Dastur - Le Concept de Science Chez Heidegger

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Le concept de science chez Heidegger avant le “tournant” des années trente Françoise Dastur On a coutume de se représenter Heidegger comme le penseur qui a cherché dans la poésie un refuge pour y développer un mode de pensée non métaphysique et qui s’est éloigné de ce dialogue avec les sciences qui a été, depuis les débuts de la philosophie moderne, la tâche à laquelle les plus grands philosophes se sont constamment voués. Mais cette image, ou plutôt cette caricature, demande à être fortement corrigée, surtout en ce qui concerne le « premier » Heidegger, pour lequel la philosophie se définissait elle-même encore comme une science tout à fait particulière, celle de l’être. Il est donc nécessaire de retracer dans ses grandes lignes la pensée du jeune Heidegger, de sa Dissertation de 1914 à ses premiers cours de Fribourg et de Marbourg, pour montrer à quel point il a le souci à cette époque de situer l’entreprise proprement philosophique qui est la sienne par rapport aux sciences de la nature et de l’esprit. Durant toute cette période en effet les termes de Wissenschaft   et de wissenschaftlich  ont dans sa bouche une connotation « positive » et s’allient, plutôt qu’ils ne s’opposent, à ceux de  Phil os op hi e  et  phil osop hisc h. Il en ira autrement à partir de 1929, où un « tournant » semble se produire qui concerne le statut « scientifique » de la philosophie. Dans les  Beiträ ge zur Philos ophie (« Contributions à la philosophie »), ce texte du milieu des années trente où s’effectue le « tournant », c’est-à-dire le passage d’une pensée de « l’homme dans son rapport à l’être » à une pensée de « l’être et de sa  vérit é dans son rappor t à l’homm e » 1 , Heidegger veut en effet distinguer de la manière la plus nette ce « savoir magistral » (herrschaftliches Wissen) qu’est la philosophie de « la science » (die Wissenschaft)  au sens moderne du mot. Il y déclare en effet que « l’alignement, d evenu habituel – et ce de mani ère non fortuite – depuis le début des temps modernes, de la philosophie sur les “sciences” vise trop court » en ce qui concerne la question de la vérité ; et que « cette direction du questionnement – et non pas seulement celle qui relève explicitement de la “théorie de la science” – doit être complètement  1 . Cf. M. Heidegger, « Lettre à Richardson »,  Questions IV , Paris, Gallimard, 1976, p. 187.

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    Le concept de science chez Heidegger

    avant le tournant des annes trente

    Franoise Dastur

    On a coutume de se reprsenter Heidegger comme le penseur qui a cherchdans la posie un refuge pour y dvelopper un mode de pense nonmtaphysique et qui sest loign de ce dialogue avec les sciences qui a t,depuis les dbuts de la philosophie moderne, la tche laquelle les plus grandsphilosophes se sont constamment vous. Mais cette image, ou plutt cettecaricature, demande tre fortement corrige, surtout en ce qui concerne le premier Heidegger, pour lequel la philosophie se dfinissait elle-mme encorecomme une science tout fait particulire, celle de ltre.

    Il est donc ncessaire de retracer dans ses grandes lignes la pense du jeuneHeidegger, de sa Dissertation de 1914 ses premiers cours de Fribourg et deMarbourg, pour montrer quel point il a le souci cette poque de situerlentreprise proprement philosophique qui est la sienne par rapport aux sciencesde la nature et de lesprit. Durant toute cette priode en effet les termes de

    Wissenschaftet de wissenschaftlich ont dans sa bouche une connotation positive et sallient, plutt quils ne sopposent, ceux de Philosophieetphilosophisch. Il en ira autrement partir de 1929, o un tournant semble seproduire qui concerne le statut scientifique de la philosophie. Dans lesBeitrge zur Philosophie( Contributions la philosophie ), ce texte du milieudes annes trente o seffectue le tournant , cest--dire le passage dunepense de lhomme dans son rapport ltre une pense de ltre et de savrit dans son rapport lhomme 1, Heidegger veut en effet distinguer de lamanire la plus nette ce savoir magistral (herrschaftliches Wissen)quest la

    philosophie de la science (die Wissenschaft) au sens moderne du mot. Il ydclare en effet que lalignement, devenu habituel et ce de manire nonfortuite depuis le dbut des temps modernes, de la philosophie sur lessciences vise trop court en ce qui concerne la question de la vrit ; et que cette direction du questionnement et non pas seulement celle qui relveexplicitement de la thorie de la science doit tre compltement

    1. Cf. M. Heidegger, Lettre Richardson ,Questions IV, Paris, Gallimard, 1976, p. 187.

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    abandonne 1. Cest donc seulement dans cette priode charnire que Heideggerva tre conduit rompre avec le projet husserlien dune philosophie commescience rigoureuse , lequel est demeur jusque-l lhorizon dans lequel sest

    dveloppe sa propre conception de la philosophie.I

    Commenons par rappeler quelques faits biographiques. Il est exact queMartin Heidegger a tout dabord tudi la thologie pendant trois semestres, de1909 1911, lUniversit de Fribourg-en-Brisgau. Il a d interrompre ses tudesen fvrier 1911 la suite dennuis de sant, des problmes cardiaques qui avaientdj t lorigine de son dpart du noviciat des Jsuites de Tisis en octobre1909, o il nest rest, en tout et pour tout, que deux semaines. Il passe leprintemps et lt de 1911 chez ses parents, Messkirch, la recherche dunenouvelle voie. En octobre 1911, il prend la dcision de sinscrire en facult desciences et choisit dtudier les mathmatiques, la physique et la chimie, tout enpoursuivant les tudes de philosophie, quil avait dj commences par lui-mmeen prenant connaissance ds 1909 des Recherches logiques de Husserl. Il ycherchait en effet une rponse la question pose par Brentano dans saDissertation De la signification multiple de ltant chez Aristote (1862), livre quelui avait donn en 1907 Conrad Grber, son mentor au petit sminaire de

    Constance. Cest grce lappui de ce dernier que les tudes de lcolier et deltudiant Heidegger furent finances, de 1903 1916, par lEglise catholique aumoyen de diffrentes bourses (Weissschen Stipendiumde 1903 1906, ElinerStipendium de 1906 1911,Schtzlerschen Dotation, de 1913 1916)2.

    Les premiers travaux de Heidegger sont ainsi consacrs aux problmeslogiques et pistmologiques. Il publie en 1912 dans le Literarische Rundschaufr das katholische Deutschland dit par Josef Sauer, professeur luniversit deFribourg, un article intitul Neuere Forschungen ber Logik , Recherchesrcentes sur la logique . Dans cet article trs document, o apparaissent les

    noms de Cohen, Natorp, Bolzano, Windelband, Rickert, Lask, Meinong, Husserl,et bien dautres encore, moins connus, Heidegger, aprs avoir mis laccent, dansla premire partie de son article, sur la critique husserlienne du psychologisme,qui seule permet de dfinir la logique comme science autonome, en vient, dans la

    1. M. Heidegger,Beitrge zur Philosophie, Klostermann, Frankfurt am Main, Gesamtausgabe Band 69,1989, 16, p. 44-45.2. Voir ce sujet la biographie de Rdiger Safranski, Heidegger, Ein Meister aus Deutschland, Hanser,

    Mnchen Wien, 1994, p. 24 (une traduction franaise sous le titre Heidegger et son temps, a tpublie chez Grasset en 1996).

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    seconde partie, la question spciale de la thorie du jugement, quil expose ensuivant fidlement la dmarche de Husserl dans les Recherches logiqueset endistinguant donc soigneusement lacte psychologique du jugement de son

    contenu, ou sens logique. Sa Dissertation, intitule Die Lehre vom Urteil imPsychologismus (La thorie du jugement dans le psychologisme), soutenue enjuillet 1913 et publie lanne suivante, analyse les thories du jugement de cinqlogiciens contemporains, Wundt, Maier, Brentano, Marty et Lipps, qui ont encommun de demeurer lintrieur du psychologisme, cest--dire de considrer lejugement comme un acte psychique, au lieu de le situer, comme le fait Husserl,dans la sphre logique du sens. Cest sur cette notion de sens que le jeuneHeidegger fait porter ses questions, et cest lanalyse de sa structure relationnellequi lui permet, en sappuyant sur la thorie de la validit de Lotze, et la suite de

    Lask et de sa Thorie du jugement de 1912, dclairer dcisivement la natureproprement logique du jugement1.Cest le problme du sens qui sera encore au cur de ses recherches portant

    sur Duns Scot, lintrt de Heidegger ayant t veill par le fait que la logiquemdivale de cette priode est une logique du sens , qui se rvle trs prochede la grammaire pure logique husserlienne, et qui annonce les recherches duXVIIe sicle franais consacres la grammaire gnrale . Heidegger voulait enralit poursuivre ses recherches dans le domaine de la logique et, en se situantdans le sillage de Husserl, consacrer sa thse dhabilitation lessence du concept

    de nombre, mais lhistorien catholique Finke, qui le prend alors sous saprotection, lui laisse entrevoir la possibilit dobtenir une chaire en tant quephilosophe catholique, et appuie sa candidature une bourse attribue par unefondation catholique ddie St Thomas dAquin. Il se voit donc contraint de setourner vers la scolastique et de choisir son sujet de thse dans ce domaine. Lefait de sengager dans une recherche concernant la philosophie mdivale neconstitue pourtant pas une vritable rupture avec ses premires recherchesconsacres la logique, mais plutt loccasion dapprofondir leur dimensionintrinsquement philosophique. Dans sa thse dhabilitation, prpare sous ladirection de Rickert et intitule Die Kategorien und Bedeutungslehre des DunsScotus (La thorie des catgories et de la signification de Duns Scot), le nomdEmil Lask, philosophe auquel il attribue une position de mdiateur entre laphilosophie transcendantale de Kant dans la version no-kantienne quendonne lcole de la philosophie de la valeur (Wertphilosophie), la logique puredu premier Husserl et la logique et la mtaphysique aristotliciennes, est cit

    1

    . Voir ce sujet F. Dastur, Ltude des thories du jugement chez le jeune Heidegger , Revue deMtaphysique et de Morale, n3, 1996, p. 303-316.

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    plusieurs reprises1. Or ce quil y a chez Lask de radicalement nouveau par rapport la position idaliste et subjectiviste de Rickert, cest que pour lui les objets de lalogique sont les objets dune vritable connaissance et non pas des normes

    transcendantes qui ne peuvent qutre vcues et non pas connues. Cest doncla position raliste de Lask qui constitue son originalit dans lcole de Bade.Cest aussi cette position que Heidegger adopte dans sa thse dhabilitation, maisen phnomnologisant en quelque sorte le point de vue demeur tropunilatral de Lask. Ce que Lask a cependant bien vu, cest que les problmesfondamentaux de la logique ne peuvent tre correctement poss quau niveau duvivre, de lErleben, il a donc bien compris que la question fondamentale est cetgard celle de la gense du thorique , question qui va tre au centre desproccupations de Heidegger dans ses premiers cours de Fribourg. Mais avant

    dvoquer brivement le contenu de ceux-ci, il faut sarrter sur le texte de laleon inaugurale intitule Le concept de temps dans la science historique queHeidegger prononce le 27 juillet 1915 et qui marque lachvement de sa priodedhabilitation. Cette leon inaugurale montre en effet que le jeune Heidegger, loinde mconnatre le dveloppement de la science de son poque, est au contraireparticulirement bien inform des recherches les plus rcentes de la physiquemoderne. Le problme quil y pose relve de la thorie de la science, de laWissenschaftlehre, donc de la logique, laquelle dtermine la mthode derecherche qui prvaut dans les diverses sciences. Il ne sagit pas pour lui de traiter

    dans son ensemble de la logique de la science, mais plutt de prendre lexemplede lune de ses catgories fondamentales, savoir le concept de temps. Commenten vient-on de la dtermination du concept de temps en gnral au concept detemps historique ? Telle est la question laquelle Heidegger se propose derpondre dans cette leon. Il sagit donc de partir non pas dune thoriedtermine de la science historique afin de chercher quelle structure du conceptde temps y correspondrait, mais au contraire de la science historique elle-mmeen tant que fait, afin dtudier la fonction effective quy reoit le concept de

    1. Cf.Frhe Schriften,(not par la suite FS), p. 191 [133] (avant-propos de 1916), 205 [147], 267[209], 335 [277] sq., 383 [325] sq., 405 [347]sq. On se rfrera galement pour ce texte satraduction franaise, Trait des catgories et de la signification chez Duns Scot, paru chez Gallimarden 1970. DansSein und Zeit (Niemeyer, Tbingen, 1963, p. 218, note 1, trad. fr. tre et temps,Paris,Gallimard, 1986, p. 269), Heidegger rend hommage Lask qui fut, selon lui, le seul lextrieur de larecherche phnomnologique recevoir de manire positive la seconde partie desRecherches logiquesde Husserl et dont les ouvrages Die Logik der Philosophie und die Kategorienlehre (La Logique de la

    philosophie et la thorie des catgories,1911) etDie Lehre vom Urteil (La Thorie du jugement, 1912)sont fortement marqus par la sixime Recherche logique. Voir ce sujet, F. Dastur, La

    problmatique catgoriale dans la tradition no-kantienne (Lotze, Rickert, Lask) , Revue deMtaphysique et de Morale, n 3, 1998, p. 391-403.

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    temps. Mais pour faire apparatre la particularit du concept de temps historique,il est ncessaire de lui opposer par contraste un autre concept de temps, celui dela physique. Cest ainsi que toute la premire partie de la leon se voit consacre

    la dtermination du concept de temps en physique.Heidegger part donc, l aussi, de la science physique comme fait et posedabord la question du but que poursuit cette science depuis sa fondation parGalile. Il avait dj insist dans le cours de sa thse dhabilitation sur ce quicaractrise la science moderne, savoir la conscience mthodologique, paropposition la science antique et mdivale, marque au contraire par laconfiance en la tradition et lobissance au principe dautorit1. Ce quil y a eneffet de nouveau du point de vue de la mthode chez Galile, cest la volont dese rendre matre des phnomnes au moyen de la loi. Heidegger expose en dtail

    dans sa leon la dcouverte par Galile de la loi de la chute des corps, afin de faireapparatre les caractristiques fondamentales de la mthode de la physiqueclassique, savoir : 1) ltablissement dune hypothse portant sur un domainedtermin de phnomnes considrs dans leur gnralit et 2) le caractremathmatique de cette hypothse. Cest donc ce mode particulier deproblmatique qui, aprs Galile, va stendre dautres domaines dephnomnes et dautres secteurs de la science physique : mcanique,acoustique, thermodynamique, optique, thorie du magntisme et lectricit.Heidegger souligne quen 1915 les nombreux secteurs de la physique se rduisent

    aux deux seuls domaines de la mcanique et de llectrodynamique et cite cetgard un passage des Huit Leons sur la physique thorique de Planck, textedatant de 1910, dans lequel ce dernier affirme que ces deux domaines serontbientt runis en un seul, celui dune dynamique gnrale2. Cest ce qui dfinitselon Heidegger lobjectif propre de la science physique : lunit de limagephysicaliste du monde et la reconduction de tous les phnomnes aux loismathmatiques dune unique science, dune dynamique gnrale. Cest donc partir de l que lon peut dterminer la fonction qui est dvolue dans ce cadre au

    concept de temps.Il faut pour cela repartir de laffinit que dcouvre Galile dans ses Discorsi,que cite ici Heidegger, entre le temps et le mouvement, laquelle permet la mesuredu mouvement laide du temps. La position dun point matriel dans lespaceest ainsi dtermine en fonction du temps. Ici cest un texte dEinstein datant de1905 que Heidegger cite lappui, Contributions llectrodynamique, danslequel il est dit que pour dcrire le mouvement dun point matriel, il faut donner

    1. Cf. M. Heidegger,Frhe Schriften,Klostermann, Frankfurt am Main, 1972, p. 140.2.Ibid.,p. 362-363.

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    la valeur de ses coordonnes en fonction du temps1. Heidegger en tire laconclusion suivante : la fonction du temps en physique consiste rendre possiblela mesure. Le temps est dtermin en physique comme une variable

    indpendante et comme scoulant de manire uniforme. Cest l le rsultat dunedcision mthodologique qui consiste oprer une coupe dans le temps rel, geler en quelque sorte son flux, le transformer en surface, afin de pouvoir lemesurer. Le temps se transforme ainsi en un paramtre2.

    Faut-il considrer que cette dfinition du temps ne prend pas en compte lathorie physique la plus moderne, savoir la thorie de la relativit, dont on a pudire, comme le rapporte Heidegger, que la conception du temps qui en rsulte dpasse en hardiesse tout ce qui a t produit jusquici dans la recherchespculative sur la nature et mme dans la thorie de la connaissance

    philosophique 3? Heidegger souligne ici, comme le fera plus tard Husserl dans laKrisis4, que dans la thorie de la relativit, il sagit non du temps en soi, mais duproblme de la mesure du temps, de sorte que cette thorie ne concerne en rienle concept de temps lui-mme et ne fait au contraire que confirmer le caractredhomognit, le caractre quantitatif du concept physicaliste de temps, lequelse voit port sa plus haute expression par la dtermination du temps commequatrime dimension de lespace dans les gomtries non-euclidiennes.

    Peut-on attribuer au concept de temps historique la mme fonction consistant assigner une situation temporelle aux vnements ? Pour en juger, il fautdabord interroger la science historique elle-mme et dterminer son objectifpropre, ce quoi Heidegger consacre la seconde et dernire partie de sa leon.Lobjet de la science historique, cest en effet lhomme non en tant qutrebiologique, mais en tant qutre de culture. Or dans les productions culturelles delhomme, lhistorien fait un choix, et ce choix est guid par des considrations devaleur. Il faut ajouter cela le fait que lobjet historique est toujours au pass,quil se prsente donc dans la dimension de laltrit qualitative par rapport auprsent. La tche de lhistorien consistant surmonter la distance temporelle qui

    1.Ibid.,p. 365.2.Ibid.,p. 366.3.Ibid.4. Cf. E. Husserl, La Crise des sciences europennes et la phnomnologie transcendantale, Paris,Gallimard, 1976, p. 377-378 : Les bouleversements introduits par Einstein concernent les formulesdans lesquels la Phusis idalise et navement objective est lobjet dun traitement thorique. Maiscomment les formules, dune faon gnrale comment lobjectivation mathmatique en gnralreoivent-elles un sens sur larrire-fond de la vie et du monde ambiant intuitif, cest ce dont nous

    navons aucunement lexprience et cest pourquoi Einstein ne rforme pas lespace et le temps denotre vivante vie.

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    le spare du pass, il faut donc sinterroger sur les mthodes quil dploie cetgard, savoir lexamen critique des sources, moment essentiel pour lcolehistorique allemande1. Il sagit en effet de dterminer lauthenticit dun

    document, cest--dire dtablir ses critres internes dappartenance telle outelle priode historique. Or celles-ci se distinguent les unes des autres de manirequalitative : Heidegger donne ici lexemple du travail que Troeltsch, thologien,historien et philosophe de la religion, a consacr St Augustin, quil considrecomme le dernier reprsentant de lAntiquit chrtienne, ce qui lui permet dedistinguer deux grandes priodes dans lhistoire du christianisme2.

    Le temps historique na donc pas, contrairement au temps physique, decaractre homogne et il ny a donc pas, dans la science historique, de loipermettant de dterminer la succession temporelle. Ce qui implique que la

    question quand ? a un sens compltement diffrent en physique et en histoire :en physique, elle a un sens quantitatif, en histoire elle consiste interroger le lienqualitatif existant entre deux vnements. Mme lorsque la question historiqueest une simple question chronologique, celle de la datation dun vnement, dansle cadre de cette discipline historique particulire quest la chronologie, elleprsuppose toujours le rapport une signification et une valeur attribues parlhistorien la simple mesure quantitative. Ce qui le prouve bien, cest que toutechronologie doit se donner comme point de dpart un vnement historiquedtermin comme signifiant : par exemple la fondation de Rome ou la naissance

    du Christ. Le point de dpart de la mesure temporelle est donc dtermin demanire qualitative, ce qui implique quintervient ici aussi un jugement de valeur.Heidegger a pu ainsi dmontrer dans sa leon inaugurale le caractre entirementdiffrent du temps historique par rapport au temps physique, et donclirrductibilit du modle pistmologique de la science historique celui dessciences de la nature. Bien que ni le nom de Dilthey ni celui de Bergson ny soientcits, on peut dceler leur influence sur le jeune Heidegger qui, dans ses premierscours de Fribourg, se rfrera dailleurs explicitement eux, ainsi qu Nietzsche,

    qui constitue avec eux les rfrences essentielles de la Lebensphilosophie ,de laphilosophie de la vie.Pour en terminer avec ces considrations relatives aux proccupations

    proprement pistmologiques et logiques du jeune Heidegger, il faut encoremontrer, en voquant ses premiers cours Fribourg, que la questionfondamentale qui est alors la sienne, et quil partage avec Husserl mais aussi avecDilthey, est celle de la gense de la science partir de la vie telle quelle est en

    1.Ibid.,p. 370. Heidegger cite ici lappui le Grundriss der Historikde Droysen.2.Ibid.,p. 372.

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    fait , de la faktische Leben. On peut en effet parler dun premier tournant hermneutique de la pense heideggrienne de 1919 1929, priode que lonpeut dfinir comme celle du relativement jeune Heidegger (il a dj trente ans

    en 1919 !) oppos au tout premier Heidegger , le Heidegger des deux thses,promotion et habilitation, de 1914 et 1916, dont le travail porte essentiellementsur les problmes logiques et la pense mdivale.

    Dans le cours de 1919 portant sur Lide de la philosophie et le problme dela Weltanschauung, Heidegger pose la question de ce quest le thorique,1et ilmontre que lexprience de la chose, du ral, suppose une objectivation de la vie,une Ent-lebnis,une dvitalisation du vcu2. Il sagit donc pour Heidegger dedsolidariser lintuition comme mthode de la phnomnologie, de la valeurabsolue donne au thorique et au logique, il sagit de se tenir lcart du

    logicisme husserlien de lintuition donatrice originaire et de mettre en questionlide que le vcu soit donn voir plutt que donn comprendre. ThodoreKisiel, dans son livre surThe Genesis of Heideggers Being and Time3a montr endtail chez le jeune Heidegger le processus de transformation de lintuitionphnomnologique qui le conduit parler d intuition hermneutique 4. Decette intuition comprhensive , Heidegger dit quelle est dpourvue de touteposition transcendante et thortiquement objectivante,5et quelle saisit donc parl le caractre de monde du vcu. Ce quelle a pour objet, cest donc ce qui se donne avant la thorisation et lobjectivation. Il ne sagit pourtant pas pourHeidegger dopposer une telle intuition hermneutique la phnomnologie : cequi le prouve bien, cest que lexpression d hermneutiquephnomnologique se trouve dj dans le texte du cours suivant, celui dusemestre dt 1919, intitul Phnomnologie et philosophie transcendantale dela valeur 6. Il nen demeure pas moins que lon a affaire un nouveau conceptdintuition et un nouveau concept dintentionnalit, en bref une nouvellephnomnologie, cette phnomnologie la plus radicale , qui commence paren bas, dont parle Heidegger dans son cours de 1921-227et qui sert de mthode

    1. M. Heidegger, Zur Bestimmung der Philosophie, Klostemann, Frankfurt am Main, Gesamtausgabe,Band 56/57 (not par la suite GA 56/57), 1987, p. 88.2.Ibid.,p. 89.3. Paru en 1993 aux USA (Berkeley, University of California Press).4. GA 56/57, p. 116.5.Ibid.,p. 117.6.Ibid.,p. 1317

    . Cf. M. Heidegger, Phnomenologische Interpretationen zu Aristoteles,GA 61 (cours du semestredhiver 1921-22) 1985, p. 195.

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    ce que Heidegger nomme en 1923, selon un titre plus diltheyen que husserlien, Hermneutique de la facticit 1. Car lorsque Heidegger parle de vcu(Erlebnis), il se rfre plutt Dilthey qu Husserl. Dilthey est en effet une

    rfrence majeure pour toute cette priode, qui est celle de la gense deSein undZeit, comme le prouvera bien le 77 de cet ouvrage dans lequel Heideggerreconnat sa dette lgard de la Lebensphilosophieet tout particulirement lgard de la pense de lhistoricit, de Yorck von Wartenburg et de Dilthey. Carcest lide diltheyenne dune vie qui sexplicite elle-mme que retient Heidegger,lide donc dune auto-explicitation de la vie dans la philosophie, la littrature etlhistoire. Sa problmatique est alors celle, diltheyenne, dune analyse de la viefactive (faktisches Leben) et de lauto-explicitation qui y est lie. De l le titre de1923 qui lie donc deux termes provenant de Dilthey hermneutique et

    facticit .

    II

    Il sagit maintenant de retracer de manire plus dtaille les tapes dudveloppement du questionnement fondamental de Heidegger de 1919 1929 ence qui concerne la relation entre la philosophie et la science. Heidegger ne tentepas seulement pendant toute cette priode de poser la question, dune maniretypiquement mta-philosophique, de ce qui constitue lessence de la philosophie ;

    mais il cherche en mme temps donner une premire dfinition de ce qui fait ladiffrence entre une science positive et la philosophie. Or le conceptheideggrien de science subit un changement entre 1919 et 1929. Comme Kisiellexplique bien, pendant toute cette priode Heidegger vacille entre deux ples :soit la philosophie est la science premire, soit elle nest pas du tout unescience 2. En 1919 la philosophie est encore dfinie comme protoscience ouscience originaire (Urwissenschaft), lanne suivante elle est plus prcismentnomme science de lorigine de la vie (Ursprungswissenschaft vom Leben), etpendant toute cette priode (1919-1920), Heidegger la suite de Husserl, vise

    diffrencier la philosophie de toute vision du monde , de touteWeltanschauung. Dans la priode qui prcde tout juste la publication de Seinund Zeit, la philosophie est dfinie, en relation la diffrence ontologique,comme science critique , sa fonction critique consistant en sa capacit dedistinguer ltre des tants, comme Heidegger lexplique dans son cours de 1926sur Les concepts fondamentaux de la philosophie antique . Et dans le fameux

    1. Cf. M. Heidegger, Ontologie (Hermeneutik der Faktizitt),GA 63, 1988 (cours du semestre dt1923).2. Cf. Th. Kisiel, The Genesis of Heideggers Being and Time, op. cit., p. 17.

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    cours de 1927 sur Les Problmes fondamentaux de la phnomnologie, laphilosophie est explicitement considre comme la science de ltre (Wissenschaft vom Sein). Mais dj dans le cours de 1928-1929 ( Introduction

    la philosophie ), la question est pose : la philosophie est-elle une science ? Et en1929, Heidegger, rompant avec lide husserlienne dune philosophie commescience rigoureuse , parle de lincomparabilit (Unvergleichbarkeit) de laphilosophie qui nest ni Weltanschauung,ni science. Or, en tentant de dfinir laphilosophie en relation la science, Heidegger est simultanment conduit dfinir la tche et le domaine des sciences positives, de sorte que nous pouvonsconsidrer que la question mtaphilosophique : quest-ce que la philosophie ?inclut en elle une autre question :quest-ce que la science ?

    Si lon veut procder une sorte dinventaire de lvolution de Heidegger de

    1919 1929 en ce qui concerne lide de philosophie et de science, il fautdistinguer trois tapes principales : 1) La philosophie est dfinie comme scienceoriginaire en opposition la Weltanschauung au dbut des annes 1920. 2) Laphilosophie est dfinie comme science, critique et comme science de ltrependant la priode prcdant et suivant immdiatement la publication de Seinund Zeit. 3) Le thme de l insurmontable ambigut (unberwindlicheZweideutigkeit)de lessence de la philosophie apparat la fin des annes 1920.

    1La philosophie comme science originaire (Urwissenschaft)Dans son cours de 1919 consacr Lide de la philosophie et le problme

    de la Weltanschauung , Heidegger, qui est alors encore trs proche de Husserl,veut mettre en vidence l incompatibil it de la philosophie et de laWeltanschauung. Mais en mme temps, il met en question lide traditionnelle dela philosophie comme science en montrant que dfinir la philosophie commescience originaire inclut en soi un cercle vicieux, au sens o une telle dfinitionimplique une autoprsupposition ou autofondation1 ce qui sapplique Husserllui-mme qui proclame lautofondation de la phnomnologie en tant que sciencerigoureuse. Maintenir la dfinition de la philosophie comme science originairerequiert par consquent de dfinir la science en un nouveau sens : non commelobjectivation thorique dun domaine spcifique dtants, mais commelautocomprhension du mouvement de la vie avant son objectivation dans desdomaines diffrents, la vie demeurant encore cette poque le conceptfondamental de Heidegger. La philosophie peut donc continuer tre dfiniecomme science originaire, mais en tant que science pr-thorique, le cerclevicieux impliqu dans lide dune science originaire rsultant uniquement de son

    1. Cf. GA 56/57, 2 b, p. 15 sq.

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    caractre thorique. La philosophie ne peut pas tre comprise comme la sciencede la science, ou la thorie de la thorie, mais elle demeure science originaire entant quelle vient avant la science elle-mme.

    Mais afin de bien saisir ce qui fait la spcificit de la philosophie, il faut sedemander ce qui constitue lessence de la science thorique elle-mme.Heidegger montre dans son cours, comme nous lavons dj soulign, quelexprience de la chose , de ce que nous nommons ralit prsupposelobjectivation de la vie et ce quil nomme une Ent-lebnis,une dvitalisation delexprience vivante, qui a le sens dune Ent-deutung, dune limination delinterprtation immdiatement donne lenvironnement1. Le rsultat de ceprocessus de dvitalisation et de dsinterprtation nest rien autre que le relsous la forme de la donne (Gegebenheit) qui est en fait une fausse immdiatet,

    une construction thorique. Comme Heidegger lexplique : dans la chose dfiniecomme tant rel, le monder du monde sest dj teint (das es weltet ist inihr bereits ausgelscht)2. Le rsidu de ce processus de dvitalisation est ainsi, duct du monde, le rel, et du ct du moi historique, qui est lui aussi soumis unprocessus de ds-historisation (Ent-geschichtlichung), le moi en tant quil neconstitue plus que le corrlat de la pure chose . La forme thorique delobjectivit est donc une sorte dabrg du processus du monder. Nous pouvonsvoir ici que dans cette priode le dbat de Heidegger avec Husserl a djcommenc. Comme le dit Heidegger, il ne sagit pas seulement de combattre le

    naturalisme, comme le fit Husserl, mais de prendre conscience de la dominationgnrale du thorique , de la primaut du thorique, car se donner commepoint de dpart les donnes des sens, cest se situer dj dans le domainethorique3. Il faut donc rompre avec lide dune primaut de la logique et avec ladfinition de lintuition comme pur voir, puisque lexprience vcue nest pasdonne voir, mais doit bien plutt tre comprise. Cest la fin de ce cours,comme nous lavons dj vu, que Heidegger forge le concept trange d intuitionhermneutique , laquelle doit tre comprise comme un regard non objectivant

    port sur le processus de la vie, sur ce que Heidegger, utilisant lexpression chre Dilthey, nomme le Lebenszusammenhang, la cohsion de la vie qui ne peutjamais tre mise en pices et dcompose en lments4.

    Pendant toute cette priode, Heidegger est engag dans un dbat avec laLebensphilosophie, la philosophie de la vie, considre dans ses aspects positifs :

    1.Ibid.,p. 89.2.Ibid.3.Ibid.,p. 87.4.Ibid.,p. 117.

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    dans son cours du semestre dhiver 1921-22, il mentionne les noms de Bergson,de Nietzsche, et surtout de Dilthey1, chez lequel Heidegger trouve lide duneauto-explicitation de la vie qui a lieu indpendamment de toute auto-objectivation

    et dune comprhension de la vie qui nexige pas lintrusion de la rflexion. Lemot L e b e n , vie, en dpit de son caractre flou et imprcis, de saVerschwommenheit,est alors une catgorie phnomnologique fondamentale 2.Mais il ne sagit pas pour Heidegger de se situer par rapport la fausse oppositionentre rationalit et irrationalit, ni de simmerger dans limmdiatet delexprience vcue. Dans son cours prcdent du semestre dhiver 1919-20,Heidegger insiste sur le fait que la vie nest jamais immdiatement donne en tantque telle, et que ce qui, paradoxalement, est originairement pr-donn(vorgegeben), comme le dit Husserl, doit tre conquis, prcisment parce que le

    pur phnomne de la vie est si proche de nous que nous navons pas la distancencessaire nous permettant de le voir 3. Ici la vie constitue encore le domainefondamental de la phnomnologie et la phnomnologie est elle-mme dfiniecomme la science de lorigine de la vie (Ursprungswissenschaft vom Leben)4.

    La vie est autosuffisante. La vie factive (faktisches Leben) contient en elle-mme les ressources permettant de rsoudre ses propres questions. Celaimplique que toute satisfaction advient de par la vie elle-mme : elle na pasbesoin de sortir delle-mme pour se comprendre. Lautosuffisance ne veutcependant pas dire adquation absolue soi. Mais en dpit de son inadquation elle-mme, la vie factive est capable de donner une rponse aux questions quellese pose dans son propre langage. Elle ne requiert pas pour cela linterventiondune instance extrieure. De sorte que mme la rponse au problme de sapropre origine ne doit pas tre cherche ailleurs, au del de la vie elle-mme.Cependant vie factive ne veut pas dire pure facticit, absence de signification ouabsurdit cest l le sens que Sartre donnera facticit et cela ne veut pas direnon plus pure intriorit, ou auto-affection cest l le sens que Michel Henrydonnera son propre concept de vie mais cela signifie au contraire expressivit

    et significativit, au sens o vie de fait et monde vont de pair. Le monde de la vieau sens heideggerien inclut trois formes de vie, ou trois caractres en relief ,comme le dit Heidegger5 : monde environnant (Umwelt),monde quon partageavec les autres (Mitwelt),monde du soi (Selbstwelt).Cela veut dire que la vie se

    1. Cf. GA 61, p. 80.2.Ibid.3. Cf. M. Heidegger, Grundprobleme der Phnomenologie(1919/20), GA 58, 1993, p. 29.4.Ibid., 7 d, p. 365.Ibid., 8 et 10.

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    donne elle-mme dans des contextes dexpression varis et selon diffrentesformes de manifestation (Bekundungsgestalten).Elle peut donc tre vue sousdiffrents aspects. Nous avons affaire, avec cette notion de manifestation

    (Bekundung), un concept hermneutique qui implique la capacit, propre ltre vivant, de lauto-comprhension et de lauto-interprtation. La tchephilosophique, cest--dire phnomnologique, consiste par consquent suivrelauto-expression de la vie, et comprendre la vie en demeurant lintrieurmme de celle-ci.

    Dans la seconde partie du mme cours, Heidegger en vient la question delorigine de la science, quil dfinit comme le BekundungszusammenhangoulAusdruckszusammenhang, lensemble de la manifestation ou de lexpressionpropre un domaine spcifique de la vie1. Lanalyse dtaille de la gense de la

    science qui est prsente ici est une prfiguration de lanalyse de lattitudethorique que lon peut trouver dans le 69 (b) de Sein und Zeit, o Heideggermontre, de manire analogue, que lattitude scientifique ne rsulte pas dunprocessus dabstraction, du simple fait de mettre de ct la pratique que nousentretenons quotidiennement avec les tants, mais consiste en une mutationcomplte de la relation au monde par laquelle la totalit de ce qui est purement donn , purement prsent (vorhanden), devient le thme explicite de larecherche scientifique. la fin de cette seconde partie, Heidegger souligne unefois encore le fait que lide de chosit (Dinglichkeit)constitue lide directrice

    de la science2. Le danger quimplique une telle rduction de la cohsion de la vie,du Lebenszusammenhang, un simple corrlat de lattitude thorique vient dufait que la reconduction de la chose lexprience originaire nest ni possible nirellement requise. Ce danger est donc celui dune possible, et en fait invitable,rification (Verdinglichung)de ce qui est donn au regard thorique.

    Cest ce qui amne Heidegger reformuler autrement la relation de laphilosophie et de la Weltanschauung dans son cours de 1920 sur la Phnomnologie de lintuition et de lexpression (GA 59). Husserl a tent de

    dfinir nouveau, au dbut du XXe sicle, dans son article paru en 1911 dans larevueLogos sur La Philosophie comme science rigoureuse, la philosophie commeune connaissance absolue. Mais pour Heidegger cela ne veut pas dire que faireune distinction aussi tranche entre la philosophie et la Weltanschauungpuisseempcher de les mettre lune et lautre en relation. La situation prsente estdomine par la tension entre lide de la philosophie scientifique et lesphilosophies relevant de la Weltanschauung,et ce qui est aujourdhui requis,

    1.Ibid., 11.2.Ibid., 26 c, p. 126.

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    cest une philosophie qui puisse fonder et commander la vie pratique. Quant savoir si lide husserlienne dune philosophie scientifique doit ou non treconserve, Heidegger ne veut pas en dcider, il veut simplement montrer que

    lopposition de deux modes possibles du philosopher, savoir la philosophiecomprise comme activit contemplative et donc comme une activit scientifiqueet la philosophie prophtique, comme le dit Jaspers dans sa Psychologie derWeltanschauungen1, ne doit pas tre rejete parce quelle devrait tre surmonte,mais parce quelle naurait jamais d apparatre. Une telle distinction a t faite,selon Heidegger, en se plaant dans une dimension qui nest pas originaire etdans laquelle la philosophie sest vue rifie (verdinglicht),et a t rabaisse aurang de phnomne secondaire2. Dans ce que lon nomme le Rapport Natorp ,ce manuscrit datant doctobre 1922 dans lequel Heidegger, la demande de

    Natorp, tentait de donner une prsentation synthtique de son interprtationdAristote, il explique que la philosophie nest pas une pure invention, quelquechose darbitraire, mais au contraire une recherche et une interprtationradicale3. La philosophie na pas besoin davoir laspect dune Weltanschauung,elle na pas besoin de se soucier de sa pertinence lgard de ltat prsent dumonde, parce ce quelle a uniquement se demander quelles sont les conditionsontologiques de possibilit de toute Weltanschauung en tant que celles-ci nepeuvent tre mises en lumire que par une recherche rigoureuse. Car cesconditions ne sont pas des formes logiques, mais des possibilitsauthentiquement accessibles tires de la temporalisation effective de lexistence.

    2La philosophie comme science critiqueTant que Heidegger est demeur dans le cadre de la philosophie de la vie, il a

    considr que la philosophie et les sciences partageaient le mme domaine, ledomaine de la vie en gnral. Avec le processus de diversification des sciencesadvient quelque chose comme une ptrification, une objectivation de la vie, que

    Heidegger dcrit la faon dont le faisait dj Dilthey. Mais au milieu des annesvingt, Heidegger rompt avec la philosophie de la vie. Son concept directeur nestplus la vie, mais ltre. Dans ce nouveau contexte, il devient ncessaire de trouverune nouvelle manire de diffrencier la philosophie et les sciences positives. Dans

    1. Voir ce sujet le commentaire critique que Heidegger a consacr ce texte en 1919 et dont latraduction Remarques sur K. Jaspers (1919) a paru dansPhilosophie,Paris, Minuit, n 11 et 12,1986.2. M. Heidegger,Phnomenologie des Anschauung und des Ausdrucks, GA 59,1993, p. 11-12.3. Cf. M. Heidegger,Interprtations phnomnologiques dAristote, Mauvezin, TER, 1992, p. 27 sq.

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    son cours de 19261, Heidegger explique quil est ncessaire de distinguer laphilosophie des sciences non philosophiques, lesquelles ont besoin de laphilosophie ds quelles veulent clarifier leurs propres concepts. Il ny a pas de

    concept mathmatique des mathmatiques, pas de concept philologique de laphilologie, parce que ces sciences sont des sciences positives alors que laphilosophie seule est la science critique. La positivit des sciences provient du faitque leurs objets et leurs thmes se trouvent dj donns (vorliegend)sous laforme des tants. Les sciences positives sont par consquent les sciences destants, alors que la philosophie en tant que science critique a la possibilit dedistinguer (cest l le sens premier dekrinein) ltre des tants. La philosophie estscience critique au sens o elle est une science diffrenciante (unterscheidendeWissenschaft) : son thme est ltre et non pas les tants, non pas ce qui est dj

    prsent, prdonn, mais ce qui au contraire est dissimul, occult, bien quepourtant toujours dj compris avant toute exprience dun tant particulier. Lessciences non philosophiques, cest--dire positives, trouvent leurs objets commetant dj prsents, comme ayant dj donn lieu lexprience et laconnaissance, alors que l objet de la philosophie est au prime abord inconnuet inaccessible, de sorte quune recherche spciale est requise afin de ledcouvrir. Les sciences positives ont affaire aux tants, non ltre de ltant : lesmathmatiques par exemple ont affaire aux nombres, mais non au nombre en tantque tel, la philologie a affaire la littrature, aux crits, mais non la littrature

    en tant que telle, en tant que ce quelle est et doit tre.La philosophie est critique, mais non au sens de la philosophie critique, au

    sens o elle aurait pour tche la critique des rsultats des sciences positives. Elledtermine de manire critique ltre des tants, qui est ce que prsupposent lessciences positives. Positif veut donc dire ici : demeurer au niveau des tantsprdonns et ne pas questionner leur tre. Dun autre ct pourtant, ltre esttoujours co-compris avec les tants, mais demeure inexplicit. Alors que larecherche critique, cest--dire philosophique considre les tants, mais sans fairedeux son thme, la recherche positive comprend ltre des tants, mais sans enfaire son thme. La science critique regarde au del des tants en direction dugnral ou de luniversel : elle est par consquent une science transcendantale,une science qui trouve son objet en dehors des tants eux-mmes.

    Cela permet de comprendre quau commencement du cours de 1927 sur LesProblmes fondamentaux de la phnomnologie , la philosophie soit

    1. Cf. M. Heidegger,Die Grundbegriffe der antiken Philosophie, GA 22, 1993, 3 et 4.

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    explicitement dfinie comme science de ltre ou ontologie 1. Heideggerrevient ici au problme rcurrent de la diffrence entre philosophie etWeltanschauung. La Weltanschauungest maintenant dfinie comme un point de

    vue ou une position ontique. Mais si une Weltanschauung ne peut pas sansabsurdit tre leve au niveau de la philosophie, cela veut dire quil nest plusncessaire de parler de philosophie scientifique , puisque le caractre scientifique fait dj partie de son concept. Heidegger peut ds lors dclarer : Par philosophie, nous entendons dsormais la philosophie scientifique et riendautre 2. Les sciences positives prsupposent la prsence des tants. Laproblmatique scientifique distingue diffrents domaines dtants et dtermine lintrieur de ceux-ci diffrents secteurs de recherche. Mme si nous ne sommespas immdiatement capables de dlimiter ces secteurs de manire claire, nous

    sommes toujours capables de nommer un tant singulier appartenant undomaine considr. Nous avons au moins une ide du genre dobjets quiappartiennent tels ou tels secteurs dtants. Alors que nous navons de primeabord aucune ide de ce quest ltre. Comme Heidegger le souligne : Sous leterme dtre, je ne peux de prime abord rien me reprsenter3. Mais dun autrect, il est vident que nous pensons toujours ltre, du simple fait que nousutilisons le verbe tre. Nous avons donc une comprhension immdiate de ltre,mais cela ne veut pas dire que nous possdions dj un concept de ltre. La tchela plus urgente de la philosophie est par consquent de porter ltre au concept.

    Dans cette priode qui suit immdiatement la publication de Sein und Zeit,Heidegger raffirme avec force le caractre scientifique de la philosophie. Cela at rendu possible du fait de la prise en compte de la diffrence ontologiqueentre ltre et les tants. Car l objet de la philosophie na rien voir avec lesobjets des diffrentes sciences positives, de sorte que la philosophie constitue ungenre tout fait spcial de science, dont lobjet ne peut pas tre situ lintrieurdu domaine de ltant, mais bien plutt en dehors de celui-ci, de sorte quil a toutdabord tre rendu accessible. La philosophie demeure dfinie de manire

    traditionnelle comme la science du gnral et comme la science de ce qui esttranscendant. Mais le statut de science octroy la philosophie va devenir une foisde plus problmatique dans les annes suivantes.

    1. M. Heidegger,Die Grundprobleme der Phnomenologie, GA 24, 1975, 3 (trad. fr. Les Problmes

    fondamentaux de la phnomnologie, Paris, Gallimard, 1985).2. GA 24, p. 17. Tr. fr. p. 30.3.Ibid.p. 18. Tr. fr. p. 31.

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    3Linsurmontable ambigut de lessence de la philosophieLes annes trente sont celles du tournant, et ce tournant est dj perceptible

    dans le cours de 1929-30 o, comme nous le verrons, la relation de la philosophie

    et de la science est traite dune manire plus prcise quauparavant. Heideggercommence par souligner nouveau la spcificit de la philosophie, ou plutt sonincomparabilit (Unvergleichbarkeit), sur le mode ambigu du ni-ni : laphilosophie nest ni science ni Wel tanschauung . La philosophie esttraditionnellement rfre lide de la connaissance absolue et considrecomme progressant dans cette direction depuis le commencement des tempsmodernes. Mais la dfinition de la philosophie comme connaissance absolue et lesimple fait dvaluer la philosophie en rapport lide de science constituemaintenant pour Heidegger la plus funeste dprciation de son essence la plus

    intime1. Mais cela ne veut pas dire que la philosophie doive tre identifie uneWeltanschauung, ce qui constituerait une autre dprciation de son essence. Laphilosophie ne peut pas tre vritablement comprise en rfrence cetteopposition, parce quelle ne peut tre dtermine, quen elle-mme et par elle-mme, et quelle ne peut tre compare rien dautre qu elle-mme.

    La philosophie est quelque chose de totalement diffrent de la science, maiselle a encore extrieurement lapparence dune science, elle napparat pasimmdiatement comme ce quelle est, et cela provient de son essence mme ;cest ce que Heidegger nomme l insurmontable ambigut de lessence de laphilosophie, qui a une double face, car elle est la fois science et proclamationdune Weltanschauung2. Nous ne sommes par consquent jamais certains quenous philosophons, ce qui veut dire que la philosophie est par essence une affairehumaine. Le fait que la philosophie touche lentiret de ltre de lhomme,quelle est une offensive, une attaque (Angriff) dirige contre ltre humainconstitue une dimension essentielle de lacte de philosopher. cet gard laphilosophie prcde toutes les autres occupations de ltre humain, elle vientavant la science, qui ne peut exister que sur la base de la philosophie. Mais

    donner leur fondation aux sciences nest pas lunique tche de la philosophie, quinest pas seulement une rflexion portant sur la science et la culture. Laphilosophie ne peut pas tre dfinie comme une simple occupation ou activit :elle prcde toute occupation et constitue lvnement fondamental du Dasein

    1. M. Heidegger,Die Grundbegriffe der Metaphysik, Welt-Endlichkeit-Einsamkeit, GA 29/30, 1983, p.2-3 (tr. fr.Les Concepts fondamentaux de la mtaphysique, Monde-finitude-solitude, Paris, Gallimard,1992, p. 16).2.Ibid., 7, p. 30 (tr. fr. p. 44).

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    (Grundgeschehen des Daseins)1. Nous trouvons ici, au dbut du cours de 1929les mmes ides que Heidegger expose aussi dans son cours inaugural de juillet1929 sous le titre Quest-ce que la mtaphysique ? . La philosophie ou

    mtaphysique nest pas un domaine extrieur dans lequel nous aurions tenterde nous transposer, elle existe dans la mesure o ltre humain lui-mme existe :elle nest rien autre que lexistence elle-mme, au sens o exister veut dire effectuer la diffrence ontologique , comme Heidegger le disait dans son coursde 1927 surLes Problmes fondamentaux de la phnomnologie2. Dire que lesdiverses sciences sont fondes sur la philosophie signifie, dans le langage de Seinund Zeit, que les ontologies rgionales sont sous lobdience de lontologiefondamentale, cest--dire de lanalytique existentiale duDasein.

    Pourtant, dans son cours de 1929-30, Heidegger comprend la relation de la

    mtaphysique et des sciences positives dune nouvelle manire et nonuniquement comme une relation de fondant fond. La question dont il traitedans la seconde partie de ce cours est celle de lanimalit dans son rapport lhumanit3. La question que pose Heidegger au sujet de ltre de lanimal estphilosophique ou mtaphysique4, mais lorsque, au 45, il entreprend dexpliquerla relation entre une telle enqute philosophique et les sciences zoologiques etbiologiques, il dclare que la recherche positive et la mtaphysique ne sont doncpas sparer ni jouer lune contre lautre , car ce ne sont pas deux tapesdune activit dexploitation , comme si nous avions affaire deux branchesdactivit o la mtaphysique aurait la tche dtablir les concepts essentiels et lascience celle de livrer les faits. Au contraire, Heidegger affirme que lunitinterne de la science et de la mtaphysique est une affaire de destine (Sache desGeschicksals) 5.Toute science est historique (geschichtlich), parce quelle est une possibilit dexistence du Dasein humain et non pas seulement unensemble de propositions valides ou une technique autonome 6. Cest laraison pour laquelle il peut et il doit y avoir une communaut relle entre la

    1.Ibid., 7, p. 34 (tr. fr. p. 46).2. Cf. GA 24, p. 454 (tr. fr. p. 383) : Existenz heisst gleichsam im Vollzug des Unterschiedes vom Seinund Seienden sein .3. Voir cet gard et pour tout ce qui suit, F. Dastur, Heidegger et la question anthropologique,chapitre III ( Lhomme et lanimal ), Louvain-Paris, Peeters, 2003, p. 47-63.4. Il faut rappeler qu cette poque le terme de mtaphysique a pour Heidegger un sens positif etest synonyme de philosophie. Ce nest quaprs le tournant que la mtaphysique sera considrecomme dpasser en tant quelle sidentifie loubli de ltre . Voir ce sujet F. Dastur, Heidegger inLa philosophie allemande de Kant Heidegger, Paris, PUF, 1993, p. 295-331.5. GA 29/30., p. 279 (tr. fr. p. 283).6.Ibid.,p. 282 et 281 (tr. fr. p. 285).

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    philosophie et la science. Par consquent, la zoologie nest pas seulement unescience rgionale, et dun autre ct la philosophie nest pas non plus seulementcette science gnrale de lessence qui pourrait dcrire lessence de lanimalit en

    dehors de toute relation la connaissance scientifique. Une lecture attentive decette partie du cours montre au contraire que Heidegger tente de donner quelquefondement sa thse de la pauvret en monde (Weltarmut)de lanimal eninterrogeant les rsultats des sciences biologiques et zoologiques de son poque,de sorte que nous trouvons dans ce cours un exemple peu commun de ce quepeut tre la lecture philosophique de ltat scientifique dune question.

    Il faut souligner que Heidegger possde cette poque un bon niveaudinformation sur les sciences biologiques et zoologiques. Il mentionne en effetnon seulement les travaux de von Baer (1792-1876) sur la structure de

    lorganisme1et ceux de Wilhelm Roux (1850-1924) tenant du mcanisme2,et deDriesch (1967-1941) tenant du vitalisme3, mais aussi de Speman (1869-1941), quifut professeur de zoologie lUniversit de Fribourg de 1919 1935 avantdobtenir le prix Nobel de mdcine, et dont la thorie du caractre processuel(Geschehenscharacter)des organismes est considre par Heidegger comme fortimportante4. Il fait galement allusion aux travaux de von Uexkll5, Buytendjik6,et dautres biologistes moins connus. Car ce qui est ici en question, ce nest passeulement linterprtation mtaphysique de la vie, mais aussi le statut de lascience biologique, qui a dvelopper de toutes nouvelles perspectives sur levivant et doit pour cela combattre sur deux fronts opposs, celui du mcanismedune part et celui du vitalisme dautre part7. Heidegger considre en effet cesdeux positions comme quivalentes : le vitalisme avec ses implicationstlologiques nest pas le contraire du mcanisme, mais constitue plutt unrenforcement de ce dernier, au sens o il prsuppose quil y a quelque chose desupramcanique dans ltre vivant, thse qui ne peut tre soutenue que sur labase mme du mcanisme8. Et en outre la dfinition abstraite de lorganisme quedonne le vitalisme titre de principe dexplication ne rend pas compte de la

    situation relle de lorganisme qui nest pas autonome, mais au contraire1.Ibid.,p. 378 (tr. fr. p. 378).2.Ibid.,p. 312 et 314 (tr. fr. p. 314 et 316).3.Ibid., p. 380-81 (tr. fr. p. 380-81).4.Ibid., p. 280, 381, 387.( (tr. fr. p. 284, 380, 386).5.Ibid., p. 284, 327, et 382-83 (287, 328, 382-83).6.Ibid., p. 375-76 (tr. fr. p. 375-76).7.Ibid., p. 278 (tr. fr. p. 282).8.Ibid., p. 318 (tr. fr. p. 320).

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    essentiellement dpendant de son environnement1. Ce qui est en question ici, cenest pas quil soit ncessaire dajouter lorganisme un principe spirituel, uneme, comme le veut le vitalisme, mais cest bien plutt de voir en lui quelque

    chose dautre quune pure prsence donne en tant que corps matriel et de lecomprendre comme un phnomne dynamique, cest--dire comme unphnomne essentiellement temporel, un phnomne dorganisation en constantdevenir.

    Nous avons atteint ici le point le plus important de lanalyse de Heidegger. Ilne suffit pas en effet de mettre en vidence la diffrence entre lorganisme dunepart et le mcanisme et la machine dautre part, pour surmonter la conceptionmcaniste de la vie ; mais il ne suffit pas non plus de constater quelautoproduction, lautodirection et lautorgnration de lorganisme sont leffet

    dune force interne qui demeure elle-mme inexplicable pour mettre en questionla conception vitaliste de la vie. Ce que Heidegger a en vue, ce nest pas decomprendre la vie partir de la nature inanime, comme le fait le mcanisme, ou partir de lexprience humaine, comme le fait le vitalisme, mais bien partir dela vie elle-mme dans son Wesensgehalt,sa teneur essentielle. Il faut cependantreconnatre que laccs la vie nest pas direct, mais implique ncessairement undtour, au sens o, comme Heidegger lexpliquait dj dans Sein und Zeit, nousavons oprer une rduction privative de notre propre niveau dexprience,cest--dire de lexistentialit elle-mme, afin de trouver un accs la simple

    vie2. Nous ne pouvons en effet jamais rien rencontrer dans une confrontationdirecte, mais toujours seulement travers un mode dtermin danticipation, ausens o, afin de saisir la chose mme ici la vie il nous faut auparavantdployer lhorizon dune comprhension possible de ce que nous rencontrons.Pour Heidegger la tche critique de la connaissance consiste montrer quelattitude dite naturelle qui est la ntre dans la vie quotidienne ne nous permetpas de trouver un accs direct la nature en gnral, prcisment parce que le faitdtre ouvert de manire indtermine la pure prsence des choses (au

    Vorhandene) nest pas le mode originaire de notre relation aux tants3

    . Larelation fondamentale duDaseinaux tants est au contraire un tre-transport outranspos (Versetztsein) dans les tants qui ne sont les autres tres humains, lesanimaux, la nature anime et inanime en gnral4. La nature en effet nest pasune surface plane , elle nest pas une sorte de paroi sur le fond de laquelle

    1.Ibid., p. 382 (tr. fr. p. 382).2. Cf.Sein und Zeit, op. cit., p. 50.3. Ga 29/30, p. 399 (tr. fr. p. 399).4. Ga 29/30, p. 401 (tr. fr. p. 401).

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    LE CONCEPT DE SCIENCE CHEZ HEIDEGGER

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    les tants pourraient apparatre, mais au contraire, en tant que nature vivante, elleest lempitement rciproque des divers cercles de vie (Umringe) qui sontspcifiques chaque forme dtres vivants1. Les tres vivants ne sont pas engags

    dans une comptition commune, comme le pense la thorie de lvolution, quiprsuppose que les tants sont de la mme manire donns et accessiblespour tous les animaux, lhomme inclus, quils sont identiques pour eux tous etque ceux-ci ont sadapter eux. La thorie de lvolution prsuppose quil y aune sparation entre lanimal et son environnement spcifique et considre lemonde tout autant que la totalit des animaux comme une prsence donne,comme du Vorhandene. Une telle conceptionprovient de la primaut donne lattitude thorique par laquelle le Dasein oublie sa finitude constitutive et sesitue au-dessus des tants, alors que sa situation relle consiste se trouver au

    milieu deux.La ncessaire relation de lorganisme son environnement ne peut donc pas

    tre comprise partir du concept darwinien dadaptation, qui dfinit cetterelation comme une relation dextriorit. Heidegger souligne que mmelcologie de von Uexkll, pour laquelle la relation de lorganisme sonenvironnement est interne, ny parvient pas2. Lorganisme doit tre compriscomme une capacit, la capacit de se donner lui-mme un espace lintrieurduquel sa pulsion peut sexprimer, ce qui veut dire que lorganisme est en ralitune organisation jamais dj ralise, mais au contraire un processus en devenir

    constant. Cest, par exemple, la capacit de voir qui rend possible la possessiondyeux et la capacit de manger qui vient avant les organes de la digestion, commeon peut le voir, selon les descriptions de von Uexkll, sur lexemple duprotozoaire, chez lequel la bouche se forme avant les intestins et dont les organesapparaissent et disparaissent en suivant le mme ordre3.

    Les faits observs par la zoologie ne peuvent donc tre compris que si nouslaissons de ct lattitude naturelle qui nous conduit les comprendre sur lemode de la pure prsence donne (de laVorhandenheit). Une telle attitude est

    la base de lattitude scientifique et thorique, alors que seule la prise en comptede la dimension mtaphysique peut nous permettre de percevoir ltre commetemps savoir le caractre processuel de la vie. Une telle dimension mtaphysique nest pas compltement occulte dans la science, puisquecertains biologistes ont t capables de reconnatre une sorte dhistoricit qui estspcifique aux tres vivants. Heidegger mentionne ici nouveau le travail de

    1. Ga 29/30, p. 403 (tr. fr. p. 403).2. Ga 29/30, p. 382 (tr. fr. p. 382).3. Ga 29/30, p. 327 (tr. fr. p. 328).

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    FRANOISE DASTUR

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    Speman, et Die Organismen als historische Wesen, Les organisme en tantqutres historiques , livre publi en 1906 par Theodor Boveri (1862-1915),lminent cytologiste qui a donn la dmonstration exprimentale de la thorie

    chromosomique de lhrdit1

    .Pouvons-nous, sur la base des analyses de ce cours de 1929-30, dfinir ce que

    devrait donc tre la relation entre la philosophie et la science selon Heidegger cette poque ? Il apparat clairement quelle ne devrait pas tre une relationdopposition, mais plutt une relation de coopration. Au dbut des annestrente, Heidegger considre donc que la mtaphysique nest pas seulement lefondement des sciences positives au sens dune origine quelles auraient pulaisser derrire elles et compltement oublier, mais quil peut au contraire y avoircoopration positive entre les sciences et la mtaphysique, au sens o les faitsscientifiques ont tre re-situs dans la dimension mtaphysique, ce qui permetde les voir dans une autre lumire que celle seule de la thorie.

    En 1929-30 Heidegger demeure encore en dialogue avec les sciences positives,surtout avec les sciences biologiques. Pourtant lide, vigoureusement exprime,dune possible collaboration entre la science et la philosophie, va se voirabandonne dans les annes qui suivront. Mais cela est une autre histoire

    1. Ga 29/30, p. 386 (tr. fr. p. 385).