Daney Le Travelling de Kapo Trafic 4

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    J'aime lesfilms qui me font rver, mais je n'aime pas

    qu'on rve ma place.

    Georges Franju

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    Fondateur Serge Daney

    Comit Raymond Bellour, Jean-Claude Biette,

    Sylvie Pierre, Patrice Rollet

    Secrtaire de rdaction Catherine Boulgue

    Maquette Paul-Raymond Cohen

    Revue publie avec le concours du Centre National des Lettres

    En couverture L'Etoile cache de Ritwik Ghatak (photo Marie Fouque).

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    TKAPC 4

    Le travelling de Kapo par Serge Daney 5

    Je vois seulement maintenant

    ( propos de quelques notes de Franz Kafka sur le cinma)

    par Hans Zischler 20

    Qu'advient-il des choses l'cran ? par Stanley Cavell 30

    Mmo la Universal par Orson Welles

    (Introduction par Jonathan Rosenbaum) 39

    Los Angeles Triptych par John Dorr 53

    Boulevards du crpuscule Journal de mixage par Edgardo Cozarinsky 58

    L'trange vie de YKM. par Thomas Harlan 63

    Le monde d'Ozu ou l'empire de la dcence par Sylvie Pierre 68

    A perte de vue (sur l'histoire du cinma) par Jean-Louis Leutrat 88

    Critique en mauvaise posture par Herv Gauville 101

    Le film qu'on accompagne par Raymond Bellour 109A pied d'uure par Jean-Claude Biette 131

    Notre frre Charlie par Henri Michaux 138

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    @ Chaque auteur pour sa contribution, 1992.

    @ P.O.L diteur, 1992, pour l'ensemble.

    ISBN 2-86744-315-6

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    Le travelling

    de Kapo*par Serge Daney

    u nombredesfilms queje n'aijamaisvus, il n'ya pas seulementOctobre,

    LejourselveouBambi,ilyal'obscurKapo.Filmsurlescampsdeconcentration, tourn en 1960 par l'Italien de gauche Gillo Pontecorvo,Kapo ne fit pas date dans l'histoire du cinma. Suis-je le seul, ne l'ayantjamais vu,

    nel'avoirjamais oubli? Carje n'ai pas vu Kapo et en mme temps je l'ai vu. Je

    l'ai vu parce que quelqu'un avec des mots me l'a montr. Ce film, dont le titre,

    tel un mot de passe, accompagna mavie de cinma,je ne le connais qu'travers un

    court texte la critique qu'en fit Jacques Rivette en juin 1961 dans les Cahiers du

    cinma. C'tait le numro 120, l'article s'appelait De l'abjection, Rivette avait

    trente-trois ans et moi dix-sept. Je ne devais jamais avoir prononc le mot abjec-tion de ma vie.

    Dans son article, Rivette ne racontait pas le film, il se contentait, en une phrase,

    de dcrire un plan. La phrase, qui se grava dans ma mmoire, disait ceci Voyez

    cependant, dans Kapo, le plan o Riva se suicide, en se jetant sur les barbels

    lectrifis l'homme qui dcide, ce moment, de faire un travelling avant pour

    recadrer le cadavre en contre-plonge, en prenant soin d'inscrire exactement la main

    leve dans un angle de son cadrage final, cet homme n'a droit qu'au plus profond

    mpris. Ainsi, un simple mouvement de camra pouvait-il tre le mouvement ne

    pas faire. Celui qu'il fallait l'vidence tre abject pour faire. A peine eus-je

    lu ces lignes que je sus que leur auteur avait absolument raison.

    Abrupt et lumineux, le texte de Rivette me permettait de mettre desmots sur ce

    visage-l de l'abjection. Ma rvolte avait trouv desmots pour se dire. Mais ily avait

    plus. Il y avait que la rvolte s'accompagnait d'un sentiment moins clair et sans

    doute moins pur la reconnaissance soulage d'acqurir ma premire certitude de

    futur critique. Au fil des annes, en effet, le travelling de Kapo futmon dogme

    Ce texte est le premier chapitre achev d'un livre de Serge Daney sur son exprience du cinma,

    commenc l'automne 1990, et qu'il destinait ce numro de la revue.

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    portatif, l'axiome qui ne se discutait pas, le point-limite de tout dbat. Avec

    quiconque ne ressentirait pas immdiatement l'abjection du travelling de Kapo , je

    n'aurais, dfinitivement, rien voir, rien partager.

    Ce genre de refus tait d'ailleurs dans l'air du temps. Au vu du style rageur et

    excd de l'article de Rivette, je sentais que de furieux dbats avaient dj eu lieu

    et il me paraissait logique que le cinma soit la caisse de rsonance privilgie de

    toute polmique. La guerre d'Algrie finissait qui, faute d'avoir t filme, avait

    souponn par avance toute reprsentation de l'Histoire. N'importe qui semblait

    comprendre qu'il puisse y avoir mme et surtout au cinma des figures tabou, des

    facilits criminelles et des montages interdits. La formule clbre de Godard voyant

    dans les travellings une affaire de morale tait mes yeux un de ces truismes sur

    lesquels on ne reviendrait pas. Pas moi, en tout cas.

    Cet article avait t publi dans les Cahiers du cinma, trois ans avant la fin de

    leur priode jaune. Eus-je le sentiment qu'il n'aurait pu tre publi dans aucune

    autre revue de cinma, qu'il appartenait au fonds Cahiers comme moi, plus tard, je

    leur appartiendrais? Toujours est-il que j'avais trouv ma famille, moi qui en avais

    si peu. Ainsi donc, ce n'tait pas seulement par mimtisme snob que j'achetais les

    Cahiers depuis deux ans et que j'en partageais le commentaire bahi avec un

    camarade Claude D. du lyce Voltaire. Ainsi, ce n'tait pas purelubie si, audbut

    de chaque mois,j'allais coller mon nez la vitrine d'une modeste librairie de l'avenue

    de la Rpublique. Il suffisait que, sous la bande jaune, la photo noir et blanc de la

    couverture des Cahiers ait chang pour que le cur me batte. Maisje ne voulais pas

    que ce soit le libraire qui me dise si le numro tait paru ou non. Je voulais le

    dcouvrir par moi-mme etl'acheter froidement, la voix blanche, comme s'il se ft agi

    d'un cahier de brouillon. Quant l'ide de m'abonner, elle ne m'effleura jamais

    j'aimais cette attente exaspre. Que ce soit pour les acheter, puis pour y crire et

    enfin pour les fabriquer, je pouvais bien rester la porte des Cahiers puisque, de

    toute faon, les Cahiers c'tait chez moi.

    Nous tions une poigne, au lyce Voltaire, tre entrs subrepticement en

    cinphilie. Cela peut se dater 1959. Le mot cinphiletait encore guilleret mais

    dj avec la connotation maladive et l'aura rance qui le discrditeraient peu peu.

    Quant moi, je dus mpriser d'emble ceux qui, trop normalement constitus, se

    gaussaientdj des rats de cinmathqueque nous allions devenir pour quelques

    annes, coupables de vivre le cinma comme passion et leur vie par procuration. A

    l'aube des annes 60, le cin-monde tait encore un monde enchant. D'un ct, il

    possdait tous les charmes d'une contre-culture parallle. De l'autre, il avait cet

    avantage d'tre dj constitu, avec une histoire lourde, des valeurs reconnues, lescoquilles du Sadoul cette Bible insuffisante une langue de bois et des mythes

    tenaces, des batailles d'ides et des revues en guerre. Les guerres taient presque

    finies et nous arrivions certes un peu tard, mais pas assez pour ne pas nourrir le

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    projet tacite de nous rapproprier toute cette histoire qui n'avait pas encore l'ge dusicle.

    Etre cinphile, c'tait simplement ingurgiter, paralllement celui du lyce, un

    autre programme scolaire, calqu sur le premier, avec les Cahiers jaunes comme fil

    rouge et quelques passeurs

    adultes qui, avec la discrtion des conspirateurs, noussignifiaientqu'il y avaitbien l un monde dcouvriret peut-tre rien de moins que

    le monde habiter. Henri Agel professeur de lettres au lyce Voltaire fut un de

    ces passeurs singuliers. Pour s'viter autant qu' nous la corve des cours de latin,

    il mettait aux voix le choix suivant ou passer une heure sur un texte de Tite-Live

    ouvoir des films. La classe, qui votait pour le cinma, sortait rgulirement pensive

    et pige du vtuste cin-club. Par sadisme et sans doute parce qu'il en possdait les

    copies, Agel projetait des petits films propres srieusement dniaiser les adoles-

    cents. C'tait Le Sang des btes de Franju et surtout, Nuit etBrouillard de Resnais.

    C'tait donc par le cinma que je sus que la condition humaine et la boucherie

    industrielle n'taient pas incompatibles et que le pire venaitjuste d'avoir lieu.

    Je suppose aujourd'hui qu'Agel, pour qui Mals'crivait avec une majuscule, aimait

    guetter sur le visage des adolescents de la classe de seconde B les effets de cette

    singulire rvlation, car c'en tait une. Il devait y avoir une part de voyeurisme

    dans cette faon brutale de transmettre, par le cinma, ce savoir macabre et

    imparable dont nous tions la premire gnration hriter absolument. Chrtien

    gure proslyte, militant plutt litaire, Agel montrait, lui aussi. Il avait ce talent.

    Il montrait parce qu'il lefallait. Etparce quela culture cinmatographique au lyce,pour laquelle il militait, passait aussi par ce tri silencieux entre ceux qui n'oublie-

    raient plus Nuit et Brouillard et les autres. Je ne faisais pas partie des autres .

    Unefois, deux fois, trois fois, selon les caprices d'Agelet les cours de latin sacrifis,

    je regardai les clbres empilements de cadavres, les cheveux, les lunettes et les

    dents. J'entendis le commentaire dsol de Jean Cayrol dans la voix de Michel

    Bouquet et la musique de Hanns Eisler qui semblait s'en vouloir d'exister. Etrangebaptme des images comprendre en mme temps que lescamps taient vrais et que

    lefilm taitjuste. Et que le cinma lui seul ? tait capable de camper aux limites

    d'une humanit dnature. Je sentais que les distances mises par Resnais entre le

    sujet film, le sujet filmant et le sujet spectateur taient, en 1959 comme en 1955,

    les seules possibles. Nuit et Brouillard, un beaufilm? Non, un film juste. C'est

    Kapo qui voulait tre un beau film et qui ne l'tait pas. Et c'est moi qui ne ferais

    jamais bien la diffrence entre le juste et le beau. D'o l'ennui, pas mme distin-

    gu, qui fut toujours le mien devant les belles images.

    Capt par le cinma, je n'avais pas eu besoin en plus d'tre sduit. Pas besoin

    non plus qu'on me parle bb. Enfant, je n'ai vu aucun film de Walt Disney. De

    mme que j'tais directement all l'cole communale, j'tais fier de m'tre vu

    pargner la maternelle criarde des sances enfantines. Pire le dessin anim serait

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    toujours pour moi autre chose que le cinma. Pire encore le dessin anim serait

    toujoursun peu l'ennemi. Aucune belle image, afortiori dessine, ne me tiendrait

    quitte de l'motion crainte et tremblement devant les choses enregistres. Et tout

    cela qui estsi simple et qu'il me fallut des annes pour formulersimplement, devait

    commencer sortir des limbes devant les images de Resnais et le texte de Rivette.N en 1944, deux jours avant le dbarquement alli, j'avais l'ge de dcouvrir en

    mme temps mon cinma et mon histoire. Drle d'histoire que longtempsje ne crus

    que partager avec d'autres avant de raliser bien tard que c'tait bel et bien la

    mienne.

    Que sait un enfant ? Et cet enfant Serge D. qui voulait tout savoir saufce qui le

    regardait en propre ? Sur quel fond d'absence au monde la prsence aux images du

    monde sera-t-elle plus tard requise? Je connais peu d'expressions plus belles que

    celle de Jean Louis Schefer quand, dans L'Homme ordinaire du cinma, il parle des

    films qui ont regard notre enfance. Car une chose est d'apprendre regarder les

    films en professionnel pour vrifier d'ailleurs quecesont euxqui nous regardent

    de moins en moins et une autre est de vivre avec ceux qui nous ont regards

    grandir et qui nous ont vus, otages prcoces de notre biographie venir, dj

    emptrs dans lesrets de notre histoire.Psychose, Ladolce vit, LeTombeau hindou,

    Rio Bravo, Pickpocket, Autopsie d'un meurtre, Le Hros sacrilge ou, justement, Nuit

    etBrouillard ne sontpas pourmoi desfilms comme lesautres. A la questionbrutale

    est-ce que a te regarde ?, ils me rpondent tous oui.

    Les corps de Nuit et Brouillard et, deux ans plus tard, ceux des premiers plans

    d'Hiroshima mon amour sont de ces choses qui m'ont regard plus que je ne les

    ai vues. Eisenstein a tent de produire de telles images mais Hitchcock, lui, y est

    parvenu. Comment ce n'est qu'un exemple oublier la premire rencontre avec

    Psychose ? Nous tions entrs en fraude au Paramount Opra et le film nous

    terrorisait le plus normalement du monde. Et puis, vers la fin, il y a une scne sur

    laquelle ma perception glisse, un montage la six quatre deux d'o n'mergentque des accessoires grotesques une robe de chambre cubiste, une perruque qui

    tombe, un couteau brandi. A l'effroi vcu en commun succde alors le calme d'une

    solitude rsigne le cerveau fonctionne comme un appareil de projection bis qui

    laisserait filer l'image, laissant le film et le monde continuer sans lui. Je n'imagine

    pas d'amour du cinma qui ne s'arc-boute sur le prsent vol de ce continuezsans

    moi-l.

    Cettat, qui ne l'a vcu ? Ces souvenirs-crans, qui ne les a connus ? Des images

    non identifies s'inscrivent sur la rtine, des vnements inconnus ont fatalement

    lieu, des mots profrs deviennentle chiffre secret d'un impossible savoir sur soi. Ces

    moments de pas vu pas pris sont la scne primitive de l'amateur de cinma, celle

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    o il n'tait pas alors qu'il ne s'agissait que de lui. Au sens o Paulhan parle de la

    littrature comme d'une exprience du monde quand nous ne sommes pas l et

    Lacan de ce qui manque sa place . Le cinphile ? Celui qui carquille en vain les

    yeux mais qui ne dira personne qu'il n'a rienpu voir. Celui qui se prpare une vie

    de regardeur professionnel. Histoire de faire son retard, de se refaire et de se

    faire. Le plus lentement possible.

    C'est ainsi que ma vie eut son point zro, seconde naissance vcue comme telle et

    immdiatement commmore. La date est connue, et c'est toujours 1959. C'est

    concidence ? l'anne du clbre Tu n'as rien vu Hiroshima de Duras. Nous

    sortons d'Hiroshima mon amour, ma mre et moi, sidrs l'un et l'autre nous

    n'tions pas les seuls parce que nous n'avions jamais pens que le cinma tait

    capable de cela. Et sur le quai du mtro, je ralise enfin que face la question

    fastidieuse laquelleje ne sais plus quoi rpondre Qu'est-ce que tu vas faire dans

    la vie ? je dispose depuis quelques minutes d'une rponse. Plus tard , d'une

    faon ou d'une autre, ce serait le cinma. Aussi n'ai-jejamais t avare de dtails sur

    cette cin-naissance moi-mme. Hiroshima, le quai du mtro, ma mre, feu le

    studio des Agriculteurs et ses fauteuils club seront plus d'une fois voqus comme le

    dcor lgendaire de la bonne origine, celle qu'on se choisit.

    Resnais est, je le vois bien, le nom qui relie cette scne primitive en deux ans et

    trois actes. C'est parce que Nuit et Brouillard avait t possible que Kapo naissaitprim et que Rivette pouvait crire son article. Pourtant, avant d'tre le prototype

    ducinaste moderne , Resnais fut pour moi un passeur de plus. S'il rvolutionnait,

    comme on disait alors, le langage cinmatographique , c'est qu'il se contentait de

    prendre son sujet au srieux et qu'il avait eu l'intuition, presque la chance, de

    reconnatre ce sujet au milieu de tous les autres rien de moins que l'espce humaine

    telle qu'elle tait sortie des camps nazis et du trauma atomique abme et dfigure.

    Aussi y eut-il toujours quelque chose d'trange dans la faon dont je devins par la

    suite le spectateurun peu ennuy des autres films de Resnais. Il me semblait que

    ses tentatives de revitaliser un monde, dont lui seul avait enregistr temps la

    maladie, taient voues ne produire que du malaise.

    Ce n'est donc pas avec Resnais queje ferai le voyage ducinma moderne et son

    devenir, plutt avec Rossellini. Pas avec Resnais que les leons de choses et de

    morale seront apprises par cur et dclines, toujours avec Godard. Pourquoi?

    D'abord, parce que Godard et Rossellini ont parl, crit, rflchi voix haute et que,

    l'inverse, l'image de Resnais-statue du Commandeur, transi dans ses anoraks et

    demandant juste titre mais en vain qu'on le croie quand il dclarait ne pastre

    un intellectuel, finit par m'agacer. Me suis-je ainsi veng du rle que deux de ses

    films avaient jou en lever de rideau de ma vie ? Resnais tait le cinaste qui

    m'avait enlev l'enfance ou qui, plutt, avait fait de moi et pour trois dcennies, un

    enfant srieux. Et c'tait justement celui avec lequel, adulte, je n'changerais jamais

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    rien. Je me souviens qu'au terme d'un entretien c'tait pourla sortie de La vie est

    un roman je crus bon de lui parler du choc d'Hiroshima monamour dans ma vie,

    ce dont il me remercia avec un air pinc et lointain, comme sij'avais dit du bien de

    son dernier impermable. Je fus vex mais j'avais tort les films qui ont regard

    notre enfance ne sont pas partageables, mme avec leur auteur.

    Maintenantquecette histoire est boucle et quej'aieu plusquemapart du rien

    qu'ily avait voir Hiroshima,je me pose fatalement la question pouvait-il entre

    autrement? Y avait-il, face aux camps, une autre justesse possible que celle de

    l'anti-spectacle de Nuit et Brouillard ? Une amie voquait rcemment le documen-

    taire de George Stevens, ralis la fin de la guerre, enterr, exhum, puis

    rcemment montr la tlvision franaise. Premier film qui ait enregistr l'ouver-

    ture des camps en couleurs et queses couleurs mmes font basculer sans abjection

    aucune dans l'art. Pourquoi? La diffrence entre les couleurs et le noir et blanc?

    Entre l'Amrique etl'Europe ? Entre Stevens et Resnais ?Ce qui estmagnifique dans

    le film de Stevens, c'est qu'il s'agit encore d'un rcit de voyage la progression au

    quotidien d'un petit groupe de soldats filmeurs et de cinastes flneurs travers

    l'Europe dtruite, de Saint-L ras Auschwitz que nuln'a prvu et qui bouleverse

    l'quipe. Et puis, me dit mon amie, les empilements de cadavres y ont une beaut

    trange qui fait penser la grande peinture de ce sicle. Comme toujours, Sylvie P.

    avait raison.

    Ce queje comprends aujourd'hui, c'est que la beaut du film de Stevens est moins

    le fait de la justesse de la distance trouve que de l'innocence du regard port. La

    justesse est le fardeau de celui qui vient aprs; l'innocence, la grce terrible

    accorde au premier venu. Au premier qui excute simplement lesgestes du cinma.

    Il me faudrait le milieu des annes 70 pour reconnatre dans le Salo de Pasolini ou

    mme leHitler de Syberberg l'autre sens du mot innocent . Moins le non-coupable

    que celui qui, filmant le Mal, ne pense pas mal. En 1959, j'tais dj pris, petit

    juste raidi dans sa dcouverte, dans le partage de la culpabilit de tous. Mais en

    1945, il suffisait peut-tre d'tre amricain et d'assister, comme George Stevens ou

    le caporal Samuel Fuller Falkenau, l'ouverture des vraies portes de la nuit,

    camra la main. Il fallait tre amricain c'est--dire croire l'innocence foncire

    du spectacle pour faire dfiler la population allemande devant les tombes ouvertes,

    pour lui montrer ce ct de quoi elle avait vcu, si bien et si mal. Il fallait que ce

    soitdix ansavant queResnais ne semette sa table de montage et quinze ans avant

    que Pontecorvo n'y ajoute ce petit mouvement de trop qui nous rvolta, Rivette et

    moi. La ncrophilie tait donc le prix de ce retardet la doublure rotique du

    regard juste , celui de l'Europe coupable, celui de Resnais et par voie de

    consquence, le mien.

    Telle fut l'entame de mon histoire. L'espace ouvert par la phrase de Rivette tait

    bien le mien, comme tait dj mienne la famille intellectuelle des Cahiers du

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    cinma. Mais cet espace tait, je devais m'en rendre compte, moins un vaste champ

    qu'une porte troite. Avec, du ct noble, cette jouissance de la distancejuste et son

    envers de ncrophilie sublime ou sublime. Et du ct non noble, la possibilit d'une

    jouissance tout autre et in-sublimable. C'est Godard qui, me montrant quelques

    cassettes de porno concentrationnaire serres dans un coin de sa vidothque de

    Rolle, s'tonna un jour qu' l'encontre de tels films aucun discours n'ait t tenu ni

    aucune interdiction prononce. Comme si la bassesse d'intentions de leursfabricants

    et la trivialit des fantasmes de leurs consommateurs les protgeaient enquelque

    sorte de la censure et de l'indignation. Preuve que du ct de la sous-culture,

    perdurait la sourde revendication d'un entrelacement obligatoire entre les bourreaux

    et les victimes. L'existence de ces films ne m'avait effectivement jamais troubl.

    J'avais envers eux comme envers tout cinma ouvertement pornographique la

    tolrance presque polie que l'on porte l'expression du fantasme lorsque celui-ci est

    si nu qu'il ne revendique que la triste monotonie de sa ncessaire rptition.C'est l'autre pornographie celle, artistique, de Kapo, comme plus tard celle de

    Portier de nuit et autres produits rtro des annes 70 qui toujours me rvolte-

    rait. Al'esthtisation consensuelle de l'aprs-coup,je prfrerais le retour obstin des

    non-images de Nuit et Brouillard, voire le dferlement pulsionnel d'un quelconque

    Louve chez les S.S. queje ne verrais pas. Ces films-l avaient au moins l'honntet

    de prendre acte d'une mme impossibilit de raconter, d'un mme cran d'arrt dans

    le droul de l'Histoire, quand le rcit se fige ou s'emballe vide. Aussi n'est-ce mme

    pas d'amnsie ou de refoulement qu'il faudrait parler mais de forclusion. Forclusiondont j'apprendrai plus tard la dfinition lacanienne retour hallucinatoire dans le

    rel de ce sur quoi il n'a pas t possible de porter un jugement de ralit .

    Autrement dit puisque les cinastes n'ont pas film en son temps la politique de

    Vichy, leur devoir, cinquante ans plus tard, n'est pas de se racheter imaginairement

    coups d'Ali revoir les enfants mais de tirer le portrait actuel de ce bon peuple de

    France qui, de 1940 1942, rafle du Vel' d'Hiv comprise, n'a pas bronch. Le cinma

    tant l'art du prsent, ses remords sont sans intrt.

    C'est pourquoi le spectateur queje fus devant Nuit et Brouillard et le cinaste qui,

    avec ce film, tenta de montrer l'irreprsentable, taient lis par une symtrie

    complice. Soit c'est le spectateur qui soudain manque sa place et s'arrte alors

    que le film, lui, continue. Soit c'est le film qui, au lieu de continuer , se replie sur

    lui-mme et sur une imageprovisoirement dfinitive qui permette au sujet-

    spectateur de continuer croire au cinma et au sujet-citoyen vivre sa vie. Arrt

    sur le spectateur, arrt sur l'image le cinma est entr dans son ge adulte. La

    sphre du visible a cess d'tre tout entire disponible il y a des absences et des

    trous, des creuxncessaires et des pleins superflus, des images jamais manquantes

    et des regards pour toujours dfaillants. Spectacle et spectateur cessent de se

    renvoyer toutes les balles. C'est ainsi qu'ayant choisi le cinma, rput art de

    l'image en mouvement, je commenai ma vie de cinphage sous l'gide paradoxale

    d'un premier arrt sur l'image.

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    Cet arrt me protgea de la stricte ncrophilie et je ne vis aucun des rares films

    ou documentaires sur les camps quisuivirent Kapo. L'affaire pour moi tait rgle

    par Nuit et Brouillard et l'article de Rivette. Je fus longtemps comme les autorits

    franaises qui, aujourd'hui encore, face tout fait divers antismite, diffusent en

    catastrophe le film de Resnais comme s'il faisait partie d'un arsenal secret qui, la

    rcurrence du Mal, pourrait indfiniment opposer ses vertus d'exorcisme. Mais sije

    n'appliquai pas l'axiome du travelling de Kapo aux seuls films que leur sujet

    exposait l'abjection, c'est quej'tais tent de l'appliquer tous les films. Ilestdes

    choses, avait crit Rivette, qui doivent tre abordes dans la crainte et le tremble-

    ment la mort en est une, sans doute et comment, au moment de filmer une chose

    aussi mystrieuse, ne pas se sentir un imposteur ? J'tais d'accord.

    Et comme rares sont les films o l'on ne meurt pas, peu ou prou, nombreuses

    taient lesoccasions de craindre et de trembler. Certains cinastes, eneffet, n'taient

    pas des imposteurs. C'est ainsi que, toujours en 1959, la mort de Miyagi dans LesContes de la lune vague me cloua, dchir, sur un sige du studio Bertrand. Car

    Mizoguchi avait film la mort comme une fatalit vague dont on voyait bien qu'elle

    pouvait et ne pouvait pas ne pas se produire. On se souvient de la scne dans la

    campagne japonaise, des voyageurs sont attaqus par des bandits affams et l'un de

    ceux-ci transperce Miyagi d'un coup de lance. Mais il le fait presque par inadver-

    tance, en titubant, m par un reste de violence ou par un rflexe idiot. Cet

    vnement pose si peu pour la camra que celle-ci est deux doigts de passer

    ct et je suis persuad que tout spectateur des Contes de la lune vague est alors

    effleur par la mme ide folle et quasi superstitieuse si le mouvement de la camra

    n'avait pas t aussi lent, l'vnement se serait produit hors champou qui

    sait ? ne se serait pas produit du tout.

    La faute la camra? En dissociant celle-ci des gesticulations des acteurs,

    Mizoguchi procdait exactement l'inverse de Kapo. Au lieu du coup d'oeil enjoli-

    veur de plus, un regard qui fait semblant de ne rien voir , qui prfrerait

    n'avoir rien vu et qui, de ce fait, montre l'vnement en train de se produire

    comme vnement, c'est--dire inluctablement et de biais. Un vnement absurde

    et nul, absurde comme tout fait divers qui tourne mal et nul comme la guerre,

    calamit que Mizoguchi n'aima jamais. Un vnement qui ne nous concerne pas

    assez pour qu'on ne passe pas son chemin, honteux. Car je gage qu' cet instant

    prcis, tout spectateur des Contes. sait absolument ce qu'il en est de l'absurdit

    de la guerre. Qu'importe que le spectateur soit occidental, le film japonais et la

    guerre mdivale il suffit de passer de l'acte de montrer du doigt l'art de

    dsigner du regard pour que ce savoir, aussi furtif qu'universel, le seul dont le

    cinma soit capable, nous soit donn.

    Optant si ttpour le panoramique des Contes. contre le travelling de Kapo, je fais

    un choix dont je ne mesurerai la gravit que dix ans plus tard, dans le feu aussi

    radical que tardif de la politisation post-soixante-huitarde des Cahiers. Car si

    Pontecorvo, futur auteur de La Bataille d'Alger, est un cinaste courageux dont je

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    partage en gros les croyances politiques, Mizoguchi ne semble avoir vcu que pour

    son art et avoirt, politiquement, unopportuniste. O estla diffrence, alors ?Dans

    lacrainte et le tremblement, justement. Mizoguchi a peur de la guerre parce qu'

    la diffrence de son cadet Kurosawa, les petits bonshommes s'entre-tranchant des

    carotides sur fond de virilit fodale l'accablent. C'est de cette peur, envie de vomir

    et de fuir, que vient le panoramique hbt. C'est cette peur qui fait de ce moment

    un moment juste, c'est--dire partageable. Pontecorvo, lui, ne tremble ni ne craint

    les camps ne le rvoltent qu'idologiquement. C'est pourquoi il s'inscrit en rab

    dans la scne sous les espces gougnafires d'un travelling joli.

    Le cinma -je m'en rendais compte oscillait le plus souvent entre ces deux ples.

    Et chez des cinastes autrement consistants que Pontecorvo, je butai plus d'une fois

    sur cette faon contrebandire une sorte de pratique sainte-nitouche et gnralise

    du clin d'il de rajouter unebeaut parasite ou une information complice des

    scnes qui n'en pouvaient mais. C'est ainsi que le coup de vent qui rabat, tel unlinceul, la blancheur d'un parachute sur un soldat mort du Merrill's Marauders de

    Fuller me gna pendant des annes. Moins pourtant que les jupes releves sur le

    cadavre d'Anna Magnani, fauche par une rafale dans un pisode de Rome ville

    ouverte. Rossellini, lui aussi, frappait au-dessous de la ceinture mais d'une faon

    si nouvelle qu'il faudrait des annes pour comprendre vers quel abme elle nous

    menait. O finit l'vnement ? O est la cruaut ?O commence l'obscnit et o finit

    la pornographie? Je sentais bien qu'il s'agissait l, taraudantes, des questions

    inhrentes au cinma d'aprs les camps . Cinma queje me mis, pour moiseul et

    parce que j'avais son ge, appeler moderne .

    Ce cinma moderne avait une caractristique il tait cruel, et nous en avions une

    autre nous acceptions cette cruaut. La cruaut tait du bon ct. C'est elle qui

    disait non l' illustration acadmique et qui ruinait le sentimentalisme faux-jeton

    d'un humanisme alors trs bavard. La cruaut de Mizoguchi, par exemple,

    consistait monter ensemble deux mouvements irrconciliables et produire un

    sentiment dchirant de non-assistance personne en danger . Sentiment moderne

    par excellence, prcdant de quinze ans seulement les grands travellings impavides

    de Week-End. Sentiment archaque aussi car cette cruaut tait aussi vieille que le

    cinmalui-mme, comme un indice de ce qui tait fondamentalement moderneen lui,

    du dernier plan des Lumires de la ville L'Inconnu de Browning en passant par la

    fin de Nana. Comment oublier le lent travelling trembl que lance le jeune Renoir

    au-devant de Nana sur son lit, agonisante et vrole ? Comment a-t-on fait s'insur-

    geaient les rats de cinmathque que nous tions devenus pour voir en Renoir un

    chantre dela viebate, alorsqu'il futl'un des rares cinastes capable, ds ses dbuts,

    d'achever un personnage coups de travelling?

    En fait, la cruaut tait dans la logique de mon parcours du combattant Cahiers.

    Andr Bazin, qui en avait dj fait la thorie, l'avait trouve si troitement lie

    l'essence du cinma qu'il en avait presque fait sachose. Bazin, ce saint lac, aimait

    Louisiana Story parce qu'on yvoyait un oiseaumang par un crocodile en temps rel

    E i d l bli i

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    et en un seul plan preuve par le cinma et montage interdit. Choisir les Cahiers,

    c'tait choisir le ralisme et, comme je finirais par le dcouvrir, un certain mpris

    pour l'imagination. Au Tuveux regarder ? Eh bien, vois cela de Lacan rpondait

    par avance unCela a t enregistr ? Eh bien, je dois regarder . Mme et surtout

    quand cela tait pnible, intolrable, ou carrment invisible.

    Car ce ralisme tait biface. Si c'est par le ralisme que les modernes montraient

    un monde rescap, c'est par un tout autre ralisme plutt une ralistique que

    les propagandes filmes des annes 40 avaient collabor au mensonge etprfigur la

    mort. C'est pourquoi il taitjuste, malgr tout, d'appeler le premier des deux, n en

    Italie, no . Impossible d'aimer l'art du sicle sans voir cet art travaillant la

    folie du sicle et travaill par elle. Contrairement au thtre crise et cure

    collectives le cinma information et deuil personnels avait intimement voir

    avec l'horreur dont il se relevait peine. J'hritais d'un convalescent coupable,

    d'un enfant vieilli, d'une hypothse tnue. Nous vieillirions ensemble, mais pasternellement.

    Hritier consciencieux, cin-fils modle, avec letravelling deKapo comme grigri

    protecteur, je ne laissai pas filer les annes sans une sourde apprhension et si le

    grigri perdait son efficace ? Je me souviens, charg de cours exploit de Censier-

    Paris-III, avoir photocopi le texte de Rivette, l'avoir distribu mes lves et leur

    avoir demand leursentiment. C'taitune poque encore rouge oquelques lvesessayaient de grappiller travers leurs enseignants un peu de la radicalit politique

    de 68. Il me sembla que, par gard pour moi, les plus motivs d'entre eux consen-

    taient voir dans De l'abjection un document historique intressant mais dj

    dat. Je ne leur en tins pas rigueur et si d'aventureje rptais l'exprience avec des

    tudiants d'aujourd'hui, je ne m'inquiterais pas de savoir si c'est sur le travelling

    qu'ils butent, maisj'aurais cur de savoir s'il existe pour euxun indice quelconque

    d'abjection. Pourtout dire,j'aurais peurqu'il n'y enait pas. Signe que non seulement

    les travellings n'ont plus rien voir avec la morale, mais que le cinma est trop

    affaibli pour hberger une telle question.

    C'est que, trente ans aprs les projections rptes deNuit et Brouillard au lyce

    Voltaire, les camps de concentration qui m'avaient servi de scne primitive ont

    cess d'tre figs dans le respect sacr o les maintenaient Resnais, Cayrol et

    beaucoup d'autres. Rendue aux historiens et aux curieux, la question des camps

    pouse dsormais leurs travaux, leurs divergences et leurs folies. Le dsir forclos qui

    revient de faon hallucinatoire dans le rel est videmment celui qui n'aurait

    jamais d revenir. Dsir qu'il n'y ait paseu de chambres gaz, pas de solution finale

    et, la limite, pas de camps rvisionnisme, faurissonnisme, ngationnisme, sinistres

    et derniers -ismes. Ce n'est pas seulement du travelling de Kapo qu'un tudiant

    de cinma hriterait aujourd'hui mais d'une transmission mal assure, d'un tabou

    mal lev, brefd'un nouveau tour de piste dans l'histoire nulle de la tribalisation du

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    mme et de la phobie de l'autre. L'arrt sur l'image a cess d'oprer, la banalit du

    mal peut en animer de nouvelles, lectroniques.

    De la France rcente, il sourd dsormais assez de symptmes pour que, faisant

    retour sur ce qui lui a t donn de vivre comme Histoire, quelqu'un de ma

    gnration ait prendre conscience du paysage dans lequel il a grandi. Paysage

    tragique et, en mme temps, confortable. Deux rves politiques l'amricain et le

    communiste baliss par Yalta. Derrire nous un point de non-retour moral

    symbolis par Auschwitz et le concept nouveau de crime contre l'humanit.

    Devant nous cet impensable presque rassurant qu'est l'apocalypse nuclaire. Cela,

    qui vient de finir, a dur plus de quarante ans. J'appartiens en fait la premire

    gnration pour qui racisme et anti-smitisme taient dfinitivement tombs dans les

    poubelles de l'histoire . La premire et la seule ?La seule, en tout cas, qui ne cria

    si facilement au loup du fascisme le fascismeu-ne-pass'ra-pas que parce qu'il

    semblait chose du pass, nulle et, une fois pour toutes, advenue. Erreur, bien sr.

    Erreur qui n'empcha pas de bien vivre ses trente glorieuses , mais comme entre

    guillemets. Navet, bien sr, et navet aussi de faire comme si, dans le champ dit

    esthtique, la ncrophilie lgante de Resnais tiendrait ternellement distance

    toute intrusion indlicate.

    Pas de posie aprs Auschwitz , dclara Adorno, puis il revint sur cette formule

    demeure clbre. Pas de fiction aprs Resnais , aurais-je pu dire en cho, avant

    d'abandonner, moi aussi, cette ide un brin excessive. Protgs par l'onde de choc

    produite par la dcouverte des camps, avons-nous donc cru que l'humanit avaitbascul une seule fois, mais on ne l'y reprendrait plus dans le non-humain?

    Avons-nous vraiment fait le pari que, pour une fois, lepire serait sr ? Avons-nous

    ce point espr que ce qu'on n'appelait pas encore la Shoah tait l'vnement

    historique unique grce auquel l'humanit entire sortaitde l'histoire pour la

    surplomber un instant et y reconnatre, vitable, le pire visage de son possible

    destin? Il semble que oui.

    Mais si unique et entier taient encore de trop et si l'humanit n'hritait pas

    de la Shoah comme de la mtaphore de ce dont elle fut et reste capable, l'extermina-

    tion des Juifs resterait unehistoirejuive, puis par ordre dcroissant de culpabilit,

    par mtonymie unehistoire trs allemande, pasmal franaise, arabeseulement par

    ricochet, trs peu danoise et presque pas bulgare. C'est la possibilit de la

    mtaphore que rpondait, au cinma, l'impratif moderne de prononcer l'arrt sur

    l'image et l'embargo sur la fiction. Histoire d'apprendre raconter autrement une

    autre histoire dont l'espce humaineserait le seul personnage et la premire

    anti-star. Histoire d'accoucher d'un autre cinma, un cinma qui saurait que

    rendre trop tt l'vnement la fiction, c'est lui ter son unicit, parce que la fiction

    est cette libert qui miette et qui s'ouvre, par avance, l'infini de la variante et

    la sduction du mentir-vrai.

    En 1989, me promenant pour Libration Phnom Penh et dans la campagne

    cambodgienne, j'entrevis quoi ressemblaitun gnocide et mme un auto-

    E i d l bli i

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    gnocide rest sans images et presque sans traces. La preuve que le cinma n'tait

    plus intimement li l'histoire des hommes, ft-ce sur son versant d'inhumanit, je

    la voyais ironiquement dans le fait qu' la diffrence des bourreaux nazis qui avaient

    film leurs victimes, les Khmers rouges n'avaient laiss derrire eux que des photos

    et des charniers. Or, c'est dans la mesure o un autre gnocide, comme le cambod-

    gien, restait la fois sans images et impuni que, par un effet de contagion rtroactif,

    la Shoah elle-mme tait rendue au rgne du relatif. Retour de la mtaphore bloque

    la mtonymie active, de l'arrt sur l'image la viralit analogique. Cela est all

    trs vite ds 1990, la rvolution roumaine inculpait des tueurs indiscutables sous

    des chefs aussi frivoles que dtention illgale d'armes feuet gnocide . Tout tait

    donc refaire ? Oui, tout, mais cette fois-ci, c'est sans le cinma. D'o le deuil.

    Car nous avons, c'est indubitable, cru au cinma. C'est--dire que nous avons tout

    fait pour ne pas y croire. C'est toute l'histoire des Cahiers post-68 et de leur

    impossible rejet du bazinisme. Bien sr qu'il n'tait pas question de dormir dans le

    plan lit ou de dsoler Barthes en confondant le rel et le reprsent. Nous tions

    videmment trop savants pour ne pas inscrire la place du spectateur dans la

    concatnation signifiante ou pour ne pas reprer l'idologie tenace sous la fausse

    neutralit de la technique. Nous tions mme courageux, Pascal B. et moi, lorsque

    face un amphithtre bond de gauchistes rigolards, nous hurlions d'une voix

    brise qu'un film ne se voyait pas , qu'un film se lisait. Louables efforts pour

    tre du ct des non-dupes. Louables et, pour ce qui est de moi, vains. Vient toujours

    le moment o il faut, malgr tout, payer son d la caisse de la croyance candideet oser croire ce qu'on voit.

    Certes, on n'est pas oblig de croire ce qu'on voit c'est mme dangereux mais

    on n'est pas oblig non plus de tenir au cinma. Il faut bien qu'il y ait du risque et

    de la vertu bref, de la valeur au fait de montrer quelque chose quelqu'un

    capable de regarder ce quelque chose-l. A quoi cela servirait-il d'apprendre lire

    le visuel et dcoder lesmessages si ne demeurait, minimale, la plus indracina-

    ble des convictions que voir est quand mme suprieur ne pas voir. Et que ce qui

    n'est pas vu temps ne le sera plus jamais vraiment. Le cinma est l'art du

    prsent. Et si la nostalgie ne lui sied gure, c'est que la mlancolie est sa doublure

    instantane.

    Je me souviens de la vhmence avec laquelleje tins ce discours pour la premire

    et la dernire fois. C'tait Thran, dans une cole de cinma. Face aux journalis-

    tes invits, Khemas K. et moi, il y avait des traves de garons aux barbes

    naissantes et des traves de sacs noirs sans doute des filles. Les garons gauche

    et les filles droite, selon l'apartheid en vigueur l-bas. Les questions les plus

    intressantes celles des filles nous parvenaient sous forme de petits papiers

    furtifs. Et c'est en les voyant si attentives et si stupidement voiles que je me

    laissai aller une colre sans objet qui les visait moins, elles, que tous les gens de

    pouvoir pour qui le visible tait d'abord ce qui devait tre lu, c'est--dire souponn

    de trahison et rduit l'aide d'un tchador ou d'une police des signes. Enhardi par

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    l'tranget du moment et du lieu, je me livrai un prche en faveur du visuel pour

    un public voil qui opinait du chef.

    Colre tardive. Colre terminale. Car l're du soupon est bel et bien finie. On ne

    souponne que l o une certaine ide de la vrit est en jeu. Plus rien de tel

    aujourd'hui, sinon chez les intgristes et les bigots, ceux qui cherchent des noises auChrist de Scorsese et la Marie de Godard. Les images ne sont plus du ct de la

    vrit dialectique du voir etdu montrer, elles sont entirement passes du ct

    de la promotion, de la publicit, c'est--dire du pouvoir. Il est donc trop tard pour ne

    pas commencer travailler ce qui reste, savoir la lgende posthume et dore de

    ce que fut le cinma. De ce qu'il fut et de ce qu'il aurait pu tre. Notre travail sera

    de montrer comment les individus, runis en peuples dans le noir, faisaient brler

    leur imaginairepour rchauffer leur rel c'tait le cinma muet. Et comment ils ont

    fini par laisser la flamme s'teindre au rythme des conqutes sociales, se contentant

    de l'entretenir petitfeu et c'est leparlant, et la tlvision dans un coin de lapice.

    Lorsqu'il se fixe ce programme c'tait hier, en 1989 l'historien Godard pourrait

    ajouter Enfin seul

    Quant moi, je me souviens du moment prcis o je sus que l'axiome travelling

    deKapo devrait tre revisit, et rvis le concept maison de cinmamoderne. En

    1979, la tlvision franaise diffusa son tour le feuilleton amricain de Marvin

    Chomsky, Holocauste. Uneboucle se bouclait, me renvoyant toutes lescases dpart.

    Car, si les Amricains avaient permis George Stevens de raliser en 1945 l'ton-

    nant documentaire cit plus haut, ils ne l'avaient, pour cause de guerre froide,jamaisdiffus. Incapables de traiter cette histoire qui, aprs tout, n'tait pas la leur, les

    entrepreneurs de spectacles amricains l'avaient provisoirement abandonne aux

    artistes europens. Mais ils avaient sur elle, comme sur toute histoire, un droit de

    premption et tt ou tard, la machine tl-hollywoodienne oserait raconter notre

    histoire. Elle le ferait avec tous lesgards du monde mais elle ne pourrait pas ne pas

    nous la vendre comme une histoire amricaine de plus. Holocauste serait donc le

    malheur qui arrive une famillejuive, qui la spare et qui l'anantit il y aurait des

    figurants trop gras, des performances d'acteur, un humanisme tout crin, des scnes

    d'action et du mlo. Et l'on compatirait.

    C'est donc uniquement sous la forme du docudrame l'amricaine que cette

    histoire pourrait sortir des cin-clubs et, via la tlvision, concerner cette version

    asservie de Inhumanit entirequ'est le public de la mondovision. Certes, la

    simulation-Holocauste ne butait plus sur l'tranget d'une humanit capable de crime

    contre elle-mme, mais elle demeurait obstinment incapable de faire resurgir de

    cette histoire les tres singuliers que furent un un, chacun avec une histoire, un

    visage et un nom, les Juifs extermins. C'est d'ailleurs le dessin celui du Spiegel-

    man de Maus qui oserait, plus tard, cet acte salutaire de re-singularisation. Le

    dessin, pas le cinma, tant il estvrai que le cinma amricain dteste la singularit.

    Avec Holocauste, Marvin Chomsky faisait revenir, modeste et triomphal, notre

    ennemi esthtique detoujours le bon gros poster sociologique, avec son casting bien

    Extrait de la publication

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    tudi de spcimens souffrants et son son et lumire de portraits-robots anims. La

    preuve ? C'est vers cette poque que commencrent circuler et indigner les

    crits faurissonniens.

    Il m'avait donc fallu vingt ans pour passer de mon travelling de Kapo cet

    Holocauste irrprochable. J'avais pris mon temps. La question des camps, la

    question mme de ma prhistoire, me serait encore et toujours pose, mais plus

    vraiment travers le cinma. Or, c'est par le cinma quej'avais compris en quoi cette

    histoire me concernait, par quel bout elle me tenait et sous quelle forme un lger

    travelling de trop elle m'tait apparue. Il faut tre loyal envers le visage de ce qui,

    un jour, nous a transi. Et toute forme est un visage qui nous regarde. C'est

    pourquoi, je n'aijamais cru mme si je les ai craints ceux qui, ds le cin-club

    du lyce, pourfendaient avec une voix pleine de condescendance ces pauvres fous et

    folles de formalistes, coupables de prfrer au contenu des films la jouissance

    personnelle de leur forme . Seul celui qui a but assez tt sur la violence formelle

    finira par savoir mais il y faut une vie, la sienne en quoi cette violence, aussi, a

    un fond . Et le moment viendra toujours assez tt pour lui de mourir guri, ayant

    troqu l'nigme des figures singulires de son histoire pour les banalits du cinma-

    reflet-de-la-socit et autres questions graves et ncessairement sans rponses. La

    forme est dsir, le fond n'est que la toile quand nous n'y sommes plus.

    C'est ce que je me disais en regardant, il y a quelques jours, un petit clip tl quientrelaait, langoureusement, des images de chanteurs tout fait clbres et

    d'enfants africains tout fait famliques. Les chanteurs riches We are the

    children, we are the world ! mlaient leur image celle des affams. En fait, ils

    prenaient leur place, les remplaaient, les effaaient. Fondant et enchanant stars et

    squelettes dans un clignotement figuratif o deux images essaient de n'en faire

    qu'une, le clip excutait avec lgance cette communion lectronique entre Nord et

    Sud. Voici donc, me dis-je, le visageactuel de l'abjection et la forme amliorede mon

    travelling de Kapo. Ceux dont j'aimerais bien qu'elles dgotent ne serait-ce qu'un

    adolescent d'aujourd'hui ou qu'au moins elles lui fassent honte. Pas seulement honte

    d'tre nourri et nanti, mais honte d'tre considr comme avoir tre esthtiquement

    sduit l o rien ne relve quede la conscience mme mauvaise d'tre un homme

    et rien de plus.

    Et pourtant, finis-je par me dire, toute mon histoire est l. En 1961, un mouve-

    ment de camra esthtisait un cadavre et, trente ans plus tard, un fondu enchan

    fait danser les mourants et les repus. Rien n'a chang. Ni moi, jamais incapable de

    voir l-dedans le carnavalesque d'une danse de mort la fois mdivale et ultra-

    moderne. Ni les conceptions dominantes du chromo bien-pensant de la beaut

    consensuelle. La forme, elle, a un peu chang. Dans Kapo, il tait encore possible

    d'en vouloir Pontecorvo d'abolir la lgre unedistance qu'il aurait fallu garder.

    Le travelling tait immoral pour la bonne raison qu'il nous mettait, lui cinaste et

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