition, luxe, bon marché, publieront », ce quimontre le rôle prépondérant que s’attribue l’éditeur. Ainsi, ilinsiste sur le lien intime qui existe entre le roman et lesillustrations qui l’accompagnent. Il montre aussi que le tra-vail de l’écrivain entre dans un projet planifié avec précision,les verbes au futur et la référence aux titres des romans sug-gèrent que l’écrivain répond à une commande de l’éditeurqui guide son écriture.

L’illustration et la vulgarisation : analyse d’une illustration de De la Terreà la Lune : p. 33 : les phases de la Lune

> Questions sur l’extrait et le texteAvec l’aide du professeur de SVT, rédigez un commen-

taire de ce dessin et comparez-le avec le texte de JulesVerne : qu’en pensez-vous ?

> Éléments de réponseL’illustration et le texte au service de la science

De Montaut est un des illustrateurs que Hetzel a engagépour participer à son projet autour des romans de JulesVerne. C’est un journaliste et dessinateur, ancien professeur àl’école Militaire du Caire, qui a réalisé les gravures donnantcorps aux personnages de la fiction. Toutefois la nature de

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l’illustration étudiée est strictement scientifique. Cette repré-sentation schématique permet au lecteur de mieux com-prendre les raisons pour lesquelles, sur Terre, l’image que l’ona de la Lune change.

L’extrait du roman qu’elle illustre pourrait lui-même figurerdans une revue scientifique. Les élèves ne manqueront pas derelever la présence de vocabulaire scientifique, de formulesexplicatives – « c’est-à-dire » – , d’une comparaison à viséedidactique – « comme un grand cadran ». À travers la lecturede ce seul extrait, il est difficile de voir une différence entrel’extrait de roman et l’article d’une revue scientifique qu’ilmentionne. Les élèves trouvent une première réponse à la pro-blématique qu’ils ont construite : pour diffuser les connais-sances scientifiques, Jules Verne et son éditeur ont recours auxmêmes moyens de vulgarisation que ceux sur lesquels s’appuieune revue scientifique, et en particulier, sur l’illustration.

Séance 5 Étude de quelquescaractéristiques de la vulgarisationscientifique : le discours du savant

Support : Un extrait de De la Terre à la Lune, Jules Verne,1865, Livre de poche, pp. 22-24 (cf. texte 5 du corpus,p. 34).Objectifs :

– Dégager quelques caractéristiques de la vulgarisationpar le roman.– Méthodologie : recherche d’un plan détaillé de commen -taire composé.Durée : 2 heures.

Présentation de l’extrait

En 1865, ce roman est publié par Hetzel et porte lesous-titre humoristique : « Trajet direct en 97 heures et20 minutes ». L’action se passe aux États-Unis, après laguerre de Sécession. Alors que les membres du Gun Club sesentent désœuvrés, leur président Barbicane leur adresse uneproposition insolite : lancer un boulet de canon sur la Luneafin d’entrer en communication avec elle. L’extrait se situe audébut du roman lorsque le président présente son projetaudacieux aux membres du Gun Club.

Barbicane commence par faire le point sur les connais-sances dont on dispose sur la Lune, puis il présente l’histo-rique des tentatives qui ont été menées pour entrer encontact avec elle, pour finir il détaille sa proposition.

Commentaire composé de l’extrait

Dispositif

On proposera les axes possibles pour un commentairecomposé du texte. À partir de ce plan détaillé, certainsgroupes d’élèves réfléchiront à la première partie et rempli-ront « la grille de recherche » correspondant à cette partie.D’autres élèves mèneront un travail similaire sur la secondepartie. Ensuite, les deux groupes échangeront leurs résultats.

En classe, les élèves rédigeront individuellement unparagraphe de commentaire.

Axe 1 : Le discours de Barbicane est-il un exposé scienti-fique ou n’en a-t-il que les apparences ?

– L’exposé d’un savant soucieux de diffuser ses connais-sances (grille 1 : lignes 1 à 5).

– Quelques indices d’un manque de rigueur (grille 1 :lignes 6 à 9).

Axe 2 : Par quels moyens la science est-elle mise à dis-tance et même dépassée ?

– La science tournée en dérision (grille 2 : lignes 1 à 5). – L’extrapolation scientifique (grille 2 : lignes 6 à 8).

Affiche publicitaire d’Amand Gustaaf pour la librairie Hetzel, 1882.

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Séance 6 Le savant dans l’œuvre de Jules Verne : le personnage clé d’un univers romanesque

Supports : Extraits de De la Terre à la Lune, op. cit., pp.22-24, Voyage au centre de la Terre, Folio junior, pp. 184-186), Vingt mille lieues sous les mers, Livre de poche, pp.152-153 (cf. texte 5, 6, 7 du corpus, p. 34 et 35).Objectifs :

– Connaissance de l’univers romanesque de Jules Verne encomparant trois extraits autour du personnage du savant. – Méthodologie : réfléchir à la façon dont on élabore desaxes de lecture pour le commentaire composé.Durée : 2 heures.

Transition entre les deux parties

Ce discours n’est pas un exposé scientifique même si ony lit une vraie volonté de diffuser un état des connaissancessur la Lune à un moment donné.

Distribuer la grille de recherche 2 (voir page 28).

Conclusion

Deux aspects importants de la vulgarisation dans lesromans de Jules Verne apparaissent dans cet extrait. Le texteconjugue sa vocation de vulgarisation scientifique avec unefantaisie d’imagination dans la combinaison des sciences etdans l’anticipation de leurs progrès. De même, il concilie unenthousiasme pour la science dans l’héroïsation du savant etune mise à distance amusée.

CITERJe recopie des éléments intéressants du texte entre guillemets.

1. « permettez-moi de vous rappeler » « J’en ai fini avec » « faire l’objet de ma proposition »

2. satellite, astre des nuits, Lune, monde sidéral…

3. masse, densité, poids, mathématiques, astronomie, géologie, optique, balistique, force de résistance,puissance expansive, calculs…

4. Voyage fait au monde de la Lune…, Pluralité des Mondes

5. « masse, densité… son rôle dans le système solaire », « sciences mathématiques… optique ».

6. Le président du Gun Club de Baltimore s’adresse à ses membres.

7. « se vanter , célèbre, chef-d’œuvre »

8. « il aurait aperçu des cavernes… chauve-souris »

9. « simple, facile, certain, immanquable »

IDENTIFIERJ’identifie un procédé d’écriture :verbe, fonction grammaticale, figure de style…

Construction de l’extrait.

Champ lexical de la lune.

Vocabulaire scientifique.

Références savantes.

Énumérations.

Situation d’énonciation.

Indices de subjectivité.

Description pittoresque.

Gradation.

ANALYSERJ’interprète ce relevé, j’analyse l’effet produit.

Barbicane observe une progression rigoureuse dans sonexposé. De façon scientifique, il examine les hypothèsesantérieures avant de proposer la sienne.

Barbicane se préoccupe uniquement de ce thème qui estson objet d’étude.

Barbicane est un savant qui présente les résultats de sesrecherches et envisage une proposition sur laquelle il adéjà travaillé.

Barbicane s’appuie sur des références nombreuses dont ilcite les auteurs, la date, ce qui montre que ses recherchesse sont appuyées au préalable sur une étudebibliographique.

Les énumérations sont un exemple de la grande minutieavec laquelle Barbicane progresse dans son discours enayant soin de présenter à son auditoire avec précision l’étatdes connaissances sur le domaine qui l’intéresse.

Barbicane est un ingénieur qui n’expose pas son travail àdes amateurs de science mais à d’anciens soldats quisouhaitent entendre parler de leurs armes et de combats.Le public n’est donc pas celui à qui on destine un exposéscientifique.

Barbicane ne fait pas preuve de neutralité lorsqu’il passeen revue les travaux antérieurs, il prend position sur laqualité de leur contenu ce qui n’est pas une posturehabituelle dans les compte rendus scientifiques.

Barbicane ne se contente pas d’exposer les résultats deses collègues, il les met en scène dans un luxe de détailsqui incite ses auditeurs à laisser voguer leur imagination.

Barbicane fait preuve d’une confiance excessive quibouleverse son auditoire mais qui ne s’accorde pas avec laprudence scientifique.

Grille de recherche (1) distribuée à une moitié de classe (vide ou partiellement remplie)

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CITERJe recopie des éléments intéressants du texte entre guillemets.

1. « certains esprits ardents embarqués pour des voyages imaginaires », « tentatives purement littéraires »

2. « ces gens-là s’occupent beaucoup de la Lune » ; « les Français furent les premiers à en rire », « génie pratique des Américains »

3. « reprit d’une voix plus grave son discours interrompu », « le président voulait parler, il ne le pouvait pas », « reprit-il froidement ».

4. « écoutez ! écoutez ! silence donc ! » , « oh ! »

5. « un brouhaha, une tempête d’exclamation », « tonnerre d’applaudissements », « ce ne fut qu’au bout de dix minutes »

6. « il ne serait pas possible »

7. « canons, poudre, boulet »

8. « j’ai donc l’honneur… cette petite expérience ! ».

IDENTIFIERJ’identifie un procédé d’écriture :verbe, fonction grammaticale, figure de style.

Humour, autocitations.

Opposition Français / Américains.

Didascalies.

Exclamation.

Hyperboles.

Conditionnel.

Champ lexical de l’astronomie et de la balistique.

Clausule du texte.

ANALYSERJ’interprète ce relevé, j’analyse l’effet produit.

Les sources de Barbicane sont essentiellement littéraires,s’il cite des savants, il mêle leurs noms avec lesprédécesseurs de Jules Verne. L’orateur se moque desélucubrations des savants de littérature dont pourtant ilfait partie.

Barbicane flatte le sentiment national de son auditoire etinscrit son entreprise dans une rivalité entre la France etles États-Unis tout à fait opposée à la quête scientifiqueneutre et désintéressée. Ce chauvinisme ridiculise l’orateurcomme son public.

Le personnage de Barbicane est théâtral, ses paroles sontprononcées sur une estrade et il se comporte comme unacteur de théâtre face à une salle dont il manipule lessentiments.

Les réactions du public ne sont pas celles que l’on attendface à un exposé scientifique mais plutôt celle que l’onobserve au spectacle, au théâtre.

La réaction des membres du Gun Club est décrite à l’aided’exagérations qui discréditent la proposition de Barbicaneen ridiculisant le contexte dans lequel elle a été lancée.

Le personnage ne se contente pas de rendre compte desconnaissances scientifiques de son temps, il propose unehypothèse scientifique qu’il va chercher à vérifier. Cetteproposition dépasse les tentatives effectivement réaliséesau moment de la publication du roman.

Ce qui est audacieux dans la proposition de Barbicane,c’est de réunir deux domaines de recherche éloignéscomme la balistique et l’astronomie. De ce mariageinsolite naît la fiction littéraire.

Cette proposition fait figure d’un coup de théâtre ets’inscrit comme un défi lancé aux lecteurs et auxscientifiques contemporains de Jules Verne.

Grille de recherche (2) distribuée à une moitié de classe (vide ou partiellement remplie)

> Question de préparation : quels sontles éléments qui permettent de définirle personnage de Barbicane ?

Caractéristiques du personnage de Barbicane

Ce savant est le président du Gun Club de Baltimore.C’est un ingénieur spécialisé dans la balistique et dans l’éla-boration de canons de plus en plus sophistiqués jusqu’à ceque la fin de la guerre mette fin à son activité. Il est l’âme duprojet qui anime De la Terre à la Lune. L’extrait présenté meten valeur ses qualités d’orateur propres à porter son argumen-tation et à emporter l’adhésion de son public. Il est très sûrde lui, enthousiaste, et il n’imagine pas une seconde qu’il

puisse échouer. C’est aussi un homme de sciences dont lesconnaissances sont immenses. Barbicane se présente commeun visionnaire.

Présentation des extraits

• Voyage au centre de la Terre est un roman écrit en1864 par Jules Verne. Ayant réussi à déchiffrer un manuscritrunique ancien, un savant, son neveu et leur guide entrepren-nent un voyage vers le centre de la Terre en y entrant par unvolcan islandais éteint (le Sneffel). Le passage présenté sesitue au milieu du roman lorsque les membres vivent unmoment de doute parce qu’ils viennent à manquer d’eau.

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> Éléments de réponse• Pour l’extrait de Voyage au centre de la Terre, on peut

présenter les deux axes suivants : – Un orateur persuasif (point commun avec Barbicane) ;– Un conquérant : le savoir du professeur ne le conduit pas

à réaliser une invention ingénieuse mais à accomplir une expé-dition scientifique au cœur de la Terre. Les mots « expédition,voyage, route » montrent qu’il s’agit d’un projet de conquêtevers un nouveau territoire. La référence à Christophe Colombmontre que le professeur s’identifie à celui qui est parti à ladécouverte de nouveaux mondes. Ses connaissances sontmises au service de l’action du roman : le mélange entre levocabulaire scientifique et les verbes d’action en est la preuve.On relève ainsi les verbes « rencontrer, aller reconnaître,conduire, revenir ». Son neveu le perçoit comme un hommehors du commun, à la volonté et à la ténacité exceptionnelles.Ce savant possède les qualités propres aux conquérants commele suggèrent l’hyperbole « surhumaine », la répétition du mot« énergie » et la question « à quel homme avais-je affaire etquels projets audacieux formait-il encore ? »

• Pour l’extrait mettant en scène le capitaine Nemo, onpeut choisir d’étudier par exemple :

– Un orateur enthousiaste (comme Barbicane) ;– Un homme d’exception : le nom même du personnage

fait de lui une exception. Soit on se souvient de l’étymologielatine et on entend par là que ce personnage cherche àéchapper à son identité, soit on lit une allusion à la rencontreentre Ulysse et le Cyclope, ce qui inscrit alors le capitainedans la lignée des personnages d’exception. Cette volonté dese démarquer des autres hommes se lit dans les lieux citésdans cet extrait. Nemo habite le Nautilus : signe de son désird’échapper à la compagnie de ses semblables. Le savantétonne aussi par ses connaissances et ses multiples talentsqui se lisent dans la répétition de la construction « pas…puisque… » qui montre que son savoir lui a permis d’antici-per toutes les difficultés qui pourraient survenir à bord. L’énu-mération « capitaine, constructeur et l’ingénieur » souligneencore la dimension exceptionnelle de ce personnage qui réa-lise la synthèse de trois types de protagonistes.

Le savant et la vulgarisation L’étude de ce personnage clé permet d’analyser d’autres

dispositifs mis en œuvre par l’auteur pour diffuser un savoirscientifique auprès de son lecteur.

Une relation didactique entre les personnages principaux

Dans les deux extraits, on relève la présence d’un person-nage ayant le statut d’élève, ce qui oblige le savant à adopterun discours didactique et contribue au rayonnement scienti-

Axel, le neveu du professeur, le narrateur de l’histoire souhai-terait faire demi-tour.

• Vingt mille lieues sous les mers a paru en 1869. Ceroman raconte les aventures du scientifique français PierreAronnax, de son fidèle domestique Conseil et du harponneurcanadien Ned Land qui ont été enlevés par le capitaine Nemoqui navigue dans les océans du globe à bord du sous-marinNautilus. Dans l’extrait proposé, le capitaine Nemo vient deprésenter au professeur Aronnax le fonctionnement du sous-marin. Au terme des trois chapitres qui vantent les qualitésde cette invention, le professeur Aronnax adresse ses compli-ments au capitaine pour sa création merveilleuse. Nemorépond en montrant à quel point il est attaché au Nautilus.

Comparaison des trois extraits, prise en compte de la spécificité du personnage et rédaction d’unparagraphe de commentaire composé

> QuestionsComparez ces trois figures de savant et développez un

aspect du personnage qui le distingue des autres.

Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne, gravure d’Alphonse de Neuville, 1871.

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fique de l’œuvre. Dans le cas de Vingt mille lieues sous lesmers, Nemo présente son invention à Pierre Aronnax, profes-seur suppléant au Museum d’histoire naturelle de Paris, quise montre à la fois cultivé et curieux. Les discussions entreles deux personnages ouvrent de longues digressions scienti-fiques dans le roman. De même, Axel, le neveu du professeurLindenbrock, se présente comme un élève doué et curieux,qui est fasciné par cet oncle qu’il admire et dont il cherche àapprendre. Le personnage dispense son savoir au lecteur enrépondant aux nombreuses questions de son jeune élève.

Le récit d’aventures ou la science en action

Les romans de la science qu’écrit Jules Verne sont trèssouvent des romans d’aventures, ce qui favorise la diffusiondes connaissances pour au moins deux raisons. Le savoirn’est pas seulement théorique et abstrait, il est mis àl’épreuve dans ces aventures qui font office d’expérimenta-tion. La lecture des informations scientifiques est toujoursmêlée aux péripéties que vivent les personnages, ce qui larend plus aisée, en particulier pour les jeunes lecteurs de cesromans. Dans les deux extraits, ce mariage de l’action et dela science se lit dans les compléments de lieux qui évoquentdes déplacements, ou des univers inconnus : « dans lesentrailles du globe, d’un point différent du globe » ainsi quedans les nombreux verbes d’actions. Cela s’observe aussidans la construction du récit, qui se lit comme une quêtesemée d’obstacles où les personnages risquent la mort : sil’extrait de Voyage au centre de la Terre présente les person-nages en proie au doute et sur le point de sombrer – « je neveux pas ta mort » – le texte de Vingt mille lieues sous lesmers compte un abondant champ lexical du danger : « dan-ger, abîme, redouter, incendie ».

> En préparation à la séance suivante

– Quels sont les point communs entre le docteur Ox etles savants étudiés ?

– Relecture du chapitre 13.

Séance 7 Bilan de la lecture cursive de Une fantaisie du docteur Ox

Support : L’œuvre intégrale et en particulier le chapitre13.Objectifs :

– Bilan de la lecture intégrale à travers l’étude du person-nage éponyme.– Étude du chapitre 13 : une autre forme de la vulgarisa-tion scientifique : la modélisation.Durée : 1 heure.

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30 Nouvelle Revue Pédagogique - Lycée / n° 36 / septembre 2009

Présentation de l’œuvre : Ox, un savant dangereux

Une fantaisie du docteur Ox est une nouvelle que JulesVerne a publiée en 1874. Avec humour, Jules Verne décrit lavie nonchalante que mènent les habitants d’une ville desFlandres Quiquendonne jusqu’à ce qu’un savant, Ox, et sonadjoint, Ygène, viennent bouleverser leur douce existence ense chargeant de modifier le système d’éclairage de la ville.

On peut faire deux remarques concernant la figure dusavant dans cette œuvre. Tout d’abord, ce personnage n’oc-cupe pas du tout la première place au sein du personnelromanesque. Peu de pages lui sont consacrées, le lecteur nedispose pas de renseignements sur lui, sur son histoire, ni surses agissements. L’unique point commun qu’il semble parta-ger avec les autres personnages de savant, c’est son côtémystérieux mais il tient davantage ici à la rareté de ses appa-ritions qu’à un charisme secret.

D’autre part, le savant est dangereux. Son œuvre ne tendpas vers l’amélioration des conditions de vie des habitantsmais plutôt vers leur dérèglement. Mis en garde par son pré-parateur qui lui demande de cesser ses travaux avant qu’il nesoit trop tard, il entend mener son expérience jusqu’au boutet entraîne la paisible ville dans une guerre avec la ville voi-sine et amie. Jules Verne décrit un savant nocif, qui ne maî-trise pas ses créations et dont les recherches scientifiques necontribuent pas au progrès ni à l’avancée des connaissancescomme on avait pu le voir avec Barbicane, Nemo et Linden-brock. On pourra faire remarquer une évolution dans le rap-port de l’écrivain à la science dans ses derniers romans, lesélèves qui auront lu Les Cinq Millions de la Begum pourrontconfirmer cette hypothèse.

Le chapitre 13 : modélisation scientifique

> Questions pour étudier le chapitre 1/ Qui sont les personnages présents ? 2/ Quelles sont les étapes que vous observez dans ce

chapitre ?3/ Faites une hypothèse scientifique à partir de ce

chapitre. 4/ Quels sont les principes de la vulgarisation ?

> Éléments de réponseDans ce chapitre, les deux personnages importants de

l’œuvre, le bourgmestre Van Tricasse et le conseiller Nik-lausse, gravissent les escaliers du beffroi de la ville afind’examiner la situation alentours et de décider quelle straté-gie leurs concitoyens doivent adopter afin de s’assurer le suc-

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rêveries, le soumettent à la libre course de leur imaginationet mettent sa validité à l’épreuve des faits.

Contrôle de fin de séquence

1/ Question sur un extrait de Jules VerneUne fantaisie du docteur Ox, chapitre 17 (l’ensemble du

dernier chapitre), connaissance de la nouvelle : en quoi cedénouement est-il efficace ?

2/ Écriture argumentéeJules Verne clôt cette nouvelle en la qualifiant de « fan-

taisiste expérimentation » : pensez-vous que cette expressionpermette de définir les œuvres de Jules Verne que vous avezétudiées ?

Après avoir présenté l’auteur, le contexte de publicationde son œuvre, vous répondrez en rédigeant trois paragraphesargumentés qui s’appuieront sur des exemples précis tirésdes romans de Jules Verne.

Lectures cursives autonomes Cette séquence peut se conclure par des comptes rendus

de lecture de la part des élèves à qui on aura proposé lors dela première séance la lecture autonome de quelques romansde Jules Verne en leur demandant d’orienter leur attentionvers les points suivants :

– Quelles sont les disciplines scientifiques abordées parle roman ?

– Quelle image du savant est présentée (points communset différences avec les savants rencontrés en cours) ?

– Quelles sont les modalités prises par la vulgarisationscientifique dans le roman ?

– Quelle vision de la société et de son rapport à lascience est donnée dans l’œuvre ?

Les élèves pourront choisir de lire : – Voyage au centre de la Terre, 1864 ;– De la Terre à la Lune, 1865 ;– Vingt mille lieues sous les mers, 1869 ;– L’Île mystérieuse, 1874 ;– Les Cinq Millions de la Begum, 1879.

Analyse filmiqueOn pourra projeter aux élèves certaines séquences

d’adaptations cinématographiques des œuvres de Jules Verneet en particulier celle de Vingt mille lieues sous les mers réa-lisée par Richard Fleischer en 1954 avec Kirk Douglas,James Mason et Paul Lukas – titre original : Twenty ThousandLeagues under the Sea.

* Professeur de Lettres.

cès dans leur campagne contre la cité voisine. Ces deux per-sonnages, décrits dans les premiers chapitres comme desêtres exceptionnellement calmes, ne cessent de s’échauffer,se parlant avec feu et échangeant des invectives.

On observe un véritable revirement lorsque les deux pro-tagonistes dépassent la quatre-vingtième marche de l’esca-lier. Graduellement, ils recouvrent leur placidité coutumière.On peut donc formuler l’hypothèse scientifique suivante : lasaturation de l’air en oxygène et ses effets sur l’homme dimi-nuent avec l’altitude.

La diffusion des connaissances et des questionnementsscientifiques ne se fait pas par la voix du personnage dusavant. Elle est inscrite dans l’action. Jules Verne propose aulecteur une expérience qui est menée depuis les premièrespages où il établit la situation initiale, c’est-à-dire les condi-tions de l’expérience jusqu’à la fin de l’histoire qui annoncela disparition du savant et la fin de l’expérience. Les diffé-rents chapitres sont des comptes rendus d’observation recen-sant les perturbations liées à l’action d’Ox. La lecture de lanouvelle s’approche de la démarche scientifique puisque lelecteur doit relever les indices, les confronter, et formuler sonhypothèse. Le dernier chapitre prend la forme d’un exposéscientifique et permet au lecteur de vérifier la validité de sonhypothèse. Si l’ensemble de la fiction baigne dans un registreludique et humoristique – ainsi la description des mœurs decette ville qui prend son temps – en revanche l’arrière-fondscientifique est plausible et sérieux – Jules Verne s’appuiesans doute sur les travaux de Ludwig Boltzmann qui soutienten 1866 une thèse sur la théorie cinétique des gaz. On peutainsi dire que Jules Verne utilise la modélisation (théories deschercheurs de son époque) et les réemploie dans son œuvre.

Séance 8 Conclusion, évaluation et prolongements de l’étude

Durée : 2 heures.

Bilan de la séquence

On reviendra sur les hypothèses formulées par lesélèves concernant les enjeux et les limites de la vulgarisa-tion portée par l’œuvre littéraire. Jules Verne propose dansses œuvres des passages qui relèvent presque strictementde l’exposé scientifique tel qu’on le trouve dans une revuepour spécialistes. Le savant, entraîné dans un échangedidactique avec d’autres personnages, dispense sesconnaissances dans des digressions scientifiques. Cepen-dant, le roman modifie les caractéristiques du discoursscientifique en l’entraînant dans la geste des héros et enl’inscrivant dans l’aventure humaine. Ces explorateursmodernes lui insufflent leur enthousiasme, le mêlent à leurs

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CORPUS DE TEXTES

Texte 1 (séance 1)La maîtrise de l’énergie nucléaire a posé le problème du bien et du

mal là où on l’attendait le moins, au cœur de la réussite technique,source de tant de satisfactions, de tant d’orgueil. La mise en garde estclaire : l’humanité doit d’abord se méfier d’elle-même. Le mythe deProméthée prend une tout autre signification ; en dérobant les secretsde Zeus et en les dévoilant aux hommes, ce demi-dieu rend ceux-ci res-ponsables de leur destin. En leur cachant ses secrets, Zeus n’avait pasvoulu jouer un vilain tour aux hommes, il n’avait cherché qu’à les pro-téger contre eux-mêmes.

Ce constat s’impose dans le domaine où les découvertes ont leplus transformé notre regard, celui des sciences dites « de la vie ».

Que seront devenues, lorsque tu me liras, les interrogations provo-quées aujourd’hui par les premières manipulations génétiques ? Lerisque est grand que ces interrogations ne soient même plus formulées,que les seules limitations soient celles concernant le coût de ces opéra-tions face aux bénéfices qu’elles peuvent engendrer. Les querelles decomptables et d’économistes auront fait oublier les doutes des philo-sophes et des scientifiques. D’ailleurs, en 2025, les scientifiques neseront-ils pas devenus de simples employés au service des économistes ?Ils seront jugés non sur leur créativité mais sur leur rentabilité. Quantaux philosophes, seront-ils autre chose qu’un luxe difficilement et pro-visoirement toléré par les comptables ?

L’enjeu est pourtant de première importance. J’y ai insisté ; endécouvrant la molécule d’ADN, les chercheurs n’ont pas simplementélucidé un problème qui semblait depuis toujours mystérieux, celui dela « vie » ; ils ont montré que ce qui donne leurs pouvoirs aux êtresvivants repose sur des mécanismes chimiques très ordinaires, et parconséquent modifiables. Le mystère disparu, sa charge d’angoisse, sacapacité de dissuasion face aux tentatives d’action ont fait place audésir d’expliquer, à la volonté de transformer. Puisque la frontière entrel’inanimé et le vivant n’est plus définissable, modifier une bactérie en ladotant de recettes biologiques jusqu’à présent réservées à d’autresespèces, par exemple des primates, pourquoi pas des hommes, n’est pasplus un viol de la nature que réaliser la synthèse d’une nouvelle molé-cule chimique ou que traiter du minerai pour obtenir de l’acier.

Dans cette voie, de proche en proche, les seuls obstacles rencon-trés sont des obstacles techniques, un par un surmontés au nom duprogrès. Emporté par l’enthousiasme des exploits, aiguillonné par lacompétition entre équipes, le chercheur n’a qu’un objectif, réaliserdemain ce qui était impossible hier.

Puisque l’ensemble du cosmos est réunifié, composé d’objets faitsdes mêmes éléments, soumis aux mêmes interactions, la question de lalégitimité de telle ou telle manipulation n’est plus posée. Tout ce qui estpossible est permis, or le champ des possibles s’agrandit sans limites.C’est tout l’équilibre des sociétés humaines qui est en question.

Albert Jacquard, À toi qui n’es pas encore né(e), Calmann-Levy, 2000.

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Texte 2 (séance 3)Jusqu’à présent, la seule source de cellules souches pluripotentes,

c’est-à-dire capables de se différencier en n’importe quelle cellule del’organisme (sang, os, muscle…), était l’embryon de quelques jours.En 1998, le biologiste américain James Thomson de l’Université deMadison avait ouvert la voie en trouvant le moyen d’établir deslignées de ces cellules chez l’homme et de les cultiver indéfiniment.

L’utilisation d’embryons humains surnuméraires, provenant decouples ayant eu recours à une fécondation in vitro, avait suscité undébat éthique et poussé le président George W. Bush à interdire, en2001, tout financement fédéral pour l’établissement de nouvelleslignées de cellules souches embryonnaires humaines.

Ironie de l’histoire : moins de trois semaines après l’abrogation parle président Barack Obama du veto de son prédécesseur, James Thom-son et son équipe ont annoncé, le 26 mars dernier dans la revue Science,qu’ils ont obtenu le même résultat en partant de n’importe quelle cel-lule de l’organisme. Et qu’il n’est donc plus nécessaire de recourir à desembryons humains !

La recette pour induire la pluripotence chez de banales cellulesavait été trouvée en 2006 par les Japonais Takahashi et Yamanaka. Cesdeux chercheurs avaient introduit, dans le génome de cellules de souris,au moyen de séquences virales, quatre gènes codant pour les facteurs detranscriptions Oct3/4, Sox2, c-Myc et Klf4, qui agissent comme devéritables élixirs de jouvence. Au bout de quelques jours, des cellules dela peau appelées fibroblastes étaient redevenues capables de fournirn’importe quel tissu dans un embryon et de se renouveler indéfinimentin vitro.

En 2007, les deux Japonais obtenaient le même résultat chezl’homme mais avec un obstacle de taille : le génome des cellules« rajeunies » était modifié par l’insertion des gènes des facteurs detranscription, ce qui risquait de provoquer des cancers. Dès lors, unecourse s’est engagée, à l’échelle mondiale, pour trouver le moyen dereprogrammer les cellules sans insérer de nouvelles séquences dans leurgénome.

James Thomson a encore une fois été le plus rapide. Plutôt qued’introduire les gènes des quatre facteurs de transcription avec un virusmodifié, il a eu recours à un plasmide (brin d’ADN circulaire hébergédans certaines bactéries) dont la présence dépend d’un antibiotique.Les cellules souches pluripotentes induites (CSPi) ont ensuite été misesen culture sans l’antibiotique et ont fourni des lignées cellulaireshumaines qui se renouvellent depuis plusieurs mois en gardant leurspropriétés. […]

Pierre Kaldy, « Des cellules souches produites sans embryon », Le Figaro.fr Sciences, 3/04/2009.

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Texte 3 (séance 4)Les romans de Monsieur Jules Verne sont d’ailleurs arrivés à leur

point. Quand on voit le public empressé courir aux conférences qui sesont ouvertes sur mille points de la France, quand on voit qu’à côté descritiques d’art et de théâtre, il a fallu faire place dans nos journaux auxcomptes rendus de l’Académie des Sciences, il faut bien se dire que l’artpour l’art ne suffit plus à notre époque et l’heure est venue où lascience a sa place dans le domaine de la littérature.

Le mérite de M. Jules Verne, c’est d’avoir le premier et en maître,mis le pied sur cette terre nouvelle, c’est d’avoir mérité qu’un illustresavant, parlant des livres que nous publions, en ait pu dire sans flatte-rie : « Ces romans qui vous amuseront comme les meilleurs d’AlexandreDumas, vous instruiront comme les livres de François Arago. »

Petits et grands, riches et pauvres, savants et ignorants, trouverontdonc plaisir et profit à faire des excellents livres de M. Verne, les amisde la maison et à leur donner une place de choix dans la bibliothèquede la famille.

L’édition illustrée par M. Riou, que nous en donnons aujourd’hui,à un bon marché inusité et dans des conditions qui en font un livre devrai luxe, témoigne de la confiance que nous avons dans la valeur del’œuvre que nous tenons à honneur de populariser, et dans le goût dupublic de tout rang et de tout âge, à qui nous l’offrons.

Nous publierons successivement, après les Aventures du capitaineHatteras, qui se composent des Anglais au pôle nord pour la premièrepartie, et du Désert de glace pour la seconde, – le Voyage au centre de laTerre, revu et augmenté de plusieurs chapitres nouveaux par l’auteur, –De la Terre à la Lune et Cinq semaines en ballon.

Les œuvres nouvelles de M. Verne viendront s’ajouter successive-ment à cette édition, que nous aurons soin de tenir toujours au courant.[…] Son but est de résumer toutes les connaissances géographiques,physiques, astronomiques amassées par la science moderne et de refairesous la forme attrayante qui lui est propre l’histoire de l’univers.

Jules Hetzel, « Avertissement de l’éditeur », Les Voyages et Aventures du capitaine Hatteras, 1867,

pp. 25-27, édition Folio classique.

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Texte 4 (séance 4)Lorsque les ignorants en savaient autant que le directeur de l’ob-

servatoire de Cambridge sur le mouvement de rotation de la Lune, ilss’inquiétaient beaucoup de son mouvement de révolution autour de laTerre, et vingt revues scientifiques avaient vite fait de les instruire. Ilsapprenaient alors que le firmament, avec son infinité d’étoiles peut êtreconsidéré comme un vaste cadran sur lequel la Lune se promène enindiquant l’heure vraie à tous les habitants de la Terre ; que c’est dansce mouvement que l’astre de la nuit présente ses différentes phases ; quela Lune est pleine quand elle est en opposition avec le Soleil c’est-à-dire lorsque les trois astres sont sur la même ligne, la Terre étant aumilieu…

Jules Verne, De la Terre à la Lune, 1865, Livre de poche, p 50.

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De la Terre à la Lune de Jules Verne. Dessin de Montaut, 1865

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Texte 5 (séances 5 et 6)« On a beaucoup étudié la Lune, reprit Barbicane ; sa masse, sa

densité, son poids, son volume, sa constitution, ses mouvements, sa dis-tance, son rôle dans le monde solaire, sont parfaitement déterminés ;on a dressé des cartes sélénographiques avec une perfection qui égale, simême elle ne surpasse pas, celle des cartes terrestres ; la photographie adonné de notre satellite des épreuves d’une incomparable beauté. Enun mot, on sait de la Lune tout ce que les sciences mathématiques, l’as-tronomie, la géologie, l’optique peuvent en apprendre ; mais jusqu’ici iln’a jamais été établi de communication directe avec elle. »

Un violent mouvement d’intérêt et de surprise accueillit cesparoles.

« Permettez-moi, reprit-il, de vous rappeler en quelques motscomment certains esprits ardents, embarqués pour des voyages imagi-naires, prétendirent avoir pénétré les secrets de notre satellite. AuXVIIe siècle, un certain David Fabricius se vanta d’avoir vu de ses yeuxdes habitants de la Lune. En 1649, un Français, Jean Baudoin, publiale Voyage fait au monde de la Lune par Dominique Gonzales, aventurierespagnol. À la même époque, Cyrano de Bergerac fit paraître cetteexpédition célèbre qui eut tant de succès en France. Plus tard, un autreFrançais – ces gens-là s’occupent beaucoup de la Lune –, le nomméFontenelle, écrivit la Pluralité des Mondes, un chef-d’œuvre en sontemps ; mais la science, en marchant, écrase même les chefs-d’œuvre !Vers 1835, un opuscule traduit du New York American raconta que SirJohn Herschal, envoyé au cap de Bonne-Espérance pour y faire desétudes astronomiques, avait, au moyen d’un télescope perfectionné parun éclairage intérieur, ramené la Lune à une distance de quatre-vingtsyards. Alors il aurait aperçu distinctement des cavernes dans lesquellesvivaient des hippopotames, de vertes montagnes frangées de dentellesd’or, des moutons aux cornes d’ivoire, des chevreuils blancs, des habi-tants avec des ailes membraneuses comme celles de la chauve-souris.Cette brochure, œuvre d’un Américain nommé Locke, eut un trèsgrand succès. Mais bientôt on reconnut que c’était une mystificationscientifique, et les Français furent les premiers à en rire. […]

J’en ai fini, reprit Barbicane, avec ces tentatives que j’appelleraipurement littéraires, et parfaitement insuffisantes pour établir des rela-tions sérieuses avec l’astre des nuits. […]

Mais il est réservé au génie pratique des Américains de se mettreen rapport avec le monde sidéral. Le moyen d’y parvenir est simple,facile, certain, immanquable, et il va faire l’objet de ma proposition. »

Un brouhaha, une tempête d’exclamations accueillit ces paroles.Il n’était pas un seul des assistants qui ne fut dominé, entraîné, enlevépar les paroles de l’orateur.

« Écoutez ! écoutez ! Silence donc ! » s’écria-t-on de toutes parts.Lorsque l’agitation fut calmée, Barbicane reprit d’une voix plus

grave son discours interrompu :« Vous savez, dit-il, quels progrès la balistique a faits depuis

quelques années et à quel degré de perfection les armes à feu seraientparvenues, si la guerre eut continué. Vous n’ignorez pas non plus que,d’une façon générale, la force de résistance des canons et la puissanceexpansive de la poudre sont illimitées. Eh bien ! partant de ce principe,

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je me suis demandé si, au moyen d’un appareil suffisant, établi dans desconditions de résistance déterminées, il ne serait pas possible d’envoyerun boulet dans la Lune. »

À ces paroles, un « oh ! » de stupéfaction s’échappa de mille poi-trines haletantes ; puis il se fit un moment de silence, semblable à cecalme profond qui précède les coups de tonnerre. Et, en effet, le ton-nerre éclata, mais un tonnerre d’applaudissements, de cris, de clameurs,qui fit trembler la salle des séances. Le président voulait parler ; il ne lepouvait pas. Ce ne fut qu’au bout de dix minutes qu’il parvint à se faireentendre.

« Laissez-moi achever, reprit-il froidement. J’ai pris la questionsous toutes ses faces, je l’ai abordée résolument, et de mes calculs indis-cutables il résulte que tout projectile doué d’une vitesse initiale dedouze mille yards par seconde, et dirigé vers la Lune, arrivera nécessai-rement jusqu’à elle. J’ai donc l’honneur de vous proposer, mes bravescollègues, de tenter cette petite expérience ! »

Jules Verne, De la Terre à la Lune, 1865, Livre de poche, p 22-24.

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De la Terre à la Lune de Jules Verne, gravure sur bois de François Pannemaker, 1865.

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Eléments de la fontaine place Igor-Stravinsky à Paris, réalisée par Niki de Saint-Phalle et Jean Tinguely, 1983.Analyse d’image pages 57-58.

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L’Érection de la Croix, Peter Paul Rubens, cathédrale d’Anvers, 1610-1611.

Erratum : Analyse d’image, NRP mai-juin 2009.

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Texte 7 (séance 6) – Ah ! commandant, m’écriai-je avec conviction, c’est vraiment

un merveilleux bateau que votre Nautilus ! – Oui, monsieur le professeur, répondit avec une véritable émo-

tion le capitaine Nemo, et je l’aime comme la chair de ma chair ! Sitout est danger sur un de vos navires soumis aux hasards de l’océan, si,sur cette mer, la première impression est le sentiment de l’abîme,comme l’a si bien dit le Hollandais Jansen, au-dessous et à bord duNautilus, le cœur de l’homme n’a plus rien à redouter. Pas de déforma-tion à craindre, car la double coque de ce bateau a la rigidité du fer ; pasde gréement que le roulis ou le tangage fatiguent ; pas de voiles que levent emporte ; pas de chaudières que la vapeur déchire ; pas d’incendieà redouter, puisque cet appareil est fait de tôle et non de bois ; pas decharbon qui s’épuise, puisque l’électricité est son agent mécanique ; pasde rencontre à redouter, puisqu’il est seul à naviguer dans les eaux pro-fondes ; pas de tempête à braver, puisqu’il trouve à quelques mètres au-dessous des eaux l’absolue tranquillité ! Voilà, monsieur. Voilà le navirepar excellence ! Et s’il est vrai que l’ingénieur ait plus de confiance dansle bâtiment que le constructeur, et le constructeur plus que le capitainelui-même, comprenez donc avec quel abandon je me fie à monNautilus, puisque j’en suis tout à la fois le capitaine, le constructeur etl’ingénieur ! »

Le capitaine Nemo parlait avec une éloquence entraînante. Le feude son regard, la passion de son geste, le transfiguraient. Oui ! il aimaitson navire comme un père aime son enfant !

Jules Verne, Vingt mille lieues sous les mers, 1869, Livre de poche, pp. 152-153.

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Texte 6 (séance 6) – Ainsi donc Axel, reprit le professeur d’un ton bizarre, ces

quelques gouttes d’eau ne t’ont pas rendu le courage et l’énergie ?– Le courage !– Je te vois abattu comme avant, et faisant encore entendre des

paroles de désespoir !À quel homme avais-je affaire et quels projets son esprit audacieux

formait-il encore ?– Quoi ! vous ne voulez pas...– Renoncer à cette expédition, au moment ou tout annonce

qu’elle peut réussir ! Jamais !– Alors il faut se résigner à périr ?– Non, Axel, non ! pars. Je ne veux pas ta mort ! Que Hans

t’accompagne. Laisse-moi seul. – Vous abandonner !– Laisse-moi, te dis-je ! J’ai commencé ce voyage, je l’accomplirai

jusqu’au bout, ou je n’en reviendrai pas. Va-t’en, Axel, va-t’en ! […]Je me croisai les bras, en regardant mon oncle bien en face.– Le manque d’eau, dit-il, met le seul obstacle à l’accomplissement

de mes projets. Dans cette galerie de l’est, faite de laves, de schistes, dehouilles, nous n’avons pas rencontré une seule molécule liquide. Il estpossible que nous soyons plus heureux en suivant le tunnel de l’ouest.

Je secouai la tête avec un air de profonde incrédulité.– Écoute-moi jusqu’au bout, reprit le professeur en forçant la voix.

Pendant que tu gisais ici sans mouvement, j’ai été reconnaître laconformation de cette galerie. Elle s’enfonce directement dans lesentrailles du globe, et, en peu d’heures, elle nous conduira au massifgranitique. Là, nous devons rencontrer des sources abondantes. Lanature de la roche le veut ainsi, et l’instinct est d’accord avec la logiquepour appuyer ma conviction. Or, voici ce que j’ai à te proposer. QuandColomb a demandé trois jours à ses équipages pour trouver les terresnouvelles, ses équipages, malades, épouvantés, ont cependant fait droità sa demande, et il a découvert le nouveau monde. Moi, le Colomb deces régions souterraines, je ne te demande qu’un jour encore. Si, cetemps écoulé, je n’ai pas rencontré l’eau qui nous manque, je te le jure,nous reviendrons à la surface de la terre.

En dépit de mon irritation, je fus ému de ces paroles et de la vio-lence que se faisait mon oncle pour tenir pareil langage.

– Eh bien ! m’écriai-je, qu’il soit fait comme vous désirez, et queDieu récompense votre énergie surhumaine. Vous n’avez plus quequelques heures à tenter le sort. En route !

Jules Verne, Voyage au centre de la Terre, Folio junior, 1864, pp.186-187.

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Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne, gravure d’Alphonse de Neuville, 1877.

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Support : Mary Shelley, Frankenstein ou le Prométhéemoderne, traduit de l’anglais par Paul Couturiau,Gallimard, « Folioplus classiques » n° 145 (2008).

Étape 1 : Du mythe populaire au roman originel > p. 37

Séance 1 : Un roman à la fois mythique et méconnu

Séance 2 : La jeune fille et le monstre (étude de la préface de 1831)

Séance 3 : Une structure complexe

Étape 2 : Un roman philosophique et moral > p. 42

Séance 4 : Frankenstein, savant démiurgique et apprenti sorcier

Séance 5 : Un monstre pathétique, mi-Adam, mi-Satan

Séance 6 : Le sacrifice des femmes

Séance 7 : Évaluation (travaux d’écriture à partir du chapitre 20)

Séance 8 : Une fable cathartique

Étape 3 : La postérité de Frankenstein > p. 47

Séance 9 : Frankenstein au cinéma et le mythe littéraire du savant fou

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Frankenstein et le mythe du savant fouPar Françoise Rio*

OBJET D’ÉTUDE : LE ROMAN ET SES PERSONNAGES, VISIONS DE L’HOMME ET DU MONDE

PRÉSENTATION

Comme Dracula ou James Bond, Frankenstein est l’un deces héros dont la fortune à l’écran a plongé dans l’ombrel’origine romanesque. Le roman de Mary Shelley a été long-temps délaissé ou tenu pour inférieur à ses adaptations ciné-matographiques, alors qu’on redécouvre désormais sa fécon-dité fantasmatique, voire philosophique. À travers la figure dusavant fou qui se prend pour un nouveau Prométhée, la jeuneromancière de dix-neuf ans interroge les dérives du progrèsscientifique, le fantasme de procréation sans rapport sexuel,le partage entre humanité et monstruosité… Autant de ques-tions qui, posées en 1818, trouvent une forte résonance ànotre époque.

L’étude de Frankenstein en classe de Première sera cen-trée sur la figure du savant fou et sur le rapport entre le créa-teur et sa créature, qu’on peut lire aussi comme une méta-phore de la création littéraire. La séquence s’inscriraprincipalement dans la perspective de l’objet d’étude « leroman et ses personnages » mais cette œuvre peut aussi êtreconsidérée comme un conte philosophique ou une fable dontla valeur cathartique est souvent explicite. En classe de Pre-mière L, on abordera la question des multiples réécritures. Entoutes sections, la projection de certains extraits de filmsaccompagnera l’étude du roman et la réflexion sur son deve-nir mythique.

Lithographie de Percy Bysshe Shelley

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des éventualités du clonage humain ont contribué à réac-tualiser le mythe de Frankenstein.

Dans un second temps, on analysera le sous-titre deFrankenstein ou le Prométhée moderne par lequel Mary Shel-ley donne explicitement un ancrage mythique à son roman :

– Le héros grec Prométhée est l’une des figures privilé-giées du siècle des Lumières qui en fait le symbole du pro-grès civilisateur et de la révolte de l’esprit contre l’autoritéthéologique et politique. Au XIXe siècle, les romantiques enproposent des visions plus contrastées, tantôt progressistestantôt démoniaques (Goethe ébauche deux drames à sonsujet, l’époux de Mary Shelley, le poète Percy Shelley, publieProméthée délivré en 1820, Byron, ami des Shelley, écritaussi son Prométhée en 1816). Contrairement à l’interpréta-tion optimiste de son mari qui exalte le héros en quêted’idéal et de savoir, révolté contre la tyrannie divine, MaryShelley condamne et punit l’hubris de son « Prométhéemoderne ». En Victor Frankenstein se conjuguent les deuxversions du mythe antique : le motif de l’électricité grâce àlaquelle Victor crée le monstre rappelle l’histoire du Titanvoleur de feu (Prométhée vole aux dieux le feu sacré etl’offre aux hommes qui peuvent alors fonder leur civilisationen transformant la nature) tandis que la fabrication d’unecréature à visage humain s’inspire de la version latine dumythe, adoptée par Ovide dans ses Métamorphoses (Livre I),selon laquelle Prométhée aurait façonné l’homme avec del’argile et de l’eau.

L’histoire de Frankenstein fait par ailleurs écho à d’autresmythes antérieurs :

– Le démiurge peut apparaître comme le pendant scien-tifique et négatif de Pygmalion, figure de l’artiste, amoureuxd’Aphrodite qui anime la statue faite à son image.

– La créature se compare explicitement à Adam (p. 133)et, souffrant d’être seul, demande à Frankenstein de lui créerune femme.

– Le mythe de Faust, que Mary Shelley connaissait bienà travers les pièces de Marlowe et de Goethe, hante l’ensem -ble du roman. Frankenstein figure un Faust moderne, parta-geant une même passion du savoir, tandis que sa créature aune dimension satanique (cf. p. 172).

– La figure du savant fou, dépassé par les pouvoirs qu’ilcroyait maîtriser et qui engendrent des catastrophes, rappelleL’Apprenti sorcier, ballade de Goethe publiée en 1797.

– Plus généralement, l’histoire de Frankenstein s’appa-rente à un mythe de la création racontant la création d’unmonde ou de créatures, suivie d’un conflit entre deux prin-cipes antagonistes ou deux générations.

ÉTAPE 1 : Du mythe populaire au roman originel

Séance 1 Un roman à la fois mythique et méconnu

Supports : documents sur les avatars de Frankensteinapportés par les élèves et couverture du livre dans l’édi-tion Folioplus. Objectifs :

– évoquer les représentations collectives associées aunom de Frankenstein ;– analyser les fondements mythiques du roman.Durée : 1 heure.

On demandera aux élèves de dire ou d’écrire ce queleur évoque le nom de Frankenstein, et d’apporter en classedivers « produits dérivés » du roman devenu une icônemédiatique : images de films, réécritures du roman enbandes dessinées, édition en collection de littérature jeu-nesse, détournements parodiques, figurines ou autres gad-gets. Ils auront également fait des recherches sur le mythede Prométhée afin de comprendre le sous-titre du roman.

À partir de ces représentations, on réfléchira au devenirparadoxal de ce roman fondateur d’un mythe moderne :

– Le nom bien connu de Frankenstein fait souvent l’ob-jet d’une confusion entre le créateur et sa créature, depuisles films de James Whale (Frankenstein, 1931, et La Fian-cée de Frankenstein, 1935, cf. illustration de couverture du« Folioplus ») qui ont contribué à ce glissement onomas-tique.

– La créature, sans nom dans le roman originel, a ainsiéclipsé son créateur, Victor le savant fou, autant que l’au-teur du roman : si tout le monde connaît Frankenstein, ilfaut être un peu lettré pour en attribuer la paternité à MaryShelley, et connaître la date de parution et l’intrigue exactedu livre.

– La popularité des adaptations cinématographiques, etparticulièrement de l’interprétation de la créature par BorisKarloff dans les films de Whale, a perpétué l’image d’unmonstre au visage couturé, à la démarche mécanique, lesbras en avant, proférant des grognements indistincts, etsemant la terreur tel un zombie. Or, cette représentation esttrès éloignée de la caractérisation du personnage dans leroman, monstre intelligent et sensible, plein de bons senti-ments mais devenu méchant à force d’être rejeté.

– Le nom et l’histoire de Frankenstein sont générale-ment associés au thème des dérives scientifiques et descraintes qu’elles suscitent, notamment dans le domaine desexpérimentations médicales. À la fin du XXe siècle, lesdébats autour de la procréation médicalement assistée et

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Croisant ainsi plusieurs inspirations mythiques, le romande M. Shelley donne à son tour naissance à un mythe, enconnaissant d’innombrables réécritures et adaptations qui ontfait quasiment oublier son origine tout en conservant desinvariants (certains personnages et épisodes).

À l’issue de cette présentation, on fera quelques recom-mandations pour guider la lecture intégrale du roman :

– les élèves pourront donner un titre à chaque chapitreou en résumer brièvement le contenu,

– repérer les différents narrateurs et l’emboîtement desrécits,

– caractériser les relations entre les personnages princi-paux,

– relever quelques citations qui illustrent la dimensionmorale et philosophique du roman.

Ils devront également répondre aux questions sur l’au-teur et sur la genèse du roman proposées dans la séance 2ci-dessous.

Séance 2 La jeune fille et le monstre :la genèse du roman

Supports :

– le dossier critique dans l’édition « Folioplus » p. 317-336 et 367-373 ;– la préface de 1831, p. 7-15.Objectif : connaître le contexte culturel, l’auteur et lagenèse du roman. Durée : 1 heure.

> Questions1/ Frankenstein marque à sa façon la transition entre

l’époque des Lumières (l’intrigue se situe vers la fin du XVIIIe

siècle) et le romantisme (le roman est publié pour la premièrefois en 1818). Relevez dans la préface de Mary Shelley desallusions à certaines caractéristiques de ces deux courants cul-turels et réfléchissez à la manière dont le roman y fait écho.

2/ Qu’a de particulier l’entourage familial de Mary Shel-ley ? En quoi certains de ses proches ou certains événementsde la vie de l’auteur ont pu influencer l’écriture de Franken-stein ?

3/ À quel genre de littérature appartiennent les « his-toires de fantômes » évoquées par Mary Shelley dans sa pré-face (p. 10-11) ? Frankenstein vous paraît-il relever de cegenre d’ouvrages ?

4/ Comparez la manière dont la romancière relate danssa préface la genèse du roman et le début du chapitre 5racontant la fabrication du monstre. Quelle analogie suggère-t-elle entre ces deux processus de création ?

> Éléments de réponse

1/ Entre Lumières et romantisme

L’étude du roman sera l’occasion de revenir sur les carac-téristiques de ces deux courants dont il se nourrit. Avide desavoir et d’expériences scientifiques, animé d’une « volontéardente de découvrir les secrets de la nature » (p. 54), VictorFrankenstein est une figure du savant des Lumières, dont l’undes modèles, Newton, est d’ailleurs cité dans le chapitre 2.Ses recherches sur le magnétisme et l’électricité renvoientaux découvertes et inventions réalisées en ce domaine aucours du XVIIIe siècle, autour des travaux de physiciens telsque Charles du Fay (le premier à tirer une étincelle électriquedu corps humain), Benjamin Franklin (inventeur du paraton-nerre), Luigi Galvani qui, à partir d’une expérience faite surdes cuisses de grenouilles, affirma l’existence d’une « électri-cité animale », mais vit son hypothèse controversée en 1793par Alessandro Volta, l’inventeur de la pile électrique (1800),montrant que l’électricité provenait du contact entre deuxmétaux et non du corps animal. Dans sa préface (p. 12), M.Shelley évoque l’intérêt qu’inspirait encore le « galvanisme »au XIXe siècle, ainsi que les travaux du Dr Darwin (le grand-père du célèbre évolutionniste).

Walton, l’explorateur, est aussi à l’image de ce XVIIIe sièclequi poursuit la découverte du globe jusqu’à ses limitesextrêmes : des navigateurs parcourent ainsi les mers arctiquesà la recherche du « passage du Nord-Est » entre le nord del’Europe et l’Asie, ou le « passage du Nord-Ouest » entre l’At-lantique nord et le Pacifique.

Sur le plan de l’histoire politique, la fin du XVIIIe siècleest bien sûr dominée par les bouleversements de la Révolu-tion française. Si l’événement et ses conséquences euro-péennes ne sont jamais mentionnées explicitement dansFrankenstein, certains commentateurs ont fait du monstre lamétaphore de la Révolution (on pourra développer cette inter-prétation en se référant à l’étude de Jean-Jacques Lecercle,Frankenstein : mythe et philosophie, PUF, 1988, p. 50-73).Par ailleurs, la critique de la justice, si manifeste dans leroman (à travers l’histoire de la famille Lacey ou de Justine,par exemple), s’inscrit dans le droit fil des combats politiquesdu siècle de Voltaire.

Héritière des Lumières par ses parents (cf. question sui-vante), Mary Shelley appartient pleinement au romantismequi puise son nom et ses sources dans l’œuvre de Rousseau(influence prégnante dans Frankenstein, notamment au coursdes chapitres 11 à 16 relatant l’éducation du monstre). À lamanière du Genevois exaltant la nature et ses paysages sau-vages (« Les rives du lac de Bienne sont plus sauvages etromantiques que celles du lac de Genève » écrit-il dans lacinquième des Rêveries d’un promeneur solitaire), Mary Shelley évoque dans la préface son goût, dès l’enfance, pour

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« les régions les plus pittoresques » de l’Écosse : « ellesétaient pour moi un espace de liberté, un lieu agréable où,livrée à moi-même, je pouvais m’entretenir avec les créaturesnées de mon imagination » (p. 8). On mettra aussi au comptedu romantisme l’insistance sur le pouvoir de l’imagination(« Mon imagination sans bride m’envahissait et me diri-geait », p. 13) et des « rêveries », le lyrisme aux accentsmélodramatiques et le pathos lié à la recherche d’effets sai-sissants ou terrifiants (« une histoire à glacer le sang et àaccélérer les battements du cœur » (p. 11). Le roman lui-même exploite nombre de thèmes romantiques : exaltation dela sensibilité contre les excès commis au nom de la science,solitude et démesure du créateur, communion entre l’hommeet la nature, descriptions de paysages grandioses ou désolés,sacrifice d’innocents, souffrance d’une créature maudite etrejetée qui illustre l’alliance du sublime et du grotesque…

2/ Une singulière destinée familiale

« Mon mari se montra très désireux de me voir me mon-trer digne de ma famille en inscrivant mon nom sur le livrede la renommée » écrit Mary Shelley (p. 9) qui a effective-ment de quoi attribuer sa vocation littéraire à sa famille. Elleest la fille de deux « personnalités illustres du monde deslettres » (p. 7), intellectuels audacieux, anticonformistes,assumant le risque d’être réprouvés :

– William Godwin (1756-1836) à qui Mary dédie sonroman, partisan des révolutionnaires français, auteur de plu-sieurs essais politiques et d’un roman, Caleb Williams(1794), athée convaincu. La réflexion menée dans le romansur les injustices et l’arbitraire du pouvoir judiciaire lui sonten partie redevables.

– Mary Wollstonecraft, auteure d’un Essai sur l’éducationdes filles (1785) et d’une Défense des droits de la femme(1792) qui font d’elle une pionnière du féminisme. Ellemeurt onze jours après la naissance de Mary qui aurait puécrire comme Rousseau « je coûtai la vie à ma mère, et manaissance fut le premier de mes malheurs » (Les Confes- sions, I). Conscient ou non, le complexe de culpabilité esttransposé dans le roman : la mère de Victor Frankensteinmeurt victime de son dévouement maternel, des suites de lascarlatine contractée en soignant Elisabeth, sa fille adoptiveatteinte du même mal.

– Elle épouse Percy Shelley, l’un des plus grands poètesanglais, avec qui elle s’est enfuie dès l’âge de dix-sept ans,provoquant la colère de son père pourtant supposé favorableà l’union libre… Le couple Shelley compte parmi leurs plusproches amis lord Byron, légende vivante du romantisme, encompagnie duquel fut conçu Frankenstein (cf. question 3).

Est-ce en raison du poids de ces patronymes que lajeune Mary décide de publier anonymement Frankenstein en

mars 1818 ? Significativement, c’est sous le double nom deMary Wollstonecraft Shelley qu’elle publiera le reste de sonœuvre (cinq romans et quelques recueils de contes etpoèmes) ainsi que la seconde édition de Frankenstein en1823.

La vie de l’auteur est également marquée par le destintragique de plusieurs de ses proches, frappés par une mortprécoce : orpheline de mère dès sa naissance, Mary perd troisde ses quatre enfants en bas âge, son mari, noyé au coursd’un naufrage en 1822, sa demi-sœur qui se suicide enoctobre 1816, à l’instar de la première femme de Shelleydeux mois plus tard et du Dr Polidori en 1821, avant la mortde Byron en 1824. Bien que la plupart de ces disparitionssoient postérieures à la conception de Frankenstein (« fruitd’une époque heureuse de ma vie, quand la mort et le cha-grin n’étaient que des mots qui n’éveillaient aucun écho enmon cœur », p. 14), elles suggèrent de troublantes analogiesentre la vie réelle et la fiction romanesque.

Portrait de Mary Wollstonecraft, John Opie, 1917.

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3/ Jeu de société et romans « terrifiants »

L’écriture de Frankenstein est née d’un défi lancé entrequatre amis en villégiature sur les bords du lac Léman, unjour de l’été 1816. En guise de remède à l’ennui engendrépar la pluie, Byron propose à son ami, le Dr Polidori, et aucouple Shelley, d’écrire une « histoire de fantômes » à lamanière de ces romans dits « gothiques » ou « noirs » quifont alors les délices des lecteurs en quête de frissons : duChâteau d’Otrante (1764) d’Horace Walpole, considérécomme fondateur du genre, au Moine (1796) de M.G. Lewisen passant par les romans d’Ann Radcliffe ou de Clara Reeve,ces « gothic novels » explorent les diverses manifestations duMal dans des décors vaguement médiévaux de cachots ou dechâteaux en ruine où des créatures démoniaques persécutentde jeunes innocents (voir aussi les exemples rapportés parM. Shelley p. 10-11). Si l’histoire inventée par la jeune fillede dix-neuf ans peut, comme l’écrit celle-ci, « rivaliser aveccelles qui avaient suscité notre envie d’écrire […], parler despeurs mystérieuses de la nature humaine et éveiller en nousdes frissons d’horreur … » (p. 11), elle s’en démarque toute-fois par bien des aspects : l’inspiration médiévale en estexclue, au profit de la science moderne (de même que lesalchimistes qui avaient d’abord passionné Victor se trouventdiscrédités par ses professeurs de la faculté des sciences), lacréation du monstre ne doit rien au surnaturel mais elle est lefruit des investigations rationnelles et des expérimentationsmécaniques du savant, et ledit monstre est aussi et d’abordun être doué de sensibilité, initialement éloigné des créaturessadiques des romans noirs. Si Frankenstein appartient bien àla littérature fantastique, il annonce la science-fictionmoderne plus qu’il ne prolonge le genre gothique.

4/ « Je lance par le monde ma hideuseprogéniture »

En panne d’inspiration pour écrire l’histoire de fantômesdemandée, Mary Shelley eut un soir la vision hallucinatoired’un « pâle apprenti en sciences interdites s’agenouiller auxcôtés de la créature qu’il avait créée » (p. 13). Quinze ansaprès, elle s’efforce dans la préface de rappeler la « terreur »que lui inspira ce rêve éveillé, dicté par son « imaginationsans bride », d’où est sorti Frankenstein. L’écriture s’appa-rente alors à un exorcisme, ou du moins à un actecathartique : « je ne pouvais me débarrasser si aisément dece fantôme hideux qui ne cessait de me hanter. Il me fallaità tout prix penser à autre chose. J’en revins à mon histoirede fantômes, cette sempiternelle et malheureuse histoire !Oh ! si seulement je pouvais en concevoir une qui puisseeffrayer mon lecteur comme je l’avais été moi-même cettenuit-là ! » (p. 14). De l’aveu de l’auteur, le récit de la créationdu monstre correspondrait à l’acte de naissance du roman

dont il occupe le chapitre 5. Si l’on compare ce récit (cf.séance 4) aux p. 13-14 de la préface, on retrouve le mêmecontexte lugubre d’une nuit pluvieuse, l’insistance sur leregard révulsé par une scène insupportable, le sentiment deterreur que l’écriture (dans le cas de la romancière) ou lafuite (pour Victor Frankenstein) tente de résorber. Ainsi s’es-quisse un parallèle entre la création du monstre et celle duroman, deux actes comparés à un monstrueux enfantementdans l’une des phrases finales de la préface : « le momentest de nouveau venu d’envoyer de par le monde ma hideuseprogéniture » (p. 14). La romancière se démarque toutefoisde son savant fou en « souhaitant prospérité » à ladite progé-niture envers laquelle elle avoue son « affection ». Mary Shel-ley se doutait-elle de l’extraordinaire « prospérité » que l’ave-nir réservait à son histoire de monstre ?

Séance 3 Une structure complexe

Support : l’ensemble du roman. Objectif : analyser le mode de narration romanesque et lafonction de Mrs Saville et de Walton. Durée : 1 heure.

> Questions

1/ Qui sont les différents narrateurs à la première per-sonne et comment s’enchaînent leurs récits respectifs ? Quelintérêt offre ce mode de narration polyphonique ?

2/ Quels points communs apparaissent entre ces diffé-rents récits ?

3/ Quels rôles jouent les personnages de Walton et deMrs Saville ?

> Éléments de réponse1/ Une structure d’emboîtement

Frankenstein est un roman-gigogne constitué de troisrécits enchâssés dont certains contiennent des lettres. Cettestructure redevable aux techniques romanesques duXVIIIe siècle (vogue du roman épistolaire et des autobiogra-phies fictives) permet des jeux de miroir entre les différentspersonnages et instaure une relation particulière avec le lec-teur.

Trois narrateurs différents alternent au fil du romandivisé en cinq parties :

– p. 21- 42 : au fil de quatre lettres qui tiennent aussidu journal intime (cf. p. 37), Walton raconte à sa sœur Mar-garet Saville, résidant en Angleterre, son expédition maritime

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puis sa rencontre avec Frankenstein qui entreprend de luiconfesser son histoire ;

– p. 43-136, chap. 1 à 10 : première partie du récit deFrankenstein qui relate à Walton son enfance, ses études, sacréation du monstre puis ses retrouvailles avec celui-ci aprèsla mort de William et de Justine ;

– p. 137-191, chap. 11 à 16 : récit de la créature quiraconte à Frankenstein quelle a été sa vie depuis sa venue aumonde ;

– p. 192-273, chap. 17 à 24 : reprise du récit de Fran-kenstein à Walton ;

– p. 274-291 : cinq dernières lettres de Walton à sasœur, relatant la mort de Frankenstein, la décision d’inter-rompre l’expédition, et enfin la disparition de la créature.

La succession des différents narrateurs détermine uneconstruction en chiasme (Walton – Frankenstein – la créature– Frankenstein – Walton) qui met en valeur, au cœur duroman, le récit de la créature pourtant privée d’identité. Cetteconfession témoigne que, sous son apparence monstrueuse,la créature est dotée d’une intelligence et d’une sensibilitétout humaines.

En outre, la polyphonie permet de varier les points devue, comme dans un roman épistolaire, de confronterdiverses versions subjectives d’un même événement (lemeurtre de William et l’exécution de Justine, par exemple), etde permettre au lecteur de s’identifier successivement auxdifférents protagonistes afin de mieux comprendre la partd’humanité et de « monstruosité » ou de folie que recèle cha-cun d’eux. Le lecteur est ainsi placé dans la position duconfident privilégié qui peut juger l’ensemble de l’histoire.

2/ D’un narrateur à l’autre

Les trois narrateurs témoignent chacun à leur façon d’unmême besoin de confier leur histoire, leurs sentiments lesplus intimes ou leurs secrets, poussés tour à tour par l’en-thousiasme ou l’inquiétude (Walton), l’angoissante culpabilité(Frankenstein) ou la souffrance d’un sort injuste (le monstre,qui demande réparation).

La romancière alterne ainsi différentes formes de la fic-tion à la première personne, poursuivant un genre qui connutun grand succès au XVIIIe siècle :

– la lettre : en plus des neuf lettres de Walton à sa sœur,on compte plusieurs lettres insérées dans le récit des diffé-rents narrateurs (celles d’Elisabeth à Victor, chap. 6 et 22 ;de Victor à Elisabeth, chap. 22 ; d’Alphonse Frankenstein àson fils, chap. 7) ;

– le journal : c’est sous cette forme que Walton dit consi-gner son témoignage et ses réflexions sur Frankenstein(p. 37), sous forme de notes que le savant aurait d’ailleurslui-même « corrigées et augmentées » (p. 275) ;

– la transcription de confessions orales, où le scripteur(Walton) s’efface entièrement pour ne laisser entendre queles voix de Walton et de sa créature ;

– l’autoportrait ou l’autobiographie fictifs, grâce auxquelsun personnage explique qui il est en racontant ce qu’il a faitou subi, selon une conviction exprimée par le monstrep. 155 : « Les événements que je vais relater maintenantfirent naître en moi des sentiments qui ont fait de la créatureque j’étais alors, l’être que je suis aujourd’hui ».

Outre leurs ressemblances formelles, les récits des troisnarrateurs se font écho en évoquant les thèmes de la soli-tude, du secret et de l’exploration des limites (géographiques,scientifiques ou humaines).

3/ Les rôles de Walton et de Mrs Saville

Si l’on en croit la genèse du roman racontée par M. Shelleydans sa préface, celui-ci commençait par le récit de la fabrica-tion du monstre (l’actuel chap. 5) ; le personnage de Walton etles lettres qu’il envoie à sa sœur sont donc des élaborationssecondaires de la romancière, destinées à servir de cadre autantque de miroir à l’histoire principale.

Walton figure un double de Frankenstein qui, instruit dela triste « leçon » de celui-ci, renoncera à son projet déme-suré. Comme le savant fou, l’explorateur se dit initialementanimé d’une « curiosité ardente », avide de découvrir « le paysde la lumière éternelle » et « la force merveilleuse qui attirel’aiguille de la boussole » et convaincu de la « valeur inesti-mable du bienfait qui échoira à l’humanité » s’il trouvait lepassage du nord-est (p. 22). Ce n’est pas sans amertume qu’ilse décidera finalement à interrompre son expédition pourépargner la vie de ses hommes et rentrera en Angleterre ayant« perdu tout espoir de connaître la gloire en [se] rendant utileà [ses] semblables » (p. 282). Son revirement témoigne ainside la valeur cathartique et morale de l’histoire de Franken-stein. Si les lettres initiales créent un effet d’attente, dès l’in-cipit (« Vous vous réjouirez d’apprendre que nul désastre n’amarqué le début d’une entreprise pour laquelle vous nourris-siez de si funestes pressentiments »), les dernières scellent ledestin des deux aventuriers, tirent la leçon du conte tout ensemant le doute quant au devenir du monstre perdu dans les« ténèbres » (p. 291).

Quant à Mrs Saville, dont nous ignorons le contenu deslettres, elle est la destinataire de l’ensemble des récitsenchâssés et des lettres de Walton, occupant la place du lec-teur qui peut, en dernière instance, s’identifier à elle. Il n’estpas anodin que cette lectrice soit une femme, apparemmentpleine d’ « amour et de bonté » (p. 25), éloignée des expé-riences-limites que lui raconte son frère. Elle représente ainsile pôle féminin, maternel, familial auquel Frankenstein a pré-tendu passer outre.

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Séance 4 Frankenstein, savantdémiurgique et apprenti sorcier

Support : lecture analytique du chap. 4, p. 71 (« La com-position de l’organisme… ») au chap. 5, p. 80 (« … ladéception complète »). Objectif : étudier la figure du savant fou en analysant lerécit de la création du monstre.Durée : 1 heure.

> Questions

1/ Comment Frankenstein en vient-il à concevoir son pro-jet de créer un être humain ? En vous reportant aux chapitres1 à 4, vous récapitulerez les étapes et les moyens mis enœuvre pour ce projet.

2/ Quelles sont les motivations du jeune savant ? Quelstabous transgresse-t-il ? En a-t-il conscience ?

3/ Comment s’exprime le retournement du rêve en cau-chemar éveillé, au début du chapitre 5 ? Quels sens peut-ondonner aux cauchemars qui assaillent Frankenstein durantson sommeil après la création du monstre (p. 79) ?

4/ Étudiez l’importance du thème du regard dans cettescène de création (p. 78-80) et montrez que la relation ini-tiale entre le créateur et sa créature va déterminer le destinde celle-ci.

> Éléments de réponse1/ Une irrésistible quête initiatique, de l’alchimie à la science moderne

Né à Genève (comme Rousseau) dans une famille bour-geoise, Victor vit une enfance heureuse (p. 51, 53) et éprouvetrès tôt l’ardent désir de « percer les secrets du ciel et de laterre » (p. 52). À treize ans, il lit avec passion les ouvrages alchi-mistes de la Renaissance et du Moyen Âge (Agrippa, Paracelse,Albert le Grand) que son père qualifie de « fadaises » sans pourautant réussir à l’en détourner. On remarquera comment, dès cerécit de jeunesse, Frankenstein place sa vie sous le signe d’undestin tragique (relever les nombreuses occurrences à ce sujetp. 49, 53, 54, 58, 66, 68…) dont il semble en partie imputerla responsabilité à son père (p. 54, 55, 64…).

Deux ans plus tard, le jeune Victor va pourtant renierl’occultisme pour se tourner vers la science moderne, à lafaveur d’un violent orage qui lui révèle les pouvoirs de l’élec-tricité tandis qu’un physicien lui expose la théorie de Galvani(p. 57). Ainsi, le récit de l’initiation de Victor offre uncondensé de l’histoire des sciences.

À dix-sept ans, Frankenstein entre à l’université d’Ingol-stadt au moment même où sa mère meurt de la scarlatine.Deux de ses professeurs, M. Krempe et M. Waldman, lui van-tent les pouvoirs de la science moderne contre les « pro-messes utopiques » des sciences occultes alors que le jeuneapprenti croit secrètement pouvoir accomplir le Grand Œuvregrâce aux moyens offerts par la physique et la chimie de sontemps, mettant ainsi la raison scientifique au service de safolie. Deux années durant, il se voue « corps et âme » à sesétudes, faisant montre d’un zèle et de progrès « fulgurants »(p. 70). Cherchant l’origine de la vie, il s’acharne à étudier lamort, passant « des jours et des nuits dans des caveaux etdes charniers » jusqu’à ce que la lumière jaillisse desténèbres : Victor perce « le secret de la création et de la vie »et devient « capable d’animer la matière inerte » (p. 72). Saquête obsédante le rend insensible aux charmes de la natureestivale et oublieux de ses proches (p. 76).

2/ Savoir, pouvoir et gloire

Le narrateur justifie sa recherche acharnée par une insa-tiable curiosité envers les mystères du monde et de la vie(p. 50, 52, 54, 55, 71) et le désir d’être le bienfaiteur del’humanité en découvrant le secret de l’immortalité : « Larichesse ne comptait pas à mes yeux, je rêvais seulement à

ÉTAPE 2 : Un roman phi losophique et moral

Colin Clive dans le film Frankenstein de James Whale, 1931.

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la gloire qui serait mienne si, bannissant la maladie de l’or-ganisme humain, je parvenais à rendre l’homme invulnérableà tout sauf à une mort violente ! » (p. 56). La phrase montrebien l’intrication des motivations du savant : au-delà de sesbuts intellectuels et philanthropiques, le démiurge poursuit laquête narcissique de sa « gloire » qui le rendrait supérieur àses semblables. C’est cet orgueil démesuré que dénonce laromancière à travers la voix de son personnage repenti etcruellement désillusionné : « Voilà ce qui a été accompli,s’écria l’âme de Frankenstein, mais j’irai plus loin, beaucoupplus loin. Mettant les pieds dans les pas de mes prédéces-seurs, j’ouvrirai une voie nouvelle, j’explorerai des pouvoirsnouveaux et j’exposerai au monde les mystères les plusintimes de la création » (p. 66, voir aussi p. 74).

« Prométhée moderne » selon le sous-titre du roman, Fran-kenstein transgresse les limites de l’humanité en profanant lessecrets de la naissance et de la mort. Désireux de créer la vieen éliminant le rapport des sexes, il explore la mort, viole lessépultures : « je traquais la nature jusque dans ses replis lesplus intimes. Qui concevra l’horreur de mes travaux occultes[…]. J’avais, dans ma quête, perdu et mon âme et ma sensibi-lité. » (p. 75). La dimension rétrospective du récit montre bienque le personnage devenu narrateur de sa propre histoire estdésormais conscient du sacrilège commis, alors que le jeunesavant qu’il était semble occulter tout questionnement moralmême si « souvent [son] humanité [le] faisait [se] détourneravec dégoût de [sa] tâche. » C’est d’ailleurs à ce moment queFrankenstein, en une courte digression, souligne la valeurmorale de son histoire à destination de son interlocuteur, Wal-ton : « Que mon exemple, à défaut de mes préceptes, vousaide à mesurer le danger inhérent à l’acquisition du savoir.Sachez que l’homme qui imagine le monde limité à sa villenatale est beaucoup plus heureux que celui qui aspire à deve-nir plus grand que ne lui permet sa nature » (p. 73).

3/ Un rêve devenu cauchemar

Si Frankenstein a mené son projet avec une folle exalta-tion, il finit par enfanter dans l’horreur. Le début du chapitre 5,matrice du roman (cf. séance 2), exploite l’atmosphère des« histoires de fantômes » destinées à faire peur, avec lesquellesMary Shelley voulait « rivaliser » (p. 11). Tout y est : la « nuitlugubre de novembre », pluvieuse de surcroît, le savant tra-vaillant à la « lueur vacillante » de sa chandelle, dans « uneanxiété proche de l’agonie », l’accablement face à la « catas-trophe » au lieu d’un émerveillement triomphal, le désir ferventqui se transforme en un « sentiment d’horreur et de dégoûtirrépressible ». La naissance du monstre, vue comme un cau-chemar éveillé, vaut d’autres cauchemars à Victor une foisendormi : il se voit étreindre Elisabeth, qui en meurt aussitôt etse transforme en mère morte. On ne saurait mieux exprimer leretour du refoulé et la culpabilité du savant : l’enfantement de

la créature apparaît lié à un désir de meurtre symbolique desfemmes autant qu’à un fantasme incestueux. Frankensteinaurait pu être un cas d’école pour la cause freudienne.

4/ Un rejeton maudit par son père

De même qu’Œdipe se crève les yeux après s’être décou-vert fils parricide et incestueux, Frankenstein se retrouve « inca-pable de supporter la vue de l’être qu[il] avait créé » (p. 79). Enfouillant les tombes et les cadavres, le savant fou a vu ce qu’ilne fallait pas voir, ses « yeux se révulsaient devant les détails de[ses] activités » (p. 75). Il est puni par où il a péché, désormaisobsédé par la vision insoutenable de son œuvre. Le champ lexi-cal du regard, omniprésent dans cet extrait, ne dit pas seule-ment l’interdit et sa transgression, il pose aussi la question del’identité du monstre. Le premier signe de vie de celui-ciconsiste à ouvrir son « œil jaune et terne » (p. 78), et le portraitque fait de lui son créateur insiste sur ses « yeux aqueux »comme s’ils étaient le comble de sa laideur. Ce monstre« hideux » renvoie à Frankenstein la vision insupportable de sapropre monstruosité, dont il prend aussitôt conscience en assi-milant sa progéniture à une créature infernale « telle que Dantelui-même n’en aurait pu concevoir » (p. 80).

Rejetant son fils dès sa naissance, le père dénaturé scellele destin de la créature, appelée à être rejetée par tous du faitde sa laideur. On ne naît pas monstre, on le devient à travers leregard d’autrui : c’est ce que va démontrer la suite du roman,qui développe également le thème romantique de l’être mau-dit. À comparer au poème de Baudelaire, « Bénédiction » auseuil des Fleurs du mal : victime de la malédiction maternellequi voit en lui un « monstre rabougri », le poète se trouveensuite en butte à l’hostilité des hommes, relatée en destermes qui pourraient qualifier le monstre de Frankenstein :

« Tous ceux qu’il veut aimer l’observent avec crainte, Ou bien, s’enhardissant de sa tranquillité, Cherchent à qui saura lui tirer une plainte, Et font sur lui l’essai de leur férocité. »

En prolongement de cette étude, on pourra montrer auxélèves une ou deux adaptations cinématographiques de cettefameuse séquence de la création du monstre, choisies dansle film de James Whale ou celui de Kenneth Branagh(cf. séance 9).

Séance 5 Un monstre pathétique, mi-Adam, mi-Satan

Support : lecture analytique du chapitre 16, p. 181 à 191.Objectif : comprendre l’ambivalence du monstre, partagéentre sa bonté naturelle et sa méchanceté acquise à forcede souffrir de solitude.Durée : 1 heure.

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Séries générales

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> Questions1/ Retracez brièvement les étapes de la vie du monstre

depuis sa venue au monde, telles qu’il les raconte dans leschap. 11 à 15.

2/ Pourquoi ce chapitre 16 constitue-t-il un momentstratégique dans l’histoire du monstre et de son créateur ?

3/ Comment se manifestent dans ce chapitre l’intelli-gence, la sensibilité et la sociabilité du monstre ?

4/ Comment justifie-t-il sa déclaration de guerre à l’huma nité et les premiers crimes qu’il commet ?

> Éléments de réponse1/ L’auto-apprentissage de l’humanité

C’est dans le décor sauvage et sublime du massif duMont-Blanc, au sommet du Montanvert, que le monstrecontraint son créateur à écouter son histoire. Sa confessiontient à la fois de la Genèse (lui-même se compare à un nou-vel Adam, p. 133 et 172) et du récit d’apprentissage.L’auto-éducation de la créature est influencée par les théo-ries de Locke et de Rousseau que connaît bien Mary Shelley : c’est par une démarche entièrement empirique quele monstre développe peu à peu sa connaissance du mondeet son intelligence et, comme Rousseau le disait de lui-même dans ses Confessions, il « sent » avant de « penser ».À partir de ses expériences sensibles, le monstre raisonnepar analogie, établissant des comparaisons et des différen-ciations entre ses différentes perceptions ; il paraît ainsirefaire à sa façon le parcours-type de l’enfant imaginé parRousseau dans l’Émile, passant de pures sensations à la raison sensitive puis à la raison intellectuelle et enfin à laconscience morale. La dimension philosophique du passagefait peu de cas de la vraisemblance romanesque : la créatureapprend aisément à parler mais aussi à lire en bénéficiantdes leçons prodiguées à la jeune Safie par la famille deLacey, sans se faire surprendre !

Sa progression, depuis la sensation du monde environ-nant et la découverte du feu, jusqu’à la lecture du Paradisperdu, mime en accéléré l’évolution de l’humanité, à laquellele monstre semble bien appartenir. Observant la famille deLacey, où règnent l’amour et la générosité, il éprouve sapropre bienveillance naturelle, ressentant « affection et respect » envers ceux qu’il considère « naïvement » commeses « protecteurs ». Sa bonté va cependant être cruellementdéçue par l’hostilité qu’inspire immédiatement à autrui la vuede sa difformité : seul le vieux de Lacey, aveugle, accueillefavorablement le monstre, agressé par les autres membres dela famille qui le surprennent aux pieds du vieillard. Ce rejet,redoublant la malédiction originelle de son créateur, va déci-der de la métamorphose d’Adam en Satan.

2/ Du bon sauvage à la bête sauvage

Le chapitre 16 constitue un moment important dans ladynamique narrative. Il est situé à la fin de la confessionautobiographique du monstre rapportée par Frankenstein quireprend la parole dès le chapitre suivant. Sur le plan de lafiction, il a une importance stratégique pour la créature quiveut persuader le savant de lui créer une compagne afin demettre un terme à sa violence vengeresse. Sur le plan durécit, il explique au lecteur les circonstances du meurtre deWilliam et des fausses accusations portées contre Justine(épisodes racontés du point de vue de Frankenstein dans leschap. 7 et 8), tout en renforçant le sentiment de compassionenvers le destin tragique du monstre.

Victime de la méprise de Félix de Lacey (chap. 15), lacréature qui incarnait jusque-là une sorte de bon sauvage envoie de civilisation se comporte en « animal sauvage »(p. 181) cherchant « refuge dans les bois » (p. 185), commes’il se conformait à l’image que les autres ont de lui. La souf-france d’être rejeté par ceux-là mêmes qu’il aimait le plongedans une rage destructrice, « poussant d’horribles hurle-ments », et souhaitant « répandre autour de [lui] la ruine et la

Frankenstein de Mary Shelley, couverture d’une édition de 1881

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destruction » (p. 182). Il précise toutefois qu’ilne s’en prend d’abord qu’à des objets inani-més, se sentant initialement « incapable denuire à une créature humaine » (p. 184). Or,c’est aussi dans ce chapitre que le monstre vainitier sa série de crimes, et déclencher uneinfernale machine de guerre contre son créa-teur à qui il demande une compagne.

3/ Un être ambivalent

Tout en expliquant sa conversion au mal,le monstre témoigne de ses qualités de cœur etd’esprit qui font son humanité. Sans mêmeparler de son éloquence, on relèvera son apti-tude au raisonnement qui s’efforce de tempérerson impétuosité : « en songeant à la scène quis’était déroulée dans le chalet, je ne pusm’empêcher d’en déduire que j’avais tiré desconclusions trop hâtives et que j’avais sansaucun doute agi de manière imprudente » (p. 182). Il suggère ainsi sa supériorité en ce domaine sur son créateur qui a suiviaveuglément ses passions sans réfléchir aux conséquences deses actes ni faire son autocritique. Il met également son intel-ligence et ses récents apprentissages au service de sarecherche de Frankenstein (p. 185).

Son désespoir ne l’empêche pas de rester sensible à lanature (p. 186-187), contrairement, là encore, à Franken-stein indifférent au monde durant l’élaboration de son projetdélirant. Enfin, la manière dont il porte spontanémentsecours à la jeune fille tombée dans le fleuve témoigne de sabienveillance persistante et de sa sociabilité, qui le portentaussi à espérer trouver un ami en la personne d’un enfant apriori dépourvu de préjugés.

4/ Le mal naît du malheur

Tout le chapitre est construit à la manière d’un autoplai-doyer du monstre doublé d’un réquisitoire contre l’humanitéet spécialement contre Frankenstein, auxquels est déclaréeune « guerre sans merci » (p. 182) à titre de vengeance dessouffrances subies. Maudit par son créateur et rejeté partous, le monstre se compare à Satan, l’ange déchu, révoltécontre la Création. Son argumentation consiste à développerce qu’il avait affirmé à Frankenstein au début de leurconfrontation : « J’étais bienveillant et bon ; la misère a faitde moi un monstre. Rendez-moi heureux et je redeviendraivertueux » (p. 133). À travers le personnage du monstre sansnom, la romancière invite ainsi à réfléchir sur l’origine du mal

et des crimes qu’elle semble imputer à un excès de malheursbien plus qu’à une supposée « monstruosité » innée.

Tels que les raconte le monstre, le meurtre de William etla malveillance exercée contre Justine semblent dus auhasard de ces deux rencontres, ainsi qu’au désir de revanchené des mortifications. Face à Justine endormie dont il ima-gine par avance l’hostilité, le monstre inverse les rôles dubourreau et de la victime : « elle expierait mon meurtrepuisque j’étais à jamais privé de tous les bienfaits qu’elleétait en mesure de dispenser. Le crime prenait sa source enelle : qu’elle paie ! » (p. 191). De même, c’est aux hommesqu’il impute son propre apprentissage de la barbarie, commesi le monstre véritable n’était pas celui que l’on croyait :« Grâce aux leçons de Félix et aux lois sanguinaires del’homme, j’avais appris à faire le mal » (p. 191).

Séance 6 Le sacrifice des femmes

Support : l’ensemble du roman.Objectif : proposer un sujet d’exposé sur la fonction despersonnages féminins dans Frankenstein.Durée : 1 heure.

Un ou plusieurs élèves prépareront un exposé sur cettequestion qu’on pourra formuler de manière générale (quelsrôles jouent les personnages féminins dans Frankenstein ?)ou plus précise (« Comment et pourquoi les femmes jouent-elles le rôle de victimes dans Frankenstein ? »).

Frankenstein, le monstre (Boris Karloff) avec la fillette dans le film de James Whale, 1931

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On pourra aider les élèves en leur indiquant les pistes derecherche suivantes :

– Dresser la liste et les caractéristiques des personnagesféminins par ordre d’apparition dans le roman : MargaretSaville, Caroline Beaufort, Elisabeth Lavenza, Justine Moritz etsa mère, Agatha de Lacey, Safie, et enfin la compagne avortéedu monstre.

– Montrer comment ces femmes sont à la fois idéalisées(pas de personnage féminin négatif, hormis la mère de Jus-tine) et pour la plupart éliminées.

– Analyser la figure de la mère morte qui hante le romanautant que la conscience ou l’inconscient de son auteur :Walton n’évoque jamais sa mère, dont sa sœur semble occu-per la fonction ; Caroline Beaufort vit seule avec son père ; lamère d’Elisabeth est morte en couches ; la mère de Franken-stein meurt en soignant Elisabeth atteinte de scarlatine etréapparaît dans le cauchemar de son fils sitôt après la créa-tion du monstre ; Justine, Agatha, Félix et Safie sont égale-ment orphelins de mère.

– Réfléchir aux liens fantasmatiques entre le sacrificedes femmes, la mort des mères et la création du monstre horsrapport sexuel.

– Déplacer la réflexion sur le plan culturel et social enévoquant la difficulté d’être une femme écrivain au XIXe siècleet l’étonnement suscité par l’auteur de Frankenstein qui estd’ailleurs rappelé dans la préface : « cela me permettra derépondre d’une façon générale à la question qui m’est si sou-vent posée : comment l’idée d’une histoire aussi horrible a-t-elle pu germer et se développer dans mon esprit alors quej’étais encore très jeune ? » (p. 7)

Séance 7 Évaluation : la destruction de la créature féminine

Support : extrait du chap. 20, du début à « obéissez-moi », p. 218-220. Objectifs : poursuivre la réflexion sur les rapports entre lecréateur et sa créature, et sur le sacrifice des femmes /s’entraîner à l’épreuve écrite du bac.Durée : 2 à 3 heures.Travail préalable : projeter si possible des extraits de LaFiancée de Frankenstein de J. Whale et du Frankensteinde Branagh montrant cette créature féminine.

> Sujets d’écriture au choix

1/ Commentaire de texte

Commentez l’extrait du chap. 20, du début à « obéissez-moi », p. 218-220.

Proposition d’axes du commentaire

I. Frankenstein détruit-il sa seconde créature au nom devaleurs humanistes ou d’un désir d’anéantir tout principe fémi-nin ?

II. Comment s’inverse le rapport de force entre le créa-teur et sa créature ?

III. Pourquoi la romancière détruit-elle le germe d’unsecond roman… qu’inventera le cinéma ?

2/ Écriture d’invention

Imaginez que Frankenstein réalise le vœu de sa créatureen lui créant une compagne. Vous raconterez la manière dontles deux monstres font connaissance et s’inventent un avenir,en alternant récit et dialogue au style direct.

Séance 8 Une fable cathartique

Support : l’ensemble du roman.Objectif : faire un bilan de l’étude du roman en analysantsa portée morale et philosophique. Durée : 1 heure.

Le travail sera mené en classe, au moyen d’une discus-sion collective ou d’une recherche en petits groupes sur lesdifférents thèmes de réflexion induite par le roman. Voiciquelques pistes possibles.

> La terreur et la pitié, ressorts de la catharsis

On expliquera la notion aristotélicienne de la catharsistragique, en montrant comment on peut l’appliquer au romande Mary Shelley. Destiné à « éveiller des frissons d’horreur »(préface p. 11), celui-ci en appelle constamment à la com-pas sion du lecteur envers les personnages qu’on ne sauraitséparer clairement entre bons et méchants. En outre, la rela-tion entre Frankenstein et Walton met en abyme la valeurcathartique de l’histoire, qu’on peut assimiler à un conte phi-losophique et moral : « Que mon exemple, à défaut de mespréceptes, vous aide à mesurer le danger inhérent à l’acquisi-tion du savoir » (p. 73) déclare le savant à l’explorateur quirenoncera effectivement à son projet ambitieux, pour préser-ver la vie de ses hommes.

> Les dangers du progrès scientifiqueL’histoire tragique de Frankenstein éveille la méfiance

envers les délires de la raison et l’ambition démiurgique dusavant en quête d’immortalité, de l’apprenti sorcier qui neréfléchit pas aux conséquences morales de ses expériences.On pourra revenir sur les résonances du roman à notre

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ÉTAPE 3 : La postéri té de Frankenstein (prolongements)

Séance 9 Frankenstein au cinéma et le mythe du savant fou

Supports : extraits des films de J. Whale, K. Branagh etT. Burton.Objectifs : analyser diverses adaptations cinémato gra phi -ques du roman et proposer des lectures cursives complé -mentaires. Durée : 1 à 2 heures.

On choisira soit d’étudier un filmdans son intégralité, soit de menerl’étude comparée d’extraits de troisfilms (J. Whale, Frankenstein, 1931 ;K. Branagh, Frankenstein, 1995 ;T. Burton, Edward aux mainsd’argent, 1991) autour de certainséléments, notamment :

– les scènes d’ouverture et declôture, à comparer au début et àla fin du roman ;

– le lieu et les moyens de lacréation du monstre, en soulignantles effets de contraste entre l’ar-chaïsme et la modernité, ou bienentre le réalisme et le fantastique ;

– les scènes pathétiques mon-trant la souffrance du monstre,rejeté en raison de sa différence ;

– les transformations du romanou les ajouts d’épisodes inventés

par Whale et Branagh : la scène de la noyade de l’enfant(Whale) et la création de la compagne du monstre à partir ducadavre d’Elisabeth (Branagh) ;

– les différents choix esthétiques relevant du genre du« film de monstre ».

Propositions de lectures cursives (œuvres intégrales ouextraits) autour de la figure du savant fou devenue un stéréo-type de la culture populaire :

Poe, « Petite discussion avecune momie », in Nouvelles histoiresextraordinaires, Stevenson, Le Casétrange du Dr Jekyll et Mr Hyde(1886) ; Villiers de l’Isle-Adam, L’Èvefuture (1886) ; Schwob, « LaMachine à parler », in Le Roi aumasque d’or (1892) ; Verne, Le Châ-teau des Carpathes (1892) ; Wells,L’Ile du Docteur Moreau (1896) ;Jacques, Docteur Mabuse (1921) ;Fleming, James Bond contre DocteurNo (1958) ; Houellebecq, La Possibi-lité d’une île (2005).

* Professeur de Lettres.

époque de débats bio-éthiques autour de la procréation arti-ficielle et du clonage. Plus généralement, Mary Shelley posela fameuse question de la science sans conscience : si« tout est possible » techniquement, tout ne l’est pas mora-lement.

> Le roman d’une éducation manquéeFrankenstein offre aussi une réflexion critique sur la rela-

tion père / fils, à travers les rapports entre Alphonse et VictorFrankenstein, puis entre le savant et sa créature. Dans lesdeux cas, il s’agit de pointer les échecs de l’éducation. Lepère de Frankenstein n’a pas su détourner son fils de sesdangereuses passions ; celui-ci, aveuglé par son fantasme detoute-puissance, veut non seulement façonner un être à sonimage mais rejette sa progéniture dès sa naissance en le

voyant laid et difforme. Puis il fuit, abandonnant son « fils » àson triste sort, sans faire son éducation ni jouer le rôle demédiateur entre sa créature et le reste du monde.

> Une réflexion sur l’injustice et l’intoléranceL’histoire de la famille de Lacey, qui peut apparaître

comme une digression au cœur du roman, illustre le thèmecentral de l’injustice qui frappe des innocents. Il en va demême pour l’arrestation de Justine, exécutée pour un crimequ’elle n’a pas commis. Les apparences étaient contre elles, àl’instar du monstre dont la difformité physique inspire l’effroiou la fuite immédiate de tous les humains. Or, la créature nedevient un monstre qu’à force d’être vue comme tel, et renvoieaux hommes l’image même de leur inhumanité.

Frankenstein, Boris Karloff, le monstre,dans le film de James Whale, 1931

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É C R I T D U B A C 1res générales et technologiques

> Déroulement de la séance

Étape 1 Lancement de l’activité

– Reprise collective des recherches effectuées par les élèveset explication de certains passages du texte si nécessaire.

– Synthèse écrite des renseignements collectés, en vuede préparer l’introduction.

Il est important que les élèves effectuent un tri pertinent

dans leurs informations, pour éviter les introductions troplongues, qui montrent souvent le souci, légitime, de montrerleurs connaissances. Mais les premières étapes de l’introduc-tion doivent amener l’étude du texte : il est donc essentielqu’elles révèlent une cohérence et une progression.

Étape 2 Approche globale du texte

– Définir le genre et la forme du discours.– Dégager l’idée générale du texte.– Identifier le type de texte et le(s) registre(s).– Dégager la structure du texte.– Proposer un axe directeur d’étude, une probléma-

tique provisoire ; celle-ci pourra être précisée ou améliorée auterme de l’étude si nécessaire.

On attirera l’attention des élèves sur l’importance du para-

texte, ce dernier leur fournissant des indications importantes.

Éléments de réponse

– Pour définir le genre et la forme du discours, l’élèves’appuiera sur le paratexte (et ses recherches) et cherchera laconfirmation de ses hypothèses dans le texte.

Le texte proposé, tiré du roman Pantagruel, est l’extraitd’une lettre de Gargantua à son fils Pantagruel. Ceci nous estindiqué dans le paratexte, mais trouve sa justification dans lasituation d’énonciation (présence des indices personnels dela 1re et 2e personnes).

– Pour dégager l’idée générale d’un texte, l’élève repé-rera aisément les champs lexicaux dominants et les procédésd’écriture les plus remarquables.

Comme le montre l’emploi des impératifs et subjonctifsde souhait, il s’agit d’une lettre constituée de recommanda-tions et d’encouragements, qui doit servir de guide à l’éduca-tion de Pantagruel ; ce thème est repérable par le lexique de

PRÉSENTATION

Cette séance propose une méthodologie progressiveconduisant à l’élaboration du commentaire d’un texte. Cedernier est l’extrait de Pantagruel (voir corpus, p. 54) : ilest adapté aux élèves de 1re dans le cadre de l’étude d’un

mouvement culturel, l’Humanisme ; il sert ainsi de rappeldes méthodes. Il peut en outre servir de support pour uncommentaire guidé en classe de 2de, puisqu’il aborde le

thème de l’éducation (thème proposé pour l’objet d’étudede l’argumentation).

OBJECTIF

Comment élaborer un plan détaillé.

MÉTHODOLOGIE

> Travail préparatoire sur le texte L’objectif est que les élèves aient déjà eu une première

approche du texte et de ses contextes avant que ce dernier nesoit étudié en classe. On leur demandera donc unerecherche :

– sur Rabelais, en privilégiant les éléments éclairant letexte ;

– sur l’œuvre et l’idée générale du chapitre VIII ;– sur le vocabulaire, tous les termes n’étant pas néces-

sairement compris.

Entraînement au commentaire :élaborer le planPar Jacqueline Turgis-Le Boursicaud*

S O M M A I R E

Présentation > p. 48

Objectif > p. 48

Méthodologie > p. 48

Travail préparatoire sur le texte

Déroulement de la séance

Corpus > p. 54

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49Nouvelle Revue Pédagogique - Lycée / n° 36 / septembre 2009

1res générales et technologiques É C R I T D U B A C

l’apprentissage et celui des matières ou des connaissances àacquérir.

– Identifier le type de texte et définir le registre suppo-sent de s’interroger sur une fonction importante de cettelettre : quelle est l’intention de Gargantua en adressant cettelettre à son fils ? Quel est l’effet recherché ? On n’attendraque les principaux éléments de réponse, l’analyse détailléedu texte n’ayant pas encore été effectuée.

L’intention de Gargantua est de convaincre et persuaderPantagruel du bien-fondé de cette éducation, de l’amener àsuivre ce programme, de lui en faire percevoir les enjeux.Cette lettre a donc une dimension argumentative et didac-tique. On pourra remarquer le caractère injonctif (impératifs)de ce discours mais sous une forme atténuée (voir les sub-jonctifs de souhait).

– Dégager la structure du texte :

L’élève étudiera la présence (ou non) de paragraphes,l’idée générale de chacun, la progression du texte, et lesconnecteurs logiques (ou le lien entre les différentes étapes).

Le premier paragraphe énumère les disciplines à étudier,le deuxième insiste sur les sciences de la nature, le troisièmefait se succéder connaissance de l’homme et connaissancedes textes religieux (la Bible). Enfin, le dernier paragrapheconcerne l’éducation de l’esprit ou de l’âme en développantles qualités morales et en manifestant le respect de Dieu.Les connecteurs logiques (« Et », « Puis », « Mais ») ryth-ment les différentes étapes du programme éducatif.

– Proposer un axe directeur d’étude, une problématique :

À partir des remarques faites précédemment, en sélec-tionnant les éléments importants, l’élève pourra dégager unaxe qui lui servira de fil conducteur dans son commentaire etlui permettra de bâtir le plan.

Comment cette lettre d’un père à son fils construit-elleun idéal éducatif et humaniste ?

Étape 3 Analyse méthodique du texte

On pourra mener cette étape sous la forme d’un tableauselon l’exemple suivant :

– On choisira les instruments d’analyse généraux en lesadaptant aux genre, forme du discours, type de texte etregistre repérés précédemment.

– On insistera sur la nécessité de développer l’analyse etl’interprétation des procédés d’écriture afin de pouvoirconstruire un plan pertinent.

Par exemple :– l’étude des temps (impératifs et subjonctifs de sou-

hait) permet de mettre en évidence l’aspect injonctif du pas-sage, mais le ton est adouci par les subjonctifs et évoquemoins un ordre qu’une incitation, que la volonté de créer unedynamique de l’apprentissage ;

– le repérage du présent de vérité générale (dernier para-graphe) indique la valeur générale de l’affirmation (« sciencesans conscience n’est que ruine de l’âme »), formule quiconcentre plusieurs procédés d’écriture ;

– plus généralement, les procédés liés à l’argumentation(énumération des exemples, justification des choix…) serontparticulièrement étudiés.

Étape 4 Élaborer le plan détaillé

Rappel des principes d’organisation

– Retour à la problématique définie à la fin de l’étape 1car elle constitue le fil conducteur de l’étude.

– Choix de deux à trois parties en fonction des analyseset interprétations dégagées ; il est important de vérifierqu’elles montrent clairement un lien avec la problématique.

– Organisation de ces parties mettant en évidence la pro-gression du raisonnement (progression allant traditionnellementvers la dimension symbolique du texte ou vers ses enjeux) ; onpeut conseiller aux élèves de formuler les titres de parties sousla forme d’une phrase (voir exemple ci-dessus) afin qu’ils per-çoivent mieux les liens et la dynamique de l’analyse.

– Construction pour chaque partie de sous-parties : argu-ment, exemples commentés grâce à l’analyse des procédésd’écriture.

Exemple de plan détaillé1. Une lettre d’un père à son fils

A) Les caractéristiques de la lettre (énonciation)B) Son caractère injonctif et incitatifC) La relation père-fils 2. Mettant en place un programme éducatif

A) Une structure rigoureuse et signifianteB) L’énumération des disciplinesC) Les méthodes d’apprentissage3. Pour la naissance d’un homme nouveau

A) Un savoir encyclopédiqueB) Mû par la curiosité et le refus de l’obscurantismeC) Dans le respect des valeurs morales, guidé par Dieu

ProlongementSelon le niveau de la classe concernée et la place de la

séance dans l’année, on demandera aux élèves de rédigertout ou partie du commentaire.

* Professeure de Lettres.

Instruments Repérages Analyse et Axes

d’analyse Interprétation

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50 Nouvelle Revue Pédagogique - Lycée / n° 36 / septembre 2009

O R A L D U B A C 1res générales et technologiques

– Molière, Le Malade imaginaire, acte II, scène 6(extrait), 1673 [texte C p. 55].

– Jean Tronchin, Encyclopédie, article « Inoculation »(extrait), 1751-1772 [texte D p. 55].

– Émile Zola, Le docteur Pascal, chapitre I (extrait),1893 [texte E p. 56].

– Albert Camus, La Peste, début du chapitre final, 1947[texte F p. 56].

OBJECTIFS– Consolider ses connaissances en histoire littéraire ou

histoire des mouvements culturels.– Établir des relations entre les époques et les mouve-

ments à travers un thème commun ; étudier l’évolution dansle traitement d’un thème.

– Mettre en perspective les textes.

MÉTHODOLOGIE

Deux démarches sont possibles

– On pose, de manière progressive, les questions après ladécouverte du corpus par les élèves et une brève étude destextes, afin de résoudre les éventuelles difficultés de compré-hension. Le questionnement permet alors de mener vers uneétude plus précise des textes.

– On propose le questionnement après l’étude du corpus,en guise de synthèse et de vérification de la compréhension.

Nous nous situons dans ce deuxième cas, afin que lequestionnement apparaisse bien comme un entraînement à

l’entretien.Dans la pratique de l’oral, l’enchaînement des questions

et leur formulation pourront sans aucun doute être modulés,en fonction des réponses proposées par l’élève, comme nousle faisons lors de l’examen du baccalauréat.

> Avant le début de l’exercice On énoncera ou rappellera les règles et contenu de l’en-

tretien :

– des questions posées par l’examinateur qui s’appuie surle descriptif d’activités de la séquence concerné, sur l’objetd’étude concerné, le titre de la séquence, la problématique

PRÉSENTATION

Le corpus choisi parcourt une longue période, du XVIe au

XXe siècle, et aborde les relations entre littérature et science,en mettant plus particulièrement en évidence la médecine et

la figure du médecin. Il nous a paru intéressant de choisircet axe directeur car il permet d’étudier comment le champ

médical investit le domaine littéraire et de s’interroger sur

les enjeux de cette présence, et ce, dans différents genres. Ilpermet aussi de réfléchir à la complémentarité de la science

et de la littérature, trop souvent présentées comme rivalesou antithétiques.

En outre, la perspective chronologique permet de saisir àla fois les nuances, voire les oppositions dans cette représen-tation et les constantes. Ceci permet à l’élève d’observer lesvariations d’un siècle à l’autre, mais surtout de percevoir les

relations entre les mouvements culturels et littéraires lui évi-tant ainsi une vision trop souvent schématique de l’histoirelittéraire.

Ce corpus sert de support à un entraînement à l’entretien

qui constitue une partie de l’épreuve orale. Il s’adresse doncen priorité aux élèves de 1re (toutes séries), dans la perspec-tive de l’objet d’étude sur l’argumentation. Mais la méthodo-logie proposée peut s’appliquer, avec quelques aménage-ments, à des élèves de 2de et constitue une alternative auxexposés.

> Corpus– François Rabelais, Pantagruel, chapitre 8 (extrait),

1532 [texte A p. 54].– Ambroise Paré, Le Discours de la Licorne (extrait),

1580 [texte B p. 54].

Préparation à l’épreuve orale :l’entretienPar Jacqueline Turgis-Le Boursicaud

S O M M A I R E

Présentation > p. 50

Objectifs > p. 50

Méthodologie > p. 50

Travail préparatoire sur le texte

Déroulement de la séance

Corpus > p. 54

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51Nouvelle Revue Pédagogique - Lycée / n° 36 / septembre 2009

1res générales et technologiques O R A L D U B A C

présentée et les études d’ensemble (nous laissons ici de côtéles lectures complémentaires) ; on rappellera que l’examina-teur n’attend pas une connaissance biographique détaillée desauteurs, mais que certains renseignements peuvent êtredemandés lorsqu’ils sont justifiés par le corpus (voir la ques-tion sur le médecin-écrivain) ;

– des réponses sans hésitation excessive, argumentées,justifiées par des retours au texte ;

– le candidat peut avoir sous les yeux les différentstextes du corpus, ainsi que son descriptif d’activités.

> Lancement de l’exercice On pourra interroger un élève en particulier, de préfé-

rence volontaire, devant la classe, dans le cadre de dixminutes, après, par exemple, une lecture analytique d’untexte du corpus.

Une autre forme est envisageable : interroger au hasard

des élèves les uns après les autres, ce qui crée une certainedynamique et oblige l’élève interrogé à tenir compte de l’inter -vention précédente.

Enfin, autre variante : demander aux élèves de trouver

dix questions qu’un examinateur pourrait poser, selon eux,sur le corpus. Cette démarche offre l’intérêt pour l’élève demener une réflexion personnelle sur la cohérence et les

enjeux du corpus (ce qui est aussi utile pour la question del’épreuve écrite), et pour le professeur de pouvoir accepter ourejeter, en expliquant pourquoi, certaines questions.

Questions possibles

1. Quel est le thème commun aux différents textes ?2. Que révèle la progression chronologique des textes ?3. De quel mouvement littéraire chaque texte est-il repré-

sentatif ? Pouvez-vous justifier ?4. Montrez comment le mouvement humaniste se

décline dans différents textes.5. Quels sont les différents regards portés sur la méde-

cine ou la figure du médecin ?6. Quels obstacles viennent s’opposer à l’action de la

science et de la médecine ? Pourquoi ?7. Quels sont les enjeux des différents textes ? Justifiez

le choix par les auteurs des genres et des registres.8. Quelle est la particularité de plusieurs auteurs du corpus

(en relation avec la thématique) ? Comment l’expliquez-vous ?9. Pourquoi la science / la médecine / le médecin inves-

tit-elle / il le domaine littéraire ? Quelles questions, pluslarges, sont posées à travers cette présence ?

10. En quoi la science et la littérature, le médecin etl’écrivain peuvent-ils avoir des fonctions communes ?

Éléments de réponse (exemples non développés)

Les réponses proposées peuvent être adaptées en fonc-tion des autres lectures faites par les élèves.

1. Sur la thématique du corpus (question 1)

Les différents textes évoquent tous, d’une façon plus oumoins marquée, la science et plus précisément la médecine,voire la figure du médecin. Dans le texte de Rabelais [texte Ap. 54], elle est évoquée dans l’énumération des matièresscientifiques du premier paragraphe, dans la connaissance dela nature (deuxième paragraphe) et la mention des médecinsde différentes religions ou civilisations. Le texte d’AmbroiseParé [texte B p. 54], après avoir démontré l’inefficacité de la« poudre de licorne », analyse l’attitude des médecins et leurrelation avec les patients. Le texte C [p. 55], met en scèneune auscultation peu orthodoxe, tandis que l’article de l’Ency -clopédie [texte D p. 55] défend la méthode de l’inoculation.Enfin, le texte E [p. 56] révèle, à travers un dialogue vif, lestravaux menés par le personnage éponyme, le docteur Pascal,et l’extrait du roman de Camus [texte F p. 56] met aussi enscène un médecin comme personnage principal.

2. Sur la progression chronologique des textes et les liens

entre différents mouvements culturels (questions 2, 3, 4)

Chaque texte renvoie à un siècle différent, le corpuss’échelonnant du XVIe au XXe siècle. Tout d’abord, on peutessayer de retrouver, pour chacun, le lien avec un courantculturel et/ou un genre littéraire important du siècle.

Ainsi, l’extrait de Pantagruel de Rabelais répond auxcaractéristiques de l’humanisme du XVIe siècle : placerl’homme au centre de la réflexion, de la pensée, et donc s’in-terroger sur son éducation, sa formation. Rabelais rappelle

« Ambroise Paré au chevet d’un blessé au siège de Metz »,fresque de la Sorbonne.

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(voir question 1) porteuse de connaissances objectives et rai-sonnées, elle est facteur de progrès, elle permet à l’hommede mieux vivre, voire d’échapper à la mort. Le médecin a àcœur d’aider les hommes, de soulager leurs souffrances.C’est, en ce sens, un humaniste.

Mais le texte d’Ambroise Paré montre aussi comment unmédecin peut manquer à une certaine éthique sous la pres-sion de ses patients ou de l’opinion commune. Plus grave, ilpeut revêtir l’habit du médecin sans avoir aucune desconnaissances et compétences nécessaires (Le Malade imagi-naire), abuser son patient voire s’abuser lui-même. Deuxreprésentations antithétiques de la médecine et du médecinpeuvent être donc dégagées, révélatrices des progrès et four-voiements de cette discipline.

Remarque : on trouvera dans les Essais de Montaignedifférents passages très critiques à l’égard des médecins(II, 37 ; III, 13).

4. Sur les obstacles (question 6)

La médecine, parce qu’elle se fonde sur une connais-sance raisonnée et objective, se heurte régulièrement auxcroyances, superstitions, plus généralement à l’obscuran-tisme voire à la religion : Ambroise Paré nie tout pouvoir à lapoudre de licorne et veut convaincre son lecteur par l’expé-rience ; Jean Tronchin dénonce « des scrupules fomentés parl’ignorance » et en appelle à « la partie pensante de lanation ». Enfin, le dialogue extrait du Docteur Pascal opposescience et religion, la science « qui va contre tout ce qu’il y a

52 Nouvelle Revue Pédagogique - Lycée / n° 36 / septembre 2009

O R A L D U B A C 1res générales et technologiques

l’importance des Anciens dans l’acquisition des connais-sances, et insiste sur l’étude des sciences, par la lecture maisaussi par la pratique, l’expérience, l’observation de la natureet du corps humain. L’enjeu est de connaître l’univers, maisaussi d’acquérir cette « parfaite connaissance de l’autremonde, qui est l’homme ». Cette démarche s’accompagne,pour l’humaniste du XVIe siècle qu’est Rabelais, d’unecroyance en Dieu et d’une lecture des textes religieux car« science sans conscience n’est que ruine de l’âme ». Letexte d’Ambroise Paré montre lui aussi l’importance de l’ex-périence pour la démonstration ou la réfutation et la volontéd’aller vers une connaissance plus raisonnée, rompant avec leMoyen Âge perçu comme obscurantiste au XVIe siècle.

Nous retrouvons dans l’article de Jean Tronchin descaractéristiques de l’Humanisme, ce qui n’est guère étonnantpuisque le mouvement philosophique des Lumières apparaîtsouvent, sur plusieurs points, comme le prolongement oul’amplification du mouvement du XVIe siècle. On remarqueradonc la méthode expérimentale, la volonté d’améliorer l’exis-tence de l’homme sur Terre, plus concrètement ici il s’agit desauver des vies, et la rigueur de la démonstration. La formede l’article et les enjeux de l’Encyclopédie (dont la volonté derassembler les connaissances n’est pas sans rappeler l’idéaldu savoir encyclopédique de Rabelais) sont aussi des caracté-ristiques de la philosophie des Lumières.

La science apparaît donc comme un moyen de connaîtreet de comprendre l’homme et le monde. On peut alors s’inté-resser à l’extrait du roman de Zola : le personnage du docteurPascal tente de comprendre, à travers « un champ tout natureld’observation », soit sa propre famille, le phénomène de l’hé-rédité. Il compile des documents, « recueillant et classanttout », à l’image du travail de Zola. On reconnaîtra donc lemouvement naturaliste, son appui sur la science et les travauxdes scientifiques et médecins de cette période.

L’extrait du roman de Camus révèle enfin un humanismemoderne (ou intemporel ?) : le docteur Rieux, tout en gardantla place du « témoin objectif » que lui permet son métier, veut,« selon la loi d’un cœur honnête » « rejoindre les hommes ».

Nous pouvons donc, malgré les siècles, percevoir un lien,un fil entre ces différents textes. Mais quelle place accorderau texte de Molière ? Son parti pris semble différent, puisqu’il« attaque » le médecin. Mais de quel type de médecin s’agit-il ? Le père et le fils sont des charlatans qui dissimulentleur ignorance sous des formules latines ou un jargon incom-préhensible au profane. Le but de Molière n’est pas si éloignéde ce que nous avons expliqué précédemment : dénoncer lesdysfonctionnements pour améliorer la société humaine, etceci par le rire ; « divertir et instruire », idéal classique que nerenieront pas plusieurs philosophes du XVIIIe.

3. Sur l’image de la médecine ou la figure

du médecin (question 5)

La majorité des textes donne une image positive de lamédecine et du praticien. Cette discipline scientifique est

Le Malade imaginaire de Molière, dessin pour le costume de Thomas Diafoirus, 1673.

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53Nouvelle Revue Pédagogique - Lycée / n° 36 / septembre 2009

1res générales et technologiques O R A L D U B A C

de sacré au monde » et tue « le respect », « la famille », « lebon Dieu ». Les résistances sont donc grandes car, commeMontesquieu l’écrira, la science est une connaissance raison-née, et non révélée, qui remettra souvent en cause lescroyances, superstitions, ou mythes religieux, et qui peutbouleverser une société traditionnelle en ébranlant ses fonde-ments.

Remarque : on pourra, dans le cadre de la reprise collec-tive, élargir la réflexion avec des textes du XVIIIe, ou desexemples d’opposition de l’Église (découverte de Galilée, pra-tique de la dissection…).

5. Sur les genres et registres (question 7)

Rabelais choisit la forme romanesque, ce qui lui permetde raconter l’histoire de deux personnages hors-normes et dedonner à son récit une dimension comique. On pourra biensûr mettre en parallèle la grandeur d’un géant avec la sommedu savoir encyclopédique. Plus précisément, la forme de lalettre met en évidence le discours, la série de recommanda-tions faites par un père soucieux de la formation de son fils.

La forme de l’essai convient davantage à une démonstra-tion ou une argumentation rigoureuse, organisée : c’est le casdes textes B et D. Molière choisit le théâtre et le registrecomique pour fustiger les médecins charlatans, et ainsi lesridiculiser. Enfin, la forme romanesque permet à Zola etCamus de donner au médecin la place du personnage princi-pal et d’accéder ainsi (on le voit dans le texte F) à ses pensées et réflexions sur sa fonction.

6. Sur les liens entre la médecine et la littérature,

le médecin et l’écrivain (questions 8, 9, 10)

Plusieurs auteurs du corpus sont aussi des médecins.C’est le cas de François Rabelais, Ambroise Paré et JeanTronchin. Le premier est surtout connu comme écrivain etl’une des fonctions de Pantagruel est, selon l’auteur, de dis-traire ses malades. Les deux autres trouvent dans l’écrit litté-raire un moyen de propager leurs expériences et conceptionsde la médecine, voire leurs idéaux. Il est donc intéressant devoir que les frontières entre science et littérature, médecineet littérature sont perméables… Le XVIIIe siècle en a donné demultiples exemples et l’Antiquité bien avant.

La présence de la science dans le domaine littéraire s’ex-plique notamment par l’évolution des idées, lorsqu’il s’agitpour les auteurs de montrer qu’elle est facteur de progrès.Mais la science apparaît aussi comme un moyen de déchiffre-ment du monde (voir Zola, voir le scientisme). Zola, d’unecertaine manière, construit son entreprise romanesquecomme une démonstration scientifique, une application litté-raire des théories de Claude Bernard notamment.

En outre, la référence à la médecine ou l’instauration dumédecin comme personnage romanesque induit la présencede la maladie, la possibilité de la mort et crée ainsi uneréflexion sur la condition humaine, les relations entre leshommes que l’on retrouvera par exemple chez Camus ; maiselle constitue aussi un efficace enjeu dramatique puisque le

médecin peut ou non guérir, acquiert un statut quasi magiqueou conserve les caractéristiques humaines (le docteur Rieux).

Enfin la médecine le médecin ou la maladie peut consti-tuer une métaphore intéressante : « la peste » est égalementune métaphore, et le docteur Rieux est aussi celui quitémoigne par l’écrit pour éviter que les rats ne reviennent.Tout en dressant la figure du médecin, Camus fait aussi leportrait de ce que doit être un écrivain.

L’écrivain serait-il alors le médecin de l’âme, de l’esprit,celui chargé par l’écrit de soigner les maux de la société ? Sil’on considère le principe de la catharsis et les fonctionsmorales qu’Aristote assignait à la tragédie, on pourrait pen-cher pour l’affirmative. Et si l’on considère aussi les enjeux,les idéaux des philosophes, des écrivains humanistes, pour-quoi pas ? Mais le remède peut aussi se révéler dangereux :Emma Bovary en est un exemple…

Remarque : autre exemple d’écrivain-médecin et demédecin comme personnage principal : Céline, le personnagede Bardamu.

> Bilan de l’exerciceOn pourra s’appuyer sur les réactions de l’élève, puis de

la classe, après cette « épreuve » : à quelles difficultés avez-vous été confronté ? à votre avis, quels sont les points positifsde votre entretien ? les points à améliorer, à travailler ?

On recueillera ensuite les remarques de la classe ; lesdivergences sont aussi intéressantes à exploiter.

On dressera alors, avec la classe, des critères d’évaluation

de l’entretien, sous la forme d’une grille que le professeur et laclasse pourront réutiliser lors d’un entraînement ultérieur :

– capacité à répondre aux questions posées ;– capacité à argumenter, à justifier par les textes et

documents ;– connaissance de la séquence (textes, documents) ;– compréhension des enjeux de la séquence ;– dynamique des interventions ;– niveau de langage.

> Prolongements possibles Ce corpus peut être évidemment aménagé avec d’autres

extraits ou donner lieu à des lectures complémentaires. Ainsi,la figure du médecin est aussi présente dans Le Médecin decampagne, de Balzac, la nouvelle du même nom de Kafka,Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit, de Céline. Elleapparaît, de façon négative et comique, dans Knock de JulesRomains (sans oublier d’autres pièces de Molière).

L’Œuvre au noir, de Marguerite Yourcenar est aussi inté-ressant pour la figure de Zénon (philosophe, médecin etalchimiste), la représentation de l’humanisme, la peinture decette période, la lutte contre l’obscurantisme.

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O R A L D U B A C 1res générales et technologiques

CORPUS

� Texte A

François Rabelais, médecin et écrivain de la Renaissance,

imagine les aventures de deux Géants, Gargantua et son fils,

Pantagruel. Dans une lettre devenue célèbre, Gargantua expose

à son fils un vaste programme éducatif.

J’entends et veux que tu apprennes les langues parfaitement.Premièrement la grecque comme le veut Quintilien¹. Secondement lalatine. Et puis l’hébraïque pour les saintes lettres², et la chaldaïque etarabique³ pareillement, et que tu formes ton style quant à la grecque, àl’imitation de Platon ; quant à la latine, à Cicéron. Qu’il n’y aithistoire4 que tu ne tiennes en mémoire présente, à quoi t’aidera lacosmographie5 de ceux qui en ont écrit. Des arts libéraux, géométrie,arithmétique et musique, je t’en donnai quelque goût quand tu étaisencore petit en l’âge de cinq à six ans ; poursuis le reste, et del’astronomie, sache tous les canons6 ; laisse-moi l’astrologie divinatrice,et l’art de Lullius7 comme abus et vanités. Du droit civil, je veux que tusaches par cœur les beaux textes, et me les confères avec philosophie8.

Et quant à la connaissance des faits de nature, je veux que tu t’yadonnes curieusement9 : qu’il n’y ait mer, rivière, ni fontaine dont tu neconnaisses les poissons, tous les oiseaux de l’air, tous les arbres, arbusteset fructices10 des forêts, toutes les herbes de la terre, tous les métauxcachés au ventre des abîmes, les pierreries de tout Orient et Midi11, rienne te soit inconnu.

Puis soigneusement revisite les livres des médecins grecs, arabes etlatins, sans contemner12 les Talmudistes et Cabalistes, et par fréquentesanatomies13, acquiers-toi parfaite connaissance de l’autre monde, quiest l’homme. Et par lesquelles heures du jour14 commence à visiter lessaintes Lettres. Premièrement, en grec, le Nouveau Testament etÉpîtres des apôtres, et puis en hébreu le Vieux Testament. Somme queje voie15 un abîme de science. [...]

Mais parce que selon le sage Salomon16 Sapience17 n’entre pointen âme malivole18, et science sans conscience n’est que ruine de l’âme,il te convient servir, aimer et craindre Dieu, et en lui mettre toutes tespensées, et tout ton espoir, et par foi formée de charité être à luiadjoint, en sorte que jamais n’en sois désemparé19 par péché. Aiesuspects les abus du monde, ne mets ton cœur à vanité20 ; car cette vieest transitoire mais la parole de Dieu demeure éternellement.

François Rabelais, Pantagruel, chapitre 8 (extrait), 1532.

1. Rhéteur latin, Ier siècle. 2. La Bible. 3. Langues utiles pour l’étudede la Bible. 4. Au sens d’Histoire (événements, description des lieux,des peuples…). 5. Étude de l’univers. 6. Les lois ou règles. 7. Alchi-miste espagnol du XIIIe siècle. 8. Que tu les mettes en relation avecla philosophie. 9. Avec un vif intérêt. 10. Pousse, rejeton. 11. Midi :Sud. 12. Mépriser. 13. Dissections. 14. Et pendant quelques heuresde la journée. 15. En somme, que je voie en toi... 16. Roi desHébreux. 17. Sagesse. 18. Malveillante. 19. Séparé. 20. Détourne-toi des futilités.

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� Texte B

Chirurgien français du XVIe siècle, Ambroise Paré, attaque

dans cet ouvrage les superstitions issues du Moyen Âge.

Je puis assurer, après l’avoir éprouvé plusieurs fois, n’avoir jamaisconnu aucun effet en la corne prétendue de Licorne1. Plusieurstiennent que si on la fait tremper en eau, et que de cette eau on fasse uncercle sur une table, puis que l’on mette dedans ledit cercle unscorpion, ou araignée, ou un crapaud, que ces bêtes meurent, et qu’ellesne passent aucunement par-dessus le cercle, voire que le crapaud secrève. Je l’ai expérimenté, et trouvai cela être faux et mensonger, carlesdits animaux passaient et repassaient hors du circuit du cercle, et nemouraient point. Mêmement2 ne me contentant pas d’avoir mis uncrapaud dedans le circuit de l’eau où la Licorne avait trempé, par-dessuslequel il passait et repassait, je le mis tremper en un vaissseau3 pleind’eau, où la corne de Licorne avait trempé, et le laissai en ladite eau parl’espace de trois jours, au bout desquels le crapaud était aussi gaillardque lorsque je l’y mis. Quelqu’un me dira que possible la corne n’étaitde vraie Licorne. À quoi je réponds que celle de saint Denis en France,celle du Roi, que l’on tient en grande estime, et celles des marchandsde Paris, qu’ils vendent à grand prix, ne sont donc pas vraies cornes deLicornes, car ç’a été de celles-là que j’ai fait épreuve. […]

Vous me direz, puisque les médecins savent bien, et publient eux-mêmes, que ce n’est qu’un abus de cette poudre de Licorne, pourquoien ordonnent-ils ? C’est que le monde veut être trompé, et sontcontraints lesdits médecins bien souvent d’en ordonner, ou pour mieuxdire, permettre aux patients d’en user, parce qu’ils en veulent. Que s’iladvenait que les patients, qui en demandent, mourussent sans en avoirpris, les parents donneraient tous la chasse aux dits médecins, et lesdécrieraient comme vieille monnaie.

Ambroise Paré, Le Discours de la Licorne (extrait), 1580.

1. On prétendait que la « corne de licorne » (pour Paré, en réalité ladéfense d’un narval) possédait des vertus extraordinaires contre lesplaies venimeuses et constituait notamment un contrepoison trèsefficace. 2. Qui plus est… 3. Un récipient.

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« Le petit Pantagruel entre dans la salle où son père se divertissaitavec ses amis », illustration de l’œuvre de Rablais, vers 1494.

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1res générales et technologiques O R A L D U B A C

� Texte C

Si Molière, dans cette pièce, se moque des hypo con driaques,

il ridiculise aussi les médecins incompétents qui dissimulent leur

ignorance derrière un jargon peu compréhensible.

MONSIEUR DIAFOIRUS : Nous allons, Monsieur, prendre congé devous.

ARGAN : Je vous prie, Monsieur, de me dire un peu comment jesuis.

MONSIEUR DIAFOIRUS lui tâte le pouls : Allons, Thomas, prenezl’autre bras de Monsieur, pour voir si vous saurez porter un bonjugement de son pouls. Quid dicis1 ?

THOMAS DIAFOIRUS : Dico2 que le pouls de Monsieur est le poulsd’un homme qui ne se porte point bien.

MONSIEUR DIAFOIRUS : Bon.THOMAS DIAFOIRUS : Qu’il est duriuscule3, pour ne pas dire dur. MONSIEUR DIAFOIRUS : Fort bien. THOMAS DIAFOIRUS : Repoussant4. MONSIEUR DIAFOIRUS : Bene5.THOMAS DIAFOIRUS : Et même un peu caprisant6. MONSIEUR DIAFOIRUS : Optime7. THOMAS DIAFOIRUS : Ce qui marque une intempérie8 dans le

parenchyme splénique9, c’est-à-dire la rate. MONSIEUR DIAFOIRUS : Fort bien. ARGAN : Non : Monsieur Purgon10 dit que c’est mon foie qui est

malade. MONSIEUR DIAFOIRUS : Eh ! oui : qui dit parenchyme, dit l’un et

l’autre, à cause de l’étroite sympathie qu’ils ont ensemble, par le moyendu vas breve, du pylore11, et souvent des méats cholidoques12. Il vousordonne sans doute de manger force rôti ?

ARGAN : Non, rien que du bouilli. MONSIEUR DIAFOIRUS : Eh ! oui : rôti, bouilli, même chose. Il

vous ordonne fort prudemment, et vous ne pouvez être en de meilleuresmains.

ARGAN : Monsieur, combien est-ce qu’il faut mettre de grains desel dans un œuf ?

MONSIEUR DIAFOIRUS : Six, huit, dix, par les nombres pairs ;comme dans les médicaments, par les nombres impairs.

ARGAN : Jusqu’au revoir, Monsieur. Molière, Le Malade imaginaire, acte II, scène 6 (extrait), 1673.

1. Que dis-tu ? 2. Je dis. 3. Un peu dur. 4. Qui repousse le doigt quile touche. 5. Bien. 6. Inégal, irrégulier. 7. Très bien. 8. Dérèglement.9. Tissu de certains viscères ; splénique signifie : de la rate.10. Autre médecin d’Argan. 11. Éléments ou orifices situés à la basede l’estomac. 12. Canal qui conduit la bile dans le duodénum.

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� Texte D

À travers l’Encyclopédie, œuvre majeure du XVIIIe siècle, il

s’agit à la fois de faire le tour des connaissances, aussi bien

intellectuelles que techniques, et de tout examiner, « sans

exception et sans ménagement ». Jean Tronchin, un des

collaborateurs de cette gigantesque entreprise et célèbre

médecin, tente dans cet article de vaincre les préjugés de son

époque et défend une méthode qui donnera naissance à la

vaccination moderne.

Article « Inoculation »Inoculation, s. f. (Chirurgie, Médecine, Morale, Politique), ce nom

synonyme d’insertion, a prévalu pour désigner l’opération par laquelle oncommunique artificiellement la petite vérole, dans la vue de prévenir ledanger et les ravages de cette maladie contractée naturellement. […]

Quand toute la France serait persuadée de l’importance et del’utilité de cette pratique, elle ne peut s’introduire parmi nous sans lafaveur du gouvernement ; et le gouvernement se déterminera-t-iljamais à la favoriser sans consulter les témoignages les plus décisifs enpareille matière ?

C’est donc aux facultés de théologie et de médecine ; c’est auxacadémies ; c’est aux chefs de la magistrature, aux savants, aux gens delettres, qu’il appartient de bannir des scrupules fomentés parl’ignorance, et de faire sentir au peuple que son utilité propre, que lacharité chrétienne, que le bien de l’État, que la conservation deshommes sont intéressés à l’établissement de l’inoculation.

Quand il s’agit du bien public, il est du devoir de la partiepensante de la nation, d’éclairer ceux qui sont susceptibles de lumière,et d’entraîner par le poids de l’autorité cette foule sur qui l’évidence n’apoint de prise.

Faut-il encore des expériences ? Ne sommes-nous pas assezinstruits ? Qu’on ordonne aux hôpitaux de distinguer soigneusementdans leurs listes annuelles, le nombre de malades et de morts de chaqueespèce de maladie, comme on le pratique en Angleterre ; usage dont onreconnaîtrait avec le temps de plus en plus l’utilité : que dans un de ceshôpitaux l’expérience de l’inoculation se fasse sur cent sujets qui s’ysoumettront volontairement ; qu’on en traite cent autres de même âge,attaqués de la petite vérole naturelle ; que tout se passe avec leconcours des différents maîtres en l’art de guérir, sous les yeux et sous ladirection d’un administrateur dont les lumières égalent le zèle et lesbonnes intentions. Que l’on compare ensuite la liste des morts de partet d’autre, et qu’on la donne au public : les moyens de s’éclaircir et derésoudre les doutes, s’il en reste, ne manqueront pas, quand, avec lepouvoir, on aura la volonté.

Jean Tronchin, Encyclopédie, article « Inoculation », 1751-1772.

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56 Nouvelle Revue Pédagogique - Lycée / n° 36 / septembre 2009

O R A L D U B A C 1res générales et technologiques

� Texte E

Dans son roman Le Docteur Pascal, vingtième et dernier

ouvrage de la série des Rougon-Macquart, Zola apporte une forme

de conclusion à l’histoire de cette famille et expose, à travers le

personnage principal, ses théories sur l’hérédité, inspirées par des

scientifiques. Le premier chapitre met en scène l’opposition entre

la recherche scientifique, facteur de progrès, et l’obscurantisme.

Ah ! ces dossiers abominables, elle1 les voyait, la nuit, dans sescauchemars, étaler en lettres de feu les histoires vraies, les taresphysiologiques de la famille, tout cet envers de sa gloire qu’elle auraitvoulu à jamais enfouir, avec les ancêtres déjà morts ! Elle savaitcomment le docteur avait eu l’idée de réunir ces documents, dès ledébut de ses grandes études sur l’hérédité, comment il s’était trouvéconduit à prendre sa propre famille en exemple, frappé des cas typiquesqu’il y constatait et qui venaient à l’appui des lois découvertes par lui.N’était-ce pas un champ tout naturel d’observation, à portée de samain, qu’il connaissait à fond ? Et, avec une belle carrure insoucieusede savant, il accumulait sur les siens, depuis trente années, lesrenseignements les plus intimes, recueillant et classant tout, dressantcet Arbre généalogique des Rougon-Macquart, dont les volumineuxdossiers n’étaient que le commentaire, bourré de preuves.

– Ah ! oui, continuait la vieille Mme Rougon ardemment, au feu,au feu, toutes ces paperasses qui nous saliraient !

À ce moment, comme la servante se relevait pour sortir, envoyant le tour que prenait l’entretien, elle l’arrêta d’un geste prompt.

– Non, non ! Martine, restez ! vous n’êtes pas de trop, puisquevous êtes de la famille maintenant.

Puis, d’une voix sifflante :– Un ramas de faussetés, de commérages, tous les mensonges que

nos ennemis ont lancés autrefois contre nous, enragés par notretriomphe !… Songe un peu à cela, mon enfant. Sur nous tous, sur tonpère, sur ta mère, sur ton frère, sur moi, tant d’horreurs !

– Des horreurs, grand-mère, mais comment le sais-tu ?Elle se troubla un instant.– Oh ! je m’en doute, va !… Quelle est la famille qui n’a pas eu des

malheurs, qu’on peut mal interpréter ? Ainsi, notre mère à tous, cettechère et vénérable Tante Dide, ton arrière-grand-mère, n’est-elle pasdepuis vingt et un ans à l’Asile des aliénés, aux Tulettes ? Si Dieu lui a faitla grâce de la laisser vivre jusqu’à l’âge de cent quatre ans, il l’acruellement frappée en lui ôtant la raison. Certes, il n’y a pas de honte àcela ; seulement, ce qui m’exaspère, ce qu’il ne faut pas, c’est qu’on diseensuite que nous sommes tous fous… Et, tiens ! sur ton grand-oncleMacquart, lui aussi, en a-t-on fait courir des bruits déplorables ! Macquarta eu autrefois des torts, je ne le défends pas. Mais, aujourd’hui, ne vit-il pasbien sagement, dans sa petite propriété des Tulettes, à deux pas de notremalheureuse mère, sur laquelle il veille en bon fils ?… Enfin, écoute ! undernier exemple. Ton frère Maxime a commis une grosse faute, lorsqu’il aeu, d’une servante, ce pauvre petit Charles, et il est d’autre part certainque le triste enfant n’a pas la tête solide. N’importe ! cela te fera-t-il plaisir,si l’on te raconte que ton neveu est un dégénéré, qu’il reproduit, à troisgénérations de distance, sa trisaïeule, la chère femme près de laquelle nousle menons parfois, et avec qui il se plaît tant ?… Non ! il n’y a plus de

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famille possible, si l’on se met à tout éplucher, les nerfs de celui-ci, lesmuscles de cet autre. C’est à dégoûter de vivre !

Clotilde l’avait écoutée attentivement, debout dans sa longueblouse noire. Elle était redevenue grave, les bras tombés, les yeux àterre. Un silence régna, puis elle dit avec lenteur :

– C’est la science, grand-mère.– La science ! s’exclama Félicité, en piétinant de nouveau, elle est

jolie, leur science, qui va contre tout ce qu’il y a de sacré au monde !Quand ils auront tout démoli, ils seront bien avancés !… Ils tuent lerespect, ils tuent la famille, ils tuent le bon Dieu…

Émile Zola, Le docteur Pascal, chapitre I (extrait), 1893.

1. Mme Rougon, mère du docteur, s’oppose aux travaux de son fils etveut, en l’absence de ce dernier, détruire les documents gardés sousclef dans une armoire.

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� Texte F

Ce roman de Camus nous montre la ville d’Oran ravagée

par la peste. Le docteur Rieux, aidé par plusieurs personnages

tente de lutter contre l’épidémie. Dans le dernier chapitre, qui

marque la victoire (provisoire ?) sur la maladie, le narrateur

avoue son identité et justifie ses choix.

Cette chronique touche à sa fin. Il est temps que le docteurBernard Rieux avoue qu’il en est l’auteur. Mais avant d’en retracer lesderniers événements. il voudrait au moins justifier son intervention etfaire comprendre qu’il ait tenu à prendre le ton du témoin objectif.Pendant toute la durée de la peste, son métier l’a mis à même de voir laplupart de ses concitoyens, et de recueillir leur sentiment. Il était doncbien placé pour rapporter ce qu’il avait vu et entendu. D’une façongénérale, il s’est appliqué à ne pas rapporter plus de choses qu’il n’en apu voir, à ne pas prêter à ses compagnons de peste des pensées qu’ensomme ils n’étaient pas forcés de former, et à utiliser seulement lestextes que le hasard ou le malheur lui avaient mis entre les mains.

Étant appelé à témoigner, à l’occasion d’une sorte de crime, il agardé une certaine réserve, comme il convient à un témoin de bonnevolonté. Mais en même temps, selon la loi d’un cœur honnête, il a prisdélibérément le parti de la victime et a voulu rejoindre les hommes, sesconcitoyens, dans les seules certitudes qu’ils aient en commun, et quisont l’amour, la souffrance et l’exil. C’est ainsi qu’il n’est pas une desangoisses de ses concitoyens qu’il n’ait partagée, aucune situation quin’ait été aussi la sienne.

Pour être un témoin fidèle, il devait rapporter surtout les actes, lesdocuments et les rumeurs. Mais ce que, personnellement, il avait à dire,son attente, ses épreuves, il devait les taire. S’il s’en est servi, c’estseulement pour comprendre ou faire comprendre ses concitoyens etpour donner une forme, aussi précise que possible, à ce que, la plupartdu temps, ils ressentaient confusément. À vrai dire, cet effort de raisonne lui a guère coûté. Quand il se trouvait tenté de mêler directement saconfidence aux mille voix des pestiférés, il était arrêté par la penséequ’il n’y avait pas une de ses souffrances qui ne fût en même temps celledes autres et que dans un monde où la douleur est si souvent solitaire,cela était un avantage. Décidément, il devait parler pour tous.

Albert Camus, La Peste, début du chapitre final, © Éditions Gallimard.

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A N A LY S E D ’ I M A G ELa Fontaine Stravinsky, une œuvre de Niki de Saint Phalle et Jean Tinguely, 1983

57Nouvelle Revue Pédagogique - Lycée / n° 36 / septembre 2009

La Fontaine Stravinsky, une œuvre de Niki de Saint Phalle et Jean Tinguely, 1983Par Philippe Sabourdin*

Une commande de la Ville de ParisLe 16 mars 1983 était inaugurée, place Igor-Stravinsky,

la fontaine parisienne la plus importante en taille depuis celleréalisée pour le Palais de Chaillot en 1937. Située sur l’espla-nade de l’IRCAM dont elle coiffe le bâtiment enterré, c’estune œuvre à deux mains conçue par des artistes qui entretien-nent depuis les années soixante une connivence artistique etsentimentale : Niki de Saint Phalle et Jean Tinguely. Les seizesculptures animées de la Fontaine sont inspirées de l’œuvredu musicien auquel elles rendent hommage. Elles répondent àune commande de la Ville de Paris associée pour l’occasion àl’État. Sans s’attarder sur l’historique de la commande, forceest de reconnaître que ce choix s’avéra particulièrement perti-nent. En effet, s’agissant d’investir un espace public solidairedu bâtiment de l’IRCAM et dédié à la mémoire d’un musicien,le fait de solliciter un artiste dont l’œuvre entier intègre le soncomme une des dimensions essentielles de la sculpture, ins-crivit le projet dans une perspective des plus explicites.1

Deux pour unSi les symphonies aléatoires inhérentes aux mouvements

des machineries sculpturales de l’artiste furent détermi-nantes pour les commanditaires, la part qui revint à Niki deSaint Phalle et à laquelle la fontaine doit son aspect actuel,n’était pas initialement prévue. Choisir Tinguely rendait toute-fois sa collaboration implicite et elle s’est imposée naturelle-ment dès la première maquette. En jouant par contrepointsur les ferrailles sombres et graphiques de son compagnon, lacouleur de ses sculptures magnifia les contrastes qui s’éta-blissaient entre les architectures avoisinantes et provoqua undialogue inattendu entre l’église Saint-Merri et le CentrePompidou. Les rondeurs bigarrées de l’une et les bricolagesnerveux de l’autre se complétèrent comme se combattent lestermes opposés d’une relation dialectique dont le spectateurserait libre de faire la synthèse.

S’amuser ensembleNiki de Saint Phalle et Jean Tinguely se sont connus en

1955. Vivant dans des mondes artistiques opposés en touspoints mais dont l’antagonisme se révèlera complémentaire

« comme le Ying et le Yang2 », les deux sculpteurs se sont liésl’un à l’autre pour finalement se marier en 1960. Toutefois,pour que leur collaboration à un même projet soit effective, ila fallu que deux de leurs œuvres se rencontrent inopinémenten 1963, à New York, à la galerie Iolas : Hannibal et uneNana mariée. « Rendant clair ce qui est visible aujourd’hui3 ».Cette rencontre générera ce que Tinguely appela un « amuse-ment », une autre façon de suggérer l’affrontement créatif.Certaines œuvres résultent de ce jeu artistique aux résonancesamoureuses et peuvent accompagner l’exemple de La Fon-taine Stravinsky : Hon (Nana couchée) au Modena Museet deStockholm en 1966, le décor du ballet de Roland Petit, Élogede la folie en 1966, Le Paradis fantastique en 1967, neufsculptures peintes de Niki, six machines cinétiques de Tin-guely réalisées pour le pavillon français de l’Expo 67 à Mont-réal, Le Jardin des Tarots, construit en Toscane, à Garavicchio,à partir de 1978, Le Cyclop ou La Tête, commencé en 1969 àMilly-la-Forêt, enfin La Fontaine Château-Chinon commandéepar François Mitterrand alors Président de la République etréalisée en 1988.

La fontaine dans l’œuvre des deux artistes

Niki de Saint Phalle et Jean Tinguely sont représentatifsd’un courant artistique d’inspiration néodadaïste hostile aucaractère élitiste de l’œuvre d’art. « L’art est révolte » décla-rait Tinguely. Cela se traduit par des partis pris radicaux quirefusent aussi bien la plasticité comme fin en soi que les pro-tocoles de présentation instaurés traditionnellement par lemusée. À la distance requise pour la jouissance esthétique,ils substituent l’expérience événementielle, impliquant lespectateur dans une relation existentielle où se rencontrentl’art et la vie. Ainsi La Fontaine Stravinsky illustre cettevolonté sinon d’effacer, au moins de rendre poreuse les fron-tières entre l’artistique et le non-artistique, d’invalider par làtoute hiérarchie entre les catégories artistiques, volonté quine va pas sans incursions sur le terrain des traditions foraineset carnavalesques, ni ancrage sur les valeurs d’authenticitéqui sont aux sources de l’art brut. Le succès populaire qui aaccueilli la Fontaine n’est pas venu contredire les aspirationsdémocratiques des deux artistes.

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A N A LY S E D ’ I M A G E La Fontaine Stravinsky, une œuvre de Niki de Saint Phalle et Jean Tinguely, 1983

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L’hommage à StravinskySur le site, les qualités plastiques et sonores des assem-

blages cinétiques de Tinguely jouent sur deux registres : ellesassurent un lien visuel et musical avec la « polyphonie »architecturale ambiante, lien que la polychromie éclatantedes sculptures de Niki de Saint Phalle viennent renforcer.Reflets sensibles de leur thématique, elles évoquent aussiimmanquablement l’œuvre d’Igor Stravinsky, musicalementtrès colorée, aux combinaisons instrumentales insolites,empruntant au jazz et aux mélodies populaires. Le promeneurne le sait pas, mais chacune des sculptures porte un nom, untitre qui les rattache à la musique et à l’œuvre de Stravinsky.Tout d’abord, il y a La Clef de sol qui en réfère à la musiqueen général. Puis quatre d’entre elles citent très directementdes œuvres du musicien dont elles accaparent le titre : L’Oi-seau de feu, Le Rossignol, Le Renard, Ragtime. Trois autressont dans une relation plus allusive comme L’Éléphant et LeChapeau de clown, réminiscences probable de Circus, Polkapour un jeune éléphant, ou encore Le Cœur, qui peut rappelerJeu de cartes. Les neuf restantes évoquent quant à elles desthèmes ou des symboles récurrents qui traversent l’œuvremusicale (L’Amour, La Mort, La Vie, La Spirale, La Diagonale)ou encore l’univers des contes populaires auquel Stravinskyfaisait des emprunts (La Grenouille, Le Serpent, La Sirène).

Si toutes les sculptures sont animées par des méca-nismes et des jets d’eau créés par Tinguely, sept d’entreelles sont exemplaires de l’œuvre de Niki de Saint Phalle :Le Chapeau de clown, L’Oiseau de feu, Le Rossignol, LaSirène, L’Élé phant, Le Serpent, Le Cœur. Sept autres sontcaractéristiques de l’œuvre de Tinguely : La Vie, Ragtime, LaClé de sol, Le Renard, La Diagonale, La Grenouille, La Spi-rale. Les deux dernières, L’Amour, La Mort, se présententcomme des œuvres composites : un corps métallique, signa-ture de Tinguely portant un masque attributif où l’on recon-naît la main de Niki de Saint Phalle.

Éros et ThanatosMais à fréquenter la fontaine aux différentes heures de la

journée, à voir la foule l’entourer, la contempler rêveusement,la commenter, la photographier, s’en amuser, s’impose alors ànous le souvenir des ambiances joyeuses des fêtes auxquellesse prête pour un temps l’espace public : mascarades, fêtesforaines ou carnaval. Et avec lui peut-être celui de la partd’ombre qu’elles nous réservent. Car pour être sonore et musi-cale, la fête n’échappe ni à la violence de la vie ni à la grimacede la mort. La puissance à la fois créatrice et destructive dutemps la hante comme elle hante les machines de Tinguely4.La Mort a donc sa place auprès de La Vie dans le groupe de laFontaine Stravinsky. Cet aspect macabre, qui s’insinue dans lajubilation, nous laisse deviner la dimension tragi-comique del’œuvre du sculpteur. Elle est évidemment implicite dans lavaine frénésie des machines, dans leur mouvement anachro-nique qui tente de nier la flèche du temps. Elle est rendueexplicite par la figure de La Mort – masque d’os creux balafréd’une sémillante arabesque – et par celle qui fait de La Vie une

Pistes d’exploitationpédagogique

Les élèves seront invités à situer l’œuvre des deux artistes dansle contexte du mouvement du Nouveau Réalisme. Unerecherche documentaire devrait leur permettre de s’interroger surla notion de « réalisme » appliquée à leurs démarches respectives.

Au plan du spectacle, sans réduire la Fontaine Stravinsky àun héritage consenti de la tradition, elle pourra être confrontéeà certaines œuvres de la Renaissance, du Maniérisme et duBaroque où l’eau et le feu étaient des éléments essentiels et dontil nous reste les projets. De même, les fontaines romaines quidonnent à l’eau valeur expressive, les plaisanteries aquatiquesdes jardins de la Renaissance, les mises en scènes d’automatesanimés par la force hydraulique dont les grottes maniéristesnous laissent le témoignage, pourront venir lui faire quelqueséchos. Plus près de nous, le Parc Güell de Gaudi, à Barcelone,et le Palais du Facteur Cheval, à Hauterives, qui ont profondé-ment inspiré Niki de Saint Phalle, permettront d’établir d’évi-dentes filiations comme le permettront encore les chars de car-naval ou les figures de carton pâte des fêtes foraines.

sombre corne d’abondance. Danse de vie et danse de mort,tout s’écoule, se déroule, tout jaillit, tout s’éteint, la vie et lamort sont événements, sont mouvements, rien ne s’achève…

Être infiniment stableIl y a une utopie « réaliste » à l’œuvre dans la machine-

rie de Tinguely : celle de pulvériser la matérialité de la sculp-ture, de transmuter son objet concret dans un espace immaté-riel infini par la vitesse et le son. En 1959, dans son Manifestepour la statique, Tinguely enjoignait déjà ses semblablesd’ « être stables dans le présent, de cesser de résister auxmétamorphoses, de résister à la faiblesse apeurée d’arrêter lemouvement, de pétrifier les instants et de tuer le vivant. Vivez àprésent, vivez dans et sur le temps, pour une réalité belle ettotale ». Rêve cosmique voisin de celui de son contemporain etami Yves Klein avec lequel il partageait une inclination méta-physique dont nous retiendrons ici les seuls aspects provoca-teurs et souriants : pour stabiliser la sculpture dans une sociétéqui bouge et dans un monde qui est soumis à l’entropie, il fautfaire bouger les choses, il faut faire du mouvement. Stabilitébaroque qui trouve dans l’histoire de lointaines filiations.

* Inspecteur pédagogique régional en arts plastiques.

1. Nombre des sculptures de Jean Tinguely portent à cet égard destitres éloquents : Relief Méta-mécanique sonore, 1955 ; Mes étoiles,concert pour sept peintures, 1958 ; Radio Stockholm, 1966 ; Requiempour une feuille morte, 1967 ; la série des Méta-Harmonie, à partir de1977-1978 ; Klamauk (boucan), 1979 ; Sonate au clair de lune,1986. (Note de l’auteur)2. Niki de Saint Phalle, entretien avec Niki de Saint Phalle et Jean Tin-guely, Galerie Magazine, juin 1989.3. Jean Tinguely dans le même entretien. 4. L’artiste intègre parfois à leur mouvement spectaculaire celui de leurpropre destruction. (Note de l’auteur).

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A N A LY S E F I L M I Q U EFrankenstein de Kenneth Branagh (1995)

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Frankensteinde Kenneth Branagh (1995)Par Marie-Pierre Lafargue*

Quand Branagh met en scène ShelleyÀ l’exception des films d’horreur très librement et très

régulièrement inspirés par les figures de Frankenstein et desa créature, l’adaptation cinématographique de Kenneth Bra-nagh, réalisée en 1995, se veut à ce jour la plus fidèle lec-ture du roman de Mary Shelley, Frankenstein ou le Prométhéemoderne, paru en 1818. Le titre original du film – Mary Shel-ley’s Frankenstein – annonce clairement l’intention du réali-sateur de rendre hommage au texte original. Et le pari estgagné même si, pour témoigner de l’esprit de cette œuvreromantique classique tout à l’analyse des passions et des casde conscience de ses personnages, le film semble emprunterune voie contraire, celle de l’action et du mouvement.

Les séquences choisies pour l’analyse – chapitres 7/8/9/10

(35’18>48’28) de l’édition DVD Columbia Tristar – exprimentnettement ce renversement. Elles portent sur le point crucialdu récit : la mise en place du dispositif et l’expérience de Fran-kenstein ainsi que la naissance du monstre. Dans un style pleinde fougue, K. Branagh y déploie largement ces éléments alorsque le texte de Mary Shelley ne leur accorde que quelquesparagraphes. Concentrant les motifs et les figures de l’écrivaindans un espace et un temps cinématographiques, la mise enscène confère au monstre, comme au dilemme de son créateur,des corps complexes voire métaphysiques.

La créature filmIl existe d’innombrables adaptations cinématographiques

du roman de Mary Shelley. Les plus célèbres sont celles deJames Whale avec Boris Karloff dans le rôle de la créature,Frankenstein en 1931 et The Bride of Frankenstein en 1935.On retient aussi parmi les cinq versions de Terence Fisherproduites par la célèbre compagnie anglaise Hammerfilms, The Curse of Frankenstein (F. s’est échappé), réalisé en1957, avec Peter Cushing dans le rôle de Victor Frankensteinet Christopher Lee dans celui de la créature.

Mais la première adaptation, signée J. Searle Dawley etdatée de 1910, accompagne les premiers pas du cinéma. Nedoit-on mettre ce goût prématuré pour les figures inventéespar Mary Shelley qu’au compte de la frénésie du cinémanaissant pour des sujets auxquels confronter son tout nou-veau langage ? Si le cinéma affectionne tant la créature deVictor Frankenstein, ce n’est pas le fruit du hasard mais bienqu’elle est éminemment cinématographique. En effet sagenèse et son destin recouvrent ceux d’un film. Quand un

cinéaste filme, à l’aide de sa caméra, il prélève des fragmentsde réel comme Frankenstein ampute les cadavres de leursmembres et de leurs organes. Cadrer c’est découper, dimen-sionner ces fragments aux proportions idéales du film à venir.Monter c’est assembler ces éléments disparates en vue d’unenouvelle unité. Enfin la projection, dans un bain de lumière,vient donner vie au film. Comme la décharge électrique quiréveille la créature, le faisceau lumineux qui sourd du projec-teur traverse la pellicule, la rend au mouvement et lui trans-met son énergie vitale.

Le dispositif de FrankensteinCréer la vie et déjouer la mort, tel est le projet de Victor

Frankenstein, fort de sa conception du corps humain commeune machine mue par des flux d’énergies et constituée d’unensemble de parties indépendantes les unes des autres etdonc remplaçables. Dans un souci de clarté pour le specta-teur et en guise d’effet d’annonce, l’expérience sera d’ailleursréalisée une première fois sur un crapaud mort dans ce débutde séquence. C’est pourtant dans un cimetière que s’ouvre lepremier plan, et la nuit, la lumière tremblante du flambeau etles inquiétantes silhouettes d’arbres le colorent d’une tonalitémorbide. En glissant des arbres morts au visage grimaçant deFrankenstein qui s’apprête à violer un caveau, le travelling

Photo extraite de l’adaptation de Frankensteinpar Kenneth Branagh, 1994.

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A N A LY S E F I L M I Q U E Frankenstein de Kenneth Branagh (1995)

60 Nouvelle Revue Pédagogique - Lycée / n° 36 / septembre 2009

avant présage du caractère stérile de son projet. Ce mouve-ment de caméra exprime par ailleurs la détermination dusavant. Sa décision est sans appel. Rien ne peut arrêter songeste sacrilège (7).

Dès lors un montage rapide ordonne l’horrible collecte.De la morgue où s’amoncellent les cadavres à la salle de tra-vail où une femme accouche, Frankenstein récupère les tis-sus humains dont il fera le corps de sa créature et le liquideamniotique qui conduira l’énergie. L’accouchement lui-même– comble de la création – est filmé comme une mise à mort.Un gros plan sur un visage hurlant puis un corps écartelé n’ysaisit que la douleur et l’effroi de la parturiente (7).

À cette entreprise de mort où l’intégrité des corps estmise à mal s’oppose la conception du dispositif de Franken-stein (8). La mise en scène recouvre exactement le geste dusavant lorsqu’il assemble les membres épars, les coud à grosfil et en définit les centres nerveux. Un montage nerveux s’ef-force de contenir les plans éparpillés au découpage (plans rap-prochés sur les opérations de suture, raccord dans l’axe sur laplanche anatomique puis panoramiques brefs de la figureidéale aux pieds putréfiés de la créature) tandis que lesaccords répétitifs de la musique annoncent déjà une entre-prise sans espoir.

Un plan large en plongée découvre alors le dispositifdans sa totalité : un trône boursouflé de perfusions à la gloired’une créature difforme. C’est une forme ronde pleine de pro-messes mais dont l’affaissement, au centre, annonce déjà laruine comme le sommeil du créateur déjà anéanti au pied desa créature.

Le dilemme de FrankensteinLa mise en scène de la visite d’Elisabeth (8) traduit le

dilemme de Frankenstein et la conception romantiqued’une tension entre la science et les passions qui anime leroman de Mary Shelley. L’organisation de l’espace, toutd’abord, cloisonne fortement le lieu de l’intime et celui del’expérience scientifique. La chambre est séparée du labo-ratoire. Cependant la mise en scène vient corrompre cettesaine séparation. Avec l’utilisation de l’entrée latérale etl’ouverture de la porte entre les deux espaces, la chambre,lieu de l’amour romantique, devient le sas du laboratoire.Elle entre en état de corrup tion puisque la puanteur l’enva-hit et que des organes et des fioles de liquides troublesencombrent les meubles. Ce décor malsain traduit l’obses-sion de Frankenstein.

La position de Frankenstein ensuite – assis à égale dis-tance de sa créature et de sa bien-aimée – est la manifesta-tion physique de son dilemme. Immobile et tout en rétentionde mouvements et d’affects, il oppose une résistancefarouche à Elisabeth, vêtue du rouge de la passion et dudésir. Le mode de la jeune femme est d’ailleurs l’action, quipousse la porte, fait irruption dans le lieu, tente de pénétrerdans le laboratoire et combat les arguments de son amantavec une grande intensité.

Enfin son départ débarrasse personnage et film de leurdernier scrupule. Frankenstein pousse violemment la porte du

laboratoire, découvrant son installation morbide, et s’yenferme. L’espace filmique se dévoue entièrement à la créa-ture. Le montage alterné des plans de la foule paniquéefuyant le choléra est la traduction plastique de la corruptionqui gagne l’esprit du savant, balayant son amitié pour Clervalcomme son amour pour Elisabeth. Les rues noires cernées dehautes murailles charriant une populace misérable que leurshardes rendent plus indistincte encore matérialisent l’épidé-mie concrète du choléra autant que la folie de Victor. Remon-tant à contre-courant cette sombre marée humaine, la silhou -ette d’Elisabeth vêtue d’écarlate figure la vie en dangercomme une goutte de sang encore vif dans une veine déjàinfectée.

NaissancesÀ ce point du film, il n’y a plus de frein au projet mons-

trueux de Frankenstein. Emporté par une musique héroïque etde rapides travellings, sa puissance créatrice se répand danstout l’espace du film. Le jeu endiablé de l’acteur soutenu pardes mouvements de caméra virevoltants et l’utilisation de lacontre-plongée transforme le personnage en un démiurge tout-puissant. Suspendu aux engrenages, il enclenche sa méca-nique et devient un rouage de la machine infernale qui se metalors en marche. Abandonnant le vêtement qui lui faisaitcomme un manteau de sacre, à demi nu, plus ardent qu’unfaune, il incarne alors l’énergie (9).

Mais cette nudité est aussi le signe d’une confusion avecsa créature, idée que la mise en scène de K. Branagh rend par-ticulièrement saillante. Tandis que le savant se défait de sesattributs humains jusqu’à personnifier l’élémentaire pulsion devie, la créature traverse toutes les phases de l’évolution desespèces. D’une simple construction fonctionnelle posée sur unpalan de fer, elle s’élève et se transforme en une gigantesquechauve-souris avant de plonger dans le liquide où elle sera ani-mée. Le caisson de cuivre d’où elle jaillit ensuite, véritablechrysalide, marque la dernière étape de cette métamorphose.

Après avoir parcouru l’espace du laboratoire en tous senset dans toutes ses dimensions, suivant leurs évolutionscontraires, Frankenstein et sa créature finissent par seconfondre lors de l’expulsion (10). Recouverts de la mêmematière visqueuse et glissante qui les déséquilibre, arc-boutésl’un à l’autre, ils partagent un instant les affres de la conditionhumaine. De même que la créature est conçue dans la vio-lence rendue sensible par une série de chocs visuels etsonores (gros plans des éléments qui heurtent le palan et desaiguilles qui s’enfoncent dans les chairs, sons sourds desmachines et glissements stridents des pointes), ses premierspas en font un véritable martyr crucifié dans des chaînes etabandonné à une solitude extrême qui résonne dans la profon-deur du plan. Mais tout aussi douloureuse est la naissancesymbolique de la conscience de son créateur. La question dela responsabilité qui se pose enfin à Frankenstein dans l’effortdésespéré de sa créature pour se hisser à une hauteurd’homme et dans sa prière muette d’une éducation trouve unécho sans fin dans le regard au miroir qui clôt la séquence.

* Intervenante cinéma en milieu scolaire.

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L A N G U E S A N C I E N N E S - L AT I N 2 d e , 1 re , T leGracques à l’attaque

61Nouvelle Revue Pédagogique - Lycée / n° 36 / septembre 2009

Gracques à l’attaquePar Stavroula Kefallonitis* et Stéphane Muzelle**

PrésentationVoici une étude qui pourra s’insérer dans un grand

nombre des séquences suggérées par les nouveaux pro-grammes, puisqu’elle est susceptible de convenir aux troisclasses de lycée. En 2de, au sein de l’axe 1 consacré à« L’homme romain », elle répond au premier thème proposé« Le citoyen, l’esclave, l’affranchi ». Pour la classe de 1re,elle correspond à l’axe 2 intitulé « La rhétorique : l’orateur et

la puissance de la parole ». Enfin, une classe Tle y trouveraaussi son compte à travers l’axe 3 « Interrogations poli-

tiques », notamment ses deux premiers thèmes « Idéaux etréalités politiques » et « La notion de décadence : le mythede l’âge d’or et l’idéalisation du passé ».

Pour consulter les instructions officielles sur les nouveauxprogrammes : http://www.education.gouv.fr/bo/2007/32/MENE0762030A.htm

Le contexte de 133 avant J.-C.En 133 avant J.-C., alors qu’elle a déjà réussi à imposer

son autorité ou son influence sur une grande partie du bassinméditerranéen, la République romaine connaît une série detroubles politiques alimentés par des questions sociales. Laprincipale crise qui agite Rome et l’Italie tout entière estagraire. Elle prend son origine dans la conquête de l’Italie,dont le sol est devenu en partie territoire romain (ager Roma-nus), qu’il ait été privatisé ou qu’il ait le statut de domainepublic (ager publicus). Au sein de celui-ci, il n’y a pas d’ap-propriation privée possible, au mieux la jouissance (pos ses -sio) des terres est-elle attribuée à des colons, contre des ser-vices ou une redevance. L’État en demeure le propriétaireéminent. Toutefois, petit à petit, les terres de l’ager publicusont été accaparées par les grands propriétaires, ce qui lèseles petits paysans, sans terre, et l’État. En 140, la tentativedu consul Laelius de réintégrer dans le domaine public cesterres usurpées échoue face à la résistance des possessores.C’est ainsi dans un contexte de mécontentement social, desentiment d’injustice de la part du petit peuple romain etd’attente de réformes, qu’est porté au tribunat de la plèbe, en133, Tiberius Sempronius Gracchus.

Tiberius Sempronius GracchusTiberius Sempronius Gracchus (162-133 avant J.-C.) est

issu d’une famille aristocratique, fils d’un consul et petit-filsde Scipion l’Africain par sa mère. Il est toutefois gagné à lacause du parti des populares, notamment influencé par la phi-losophie stoïcienne égalitaire dont il a été nourri. Sitôt tribun,il dépose une proposition de loi agraire, la rogatio Sempronia.

Il s’agit tout d’abord de limiter la possession de l’ager publicusà 500 jugères – soit 125 ha environ. Un maximum de 1000jugères est prévu pour les familles nombreuses, ce qui estcensé encourager la natalité. Ces terres sont accordées enpleine possession. Les excédents doivent être ensuite redistri-bués aux citoyens pauvres par lots inaliénables de 30 jugères.Enfin, des commissions de trois personnes (triumuiri agrisiudicandis adsignandis) doivent être constituées pour veiller àl’exécution de la loi et régler les cas litigieux. Si la plèbeurbaine et rustique soutient la rogatio Sempronia, les séna-teurs et les grands propriétaires s’y opposent, les premiers perdant de fait le contrôle exclusif dont ils jouissaient sur lagestion de l’ager publicus et les seconds, parmi lesquels denombreux sénateurs, voyant leur patrimoine diminuer. Ils trou-vent un allié avec un autre tribun de la plèbe, Octavius, quioppose son intercessio, c’est-à-dire son droit de véto, à larogatio Sempronia. Tiberius demande alors aux comices tri-butes de déposer son collègue, ce qui constitue un précédentdans l’histoire institutionnelle de la République. En outre, ils’impose comme triumvir chargé de faire appliquer la loi aucôté de son beau-père Appius Claudius Pulcher et de son frèreCaius, ce qui renforce mécaniquement sa clientèle, puisqu’ilpeut distribuer des terres à ses obligés. Lorsqu’il envisage unsecond tribunat, ce qui est contraire à la tradition, il fait sesoulever contre lui tous ceux qui sont menacés par sa fulgu-rante ascension à la tête desquels se trouve le grand pontifeScipion Nasica. Au cours de l’été 133, Tiberius est assassinéà l’occasion d’une émeute et son corps est jeté dans le Tibre.Sa loi agraire est remise en cause en 129.

Caius Sempronius GracchusCaius Sempronius Gracchus (154-121 avant J.-C.) est

élu à son tour tribun de la plèbe pour 123. Reprenant l’héri-tage de son frère aîné, il étend la loi agraire à l’Italie du Sudet à l’outre-mer (fondation de la colonie de Carthage) endirection de la plèbe rustique. En faveur du petit peuple deRome, il fait adopter la lex Sempronia frumentaria accordantà tout citoyen de la Ville un boisseau de blé (soit 40 l) à prixmodique. Réélu tribun en 122, il envisage égalementd’accor der le droit latin aux Italiens et le droit de cité auxLatins. Luttant contre le Sénat, il lui retire le pouvoir de dési-gner à sa guise les gouverneurs de provinces (lex de prouin-ciis consularibus). Dans cette optique, il s’assure le soutiende l’ordre équestre. Il fait ainsi confier à des chevaliers l’ex-ploitation de la dîme de la province d’Asie, ce qui représentedes revenus considérables. En outre, Caius impose des che-valiers dans les tribunaux chargés de sanctionner les abusdes gouverneurs sénatoriaux (quaestio repetundarum). Par lalex theatralis, il réserve des sièges d’honneur aux chevaliers,à côté de ceux des sénateurs, dans les théâtres. Son œuvre

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est révolutionnaire tant au plan social que politique. Toute-fois, ses ennemis sont puissants et nombreux puisqu’ils vontdes sénateurs à une partie de la plèbe que les faveurs accor-dées aux Latins ont éloignée de Caius. En 121, il n’est pasréélu tribun et une loi ordonne le démantèlement de la colo-nie de Carthage. Il décide alors de faire sécession, prétextedont se sert le Sénat pour utiliser le senatus consultum ulti-mum contre lui, autorisant quiconque à le mettre à mort. Ilest assassiné alors qu’il prend la fuite et ses partisans sontmassacrés.

Le récit de FlorusNé à la fin du Ier siècle après J.-C. en Afrique, Florus est

un Berbère qui émigre à Rome et écrit un Abrégé de l’histoireromaine (en 4 livres), depuis ses origines jusqu’à 9 après J.-C., en s’inspirant notamment de l’œuvre de Tite-Live. Lavivacité de son style est remarquable et ses écrits offrentainsi des textes très utiles aux travaux pédagogiques par leurdensité et leur clarté.

Selon les éditions, le passage concernant les Gracquescorrespond tantôt aux chapitres 1-3 du livre II, tantôt auxchapitres 14-16 du livre III.

Pour télécharger le texte latin de Florus :http://www.thelatinlibrary.com/florus.html

Pour télécharger des éditions bilingues :http://remacle.org/bloodwolf/historiens/florus/index.htmhttp://books.google.com (lancer une recherche à partir dunom « Florus » dans le moteur de recherche permettra dedécouvrir plusieurs éditions bilingues libres de droits, numéri-sées et disponibles en fichiers pdf).

Voici la traduction du chapitre consacré à Tiberius (II, 2)proposée par Paul Jal (Paris, Les Belles Lettres, Collectiondes universités de France, 1967) :

62 Nouvelle Revue Pédagogique - Lycée / n° 36 / septembre 2009

Quelle postérité ?Ayant accumulé trop de pouvoirs, menaçant les intérêts de

personnes très différentes, risquant d’avoir une clientèle tropnombreuse, les Gracques ont suscité crainte, réprobation etjalousie. Le ton critique du texte de Florus rend cette défiancemanifeste. En outre, les reproches qui leur ont été faits varientde la trahison (pour leur volonté, trop tôt exprimée, d’étendre ledroit de cité aux Latins) à l’impiété (pour avoir fondé une colo-nie sur le territoire supposé maudit de Carthage). Enfin, leursméthodes ont paru trop révolutionnaires pour susciter durable-ment l’adhésion de ceux qui ont pu mettre en avant le salut del’État (salus rei publicae) pour discréditer leur politique. Ainsi,si la législation agraire des Gracques a plus été amendée etaffaiblie qu’abolie, l’échec est patent.

Toutefois, les problèmes qu’ils ont tenté de résoudredemeurent et l’épisode des Gracques a introduit la violence(assassinat en 133 d’un tribun, magistrature supposée invio-lable ; senatus consulte ultime utilisé en l’absence de toutemenace extérieure en 121) dans le règlement des différendspolitiques. De fait, il constitue une première étape dans lalongue série de crises et de conflits qui vont entraîner lachute de la République durant tout le Ier siècle avant J.-C.

D’un point de vue plus symbolique, la postérité a essen-tiellement retenu des Gracques leur tentative de réformesociale. Ainsi, bien qu’avec des objectifs fort différents, Grac-chus Babeuf (François-Noël Babeuf, 1760-1797), JulienGracq (Louis Poirier, 1910-2007) ou l’actuel groupe politiquesocial-libéral des Gracques (http://www.lesgracques.fr), fontréférence aux réformateurs romains dans leur nom même.

* Maître de conférences à l’Université Jean-Monnet (Saint-Étienne).** Agrégé d’histoire, professeur au lycée Marguerite-de-Navarre (Bourges).

L A N G U E S A N C I E N N E S - L AT I N 2 d e , 1 re , T le Gracques à l’attaque

Mort de Caius Gracchus (tribun romain du IIe siècle av. J.-C.),peinture de François Jean-Baptiste Topino-Lebrun, 1797.

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A I D E I N D I V I D U A L I S É E2de A I D E I N D I V I D U A L I S É E2de

63Nouvelle Revue Pédagogique - Lycée / n° 36 / septembre 2009

La démonstrationPar Sébastien Le Clech*

PrésentationObjectif

La démonstration est inscrite au programme de Secondeavec l’étude de l’argumentation. C’est aussi une compétencetransdisciplinaire.

L’aide individualisée permet, à partir de supports diffé-rents, de revenir sur la place occupée par la démonstrationdans cet objet d’étude tout en faisant le lien avec d’autresdomaines disciplinaires.

Élèves visés

La séquence est proposée aux élèves qui ont des difficul-tés à rédiger leurs raisonnements dans les copies de sciences.

Organisation du travail

On prévoit trois activités qui n’ont pas pour but deredonner des éléments du cours mais de mettre les élèvesface à des démonstrations.

Dans un premier temps, il s’agit de délimiter le champde la démonstration par rapport à celui de l’argumentation.

Dans un deuxième temps, on propose une activitéludique permettant d’élaborer et de communiquer unedémonstration simple.

Dans une dernière séance, on observe les formes de ladémonstration dans des textes littéraires.

Séance 1 : Définir le champ de la démonstration

Il s’agit tout d’abord de faire sentir aux élèves que ladémonstration et l’argumentation appartiennent à deschamps distincts. Démontrer tend à établir une vérité (alè-théia), argumenter consiste à asseoir une opinion (doxa).

Dans le cadre d’un débat de société, ici l’interdiction dumaïs transgénique MON 180, les élèves sont amenés à distin-guer ce qui relève de la démonstration et ce qui relève de l’ar-gumentation. Ils remplissent pour cela une grille d’observation.

Le débat et les textes

Support : corpus 1, p. 66.

Texte 1 : En 2008 des études sont faites sur le seul maïsOGM cultivé en France, le MON 180 et remises à la « HauteAutorité sur les OGM » présidée par le sénateur Le Grand. Cemaïs transgénique est conçu par la firme Monsanto pour pro-

duire une toxine, un pesticide, qui élimine les parasites dumaïs. Le journal Le Figaro rend compte de ces études.

Texte 2 : Suite à ces études, le gouvernement françaisdécide de suspendre la culture du MON 180. La firme Mon-santo, qui produit et commercialise cette semence écrit augouvernement.

Texte 3 : En 2009, La Commission européenne proposede supprimer les interdictions nationales sur le MON 180.L’association écologiste Greenpeace réagit.

Démontrer et argumenter

On demande aux élèves de remplir le tableau (voir p. 64)en reformulant ce qu’ils ont compris du débat.

Ce qui dans ce débat est démontré, c’est que la culturedu maïs MON 180 a une influence sur le milieu. Ce qui n’estpas démontré, c’est si cette influence représente ou non undanger à long terme pour l’environnement ou la consomma-tion humaine. Le choix politique d’interdire ou de ne pasinterdire la culture de cet OGM relève donc d’un débat argu-menté, fondé sur des valeurs ou des intérêts.

Séance 2 : Élaborer et communiquerune démonstration

Dans un second temps, les élèves sont amenés à pro-duire une démonstration en réponse à un problème logique età la communiquer. Des binômes sont constitués pour échan-ger et résoudre le problème (un quart d’heure devrait suffire).

Traité d’arithmétique : Le Triparty de Nicolas Chuquet, 1484.

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Plusieurs raisonnements sont possibles dont celui-ci :1. Le coffre 1 et le coffre 2 font la même affirmation. 2. Il n’y a donc que deux possibilités : soit 1 et 2 men-

tent et 3 dit la vérité, soit 1et 2 disent la vérité et 3 ment.3. Si 1 et 2 mentent alors le trésor est dans le coffre 1 et

le coffre 3 ment quand il dit qu’il est dans le coffre 3 : Troiscoffres menteurs, cette hypothèse ne peut pas être retenue.

4. Donc 1 et 2 disent la vérité et 3 ment : le coffre n’estni dans le coffre 1, ni dans le coffre 3 : le trésor est dans lecoffre 2.

À l’écoute de la démonstration, les élèves constatentqu’ils ne sont pas dans une estimation de la pertinence ou lepartage de valeurs mais dans la vérification du raisonnement.Vérification faite, ils ne sont pas, comme dans le cadre del’argumentation, susceptibles d’être d’un autre avis, maisprennent acte d’un fait établi par la démonstration.

Séance 3 : Repérer les formes de la démonstration

Cette nouvelle activité permet de repérer des formes lin-guistiques et les modèles de la démonstration. On travaillesur un corpus de trois textes littéraires (cf. corpus 2, p. 66).

Questions

1/ Reformulez ce que chaque texte tend à démontrer.Quel est celui des trois qui comporte une démonstrationjuste ?

2/ Identifiez pour chaque texte la façon dont la démons-tration progresse. Comment pourrait-on les représen-ter autrement que sous la forme d’un texte ?

3/ Quels sont les mots et les tournures qui structurentchacun des trois textes ?

64 Nouvelle Revue Pédagogique - Lycée / n° 36 / septembre 2009

Le problème

Des réponses argumentées

Au cours du travail, on retient les éléments de réflexionavancés par les élèves pour parvenir à un résultat même s’ilsne constituent pas des démonstrations.

Par exemple : « Les inscriptions étant en pierres précieuses, il faut

choisir le coffre marqué de la phrase la plus longue » ouencore « Comme c’est un problème, il faut considérer que laphrase LE TRÉSOR EST ICI est fausse sans cela ce seraittrop facile. »

On demandera aux élèves qui les énoncent de faireadmettre aux autres ces propositions. Ces derniers étant plusou moins convaincus, ils constateront qu’ils sont dans lechamp de l’argumentation et non dans celui de la démonstra-tion.

Une réponse démontrée

Une fois le problème résolu, chaque binôme met enforme une démonstration en indiquant les étapes du raison-nement, puis l’expose à l’ensemble du groupe.

Un archéologue vient de découvrir trois coffres. L’un des troiscontient un trésor ; Sur le premier coffre une inscription ensaphirs indique : PAS DE TRÉSOR ICI. Sur le second coffreune inscription en rubis indique : PAS DE TRÉSOR DANSLE COFFRE ORNÉ DE SAPHIRS. Sur le troisième coffre,une inscription en émeraudes indique : le TRÉSOR EST ICI.L’archéologue sait que l’une de ces trois affirmations au moinsest juste, mais que l’une au moins est fausse. Peut-il savoirdans quel coffre se trouve le trésor ?

Problème proposé dans le cadre du concours Kangourou.

A I D E I N D I V I D U A L I S É E 2de

Reformulez en une phrase

l’idée principale énoncée

par chacun des textes.

Sur quelles affirmations

repose chacune

de ces idées ?

Qu’est-ce qui explique

ou justifie la prise

de parole dans le débat ?

Texte du Figaro

La culture du maïs MON 180 n’est pas sans influence sur le milieu.(fait démontré)

– Le pollen du maïs MON 180peut être disséminé au-delà de 100 kms– La toxine contenue dans le MON 180 peut tuer d’autresespèces que les parasites visés.– Les parasites du maïss’habituent au MON 180 etdeviennent plus résistants.(preuves)

– La diffusion de l’informationscientifique.(fonction)

Texte de Monsanto

Le gouvernement français ne doitpas interdire la culture du MON180.(thèse)

– Cette interdiction n’est pasfondée car la dangerosité du MON180 n’est pas prouvée.– Cette interdiction va pénaliseréconomiquement tout un secteuragricole.– Les agriculteurs doivent avoir le droit de choisir librement leurssemences.(arguments)

– La liberté d’entreprendre.(valeur)– L’intérêt commercial de la firmeMonsanto.

Texte de Greenpeace

La Commission européenne ne doit pasempêcher la France d’interdire la culture du MON 180.(thèse)

– Les informations retenues par la Commission pour autoriser le MON180 ne tiennent pas compte du longterme.– Cette décision est contraire à la volonté de certains États membres.– Le MON 180 est probablement dangereux pour la santé et l’environnement à long terme.(arguments)

– Le principe de précaution.(valeur)– L’intérêt politique de l’organisationGreenpeace.

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65Nouvelle Revue Pédagogique - Lycée / n° 36 / septembre 2009

A I D E I N D I V I D U A L I S É E2de

Vous avez

une idée T60 (pas d’augmentation)

• dont votre chef se contrefout (pas d’augmentation)

une autre idée • mais trouve stupide (pas d’augmentation)

• dont il ne se contrefout pas • mais n’a pas le temps

• ne trouve pas stupide • mais …

• a le temps

Éléments de réponse

� Ce qu’il fallait démontrer

Le texte de Perec tend à démontrer qu’il est impossibled’obtenir une augmentation de son chef de service. C’est unedémonstration comique (elle applique selon la définition deBergson du mécanique sur du vivant) qui ne peut bien sûrpas être vérifiée.

Le texte de Maupassant, qui est le discours rapporté d’unpersonnage farfelu, tend à démontrer que les martiens sont ailés.

Le texte de Musil qui retrace le raisonnement du narra-teur démontre (et la démonstration est exacte) que sa vieentière ne suffirait pas à lire tous les livres de la bibliothèquequ’il est en train de visiter.

� Les modèles scientifiques

Le modèle adopté par Perec est un modèle logique pro-cédant par disjonction des cas. Tous les possibles sont explo-rés selon une logique binaire (cela est ou n’est pas). Chaquenouveau possible conduit à une impasse. La démonstrationpeut être schématisée (voir encadré ci-dessus).

Le modèle adopté par le personnage de Maupassant estcelui des sciences expérimentales. Il part de faits constatés àpropos de Mars et tente par induction de rapporter ces don-nées à un système connu (celui de la Terre). La démonstra-tion peut être représentée sous la forme d’un tableau analo-gique (voir tableau ci-dessous).

Le texte de Musil adopte un modèle mathématique. Ils’agit d’un raisonnement par l’absurde qui invalide sa conjec-ture de départ « si je lis un livre par jour, je finirais par envenir à bout ». Le narrateur pose simplement une équationpour connaître le nombre d’années nécessaires à la lecture detoute la bibliothèque.

3 500 000 (livres) / 365 (jours) = 9589.041 (années)qu’il arrondit à 10 000 ans.

Dans les trois textes, quelle que soit la validité de laconclusion, il s’agit bien de démonstration. Celui qui parle nesoumet pas son raisonnement au jugement de celui auquel il

s’adresse et n’entre pas en débat avec lui mais entreprend delui exposer des conclusions qu’il juge irréfutables.

� Les mots de la démonstration

Il s’agit de pointer quelques mots et usages linguistiquesde la démonstration, pour permettre aux élèves de les réutili-ser dans un travail d’écriture.

– La démonstration part de prémisses (faits avérés oudéjà démon trés) : « il est bien connu qu’aucun chef de ser-vice », « nous avons démontré scientifiquement » (Perec),« les chiffres que je cite sont ceux que vous trouverez danstous les ouvrages spéciaux d’astronomie. » (Maupassant)

– Elle procède par liens logiques : la conjecture « si jeme mettais à lire un livre par jour », l’opposition « Mais quepenses-tu que me réponde » (Musil), l’alternative « ou bien

s’en contrefout ou bien ne s’en contrefout pas », la causalité« vous ne pouviez pas avoir d’idée car » (Perec), la corrélation« Or, Monsieur, l’intensité de la pesanteur dépendant de lamasse » (Maupassant).

– Elle emploie principalement le présent de vérité géné-rale « aucun chef de service n’accorde d’augmentation »(Perec), « l’être Roi sur Mars a des ailes » (Maupassant). Onpeut noter l’usage du conditionnel dans le texte de Musil quipasse du potentiel pour la conjecture « je finirais bien tout demême par en venir à bout » à l’irréel pour le résultat « ilm’aurait fallu dix mille ans ».

– Elle peut être modalisée de façon à apprécier sesmarges d’erreur « même si j’en sautais un de temps entemps » (Musil), la probabilité de ses résultats « indubitable-

ment », l’explication de ses procédures « c’est-à-dire dupoids et de la distance » (Maupassant).

– Elle annonce clairement ses résultats « Il en résulte »(Maupassant) et les deux points de la dernière phrase dutexte de Musil.

Pour finir, on propose deux types d’exercice aux élèves :la reprise de démonstrations dont la rédaction était insuffi-sante dans un devoir de science ou, à la manière du texte deMaupassant, la rédaction d’une démonstration fantaisistedont on donnera soit les prémisses soit le résultat.

La Terre

Mars

a un volume et un poidssupérieurs à ceux de Mars,

a un volume et un poidsinférieurs à ceux de la Terre.

Or, la pesanteurdépend de la masse et du volume.

Donc la pesanteur est plus forte sur Terre.

Donc la pesanteur estmoins forte sur Mars.

C’est pourquoi les espècesterrestres dominent.

C’est pourquoi les espècesailées dominent.

Modèle Maupassant

Modèle Perec

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66 Nouvelle Revue Pédagogique - Lycée / n° 36 / septembre 2009

A I D E I N D I V I D U A L I S É E 2de

C o r p u s 1 ( s é a n ce 1 )

Texte 1 : Maïs OGM : le sérieux doute des experts

« Les premières études sur le MON 810 évoquaient une dissémina-tion sur quelques centaines de mètres. Une recherche plus récente auCanada montre en fait que la dissémination peut se faire sur plus decent kilomètres », explique Jean-François Le Grand. Dès lors, lesrisques de contamination d’autres plantes sont loin d’être négli-geables. La Haute Autorité explique que, si l’OGM pesticidemontre son efficacité sur les parasites ciblés, il touche d’autresorganismes vivants non ciblés. Les études portent notamment surun papillon (le monarque) et un ver de terre. Enfin le troisièmedanger vient de la capacité des insectes visés par l’insecticide àévoluer au fil des ans afin de devenir résistants à la toxine BTintroduite dans la plante.

Extrait de Marielle Court, « Maïs OGM : le sérieux doute des experts », in Le Figaro, 10 janvier 2008.

Texte 2 : Lettre de MonsantoLe projet consistant à suspendre la culture en France du

MON 180 est dénué de tout fondement. Une telle mesure totale-ment illégale en droit et en fait causerait un grave préjudice nonseulement à la société Monsanto mais aussi à tous les acteurs de lafilière. La société Monsanto souhaite attirer l’attention du gouver-nement français sur la lourde responsabilité qui serait encourue parla mise en jeu d’une clause de sauvegarde dans de telles circons-tances. […] Depuis 2005, les agriculteurs français ont pu apprécierles bénéfices économiques, agronomiques, qualitatifs et environne-mentaux de la culture des différentes variétés de MON 180. Lasociété Monsanto demande au gouvernement français de laisser àces agriculteurs la liberté de choisir d’inclure les variétés deMON 180 dans leurs récoltes de 2008.

Extrait de la lettre de la société Monsanto au gouvernement français du 30/01/2008.

Texte 3 : Déclaration de l’associationGreenpeace. 13 février 2009

C’est un mépris flagrant des principes élémentaires de préven-tion. La Commission européenne, avec sa proposition de suppri-mer les interdictions nationales du MON 180, met volontaire-ment en danger la santé de millions de consommateurs en Europe.En France notamment l’AFSSA1 ne s’est jamais intéressée auxeffets sanitaires à long terme des OGM. L’avis de l’AFSSA doitdonc être ramené à sa juste valeur, celle d’une agence sanitaire quis’intéresse au court terme et néglige son rôle de prévention. À cetitre, non seulement il n’affaiblit en rien la position de la France etcelle des autres pays ayant activé une clause de sauvegarde maisjustifie la demande unanime des États Membres de réformer lesméthodes d’évaluation.

Maurice Losch de Greenpeace Luxembourg.

1. AFSSA : Agence française sanitaire de sécurité des aliments.

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C o r p u s 2 ( s é a n ce 3 )Texte 1

[…] il est bien connu qu’aucun chef de service n’accorde d’aug-mentation ni même n’envisage avec un semblant de sérieux la ques-tion sans avoir auparavant sondé le demandeur sur la légitimitéd’un tel souhait évidemment si vous aviez une bonne idée qui per-mettrait à l’entreprise qui vous a toujours fait confiance de réduireses effectifs de 40 % tout en augmentant d’autant ses bénéfices celamiliterait peut-être en votre faveur mais je crois me souvenir quenous avons scientifiquement démontré que vous ne pouviez pasavoir d’idée car ou vous avez des idées T60 qui n’intéressent per-sonne ou alors vous croyez avoir des idées mais votre chef de serviceou bien s’en contrefout ou bien ne s’en contrefout pas mais latrouve stupide votre idée ou bien ne s’en contrefout pas ne la trouvepas stupide mais n’a pas le temps d’y prêter attention à votre idée oubien ne s’en contrefout pas la trouve pas trop stupide trouve letemps de s’en occuper mais n’y comprend rien à votre idée ou bienne s’en contrefout pas la trouve géniale trouve le temps d’yrépondre et la comprend parfaitement votre idée mais a oubliéentre-temps que vous veniez demander une augmentation […]

Georges Perec, L’Art et la manière d’aborder son chef de service pour lui demander une augmentation, L’enseignement programmé, n° 4,

décembre 1968, Hachette/Dunod ; Hachette Littératures, 2008.

Texte 2Vous riez, Monsieur, vous me prenez pour un imbécile après

m’avoir pris pour un fou. Mais les chiffres que je vous cite sont ceuxque vous trouverez dans tous les ouvrages spéciaux d’astronomie. Lediamètre de Mars est presque moitié plus petit que le nôtre ; sa sur-face n’a que les vingt-six centièmes de celle du globe ; son volumeest six fois et demie plus petit que celui de la Terre et la vitesse deses deux satellites prouve qu’elle pèse dix fois moins que nous. Or,Monsieur, l’intensité de la pesanteur dépendant de la masse et duvolume, c’est-à-dire du poids et de la distance de la surface aucentre, il en résulte indubitablement sur cette planète un état delégèreté qui y rend la vie toute différente, règle d’une façon incon-nue pour nous les actions mécaniques et doit y faire prédominer lesespèces ailées. Oui, Monsieur, l’être Roi sur Mars a des ailes.

Maupassant, L’Homme de Mars, 1888.

Texte 3Je m’étais dit avant d’entrer, vois-tu, que si je me mettais à lire

un livre par jour, ce qui serait évidemment très astreignant, je fini-rais bien tout de même par en venir à bout un jour ou l’autre, et jepourrais alors prétendre à une certaine situation dans la vie intel-lectuelle, même si j’en sautais un de temps en temps. Mais quepenses-tu que me réponde le bibliothécaire quand je vois que notrepromenade s’éternise et lui demande combien de volumes conte-nait exactement cette absurde bibliothèque ? Trois millions etdemi, me répondit-il ! Au moment où il me dit cela, nous en étionsà peu près au sept cent millième : dès ce moment, je n’ai plus cesséde calculer. Je t’en épargne le détail. De retour au ministère, j’airepris encore une fois le calcul avec un crayon et du papier : de lamanière que j’avais envisagée, il m’aurait fallu dix mille ans pourvenir à bout de mon projet !

Robert Musil, L’Homme sans qualités, Tome 1, Éditions du Seuil, 1957, pour la traduction française, nouvelle édition, 2004.

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P U B L I F I C H E

67Nouvelle Revue Pédagogique - Lycée / n° 36 / septembre 2009

Le Carré Classique n° 56 propose aux élèves de lycée(2de ou 1re) la lecture de l’un des Trois Contes de GustaveFlaubert, Un cœur simple.

Ce texte fait l’objet d’une exploitation pédagogique télé-chargeable gratuitement sur le site www.carresclassiques.com.Nous présentons ici les principaux axes d’une possibleséquence pédagogique construite autour de cette œuvre.

Pourquoi Un cœur simple au lycée ?La lecture d’Un cœur simple peut s’inscrire dans la pro-

grammation annuelle d’une classe de Seconde aussi bien quede Première. Elle permet en effet d’aborder conjointementtrois objets d’étude : « le récit », « un mouvement littéraire etculturel », et bien entendu « le travail de l’écriture ».

Cette œuvre peut également être rattachée au nouvelobjet d’étude introduit dans le programme des Premièresgénérales et technologiques : « le roman et ses personnages,visions de l’homme et du monde ».

Enfin et surtout, Un cœur simple, qui est avec les deuxautres textes de la série des Trois Contes la dernière œuvreachevée de Flaubert, repésente une excellente introduction àl’univers de ce romancier incontournable. Par sa brièveté etsa grande lisibilité, Un cœur simple est particulièrementaccessible aux élèves de lycée.

Ajoutons que le premier des Trois Contes ne réclame quepeu de connaissances historiques et culturelles préalables, àla différence de La Légende de saint Julien l’Hospitalier etHérodias. Malgré cette simplicité, qui n’est qu’apparente,toutes les grandes questions propres au texte flaubertienpourront être abordées et approfondies en fonction du niveaudes élèves.

Présentation de l’ouvrageL’ouvrage se compose de trois parties. On trouvera en

ouverture un ensemble de trois « Contextes » offrant desmises au point synthétiques sur l’auteur et son époque. Lapartie « Lire » propose ensuite une édition annotée d’Un cœursimple. Enfin, la partie « Relire » propose un rappel de lastructure de l’œuvre, suivi d’un ensemble de quatre « Pauseslecture » centrées sur l’analyse de quelques passages clefs.Deux « Lectures transversales » (« Un conte réaliste » et« Félicité, un personnage ambigu ? ») privilégient ensuite uneapproche dynamique de l’œuvre envisagée. Ces deux question-naires sont accompagnés de textes et documents complémen-taires, destinés à enrichir la lecture de l’élève.

Une analyse d’images, une réflexion sur une questiond’actualité et un entretien avec un spécialiste de l’œuvreviennent compléter ces différentes approches.

Une œuvre vivante : de l’écriture à la réception contemporaine

Le livre s’ouvre sur un ensemble de trois « Contextes »qui permettent aux élèves de situer Un cœur simple auxplans biographique, historique et enfin littéraire, grâce à unerapide présentation des mouvements littéraires du XIXe siècle.

La lecture de ces quelques pages, rédigées dans unelangue claire, pourra être complétée par des exposés portantsur des questions précises. La place de la Normandie dans lavie et l’œuvre de Flaubert mériterait ainsi d’être envisagée demanière plus approfondie, de même que la notion de réa-lisme, qui peut donner lieu à des recherches en histoire litté-raire et artistique.

Les textes qui accompagnent les « Pauses lecture » et les« Lectures transversales » constituent pour leur part de petitsdossiers, qui invitent à réfléchir sur la réception critique duconte de Flaubert, à partir d’une question particulière.

« L’œuvre en débat » s’interroge sur la place d’Un cœursimple dans l’œuvre de l’écrivain, en soulignant la dimensionde « testament littéraire » propre à ce texte, à travers lestémoignages de Brunetière, Maupassant et Maurice Nadeau.

Enfin, la « Question d’actualité » s’interroge sur le genrelittéraire des « Vies », qui, dans l’Antiquité, retraçait l’exis-tence de personnages illustres présentés au lecteur commedes modèles de courage ou de vertu. Pour les saints, on parleégalement d’hagiographie, genre dont Un cœur simple se rap-proche parfois. Plus près de nous, Pierre Michon, dans sesVies minuscules, choisit d’évoquer des humbles, des incon-nus dont le destin recèle souvent un romanesque insoup-çonné…

Perspectives : littérature, peinture et cinéma

Au cœur de l’ouvrage se trouve un cahier iconographiquequi réunit différentes figures de servantes au XIXe siècle,telles que les ont représentées Pissarro, un graveur del’époque et une réalisatrice contemporaine.

La partie « Relire » s’achève précisément par un entretienexclusif avec Marion Laine, réalisatrice du film Un cœur simple(2008), adapté de l’œuvre de Flaubert. La réalisatrice revientsur les raisons de son intérêt pour le conte, et sur les partis pris

CARRÉS CLASSIQUES NATHAN

Un cœur simplePar Laure Helms*

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qu’elle a adoptés. Elle souligne également que selon elle, lasimplicité de Félicité n’est pas synonyme de bêtise…

Une courte bibliographie clôt l’ouvrage et suggèrequelques pistes de lectures complémentaires pour les élèves,ainsi que des adaptations cinématographiques des grandstextes de Flaubert.

Exploitation pédagogiqueDéroulement de la séquence

Intitulé de la séquence : Un cœur simple ou le réalismesublimé

Durée : 12 heures + évaluation finaleProblématique : dans quelle mesure peut-on dire qu’Un

cœur simple constitue à la fois un aboutissement et undépassement du réalisme ?

Séance 1 Un incipit traditionnel ?Durée : 1 heureÀ partir de la « Pause lecture 1 », on étudiera les carac-

téristiques de l’ouverture d’Un cœur simple et on dégagerales principaux éléments mis en place par le narrateur aucours de ce chapitre. Étude de la structure du texte ; retoursur les questions de point de vue. Analyse de la descriptionde la maison de Mme Aubain et du portrait de Félicité.Caractéristiques morales et physiques du personnage.

Séance 2 Temps et lieuDurée : 2 heuresOn mettra en évidence l’ancrage du conte dans une

époque et une région déterminées. Travail en groupe : repé-rage des principaux lieux évoqués dans Un cœur simple. Ens’appuyant sur la carte (p. 12), récapitulation des différentsdéplacements accomplis par les personnages et notammentpar Félicité. Puis retour sur la chronologie interne du conte,avec recherche des éléments qui permettent de dater la pro-gression de l’intrigue. Mise en évidence de la rareté des réfé-rences proprement historiques, dans une époque pourtantriche en bouleversements.

Séance 3 Bourgeois et paysansDurée : 1 heureÀ partir de la « Lecture transversale 1 », étude des diffé-

rentes catégories sociales du conte. L’évocation de la bour-geoisie provinciale et de la paysannerie dans Un cœur simple,le regard souvent impitoyable que porte Flaubert sur cesmilieux. La situation particulière de Mme Aubain, sa ruineaprès la disparition de son mari. Le poids du paraître et destraditions en province.

Séance 4 La figure de la servanteDurée : 1 heureÀ partir de la « Lecture transversale 2 », on montrera que

le personnage de Félicité ne peut être réduit à aucun (sté-réo)type. Reprise des principaux éléments qui jalonnent la vie

« obscure » de Félicité. Mise en lumière de l’évolution de soncaractère et de sa piété, notamment à partir du chapitre III.Cette séance permettra de souligner l’ambiguïté du person-nage, et notamment de sa « simplicité », qui tient à la fois dela bêtise et de la sainteté.

Séance 5 Une fin réaliste ?Durée : 1 heureEn s’appuyant sur la « Pause lecture 4 », on soulignera

la complexité du dernier chapitre de l’œuvre, qui mêle des-cription réaliste (la procession) et évocation mystique (lesderniers moments de Félicité). Étude du contrepoint mis enplace par Flaubert dans ce chapitre. Analyse du pittoresquedouteux qui caractérise la procession. La mort de Félicité,entre mysticisme et dérision.

Séance 6 ÉvaluationDurée : 2 heuresVérification des acquis et approfondissement du cha-

pitre II (l. 198 à 236). Selon le niveau des élèves et le tempsdont on dispose, on proposera la rédaction d’un commentairecomposé du passage ou un plan détaillé, avec introduction etconclusion.

Séance 7 Le goût de la descriptionDurée : 1 heureÀ l’occasion du corrigé du commentaire proposé lors de

la séance précédente, on dégagera les caractéristiques de ladescription flaubertienne, qui s’appuie toujours sur desdétails concrets, le plus souvent visuels.

Séance 8 Des souvenirs personnels à l’enquête documentaireDurée : 1 heureÀ partir du contexte biographique et des textes 1 et 2

(pp. 72-73), on mettra en évidence la part des souvenirs per-sonnels de Flaubert dans l’écriture d’Un cœur simple, ainsique la part du travail de documentation fourni par l’écrivain.En guise de prolongement, on pourra également évoquer lelivre de Julian Barnes, Le Perroquet de Flaubert.

Séance 9 L’obsession de la beautéDurée : 2 heuresEn s’appuyant sur « L’œuvre en débat » et les textes du

dossier (pp. 79 à 83), on montrera que le réalisme de Flau-bert, loin de se réduire à une volonté de reproduction exacteet fidèle de la réalité, est sous-tendu par une quête de labeauté. L’analyse des textes du dossier et le questionnaire quil’accompagne permettront de dégager l’obsession du style etde la belle phrase propre à Flaubert. On montrera que ce pri-mat accordé à la beauté implique de la part de l’écrivain untravail acharné. C’est ce « travail d’amour » qui permet àFlaubert de dépasser les clivages entre écoles et de refuserl’appartenance au réalisme entendu comme dogme et commecontrainte.

*Professeur agrégée de Lettres modernes, docteur en Littérature française.

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