Culture Coréenne - 한국 문화 - N° 88 - Printemps/Été 2014

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Dossier spécial : ArirangYoun Sun Nah, voyage au pays des silences fulgurants

Transcript of Culture Coréenne - 한국 문화 - N° 88 - Printemps/Été 2014

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  • 2Photo couverture : La chanteuse de jazz Youn Sun Nah

    Directeur de la publication :LEE Jong-Soo

    Comit ditorial :Georges ARSENIJEVIC,JEONG Eun-Jin, RYU Hye-in

    Ont particip ce numro :Herv PJAUDIER, Pierre BOIS, Alex DUTILH, Pierre-Emmanuel ROUX, Okyang CHAE-DUPORGE, Nicolas FINET, Olivier LEHMANN, Mael BELLEC, Cathy BLISSON,

    Conception graphique :YOO Ga-Young

    Culture Corenne est une publication du Centre Culturel Coren2, avenue dIna, 75116 Paris Tl. 01 47 20 83 86 / 01 47 20 84 15

    Tous les anciens numros de notre revue sont consultables surwww.revue.coree-culture.org

  • 1ditorial

    DOSSIER SPCIAL : Arirang

    Arirang, dans tous ses tats

    Arirang, chants populaires de Core, en ouverture du 18e Festival de lImaginaire

    Lee Chun-hee : Arirang est comme une mre pour les Corens...

    LA CORE ET LES CORENS

    Youn Sun Nah, voyage au pays des silences fulgurants

    La rencontre entre le christianisme et le confucianisme en Core

    Lee Ufan, dialogue avec lespace

    LACTUALIT CULTURELLE

    Une dcennie de prsence corenne au Festival dAngoulme

    Le public franais des dramas corens

    Lee Ung No : peintre et passeur entre France et Core

    Morning of Owl : le hip-hop coren sous haute tension

    INTERVIEW

    Jean-Marc Throuanne, dlgu gnral du Festival internationaldes Cinmas dAsie de Vesoul

    VOYAGES, TOURISME

    La folie du Festival des bains de boue de Boryeong

    NOUVEAUTS

    Livres et DVD dcouvrir

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    S O M M A I R E

  • Dans ce N 88, nous avons voulu, en lui consa-crant un dossier spcial, rendre hommage Arirang, et mieux faire connatre nos amis franais ce trs clbre chant populaire si cher au cur des Corens et dont on peut dire quil est, en quelque sorte, le reflet de lme corenne. Notre dossier spcial Arirang comprend trois articles. Un premier qui en donnera une prsentation gnrale, voquant ses origines, son histoire, ses diffrentes ver-sions.... Un deuxime qui sera, lui, consacr au magnifique concert Arirang, chants popu-laires de Core , qui a eu lieu en mars dernier la Maison des Cultures du Monde (dans le cadre du 18e Festival de lImaginaire) et a runi des musiciens corens dexception dont la trs grande chanteuse Lee Chun-hee. Enfin, le troi-sime article nous prsentera une interview de cette virtuose spcialiste des chants populaires de Core qui a, au cours de sa carrire si sou-vent interprt Arirang.

    Dans la rubrique La Core et les Corens , vous pourrez tout dabord dcouvrir un article-portrait consacr la magnifique chanteuse de jazz corenne Youn Sun Nah, qui a conquis le public franais et fait, depuis quelques annes, une trs belle carrire inter-nationale. Suivra ensuite, dans cette mme rubrique mais un tout autre genre, un trs intressant article historique relatant la ren-contre entre le christianisme et le confucia-nisme en Core... rencontre qui ne sest pas faite sans difficults.... Enfin, nous vous propo-serons, pour finir, un article consacr au travail du grand plasticien coren Lee Ufan, qui fait sans conteste partie, lheure actuelle, de nos artistes contemporains les plus connus dans le monde et prsente actuellement (et jusquau 2 novembre) une remarquable exposition au chteau de Versailles.

    Quant notre rubrique Lactualit culturelle , nous y voquerons ldition 2014 du Festival international de la bande dessine dAn-goulme (o la BD corenne fut particulire-ment lhonneur) et, plus largement, la pr-sence des artistes corens au sein de cette

    Chers lecteurs,

    clbre manifestation durant ces dix dernires annes. Puis, suivra un article tentant dex-pliquer le grand succs que remportent en France, depuis quelque temps, les dramas corens. Nous vous proposerons ensuite un sujet sur la collection Lee Ung No du Muse Cernuschi qui, avec une centaine duvres, possde aujourdhui en Occident le fonds le plus riche consacr ce grand peintre. Enfin, nous vous prsenterons un compte rendu de lbouriffante prestation du groupe de hip-hop coren Morning of Owl, qui sest produit la Villette en avril dernier et a enthousiasm le public du festival parisien Hautes Tensions.

    Pour notre Interview , nous avons voulu, dans ce numro, donner la parole M. Jean-Marc Throuanne, dlgu gnral du Festival international des Cinmas dAsie de Vesoul qui vient de clbrer son 20e anniversaire et qui a, au fil de ses diffrentes ditions, souvent mis lhonneur le cinma coren.

    Enfin, dans la rubrique Voyages, tourisme , nous vous prsenterons le trs ludique et origi-nal Festival des bains de boue de Boryeong, qui donne lieu chaque t de grands moments damusement et de rjouissances populaires.

    Jespre que la varit des sujets abords dans ce N 88 de Culture Corenne vous sduira et vous souhaite tous un bel t et une trs bonne lecture.

    Bien cordialement.

    LEE Jong-SooDirecteur de la publication

    D I TO R I A L

    NDLR : Depuis ses dbuts, Culture Corenne , qui a pour vocation de faire mieux connatre en France la Core et sa culture, sattache lexpression de la diversit des regards et opinions. Cest ainsi que nous publions aussi dans nos colonnes, afin que notre revue demeure un espace de libert et de dialogue, des articles dont la teneur ne correspond pas toujours notre sensibilit ditoriale et nos points de vue.

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  • Arirang, dans tous ses tats

    D O S S I E R S P C I A L

    On naborde pas sans crainte Arirang, tant cette ballade ritournelle semble contenir tout lADN du peuple coren, au point que lUNESCO la leve au rang de patrimoine universel en 2012. Mais sagit-il seulement dune chanson ? Quand on en compte le nombre de ver-sions et de variantes, on aura plutt ten-dance y voir lmanation dun souffle collectif quun chant fix une fois pour toutes. Tout le monde saccorde pour dire quArirang est le nom dune colline

    quil faut franchir, mais personne ne sait o elle est, ni do vient et o va ce chant, ni mme ce quil exprime, puisque ce peut tre lamour, le patriotisme, le jeu, la douleur, la vie et la mort, lespoir ou le dsespoir La force dArirang se nourrit justement de son incroyable multiplicit, et cest ce que nous avons tent de faire sentir au public venu nombreux ce soir du 2 avril au Centre culturel coren assis-ter la confrence-spectacle que nous y donnions, Han Yumi et moi-mme, en compagnie de Kang Min-jeong, Sohn

    Zeen-bong, Mlissa David et Matthieu Rauchvarger qui illustrrent le propos de leur voix et de leurs rythmes.

    En abordant divers thmes universels, cette simple composition musicale et littraire invite limprovisation, limita-tion et au chant lunisson, ce qui faci-lite son acceptation au sein de diffrents genres musicaux, et les experts estiment le nombre total de chants tradition- nels portant le titre Arirang quelque 3 600 variantes qui appartiennent une

    Par Herv PJAUDIERDirecteur artistique du Festival K-Vox Voix Corennes.

    Arirang devient un nom gnrique pour clbrer la culture corenne. Spirit of Korea, Song of Korea, spectacle dinauguration du Centre culturel coren de Bruxelles au Palais Bozar fin 2013 (au premier rang, Ahn Suk-sun, 5e partir de la gauche). Herv Pjaudier

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  • soixantaine de versions ; ainsi fut pr-sent ce chant lUnesco, qui rpondit : LArirang est sans cesse recr dans divers contextes sociaux, lieux et occa-sions, servant de marqueur didentit parmi ses dtenteurs tout en assurant la promotion des valeurs de solidarit et la cohsion sociale. (...) Dcision : Inscrit lArirang, chant lyrique traditionnel du peuple coren sur la Liste reprsentative du patrimoine culturel immatriel de lhumanit.

    Quest-ce donc quun Arirang, sil peut prendre tant de formes ? Ce peut tre lenregistrement grsillant dune voix raille surgie dune Core archaque et rurale pleurant la peine quon prend franchir la colline Arirang quand le bien- aim est parti... Mais gare aux piges de la mise en perspective, quand ce quon croirait tre une vieille paysanne illettre capte au fond de la pninsule par quelque ethnologue se rvle tre la chanteuse Kim Un-sun, vedette de la

    radio nationale, sur un disque Polydor de 1943, en tte des ventes lpoque ! Arirang serait-il alors une sorte de chant emblmatique traversant les poques ? On pourrait le croire entendre ce fameux Arirang choral hypnotique qui dferla derrire lquipe de football des Diables Rouges durant la Coupe du Monde 2002, et ses nombreuses ver-sions drives, techno, disco, lectro, rap, etc. dont le succs ne se dment pas. Arirang semble donc identitaire au point de devenir une sorte dhymne national, reprsentant, comme on le dit partout, lme de la Core, pays qui nest pas simplement peuple de supporteurs braillards, puisquArirang peut aussi se cacher dans la petite ritournelle dune bote musique... comme dans linter-prtation rcente de la chanteuse de jazz Nah Youn-sun, bouleversante version diasporique.

    Arirang nest pas seulement une chan-son, cest un concept qui voque le han,

    ce sentiment profond et multiple iden-tifiant lme corenne, et aussi difficile cerner que lui. Cest un kalidoscope dont chaque facette reflte un aspect de cette me corenne, jusquau vertige des 3 600 variantes ! Arirang vhicule avec lui toutes sortes de lgendes qui font partie de son histoire. Il semble quil ny en ait en ralit aucune mention crite avant le XVIIIe sicle, 1756 pour tre pr-cis, ce qui a autoris concernant les p-riodes antrieures toutes les hypothses les plus hasardeuses, comme celle-ci : Ce chant a travers, par la seule force de la transmission orale, plus de deux mille ans dhistoire sans quune ligne darchive officielle en conserve la trace : cela montre bien limpressionnante force vitale qui habite Arirang ; cela montre aussi la force vitale qui habite les thu-rifraires de ce chant identitaire ! Il est symptomatique que les diverses sources lgendaires soient la fois contradic-toires et complmentaires, et lon en trouve qui couvrent toute les priodes

    Affiche du film Arirang, lun des chefs-doeuvre du cinma coren naissant, ralis en 1926 par Na Un-gyu.

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  • de lhistoire de la pninsule au moins depuis la fondation de Silla, les Trois Royaumes, Goryeo puis Joseon, pour ins-crire Arirang dans les gnes de la pnin-sule. Parmi nos prfres, citons celle-ci : Elle sappelait Seongbu, il sappelait Rirang, ils saimaient. Hlas, Rirang partit la guerre et un vil sducteur assigea Seongbu qui rsista loyalement ; mais son retour, Rirang se mprit sur la conduite de sa belle et la fidle Seongbu, le cur bris, se suicida. On lenterra sur une colline devant laquelle les passants se lamentaient : Ah ! Rirang !, et ceci devint le nom de la colline.

    Mais les sources se font plus prcises lorsque lon se rapproche de la fin du XIXe sicle, et de celle de la dynastie Joseon. Le lettr Hwang Hyeon rapporte que Le roi Gojong et la reine aimaient quon leur chante Arirang jusque tard dans la nuit ; en 1865, son pre, le R-gent, avait dcid de faire reconstruire le palais Gyeongbok, normes travaux qui durrent deux ans et dont on dit quils regrouprent des ouvriers surexploits venus de toutes les rgions de la pnin-sule, provoquant un brassage de chan-sons plus ou moins revendicatives ou nostalgiques, principalement Arirang, que les travailleurs auraient rapportes dans leurs provinces dorigine. La rf-rence trs frquente faite ce chantier nous rappelle comment les arts tradi-tionnels prenaient la fin de Jeoson une dimension nationale avec limportance du rle jou par les ftes organises la cour royale, et cest bien la priode o ce chant aux multiples variantes rgionales a commenc prendre une dimension nationale, simultanment lemprise progressive du Japon sur la Core, qui aboutira rappelons-le lannexion pure et simple en 1910, transformant Arirang en vrai chant de rsistance dun ct, et en grand succs commercial de lautre, ce qui nest pas forcment contradictoire.

    Le cinma naissant va tre un relais important de son succs, et lon ne peut pas ne pas citer Arirang, film ralis et jou par Na Un-gyu, considr comme lun des chefs duvre du cinma coren naissant. Diffus pour la premire fois le 1er octobre 1926 et aussitt interdit par

    les autorits doccupation, il relate lhis-toire dun homme qui se retrouve dans la manifestation indpendantiste du 1er

    mars 1919 et tue coups de hache un policier coupable dexactions ; on raconte qu la fin, tandis quon le conduit au lieu de son supplice en haut de la colline et que la foule chante Arirang, dans la salle ce ntaient que torrents de larmes. Lorsque la foule est sortie au milieu des cordons de policiers japonais cheval, les gens pleuraient, chantaient Arirang en chur, il y eut mme des cris pour rclamer lindpendance de la Core. Cet Arirang, cr pour le film, est aus-sitt devenu une version de rfrence (Bonjo Arirang). La carrire ultrieure dArirang au cinma est riche, et parmi les plus fameuses nous pouvons citer une version chante par Oh Jong-hae et Kim Myung-gon cheminant sur une route de campagne dans La chanteuse de pan-sori dIm Kwon-taek (1993), ou une autre accompagnant le moine sur le lac glac de Printemps, t, automne,hiver et prin-temps de Kim Ki-duk (2003).

    Il nest pas tonnant quun chant aussi identitaire tienne une grande place dans la diaspora, la plus ancienne version dont on ait gard une trace sonore tant reprsente par trois tudiants corens enregistrs en 1896 (!) aux tats-Unis par lethnomusicologue Margaret Fletcher et rcemment dits en CD ; mais au-jourdhui encore, on a vu un jeune Mand-chou faire pleurer le jury dun The Voice chinois en interprtant en hommage sa maman corenne une version dArirang.

    La diaspora na pas t la seule faire connatre Arirang ltranger : on dit quaprs 1945 les GIs avaient adopt Arirang, en en faisant le Lili Marlne de lExtrme Orient . Et le jazzman Oscar Pettifod raconte : On faisait une tour-ne en Core et un jour, aux toilettes, jentends mon traducteur en train de siffloter un petit air, et je lui dis, cest super ce que tu siffles, cest quoi ? La chanson tait un Bonjo Arirang, et il lenregistra avec Charlie Mingus sous le nom dAh Dee-dong blues, ce qui sera aussi le nom dune charmante ballade jazzy with oriental flavour , tandis que

    le pionnier folk Pete Seeger en chantera une traduction anglaise prsente comme un hymne antifasciste. On re-trouve bien le double aspect dorigine dArirang, douloureux chant identitaire, mais aussi chanson la mode qui connat un grand succs commercial, comme en tmoignent dinnombrables pochettes de disques dpoque.

    Aujourdhui le mot Arirang dsigne plus quune chanson, il est devenu un mar-queur identitaire fort, paradigme de la culture traditionnelle. Un exemple rcent le montre bien, lorsque la Core parti-cipa la crmonie de clture des Jeux Olympiques de Sotchi furent choisies trois stars du chant issues de trois domaines diffrents : Nah Youn-sun pour le jazz, Jo Sumi pour lopra et Lee Seung-cheol pour la pop, qui ont entonn Arirang. Arirang semble dailleurs tre devenu un nom gnrique trs vaste, qui touche la culture autant qu la communication ; Arirang TV est le nom de la chane tlvise sud-corenne

    dinformation culturelle destination du monde, tandis que ce mme mot est aussi emblmatique pour le rgime nord-coren qui dsigne ainsi le phno-mnal spectacle annuel vou la gloire de ses dirigeants, ainsi que son tout rcent premier smartphone.

    chacun son Arirang ? Je devrais dire : chacun SES Arirang. On saperoit quel point Arirang, plus quune chan-son, est devenu un nom, un emblme, un concept que lon associe lidentit corenne, et qui peut prendre toutes les formes, de la lamentation la re-vendication. Mais, Gangwondo Arirang, Jeongseon Arirang, Yeokkeum Arirang, Miryang Arirang, Jindo Arirang, Vieil Arirang ou Bonjo Arirang (Arirang usuel), pour citer les plus fameux, quel que soit votre Arirang, sa force est dtre toujours aujourdhui chant par tout le monde, toutes gnrations confondues, avec des strophes improvises et le got du partage et de la fte, comme ce fut le cas la fin de notre confrence, quand le public reprit en chur avec les chan-teurs des Arirang chaleureux.

    ARIRANG SEMBLE CONTENIR TOUT LADN DU PEUPLE COREN.

    PLUS QUUNE CHANSON, CEST DEVENU UN NOM, UN EMBLME QUE LON ASSOCIE LIDENTIT CORENNE...

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  • Arirang, chants populaires de Coreen ouverture du 18e Festival de lImaginaire

    chant, un surtitrage en franais de Han Yumi et Herv Pjaudier permettait au public dapprcier les images nostal-giques dune posie qui allie concision et pouvoir dvocation.

    Paradoxalement, depuis trente-deux ans que la Maison des Cultures du Monde participe la diffusion des arts tradi-tionnels corens en partenariat avec le Centre culturel coren, ctait la pre-mire fois quelle prsentait ce rper-toire qui est pourtant trs emblmatique puisque, tout comme le pansori, il consti-tue la quintessence dune culture la fois populaire et savante.

    En effet, le patrimoine des minyo est dune infinie richesse et se dcline de multiples faons : selon ses formes musi-cales et potiques, selon quil est chant par des villageois (hyangto minyo) ou par des professionnels (tongsok minyo), selon enfin les diffrentes rgions de la

    L a Maison des Cultures du Monde a inaugur les 7 et 8 mars der-niers sa 18e dition du Festival de lImaginaire avec deux concerts de chants populaires corens.

    Au menu, une savante slection de minyo, de japga et de arirang de diverses rgions de Core y compris de Core du Nord interprte par deux trsors vivants, Madame Lee Chun-hee et Ma-dame Yu Ji-suk, accompagnes par une jeune chanteuse et joueuse de janggu prometteuse, Kang Hyo-joo, et un matre du hautbois piri et surtout du puissant hautbois pavillon taepyeongso, Mon-sieur Choi Kyuong-man. Comme il est d-sormais de rgle la Maison des Cultures du Monde pour tous les spectacles corens impliquant de la parole ou du

    pninsule, chacune ayant son style et son rpertoire.

    Pour ces reprsentations, lquipe de programmation et son conseiller Kim Sun-kook avaient opt pour un rper-toire professionnel interprt par ses plus grands matres. Lon tait donc aux antipodes des prjugs sur lart popu-laire : une expression brute, souvent rptitive mais compense par lexub-rance. Car si ces chants sont effective-ment assez rptitifs, cela constitue plus une contrainte pour les artistes quune facilit. Il leur faut donc exploiter toutes les ressources de ces courtes formules mlodiques qui transcendent dailleurs les genres et les styles, et les travailler, les fleurir, de manire soutenir lint-rt de lauditeur tout en prservant leur caractre envotant.

    Quant lexubrance, point. Cest avec un art consomm et une retenue extra-

    D O S S I E R S P C I A L

    Par Pierre BOISConseiller artistique la Maison des Cultures du Monde

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  • ordinaire que les trois chanteuses filrent leurs sons presque tout au long du concert, comme si leur corps immobile, statufi, rservait toute son nergie la voix. Le public retenait son souffle

    En ouverture, Kang Hyo-joo, une chan-teuse de trente-cinq ans disciple de Madame Lee Chun-hee, interprta deux chants simplement accompagns par le rythme du janggu : Norae garak, un clbre chant populaire issu de la tradition chamanique, et Jebiga ou le Chant de lhirondelle, un des douze japga de la province de Gyeonggi.

    Choi Kyuong-man improvisa ensuite dblouissantes variations au tae- pyeongso. Ce hautbois perce conique et pavillon de mtal se rattache la grande famille des suona chinois eux- mmes drivs du zurna turco-arabo- persan et se distingue par sa sonorit claire et puissante. Cet instrument est

    a priori plus adapt au plein air qu une salle de concert sauf lorsquil bnficie comme ici dun jeu la fois imaginatif et paisible. N Soul en 1947, Choi Kyuong-man est reconnu comme un matre des hautbois tradi-tionnels corens. Il a dailleurs enregistr en Core un CD entier dimprovisations au taepyeongso solo. Ancien conseiller artistique de lorchestre de musique populaire du Centre National Gugak, il a t dsign en 2013 comme dpositaire de lart du samhyeon-yukgak, un genre musical de chambre autrefois jou lors des crmonies au palais.

    Suivit une chose rare : trois seodo-sori ou chants des provinces de louest, en loccurrence Hwanghae et Pyeongan aujourdhui situes en Core du Nord, dont Madame Yu Ji-suk est aujourdhui une des rares dpositaires. Elle inter-prta tout dabord deux classiques du rpertoire des gisaeng (chan- teuses professionnelles) de Pyeongyang, Gwansan yungma (le cheval de guerre) et Susimga qui est une lamentation sur la futilit de la vie et elle conclut avec le chant Choro insaeng (La vie, rose sur une feuille), une image de la prcarit de la vie.

    Mais la plus belle partie du concert fut incontestablement les trois minyo de Gyeonggi interprts avec une profon-deur sans pareille par Madame Lee Chun-hee. Ne en 1947, cette chanteuse habite sest vu dcerner le titre de myeongchang (virtuose vocale) pour le rpertoire de gyeonggi minyo dont elle a enregistr lintgrale en 4 CD pour le label coren Synnara Records et une slection en 2013 pour Ocora/ Radio France.

    Elle commena par le japga Yusanga (Promenade en montagne) et pour-suivit par deux lamentations en partie accompagnes par le glas dun gong : Ibyeolga, un chant de sparation qui fait partie du clbre drame de pansori Chunhyangga (Le chant de Chunhyang), puis un chant de regrets, Hwoesimgok. Peu de notes, aucune recherche deffets,

    Les artistes du concert Arirang, chants populaires de Core. De gauche droite : Kang Hyo-joo, Lee Chun-hee (elle est aujourdhui considre, comme la plus illustre chanteuse de gyeonggi minyo), Yu Ji-suk et Choi Kyuong-man. Franois Gunet / Maison des Cultures du Monde 2014.

    mais une concentration et une intensit dont laura rayonna sur tout le public.

    Le concert sacheva sur une note plus enleve avec une suite de huit arirang de styles varis. Arirang est lorigine un chant parmi les centaines ou milliers qui constituent le rpertoire de minyo. On le dit originaire de la province de Gwangon mais son titre renverrait une colline situe proximit du mont Baekdu, 800 km de l, aux confins de la Core et de la Chine. Le refrain, obsdant, voque la ncessit de franchir cette colline, exacerbant le caractre nostalgique et dsespr du chant. Une expression particulirement efficace du han, cet tat dme propre aux Corens, qui mle regrets et nostalgie, dsir et frustration, rvolte et rsignation et bien dautres sentiments encore, et qui irrigue tous les arts corens, notamment les arts populaires moins soumis ltiquette no-confucenne que les arts savants.

    Arirang connat partir du XIXe sicle une fortune tonnante. En ce dbut dexode rural, il permet aux travailleurs que la misre a jets sur les routes dexpri-mer leur dsespoir. Ce chant va alors bourgeonner, clore et se rpandre en une soixantaine de versions rgionales et quelque 3600 variantes. En 1926, un film muet intitul Arirang et qui raconte la rsistance dun jeune tudiant coren contre loccupant japonais lui apporte la conscration. Aux versions villageoises viennent alors sajouter celles, plus la-bores, des artistes professionnels. Aujourdhui encore, de nouvelles versions se crent influences par les musiques actuelles les plus rcentes. Un tel phno-mne de cration collective et didentifi-cation culturelle lui a dailleurs valu une inscription par lUNESCO au patrimoine culturel immatriel de lhumanit.

    Les trois chanteuses interprtrent donc tour tour des arirang lents et rapides, des arirang de Jeongseon, Gangwon, Miryang et Jindo pour finir en apothose par le Bonjo arirang ou arirang commun que tout Coren connat aussi bien que son hymne national.

    Une heure et demie durant, le public fut tenu sous le charme de ces quatre magnifiques interprtes et de ces chants qui lui rvlrent un pan important et pourtant mconnu de la culture mais aussi de lme corenne.

    PARTIR DU XIX E SICLE, ARIRANG BOURGEONNE, CLT ET SE RPAND EN UNE SOIXANTAINE

    DE VERSIONS RGIONALES ET QUELQUE 3600 VARIANTES.

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  • Lee Chun-hee Arirang est comme une mre

    pour les Corens...

    Culture Corenne : Dans le programme que vous avez choisi pour vos premiers concerts parisiens, qui ont inaugur le Festival de lImaginaire 2014, vous donnez une importance particulire aux chants de la province de Gyeonggi. Quelles sont leurs particularits par rapport ceux des autres provinces ?

    Lee Chun-hee : Ce sont les chants dsi-gns comme le Principal Patrimoine culturel intangible que je reprsente. La mlodie en est pure, semblable de loxygne, ce qui permet aux chanteurs davoir des expressions trs person-nelles, dlicates comme des gouttes de rose. Ibyeolga en est un exemple parfait. Les chants de la province de Jeolla (sud-ouest) sont plus nergiques, ont la force dune cascade.

    Les douze japga que vous interprtez sont-ils reprsentatifs du Gyeonggi minyo ?

    Oui, mais minyo dsigne en gnral un chant quun autochtone peut facilement identifier. Alors que les douze japga ntant chants que par les profession-nels, ils ne sont pas trs connus du public. Cest aussi mon rle de les rapprocher des gens en les chantant le plus souvent.

    Quest-ce qui a chang depuis que lUNESCO a inscrit Arirang, que vous chantez galement, en dcembre 2012 sur la liste reprsentative du patrimoine culturel immatriel de lhumanit ?

    Beaucoup de choses ! Ds 2013, on a vu natre partout dans le pays des festi-vals dArirang pour clbrer lvnement. Cette conscration internationale a rendu les Corens trs fiers de leur Ari-rang. Personnellement, je suis trs solli-cite depuis, tout comme mes confrres. Cest ainsi que je me retrouve Paris aujourdhui avec lhonneur de faire louverture du Festival de lImaginaire !

    Avez-vous dj donn ce genre de concert ltranger ?

    Pas vraiment. Ce genre de programme serait difficile mettre en place mme Soul ! Il est rare que je donne un concert entirement consacr au chant, sans accompagnement instrumental. Par

    D O S S I E R S P C I A L

    L es Corens sont soucieux de la transmission de leur patri-moine culturel, y compris et surtout du patrimoine dit im-matriel. La musique, la danse, le thtre, les jeux, les rites, les arts martiaux, lartisanat et la cuisine constituent autant de domaines qui bnficient dune politique de sauvegarde et de dveloppement. Gyeonggi minyo, ensemble de chants folkloriques de la province de Gyeonggi, la province qui entoure Soul, class Prin-cipal Patrimoine culturel intangible n 57 en Core du Sud, sincarne en la personne de la chanteuse Lee Chun-hee. Culture corenne la rencontre lors de sa venue en France loccasion de la 18e dition du Festival de lImaginaire. Accompagne de Yu Ji-suk, autre trsor national , de Kang Hyo-joo, disciple de Mme Lee, et de Choi Kyung-man, matre du taepyeongso (sorte de hautbois), elle a inaugur le festival par deux concerts qui ont enthousiasm le public.

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  • Lee Chun-hee, lune des plus importantes interprtes de minyo, propose dans ce CD les pices les plus emblmatiques du rpertoire, ainsi que des versions du trs clbre chant Arirang, un quasi-hymne national qui veille de profonds chos dans le cur des Corens.

    EN DCEMBRE 2012, LUNESCO A INSCRIT ARIRANG SUR LA LISTE DU PATRIMOINE CULTUREL

    IMMATRIEL DE LHUMANIT.

    ailleurs, on chante en gnral debout, ce qui permet de rythmer le chant de lgers mouvements corporels, sauf des chants qui se chantent assis, sans accompagnement instrumental part un janggu (sorte de tambour), comme Yusanga, un chant profond qui ne cherche pas lexploit technique. A Paris, nous tions assis et les gens taient l, rien que pour couter les voix. Chanter assis, cest autre chose que de chanter debout. Cela demande plus de concentration. Ce qui ma galement surprise, cest le peu de distance spa-rant la scne [de la Maison des Cultures du Monde, ndlr] et le public. De ce fait, il fallait que je fasse attention aussi mon regard.

    Comment avez-vous ressenti la raction du public ?

    Il tait trs chaleureux. Cela mintrigue presque. Car mme si les paroles taient traduites en surtitres, les chants sont en coren et expriment une sensibilit dont ce public na pas lhabitude. Malgr tout, les spectateurs taient si concentrs que je ne les entendais mme pas respirer et, aprs chaque chant, il y a eu une pluie dapplaudissements. Ctait comme un miracle pour moi.

    En fait, il ne sagissait pas au sens strict de votre premire reprsentation sur la scne parisienne, puisque vous aviez chant Arirang de faon impromptue lUNESCO, alors que la dcision dins-crire ce chant sur la liste du patrimoine culturel immatriel de lhumanit ve-nait dtre prise Il y a plusieurs sortes dArirang selon les rgions. Pourquoi ?

    Chaque rgion a ses murs, son mode de vie, son rythme. Je compare Arirang une mre. Par exemple, lle Jindo a son Arirang qui correspond son tempo, avec des paroles qui refltent la sensibilit de ses habitants. Seoul Gin Arirang, le long Arirang de Soul , ne comporte, lui, pas beaucoup de paroles, mais celles-ci sont prononces trs lentement.

    Le Bonjo Arirang, Arirang original , lest-il vraiment ?

    Sans doute pas. Mais il a t popularis grce au film de Na Un-gyu, Arirang, ra-lis en 1926, sous loccupation japonaise,

    et qui a connu un grand succs. Il existe des enregistrements plus anciens dont la mlodie diffre de celle du Bonjo Arirang.

    Quelle est votre opinion personnelle concernant le succs dArirang auprs des Corens ?

    On peut dire quil exprime le han [ m-lancolie , ressentiment , ndlr], mais on peut aussi le chanter de manire trs joyeuse. Cest ce qui rend ce chant si atta-chant, si populaire. Cela dpend de celui qui le chante et de celui qui lcoute.

    Vous avez beaucoup de disciples. Le chant traditionnel intresse les jeunes ?

    Lanne 1994 a marqu un tournant pour nous, car le gouvernement lavait dcr-te anne de la musique traditionnelle, popularisant le terme gugak, musique nationale , alors quon parlait jusque-l plus modestement de sori, chant . La musique traditionnelle a ainsi trouv un second souffle. Elle figure aujourdhui dans la plupart des programmes des centres culturels en Core. Beaucoup duniversits ont un dpartement spcia-lis. Certains musiciens sont trs connus. Ce sont dabord les adultes qui sint-ressent la musique traditionnelle, qui inscrivent leurs enfants un cours et cer-tains dentre eux poursuivent leur forma-tion jusqu luniversit. Kang Hyo-joo, qui nous a accompagns pour les concerts parisiens, est une lve que je forme de-puis quelle a onze ans.

    Ils commencent donc trs jeunes.

    Cest mieux pour modeler la voix.

    Et vous-mme, comment tes-vous venue au chant ?

    Ma vie est pleine de pripties Il ny avait pas de chanteur dans ma famille, mais jaimais bien couter les chants minyo la radio quand jtais petite. Je marrtais devant un magasin de disques pour couter la musique quil diffusait. Je

    ne savais pas encore quon pouvait suivre des cours de chant traditionnel. Javais dix-sept ans, jtais vraiment trs mal dans ma peau et jai trouv un cours de chansons populaires. Puis, jai dcouvert un cours de chant traditionnel. Je me suis entrane comme si ma vie en dpendait. Ctait dautant plus dur pour moi que je ntais plus trs jeune. Cest pour cela que je milite pour que le gouvernement ouvre des coles primaires spcialises dans la musique traditionnelle lheure actuelle, il faut entrer dans le secondaire pour bnficier de cet enseignement.

    Que peut-on faire dautre pour assurer un bel avenir la musique traditionnelle ?

    Il faut former des troupes et monter des spectacles. Un peu comme il en existe pour le Pansori. Javais fait des tentatives vers 1998, lorsque jtais directrice artis-tique du Centre national pour les arts du spectacle traditionnels corens. Pour cela, il faut que les artistes puissent se consa-crer entirement leur art, ce qui nest pas le cas aujourdhui pour des raisons financires. Par ailleurs, je suis ouverte aux innovations musicales intelligentes.

    Propos recueillis par JEONG Eun-Jin

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  • De battre, mon cur sest arrt ! Ctait la premire fois o jal-lais voir chanter Youn Sun Nah, dans un club de jazz parisien, vers la fin des annes 1990. Jen tais res-t en apesanteur. Elle tait l, lavant-scne, le visage dune lune ple, yeux clos, immobile, totalement habite par la musique qui lentourait. Une invitation entrer dans son monde intrieur, un recueillement accueillant Une manire daborder la musique par le silence et le feeling. Une voix limpide dune justesse absolue, parce quon sent bien que chez elle, lintention est juste, avant mme lmission vocale. Au dbut des annes 2000, par le bouche--oreille sest ainsi construit un public de fidles dautant plus enthousiastes que ses apparitions parisiennes se droulaient par clipses. cette poque, elle vivait six mois par an Soul, o elle menait une carrire ostensiblement pop et six mois par an Paris o elle avait rencontr le jazz.

    Une rencontre comme une histoire de fe. Avec un joli grain de sable qui vient bousculer la quitude promise dune fa-mille o les cordes vocales tapissent les murs : Soul, la mre de Youn est une chanteuse lyrique et son pre dirige le Chur National de Core. Pour autant, personne ne lui impose de cours de tech-nique vocale et encore moins un quel-conque formatage. Elle est passionne de culture franaise. En 1995, 26 ans, elle remporte un concours de chanson franaise organis sous la houlette de lAmbassade de France. Dans le paquet

    Youn Sun Nah, voyage au pays des silences fulgurants

    Par Alex DUTILHJournaliste Open Jazz, France Musique

    L A C O R E E T L E S C O R E N S

    cadeau de la laurate, un an dtudes en France. Elle choisit Paris pour sins-crire au Cim, fameuse cole de jazz. Et au Conservatoire Lili et Nadia Boulanger pour faire bonne mesure. Le Cim fut un choix dterminant, le dpart dune tra-jectoire, tout allait semboter.

    Voix jazz, improvisation, harmonie et ateliers dorchestre. Cest en effet l quelle rencontre le pianiste Guillaume Naud, le contrebassiste Yoni Zelnik et le batteur David Georgelet. Piano, contre-basse, batterie ? Trio standard pour ex-plorer les standards ? Ce serait mal les connatre et msestimer la farouche volont dexploration de la chanteuse. Trs vite ils tombent sur le vibraphoniste David Neerman. Demble un son. Pas du tout celui du Modern Jazz Quartet qui aurait invit une chanteuse. Leur propos

    nest pas la beaut des formes closes. Cest plus aventureux, plus incertain, plus ouvert. Et tout aussi vibrant, avec un plaisir purement acoustique de textures insolites. Lassociation voix-vibraphone-piano a t-elle t tente avant eux ?

    Avec ces garons, ses potes du Cim, Youn Sun Nah affirme un univers singulier, intimiste, tournant la fois le dos au tout standard de la plupart des voca-listes de jazz et la free improvisation qui en attire quelques autres. Exigence formelle des compositions et textes ori-ginaux en anglais, coren et mme hbreu et libert dun jeu collectif o les textures jouent avec la transparence. Dans cette formule, elle va faire le tour des lieux alternatifs, puis des clubs et remporter quelques concours. Youn Sun Nah gagne ainsi le prix de soliste au Concours national de jazz de La Dfense en 1999, distinction dautant plus remar-quable que les vocalistes ny sont que rarement distingus.

    Lentre dans la dimension des festivals se dclenchera la suite de la publica-tion du premier album du quintet de Youn, Light For The People , enregis-tr en fvrier 2002. Deux ans plus tard exactement, ltape suivante sera le rem-placement du pianiste Guillaume Naud par Benjamin Moussay pour lenregis-trement de So I Am . Une centaine de concerts sensuivent, en France, en Australie et en Asie. chaque fois sur des chansons aux harmonies dlicates, limpides comme de la rose, o lon

    Une manire daborder la musique par le silence et le feeling. Une voix limpide dune justesse absolue...

    LENTO EST UNE SORTE DAUTO-PORTRAIT QUI VIENT SUBLIMER LENSEMBLE DE SON PARCOURS.

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  • simagine comprendre le coren tant lmotion est communicative. Tournes, festivals, clubs Au passage, en 2005, elle reoit le Prix de la Meilleure Jeune Artiste de lanne en Core, ainsi que le Grand Prix du concours Jazz Rvlations Juan-les-Pins. En 2006, raconte-t-elle, on ma pass une commande en Core pour un album de pop un peu jazzy, avec un rpertoire original compos par des stars de la pop corenne. Jai pens quil fal-lait le faire. La Core me manquait. Jai tra-vaill avec le pianiste danois Nils Lan Doky pour cet album. a ma donn une autre vision de la musique. Par Nils, jai rencon-tr plein de musiciens dEurope du Nord. Jai eu envie dessayer dautres pistes. Jai dit au quintet on va faire une pause , Jai donc enregistr cet album au Danemark, Memory Lane , Nils a fait les arrange-ments avec moi Lalbum a t un succs lchelle du jazz en Core, puisquon en a vendu plus de 50 000.

    On tient l lexplication de la filire scan-dinave qui change radicalement le cours de la carrire de Youn Sun Nah partir de la publication de Voyage en mai 2009 sous le label allemand ACT. Elle a simplement droul un fil dAriane, dun hasard de rencontre lautre : Nils ma invite au Danemark pour une srie de concerts. Cest l que jai rencontr Ulf Wakenius. Il tait venu jouer plusieurs fois en Core. Il connaissait trs bien mon ma-nager coren. On sest trs bien entendu et lide de nous lancer dans des concerts en duo guitare-voix - est arrive trs naturel-lement. Ds la fin du premier concert, il ma

    dit Il faut absolument enregistrer a . Immdiatement, ctait difficilement ra-lisable, mais on est partis sur lide quon allait continuer travailler en changeant des fichiers par Internet pour laborer le rpertoire. On pensait quil nous faudrait un producteur et cest comme a que nous avons fait appel Lars Danielsson. Jtais fan du bassiste, et il paraissait naturel de lui demander aussi de jouer. Javais gale-ment envie dune trompette et javais en-tendu Mathias Eick quand il avait t invit par un festival de jazz en Core Pendant la sance, javais la chair de poule sur ses interventions de trompette. Bref, alors que nous partions sur lide dun disque en duo avec la guitare, nous avons peu peu gliss sur un format de quartet. Quant la pr-sence du percussionniste franais Xavier Desandre-Navarre, cest tout simple-ment parce quil tait dj extrmement sollicit par la scne scandinave

    Les tapes suivantes se sont encha-nes avec une vidence dconcertante. Dabord Same Girl , enregistr au printemps 2010 dans la continuit du groupe, mais avec une volution du rpertoire, picorant du ct de la pop anglo-saxonne, des standards du jazz et de la chanson franaise. Un carton : Prix du Jazz Vocal de lAcadmie du Jazz en France, Korean Music Award et en Allemagne un Echo Award en tant que meilleure chanteuse internationale de jazz en 2011 ! Vient enfin Lento , mis en bote en dcembre 2012, juste aprs que le gouvernement coren lui dcerne un prix spcial pour sa contribution la

    culture populaire et aux arts. Lento est une sorte dautoportrait qui viendrait sublimer lensemble de son parcours. Il introduit aussi laccordon de Vincent Peirani dans un univers dont la colonne vertbrale reste la prsence des fulgu-rances de la guitare de Ulf Wakenius avec lequel Youn a parcouru le monde en duo. Jadore lintimit, confie-t-elle. Moins il y a de musiciens, plus je me sens laise. Paradoxalement, cest en duo que je me sens le plus en scurit. Je me sens plus zen ; je suis aussi plus rceptive lnergie du public.

    Un public qui lovationne sur tous les continents, du festival de Montral au Lincoln Center de New York ou la cr-monie de clture des Jeux Olympiques dhiver de Sotchi. En janvier 2014, le CICI (Corea Image Communication Ins-titute) lui remet le Korea Image Flower Stone Award pour laccomplissement de sa carrire en Europe. Au mois de mai dernier, le Ministre de la Culture, des Sports et du Tourisme lui dcerne le Sejong Munhwasang pour sa contribu-tion aux arts et la culture corenne et Paris elle se voit dcerner le Prix Culturel France-Core 2013 pour sa contribution la dcouverte, par le public franais, des qualits artistiques des musiciens corens. Une pluie de prix ? Elle les ac-cepte avec la modestie et la sagesse de ceux qui savent que tout se joue ailleurs. En partageant la scne avec des funam-bules de jazz et en nous laissant cou-ter le silence qui lhabite. Jai hte de la retrouver dans les frissons dun concert.

    Youn Sun Nah Soul, en 2011, avec les musiciens de son quartet (Vincent Peirani, Simon Tailleu et Ulf Wakenius). Sung Yull Nah

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  • La premire rencontre entre le chris-tianisme et le confucianisme en Core est souvent assimile un vritable choc de civilisations qui aurait engendr des perscutions sanguinaires contre les chrtiens lpoque du Joseon (1392-1897). De rcentes dcouvertes permettent cependant de revisiter cette ide largement admise.

    Le christianisme a t introduit dans la pninsule au XVIIe sicle par le biais douvrages jsuites traduits en chinois, mais il fallut attendre les annes 1780 pour que se forme un embryon de com-munauts catholiques, sans intervention directe de missionnaires trangers. Les premires conversions au protestan-tisme ne se produisirent quun sicle plus tard, dans les annes 1880, sous lin- fluence de pasteurs amricains. Dau-cuns perurent alors les valeurs chr-tiennes comme susceptibles dbranler les fondements de la socit corenne o le confucianisme avait t rig comme une vritable idologie dtat. Les historiens et autres figures nationalistes du XXe sicle y ont large-ment fait cho en vue dappuyer leurs arguments dune Core pleinement confucianise et dune glise autochtone pour le moins exceptionnelle. Lhistoire de la Core et, plus gnralement, de lAsie orientale suggre pourtant quun simple choc culturel ne saurait expliquer lui seul la trajectoire du christianisme dans la pninsule. Cest ce que nous allons maintenant explorer partir de lexemple catholique.

    La rencontre entre le christianisme et le confucianisme en Core

    Par Pierre-Emmanuel ROUXChercheur lUniversit de la Ruhr, Bochum (Allemagne)

    Dans le cadre du cycle de confrences Culture et civilisation corennes , organis chaque anne par le Centre Culturel Coren, Pierre-Emmanuel ROUX avait donn, le 9 avril 2014,

    une trs intressante confrence voquant la rencontre entre le christianisme et le confucianisme en Core. Cette confrence avait vivement intress notre public et cest pourquoi

    nous lui avons demand den prsenter, sous forme darticle, un rsum dans nos colonnes.

    L A C O R E E T L E S C O R E N S

    Une frontire infranchissable ?

    Il est frquent de lire que le passage de la frontire sino-corenne tait autre-fois extrmement prilleux pour les missionnaires. On retrouve dailleurs le mme discours de nos jours avec les rfugis nord-corens, ceci prs que la traverse sopre dans le sens inverse. La frontire tait pourtant relativement poreuse lpoque du Joseon, et elle nempchait nullement un important commerce de contre-bande entre la pninsule et le continent.

    La correspondance des missionnaires montre, en outre, que la vritable dif-ficult pour sintroduire en Core ne rsidait pas tant dans le passage de la frontire il suffisait dviter les doua-niers ! que dans les embches surmonter pour latteindre. Le catho-licisme tait alors interdit en Chine, et labsence de chrtients sur prs de 800 kilomtres, entre Pkin et le poste frontire dUiju, contrariait les tentatives des missionnaires qui se dplaaient pied pour rester incognito.

    Mais le plus tonnant est que le reste du voyage, jusqu Soul, se droulait ensuite sans encombre. Et si les mis-sionnaires optrent finalement pour la voie maritime, partir de Shanghai, cest surtout parce que louverture de lempire chinois aux puissances occidentales, dans les annes 1840, permettait dsormais de relier la Core en deux jours de navigation et dviter ainsi lpuisante traverse de la Chine du Nord. Limage dune Core ferme dcoule donc largement dune ide reue.

    Arrestation de Mgr Daveluy, des pres Aumatre et Huin, ainsi que deux chrtiens corens, Luca Hwang et Joseph Jang, le 11 mars 1866.Peinture de Thak Heeseong (1984), conserve aux Missions trangres de Paris.

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  • Les lettrs dOccident

    Lglise catholique corenne a t fonde par quelques jeunes lettrs qui espraient devenir de meilleurs confu-cens grce la pratique du christia-nisme. Ils avaient t sduits par limage des lettrs dOccident que vhicu-laient les missionnaires au service des empereurs Pkin. De nombreux missaires corens avaient effective-ment loccasion de rencontrer ces clercs rputs pour leurs talents scientifiques et artistiques lors des ambassades annuelles dans la capitale chinoise. Ils taient impressionns par les livres de science et de religion, ou encore les instruments astronomiques quils se voyaient offrir. Leurs descriptions aussi captivantes quexotiques des glises pkinoises laissaient aussi croire que la religion trangre florissait dans lempire chinois (o elle tait pourtant interdite), et mme dans le reste du monde.

    Ces lments jourent un rle dcisif dans la conversion des premiers lettrs corens. Ces derniers ne furent pas longs se convaincre que si des missionnaires semblables au fameux jsuite Matteo Ricci (1552-1610) se prsentaient Soul, le souverain leur rserverait un accueil des plus chaleu-

    Le culte des anctres fut aussi bien un obstacle la diffusion du christianisme en Core quun prtexte sa rpression.

    reux, en les autorisant demeurer dans le pays. Les convertis corens rcla-mrent donc en diverses occasions, lvque de Pkin et au pape lui-mme, lenvoi de tels missionnaires. Ils refusrent aussi catgoriquement dlever certains dentre eux la prtrise, car ils dsiraient avant tout des lettrs europens . Rome se dcida finalement dans les annes 1830 leur envoyer des prtres des Missions tran-

    gres de Paris (MEP), qui furent tout dabord mal accueillis en raison de leur statut : celui de clandestin sans talent scientifique particulier. Voil qui met mal le clich dune incompatibilit fondamentale entre la Core confu-cenne et lOccident chrtien.

    Une rpression svre...

    Mais alors pourquoi le catholicisme fut-il officiellement interdit ds les premires conversions ? Et pourquoi la rpression des convertis fut-elle mene au nom de lorthodoxie confucenne ? Les craintes dune menace occidentale et dune atteinte aux fondements de la socit ont souvent t invoques dans le discours antichrtien. Il sagissait pourtant de prtextes la rpression, sans en tre les raisons profondes.

    Le culte des anctres en offre une bonne illustration. Linterdiction par Rome de ce rite confucen essentiel dboucha sur le premier grand incident antichr-tien en Core : deux lettrs convertis, Paul Yun et son cousin Jacques Gwon, furent dcapits en 1791 parce quils avaient refus de rendre un culte la mre dfunte du premier. Il ne faudrait pas pour autant y voir un choc culturel sans prcdent. Le catholicisme neut jamais lapanage de cette accusation qui avait t invoque au dbut de la dynastie pour attaquer le bouddhisme.

    Le site de Baeron, dans la province du Chungcheong, est un lieu saint (seongji) pour lglise catholique de Core. Le lettr Hwang Sayeong (1776-1801) y rdigea une fameuse lettre pour lvque de Pkin, peu de temps avant dtre excut. Les missionnaires des MEP y fondrent galement leur premier sminaire clandestin en 1856.

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  • * Rappelons que ce rite est relativement coteux puisquil occasionne lachat et la prparation de nombreux mets.

    Core le dernier bastion confucen aprs la chute de son suzerain, la dynastie chinoise des Ming, remplace en 1644 par celle des Mandchous Qing. Apposer le label Occident sur le catholicisme tait un prtexte tout trouv pour proscrire cette doctrine accuse dhtrodoxie et critiquer la Chine barbare des Mandchous qui avait autoris des Europens entrer au service de la cour impriale. Pour assurer sa lgitimit en Asie orientale, la Core se devait donc dinterdire svrement le catholicisme et dinsister parall-lement sur la tolrance de cette reli-gion en Chine. De ce point de vue, on peut dire que la question de laccepta-tion du catholicisme se retrouva lie celle de la reconnaissance de la Chine mandchoue comme suzerain. Accepter lun quivalait reconnatre lautre, et inversement. Cette problmatique favorisa en dfinitive la construction dune identit proto-nationale la fin de la dynastie Joseon et explique en partie les prtentions des Corens actuels tre les vritables gardiens du Temple du confucianisme.

    ... et totale ?

    On simagine volontiers que la rpres-sion du catholicisme en Core fut gnrale et permanente. Or, les grandes campagnes antichrtiennes ne furent jamais que des vnements isols et entrecoups par de longues priodes de tolrance tacite. Elles montrent au demeurant que les mesures restrent localises la fois dans le temps et dans lespace, puisquelles touchrent surtout les rgions les plus confucianises du sud de la pninsule. Il est dailleurs curieux que le catholicisme nait pas essaim la diffrence du protes-tantisme dans les provinces moins confucianises de lest et du nord, o son dveloppement aurait sans doute rencontr moins dembches.

    On peut galement se demander si les fonctionnaires locaux taient vraiment intresss par la prise de mesures

    rpressives. y regarder de prs, il vau-drait mieux qualifier les incidents anti-chrtiens, en dfinitive peu nombreux, de spasmodiques et brutaux . Les catholiques corens ne furent dailleurs jamais systmatiquement excuts. Bien au contraire, les martyrs furent plutt larbre cachant une fort de nom-breux apostats apeurs par les tortures et les excutions.

    Noublions pas non plus que la corrup-tion de ladministration locale dominait dans le contexte troubl du XIXe sicle. Les convertis y taient particulirement exposs, car la politique antichrtienne et la menace de svres chtiments autorisaient tous les chantages et les extorsions. Les arrestations taient donc loin dtre toutes lies un simple choc culturel. Conclusion

    Nous voudrions insister sur la ncessit de dpasser la vision trop schma- tique dun tat confucen hostile une glise unie dans ladversit. Force est de reconnatre que la rencontre de la Core avec lOccident resta largement indirecte jusquau XIXe sicle, passant pour lessentiel par des contacts avec le voisin chinois. Il faut donc privilgier le contexte rgional de lAsie de lEst au choc frontal avec lEurope chrtienne. De plus, le royaume du Joseon tait certes largement confucianis, mais il ltait sans doute moins quon ladmet habituellement. La rpression dispro- portionne de lglise catholique ne fut en outre jamais continue, puisquelle survint toujours des moments prcis et dans des circonstances historiques particulires.

    Le dveloppement du christianisme jusqu nos jours met finalement mal lide mme dune incompatibilit avec le confucianisme. Les Corens ont le sentiment davoir bien mieux conserv les traditions confucennes que leurs voisins. Mais la Core du Sud est aussi le pays dAsie orientale o le christia-nisme a le plus solidement pris racine. Ce dernier a donc su sadapter sincul-turer, diront les spcialistes au point de faire de la pninsule un fascinant labora-toire pour ltude des religions.

    Le rite en question ne fut en outre jamais appliqu de manire uniforme sur lensemble du territoire, malgr les efforts gouvernementaux. Prcisons aussi que la Core se trouvait la fin du XVIIIe sicle dans une situation cono-mique difficile, et de nombreux sujets, mme au sein de laristocratie, taient incapables pour des raisons financires de rendre un culte leurs anctres*. Toujours est-il que lincident de 1791 alimenta pendant un sicle le sentiment dun vritable danger catholique.

    Dautres lments expliquent donc ncessairement la rpression anti-chrtienne. On sait aujourdhui que le destin du catholicisme fut troite-ment li, lpoque, des luttes entre factions qui cherchaient simposer sur la scne politique. En dautres termes, la nouvelle religion joua surtout le rle de bouc-missaire dans ces rivalits. Il suffisait de dfendre la tradition confu-cenne et, inversement, de prsenter le catholicisme comme lune des pires h-rsies, de sorte quliminer les convertis devenait rationnel et justifiait que les principaux postes du gouvernement tombassent la faction ayant orchestr la rpression. Laccusation, fonde ou non, de professer le catholicisme offrait ainsi un moyen efficace dliminer nimporte quel rival, en particulier lors des trois grandes campagnes antichr-tiennes de 1801, 1839 et 1866.

    Lvolution gnrale de la justice corenne vers plus de svrit la fin de la dynastie offre un complment dexplication. Ltat cherchait asseoir son contrle sur une socit qui essayait de se soustraire aux impts, de passer outre aux monopoles commer-ciaux, et qui, parfois, se rvoltait contre ladministration rurale. Lapparition de nouvelles religions au XIXe sicle, commencer par le christianisme, ne faisait quajouter ces soucis un objet de craintes, lgitimant un contrle plus troit de la population et la menace de la peine capitale. Cest donc aussi dans ce contexte quil faut comprendre la virulence des textes gouvernementaux antichrtiens et la frquence des excu-tions lors des campagnes de rpression.

    Par ailleurs, si le discours antichrtien tait ax sur la menace occidentale, il cachait en ralit un discours anti-mandchou. Ce dernier visait faire de la

    LES GRANDES CAMPAGNES ANTICHRTIENNES NE FURENT JAMAIS QUE DES VNEMENTS

    ISOLS ET ENTRECOUPS PAR DE LONGUES PRIODES DE

    TOLRANCE TACITE.

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  • Lee UfanDialogue avec lespace

    Par Okyang CHAE-DUPORGE Historienne de lart / enseignante lUniversit de La Rochelle

    L A C O R E E T L E S C O R E N S

    Relatum-Silence (1979/2010), plaque de fer 310 x 230 x 2 cm, pierre 102 x 81 x 107 cm, Muse de Lee Ufan, Naoshima, Japon.

    Une grande plaque rectangulaire bien lisse dun noir rougetre, de trois mtres de haut, juste appuye contre le mur sans aucune trace de modification, et deux ou trois mtres de l, une grosse pierre oblongue pose au sol faisant face la plaque de fer. Cest le Relatum-Silence (1979/2010) expos au Muse de Lee Ufan dans une le du Japon, Naoshima. Quand nous entrons dans la salle consa-cre cette uvre, nous avons limpres-sion de traverser les sicles en arrire ou en avant, dans un autre rythme du temps, dans un champ de contemplation intense. La salle nous invite nous im-merger dans lair de cet espace extrme-ment dpouill, dans une sorte datem-poralit primitive et universelle.

    La peinture de Lee Ufan nest pas moins spatiale que sa sculpture. La srie

    rcente Dialogue donne voir une ou deux grandes touches gris bleu traces verticalement ou horizontalement sur de grandes toiles, autrement laisses audacieusement non-peintes. Lors de la rtrospective de Lee Ufan au Solomon R. Guggenheim Museum de New York en 2011, la dernire salle est entirement consacre la srie Dialogue et pr-sente des uvres ralises depuis 2007 ; de grands tableaux avec une, deux ou trois touches, un diptyque de style paravent, un triptyque et une salle de peinture murale. Les toiles, parfois accroches au mur, parfois poses par terre se confondent avec les murs blancs, les touches, dont lintensit est ampli-fie par une forte dgradation de clart, semblent tre parsemes dans tout lespace comme les notes parpilles dune partition. Tout concourt crer un ensemble souple, lumineux, ar

    et pur, incitant limagination du type arien de Bachelard.

    Les spectateurs sont parfois frapps et gars par laspect vide et non fait du travail de Lee Ufan, cet aspect donnant souvent lieu incompre-hension et critiques. Toutefois, cest justement ce ct vide et non fait que lartiste souhaite montrer travers la dclinaison inlassable de ses toiles et de ses installations. Ds le dbut de sa carrire, Lee Ufan a fait un choix risqu : introduire le non-agir dans luvre. Il sengage de fait dans un chemin contradictoire. Il se trouve dans le domaine de la cration tout en cher-chant y renoncer. Cest ainsi quil ralise ce genre duvre si dnude et cette approche dcoule de sa volont dlibre dintroduire lespace ext-rieur dans luvre.

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  • N en 1936 Haman, dans la rgion de Kyoungsangnamdo en Core du Sud, Lee Ufan part pour le Japon en 1956 aprs avoir interrompu ses tudes la facult des Beaux-Arts de lUniversit Nationale de Soul. Il tudie la philoso-phie lUniversit de Nihon (1958-1961) et commence sa carrire artistique en dirigeant le mouvement japonais Mono- ha (cole des choses) vers la fin des annes 1960. Il sagit dune priode dune extrme dfiance envers les valeurs et le systme social tablis, une priode de remise en cause et dclatement. Les artistes ont t obligs dinterroger la dfinition mme de lart et de trouver chacun sa propre rponse. Ce fut le cas de Support Surface en France, dArte Po-vera en Italie, du Post/Minimalisme aux tats-Unis, et de Mono-ha au Japon.

    Fort de sa formation en philosophie, Lee Ufan a su lire la problmatique de cette priode et fonde son art sur la prise de conscience de la fin du modernisme. Selon lui, lhomme mo-derne, fond sur lontologie cartsienne Je pense, donc je suis , a unilatrale- ment objectivis ( insult selon lex- pression de Heidegger) le monde sans le laisser rayonner par sa propre extrio-rit. Au lieu de le voir dans ses propres aspects opaques et inconnus, lhomme moderne a reconstitu le monde selon son image et la colonis en cherchant imposer tout prix son intention. Pour Lee Ufan, la cration (fabriquer, faire) nest rien dautre que cette objectivisation de lide humaine et lobjet artistique en est la concrtisation physique. Or, pour lui, lexpression artistique con-siste dvoiler la frache ren-contre entre lhomme et le monde. Cest ainsi que, m par le respect du monde tel quil est , Lee Ufan propose le non-agir.

    Cette proposition extrme de Lee Ufan a t lpoque terri-blement attaque par certains critiques pour sa radicalit, mais elle a aussi exerc, pour la mme raison, une grande force dattrac-tion chez les jeunes artistes japo-nais, dbouchant sur la formation du groupe Mono-ha. Lee Ufan a essay de tirer de la philoso-phie orientale des lments qui pourraient fournir des rponses la situation critique du moder-nisme occidental. Ce jeune coren

    alors extrmement cultiv et plein de confiance a impressionn les artistes japonais. Il leur a montr que la vision occidentale ntait pas sans faille et que la vision anti-anthropocentrique de leur propre culture pouvait reprsenter une alternative. Cela a donn ces jeunes japonais une grande confiance en leur identit orientale. Il en est all de mme pour les artistes corens. Lors de sa participation lexposition Contempo-rary Art of Korea au National Museum of Modern Art de Tokyo en 1968, Lee Ufan rencontre des artistes corens tels que Park Seo-bo, Kim Jong-hak et Youn Myoung-ro. Leurs discussions avec lui se poursuivront et exerceront une influence dcisive sur lapparition dans les annes soixante-dix de lcole du monochrome

    coren , reconnue comme un des rares mouvements artistiques corens du 20e sicle qui a cherch intgrer la tradition dans les uvres.

    Aprs avoir travaill essentiellement sur la sculpture pendant la priode du Mo-no-ha, Lee Ufan recommence peindre aprs son premier voyage en Occident en 1971. Et depuis, il pratique paralllement la peinture et la sculpture. Les nouvelles sries From Point et From Line sont rali-ses partir de la rptition incessante de points et de lignes. Ces sries sont s-rement trs proches dans leur concept de lart minimal, gnralement caractri-s par un langage de formes rduites, de productions srielles, et des procds de compositions non relationnelles. Nan-moins, leffet cr par sa peinture est trs loign de celui des uvres des artistes minimalistes comme Frank Stella ou Robert Ryman. Cela sexplique par le fait que, mme si Lee Ufan a pris la mthode moderne et occidentale (planit et rptition) pour grammaire de sa pein-ture, il en a puis le vocabulaire (point et ligne) dans le contenu de sa propre culture traditionnelle et orientale.

    Pendant son enfance en Core, Lee Ufan a appris la calligraphie, la po-sie et la peinture dun vieux peintre iti-nrant Hwang Kyun-yong, surnomm Dongcho. La premire chose que celui-ci lui a demande, ctait de sans cesse

    mettre des points ou de tracer des lignes sur des papiers. Il lui a enseign quil pouvait y avoir des points vivants et des points morts, et que non seulement la peinture mais lunivers entier tait compos de points et de lignes. Lee Ufan a rpt sans cesse ces exercices la recherche de lignes et de points vivants et a t marqu jamais par cet apprentissage. Depuis, sa pein-ture a volu, mais ne change pas sur le fond, cela mme quand il ralise les sries trs gestuelles From Winds et With Winds dans les annes quatre-vingts et en-core quand il revient vers lesprit minimal dans la srie Correspon-dance dans les annes quatre-vingt-dix. Malgr le changement de titre, sa srie actuelle Dialogue est un prolongement de cette srie dans la mesure o le travail consiste toujours en la disposi-tion horizontale et verticale de

    Lee Ufan au chteau de Versailles, 2014. Tadzio

    Dialogue-Space (2007), Wall painting (huile et pigments de pierre), Palazzo Palumbo Fossati, Biennale de Venise.

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  • empche luvre de tomber dans un primitivisme non structur.

    partir de 1972, lartiste attribue syst-matiquement le titre Relatum toutes les uvres de sa sculpture, y compris de manire rtroactive. Depuis, ses sculp-tures portent ce mme titre et lartiste continue encore aujourdhui lem-ployer, ajoutant parfois des sous-titres. Relatum, qui peut tre grossirement traduit par mise en relation , cherche dabord lier la pierre et la plaque de fer. Parfois lartiste intervient dune manire tangible dans leur mise en relation ; une petite partie de la plaque de fer est d-coupe (Relatum-Rponse, 2004) ; Rela-tum-she and he (2005) propose le milieu dun ct de la plaque de fer lgrement courb qui rpond lappel de la pierre plus ou moins pointue ; Relatum (2004) donne voir un coin de la plaque de fer pose plat au sol lgrement relev , donnant la rplique lap-pel dune pierre dispose sur le bout au coin oppos de plaque. Mme en labsence de ce genre de modification dans la plaque de fer, lartiste peut don-ner une expression, crer un dialogue

    quelques grandes touches sur un fond blanc laiss non peint.

    Quant la sculpture de Lee Ufan, elle na connu, vrai dire, que trs peu de changements depuis plus de quarante ans, non seulement au niveau des mat-riaux qui demeurent principalement la pierre et la plaque de fer, mais aussi au niveau de leur phmre combinaison. Par ailleurs, il nest pas rare de voir chez lui, des sculptures doublement dates reconstituant des travaux faits plus de trente ans auparavant. Cest le cas du Relatum-Silence de Naoshima. Lintro-duction de la pierre dans luvre est rapprocher du ready-made de Marcel Duchamp. Alors que celui-ci introduit un objet industriel et banal dans une salle dexposition, le ready-made de Lee Ufan est un objet naturel : la pierre. Lee Ufan emploie la plaque de fer, un pro-duit industriel et donc lantipode de la pierre naturelle, tout en reconnais-sant quil provient aussi de la nature, en tant que minerai. Sa forme gom-trique confre luvre une dimen-sion humaine, et surtout, en tant que marqueur de notre poque industrielle,

    entre la plaque de fer et la pierre en dis-posant celle-ci de telle manire quelle ait une forme penche . Dans ces uvres, y compris dans le Relatum- Silence, les pierres sont toutes penches vers les plaques de fer, et de ces dispo-sitions relationnelles se dgagent tou-jours des mouvements. Ce nest donc pas une simple juxtaposition des choses mais une mise en relation, cette ide demeurant lide-pivot de la sculpture de Lee Ufan. En effet, lunivers ufanien est constitu de notions couples et complmentaires : pierre/plaque defer, agir/non-agir, espace peint/nonpeint, visible/invisible, ego/monde, monde in-trieur/extrieur, etc. Sa vocation est d-sormais de relier ces diffrents terrains.

    Sa peinture cherche aussi crer une relation entre la partie peinte et non peinte mais surtout entre la toile et lespace environnant. Les grandes par-ties non peintes de ses toiles sans cadre sont naturellement lies au mur blanc, tendant galement faire partie de lespace tridimensionnel. Cette partie immacule pourrait finalement tre un morceau de lespace. Et il ny a ainsi rien dtonnant dans ce contexte ce que Lee Ufan trace, depuis une dizaine danne, ses touches directement sur le mur.

    Dans quelques jours va tre inaugure lexposition de Lee Ufan au chteau de Versailles. Lartiste tentera de nouveau de dialoguer avec lespace dans ce lieu marqu par lhistoire et la gomtrie. Il faut aborder ses uvres en les appr-ciant dans leur rapport avec le lieu, car luvre de Lee Ufan, avec sa structure ouverte , est conue pour tre vue et vcue avec lespace alentour. Et elle ne trouve son accomplissement que dans le regard du spectateur, au moment de sa rencontre intime avec ce monde fugitive-ment mis nu. Etonnamment, lextrio-rit inconnue que lartiste appelle dans son uvre, finit par veiller en nous notre plus profonde intriorit.

    LArche de Versailles Tadzio Courtesy the artist, Kamel Mennour, Paris and Pace, New York

    EXPOSITION

    LEE UFAN VERSAILLES Chteau de Versailles

    du 17 juin au 2 novembre 2014

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  • Soul, dcembre 2002. En ce dbut dhiver, il fait dj un froid polaire dans les rues de la capitale corenne. Mais latmosphre est chaleureuse dans le petit restaurant familial de Kwang-hwamun o nous avons trouv refuge, mes interlocuteurs et moi, juste derrire le Kyobo Building. Je suis en compagnie dun ami coren francophone et fran-cophile, Sung Wan-kyung, enseignant rudit passionn de bande dessine rencontr en France quelques annes auparavant lors de lune de ses visites au Festival dAngoulme, et de quelques-uns des jeunes auteurs corens quil conseille, encourage et accompagne dans leur travail de cration. Lun dentre eux, Kim Dae-joong, vient la fois de signer son premier album et de lancer sa maison ddition on en reparlera.

    La Core, alors, ne mest pas inconnue. Jy ai dj sjourn plusieurs reprises,

    Par Nicolas FINETProgrammateur et responsable Asie du Festival international de la bande dessine dAngoulme

    loccasion de lun ou lautre des repor-tages qui mont souvent conduit en Asie orientale. Mais cette fois, jy suis venu avec un dessein inhabituel et indit : en mission pour le Festival international de la bande dessine dAngoulme, auquel je collabore activement depuis 1999, je suis charg dexplorer la possibilit daccueillir et dorganiser en France, Angoulme, un vnement consacr la bande dessine corenne, le manhwa. Je ne peux pas agir seul, videmment, et cest pourquoi jai sollicit lavis et le concours de Sung Wan-kyung, que je sais tre non seulement un critique dart respect et un excellent connaisseur de toutes les bandes dessines, mais galement, de par son enracinement de longue haleine dans le monde de la culture en Core, le possible fdrateur dun projet de ce type.

    Rien nest certain, rien nest acquis bien sr, mais assez vite, un objectif se dessine : sefforcer dintresser cette initiative la Kocca (Korea Culture & Contents Agency), une agence gouverne-mentale de cration rcente (aot 2001), charge dabonder et accompagner des projets culturels propices la diffusion de la culture corenne au-del de ses frontires. On ne parle pas encore de

    soft power , alors, mais telle est bien lide directrice de cette entit dpen-dant du ministre coren de la culture, des sports et du tourisme. Quelques annes plus tard, la Korea Culture & Contents Agency sera dailleurs agrge plusieurs autres organisations gouver-nementales dinspiration similaire, comme le Korea Broadcasting Institute ou la Korean Game Industry Agency, pour former, toujours sous le sigle Kocca, la Korean Creative Content Agency.

    Reu et cout avec attention par les fonctionnaires de la Kocca, jai le senti-ment que ma dmarche intresse. Lenthousiasme et lart de la persuasion dploys par Sung Wan-kyung et ses relais dans le monde professionnel de la bande dessine en Core feront le reste : un peu plus tard au seuil du printemps, alors que je suis revenu en France sans trop savoir si ce que jai amorc pourra ou non porter ses fruits, il mannonce au tlphone que le prin-

    L exposition Fleurs qui ne se fanent pas , prsente lors du 41e Festival international de la bande dessine dAngoulme (du 30 janvier au 2 fvrier 2014), est venue ponctuer avec clat plus de dix ans de prsence des manhwa corens au cur de cette manifestation, la plus grande en Europe dans son domaine. Retour sur une dj longue histoire.

    Une dcennie de prsence corenne au Festival dAngoulme

    L A C T U A L I T C U LT U R E L L E

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    Jorge Alvarez / 9eArt+

    Jorge Alvarez / 9eArt+

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  • cipe dune dlgation corenne subs-tantielle au prochain Festival Interna-tional de la bande dessine dAngoulme (la trentime dition de fin janvier 2003) est acquis, avec le soutien actif des pouvoirs publics corens.

    Le timing est serr et le dfi denvergure : moins de neuf mois pour construire de A Z un projet cohrent, complet, sduisant. Nanmoins, je ne suis pas inquiet : je frquente depuis suffisam-ment longtemps la Core et les Corens pour connatre presque intimement leur proverbiale nergie, et la tnacit quils savent mobiliser au service de leurs ambitions, quelles quelles soient. Mes doutes iraient davantage, paradoxale-ment, laccueil que la France, les Fran-ais et leurs mdias seront capables de rserver cette production trs exotique quincarnent alors les manhwa des yeux europens.

    Excepte en effet une poigne de spcialistes de la bande dessine ou dinitis ayant eu comme moi la chance de sjourner en Core, pratiquement personne en France ne connat alors la bande dessine corenne, ni ne soup-onne son incroyable richesse. Jai encore souvenir dune runion de prsentation aux mdias de la program-mation culturelle du 30e Festival dAn-goulme, organise Paris la fin de lt 2003 ; lorsque jy voque la venue prochaine Angoulme, pour la toute premire fois, dune importante dlga-tion corenne, je sens lincrdulit percer sous les quelques questions poses ce sujet par certains des journalistes prsents. Et quelques-uns dentre eux, pour qui rien dautre nexiste en Asie que la bande dessine made in Japan, ne cherchent mme pas dissimuler le ddain que leur inspire linitiative du festival. La bande dessine corenne ??

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    1, 2 et 3. Exposition consacre la maison ddition alternative Sai Comics et prsente par le Festival dAngoulme en 2009. Le public apprcie de voir lexposition voluer et se transformer sous ses yeux jour aprs jour.4. Une image de lexposition Fleurs qui ne se fnent pas propose aux festivaliers dAngoulme en janvier 2014. 5. Lors de la 40e dition, en 2013, Angoulme accueille sous lintitul Spcial Core, une grande exposition collective de bande dessine corenne.

    Pff, encore une ide saugrenue

    Heureusement, le dmenti que leur apportera en janvier 2003, Angoulme, la spectaculaire exposition collective conue et emmene par Sung Wan- kyung et son quipe sera clatant, irr-sistible. Dans un grand pavillon scno-graphi avec soin, soutenue par des publications en franais dune grande qualit (sous lintitul gnrique La Dynamique de la BD corenne , trois ouvrages de formats diffrents ont t raliss spcialement pour loccasion), lexpo dvoile prs dun sicle de manhwa en tous genres, depuis les crations historiques de Lee Do-yeong en 1909 jusquaux plus rcents travaux des jeunes tudiants corens en arts graphiques dont certains, comme Suk Jung-hyun, feront rapidement reparler deux.

    La cration contemporaine constitue bien sr le cur de lexposition. Conscients davoir faire dcouvrir dun coup plusieurs dcennies de bande dessine corenne un public europen qui en ignore pratiquement tout, Sung Wan-kyung et ses collaborateurs (dont deux conservateurs de talent, Park In-ha et Kim Nak-ho) ont slectionn pour lexposition des uvres de la plupart des auteurs majeurs de lpoque moderne : Lee Doo-ho, Park Jae-dong, Lee Hee-jae, Kim Dong-hwa, Lee Hyeon-se, Oh Se-yeong, pour nen citer que quelques-uns. Mais la plus jeune gnration nest pas oublie pour autant, avec un focus sur 19 auteurs dont certains, comme Yang Yoon-soon, Choi Ho-cheol, Byun Byung-joon ou Park Heung-yong, ont depuis largement confirm les espoirs que lon plaait en eux.

    ! !

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    Jorge Alvarez / 9eArt+

    Jorge Alvarez / 9eArt+Jorge Alvarez / 9eArt+

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  • Il y a mme dans lexposition, grande nouveaut pour lpoque, une section consacre la bande dessine sur tl-phone mobile. Dans lEurope de 2003, personne ne sest encore rellement intress au potentiel de cette forme dexpression. La Core, en revanche, est alors dj forte dune relle avance technologique dans les domaines de la tlphonie mobile et de linternet haut dbit, et lexposition tmoigne des premiers pas accomplis sur ce type de supports par les crateurs corens de bande dessine.

    Pour beaucoup de visiteurs de lexpo-sition, y compris les professionnels, auteurs et diteurs, cest une rvlation. Aux yeux des Occidentaux, du jour au lendemain ou presque, la Core, ses auteurs et ses diteurs ont brusquement acquis une existence sur la carte interna-tionale de la cration en bande dessine. Trs vite dailleurs, dans la foule de cette indniable russite, une premire vague de traductions en langue franaise voit le jour sur les marchs dEurope de louest et les noms de quelques-uns des meilleurs auteurs corens, comme Kim Dong-hwa, Kang Do-ha, Lee Hee-jae ou Park Kun-woong, deviennent familiers aux lecteurs francophones curieux de lAsie. Quant au Festival dAngoulme, qui une fois encore a bien mrit son qualificatif d international , il a jou son rle de dcouvreur et de passeur, en largissant le panorama culturel du public et des mdias europens.

    Par la suite, dautres initiatives adosses la cration corenne prolongeront dailleurs cette premire dcouverte. En

    janvier 2009, une chelle plus modeste mais nanmoins trs apprcie des festi-valiers, une exposition ddie au travail de la maison ddition indpendante Sai Comics celle-l mme dont javais pu dcouvrir les prmisses en 2002 lors de ma rencontre avec son fondateur Kim Dae-joong, alors lun des jeunes protgs de Sung Wan-kyung lve le voile sur le travail de la branche alternative de la bande dessine corenne. Tout en faisant connatre en Core des uvres ou des auteurs occidentaux prestigieux comme Persepolis de Marjane Satrapi ou encore Robert Crumb, Sai Comics dveloppe un catalogue ambitieux et exigeant centr sur la bande dessine adulte dinspiration autobiographique, dans un esprit communautaire proche par exemple de la maison ddition fran-aise LAssociation.

    Lexposition prsente au Festival dAn-goulme en 2009 tmoigne presque physiquement de cette approche singu-lire : conue avec des matriaux trs simples comme le carton, lexpo Sai Comics est cre collectivement en direct Angoulme par une grosse demi-douzaine dauteurs emmens par Kim Dae-joong, senrichissant au fil des jours sous les yeux du public, gagnant en sophistication et en complexit mesure que les dessinateurs lui ajoutent de nouvelles images et de nouveaux

    lments. Une fois encore, la prsence corenne au Festival dAngoulme est plbiscite tant par le grand public que par les professionnels ou les mdias.

    Un peu plus tard encore, en 2013, conforts par ce bon accueil rserv aux manhwa, les responsables de la filire image et bande dessine en Core cette fois avec le concours dun nouvel orga-nisme apparu entretemps, le Komacon, auquel les pouvoirs publics ont dlgu lanimation de cette filire auront cur de prolonger cet acquis en propo-sant au sein du 40e Festival un ambitieux pavillon collectif marquant le dixime anniversaire de la dcouverte initiale Angoulme des auteurs corens et de leurs uvres. Une fois encore, les initiateurs de cette prsentation collec-tive ont bien fait les choses. Ambitieux, soign et lumineux, le pavillon coren impressionne ses visiteurs par ltendue de la cration quil met en scne, et souligne lextrme diversit du monde des manhwa, depuis les ans comme Lee Doo-ho ou Lee Hee-jae, qui ont fait une fois encore le voyage dAngoulme, jusquaux plus jeunes gnrations. On verra mme, lors de la crmonie douverture du Festival au thtre dAn-goulme, Kim Dong-hwa tomber dans les bras de son homologue japonais le grand Matsumoto Leiji, pour un salut fraternel en forme dhommage.

    Cest cette dj riche histoire corenne Angoulme que vient de ponctuer il y a quelques semaines lexposition collec-tive Fleurs qui ne se fanent pas , prsente linitiative du gouvernement sud-coren lors du 41e Festival interna-tional de la bande dessine, du 30 janvier au 2 fvrier 2014. Une prise de parole artistique forte et digne sur la doulou-reuse question des femmes de rcon-fort , alors que la thmatique gnrale de cette dition du Festival accordait une place particulire aux questions de mmoire et la manire dont la bande dessine, ses auteurs et leurs regards peuvent tmoigner de la marche du monde.

    Plus dune dcennie, dj, depuis que les premiers manhwa se sont signals, Angoulme, lattention des lecteurs de France et dEurope. Une complicit plus quencourageante, presque une histoire commune. Dont il ne reste plus dsor-mais qu crire les chapitres ultrieurs.

    Aux yeux des Occidentaux, la Core, ses auteurs et ses diteurs

    ont brusquement acquis une existence sur la carte internationale de la cration en bande dessine.

    Le jeudi 30 janvier 2014, lexposition Fleurs qui ne se fnent pas est inaugure par la ministre corenne de la famille et de lgalit des genres, Mme Cho Yoon-sun.

    Jorge Alvarez / 9eArt+

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  • Depuis quelques annes, la culture populaire corenne se fait de plus en plus prsente en Europe et dans lHexa-gone. Le nombre de fans des sries tl-vises corennes et de musique K-pop qui sont gnralement les mmes se trouve en augmentation constante (le chanteur PSY et sa vido Gangnam Style dtient dailleurs aujourdhui le record mondial du nombre de vues sur le site dhbergement de vidos Youtube, avec plus de deux milliards). Sil est diffi-cile de circonscrire ce phnomne qui vit et se propage essentiellement sur les rseaux sociaux, plusieurs pistes permettent nanmoins desquisser le portrait type des consommateurs fran-ais de dramas , terme donn aux sries tlvises dorigine asiatique en gnral et corenne en particulier

    Un public jeune et essentiellement fminin

    Lors de la manifestation parisienne Drama Party , qui sest droule

    Par Olivier LEHMANNJournaliste

    P ersonne nen entend parler et ils sont pourtant nombreux, constituant mme eux seuls un vritable phnomne. Qui sont les fans franais des sries tlvises corennes ? Quelles sont leurs spcificits, leurs habitudes de consommation et les raisons de leur engouement ? Comment sorganisent-ils ? Voici quelques lments de rponse

    Le public franais des dramas corens

    L A C T U A L I T C U LT U R E L L E

    lEspace Pierre Cardin le 3 novembre 2013, loccasion de la visite en France de Madame Park Geun-hye, Prsidente de la Rpublique de Core, le Centre Culturel Coren en collaboration avec le site Internet Drama Passion et lasso-ciation Bonjour Core avait invit le public visionner plusieurs pisodes de sries corennes. Pour clbrer cet vnement, que la prsidente avait honor de sa prsence et mme dune allocution prononce sur scne, Bonjour Core avait effectu un sondage auprs des internautes afin de mieux connatre leur personnalit ainsi que leurs gots en la matire. Ces rsultats savrent donc aussi prcieux quinstructifs. Il en ressort que, sur 392 personnes ayant rpondu, pas moins de 95,9 % sont des femmes !! La catgorie des 14-24 ans est de loin la plus reprsente avec 70,9 % des sonds. Viennent ensuite les 25-35 ans avec 21,9 % et les 36-50 ans avec 4,7 %. Autre information dimportance rvle par ce sondage : prs de deux consommateurs de feuilletons corens sur trois, soit

    63,2 %, sont tudiants (universits, lyces et collges confondus). Les employs et cadres arrivent ensuite en deuxime position avec 26,8 %, tandis que les personnes sans emploi et les retraits ferment la marche avec respectivement 9,7 % et 0,3 %. Si les sries visionnes par ces internautes affichent des natio-nalits parfois diffrentes, force est de constater la supriorit corenne cra-sante dans le domaine. Car 99,2 % des personnes interroges avouent regarder des feuilletons dorigine corenne, les genres les plus plbiscits tant la romance et la comdie. Suivent ensuite les sries de nationalit japonaise (73,2 %) et tawanaise (50 %). En queue du classement se situent les sries amricaines avec seulement 2 %. Parmi les dramas les plus populaires figurent City Hunter, cit par 9,9 % des internautes et diffus sur la chane de tlvision corenne SBS de mai juillet 2011), ainsi que Youre Beautiful, nomm par 11,9 % des sonds et diffus aussi sur SBS, doctobre novembre 2009.

    Boys Over Flowers est la srie corenne la plus populaire chez les fans franais.

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  • Mais le feuilleton coren le plus connu et apprci reste sans conteste Boys Over Flowers, cit par une personne sur quatre. Ce nest pas vraiment une surprise dans la mesure o cette adaptation dune bande dessine japonaise diffuse sur la chane KBS2 de janvier mars 2009, a t un des tout premiers feuilletons corens tre distribu officiellement en DVD en France, en septembre 2010, par lditeur Drama Passion. Ainsi, de nombreux internautes se sont naturel-lement initis aux joies du drama coren par lintermdiaire de celui-ci

    Des fans avides mais une offre lgale limite

    Le sondage ralis par Bonjour Core permet aussi dobtenir quelques rensei-gnements concernant les pratiques de ces fans franais de sries corennes. Ainsi, une personne sur deux nachte aucun produit commercial li aux dramas , alors quils sont 28,3 % acqurir des objets drivs (posters, photos, peluches, bijoux). Et, en matire de consommation, plus dun tiers des personnes interroges visionne des feuilletons corens tous les jours !

    Tandis quun autre tiers dclare en regarder au moins deux fois par semaine et un dernier tiers au moins une fois par mois ou de temps en temps. Quant la manire de consommer ces sries, la pratique du streaming (lecture dun flux vido en continu sur Internet) fait de trs loin lunanimit auprs des sonds qui sont 91,8 % lutiliser. Le tlchar-gement sur Internet arrive second du classement avec 56,1 %, alors que le tlphone mobile et les applications Smartphone se positionnent la troi-sime place avec 15,5 %. Bien videm-ment, ces pratiques rsultent du fait que loffre hexagonale lgale en matire de sries corennes nest pas trs dve-loppe. En effet, except une maigre poigne de DVD sortis officiellement en France au cours de ces dernires annes (Coffee Prince, Dream High), les fans nont pas dautre choix que dtancher leur soif de dramas par linterm-diaire de chanes de tlvision spciali-ses ou de sites Internet plus ou moins lgaux. Ils peuvent dabord se tourner vers la Tlvision Numrique Terrestre et les chanes franaises KZTV et Gong, disponibles sur les rseaux Free et Bouygues Tlcom, qui programment quelques feuilletons corens. A cela sajoutent les rares chanes corennes diffuses officiellement dans lHexa-gone telles quArirang TV et KBS World, proposant de temps autre des sries. Sur Internet, loffre lgale se rvle un peu plus consquente avec tout dabord le site Dramapassion.com, rfrence incontournable en la matire. Intgrale-ment ddi aux sries corennes avec plus dune centaine disposition, ce site Internet offre de visionner gratui-tement en streaming de nombreux feuilletons, rgulirement entrecoups de publicits. Un abonnement mensuel payant permet toutefois de supprimer ces dernires et mme de visionner les sries en Haute Dfinition. Un autre site Internet lgal, Canalplay.com, donne aussi accs en change dun abonnement mensuel payant une vingtaine de sries corennes mais

    La prsidente sud-corenne, Mme Park Geun-Hye (2e partir de la droite), a honor de sa prsence la Drama Party qui a rassembl, lEspace Pierre Cardin, de trs nombreux fans franais de sries tlvises corennes.

    LORS DE LA DRAMA PARTY LESPACE PIERRE CARDIN,

    LE CENTRE CULTUREL COREN A INVIT LE PUBLIC DCOUVRIR

    LES SRIES CORENNES.

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  • petit petit, en passant dabord par les rseaux parallles au sein de la commu-naut asiatique, puis par lintermdiaire dInternet ds les annes 2006/2007, priode o les feuilletons japonais ont perdu de leur rayonnement, supplants par les corens. Cest aussi cette poque que de nombreux blogs et sites internet amateurs ont vu le jour pour relayer linformation. Autre lment de succs des dramas consomms sur Internet : le Fansubbing , pratique qui consiste traduire et crer en amateur des sous-titres dans sa langue. Grce elle, laccs est quasi immdiat et il est inutile dattendre des semaines, voire des mois, pour obtenir une traduc-tion et une sortie officielles. Cela a dailleurs pris tant dimportance que les Fansubbbers (personnes qui crent les sous-titres en amateur) peuvent tre considrs aujourdhui comme de vri-tables mdiateurs culturels, ainsi que le prcise Mlanie Bourdaa, matre de confrences luniversit Bordeaux 3 et cratrice du GREF (Groupe de recherche et dtudes sur les fans) A la recherche de valeurs en perdition

    Internet permet aussi lvidence de se regrouper entre passionns, loin

    aussi paralllement des centaines de films renouvels rgulirement. Loffre risque fort de slargir considrablement avec larrive prochaine de la version franaise de la plateforme de streaming Netflix.com qui devrait proposer, gale-ment en change dun abonnement mensuel, une plthore de films et sries en tous genres, y compris corennes. Dailleurs, au mois de mai 2014, la version amricaine du site listait dj pas moins de 66 sries issues du Pays du matin calme

    En qute de consommation immdiate

    Internet se rvle donc le moyen dsor-mais incontournable pour les fans dsireux daccder leurs sries tl-vises trangres favorites. Comme lindique Seok-kyong Hong-Mercier dans son article Dcouvrir les sries tl de lAsie de lEst en France : le drama et la contre-culture fminine lre num-rique , issu de la revue Anthropologie et Socit (2012), de nombreux fans franais de dramas ont dcouvert le feuilleton coren par extension, travers la culture populaire japonaise et les sries nipponnes. Au dpart plutt confidentielle en France, la consomma-tion de dramas sest dmocratise

    des mdias traditionnels qui consi-drent souvent ce genre de rassem-blements avec ddain ou ne relaient tout simplement pas les informations. Ainsi, les rseaux sociaux constituent en quelque sorte un nouvel Eldorado pour les passionns de dramas . Au fil des annes, se sont donc constitus plusieurs groupes Facebook autour de la culture populaire corenne en gnral et des feuilletons tlviss en parti-culier. En voici quelques-uns franais, parmi les plus importants : Inside Corea (2357 membres), Bonjour Core (2924 membres), Fans franais de dramas (3559 membres), Core, plus quun pays une passion (4576 membres) ou encore Biscuit Family (7858 membres). Sil est bien difficile de quantifier rel-lement tout ce petit monde une mme personne pouvant appartenir plusieurs groupes et un mme groupe pouvant dborder de son cadre et toucher dautres cultures asiatiques cela donne, en revanche, une petite ide de lenvergure du phnomne. Dailleurs, en interrogeant divers membres de ces groupes communautaires, il est possible dtablir un classement des raisons pour lesquelles les sries tl-vises corennes connaissent tant de succs auprs du public franais, outre leur qualit technique. La premire de loin la plus cite est lomniprsence de la notion de respect : respect notam-ment envers la famille, les ans, les suprieurs et lAutre tout simplement. La deuxime est le nombre limit dpisodes et le fait quil ny ait pas plusieurs saisons daffile, ce qui permet de suivre lhistoire plus facilement. Arrivent ensuite le charisme et la beaut des acteurs, puis enfin, la pudeur et laspect romantique. Ces valeurs vhi-cules dans les sries corennes ne semblent pas apprcies que par les fans franais. Puisquune tude de Mdiamtrie-Eurodata TV Worldwide, datant du 25 mars 2014, rvle que, durant lanne 2013, 13 % des sries importes dans le monde ont t dorigine sud-corenne (derrire les USA avec 32 % et la Turquie en tte du classement avec 36 %) ! Un signe flagrant que le soft power (utilisation des produits culturels pour favoriser lco-nomie) de la Core du Sud fonctionne plein rgime et que le public franais na donc pas fini dentendre parler de la culture populaire corenne

    Lacteur Lee Min-ho est