D'ANNE HEBERT
Transcript of D'ANNE HEBERT
L' O'PPRE'SSTON· ET ·LA VIOLENCE DANS· .1' 'OEUVRE
D'ANNE HEBERT
L'OPPRESSION ET LA VIOLENCE
DANS L'OEUVRE D'ANNE HEBERT
by
ROBERT NAHMIASH
A thesis submitted to
The Faculty of Graduate Studies and Research
McGill University
in partial fulfilment of the requirements
for the degree of
MASTER OF ARTS
Department of French Language
and Literature
@ Robert Nahmiash 1973
July 1972
Nous tenons à exprimer
notre gratitude à M. le
Professeur Robert Vigneault
dont l'aide s'est avérée
précieuse dans l'élaboration
de ce travail.
ABSTRACT
Le lecteur qui aborde les oeuvres d'Anne Hébert
est frappé par la violence qui s'exprime autant dans sa
poésie que dans sa prose. Souvent sous-jacente, refoulée,
elle perce tout de même à travers le vocabulaire ou les
images choisis; mais il lui arrive aussi, au contraire,
d'éclater en actes véhéments, meurtriers.
Cependant l~acte violent n'est jamais gratuit
ici. Il s'explique comme une réaction normale aux forces
d'oppression qui s'exercent sur l'individu, lorsque le
joug devient trop lourd à porter, lorsque l'oppression
est poussée jusqu'à la dépossession, jusqu'à l'aliénation
totale, la violence semble être la seule issue possible.
C'est la révolte ou la mort.
En faisant une sorte d'inventaire des différentes
formes de l'oppressmon, nous espérons déceler les causes
profondes qui sont à la source de cette violence et, du
même coup, ê~re en mesure d'en donner une explication.
---. ",
TABLE DES MATIERES
INTRODUCTION. . • • • . . • . • . . . . • . • . . . . . . . . . . . . . . . . . • . . • • . . . . l
CHAPITRE l - LES FACTEURS D'OPPRESSION SPATIO-TEMPORELS. . . . • . • . . • . . • . . . . . • • . . . . . . . . • • • . . 6
L'oppression de l'espace.................. 8
L'oppression du passé et de l'histoire.... 17
L'oppression de la mort................... 27
CHAPITRE II - LES FACTEURS D'OPPRESSION SOCIO-REL! GIEUX. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . • . . . . • 33
L'oppression de la société................ 33
L'oppression de la famille................ 37
L'oppression religieuse ...•...•.....•.... ~ 47
La dépossession........................... 54
CHAPITRE III - REACTION NEGATIVE: LE REFUS DE VIVRE... 60
Le monde onirique et l'enfance............ 60
Le suicide................................ 65
CHAPITRE IV - LA REVOLTE OU LA VOLONTE DE VIVRE........ 72
La fonction de la parole.................. 72
Deux symboles de la révolte: 1 le cheval.. 76
2 le torrent. 80
La révolte contre Dieu et la religion.
L'amour, facteur de libération ....... .
Le meurtre ........................... .
CONCLUSION ....•..........•.•..•.................. " ....
BIB LI OGRAPHIE ....••...•••..................•.........
III
82
86
91
96
99
INTRODUCTION
Anne Hébert est une des figures transcendantes
parmi cette lignée peu nombreuse des écrivains québé
cois qui, bien que puisant leur géni~ et leurs sources
dans le drame canadien-français,ont su se libérer de
l'étroite problématique dans laquelle se débattent encore
trop de nos littérateurs. Elle appartient à cette classe
privilégiée d'artistes qui ont réussi à transposer ce
drame sur la scène universelle, humaine.
Est-ce à dire qu'elle n'a pas connu cette sensa
tion de vertige, cette angoisse profonde? Comme tous les
autres, elle n'y a pas échappé, mais contrairement à cer
tains auteurs qui touchent au fond du désespoir, mais y
stagnent et vont jusqu'à s'y complaire, sa lucidité et
surtout sa volonté de vie lui ont permis d'en triompher.
Dans une vision d'ensemble de son oeuvre depuis
Les Songes en Ig,uilibre jusqu'à son dernier-né KamoU'r'aska ,
il est aisé de cerner l'évolution d'Anne Hébert, que l'on
pourrait représenter par une trajectoire ascendante, mais
qui se serait attardée à mi-chemin aux portes de quelque
gouffre et, loin de s'y laisser engloutir, y aurait puisé
une sorte d'élan pour en rejaillir avec plus de force et
de vigueur. Cette trajectoire est très nette, en particu
lier dans sa poésie. Les Songes en équilibre" publiés en
1942, comparés au reste de l'oeuvre, y font figure d'écrits
de jeunesse. C'est à peine une prise de conscience du
monde, parfois assez superficielle, une synthèse d'impres-
2
sions qui coulent au son d'une flûte magique, une succession
de paysages aux tonalités grises, que vient rarement percer
un rayon de soleil. Les couleurs, presque inexistantes,
s'estompent toujours dans la brume, la fumée ou la pluie:
La couleur file De la terre! Rose ou verte Les brumes L'ont enterrée 1 Dans leurs volutes!
le tout baigne dans une atmosphère de mélancolie. Anne
Hébert est déjà consciente du drame, mais elle ne le pénètre
pas, elle l'effleure à peine.
Sa vision du monde se fera plus intense,plus pro-
fonde dans Le Tombeau des Rois, qui marque un tournant dans
cette poésie. C'est une plongée vertigineuse jusqu'aux
limites de l'humain, mais après cette exploration fascinante
1 Anne Hébert, Les Songes en .quilibre, (Montréal: Les Editions de L'Arbre, 19L~2), p. 65.
3
et angoissante qui mène jusqu'aux bords du Styx, la poétesse
ne monte pas sur la barque de Charon, refuse de traverser.
Sur le point de céder à cet attrait inexorable exercé par
la mort, elle s'arc-boute, rompt le charme funeste sous
lequel elle était. Elle résiste et l'espoir renaît.
Livide et repue de songe horrible Les"mefubres dénoués Et les morts hors de moi, assassinés Quel reflet d'aube s'égare ici? D'où vient donc que cet oiseau frémit Et tourne vers le matin Ses prunelles crevées?l
Les poèmes de Mystère de Ta Par"o"le nous font assister à
cette métamorphose annoncée par la lutte qui s'amorce à
la fin du Le Tombeau des Rois. C'est une véritable ascen-
sion vers la lumière, un hymne à la vie. Le mouvement se
fait plus ample, les paysages s'éclaircissent, les couleurs
se vivifient. La respiration devient plus libre, le silence
est rompu.
Cette trajectoire ascendante que nous venons d'évo-
quer est moins géométrique, évidente, dans l'oeuvre en prose
d'Anne Hébert, mais on peut l'y discerner tout de même.
Il est long le chemin, du silence résigné de François "("Le
l Anne Hébert,Poèmes, (Paris: Editions du Seuil, 1960), p. 61.
4
Torrent) sous les coups de sa mère, à la révolte violente
qui le mène au meurtre, de la vie momifiée et amidonnée
de Stéphanie de Bichette (La Maison de l'Es'platiade), du . confinement quasi total, de l'étiolement de Catherine
(Les Chambres de Bois), à sa résurrection en des espaces
colorés, baignés de soleil, que la présence de la mer
étend à l'infini.
Chez Anne Hébert, évolution est presque toujours
synonyme de libération, et la libération ne se fait pas
sans heurt, sans douleur, sans lutte, sans révolte, ce
qui pourrait justifier la présence de la violence, qui,
constitue un des axes de cette oeuvre.
Nous essayerons d'abord de cerner les facteurs
d'oppression qui ont pu donner naissance à cette violence.
Nous avons groupé, d'une manière globale, ces
forces d'oppression en deux catégories: forces spatio-
temporelles et forces socio-religieuses.
Dans un prelÎlÏer chapi i:re, nous étudierons l' es-
pace, le passé et l'histoire, la mort.
Dans le deuxième chapitre, nous passerons en revue
les forces d'oppression socio-religieuses. Nous classerons
dans cette deuxième catégorie, la société, la famille, Dieu
et la religion, et enfin, ce que nous pensons être la forme
extr:ême,de l'oppression, la dépossession.
La deuxième section de ce mémoire sera consacrée
à l'étude de la violence qui se présente ici comme une
réaction aux différentes forces d'oppression.
Dans le troisième chapitre, nous étudierons une
forme de réaction négative qui se traduit par une démission
devant l'existence. L'être opprimé s'exile du monde réel
qui l'entoure en se réfugiant dans le rêve, l'enfance ou
même le suicide.
5
Dans le dernier chapitre, après avoir souligné le
rôle ambivalent de la parole - moyen de communion ou arme
contre le silence, nous traiterons de deux symboles impor
tants de révolte: le cheval et le torrent. Nous verrons
enfin comment la violence se manifeste dans la révolte contre
Dieu et la religion, la société et la famille. La tentative
de libération s'accomplit toujours avec douleur. Elle
nécessite parfois l'exécution de l'oppresseur: la violence
est alors poussée jusqu'au meurtre.
CHAPITRE l
LES' FACTEURS D'OPPRESSION SPATIO-TEMPORELS
Le lecteur qui s'initie aux écrits d'Anne Hébert
est en effet frappé par cette violence, contenue, sous-
jacente ou exprimée dans le vocabulaire, les images et
les actes.
Elle coïncide avec l'extériorisation de sentiments
trop longtemps étouffés, relégués au plus profond de l'être,
héritage morbide transmis de génération en génération, qui
se manifestait par un malaise parfois insurmontable; mais
le plus souvent, elle est refus et surtout révolte. Si
nous considérons le refus ou la révolte à un stade premier
comme une prise de conscience, un état de choses que l'on
n'accepte pas, il faut essayer de découvrir et de cerner
les causes, les facteurs qui ont pu motiver cette prise de
position et remonter aux sources du mal. Ce faisant, nous
nous rendrons compte qu'il ne saurait être question de disso-
cier l'écrivain de son contexte social, de son milieu.
Albert le Grand nous parle du "rôle priviJégié que Jung re-
connaît au poète dont les rapports avec l'inconscient collec-
tif et l'histoire engagent le devenir de celle-ci du côté
de l'être". "C'est ainsi, écrivait-il, (Jung), que les
besoins psychiques d'un peuple s'expriment dans l'oeuvre
du poète, et c'est pourquoi son oeuvre constitue pour son
auteur, qu'il en ait conscience ou non, plus qu'un destin
uniquement personnel. nl
Le drame de l'écrivain ici s'élargit à l'ensemble
de la collectivité québécoise. Le mal est ancien et pro
fond: c'est d'abord l'Eglise qui, en rendant impossible
toute cohabitation de l'esprit et de la chair, a conduit
l'homme à une sorte de dislocation interne, de conflit
irréconciliable. C'est l'éducation étouffante, toute faite
7
d'interdits et où règne en maître incontesté et tout-puissant,
un Dieu, instrument de peur. Sur le plan historique, ce
mal remonte à la conquête anglaise et vient du refus des
Québécois d'accepter les changements politiques intervenus
à cette date.
Nous pouvons aisément imaginer cette poignée de
Français, à peine quelques dizaines de mille, transplantés
dans un pays vingt fois plus grand que le leur, un pays où
tout semble vu à travers une loupe, où lacs, rivières,
forêts, hiver prennent des proportions gargantuesques. Le
férences, Montr~al,
l Albert le Grand, "De l'Exil au Royaume" in ConJ.A. De Sève (Les presses de l'Université de 1969), pp. 183-184.
Canadien français opprimé par les vainqueurs anglais,
écrasé par les éléments, dominé et étouffé par l'Eglise,
abandonné par sa Mère-patrie, entreprend la lutte, mais
c'est une lutte quotidienne et qui s'annonce très longue,
une lutte solitaire, inégale, inhumaine. Soumis de toutes
parts à une pression formidable, il se rend bientôt compte
que le combat qu'il livr~· est désespéré. Il se constitue
alors une véritable carapace et se renferme sur lui-même,
gardant au plus profond de son coeur ce mal auquel un
mutisme farouche servira de bouclier. Disséquer ce mal,
8
en découvrir toutes les causes serait peut-être prétentieux,
aussi nous contenterons-nous d'y déceler quelques facteurs
importants d'oppression.
L'oppression de l'espace
Les problèmes nés de la notion d'espace ne sont
ni nouveaux ni propres aux Québécois. Ils sont antérieurs
et ont préoccupé l'homme depuis qu'il existe. Mais lors
qu'on est originaire d'un pays où le voisinage se fait
presque empiètement, un pays où les villages foisonnent et
que l'on est transplanté dans un pays immense, hostile,
pratiquement dépeuplé, l'espace, à la fois amplifié et
déshumanisé par la neige, devient une réalité permanente,
redoutable et accablante. Dans une contrée où toute nais
sance était un défi et la mort une menace quotidienne, les
notions d'espace et de temps prennent des proportions
obsédantes.
Les espaces canadiens, sauvages et indomptés se
collent à l'homme, le façonnent et le conditionnent à la
fois. Son impuissance devant les éléments engendre en lui
le désespoir.
Anne Hébert, metteur en scène habile, manie les
9
paysages et les saisons avec art, les asservit avec aisance
à ses besoins, leur prête un r61e actif: tant6t instruments
de contrainte au service des oppresseurs, tant6t catalyseurs
de passion et de violence. Ainsi, lorsque "la grande
Claudine" dans Le Torrent aura décidé, pour expier sa faute
et sauver son fils, de se retirer du monde, elle sera admi-
rablement servie par le décor. Même si les terres des
Perrault "tout en buttons durs"l sont peu fertiles, elles
produisent assez pour la maigre pitance des deux exilés.
Elles sont d'autre part vastes et surtout isolées "Notre
maison s'élevait à l'écart de toute voie de communication,
au centre d'un domaine de bois ... ,,2 Il faudra à François,
enfant, une longue course pour aboutir hors d'haleine, à
une route "sans âme, morte.,,3 C'est dans Ce décor propice
l Anne Hébert, Le Torrent, (Montréal: Editions HMH, 1971), p. 14.
2 Ibid., p. 14.
3 Ibid., p. 15.
où elle règne en maître incontesté qu'elle peut tout à
loisir exercer son oppression démoniaque. C'est grâce à
la complicité de ce paysage sauvage et secret qu'elle ré-
ussit à imposer à son fils cette solitude tyrannique, ce
silence inhumain. Après la mort de Claudine, le décor
semble continuer son oeuvre. François se retrouve seul,
mais il n'est pas libéré. Il vit comme une bête tr~quée.
Il se déshumanise au point d'en perdre la parole:
j'interpelle ces gens. Aucune réaction quelconque de leur part. Depuis le têmps que je n'ai adressé la parole à qui que ce soit, si je ne savais plus parler? Je crie, je hurle. Je ne sais quels mots s'échappent de mon gosier.
Agn~s. Joncas dans Les Temps Sauvages trouvera la
même complicité dans le décor où elle décide de chercher
refuge pour soustraire sa famille à la société. Pendant
des années, elle garde sous sa férule ses enfants et même
son mari grâce à la solitude à laquelle elle les condamne.
Les visites sont très rares et la neige aidant, leur isole-
ment est presque total.
10
Le seigneur de Kamouraska bafouera, écrasera sa
jeune épouse; il trouvera dans le paysage où il la séquestrera
l Anne Hébert, Le Torrent, (Montréal: Editions HMH, 1971) ,p. 40.
un allié complaisant. Le manoir se dresse en effet soli
taire et lugubre, loin de toute habitation. Les seules
présences vivantes sont Antoine Tassy et la mer, or les
vents qui viennent du large portent un souffle de mort et
Il
le maître des lieux ne parle que de meurtre ou de suicide.
L'oppression continue même en son absence, pendant ses
longues fugues. Le décor hostile pèse sur Elizabeth, les
vastes espaces déserts rendent sa solitude plus étouffante.
Sa belle-mère est là mais, présence irréelle, elle appartient
déjà au monde des morts.
La mise en scène devient parfois très sobre et
l'espace est réduit à sa plus simple expression. C'est
ce qui se passe dans Les Chambres de Bois. L'oppression
des lieux est ici plus étouffante que celle de Michel.
Catherine, véritable emmurée, ne peut se mouvoir librement.
Elle ép~ouve de la difficulté à respirer. Dans une atmos
phère aussi parcimonieuse, elle ne peut que s'étioler. Ce
confinement que lui impose son mari la conduit au seuil
de la mort. Et par contraste avec ces chambres closes où
s'accomplit l'oeuvre de destruction, c'est en des espaces
ouverts, aux limites rejetées à l'infini par la présence
de la mer, que se fera la ré~olte de Catherine, son retour
à la vie.
Nous éprouvons la même sensation d'étouffement
dans La Maison de T'Es'pla'n'ade. L'air et la lumière ne
pénètrent pas dans les chambres closes, qui sont autant
de tombes. Mais le confinement n'est pas toujours imposé,
parfois il est souhaité. L'espace est alors étroit:ement
lié au sentiment de culpabilité. On s'enferme, dans le
désir évident de cacher sa faute, à soi et aux autres,
d'éviter la présence de témoins gênants et plus les lieux
sont exigus, mieux le secret sera gardé. Ainsi dans
Kamouraska, les trois accolytes, Aurélie, Elizabeth et le
docteur Nelson, une fois le crime d'Antoine décidé, ourdi,
s'isolent
Dans un espace restreint, mais parfaitement habitable. Eviter de regarder à plus de deux pas devant soi. George, Aurélie et moi, nous nous exerçons à ramener les quatre coins cardinaux sur nous. Les réduisant à leur plus simple expression. Moins que les murs d'une chambre. Une sorte de coffret hermétique. Une bouteille fermée. Nous apprenons à respirer le moins profondément possible. Nous ménageons nos gestes et nos paroles, les choisissons avec discernement •..• Comme n'ayant aucun rapport avec un projet qui risquerait de nous compromettre tous les trois.l
Les grandes distances aussi jouent un rôle dans ce refus
12
1 Anne Hébert, Kamouraska, (Paris: Editions du Seuil, 1970), p. 182.
de la culpabilité. Le crime est accompli si loin que
l'instigateur s'en détache, refuse d'assumer sa part
de responsabilité. L'espace qui vient s'interposer entre
lui et le forfait constitue une sorte d'écran protecteur
ou même un non-lieu de ce crime. "Bien établir la mort
d'Antoine hors de notre portée, & toi et & moi. Conserver
entre la mort d'Antoine et nous la distance nécessaire
& la reconstitution de notre innocence."l
L'espace rend plus lourde la fatalité qui pèse
sur les deux amants. La longue chevauchée de Nelson est
durement ressentie par Elizabeth. Presque chaque mille
ëompte et il y en a quatre cents à parcourir. La dis
tance confère au crime une dimension inhumaine. Le meurtre
est certes prémédité, mais la constance de cette résolu
tion que ni les obstacles, ni le temps, ni les éléments
déchaînés n'arrivent à ébranler, dépasse l'entendement.
Nous avons l'impression que George n'est plus qu'un jouet
aux mains d'une fatalité aveugle; ce n'est pas lui, mais le
destin qui est en marche.
Comme nous l'avons déjà vu, l'oppression de l'es
pace s'exerce avec plus de force sur un être isolé. Lorsque
l'isolement s'accompagne de silence, l'oppression est à
1 Anne Hébert, Kamouraska, p. 173.
13
14
son comble. Dans Le Torrent, la solitude à laquelle
François a été condamné, lui était d'autant plus insuppor
table que la parole en était bannie. Sa mère ne lui parlait
pas: "la parole n'entrait pas dans son ordre •.•. Sa
bouche se fermait durement, hermétiquement, comme tenue par
un verrou tiré de l'intérieur."l Le silence atteint
son paroxysme avec la surdité du jeune garçon. Il est pour
ainsi dire définitivement retranché du monde. Les ponts
sont coupés entre lui et les hommes.
Agnès, personnage-clé dans Le Temps Sauvage, a
par f.·a i tement compris qu'elle ne pourrait pas imposer à sa
famille la solitude sans le silence. Elle savait que per-
mettre des questions et donner des réponses, c'était
ouvrir une porte à la révolte. Elle voulait tenir son mari
et ses enfants dans un confinement presque total et, si
elle y réussit pendant quinze ans, c'est qu'elle a fait
régner le silence. Voici du reste ce qu'elle en dit elle-
même:
l
La plus grande réussite de ce monde, ce serait de demeurer parfaitement secret, à tous et à soi-même. Plus de question,
Anne Hébert, Le Torrent, (Montréal: Editions HMH, 1971), p. 10.
plus de réponse, une longue salson, sans âge ni raison, ni responsabilité, une espèce de temps sauvage, hors du temps et de la conscience. l
Son autorité sera bafouée, ses décisions seront
remises en question, en un mot, le petit monde hermétique
et factice qu'elle s'était constitué s'effondrera parce
qu'elle a, dans un moment de faiblesse, rompu le silence:
"Ma nuit est ouverte et je m'étais juré d'y vivre et d'y
mourir. ,,2
Dans le roman Les Chambres de Bois, les deux
facteurs essentiels d'oppression sont certainement l'isole-
ment et le silence. Au début du récit déjà, lors du séjour
de Catherine et de ses soeurs chez leur oncle, un mur se
dresse entre elles et le vieil homme: "La parole se
frayait de durs chemins à travers le silence de l'oncle;,,3
leur père qui, depuis la mort de sa femme, s'était réfugié
dans un deuil éternel, fait peser le même silence sur sa
15
l Anne Hébert, Le Temps Sauv·age, (Montréal : Editions HMH, 1969), pp. 48-49.
2 Ibid., p. 26.
3 Anne Hébert, Les Chambres de Bo·is, (Paris: Editions du Seuil, 1958), p. 30.
famille. Anne Hébert a acquis une maîtrise incontestable
dans l'art de faire ressentir au lecteur l'accablement
du silence, que la présence de la neige cristallise et
isole l la fois: "La neige couvrit le pays. Il y eut
tant de silence cette année-Il qu'on entendit exister les
choses fortement autour de soi. nl
Michel et Lia, enfants, sont accablés par le
silence de leur grande demeure, par le silence de leur
père. Mais quelques années plus tard, il se produit une
sorte de glissement. Michel et sa soeur, passent de
l'état d'opprimés l celui d'oppresseurs. Non seulement
imposent-ils l Catherine le silence, mais elle n'a même
plus la liberté de ses mouvements. Elle ne peut pas sortir
de l'appartement l sa guise, faire le ménage, et cette
in~ction l laquelle elle n'a jamais été accoutumée rend le
silence plus accablant, plus intolérable: " .•. comme c'est
tranqüille ici! Dis quelque chose Michel, je t'en prie,
parle, fais quelque chose! ~a y est, le tic-tac de l'hor
loge va prendre encore toute la place!,,2
Notons, pour terminer, l'ambivalence de l'espace
l Anne Hébert, Les Chambres de Bo'is, p. 35.
2 Ibid., p. 79.
16
ici: tantôt il englobe les choses dans des limites res-
treintes et devient un facteur important dans l'élaboration
de cette sensation d'étouffement, tantôt il leur confère,
à l'aide de distances énormes, une dimension inhumaine.
L'oppression du passé et de l'liistoire
Pour Anne Hébert, comme pour la plupart des
poètes, le temps est une des préoccupations majeures. L'é
tonnement douloureux qu'elle ressent devant l'irréversi-
bilité du temps l'amènecà se poser des questions qui de-
meurent sans réponses:
"Comprends-tu bien le présent redoutable?"l
"Qu'est-ce que le présent, en somme?,,2
"Qui m'expliquera le temps?,,3
Si le temps n'est pas bien meubl~, s'il est fait
d'ennui, on éprouve une sensation de perte d'autant plus
17
l Anne Hébert, Le Tombeau des Rois, (Paris: Editions du Seuil, 1960), p. 28.
2 Anne Hébert, Les Chambres de Bois, p. 136.
3 Anne Hébert, Le Temps Sauvage, p. 177.
cruelle qu'elle est irrémédiable, une sensation faite
d'amér i regret: " ___ ---.;Laisse, mon pauvre François. Ce
n'est pas la peine, je t'assure. Tout cela est très loin,
rangé, perdu, fini." l
Dans la poésie d'Anne Hébert, l'eau s'allie mer-
veilleusement à la notion de fuite de temps, lui octroie
une fluidité insaisissable, lui imprime une course effré-
née qui rendent adm±~ablement l'irréversibilité de la
durée:
Oh! mes jo~ enfantines, Une à une vous avez plongé Dans la rivière profonde, Vous êtes disparues, Et sur l'eau Ça fait des ronds Q • i 2
Ul S en vont ...
Il Y a un conflit permanent entre l'homme et le temps.
L'homme voudrait asservir le temps. En le décomposant,
en le structurant, en le mesurant, il croit le dominer,
le contrôler. Mais cette domination n'est qu'illusoire
car le temps est insaisissable. Quoiqu'il fasse, l'homme
1 Anne Hébert, Le Temps Sauvage, p. 71.
2 Anne Hébert, Les Songes en Eguilibre, (Montréal: Les Editions de l'Arbre) 1942), p. 88.
18
reste esclave du temps.
Cette soumission intolérable donne au drame
humain une dimension tragique. Anne Hébert, tout au long
de son oeuvre, semble vouloir reprendre à son compte de
drame! Elle-même, et par contre-coup ses personnages, su-
bissent l'oppression du temps, mais surtout du temps passé
et de l'histoire. Toutes les tenta~ives d'échapper à
l'oppression accablante du passé s'avèrent puériles et
infructueuses; c'est en vain que l'on s'accroche désespé-
rément au présent, que l'on essaie de le faire durer:
Qu'est-ce que le présent? Je sens sur mes mains la fraîcheur tiède, attardée, du soleil de mars. Je crois au présent .•• Cette image dense me pourrit le soleil sur les mains. La touche de la lumière est gâtée à jamais
. l pour mOl ..
Retourne sur tes pas ô ma vie 2 Tu vois bien que la rue est fermée
Mais j'ai beau me retirer sauvagement en moi-même et refuser tes souvenirs d'enfance, voici que, peu à peu, à mesure que tu parles, une clochette
l Anne Hébert, Le Torrent, p. 38.
2 Anne Hébert, Poèmes L p. 45.
19
tinte de plus en ricoche dans mon comme une lame. l'attention. l
plus fort, oreille. Devient Me force à
Laisse-moi m'en aller. Devenir Mme Rolland à jamais. 2 ~,.'!r;'~(:
L'emprise du passé peut avoir des répercussions sérieuses
dans un esprit déjà tourmenté. C'est le cas de François
dans Le Torrent. Il nous fait d'abord, dans une première
partie, le récit de sa malheureuse enfance. L'oppression
s'est exercée sur lui avec tant de force qu'il en subit
encore les effets. Malgré les verbes au passé, c'est
3 presque avec surprise que nous apprenons que le narrateur
est déjà un homme d'âge mûr. Il vit son passé avec tant
de réalité, tant de présence, il est si profondément marqué
que l'on a de la peine à imagiBer un si grand laps de temps
(plus de quinze ans) entre le meurtre et le moment du
20
récit. Les faits racontés par François semblent vouloir
échapper au passé, se perpétuer dans le présent. Bien qu'il
se soit affranchi du joug maternel, François subira à
jamais le poids du passé. Il tentera dans un ultime sursaut
l Anne Hébert, Kamouraska, p. 150.
2 Ibid., p. 233.
3 Anne Hébert, Le Torrent, p. 38.
de secouer cette emprise, mais en vain. Arnica, dernier
pont qu'il lancera vers l'humanité s'écroulera aussi. Son
passé finira par avoir raison de lui et triomphera.
Augustin non plus, dans Un Grand Mariage, ne
réussira pas à se dépêtrer de son passé. Il y a d'abord
son enfance misérable qui le hante et Delia qui, malgré
la distance, le retrouvera et deviendra par sa présence
une sorte de reproche vivant.
Mais c'est surtout dans Kamouraska que le passé
et l'histoire conjuguent leurs efforts pour asservir les
personnages. Ce récit commence et se termine au présent.
Il occupe à peine quelques heures, de deux heures du matin
jusqu"à la soirée du même jour. Mais l'existence de ce
présent n'est possible que par les incursions fréquentes
qu'y fait le passé. C'est un continuel va-et-vient dans le
temps et l' e,space. Elizabeth revit avec toute 1 ' intensité
du moment présent des lambeaux de son adolescence qui,
21
après un bond prodigieux de plus de vingt ans, s'ac~u~lisent
d'une réalité presque tangible èt la font frémir comme au
premier jour. Toutes les actions passées sont exprimées
par des verbes au présent, ce qui ajoute à la force de cette
actualisation. Malgré des efforts désespérés, elle n'arrive
pas à s'arracher à ses souvenirs. Elle est esclave de son
passé et en subit l'oppression sans un moment de répit:
"Mme Rolland s'agite sur le lit étroit de L~optine,. ne
parvient pas, en rêve, à quitter l'arène du cirque. Elle
doit faire face à la scène suivante."l
Tout ce qu'elle avait cru à jamais enfoui au
22
plus profond de sa mémoire rejaillit avec force, l~ fait
entrer en transe. Inc~pable d'aucune réaction, comme hypno
tisée, elle subit tour à tour les assauts de l'angoisse,
de la culpabilité, du regret.
C'est l'approche de la mort de son mari qui remet
tout en question, qui ouvre toutes grandes les vannes à
ces flots de souvenirs qui se précipitent pêle-mêle, in
contrôlables. Après le meurtre de son premier mari et la
fuite de son amant, elle se retrouve seule et c'est avant
tout par besoin de sécurité qu'elle épouse le notaire de
Québec. La mort de ce dernier la placera dans la même
situation. L'analogie de ces deux périodes de sa vie est
telle qu'elles se confondent dans son esprit. Elle n'arrive
plus à les distinguer. Le manoir du seigneur de Kamouraska
se substitue constamment à la maison du notaire et Antoine
Tassy agonise à la place de Jérôme Rolland. Le temps et
l'espace semblent abolis.
C'est donc l'annonce de cette mort imminente qui
l Anne Hébert,. Kamouras'ka, p. 49.
23
déchire le voile de son passé, qu'elle croyait secret,
inviolable. Son mari, agonisant, lui porte un coup terrible
en lui faisant lire, dans les Poésies Liturgigues, le
passage suivant, souligné au crayon: "le fond des coeurs
apparaîtra. 1 Rien d' invengé ne restera." l Il lui prouve
ainsi qu'il n'a jamais été dupe. Le monde de mensonge et
de fausse sécurité qu'elle s'était créé pendant dix-huit
ans s'écroule. Un fort sentiment de culpabilité va se
mêler à ses souvenirs. Aurélie Caron, symbole vivant de
l'injustice, Aurélie qu'elle laissera condamner à sa place,
sera toujours présente: "On ne l'entend jamais venir.
Tout à coup elle est là. Comme si elle traversait les
murs, légère et transparente.,,2 Le nom "Aurélie" revient
comme un leitmotiv obsédant. Il semble se répercuter à
l'infini dans la conscience d'Elizabeth. La récurrence de
ce mot,vingt et une fois dans'un passage très court (pp.
61 à 65), où Elizabeth joue le rôle de narratrice, est
très significative de son état d'âme.
Au poids du passé s'ajoute évidemment celui du
crime. Même si cet acte funeste était une nécessité: "Je
ne veux pas consentir à ce que mon mari exige de moi (ma
1 Anne Hébert, Kamouraska, p. 16.
2 Ibid., p. 167.
propre mort) là, tapi dans l'ombre. Il faut qu'Antoine
meure et que je sois sauvée de la mort ••. Il faut aussi
que George soit sauvé. Par la mort d'Antoine. Célébrer
ce sacrifice. Il le faut. Vivre!"l, même si elle ne
le regrette pas, la mort la hante. Elle n'arrive pas à
24
se défaire de son horrible imagëJ:' "Mon Dieu! Il va ôter
son bandeau! Montrer sa blessure!,,2 Mme de Tassy, la
belle-mère, est un reproche vivant. Sa présence irréelle,
fantomatique, ne se justifie dans cette résurrection du
passé que par le rôle accablant qu'elle y joue: elle per
sécute Elizabeth, ravive en elle le sentiment de culpabilité:
"Mme de Tassy me regarde si fortement que je suis sûre qu'elle
me voit penser.,,3
Ce passé qui s'abât sur Mme Rolland par vagues
successives, harcelantes, n'est pas fait que de remords.
Il y a aussi le regret vif d'une vie gâchée. Elle évoque
en effet souvent cet épisode de sa liaison avec le docteur
Nelson conune "la vie même"Q., sa "vie réelle"S, sa "vraie
l Anne Hébert, Kamouraska, 167. p.
2 Ibid. , 82. p.
3 Ibid. , nl1. p.
4 Ibid. , 127. p.
5 Ibid ~ , 163. p.
25
vie"l. Il Y a aussi la nostalgie amère de cet unique amour
perdu: "Partir à la recherche de l'unique douceur de mon
coeur. Am d ,,2 t 1 1· our per u... e p us Oln: "Burlington, Burling-
ton, mon amour m'appelle de l'autre côté de la frontière,
de l'autre côté du monde ..• ,,3
Dans ~amouraska, l'histoire fait partie intégrante
du passé et lui donne une dimension tragique. Le lecteur
est amené, dès le début, à établir un parallèle entre
la Rébellion des Patriotes de 1837-38 et l'intrigue du
roman et cette similitude fait peser tout au long du roman
une atmosphère de fatalité qui ne laisse aucune liberté
d'action, aucun choix aux héros. Ils semblent condamnés
d'avance. Les indices qui dénotent la volonté certaine
de la romancière d'établir implicitement cette corrélation
entre le récit et le drame historique sont nombreux dans le
texte. Le plus significatif est certes le choix du nom du
héros: le docteur Nelson. L'intention d'Anne Hébert est
évidente ici, surtout lorsqu'onr prend connaissance dù fait
divers 4 qui a inspiré son récit. L'intrigue est transposée
1 ~!lf>._~ 0 Hébert.~ ~. Kamouraska, p. 238.
2 Ibid., pp. 10-11.
3 Ibid., p. 218.
4 Ce fait divers est cité dans un ouvrage d'Evelyne Bossé: Un Grand Représentant de l'Elite Canadienne-Française, (Québec: Editions Garneau, 1971), pp. 68-69.
intégralement dans le roman. Le seigneur de Kamouraska, '
Achille Taché en réalité, deviendra Antoine Tassy, alté
ration mineure et sans signification, mais pourquoi la
romancière change-t-elle le nom du docteur de Sorel, de
Holmes à Nelson. Cette mutation est, à notre avis, lourde
Ete sens et nullement une coincidence ·fortui te. La simili
tude est trop étroite entre le destin de notre héros et
celui du docteur Robert Nelson, chef révolutionnaire qui
avait oeuvré toute sa vie pour la justice. Son armée fut
---vaincue par les Loyalistes et il dut se réfugier aux Etats
Unis.
26
Les noms de villès~aussi, hauts-lieux de l'histoire
de la Rébellion: Saint-Ours, Saint-Denis, Burlington, sont
autant d'indices révélateurs. Il y a enfin une"'àllusion à
la répression qui suivit la révolte: "Que la reine pende
tous les patriotes si tel est son bon plaisir."l L'év~ne
ment central du récit, à savoir le meurtre d'Antoine Tassy,
a eu lieu en janvier 1839. Tout le récit baigne dans
l'atmosphère encore troublée des années qui ont précédé.
L'histoire, pour ainsi dire encore vécue, marque profondé
ment les personnages et les faits. Elle fait peser sur
eux une sorte de prédestination fatale qui ne laisse aucun
choix à l'auteur. George Nelson, symbole plus qu'être de
chair et de sang, semble vouloir reprendre à son compte le
l Anne Hébert, Kamouraska, p. 44.
destin tragique de Robert Nelson. Sa lutte est d'avance
vouée à l'échec et, au bout de son long cauchemar, la
seule issue possible sera l'exil.
Dans Kamouraska, le passé et l'histoire pèsent
lourdement sur le présent, en ce sens qu'ils impriment un
mouvement à l'action, qu'ils lui donnent une direction
immuable.
L'oppression de la mort
Que la mort soit physique, finale (mort naturelle,
suicide, meurtre) ou mort "vécue" (Stéphanie de Bichette
27
dans La Maison de l 'Esplanade, Michel et Lia dans Le'sChambres
de Bois, etc .•. ), elle est une projection de l'être humain
en dehors du temps et de l'espace.
Aussi loin que l'on remonte, l'homme a été obsédé
par la mort. Qu'elle soit envisagée comme un néant défi
nitif, ou, grâce à certaines croyances, comme le passage à
un au-delà de vie éternelle, elle est considérée comme une
plongée dans un inconnu insondable, mystérieux, et ce destin
irrémédiable, auquel l'être vivant ne peut échapper, le
remplit souvent de consternation, de désespoir.
La mort est une des préoccupations majeures d'Anne
Hébert. Elle l'obsède, mais en même temps exerce sur elle
un attrait irrésistible, confère à ses écrits un climat
d'ensemble morbide. La mort n'est pas envisagée par notre
auteur seulement comme la dernière étape de la vie ou une
projection dans le futur. La vie et la mort coincident,
se mêlent constamment, elle n'arrive pas à les dissocier. /
"la vie et la mort en nous reçurent droit d'asile"l. "Ta
familiarité avec la naissance et la mort n'a de comparable
que celle de très vieilles femmes de campagne. Couseuses
éternelles de langes et de linceuls." ,2 Dans toute son
oeuvre, la mort est présente, d'une présence lourde, pal-
pable. Nous avons l'impression qu'Anne Hébert, telle lm
Faust des temps modernes, a signé un pacte avec elle:
o liens durs Que j'ai noués En je ne sais quelle nuit secrète Avec la mort. 3
La séduction que la mort exerce sur notre poétesse semble
reliée directement à la présence intruse du corps. Dans ses
l Anne H~bert, "Mystère de la Parole", in Poèmes, p. 73.
2 Anne Hébert, Kamouraska, 190. p.
3 Anne Hébert, "Un Mur ... Peine", in Poèm:es, 37. a p.
28
29
premiers poèmes surtout, elle parle de son corps comme
d'un objet inutile, voire encombrant et, avec un évident
masochisme, elle appelle la mort pour l'en débarrasser,
comme on s'adresserait à UR médecin pour l'ablation d'ex-
croissances gênantes:
Nous avons eu cette idée De planter nos mains au jardinl
J'ai pris m;s yeux Dans mes malns 2 Comme des pierres d'eau
~ .. ,.
C'est un véritable acte chirurgical qui se fait à froid,
sans souffrance ou émotion.
Ce désir de désincarnàtion se traduit par une frag-
mentation de l'anatomie humaine, le corps n'étant plus
perçu dans son ensemble:
Cette bouche, ces yeux Les mains, les cheveux, A la dérive, 3 En dehors du temps;
l Anne Hébert, "Nos Mains au Jardin", in Poèmes, p.
2 Anne Hébert, "Un Mur o. Peine", in Poèmes, 36. a p.
3 Anne Hébert, Les Songes en Eguilibre, p. 39.
49.
ou par un abandon, un rejet total du corps:
Une image me regarde Quelle est cette femme Que je regarde Et qui me regarde?l
Anne Hébert, en reliant la mort et le passé, en la faisant
remonter à une époque antérieure à la vie, lui confère un
pouvoir absolu sur le présent et l'avenir, sur lesquels
30
elle plane toujours, menaçante; mais cette oppression qu'elle
fait peser sur tous les instants de la vie, il faut croire
qu'elle s'harmonise parfaitement avec l'état d'âme de
l'écrivain. Elle est en effet souvent perçue comme une
compagne, acceptée comme une amie, une sorte d'âme-soeur:
L'adjectif:
La mort m'accompagne Comme une grande personne qui me tiendrait la main. 2
Les pas des morts Nous accompagnent .Doux muets. 3
"doux" est significatif ici, toute horreur est
l Anne Hébert, Les Songes en Equilibre, p. 78.
2 Anne Hébert, Présence, pûblié in Gants du Ciel, no. 4, juin 1944.
3 Anne Hébert, "Vieille Image", in Poèmes, p. 31.
bannie. C'est une amie donc en qui on peut trouver refuge
et sécurité, ce que rend bien l'image de la grande personne
qui tend la main, mais c'est une amie tenace, dont on ne
se défait pas aisément. Elle "se colle .•• comme une
algue".l
31
Nous avons vu que, face à l'oppression de la mort,
notre poétesse montre, du moins dans ce que l'on pourrait
appeler, assez arbitrairement, la première partie de son
oeuvre, une soumission passive, parfois même,complice.
Mais, après une exploration systématique de la mort, qui
atteint son paroxysme dans cette descente infernale vers
Le Tombeau des Rois, un revirement s'imposait et c'est Anne
Hébert elle-même qui le déclare: "je crois que je ne
pouvais plus aller dans le même sens après Le Tombeau des
Rois. Ou bien je cherchais une autre voie. J'avais l'im
pression de m'être rendue à l'extrême limite du silence.,,2
On ne peut s'empêcher d'établir ici un parallèle
entre la situation du poète, confronté avec la mort, au fond
du tombeau, et celle de Catherine, à la fin de la deuxième
1 Anne Hébert, "Vie de Ch~teau", in Poèmes, p. 54.
2 Interview par Luc Perreault, in La Presse du 24 septembre 1966, section littéraire, page 7.
partie, dans" L"e"sChamh~'e"s" de" B"o"is. Catherine aussi est à
"l'extrême limite" de la vie, à laquelle un fil bien mince
la relie encore. Elle présente déjà les symptômes d'une
morte: "mince fille, désossée"l, "ses mains et ses pieds 2 3 "
devinrent gourds .•• " , ~~elle suffoquait" , "le masque de
32
C h · ,,4 at er1.ne... • Si la réaction de Catherine n!est pas immé-
diate, il sera trop tard.
Après une si longue soumission, une iner:ie qui
avait déjà les caractéristiques de la mort, l'heure "de
la décision sonne: il faut se laisser mourir ou réagir,
secouer!~'l' emprise de la mort. Anne Hébert choisit d'engager
la lutte.
l Anne Hébert ,Les Chambres de" Bois, (Paris: Editions du Seuil, 1958), p. 135.
2 Ibid. , 138. p.
3 Ibid. , 139. p.
4 Ibid. , 140. p.
,~ \ '
CHAPITRE II
LES FACTEURS D'OPPRESSION SOCTO-'RELTGTEUX
L'oppression de la société
Dans ses nouvelles ou dans ses romans, Anne Hébert
nous offre un échantillonnage assez riche et varié de la
société. Presque toutes les classes y sont représentées,
du châtelain alcoolique jusqu'à l'idiot du village. La
richesse tapageuse de certains y côtoie le dépouillement
sordide des autres. La romancière nous fait sentir durement
l'oppression de la pauvreté qui pèse lourdement sur les
déshérités qu'elle met en scène. L'atmosphère qui règne
dans le taudis des Gauvin dans La Mort de Stella, est
insupportable. Le froid, la faim et la maladie s!acharnent
sur les pauvres orphelins qui n'ont plus rien à espérer.
Dans La Mercière Assassinée, les parents d'Adélaïde
vivent dans le dénuement le plus complet. Mais ce qui est
encore plus terrible que leur misère, c'est la condition
lamentable qui leur est faite. Ils ne sont pas acceptés par
la société. Ils ne sont pas tolérés en tant qu'êtres humains,
mais plutôt comme instruments de travail: "Dès qu'il y avait
une cochonnerie à nettoyer dans la ville, on les appelait,
tous les deux."l
Adélaide n'échappe pas à cette malédiction qui
semble p"eser sur toute sa famille: "Le jour même de ses
quinze ans, Adélaide Menthe avait reçu pour la vie son
affreux masque de petite vieille rapace.,,2 Elle semble
avoir hérité des préjugés sociaux qui pesaient sur ses
parents: "La boulang~re m'a dit que je me tenais trop
droite pour une fille de ma condition.,,3
34
Dans Un Grand Mariage, Augustin, roulant carrosse,
est amené à revivre sa malheureuse enfance, dans la petite
échoppe de son p~re, "Entre deux êtres si bien cloués à leur
travail, à leur angoisse de gagne-petit, que l'enfant entre
eux n'existait que pour les déranger et voler le ;f:~ps si
t ,,4 cour •.•
Augustin, geune homme studieux, déterminé et
hardi, a toute la sympathie du lecteur. Il la perd en
1 Anne Hébert, Le Temps Sauvage, p. 93.
2 Ibid., p. 112.
3 Ibid., p. 119.
4 Anne Hébert, Le Torrent, p. 193.
-,
devenant le mari de Mlle de Lachevrotière, en troquant
sa condition de pauvre pour celle de bourgeois. Il n'en
prend pas seulement le vêtement, l'allure ou l'étiquette,
mais aussi tout un mode de vie. Il s'installe dans le
mensonge et les préjugés. Il perd notre sympathie donc,
et c'est certainement voulu par l'auteur, car, quand il lui
arrive d'intervenir, c'est pour prendre parti pour les
opprimés, pour les deshérités: "Je suis du côté de la
métisse. Je n'ai pu faire autrement. IIl
Elle trouve aussi des accents touchants pour
dépeindre Stella, qu'elle semble venger des maux de la
société, en lui conférant plus de vie, plus de profondeur
35
psychologique que n'en aura jamais une Stéphanie de Bichette,
à qui, pourtant, il ne manque aucun confort matériel.
Bien qu'Anne Hébert soit elle-même d'un milieu
bourgeois, c'est cette classe de la société, peut-être
parce qu'elle la connaît mieux que toute autre, qu'elle
décriera le plus. Elle a certainement souffert elle-même
de cette éducation bourgeoise et supporté sa part de l'oppres
sion que faisait peser toute la gamme d'interdits et de tabous.
Ses personnages sont profondément marqués par cette éducation.
1 Interview, par P. Saint-Germain, dans La Presse, 21 décembre 1963.
Ils évoluent dans un petit monde clos, étriqué, où règnent
en maîtres l'ennui et l'hypocrisie, un monde où l'on
se doit de sauver les apparences, même au prix de sacri
fices immenses, même au détriment des sentiments les plus
nobles, les plus exaltants. Tous les principes erronés
que l'on s'acharne à inculquer aux jeunes semblent assécher
l'être humain, le vider de tout sentiment, de tout esprit
d'initiative. Les produits de cette éducation, s'ils n'ont
pas assez de personnalité ou de force de caractère pour
réagir, sont de ~éritables robots, mécanique bien remontée
comme Stéphanie de Bichette ou "Trois corps d'oiseaux
36
momifiés"l comme les tantes Lanouette. ~_ ...... _.
L'assujettissement à ces principes est tel que
l'on en devient esclave. Même dans la déchéance, il faut
garder l'honneur sauf, c'est plus important que la vie elle
même. Ainsi, dans La Mercière Assassinée, Olivier, dernier
représentant des Beau-Bassin, dont l'arbre généalogique
remonte au temps des Croisades, malgré sa décadence et son
abdication devant la vie, reprend un aspect normal ':dès que
cela est nécessaire et cela se fait chez lui, à la manière
d'un véritable réflexe: "Chaque fois que je dois paraître
en public à vos côtés, en cette horrible petite ville
l Anne Hébert, Kamouraska, p. 97.
ancestrale, je refais mon visage, je redresse ma taille. trl
On peut aisément imaginer ce qu'un système d'édu
cation, basé su~ les deux slogans: sauver les apparences,
éviter le scandale à tout prix, pourrait comporter de
frustration, d'injustice et de mensonge. C'est à cette
éducation qu'il faut imputer, en grande partie, la perte
du grand, du seul amour d'Elizabeth (Kamoür'a'ska), les
injustices flagrantes subies par Délia (Un Gra'nd Mar'ia'ge)
et Aurélie Caron, les mensonges, les faux témoignages des
petites tantes dévotes (Kamouraska), prêtes à se damner
pour l'éternité pour présErver l'honneur de la famille.
A l'intérieur des cadres rigides, étroits, qu'im
pose cette société, dans un système qu'on reconduit par
une sorte d'entente tacite, touterrévolte, comme nous le
verrons plus tard, paraît presque impossible.
L'oppression de la famille
37
La famille n'~est qu'une _réplique de -la -soc,iété qui
l'englobe; elle subit en son sein les mêmes forces oppressives.
Précisons tout de suite qu'Anne Hébert, à quelques
l Anne Hébert, Le Temps Sauvage, p. 126.
38
exceptions près, ne présente pas les parents ensemble,
sépare le père de la mère. C'est une véritable constante
dans son oeuv~e que la suppression du père. Les veuves
abondent dans ses écrits: Caroline des Rivières Tassy,
Mme d'Aulnières dans Kamouraska, Stella dans La Mort de
Stella, Vicki et la marquise de Beau-Bassin dans La Mercière
Assassinée. François,dans Le Torrent, he connaît pas son
.. pere.
Le père, même quand la romancière ne l'a pas fait
disparaître, est relégué au second plan. Il tient en
général une place insignifiante. C'est ce qui arrive dans
Les ChamBres de Bois, l'Ange de Dominique, ou Le Temps
Sauvage. La seule exception est le père Salin dans Les
Invités au Procès où il est autoritaire et règne en maître
absolu sur ses enfants et en particulier sur son fils Isman,
dont la soumission aliénante nous semble sans issue: "Ah!
Père, vous me tenez bien, ma peur même n' es·t plus un refu
ge. ,,1
Mais, à l'exception de ce cas unique dans l'oeuvre
d'Anne Héber"t, c'est à la mère qu'est confié ce rôle d' op-
presseur dans la famille, sans que cela soit clairement recher
ché par notre auteur. On pourrait y voir une sorte de né-
cessité qui trouve ses racines dans l'histoire de la
famille canadienne-française, où la mère a toujours joué
l Anne Hébert, "Les invités au procès" dans Le Temps Sauvage, p. 163.
39
un rôle primordial. Ce rôle lui a été d'abord dévolu
par les circonstances mêmes du milieu de vie. L'homme,
explorateur, coureur de bois, trappeur ou guerrier, était
souvent parti, et il fallait bien suppléer à cette absence.
La femme devenait donc la maîtresse du foyer. Fusil au
po~ng, on l'a vue remplacer son mari aux champs ou repous-
ser les attaques des Indiens. Elle s'est faite aussi gar-
dienne de la foi et de la langue. Et cette multiplicité
de fonctions de la m~re qui "non seulement él~ve ses enfants,
mais cultive le champ, récolte le blé, file le chanvre et
la aaine, tisse ses étoffes du pays chaudes et résistantes
et assure, en un mot, l'économie du foyer."l en font peu
à peu "une maîtresse femme .•• devant laquelle s'inclineront
l'homme et les enfants, heureux de la stabilité qu'elle
assure à la maison.,,2 L'homme ne s'est incliné, n'a cédé
sont)pouvoir que devant la compétence de la femme. Il a
fallu en effet à la m~re beaucoup de qualités pour assumer
ce rôle de pivot central, autour duquel gravitait en général
une abondante progéniture.
Certaines de ses qualités se retrouvent même chez
l Soeur Sainte-Marie Eleuthère ,.L'a Mè'r'e 'dans' l'e' t'oman ,1 canadien-français (Québec: Presses de l'Université Laval,
196~), p.~. -
2 lb id ., p. ~.
40
la plus odieuse des mères: Claudine Perrault, dans Le
Torrent. Nonobstant son caractère monstrueux, on s'étonne
de son oourage surhumain, son ardeur au travail, sa déter-
mination inébranlable. C'est une véritable force de la
nature à laquelle rien ne peut résister. "Ma mère m'apparut
pour la première fois dans son ensemble. Grande, forte,
1 . t . l' . .. ,,1 nette, p us pUlssan e que Je ne avalS Jamals cru.
Levée avec le soleil, elle s'adonne aux travaux les plus
durs, sans jamais se plaindre.
Cette place prépondérante que la mère finit par
occuper dans la famille canadienne-française, s'accompagne
d'un déplacement de l'autorité qui passe subrepticement
du père à la mère. En possession de ce pouvoir, elle peut
l'utiliser comme instrument de domination sur toute sa
famille et cette oppression arbitvaire qu'elle exercera
sur les siens nous fera souvent oublier ses qualités les
plus nobles.
Le lecteur ne sera guère sensible aux qualités
possibles de la grande Claudine et ne pensera pas un instant
à la plaindre lorsqu'elle sera piétinée et affreusement
mutilée, par le cheval que son propre fils a lâché sur elle.
l Anne Hébert, Le Torrent, pp. 16-17.
Comme un Pygmalion machiavélique, elle a essayé de façonner
son fils, d'en faire sa chose sans tenir aucun compte de
sa personnalité propre. L'emprise dévastatrice qu'elle
exercera sur lui est motivée par un égo!sme monstrueux.
C'est en effet pour assouvir un désir de vengeance person
nelle qu'elle refuse à François toute existence propre.
41
Dans ~Teinps Sauvage, les enfants et le père sont
asservis à la puissance maternelle. Mais Agnès, la mère,
n'est pas faite toute d'une pièce comme Claudine. C'est
un personnage plus complexe, d'une plus grande profondeur
psychologique. Contrairement à la mère de François, elle
a des points faibles à sa cuirasse. Elle souffre des coups
que lui por~ent tour à tour Lucie et Sébastien, et cette
souffrance la rend plus humaine.
Pendant quinze ans, elle parvient à garder sa
famille sous son aile toute-puissante. Elle cumule toutes
les fonctions: "La robe noire de ce royaume, c'est elle.
Le prêtre et le démon, c'est elle; le pain et le vin, le
juge absolu, le coeur et la tête, c'est elle, elle, elle
seule!" 1 Mais sa domination se solde par un échec, elle se
retrouve seule, pitoyable, et comme sa fililie, Hélène, nous
l Anne Hébert, Le Temps Sauvage, p. 25.
42
éprouvons de la compassion pour elle.
Nous avons déjà vu que le père est presque toujours
relégué au second plan. Il en est de même pour l'épouse,
sur laquelle la mère prend tout de suite le pas car dans
la littérature canadienne-française, "jusqu'ici, une femme
c'était une mère. Plus une vierge, une madone, bref 'une
1 \\ sainte' que nos pères violaient la nuit," et le seul honneur
et le seul prestige accordés à la femme, dans ce pays"~
c'est "la maternité.,,2
Le rôle d'épouse est insignifiant, car, chez Anne
Hébert, le mariage est une institution sociale asservis-
sante. Il n'y a pas de mariages d'amour dans ses romans.
Le cas le plus typique est celui de Marie-Louise de Lache-
vrotière que son pèr~, pour remettre un peu d'ordre dans
ses affaires qUl périclitent, marie à Augustin, homme riche
et parvenu. C'est un mariage d'intérêt. Il n'y a absolument
aucun sentiment, aucune affinité entre les deux époux. Les
voici, leurs noces à peine célébrées: "Cette main sans vie
sur son bras, ce profil anonyme d'ange insondable, entre
les plis du voile, Augustin regardait sa femme, comme un
l F. Dumont et J.-C. Falardeau, Littératüre et société canadiennerfrançaises (Québec: les Presses de l'Université Laval, 1964), p. 197.
2 Anne Hébert, Le Temps Sauvage, p. 26.
songe ancien, venuelà à ses côtés lui faire un bout de
eondui te . ,, 1
43
A la longue, les deux époux souffrent de l'oppres
sion de cette union sans amour. Pour Marie-Louise, le rôle
d'épouse est de très courte durée, il prend fin avec la
maternité: "Marie-Louise et Augustin firent un pacte:
maintenant qu'un héritier leur était né, les époux convin
rent que toute vie conjugale entre eux s'avérait inutile
et indécente.,,2
Dans Les Chambres de Bois aussi le mariage est
un facteur d'oppression. Catherine devait se mar.ier car
elle serait pour son père une bouche de moins à nourrir
et Michel représentait pour elle cette "maison des seigneurs,,3
qu'elle avait enfouie au plus profond de son coeur "là où
dormaient les objets lourds et sacrés.,,4 Ce monde mystérieux
et attirant la fascinait depuis la rencontre avec le seigneur
et ses deux enfants dans la forêt. Epouser Michel, c'était,
l Anne Hébert, Le Torrent, p. 173.
2 Ibid., p. 211.
3 Anne Hébert, Les Chambres de Bois, p. 3.
4 Ibid., p. 3.
du moins le croyait-elle, s'ouvrir une porte sur ce monde,
réaliser un rêve d'enfant. Quant à Michel, c'est surtout
44
la défection de Lia qui le pousse dans les bras de Catherine.
Il fallait qu'il comble le vide laissé par sa soeur: "Ne
m'abandonnez pas, Catherine, je n'ai plus que vous à pré
sent."l Cette union, où n'entre en jeu aucun amour, devient
peu à peu une contrainte quotidienne et finit par se solder
par un échec.
Sur lenPlan de l'amour, les deux mariages d'Eliza-
beth (Kamouraska) sont aussi mes échecs. Le premier, alors
qu'elle n'avait que quinze ans, lui a été dicté par les
impératifs sociaux de l'époque, par sa famille "Ma mère dit
qu'il faut me marier.,,2 Son éducation a certainement con-
tribué à la préparer à cette soumission car, malgré son
appréhension: "Aidez-moi! Dites-moi, vous, ma mère? Con-
seillez-moi! Et vous, mes tantes? Est-ce l'amour? .. Je
3 crois q':le je vais me noyer." , elle accepte de prendre pour
époux le seigneur de Kamouraska, que voici:
1 Anne Hébert, Les Chambres de Bois, p. 63.
2 Anne Hébert, Kamouraska, p. 64.
Très bon parti. Vieille famille. Deux cent cinquante arpents de terre et de bois. Plus les îles, en face de la seigneurie. Une saline. Une boulangerie. Un quai. Un manoir construit sur le cap.l
45
Comme nous pouvons le constater, il n'y a pas de
place dans ce portrait pour les qualités et, encore moins,
pour les sentiments. C'est donc avant tout un mariage de
convenances et, il en sera de même du second avec Jérôme
Rolland. Mais si la première erreur est difficilement
imputable à Elizabeth, elle est seule responsable de la
deuxième. Elle sait maintenant ce qu'est l'amour, elle en
a fait l'expérience et, pourtant, elle épouse le notaire
de Québec, sans l'aimer. Seul le contexte social de l'époque
pouvait justifier un tel mariage. Elizabeth se marie
pour sauver les apparences, elle veut redorer sa réputation
chancelante en partageant le nom, la vie d'un homme honnête,
honorable. Le "Je suis Mme ROlland.,,2, leitmotiv obsédant
dans le roman, est une sorte d'alibi, de paravent derrière
lequel elle se réfugie, chaque fois qu'elle est assaillie
par le remords ou la culpabilité. Mais, même si ce mariage
ne lui a pas été imposé, elle en subit la contrainte pendant
l Anne Hébert, Kamouraska, p. 68.
2 lb id., p. 57.
dix-huit ans. En faisant fi de l'amour, elle a abdiqué
sa condition de femme, elle s'est ravalée au rang de
chose, de machine: "Pourquoi faire tant de simagrées.
Je n'ai été qu'un ventre fidèle, une matrice à faire des
enfants."l
46
D'après l'inventaire des couples que nous venons
de dresser rapidement, une constatation s'impose: les
personnages d'Anne Hébert se marient par convenances, non
par amour. Mais ne tirons pas de conclusion hâtive; l'amour,
même s'il est rare et n'existe qu'en dehors du mariage, joue
un rôle important chez notre auteur. Comme nous le verrons
plus tard, il peut devenir un facteur de libération.
Parfois, tout amour est impossible. La domination
de la mère est telilie qu'il se produit dans l'esprit de l'être
opprimé uœrelation obsessionnelle entre la mère et la femme
en général. C'est ainsi que la présence d'Arnica, qui eût
pu apporter le salut à François, éveille en lui toutes les
tortures que lui faisait subir sa mère: "Les beaux bras
fermes me semblent malsains, destinés à je ne sais quel rôle
précis dans ma perte. Je résiste à leur enchantement.
(Quels reptiles frais m'ont enlacé?)"2 Amiea et la grande
l Anne Hébert, Kamouraska, p. 10.
2 Anne Hébert, Le Torrent, p. 46.
Claudine se confondent à tel point dans son esprit qu'il
ne les distingue plus, qu'il en arrive à prendre la même
décision, supprimer Arnica comme il l'aifait pour sa mère:
"A quoi veut-elle en venir? Espère-t-elle me posséder
en mon intégrité? Je la tuerai, avant."l En Am,i.ca, il
ne voit que le prolongement de Claudine. Au moment de se
jeter dans le torrent, c'est d'abord la tête d'Arnica qui
lui apparaît, mais finalement, l'image de sa mère s'y
substitue: "François, regarde-moi dans les yeux.,,2
47
Cette suprématie de la mère sur la femme, cet amour
inexistant ou fatalement voué à l'échec sont une véritable
malédiction qui pèse non seulement sur les personnages
d'Anne Hébert, mais sur toute la littérature canadienne
française et c'est en grande partie une religion entachée
de dualisme qu'il faut rendre responsable de cet état de
choses.
'L'oppression religieuse
Ici encore, nous devons faire appel à l'histoire.
Après la perte du Canada par la France, en 1768, 'il fallàit
qu'une autorité se substitue à celle de la lointaine mère-
1 Anne Hébert,~Le Torrent, p. 50.
2 Ibid., p. 65.
48
patrie qui faisait défection. L'Eglise prit la relève
et se fit gardienne de la foi, contre une conversion massive
au protestantisme, et gardienne de la langue, contre
l'envahissement de l'anglais. Reconnaissons qu'elle a en
partie du moins accompli cette mission. Si le Canadien
français est resté bien distinct de ses compatriotes anglais,
s'ill a pu garder son entité propre, l'Eglise a été pour
quelque chose dans cette victoire. Mais pour assumer ce
rôle de premier plan, elle avait besoin de pouvoir, elle s'en
est emparé et a régné en maîtresse incontestée, avec toutes
les conséquences contraignantes que cette toute-puissance
pouvait comporter. Son emprise s'est étendue à tous les
domaines de la vie publique et privée. Elle a dominé les
corps et les esprits.
C'est surtout la main-mise sur l'éducation qui
a assuré au clergé une influence qui allait devenir enva-
hissante. Il est aisé d'imaginer ce qu'un tel pouvoir,
parfois déposé entre des mains incompétentes, pouvait avoir
de conséquences néfastes pour de jeunes esprits, avides
d'apprendre. Voici le genre d'enseignement qui était dis-
pensé dans les écoles:
Nous étions à l'école de la Loi, à l'enseignement du péché. On nous constituait prévenus;On
propliétisait sur nous les fautes en longue~ listes et on nous préparait à n'en pas râter une advenant l'occasion. Devenus moules, il ne nous manquait plus que les coincidences:
l "ils" nous attendaient
à la puberté.
Si l'on en croit Claire Martin, dont les romans autobiogra
phiques: Dans Un Gan"t de Fer et" "La JoUe Droite sont très"
révélateurs, la situation n'était pas meilleure dans les
couvents.
Très tôt donc, on commençait par inculquer à " "
l'enfant le sentiment de la culpabilité, du péché, et on
faisait planer sur sa tête, véritable épée de Damoclès,
la peur de l'enfer. On peut sans peine imaginer la
marque profonde qu'un pareil système a pu imprimer dans de
jeunes cerveaux sans défense. L'Eglise obligeait l'homme
à aspirer à une impossible pureté en prônant la suprématie
de l'esprit sur la matière, en rendant toute cohabitaf~on
de l'esprit et de la chair impossible. L'être humain a
appris à avoir honte de son corps, à le mépriser. Ce mal
est plus marqué chez la femme, peut-être parce qu'elle est
plus V'.llnérable que l' homme, ou qu'elle aspire à l'illusoire
49
l Jean Le Moyne, Co"nvergenc"es, (Montréal: Editions HMH, 1964), p. 60.
pureté du modèle qu'on lui a imposé, Marie, vierge et mère.
Cet~e irréconciliable dualité de l'esprit et de
la chair, source intarissable d'angoisse, est la grande
productrice dans notre société et jusque dans l'univers
littéraire de cette effarante quantité de mères à qui a
été nié le droit d'épouse, le droit de femme.
C'est cette dualité impossible qui aliène l'homme
et lui fait refuser la matière d'abord, la vie ensuite.
L'homme est condamné à porter le poids du péché originel,
véritable boulet qu'il traîne depuis sa naissance.
L'oppression religieuse s'exerce très lourdement
sur la plupart des personnages d'Anne Hébert. Il semble
que l'on ait affaire à un jansénisme exacerbé. En effet,
50
si l'on se réfère à Saint Augustin et à sa tliéorie de la
prédestination gratuite, revue et poussée à l'extrême par
Port-Royal, Dieu, dans sa toute-puissance et, d'une manière
qui reste mystérieuse, prédestine l'homme au salut avant sa
naissance même. Par le jeu du libre arbitre, l'homme naît
avec ou sans la grâce et, quoiqu'il fasse, son destin est
fixé d'avance. Si nous parlons ici de jansénisme exacerbé,
c'est que cette grâce fait défaut dans l'oeuvre d'Anne Hébert.
"Tout homme porte en soi un crime inconnu qui suinte et qu'il
expie."l
l Anne Hébert, Le Torrent, p. 55.
La fatalité pèse sur certains personnages, à qui,
par une sorte de prédétermination immanente, toute liberté
d'action, tout choix sont refusés:
Olivier - Quel fracas pour deux petits dés de rien du tout! ga commence peut-être comme cela la vie de chacun? Deux petits dés qu'on agite dans un cornet, puis le sort en est jeté; les chiffres veulent dire des choses irréfutables. Mettons, moi par exemple, si on m'a donné le 5 à ma sortie des limbes, et le 5 en language secret ça veut dire "lâcheté", et bien! un jour ou l'autre, il faudra bien que je me rende,:;compte que je suis fait pour la lâcheté et la lâcheté faite pour moi, n'est-cepas? Seulement ça m'a pris vingt ans avant d'en être sûr. Mais une fois persuadé de la chose, ça n'a pas traîné. Je n'ai pas lutté une demiminute. Je me suis abandonné à ma faiblesse comme un noyé qui descend la rivière ••• l
Olivier n'est pas le seul à subir ce destin tragique.
La présence de certains personnages ne pourrait se justifier
que par le rôle de victime qui leur a été dévolu. A cette
catégorie d'êtres, nés perdants, appartiennent François, la
Puce, Délia, Adéla!de Menthe, Isman, Antoine Tassy etc ...
51
Dans cette galerie de caractères, le docteur Nelson tient une
1 Anne Hébert, Le Temps SauVa"ge, pp. 140-141.
place à part. Il ne fait pas figure de victime. Mais,
bien que voué par l'auteur à un rôle de premier plan,
nous savons qu'il n'est pas libre. Il lui manque la grâce.
Une profonde malédiction a toujours pesé sur lui:
On vous craint, docteur Nelson. Comme si, au fond de votre trop visible charité se cachait une redoutable identité •.. Plus loin que le protestantisme, plus loin que la langue anglaise, la faute originelle ••. l
52
La religion n'est écrasante que parce qu'elle peut
s'appuyer sur l'autorité d'un maître tout-puissant et in-
_contesté. Mais disons tout de suite que le Dieu chrétien
est dépouillé de son essence même, avili par les fonctions
qu'on lui prête. Il n'est ni bon, ni charitable, ni juste.
Ce n'est certes pas le Dieu qui a sacrifié son propre fils
pour sauver l'homme. Assez souvent, Anne Hébert nous met,
au contraire, en présence d'un Dieu, juge et bourreau à la
fois, portier sadique de l'enfer, jouissant d'avance des
fournées d'êtres humains qu'il plongera dans les flammes
éternelles. C'est le s~ul Dieu qu'ait jamais connu François
Perrault. C'est de ce Dieu que se réclame là grande Claudine,
1 Anne Hébert, Kamouraska, p. 128.
c'est en son nom qu'elle martyrise François:
Moi, je baissais les yeux, soulagé de n'avoir plus à suivre le fonctionnement des püissantes mâchoires et des lèvres minces qui prononçaient, en détachant chaque syllabe, les mots de "châtiment", "justice de Dieu", "damnation", "enfer", "discipline", "péché originel", et surtout cette phrase précise qui revenait comme un leitmotiv:
Il faut se dompter jusqu'aux os.l
On a fait de Dieu un instrument de peur et d'oppression,
attentif surtout à découvrir les fautes et à sévir: "je
me disais que ce ne pouvait être qu'un mauvais ange, car
les bons font la police de Dieu et punissent les petits
enfants très tendres.,,2 Aux sentiments d'amour, de frater-
.53
nité, de pardon, qui sont à la base même de la religion
chrétienne, semble se substituèr ici la crainte. Quand Dieu
est évoqué, il n'est jamais question de sa magnanimité,
mais plutôt de ses foudres. L'image de Dieu n'est pas at-
trayante, mais, n'oublions pas que dans certains cas, elle
est déformée à dessein pour servir des intérêts égoistes.
Comme nous l'avons déjà vu, l'oppresseur se réclame de Dieu
1 Anne Hébert, Le -Torrent, pp. ·10-11.
2 Anne Hébert, Le Temps SauVage, p. 56.
pour exercer sa tyrannie.
Dans l'ensemble, Anne Hébert nous présente dans
son oeuvre un Dieu redoutable, peu aimable, un Dieu qui
dénie le bonheur à l'homme: "le bonheur ça se paie. Plus
on est heureux, plus on est puni, ça, c'est certain,"l un
Dieu impitoyable, menaçant, auquel nul ne pourra échapper:
"surprendre la main de Dieu saisissant sa proie, rassurer
cette pauvre proie humaine."2
La dépossession
54
Nous terminons ce chapitre par l'étude de la dépos
session qui est vraiment l'aboutissement, chez l'être op
primé, de toutes les forces d'oppression qui se sont exercées
contre lui.
Dans les oeuvres d'Anne Hébert, l'état extrême que
constitue la dépossession débouche sur la révolte. Le sursaut
instinctif contre l'aliénation consommée, la lutte pour
la repossession de soi ne peuvent que conduire aux actes les
plus violents.
l Anne Hébert, Le Temps SaUva'g'e ~ p. 55.
2 Anne Hébert, Kamouraska, p. 35.
Chez notre romancière, les êtres dominés sont
dépossédés de leurs biens, de leurs terres, du monde,
et parfois même, ce qui est plus grave, de leur propre
personnalité, Dans la genèse de ce malaise, l'espace, pris
en tant que paysage, distance, solitude, peut jc~p.r un rôle
important. Vivre en des espaces infinis, au milieu de
forêts immenses, de terres illimitées, avec la sensation
d'être dépouillé, ne rien posséder, quand:il y a tant à
posséder, n'être maître ni de sa terre, ni de soi: voilà
le drame. Nous en avons une illustration parfaite dans
55
la nouvelle Le Torrent. Dans son monde fermé, mais spacieux,
le dépouillement total de François, dépouillement des choses
les plus élémentaires, les plus nécessaires, présentes et
à la portée de la main, en est d'autant pilius cruel. Nous
ne pouvons nous empêcher de reproduire le passage cité à
maintes reprises déjà, mais qui rend si admirablement ce
dénuement:
J'étais un enfant dépossédé du monde. Par le décret d'une volonté antérieure à la mienne, je devais renoncer à toute possession en cette vie. Je to~chai~ au ~on~~ p~r frc:t~~.<:.nts, ceu~-la seuls qUl m' eta1.ent ~ lmmed1.atement l.ndispensables, et enleves aussitôt leur utilité terminée; le cahier que je devais ouvrir, pas même la table sur laquelle il se trouvait; le coin d'étable à nettoyer, non la poule qui se perchait sur la fenêtre;
et jamais la campagne offerte par la fenêtre;l
Notons dans ce paragraphe l'emploi remarquable des mots
"touchais" et "fragments". François, dépossédé du monde,
est incapable d'en avoir une vue d'ensemble. Loin d'en
faire part ou d'y participer, il ne possède pas, il ne
prend pas, mais touche à peine. L'alliance heureuse des
vocables "touchais" et "fragments". François dépossédé
du monde, est incapable d'en avoir une vue d'ensemble.
Loin d'en faire part ou d'y participer, il ne possède pas,
il ne prend pas, mais touche à peine. L'alliance heureuse
des vocables "touchais" et "immédiatement" rend bien le
56
caractère éphémère, illusoire de cette ?ossession, commandée
par la plus stricte nécessité.
Nous aimerions aussi souligner les derniers mots:
"jamais la campagne offerte par la fenêtre", véritable
transition entre la dépossession physique qui n'est qu'un
aspect second du problème et l'aliénation de l'individu aux
effets plus graves, irrémédiables parfois. En effet, la
première forme de possession est celle de la connaissance
sensorielle. L'homme participe au monde réel à travers une
série d'expériences qu'il emmagasine dans sa mémoire. Il
structure l'univers à partir de la conception qu'il en
1 Anne Hébert, Le Torrent, p. 9.
57
acquiert au moyen de différentes perceptions. Cette con-
naissance qu'il a de lui-même et de la nature qui ~'entoure
conduit l'homme à l'expérience la plus exaltante, celle
de l'émotion. L'homme atteint sa maturité, sa plénitude
en développant sa vie affective; or François justement ne
touche aux choses que par stricte nécessité, toute affecti
vité est bannie; l'art, parce qu'il est gratuit, lui est
interdit, inconnu même: "Ainsi depuis toujours une volonté
arbitraire a saccagé tout principe d'émotion et de jouissance
en moi. Ah! ma mère, je ne pouvais deviner toute l'ampleur
de votre destruction en moi!"l
La grande Claudine a réussi à faire de son fils
le type parfait de l'homme aliéné dont nous parle Marcel
Rioux: "L'homme aliéné, devenu exilé de lui-même, ne se
sent pas tout à fait responsable de ses actes ni ne se sent
de plain-pied avec les autres et avec la nature; il est pour
ainsi dire dépossédé de lui-même.,,2 François est en effet
dépeBsonnalisé, il ne s'appartient plus.
Il perd toute identité propre,toute liberté de
penser et d'agir; il est comme hypnotisé, véritable robot
1 Anne Hébert, Le Torrent, p. 4-9.
2 F. Dumont et J. -C. Falardeau, Li't't'é'r'a'tUr'e'e't's'o'c'i'é'té canadiennes-françaises, (Québec: Presses de l'Universit€ de Laval, 1964), p. 146.
dominé par la fatalité, simple outil entre les mains d'une
force supérieure, voué arbitrairement à l'assouvissement
d'une vengeance ou au rachat d'une âme perdue:
Tu es mon fils. Tu me continues. 1
Tu seras prêtre! Le respect! Le respect, quelle victoire sur eux tous!2
Ce manque de liberté, cette impuissance à disposer d'eux-
mêmes donnent aux êtres aliénés la sensation d'une vacuité
poignante,le sentiment insupportable d'être inutile:
Je ne savais ni jouer ni rire et je me sentais de trop.3
En une seconde, je mesurais le néant de mon existence. 4
Lorsque l'aliénation dont ils sont victimes est totale,
radicale, lorsqu'ils deviennent étrangers à eux-mêmes et
au monde qui les entoure, toute tentative de communication
.1 Anne Hébert ,Le Torr'ent , pp. 19-56.
2 Ibid. , 20-21. pp.
3 Ibid. , 23. p.
4 Ibid. , 24. p.
58
devient impossible, toute lutte pour la repossession
s'avère vaine. Ces êtres humains (François, ~a Puce,
Adélaide . Menthe, etc •.. ) à qui toute affectivité est
refusée, sont ravalés au rang de bêtes. Dépossédés de
leurs biens, du monde, de leur personnalité, ils finissent
dans un dernier sursaut instinctif, par réagir et, leur
réaction est d'autant plus violente qu'elle est désespérée.
59
CHAPITRE III
REACTION NEGATIVE: LE REFUS DE VIVRE
L'~tre opprimé réagit de différentes manières.
Sa révolte contre les forces d'oppression peut se traduire
par une réaction positive, libératrice, vivifiante ou au
contraire, par une réaction négative: le refus de vivre.
Incapable d'assumer son existence, il s'exile du monde en
se réfugiant dans le rêve, l'enfance ou même le suicide.
Le monde onirique et l'enfance
Nous connaissons la place importante qu'occupe
le songe dans l'oeuvre d'Anne Hébert. ,Le titre donné à son \
premier recueil de poèmes est ca~actéristique de cette
préoccupation dominante chez elle. Dès Les Songes en E~ui-
libre, en effet, nous sommes en présence d'un désir évident
du poète de s'évader dans le rêve:
Viennent s'offrir' à mon jeu le monde et le rêve. l
1 Anne Hébert, Les Songes en Equilibre, p. 46.
Il est un pays Sans régistre Aux noms changeants, Et sans strictes saisons. L'on y rêve Du soir au matin Et du matin au soir. l
Ce refus de confrontation avec le réel que notre poétesse
avait manifesté dans son adolescence se retrouve chez
beaucoup de ses héros.
Dominique, après son étrange initiation, ne peut
plus aceepter la réalité. Elle la franchit:et, conduite
par Ysa, génie de l'eau et de l'air, elle se retrouve dans
un monde merveilleux, mystérieux, èn dehers duquel toute
vie devient impossible.
Maintenant, Dominique gît en une sorte de torpeur. Nuit comme jour, elle dort, par intermittenèes, d'un sommeil lourd de songe, puis se réveille, vit de ce qu'elle a rêvé et se rendort. 2
Elle n'arrivera plus à s'arracher à ce monde dont, seule la
mort pourra la délivrer.
l Anne Hébert, Les Songes en Equilibre, p. 97.
2 Anne Hébert, Le Torrent, p. 95.
61
62
François Joncas n'a jamais eu le courage d'assumer
ses responsabilités. "C'est un faux bourdon"l inutile que
sa femme a relégué dans une chambre isolée. Il réagit à
l'oppression d'Agnès en refusant la réalité. "La vraie vie
est ailleurs,,2 déclare-t-il, et au milieu de la révolte qui
gronde, il préfère se réfugier dans le rêve: "Je suis
tout seul ici. Bon, rêvons un bon coup. Et que la vraie
vie aille se pendre ailleurs.,,3
Quant aux personnages du roman Les Chambres de Bois,
ils vivent en marge de la vie. La réalité, réduite à un
espace très exigUe, doit s'en exiler. La vie n'est plus
possible alors que dans le songe. Pour Michel et Lia, le
songe est plus un emprisonnement qu'une évasion. Incapables
de s'affirmer en tant qu'adultes, ils cherchent refuge dans
l'enfance, qu'ils voudraient retenir à tout prix, prolonger
par le rêve. En décidant de rejeter leur corps d'homme
et de femme, ils refusent tout contact avec la réalité et
prouvent leur volonté de se maintenir dans une enfance éter
nelle: "Un jour, je le crois, elle i'edeviendra pure comme
ses os. Nous referons le pacte d'enfance et nul n'aura accès
l Anne Hébert, Le Temps Sauvage, p. 41.
2 Ibid., p. 21.
3 Ibid., p. 74.
63
jusqu'à nous." l L'homme, en proie à des problèmes graves,
à la culpabilité ou au remords, se souvient presque toujours
avec nostalgie de son enfance, le bel âge, époque d'insou
ciance, de croyance naive,de bonheur facile et de pureté.
C'est surtout cette pureté impossiDilie, inhumaine, à laquelle
tendent désespérément Michel et Lia qui rendent toute réalité
illusoire. La vie qu'ils s'imposent, dans une claustration
absolue, avec les volets clos sur le monde, n'est en défini-
tive qu'une mort psychologique. Michel a comprïs, à cause
des fugues fréquentes de sa soeur, à cause de ses propres
faiblesses aussi, qu'il trouvera la pureté à laquelle il
asp~ seulément dans la mort. Il ne reconnaît en Catherine
sa véritable épouse, son âme soeur que lorsqu'elle est à
l'article de la mort:
1
2
3
Catherine est-ce donc que tu vas mourir, que tu as si mal aujourd'hui? Comme tu es belle, tu n'as jamais été aussi belle, Catherine. 2
Cette complicité avec la mort sur le visage brûlé de Catherine, Michel la réclamait comme son bien et son plaisir. L'amour perdu de Michel lui remontait soudain au coeur.3
Anne Hébert, Les élhambres de Bois, p. 189.
Ibid., p. 140.
Ibid., p. 142.
Dans les deux premières parties du roman, Catherine noue
son destin à celui de Michel et Lia. Envoûtée par le
château, dont elle ne franchira d'ailleurs jamais le seuil,
64
elle s'exile elle aussi dans l'enfance, mais n'étant pas
faite de la même matière qu'eux, elle ne pouvait pas demeurer
très longtemps en marge de l'existence. Ils sont oisifs,
elle "ne s'était jamais laissée devancer par le travail
t 1 +- ,,1 01 t' , 0 , e e ~~mps. ,1 S son desordonnes, elle 1ncarne 1 ordre.
Rejetée du clan, ravalée au rang d'objet inutile, elle
refuse la vie et se laisse gl'iss'er peu à peu vers la mort.
Le songe occupe une place importante dans
Kamouraska aussi. C'est cette évasion onirique d'Elizabeth
hors de la chambre de son mari mourant, ce retour en arrière
qui constitue la trame du récit. Si le sentiment de culpa
bilité, le remords la plongent dans un caucheman intermi;
nable, dont elle n'arrive pas à s'arracher, c'est au contraire
avec soulagement, qu'elle retrouve la période heureuse et
insouciante de son enfance: "Ne puis-je fuir cette époque
de ma vie? Retrouver le lieu de ma naissance?,,2 Le
cauchemar se transforme en une rêverie, qu'elle ne veut pas
laisser échapper: "La\'vie est paisible et lumineuse... Je
1 Anne Hébert, Les Chambres de Bois, p. 27.
2 Anne Hébert, Kamouraska, p. 51.
sens que je vais être heureuse dans cette lumière ...
Est-ce l'innocence première qui m'est rendue d'un coup,
dans un paysage d'enfance?nl
Impuissant à assumer son existence, le héros
s'exile dans un monde irréel, dans le songe, ou se mure
dans la solitude et le silence. Mais, poussé à l'extrême,
le refus de vivre ne se contente pas de palliatifs, il se
traduit par le suicide.
Le suicide
A cause de sa complexité, il n'est pas aisé de
dégager une intrigue ou une signification précise de la
pièce radiophonique Les Invités au Procès. Des thèmes
très importants, tels que l'amour, le mal, la justice, la
mort y sont abordés et la violence éclate partout dans
cette narration qU1 tient beaucoup plus du cauchemar que de
la vie réelle. Les personnages, en grand nombre, ont un
caractère symbolique plutôt qu'humain. Isman, le fils de
Salin, se pend au troisième saule. Nous voyons deux justi
fications possibles à ce suicide. C'est un rëfus de vivre,
un désir de mettre fin à cette soumission aliénante au père.
1 Anne Hébert, Kamouraska,p, 50.
65
Quelques instants auparavant, en effet, Salin n'avait-il
pas fait signe à son fils d'approcher? Et ce dernier,
impuissant, envoûté, s'était avancé avec appréhension
comme vers la mort:
Isman Je ne nuis fe~mer les yeux. Notre-père Salin m'appelle et je yais vers lui. Ba, retiens-moi.
Mais le suicide d'Isman symbolise certainement aussi le
martyre du Christ : "L' Enfant a pris sur lui les péchés du
monde .••. 2 Sommes-nous donc sauvés grâce au petit pendu? II··
Si l'on excepte quelques rares références à la
pendaison dans la poésie, ce genre de suicide pour lequel
Isman a opté est un cas unique dans l'oeuvre d'Anne Hébert,
en ce sens qu'il n'a aucun lien avec l'eau qui occupe une
place privilégiée en relation avec le thème du suicide.
Soulignons d'abord l'ambivalence de ce symbole,
parfaitement exprimée dans le poème intitulé L'eau:
1 Anne Hébert, Le Temps Sauvage, p. 181.
2 Ibid., p. 182.
66
Attirance de l'eau Eternelle attirance de l'eau, Ennemie dont on se méfie Et pourtant à qui l'on se confie. l
L'eau qui désaltère, arrose, fertilise, l'eau calme des
grands lacs est attirante parce qu'elle est à la base de
toute vie. C'est un élément de sérénité et de sécurité.
Elle est aussi maternelle, car comme la mère, elle est
à la source de la vie. C'est cette première signification
qui pourrait justifier le suicide manqué de Ba dans Les
Invités au Procès. Délaissée de tous, méprisée par son
propre père, accablée par sa laideur, elle se jette dans
l'étang. Mais une force terrible la fait remonter à la
surface, transfigurée, ravissante. L'eau est ici élément
sauveur et purificateur. L'eau et la mère (fleur-mère au
fond de l'étang) s'allient, se confondent pour ressusciter
Ba, lui donner une nouvelle vie.
67
Mais l'eau n'est pas toujours calme et bienfaisante.
Elle gronde, se déchaîne, érode, noie. C'est surtout sa
propriété dissolvant~ que nous retiendrons ici car elle
donnë au suicide une dimension tragique, d'une finalité
absolue. Ainsi le suicide de François Perrault est plus qu'un
l Anne Hébert, Les Songes en Eguilibre, p. 56.
refus de vivre: c'est un refus d'avoir existé. La force
d'érosion des eaux bouillonnantes du torrent et l'abîme
noir et profond exercent un attrait irrésistible sur
François:
L'eau avait creusé le rocher. Je savais que l'endroit où je me trouvais avançait sur l'eau comme une terrasse. Je m'imaginais la crique au-dessous, sombre, opaque, frangée d'écume. Fausse paix, profondeur noire. Réserve d'effroi.l
Bien des années avant de se jeter dans le torrent, il avait
déjà eu une vision de ce que serait un tel suicide:
Quel saut de plusieurs centaines de pieds! Quelle pâture pour le gouffre qui devait décapiter et démembrer ses proies! Les déchiqueter •.. 2
Le torrent me sub~ugua, me secoua de la tête aux pieds, me brisa dans un remous qui faillit me désarticuler. 3
l Anne Hébert, Le Torrent, p. 30
2 Ibid., p. 33.
3 Ibid., p. ~ 3 5.
68
Notons au passage la succession de verbes exprimés au passé
simple, dont le rythme rapide donne à la prémonition de
François une réalité irréversible. François ne veut pas
d'une mort qui laisserait son corps comme témoin de son
existence. Il vegt effacer cette existence, ppésente
et passée, par un anéantissement total de sa personne.
Son corps disloqué d'abord, va se dissoudre dans l'eau,
69
disparaître sans laisser de traces. Dans une vision ultime,
si l'onde et la mère se superposent, ce n'est pas un hasard.
Nous assistons à un retour aux sources. François nie ainsi
d.tB!u' à sa naissance.
Dans le cas d'Ysa, l'Ange de Dominique, peut-on
parler de suicide? Cet être a si peu de consistance humaine
qu'il est permis d'en douter. Mais suicide ou disparition,
il fallait que l'auteur le supprime, et c'est encore l'eau
qu'elle a choisie:
Il s'est jeté à la mer, au coeur même de son démon. L'abîme humide et proforld a bu le danseur. Jaloux, il n'a pas rendu le corps léger qu'alourdira une couche de sel. Ysa a rejoint le centre obscur des grangs - rythmes'-,et:_"'des marées dont l il était issu comme Adam de la terre.
1 Anne Hébert, Le Torrent, p. 106.
L'eau a la propriété d'effacer complètement Ysa, de le
transposer irrémédiablement de la réalité au songe.
Remarquons ici le souci de l'auteur de faire disparaître
à jamais toute preuve de cette existence: l'abîme "n'a
pas rendu le corps léger." Comment après cela, pourrait
on prouv.er que l'apparition d'Ysa était réelle? N'a-t-il
pas existé seulement dans l'esprit de Dominique.
L'eau, élément dissolvant, désincarnant, purifi-
ca~eur, exerce un attrait irrésistible sur Anne Hébert et
ses héros. Les noyés peuplent souvent le songe et les
références à la noyade sont très fréquentes:
Gare aux beaux noyés Qui dorment les yeux ouverts. l
Parée comme une ri6yée que l'on va balancer par-dessus bord. 2
Me traînera par les cheveux, me roulera avec lui dans des fondrières énormes, pour me noyer. 3 . .
Que cette réaction négative contre les forces
1 Anne Hébert ,L·e·sS·onges·e·n Equil·ibre, p. 83.
2 Anne Hébert, KamoUra·ska, p. 80.
3 Ibid., p. 174-.
! 1
70
71
d'oppression soit d~pourvue de violence, qu~elle se traduise
par une ~vasion dans le songe, une retraite dans la soli
tude et le silence, un retour à l'enfance, ou au contraire
par un attentat violent contre la vie, mort psYchologique
ou suicide, le r~sultat est le même. C'est une d~mission
devant l'pppression, unenprojection en dehors du temps
et du r~el.
CHAPITRE IV
LA REVOLTE OU LA VOLONTE DE VIVRE
Contre la domination aliénante, l'être opprimé
n'abdique pas toujours. Le plus souvent il choisit la
révolte, qui mène à la vie, et sa tentative de libération,
même si elle est parfois vaine parce qu'elle siamorce
trop tard ou qu'elle se heurte à des forces supérieures,
s'accompagne fréquemment de violence.
La parole violente accuse la révolte de l'être
dominé; parfois aussi les actes violents se déchaînent.
La fonction de la parole
La parole est la première manifestation de mécon
tentement, de révolte. Notons tout de suite son caractère
ambivalent. Contre l'oppression du silence, elle peut devenir
une arme redoutable, mais elle est aussi une sorte de
dernier pont jeté vers l'humanité, un moyen efficace de
rapprochement. C'est dans cette aspiration à la communion
des êtres que se justifie pleinement la présence du poète.
l
73
Comme nous l'avons déjà mentionné, Anne Hébert
avait dans son exploration du silence, atteint à de tels
abîmes qu'il ne lui restait plus que deuxoàlternatives:
se taire, et c'est très grave pour un poète, car cela
signifie une mort totale, ou réagir,remonter des profondeurs
vers la lumière. Or, contre le silence, la réaction
logique, le symbole de la vie, de l'existence, c'est la
parole. Dans cette véritable profession de foi: ·Po·é·s·ie,
solitude rompue,.qui marque un tournant décisif dans sa
pensée, elle accorde une place de choix à la parole: "je
crois au salut qui vient de toute parole juste, vécue et
exprimée."l Dans cette lutte pour le salut, le poète
joue un rôle de premier plan, car il a reçu le don de la
parole:
Que celui qui a reçu fonction de parole vous prenne en charge comme un coeur ténébreux de surcroît, et n'ait de cesse que soient justifiés les vivants et les morts en un 2 seul chant parmi l'aubr et les herbes.
M@me si c'est un échec, c'est par la parole d'abord que
François essaie de trouver le salut, de renouer avec le
monde extérieur.
i Anne Hébert, Poèmes, p. 71.
2 Ibid., p. 75.
Dans Les Chambres de Bo"is aussi, ce qui sauve
de l'angoisse,du désespoir, c'est encore la parole. C'est
la seule manifestation de vie pour ces emmurés. Et, plus
tard, c'est en sortant de son mutisme, c'est en acceptant
de parler à cet étranger, Bruno, que Catherine se récon
ciliera avec l'humanité, reprendra goût à la vie. Mais
souvent la tentative de communion avorte et le combat qui
s'engage contre les forces de mort s'exprime en images
où éclate la violence:
Le gel s'ouvre les veines, et le coeur de la terre se dégage parmi les sources bousculées.l
La chimère est retirée violemment de la poitrine du fou, d'un seul coup avec son coeur sans racines. 2
Notons aussi l'emploi fréquent de vocables réservés d'ha
bitude à un contexte guerrier:
l
2
3
Dans un pays tranquille nous avons reçu la passion du monde, épée nue sur nos deux mains posées. 3
Anne Hébert, Poèmes, p. 90.
Ibid. , p. 90.
Ibid. , p. 73.
74
Et moi j'ai crié sous l'insulte fade et j'ai réclamé le fer et le feu de mon héritage. l
o mon amour, fourbis l'éclair de ton coeur, nous nous battrons jusqu'à l'aube. 2
Dans certains cas, la parole est la seule arme
de révolte. Dans Le Temps Sauvage, c'est en rompant le
silence imposé par leur m~re, etiLla harcelant de questions
que ses enfants s'affranchiront de sa domination. Agnès
le comprend fort bien diailleurs. La parole, c'est une
faille dans sa ~orteresse. Devant l'insistance de Lucie,
elle rép6ridra: "Tant pis pour toi. C'est comme si tu me
déclarais la guerre.,,3 C'est aussi sans hésitation,
lorsqu'elle juge la partie perdue, qu'elle en rejette le
blâme sur la parole: "Que maudit soit celui qui le premier
a osé rompre le silence de cette maison!,,4 La libération,
même par un moyen aussi inoffensif que la parole, ne s'ef-
fectue pas sans douleur, sans violence:
l Anne Hébert, Po~mes, p. 92.
2 Ibid., p. 93.
3 Anne Hébert, Le Temps Sauvage, p. Il.
4- Ibid., p. 70.
75
Toute la soif du monde à prendre sur moi. Cette maison à emporter et cette grande femme crucifiée qui est ma mère. Ce coup que je d~is lui porter pour vivre. Je pars.
Deux symboles de révolte
76
Il se dégage de toute l'oeuvre d'Anne Hébert,une
thématique de la révolte, souvent exprimée par des symboles
dont l'énergie cinétique traduit bien, en s'opposant à toute
fixité, qui rappellerait l'immobilisme de la mort, la volonté
de vivre. Nous en avons retenu ici deux qui nous paraissent
les plus importants : ,le cheval et le torrent.
1. Le cheval
Par la noblesse de son allure, la majesté de sa
crinière, la grâce de ses mouvements, le cheval a toujours
impressionné l'homme. Source d'inspiration spirituelle ou
poétique, cet animal a été promu à un rang de choix depuis
l'An~iquité. Par sa force, par la rapidité de sa course,
il incarne le mouvement, la~e.
Un grand cheval noir court sur les grèves, j'entends son pas sous la
l Anne Hébert, Le Temps Sauvage, p. 76.
terre, son sabot frappe la source de mon sang à la fine jointure de la mort. l
Perceval, à cause de sa fougue impétueuse et de
son caractère indomptable, exerce une grande fascination
sur le jeune François. Il symbolise la révolte même, car
c'est le premier être vivant qui ose résister à la terrible
Claudine: "Ce cheval quasi sauvage, ne se laissait pas
mâter par la grande Claudine qui en avait dompté bien
d'autres. Il lui résistait avec une audace, une persévé
rance, une rouerie qui m'enchantaient.,,2 François passera
de longues soirées à admirer ce magnifique étalon, qui
77
refuse la captivité. Dans ce récit, la présence de Perceval,
sorti d'on ne sait où, ne se justifie que par la nécessité
d'incarner l'esprit de révolte qui habite Franço~s, de~lui
donner plus de vigueur en le matérialisant. Ces deux êtres
semblent en effet liés par le même destin. "Il était
cruellement entravé,,3, c'est le cheval, mais cela pourrait
être le jeune garçon. En détachant la bête, en la laissant
prendre sa course vio~ente, c'est le mal qui est en lui
qu'il libèpe: "A quel mal voulais-je rendre la liberté?
1 Anne Hébert, Poème, p. 87.
2 Anne Hébert, Le Torrent, p. 31.
3. Tbid., p. 31+.
Etait-il en moi?"l Cette identification de François au
cheval éveille en lui des sentiments contradictoires,
véritable prémonition du sort tragique auquel il sera ac-
culé. Il admire Perceval, car il représente tout ce
qu'il voudrait être:
Toute noire, sans cesse les naseaux fumants, l'écume sur le corps, cette bête frémissante ressemblait à l'être de fougue et de passion, que j'aurais voulu incarner. Je l'enviais. J'aurais voulu la consulter. Vivre dans l'entourage immédiat me semblait un honneur, un enrichissement. 2
Malgré cette persévérance, cette passion, le jeune Perrault
entrevoit l'échec de Perceval. Cela ne justifierait-il
pas le choix de ce nom? On ne peut s'empêcher en effet de
faire le rapprochement avec le héros de Chrétien de Troyes
qui parti à la quête du Graal, échoue dans sa missbn alors
qu'il est très près du but. "La grande Claudine s'élevait
au-dessus de tout, sûre de son triomphe final.~r3 Comment
lui alors, si petit, si faible, pourrait-il résister à la
gigantesque Claudine? Le sentiment de son impuissance le
l Anne Hébert,Le Torrent, p. 35.
2 Ibid •• 31. -- ' p.
3 .Ï.bid. , 34. p.
78
79
remplit de désespoir et nous fait déjà deviner l'issue
de son impossible révolte.
Dans Kamouraska, c'est la course du cheval noir
qui donne son rythme violent à la narration. On voit cet
animal surnaturel partout. Il sillonne les routes de
Sorel à Québec, de Sorel à Kamouraska et de Kamouraska à
Burlington. Son galop résonne, s'amplifie au point qu'il
semble vouloir occuper tout le récit. Là encore, il y a
communion parfaite entre le maître et la monture, qui se
fondent en une seule image:
Mais seul George Nelson l~i-même pourrait évoquer devant vous la sensibilité profonde de cette bête, la complicité parfaite qui lui fait régler son allure puissante au rythme même du coeur fou de son maître. l
Le cheval noir, c'est la colère véhémente de Nelson qui se
déchaîne, c'est une sorte d'exutoire à sa révolte, à sa
violence. Gette symbolisation atteint son apogée dans cette
image magnifique qui hante Elizabeth et qu'elle rappelle à
Nelson:
Un matin, le coq s'est pris les ergots dans la crinière du cheval. Ton cheval se cabre. Se dresse sur ses pattes de derrière. Le coq entravé déploie toute son envergure.
l Anne Hébert, Kamouraska, p. 169.
Tente de se dégager. A grands coups d'ailes exaspérées. Se débat en vain. Coq e~ cheval ne forment plus qu'un seul corps fabuleux. Un seul battement, un seul tumulte, hennissements, et cocoricos, emplissant l'écurie de sa clameur, abattant les cloisons de la stalle. Dans un arrachement de plumes et de crins, de planches cassées et de clous tordus. Je crie. C'est toi,mon amour, cette fureur ameutée. l
Dans ce combat titanesque, surnaturel, où le cheval, par
le prolongement sur son dos des ailes déployées du coq,
est promu au rang de Pégase, une violence destructive
éclate. Mais comme dans le cas de François et Perceval,
nous avons le pressentiment que cette fureur déchaînée
ne sera pas complètement libératrice, ce que laissent
présager les expressions: "entravé" et "se débat en vain".
2. Le Torrent
Le torrent ne s'impose pas ici par sa récurrence,
comme la parole ou le cheval, mais par son symbolisme tra-
gique qui donne toute sa valeur à l'admirable nouvelle du
même nom Le Torrent, une des oeuvres les-p1.us~èitées dans
notre littérature. Dans le chapitre précédent, nous avons
1 Anne Hébert, Kamouraska, p. 191.
80
signalé la connivence qui existe, aux yeux de François,
entre le torrent et la mère. Mais la symbolisation peut
se faire à plusieurs niveaux psychologiques. Le torrent,
bien que perçu comme abîme d'horreur à cause de sa relation
81
avec la monstrueuse Claudine, est certainement aussi symbole
de la révolte qui gronde en François. Lorsque sa mère le
frappe sauvagement avec son trousseau de clé, elle œe rend
sourd. Elle finit par l'emmurer dans un silence total,
que seul le mugissement du torrent arrive à pénétrer:
De toutes les sonorités terrestres, ma pauvre fuête de sourd ne gardait que le tumulte intermittent de la cataracte battant mes tempes.·. Mon sang coulait selon le rythme précipité de l'eau houleuse.l
Le grondement du torrent n'est certainement pas perçu
physiqu~ment, puisque François est sourd aux moindres
bruits. Il n'existe que dans son subconscient, ce que
justifie cette interdépendance entre son désir de révolte
et l'intensité du vacarme: "le spectacle de la colère de
Perceval m'attirait à un tel point que je ne me décidais à
m'éloigner que lorsque le fracas du torrent en moi me
saisissait et m'interdisait toute autre attention".2 Dans une
l Anne Hébert, Le Torrent, p. 30.
2 Ibid., p. 32.
même nouvelle, nous avons deux symboles de révolte: le
torrent et le cheval, mais ils ne font pas double emploi.
Le torrent, c'est une révolte intérieure, et c'est le
cheval qui lui permettra de s'extérioriser.
Anne Hébert montre une certaine prédilection pour
le noir et le bleu. Cheval et torrent prennent fréquemment
ces tons, ce qui en fait les couleurs de la révolte:
De mon abri, je voyais la belle robe noire aux reflets bleus.
Elle se mêle avec l'eau en un long enroulement, plein de fracas noir et bleu. 2
Dans les Invités au Procès, le chevalier-qui vient libérer
A d " bl h·· b b . ,,3 u e a des yeux eus de c at slamols, une ar e nOlre ...
et dans Kamouraska enfin, le noir symbolise vraiment la ré-
volte et la violence.
La Révolte contre Dieu et la Religion
Quand il s'agît de Dieu, on a de la peine à re-
connaître dans l'auteur de Kamouraska le poète du recueil
l Ibid., p. 32.
2 Ibid., p. 64.
3 Anne Hébert, Le Temps Sauvage, p. 168.
-, i
82
Les Songes en Equilibre. Nous sommes en effet bien loin
des sentiments de piété empreints de naiveté qui prédo-
minent dans ces premiers poèmes. Tout au long des années,
il s'est produit une épuration progressive du thème de
Dieu. D'une confiance puérile, totale en Dieu, nous
passons d'abord à un étonnement douloureux, à l'incompré
hension devant des phénomènes inexplicables:
Que restera-t-il de nous, de nos enfants, de nos oeuvres, de tous nos fruits mûrs, verts ou pourris. Nul discernement, nul choix, le pays entier connaîtra-t-il l'épreuve du feu? Notre Dieu chrétien est-il endormi?l
Mon Dieu, est-ce de Vous cette journée de désordre? Ce ne peut être un jour de vous. C'est un jour sans pôle. La terre désaxée est sortie de son orbite. 2
83
A ces questions demeurées sans réponse, devant ce qüi semble
être l'impuissance d~ Dieu, vont succéder le détachement
d'abord, puis la rupture calme, réfléchie:
Le nom de Dieu est sec et s'effrite. 3
l Anne Hébert, Le Torrent, p. 126.
2 Ibid., p. 140.
3 Ibid., p. 36.
l
Délia ne devait plus reprendre la chaîne et la médaille, abandonnant ainsi toute priè1e, tout recours à la grâce de Dieu... .
Le sel et l'huile purifièrent également la ville, l'eau n'étant point sûre et le recours à Dieu périmé. 2
Et puis le Seigneur lui-même me tanne à la longue. 3
84
Mais Dieu n'est pas toujours détrôné dans le calme. A cause
de l'oppression qui s'est exercée en son nom, on ne se con-
tente pas de son effacement. La révolte se fait violence:
l
2
3
4
5
Incarnation, nos dieux Ir.eînblent avec nous!4
Pùis, elle refusait avec violence d'aller en paradis servir Dieu, la Vierge et les saints: "j'ai fini mon service, déliez-moi, je vous en prie, déliez-moi ... 5
Anne Hébert, Le Torrent, p. 209.
Anne Hébert, il La Ville Tuée", in Poèmes,
Anne Hébert, Kamouraska, p. 53.
p.
Anne Hébert, "De:::' Dieux Captifs", in Poèmes,
Anne Hébert, Les Chambres de Bois, p. 176.
94.
p. 105.
ou dérision, arme encore plus redoutable que la violence:
Des anges bardés de fer se sont mis en route pour l'Annonciation ... Tandis que le Paraclet essuie sa face de guerrier roussi sous le feu de la promesse.l
Dieu n'est pas la seule cible. La religion et le clergé
sont aussi ridiculisés. Voici ce que l'on pense de tout
l'appareil religieux:
Un chapelet attaché aux entrelacs compliqués du petit lit de fer. Sur la commode, un missel usé, une statue de la Vierge, une broche d'un sou, un bloc de camphre. Léontine Mélançon est bien gardée. Tout l'arsenal des vieilles filles pauvres. 2
85
Dans Le Temps Sauvage, l'abbé Beaumont, par l'aveu
pathétique de son impuissance, porte un grand coup à la
religion. "C'est trop dur à porter la vie des autres lorsqu'on
ne peut rien pour eux".3 La révolte qui gronde en lui, qu'il
voudrait prêcher, est plus destructive, plus lourde de sens
l Anne Hébert, "Annonciation", in Poèmes, p. 98.
2 Anne Héber.-ç, ~a1'tlê!>uraska, 41. p.
3 Anne Hébert, Le TernEs Sauvage ,p. 29.
à cause de ses fonctions. Son désespoir, parce qu'il a
charge d'âmes, est d'autant plus dramatique.
Je les baptise, je les marie, je leur donne la communion et l'absolution. Mais pour le reste, personne ne se parle. Tout se passe entre la misère et eux, entre les compagnies de bois et les bûcherons, entre l'ignorance et l'exploitation, entre la naissance et la mort de créatures vivantes humiliées à la face de Dieu. Je fais des gestes rituels sur des têtes inclinées et j'ai l'impression de bénir le malheur, de lui donner droit de cité, alors qu'il faudrait prêcher la violente et dure justice.
Cette révolte atteint son paroxysme dans Kamouraska. Le
rejet de Dieu par Soeur Catherine des Anges, au moment où
elle expire, nous fait vivre un des moments les plus tra-
86
giques du roman. Voici Ses dernières paroles: " Ce n'est
pas le temps de prier! Docteur, sauvez-moi!,,2 Ce cri de
révolte exprime une négation totale du spirituel au. profit
du temporel.
L'Amour, facteur de libération
Dans l'oeuvre d'Anne Hébert, l'amour, presque
1 Abne Hébert, L~ Temps Sauvage, p. 29~
2 Anne Hébert, Kamouraska, p. 170.
toujours extra-marital, est un élément de libération.
Même dans sa forme la plus élémentaire, à savoir l'initia
tion sexuelle, il s'accompagne d'une métamorphose de l'être
qui, se libérant du péché de la chair, accepte d'assumer
pleinement sa vie. Cette initiation, même brutale, même
quand elle va jusqu'au viol, comme dans le cas de La Puce,
87
est encore bienfaisante. Elle rétablit la justice, venge
cette déshéritée et l'humanise à la fois, lui permet de
trouver son "printemps". Catherine, sans ce viol, n'aurait
elle pas connu le sort lamentable de Stéphanie de Bichette?
Dans la lutte contre la mort, l'amour est un facteur essentiel,
car il est manifestation de vie, possession du monde. Et
là encore, l'évolution de notre auteur est évidente. Cédant
d'abord à un désir féroce de désincarnation, elle a déman
telé, amputé, arraché, disséqué, réduisant ainsi le corps à
une nudité absolue, êelle des os, de la mort. Mais au sortir
du tombeau, la chair est réhabilitée, la dislocation devient
union, étreinte d'où jaillit la vie. Le feu, la terre et
l'eau, d'abord éléments de destruction, s'unissent maintenant
en "des noces millénaires",l pour proclamer bien haut le
triomphe de la vie sur la mort.
Cette victoire n'est pas toujours aisée. Le
mariage est souvent un obstacle sur le chemin qui mène à
l Anne Hébert,. 'Po'èmes, p. 103.
88
l'amour. Dans Les Chambres de Bois, le mariage c'est la
parabole de la descente au tombeau. Dans les deux cas,
si la réaction tarde à se produire, c'est la mort. Le
cauchemar de Catherine est un pressentiment de sa libération
future. Elle s'arrache à l'emprise de son mari en détrui-
sant ce rêve d'enfant qui la liait à lui. Bien que rêvée,
cette destruction violente s'avèrera bénéfique.
La maison des seigneurs était maudite et vouée au feu. La haute demeure flambait sur le ciel et s'écroulait avec fracas. Pendant quelque temps une écharde roussie brûla Catherine au poignet, puis disparut tout à fait lorsque la jeune femme se fut éloignée sur la route. l
Elle finira en effet par s'éloigner de ce monde des seigneurs,
qui pesait sur elle comme une malédiction. Après sa longue
nuit, elle retrouvera la lumière, la vie. Et c'est à des-
sein que l'auteur remplace l'irréel Michel par Bruno, "vrai
paysan". Ce mot évoque la terre, c'est la réalité, l'incar-
nation qui manquait au mari de Catherine.
Dans Kamouraska aussi, l'amour est instrument de
révolte. La vraie vie d'Elizabeth ne dure que le temps de
sa liaison avec le docteur Nelson, mais ce sera une vie
1 Anne Hébert, Les Chambres de Bois, p. 128.
89
intense. Elle donnera libre cours à sa nature fougueuse,
et en mettant son âme à nu, elle nous éclairera sur sa
véritable personnalité. Alors qu'elle semblait avoir tout
abdiqué, l'amour, en la libérant de toute contrainte, la
transfigure: c'est une passionnée. Dans l'accomplissement
de son être, rien ne peut l'arrêter: "Rien ni personne au
monde ne pourra m'en empêcher."l La passion était la force
vitale, dont cette révoltée en puissance avait besoin po~r
se libérer de tous les tabous imposés par son entourage et
la société. "Je suis encombrée, surchargée, ligotée. Pri-
sonnière de la rue Augusta et de la ville de Sorel. Me
libérer."2 Contre l'oppression, la révolte éclate, violente:
Un bouillonnement sauvage. Je regarde, j'épie chaque éclat de vie, sur le visage basané. J'écoute chaque parole véhémente. Comme si cela me concernait personnellement. J'attends que le sens secret de toute cette indignation me soit révélé. Se retourne sur moi, à jamais. Me comble de sainte colère partagée.3
Non seulement la révolte est violente, mais elle éclate au
1 Anne Hébert,Kamouraska, 119. p.
2 Ibid. , 123. p.
3 Ibid. , 121. p.
grand jour. C'est un défi à la société, un grand coup
porté à un-de ses principes les plus sacrés, la peur du
scandale:
Quelle apparition dans l'encadrement de la porte! ; . Mme Tassy et le docteur Nelson, grelottants, le visage rougi par le froid. Ne baissant pas les yeux. Insolents, quoique traqués. Ce bonheur étrange, cette victoire amère. l
90
Et malgré la réprobation générale, les regards sévères, leur
volonté de libération ne faiblit pas: "Il me répète de ne
pas avoir peur. Il serre les pOings,,,2 et ils avancent,
avec la résolution farouche de "Ne pas courber l'échine.,,3
Elizabeth a connu le vrai bonheur pendant les
quelques mois de sa liaison avec le docteur Nelson. Sa
révolte ouverte lui a permis de s'affranchir du joug de la
société, de s'accomplir pleinement. Elle-même n'éprouve que
mépris pour son abdication devant la vraie vie. Elle a re-
trouvé la respectabilité, mais à quel prix?
l Anne Hébert, Kamouraska, p. 138.
2 Ibid., p. 138.
3 Ibid., p. 138.
L'ostensoir dans la procession. Et moi qui emboîte le pas derrière, comme une dinde. C'est cela une honnête fBmme: une dinde qui marche fascinée par l'idée qu'elle se fait de son honneur.l
Anne Hébert en privilégiant cette courte période de la vie
de son héroine, où elle a connu le vrai, le grand amour de
sa vie, donne un sens à sa révolte: elle est libération et
possession du monde.
Le meurtre
91
Le premier meurtre, celui de la grande, la puissante
Claudine, tuée par son propre fils, est affreux, mais il
peut s'expliquer facilement. Son oppression s'exerçait si
lourdement sur le corps et l'esprit à la fois, qu'aucune
demi-mesure n'était possible. Seule la mort pouvait abattre
un tel monstre. L'enfant se sentait complètement désarmé
devant la stature~colossale de sa mère. C'est ce qui jus-
tifie, en partie, la présence de Perceval, symbole de libé-
ration,mais aussi instrument du meurtre. La mère mourra
piétinée par le cheval furieux. Cette exécution est avant
tout motivée par la révolte, par un désir de libération, mais
l Anne Hébert, Kamouraska, p. 9.
92
la violence lui donne un caractère de vengeance.
Dans Le Printemps de Catherine, le crime du soldat
allemand est aussi inattendu que violent. Catherine, la
risée, le souffre-douleur des clients et des propriétaires
du bistro depuis toujours, trouve dans ce meurtre un véritable
exutoire à cette harne terrible, fruit de l'injustice.
L'auteur décrit ce meurtre avec minutie; aucun détail ne
nous est épargné et c'est atroce. Le jeune homme est saigné
comme un animal. "C'est chaud, gluant ... Elle enfonce le
couteau jusqu'à la gorge. Le sang gicle sur elle."l
C'p.st aussi la ha!ne qui justifie cette série de
meurtres commis par Adélaide Menthe, une hafne destructive,
accumulée pendant des années. Après l'affront subi au
château, elle fait le serment de se venger. La vengeance
habitera complètement la mercière, deviendra sa raison de
vivre, et même si elle ne s'accomplit pas jusqu'au bout,
mê~e si elae lui coûte la vie, elle sera terrible. Les
quatre meurtres d'Adélaide expriment aussi sa révolte contre
l'injustice sociale.
Au grand amour d'Elizabeth et du docteur Nelson,
il y a un obstacle qu'il faut abattre: le seigneur de
Kamouraska. Il serait évidemment puéril de voir en Antoine
1 Anne Hébert,Le" Torrent, p. 143.
Tassy juste un rival dont il faut se débarrasser. Le
souffle épique de révolte qui imprègne tout le roman nous
interdirait une interprétation aussi simpliste. Tassy est
plus qu'un rival, c'est un symbole d'une grande portée.
C'est l'antithèse vivante de la révolte entreprise par
Elizabeth et Nelson. Dernier représentant d'une féodalité
agonisante, cette brute dégénérée incarne toutes les for-
ces d'oppression, tous les maux de la société, contre les-
quels le docteur Nelson, figure transcendante, véritable
St-Georges, partira en croisade:
l
2
3
4
La merveilleuse charité. La médecine choisie comme une vocation. La pitié ouverte comme une blessure. Tout cela devrait vous rassurer. Vous combattez le mal, la maladie et les sorcières, avec une passion égale. l
Je rétablirai la justice initiale de vainqueur et du vaincu. 2
Avez-vous des malades, des estropiés, des affligés-;-des·· persécutés ?'3
Nous établirons la justice par le feu4 et par le sang. Nous serons heureux.
Anne Hébert, Kamouraska, p. 128.
Ibid. , p. 129.
Ibid. , p. 154.
Ibid. , p. 163.
93
- --
Délivrer la princesse suppliciée, terrasser le dragon féroce qui la tient captive. Justice, justice, justice ... 1
Tassy, c'est aussi le souvenir cuisant de la jeunesse de
94
Nelson. Abandonné par sa famille, maltraité par ses maîtres,
ridiculisé par ses camarades, "il ne ihaisse pas échapper
une plainte,,,2 mais pense à la révolte. Pour lui, supprimer
Tassy, c'est se débarrasser de l'oppression de ce passé,
se venger de sa famille, de la société. Cette colère accu-
mulée pendant des années jette un peu de lumière sur la
violence extrême qui éclate dans l'accomplissement de ce
crime. Après avoir tué le mari d'Elizabeth, Nelson s'acharne
sauvagement sur son corps inanimé:
1
2
4
La seconde balle est située dans la nuque pour se loger sous 1'0'8 frontal. L'arrière du crâne est fracassé. On y relève sept points d'incidence de coup d'une extrême violence •.. le meurt~ier a ensuite frappé à g.L-ands coups redoublés, avec la crosse de son pistolet. S
Un homme s'acharne, à coups de crosse de pistolet, sur un mort couché, la face dans la neige. Il frappe jusqu'à l'usure de la force surhumaine en lui déchâînée.4
Anne Hébert, Kamouraska, p. 164.
Ibid. , p. 126. 3 Ibid. , p. 232.
Ibid. , p. 234.
Ce crime est aussi démesuré que l'espace est
immense et la violence, à cause de cette quantité de sang
intarissable qui semble se répandre tout au long des deux
milles du trajet, se répercute de Kamouraska à Sorel, du
manoir à la chambre où attend Elizabeth:- "-Moi, médecin,
je jure que ce n'est pas naturel. Tant de sang dans un
corps d'homme".l Ce sang répandu partout, se détachant
sur la blancheur immaculée de la neige est comme une tache
indélébile qui se colle au meurtrier:
Il Y avait beaucoup de sang séché, mêlé avec de la paille et de la neige. 2
Il ordonne qu'on nettoie ses guides ensanglantées. 3
L'eau dont il se sert est rouge de sang. 4
Cette violence se comprend dans l'oeuvre d'Anne
Hébert. Aux forces d'oppression qui s'exercent lourdement
sur l'être, qui tendent à le déposséder de son corps et de
son esprit, à l'aliéner, la violence s'oppose comme lutte
contre la mort et fureur de vivre.
l Anne Hébert, Kamouraska, p. 240.
Q. 2 9 IbJ.d., p. 1. 3 Ibid. , p. 237.
4 Ibid., p. 237.
95
CONCLUSION
Nous avons parlé d'évolution chez Anne Hébert,
d'un tournant dans sa philosophie de la vie. De l'abdi
cation devant la mort, du refuge dans le silence et la
solitude, elle passe à la révolte, à la lutte pour la vie.
Ce revirement est indéniable et c'est cette volonté indis
cutable de libération qui explique la violence qui éclate
partout, qui se déchaîne contre tous les carcans imposés à
l'individu, au Canadien français en particulier.
Il Y a néanmoins quelque chose qui gêne chez notre
auteur. En condamnant l'injustice et toute autre forme
d'oppression, elle justifie la révolte, la rend inéluctable.
Elle semble même la prêcher en prenant toujours parti pour
les révoltés. Mais, et c'est là que le bât blesse,si nous
faisons l'inventaire de toutes les révoltes qui ont éclaté
dans ses nouvelles, ses romans ou ses pièces, nous constate
rons que, comme celle des Patriotes de 1837-38, qu'elle semble
vouloir prendre comme modèle, elles ont été vouées à l'échec.
Pour François Perrault, Adéla!de Menthe, Elizabeth et le
docteur Nelson que de violence inutile, que de meurtres in
fructueux! Quant à la Puce, s'est-elle vraiment libérée en
tuant le jeune soldat allemand? Ne sera-t-elle pas toujours
97
hantée par ce regard bleu d'enfant? Lucie et Sébastien
s'affranchissent de leur mère, mais seront-ils vraiment
libres? Et enfin quelle amertume se mêle à la libération
de Catherine, que de doutes planent sur son avenir! Petite
fille inculte, "Michel l'avait prise et mise à mûrir en des
chambres fermées". La vie avec Bruno, le rustre, nous
laisse présager un retour à un état premier, d'où toute
culture serait bannie. Est-ce possible?
Cette série de révoltes avortées est pourtant
significative. Elle peut s'interpréter comme un état d·!âme
ou une vision du monde de la poétesse. Elle est le reflet
fidèle de ce qu'elle appelle " ••• Un manque secret, une
poignante imperfection qui est le signe même de la condition
h . ,,1 umalne .•.
Anne Hébert ne croit ni à la liberté ni au bonheur
absolus. Nous en trouvons une illustration parfaite dans la
nouvelle "Le Printemps de Catherine". La novice Nathalie
est aélivrée de l'emprisonnement total, celui du couvent,
mais sa liberté l'embarrasse: "Elle pleure sa délivrance.
Elle pleure sa règle qui la tenait, la dirigeait, la faisait
agir promptement et sûrement,,2. Ces échecs nombreux peuvent
l Anne Hébert, Poèmes, p. 69.
2 Anne Hébert, Le Torrent, p. 139.
donc être interprétés comme une volonté de l'auteur de
démystifier ces notions de liberté et de bonheur complet,
ou au contraire, comme une exhortation à accepter la con-
frontation avec la réalité, bonne ou mauvaise, à prendre
le monde tel qu'il est, au lieu de se réfugier dans le rêve
d'un impossible idéal:
Cette mauvaise quarantaine a trop duré. Il faut sans tarder exister fortement autour de nous au rythme de la vie présente dUl monde. Le salut est à ce prix.
l Anne Hébert, "Qaand il est question de nommer la vie tbu±~court, nous ne pouvons que balbutier" in Le Devoir, 22 octobre 1960.
98
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