Contemplation de La Mort

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d'annunzio

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  • ;

  • C O N T E M P L A T I O NDE

    LA M O R T

  • C A L M A N N - L V Y , D I T E U R S

    1

    D U M M E A U T E U R :

    Form at in-16.

    p i s c o p o e t c ie. 17e d i t ion ...................................... 1 vol .FORSE CHE SI FORSE CHE NO. 65e di t ion . . 1

    L E S R O M A N S D E LA R O S E

    l e n f a n t d e v o l u p t . 109e d i t i o n ........................1 vol .l i n t r u s . 58e d i t io n .............................................................1 t r i o m p h e d e la m o r t . 75e d i t i o n ........................1

    L E S R O M A N S DU L Y S

    LES VIERGES AUX ROCHERS. 45e di t ion . . . 1 vol .l a GRACE (en p r p a ra tio n ) ............................................... 1 l a n n o n c i a t i o n (en p r p a ra tio n ) ............................ 1

    L E S R O M A N S D E L A G R E N A D E

    LE f e u . 89e d i t i o n ............................................................. 1 vol .l a v i c t o i r e DE l h o m m e (en p rp a ra tio n ). . . 1 t r i o m p h e d e l a v i e (en p r p a ra tio n ) . . . . . 1

    A S P E C T S D E L I N C O N N U

    I. c o n t e m p l a t i o n d e la m o r t ........................1 vol.IL LA LDA SANS CYGNE. ENVOI A LA

    F R A N C E ........................................................................... 1 III. N O C T U R N E .......................................................................1

    T H T R E

    l e s v i c t o i r e s m u t i l e s (La Gioconda LaVille m o r t e La G l o i r e ) .......................................... 1 vol.

    la v i l l e m o r t e , t rag di e e n 5 a c t e s ...................1 l a f i l l e d e j o r i o , t r ag di e e n 3 actes . . . 1 LE MARTYRE DE SAINT S BA S TI E N........................1 f r a n C e s c A d a r i m i n i , t r a g d ie e n 5 actes . . . 1 l a t o r c h e s o u s l e b o i s s e a u (sous presse). . 1

  • G A B R I E L E D A N N U N Z I O

    A S P E C T S D E L I N C O N N U

    CONTEMPLATIONDE

    LA M O R TT R A D U I T DE l ' l T A L I E N

    P A R

    ANDR DODERET

    PARISC A L M A N N - L V Y , D I T E U R S

    3, R U E A U B E R , 3

    1 9 2 8

  • Tous droits de traduction, de reproduction et dadaptation rservs pour tous les pays.

  • ENVOI

  • AU D I S C I P L E P I S A N

    Mon jeune ami, pour cette feuille de laurier que vous me cueilltes sur la tombe encore frache de Barga, en pensant ma lointaine douleur, je vous envoie ce petit livre, de la Lande ocanique o tant de fois, le soir, mon souvenir et mon dsir cherchrent une ressemblance avec le pays de sable et de rsine qui s'tend au long de la mer pisane.

    Je sais combien profondment, dans votre cur fidle, vous conservez la lumire de l'heure o pour la premire fois, inconnu et attendu, vous avez franchi le seuil de la

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    maison qui fut mienne, un temps, lembouchure de lArno, parmi les genvriers havis et les brandes marines. Vous tiez presque enfant, generosus puer, ivre de posie, tremblant de reconnaissance et d'amour; et la divine vertu de lenthousiasme brlait en vous, si candidement, que je crus me revoir, adolescent moi-mme, comme je m approchais dun pur esprit, prsent exil de la terre, que j ai beaucoup aim et beaucoup cout. La maison tait si voisine du brisant quon dcouvrait, de la fentre, les flots seuls, comme dune haute proue. E t il me plut quautour de notre premier entretien ne part point croupir la quitude domestique mais presque souffler la libert dune navigation aventureuse. Anchoras praecide. Tel fut, je crois, mon premier enseignement. E t nous prmes lun de lautre cong, la manire de ceux qui ne se reposent sur aucune certitude ou promesse, comme si nous ne devions jamais plus nous revoir.

    De loin, je n eus de vous que les sobres tmoignages dun amour toujours plus fort

  • E N V O I I I I

    et dune foi toujours plus constante. Si bien qu'en pensant au pr sublime qui spare le Camposanto du Baptistre, ou la funbre plage entre le Serchio et lArno, je peux sans discordance penser aussi vous, le prfr parmi les trs rares qui savent m aimer comme seulement je veux tre aim.

    Je reprends dans ces pages une contemplation jadis commence en la solitude de ce Gombo o je vis, un soir de juillet, accoster le corps naufrag du Pote qui avait lu Antigone entre les immortelles. E t je veillai sa dpouille tendue aux cts de la vierge royale, tandis que slevait entre eux la fleur inexpugnable nomme pancrace : dun nom qui semble rendre athltique la puret du lys.

    Puisque la vastit de la Vie ne suffit pas contenir une telle beaut, voici la Mort qui possde des bras plus vastes et de plus attentifs silences et une rapidit plus sre; voici la Mort, et lArt qui est son frre ternel...

  • IV E N V O I

    M ais de lautre ct de lArno, dans lpaisse fort qui va jusquau Calambrone, durant un aprs-midi de ce mme juillet, je portai la pense de la fin sur mes pieds nus, comme une bte sauvage porte sa voracit ou sa vigilance.

    Le dmon du risque m avait dit : Va et prends ta joie. Bois les musiques des oiseaux et des vents, blouis-toi aux lumires, enivre- toi des odeurs. Une vipre te tuera.

    J allai et je cherchai ma vipre. Je portais de lgres sandales de spart attaches mes chevilles par de minces lanires. Telle tait mon attente que, me sentant mordre pour la premire fois, je ne pus retenir un cri. E t plir, dans cet air embras, me paraissait une sorte de volupt hroque. Je regardai. Ce n tait que la piqre dune pine : le sang coulait goutte goutte et toutes les veines de mon pied taient gonfles par leffort de la marche dans le sable ardent comme la braise, et sur les aiguilles incandescentes comme les schistes du Dsert. Pas encore.

  • E N V O I

    E t je poursuivis sans regarder terre, pntrant toujours au plus pais des broussailles. Et, chaque piqre, je disais : E nfin ! Et ce n'tait quune pine plus acre. E t chaque goutte de sang me paraissait plus prcieuse. E t tous mes sens devenaient surnaturels, parce quils craient une nature plus puissante et plus belle. Je voyais fumer larome des buissons, la vie du pin briller sous l'caille comme la pourpre dans le murex, je voyais le petit triangle ple dans la baie du genivre, dsigner le mystre dun dieu vert dont lclair tait le lzard preste. E t j allai, j allai toujours, saignant, mais sans trouver ma vipre. Si mes pieds taient gonfls et douloureux, ma tte demeurait lucide et lgre comme dans le jene sacramental.

    Une allgorie est cache dans chaque figure du monde; et il convient, selon la sentence de saint Grgoire, de ramener lentendement des allgories un exercice de moralit . Sous ma plus haute ferveur, sous la plus profonde perturbation de mon esprit,

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  • VI E N V O I

    ma bestialit persiste, mon jeune ami! Et vous allez comprendre pourquoi, aprs avoir contempl genoux la batitude de ce Chrtien sur son lit blanc, j ai palp genoux les mamelles nombreuses de la Diane dphse sous lespce bestiale.

    Or, quelle beaut devait tre dans ce Saint pour quil semblt que la mort lui convnt!

    I l faut croire que toujours et en tous lieux, lesprit de lhomme est le dieu vivant de lhomme et que les images mythiques ou incarnes de la divinit ne sont que les modes qui nous conduisent reconnatre celui-l seul : celui-l que lon ne peut nommer e t qui lon ne peut dsobir.

    Longtemps, je me dfiai du Galilen comme dun ennemi, en vertu de cette providence qui dans lennemi place le salut du fort. Bien que ne craignant pas le dieu sans muscles , il ne m advint jamais de le regarder au fond des yeux.

    Dans la premire journe de ce Quatri- duum, il est racont comment les pleurs sou

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    dains de ce vieillard me rendaient le dieu prsent. Parfois encore, I l s'en va devant moi, I l marche sur ces eaux comme sur la mer de Tibriade. Hier, I l m'apparut sur le rivage et me dit : Jette le filet. Et ce jeune homme au linceul qui est prsent mon compagnon et de qui lon parle dans la troisime journe de ce Quatriduum, ce jeune homme se prcipita dans la mer parce quil tait nu, erat enim nudus.

    Cest lui qui sera mon intercesseur afin que le Fils de lHomme m amne reconnatre compltement mon intime Seigneur. Ainsi, aprs avoir chant tous les dieux, je chanterai mon dieu. E t je vous enverrai le livre de Taygte, comme le frre spirituel du livre d 'A lcyone que je composai l-bas o il n y avait dautre croix que celle des balances pcheuses, suspendue au-dessus de la rivire, dans un miracle dor. E t cest une grce du sort que ce nouveau chant slve de lextrme Occident o tait parvenue per cento milia perigli, travers cent mille dangers , lardeur de lUlysse

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    dantesque. Et veuille le dieu que, dune oreille sans cesse attentive, je parvienne surprendre le rythme de la grande vague occidentale pour y mler mon me italique.

    M ais quel est le Rdempteur que vous attendez, quattendent vos pareils? Peut- tre un nouveau sentiment sacr emplit-il des yeux limpides que je ne connais pas, que je ne verrai jamais. Parfois, si j coute, je crois entendre des penses qui slvent comme largent et le cristal de ce vaste chur denfants qui montait du Stade dans la ville subalpine.

    Quelquun branle et enfonce des portes lointaines; et il me semble que je perois le fracas indistinct. Quelquun porte en soi toute une race inconnue et avide qui ne demande qu natre. E t qui monte ma rencontre sur lautre versant du sicle, en silence? Celui que j ai annonc?

    Hier, sur l 'A tlantique, une imagination me vint, en repensant qu Thespies le simulacre dros tait une pierre dure. Je

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    repensais aussi ces xoana primitifs qui avaient les jambes soudes lune lautre et les bras souds le long des flancs, jusquaux cuisses. E t je me reprsentais la tremblante puissance de lartiste qui, le premier, spara les jambes du dieu rude et, le premier, plia les bras au geste. Cest pourquoi je regarde et interroge les mains des jeunes hommes pensifs, curieux de savoir sils sont capables de tailler la pierre dure de Thespies. Un deux a lair davoir dormi dans un temple et de ne pas vouloir parler. Et sa face parat pleine de signes et de secrets, comme la paume de la main.

    M ais ce n est pas toujours en vain que j ai mch la feuille du laurier, comme les devins, encore que je craigne les divinations de mon cur.

    E t des fantmes viennent moi qui ne sont point ns de mes songes.

    E t que peut m importer de renatre, si je naquis chaque matin ? A prsent, le mystre n est plus entre moi et laube.

  • X E N V O I

    E t prsent je sais que le dieu vivant est celui qui lon ne peut dsobir, celui contre qui on ne peut commettre de pch. Et cest celui-l que je dois trouver et connatre.

    E t telle est la qualit de ma foi que, si j ouvre le volume de la Comdie, je crois que Dante a visit en chair et en esprit les trois Royaumes.

    E t moi qui voulus, un temps, tre un Matre, je sais, prsent, que rien de ce qui est vraiment vivant et divin ne peut tre enseign.

    E t moi qui plus dune fois rebutai linjure, je comprends, prsent, la parole du chry- sostome : que personne ne peut tre offens sinon par soi-mme.

    Et je reois, prsent, ma force, de toutes mes erreurs vaincues et de tous mes maux domins, comme ce chevalier du roman carolingien qui hritait la puissance dautant dhommes et de monstres quen abattait sa lance.

    E t je sais que les yeux lointains de ceux

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    qui pleurrent et qui pleurent sur mes erreurs et sur mes maux ne peuvent tre ni purs ni profonds.

    En soupesant la plus noire de mes uvres, veuillez donc mditer une de mes paroles, entre tant dautres que le tumulte empcha dentendre : Mes fds conus dans livresse comme des crimes consacrs lavenir...

    En me vouant votre amour, n oubliez pas que de toutes mes demeures dtruites j ai toujours pu conserver la pierre qui porte grave lnigme de ma libert : Chil tener legato? Qui li le tiendra ?

    En me suivant, rappelez-vous que jusque sur ma nef charge de compagnons limplacable instinct de la libration me poussa plus dune fois me jeter seul dans la m tr comme le pote de Mthymne mais sans recourir au dauphin sauveur.

    Je ne voudrai jamais tre prisonnier, pas mme de la gloire.

    Je ne voudrai jamais reconnatre mes limites.

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    Je ne vacillerai jamais devant la ncessit de mon esprit n i devant la cigu.

    Je ne ferai jamais halte au carrefour de mes routes.

    Je conserverai frache la veine inextinguible de mon rire, mme dans la pire tristesse.

    E t je dis que l'lment de mon dieu, cest le futur.

    E t je dis que ce que je ne suis pas, demain un autre le sera par ma vertu.

    0 mon jeune ami, chacune de ces penses n'est que le thme dun hymne et ne peut tre conduite son accomplissement que par le rythme hroque. E t je crois avoir accru le nombre de mes cordes, aprs ces funrailles, comme le constructeur de villes qui, ayant appris la mlodie des Lydiens au cours des obsques faites Tantale par ces mmes Lydiens, ajouta trois cordes aux quatre de la lyre.

    M ais pourtant je saurais souffler sur chacune de ces penses comme lenfant sur le

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    duvet du chardon argent pour m astreindre ne considrer dans ma mmoire que ce peu de soleil qui plissait sur ce peu de paille devant la porte de mon malade, et ce peu de verre cass qui luisait l comme des larmes ou de la rose.

    Il silenzio era un inno senza voce 1.

    Tel pourrait tre alors mon silence. M ais celui qui monte vers moi par lautre versant, quand me rencontrera-t-il et jettera-t-il son cri?

    0 mon jeune ami, parfois la jeunesse m'appelle du fond des entrailles de la Ville, comme la sirne du fond de labme; et je cours, anxieux, mon merveillement et ma perdition. J aime chercher, dans le trafic et dans lignominie de la rue, les yeux de linconnu, les yeux fixes qui me

    1. Le silence tait un hymne sans voix.

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    dfient, les yeux obliques qui me fuient, sous la rumeur sans pense. J ai sur la langue la cendre de mes songes et je la mche pour ne pas en tre touff.

    L 'avant-dernier soir davril, j ai eu dans la rue un compagnon de vingt ans; un visage imberbe model par le pouce de fer du Destin, comme le visage de Beethoven; un cur ferm dans lequel peut-tre rsonnaient les quatre notes formidables de la Cinquime Symphonie.

    Tous deux nous allions, oppresss par un de ces ciels dorage bas et rougetres sous lesquels Paris semble cum er et fumer comme une norme source bouillante.

    Le papier des journaux, dont toute la ville tait envahie, paraissait lectrique comme linstant o tendu il sort des cylindres de la machine, en de certains jours secs, tout crpitant dtincelles. Le bandit fameux tait mort, l-bas, dans sa maison dmolie et brle, aprs l'assaut froce et ridicule, en lanant linjure suprme

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    de sa tte troue par douze balles. Et tandis qu'on clbrait dans les feuilles lhrosme des assaillants couverts de matelas, il semblait que laffreux mot plbien dt rester suspendu au-dessus des toits bien gards, jusqu leur croulement total.

    Tout lespace tait plein de rouge mort, de sombre beaut, et de je ne sais quelles angoisses, et de je ne sais quels prsages, comme si le Futur se penchait du nuage cendreux, pour nous souffler au visage son pollen encore plus puissant que le soufre vif de la Lande.

    Et lon et dit que nous entrions dans chaque rue comme le soldat entre dans la tranche; et chaque rue nous semblait ferme comme les impasses et il nous semblait que nous la dfoncions de notre volont sans geste. E t des filles en troupeau, le long dun mur scaillant sous la lpre des affiches, nous reluqurent, sous leurs grands chapeaux plumes, avec quelque chose de sauvage dans leurs yeux battus et sur leurs lvres

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    peintes, pareilles aux flasques mnades dun Dionysos cabaretier.

    E t plus loin, derrire une vitrine pleine de sucreries rances et de sirops aigris, nous apermes la Parque Athropos. E t plus loin encore, dans une boutique dhorloger, nous entrevmes un Saturne louche et barbu, qui dvorait un long chapelet de saucisses filiales, au milieu de montres mortes et dcomposes.

    Comme mon compagnon pauvre habitait la banlieue, pour attendre lheure de son

    t rain nous entrmes dans un petit caf; et nous nous assmes, lun prs de lautre, devant une table de marbre sur laquelle la trace laisse par une soucoupe sale dessinait le cercle de lternit.

    E t ce lieu ignoble se remplit de notre tumulte inexprim, comme une conque est pleine du rle de lOcan que seule entend loreille qui adhre. Et quand, au- dessus de notre tte, le garon alluma le bec de gaz, j e vis la bouche de mon compagnon pareille la bouche des muets qui veulent

  • E N V O I X V II

    parler; et elle tait peut-tre pleine de la parole neuve ou peut-tre seulement de salive anxieuse. E t je regardai aussi cette clart sur ses mains ples, en pensant la pierre de Thespies. E t jamais je n 'eus, aussi intense, le sentiment d'un dieu inconnu qui dvorait une me comble.

    I l faut que nous nous sparions et puis que nous nous retrouvions.

    Je revins seul vers la fivre nocturne; et je levais de temps en temps les yeux vers le visage confus qui du nuage se penchait sur moi comme la stryge gothique de la gouttire. E t comme je passais par une rue troite, tout coup la guenon dun mercier ambulant me sauta sur les paules. E t tout le pav ne fut quun tapage de rires et de railleries plbiennes. Et linjure lugubre de lhomme la tte troue tait toujours suspendue dans ce crpuscule imprgn dune force sans nom. Mais mon compagnon de vingt ans, brimbal, l-bas, dans le train poussif, entendait

  • X V III E N V O I

    peut-tre Amphion prluder sur un monceau de dcombres.

    A prsent, il faut que nous nous sparions, nous aussi et puis que nous nous retrouvions, mon jeune ami.

    Adieu.G. d A .

    Des Landes, mai 1912.

  • D E

    J EAN P A S COLI

    E T D E

    ADOLPHE B E RMOND

    A LA M M O I R E

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    Une fois encore le monde parat diminu de valeur.

    Quand un grand pote tourne le front vers l 'E ternit, la main pieuse qui lui ferme les yeux semble sceller sous les paupires exsangues la plus lumineuse partie de la beaut terrestre.

    Je pense que Marie, sur douce, la tisserande aux mains dor, qui Jean, appel par ses morts, dem andait un jour dans une odelette arienne le funbre drap , je pense que Marie aura galement accompli ce devoir, elle qui est

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    virile en pit comme Catherine de Sienne.

    E t qui, plus quelle-mme , eut alors la certitude quavec les chers yeux entnbrs, disparaissait aussi lallgresse de lavril prsent?

    Fantasma tu giungi, tu parti mistero.Venisti, o di lungi? che lega gi il pero, fiorisce il cotogno l gi\

    Si j imagine ses yeux, sa dernire heure, e t si j imagine les hirondelles de l'Observance, celles qui ont la gorge rouge et celles qui ont la poitrine blanche , traversant le vide de la fentre dans le ciel de Pques, il me revient la mmoire un de ses mots dil y a quinze ans, sur lequel je ne sais pourquoi il me sembla de voir rflchi

    1. Fantme tu parais, tu disparais mystre. Viens-tu de loin? car dj le poirier se noue, le cognassier fleurit l-bas.

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    lclair du vol comme sur un marbre noir poli.

    Il parlait aux oiselles dans le langage franciscain, et disait : Je voudrais avoir tou t le jour, tandis que je me tiens courb au-dessus de mes livres, je voudrais avoir sur mes yeux attentifs autre chose, le vertige dombre de votre vol!

    Aujourdhui, comme alors, j entends les cris de ses compagnes sous les gouttires lointaines, et je vois, sur ses yeux attentifs autre chose, le vertige dombre. Ce mot quil croyait dire pour sa vie, il le disait pour sa m ort; et je ne savais pas, quentre ta n t dautres dont il ne me souvient plus, celui-l met si profondment a tte in t ni quil dt saccrotre de cette funbre beaut.

    Hier, un hasard vulgaire et admirable me donna le moyen dassister continuellement par la pense, mon ami, dans son agonie. E t plus tard, par une correspondance mystrieuse, je pus couter la musique infinie que le soir faisait autour de son silence.

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  • 6 C O N T E M P L A T I O N

    Je le croyais presque guri, ou pour le moins, hors de tou t danger. Des nouvelles rcentes m assuraient quil allait reprendre ses habitudes quotidiennes et se rem ettre au travail projet.

    La nuit de vendredi, cdant la nonchalance printanire, je m interrompis au milieu de ma page; et je me mis feuilleter des livres orns de figures. Le recueil soffrit moi des eaux-fortes pascoliennes de Vico Vigan. Pour confronter le portrait grav du pote avec une image dexactitude photographique, je cherchai le volume illustr de H y mne Rome, croyant ly trouver. La mmoire me trom pait : elle ny tait point. Mais je m arrtai sur la reproduction de la hache spulcrale romaine; et je relus les beaux hexamtres :

    Ascia, teque eadem magnae devovit in orisomnibus i ialiae, dein toto condidit orbe...

    Une fois encore lvocateur des augustes forces disparues abolissait dans mon esprit

  • D E LA M O R T 7

    l erreur du temps. Je reconnaissais, ce souffle dilat de mon rve, un de ses plus nobles dons; car certaines de ses vocations de lantiquit confinent la magie.

    Il y a quelque chose de magique dans la puissance soudaine par quoi un grand pote sempare de notre me.

    Tout coup limmense nuit ocanienne semplissait de ces fantmes. Le nombre de son vers se prolongeait en un loignement solennel, jusque l-bas o la parole de lhymne vdique ne semblait plus que son cho rpercut par linvisible horizon. Ce que je te drobe, Terre, tu le reprendras bien vite. Puiss-je, trs pure, ne blesser aucune de tes parties vitales, ne pas percer ton cur.

    Roma sed exsistens e sulco pura cruenio sacravit Terrae Matri, qua lserat et qua esset per gentes omnes lsura, bipennem.

    La nuit tait tranquille mais non sereine, avec des toiles peut-tre funestes, prises

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  • 8 C O N T E M P L A T I O N

    dans des enveloppements de voiles et de crins. L eau de la baie respirait peine, mais au del des dunes et des forts, l'O can sans sommeil levait sa plainte. Nanmoins cette quitude communiquait avec ce tum ulte, et le sable de ce rivage en tourm ent tait pareil au sable de celui qui se taisait.

    Ainsi parfois, dans langoisse la plus agite, un mandre profond de notre conscience demeure en paix.

    O donc allait schouer lUlysse de l'U ltime voyage ? sur ces bords ou sur les autres?

    Aujourdhui je me demande avec trouble pourquoi de temps en temps mon esprit interrom pait sa rverie pour ten ter de retrouver en soi laspect mortel du pote. Il ne me semblait point de le retrouver dans leau-forte de lartiste lombard, et je ne savais o en chercher une image prcise. E t, si je fermais les yeux et m efforais den recomposer les lignes sur le fond obscur, le visage indistinct se dissolvait en lueurs.

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  • D E LA MOR T 9

    Alors, je me rappelai lui avoir dit un jour : Si tu avais le visage to u t ras e t si tu ne souriais point, tu ressemblerais Pierre de Mdicis tel quil est sculpt par Mino. Mais en vrit il ne stait jamais laiss regarder par moi fixement.

    Notre amiti souffrait d une trange tim idit que nous ne pmes jamais vaincre parce que nos rencontres furent toujours trop brves. Ctait une amiti de terre lointaine , comme lamour de Jaufr Rudel, et partan t la plus dlicate peut-tre et la plus noble qui et jamais t entre mules. Elle salim entait de messages et de menus prsents.

    Au dbut, il redoutait que sa rusticit e t sa parcimonie ne me dplussent, tou t comme je craignais quil ne dplort ma descendance directe de la brigata spendereccia. Peut-tre pensait-il quil devait bien y avoir quelque chose de vrai au fond des racontages de la racaille.

    Un jour, il fu t frapp par la franchise

  • 10 C O N T E M P L A T I O N

    de mon rire devant certaines de ses hsitations; et alors il crut pouvoir m offrir lhospitalit dans sa maison de Castelvecchio, puisque leau, le pain et les fruits taient mon rgime ordinaire douvrier de la parole . Mais le destin voulut que je ne connusse point la saveur du pain ptri, b a ttu et faonn en petite croix, la mode de Romagne, par les mains de Jean et de Marie.

    Souvent, pendant la bonne saison, nous tions voisins; et nous voyions tous deux, ds notre lever, la Pania et le Mont perc. Mais jamais nous navons eu le loisir, ni peut-tre lenvie de nous visiter, car il nous semblait toujours que quelque chose de nos personnes ft obstacle la familiarit de nos esprits. De Boccadarno, je lui envoyai un de ces couteaux ingnieux qui ont dans leur manche tous les outils du jardinier, depuis les ciseaux jusquau scateur. De Versilia, je lui envoyai une ode arrondie en couronne, de mon art le plus lger.

  • D E LA M O R T 11

    Mais comment nous sommes-nous rencontrs pour la premire fois? A Rome, par ruse.

    Dj nous nous aimions depuis longtem ps; et nous avions chang beaucoup de messages affectueux et les louanges subtiles de lartisan lartisan, qui simplantent la cime de lesprit et font oublier la niaiserie des solennels crtins qui aujourdhui, en Italie, jugent de la posie.

    Se trouvan t Rome, certes, il dsirait de me voir; mais, au moment de m ettre excution son projet, la tim idit larrta it; et pas plus que nos amis ne russissaient le persuader, je ne russissais, moi, le dcouvrir en aucun lieu.

    Cest alors quAdolphe de Bosis, le prince du silence, le noble seigneur de ce Banquet qui fu t ferment damiti entre

  • 1 2 C O N T E M P L A T I O N

    les quelques-uns bien dcids se dresser contre la nouvelle barbarie menaant la terre latine, cest alors que de Bosis recouru t un gracieux stratagme. Il me lamena de bonne heure, limproviste, dans ma maison, lui donnant entendre quil le menait voir une statue de Calliope retrouve dans le limon du Tibre, la veille au soir, divinement polie par des sicles deau.

    J tais en des jours de splendide misre; j habitais dans lantique sellerie des Borghse, entre R ipetta et le Palais, entre le fleuve trouble e t ce grand clavecin dargent clbr dans un sonnet de mon adolescence.

    La sellerie princire, vide, tait si dmesure quelle rappelait la salle padouane du Palais de la Raison, encore quil y m anqut, bien to rt, au-dessus de lentre, la pierre de la honte, lapis vituper ii et cession is bonorum. En une telle vastit, je navais quun lit sans bois, un piano queue, un banc dglise, le Torse

  • D E LA MOR T 13

    du Belvdre, et la joie de respirer grandement.

    Quand Adolphe poussa sur le seuil le pote des Myric e t m appela au secours, je bondis, demi vtu. E t deux confusions sembrassrent sans se regarder. Le trom peur riait de nous voir aussi intimids tandis que nous continuions de nous tenir par la main. Enfin nous nous assmes sur le banc, heureux, sans presque parler, aucun de nous deux ne craignant le silence qui est si suave quand le cur semplit. Nous tions sains et rsistants tous les deux, nous sentions notre puret dans le divin amour de la posie, prpars la discipline et la solitude.

    Encore que lun promt de surpasser lautre, nous tions certains de ne jamais dcouvrir sur nos visages il livido color della petraia. Une puissance obscure saccum ulait en nos profondeurs : il devait encore composer les Pomes conviviaux et je devais encore chanter les Laudes.

    0 beaux matins du commencement de

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    l t, quand Rome a les yeux clairs de Minerve qui nourrit sa ressemblance les penses des hommes ! Le soleil en tra it par les grilles des fentres, et la rumeur du pont frquent rappelait lantique assidu murmure . Mais le fleuve sacr n avait pas encore parl travers le bronze de lhymne, navait pas encore fait appel lme des forts en scriant :

    Heus, rostro navis qui terram scinditis unco, quam detraxistis navi jam reddite proram atque in me longos infindite vomere sulcos usque ad cruleum, juvenes, maris quor, et ultra. Est operae!

    La grandeur du Torse hraclen suffisait remplir mes m urs; car ctait ce terrible fragment titanique auprs duquel Michel- Ange trs vieux e t presque aveugle se faisait conduire pour le palper. (Ses mains pouvaient donc toucher un marbre sans le sculpter nouveau to u t entier?) Nous avions devant nos yeux un exemplaire

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    souverain et je dirai presque le canon hroque; mais j ignorais lequel de nous deux en ta it touch le plus profondment. Si nous avions pu le savoir, peut-tre aurions-nous connu notre mesure.

    Comme je lui regardais les mains, dont je suis toujours curieux, il les retira avec un geste presque enfantin. Je voulais observer les doigts qui avaient faonn lodelette pour les deux surs et les madrigaux de la Dernire promenade.

    Alors, en souriant, je lui rcitai les premiers vers du Contraste :

    I o prendo un po'di silice e di quarzo :lo fondo; aspiro; e soffio poi di lena : ve' la fiala, come un di di marzo, azzurra e grigia, torbida e serena1!

    De ces mmes mains quil avait caches, il fit un geste de ddain puissant. Je sentis

    1. Je prends un peu de silice et de quartz : je le fonds; jaspire; et je le gonfle de mon souille : voici la fiole, comme un jour de mars, bleue et grise, trouble et sereine I

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    tou t ce quil y avait de viril chez celui qui passait entre les humbles bruyres pour m onter vers les roches abruptes. E t puis nous parlmes de l'Odysse et de la prdiction de Tirsias.

    Telle fu t notre premire rencontre. E t la dernire eut lieu dans sa maison bolonaise de l 'Observance, quelques semaines avant mon dpart pour la dernire aventure : tristes adieux de celui qui allait se bannir celui qui restait li par la chane scolastique.

    Tout le jour je m tais laiss conduire par ma mlancolie aux endroits o elle pouvait me peser davantage.

    Je m tais a ttard sur la place solitaire que la tombe de Rolandino fait pensive, et celle des Foscherari, digne dun ade, sous ses petits arcs verts, hausse sur ses colonnes pareilles en nombre au chur des Muses. E t j tais entr dans le temple dominicain de brique rouge : entre le spulcre blanc et noir de Taddeo Pepoli et le

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    monument du Roi Enzio, j avais senti souffler sur moi langoisse de l'Oliphan dsormais sans voix.

    Va, ma non giunge. un brusio dombre vanechode Re Enzio, quale in foglie secche

    notturna fa la pioggia e il vento1.

    E t je m tais ensuite perdu dans le labyrinthe sacr de Saint-tienne, dans la Basilique aux sept glises. Mystres et images de toute part, et la couleur de la fume et la couleur du sang caill.

    Rougetre et fuligineux, voici le clotre, e t sur lui lombre de la tour carre, e t dans lombre, le puits entre ses deux colonnes, la poulie de bois use qui ne grince plus; e t entre les interstices du pavage de briques, dhumbles fils dherbe, e t to u t

    1. Il va, mais n'arrive point. Cest une rumeur dombres vaines quentend le Roi Enzio, pareille celle que font sur les feuilles sches la pluie nocturne et le vent.

    2

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    autour, sur la pierre des fentres hautes, les pots de basilic.

    E t puis, dans lautre cour, au milieu des terres cuites, voici la grande coupe de pierre, les fonts sans eau o lon ne baptise plus personne; et le tabernacle dor, luisant travers les vitres ternies; et dans le vide de la fentre, sur une colonnette, le Coq qui chante; et, prs de l, l 'vque couch dans le marbre spulcral, que ce chant ne rveille plus; et, derrire lautel hriss de candlabres de fer, les arches de granit rudes que la hache mystique tailla dans le sang ptrifi des M artyrs; et la lumire qui pntre dans labside par les albtres roux comme ce miel amer dont se nourrissait le Baptiste.

    Pourquoi donc aujourdhui, de la Ville o le sort veut que steignent nos grands potes, ne vois-je que cette place mortuaire et ce labyrinthe chrtien? Sur cette place, ma douleur veut repasser en suivant le cercueil de mon frre; e t dans le plus profond des sept sanctuaires, dans le

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    septime, dans la Confession souterraine, elle veut laccompagner et le dposer.

    Bologne, aujourdhui, na pour moi que cette face mystrieuse, que cette bouche pleine de souffle glac et de sublime silence.

    Qui pourra dire quand et o sont nes les figures qui, tou t coup, surgissent de la partie la plus inerte et la plus opaque de nous-mme et nous apparaissent en nous bouleversant?

    Les vnements les plus riches arrivent en nous bien avant que lme sen aperoive. E t, quand nous commenons ouvrir les yeux sur le visible, dj nous tions depuis longtemps adhrents linvisible.

    Aujourdhui, il me semble que ce plerinage m ditatif ntait pas vrai dire une prparation spirituelle la visite que j allais faire, mais quil tait dj cette visite, et que pas une des paroles que je pus dire par la suite ne valu t celles que chemin faisant je disais mon compagnon sans chair.

    Mais, quand je me retrouvai dans la rue,

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    je pensai cette crature divine qui devait toujours, me semblait-il, se tenir prs de lui dans sa maison pour le conforter, celle- l seule, avec sa lampe e t avec ses livres.

    Si les Villes nobles avaient encore coutum e de faire des prsents aux potes, quaurait pu donner Bologne au dernier Homride sinon la t te de lAthna Lemnia? Elle semble sortie de certaines visions tum ultueuses des Pomes conviviaux, elle semble une beaut durable prouve par le carnage et par lincendie, un fragment dcouvert sous les ruines dun sige antique. Elle a le visage et le cou marbrs de rouille, comme encrots de sang trs ancien; et au-dessous du col, au sommet de la poitrine, elle est comme noircie par le feu que m irent au temple les dprdateurs cuirasss de bronze.

    E t trop ta rd je me rappelai lui en avoir promis le moulage. Je savais que le pltre en avait t coul, mais sur un vague renseignement; et les gardiens du Muse civique ne surent me donner aucune indication

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    Toutefois, ne pouvant pour lors lui apporter limage, combien de moi-mme ne lui donnai-je, grce la m ditation que je fis devant le cippe, dans la grande salle dserte, o comme sa posie, cette forme souveraine tait seule au milieu des dbris et des vases mdiocres.

    Je montai donc lObservance avec quelques fleurs. J tais si plein de penses que je ne retrouve plus dans m a mmoire laspect des choses, car je les regardai dun il inattentif.

    Je nentrais pas dans une maison mais dans une me qui paraissait vouloir se faire pour moi encore plus belle. Si la vie ne m et rien donn dautre que cette heure damiti, je lestimerais cependant gnreuse et je me dirais content davoir vcu parmi les hommes.

    De notre tim idit, il ne se m ontra quune ombre, dans le premier abord, quand, sous mon regard, il dtourna la t te de je ne sais quelle faon fuyante, et b a ttit des paupires comme pour effacer les atteintes

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    cruelles des ans et rpandre sur son visage alourdi les esprits joyeux de lamour.

    Je voulais lui dire : Quim porte, mon frre? Tu vois combien moi aussi je suis atteint. Mais aujourdhui la chair misrable ne nous encombre pas; et je respire ici la plus pure essence de ta posie. Tu as laspect de ta force immortelle; et il nest point fait par tes lvres, le sourire de ta tristesse. Assieds-toi encore auprs de moi, comme cette autre fois sur le banc de prire. Nous sommes deux ouvriers patients. Combien navons-nous pas tra vaill et combien support depuis cette matine de Rome ! Des gens nont-ils pas tent de faire des verges avec mes lauriers pour te battre e t ds flaux avec les tiens pour me flageller? Mais qui prvaudra contre notre patience et contre notre foi? Il suffisait que de temps en temps, au- dessus du clabaudage, nous nous jetions un appel. Assieds-toi donc. Je ne t ai jamais aim comme aujourdhui. Je ne fais quune halte brve; et puis je reprends

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    mon chemin, en laissant derrire moi toutes mes vanits.

    Je massis sur la chaise, devant sa table. Ses papiers, ses plumes, ses encres taient l. Tout tait simple et usuel comme dans une pice quelconque, chez un homme de qui la tche est modeste. Mais un parfum de sagesse paraissait imprgner chaque objet, et les murs et le plafond et le plancher, comme si la qualit mme de ce mle cerveau stait communique au lieu de son travail.

    Je ne sais de quelle faon signifier un tel mystre.

    Un air singulier est dans la forge, mme quand ne rugit point le feu; car les outils, les engins, tous les instrum ents du forgeron, mme quand ils ne sont pas manis, y expriment, par leur forme, leur destination, et je dirais presque, suggrent la puissance quoi ils serviront. Dans latelier dun sculpteur fcond labondance de la glaise, les armatures, les modles, les formes creuses, les m aquettes recouvertes

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    de linges humides, les cires barber, les bronzes polir, les ciseaux, les limes, les bauchoirs, les odeurs mme des matires plastiques reprsentent leffort du crateur. Eh bien ! il me semblait que quelque chose de pareil tait prsent dans cette petite pice tranquille e t range, o certes les mains de Marie avaient rendu la paix aux pages parcourues : quelque chose que j oserais appeler la prsence du dmon technique.

    Dans aucun laboratoire dhomme de lettres il ne m tait advenu de sentir la matrise comme une sorte de pouvoir sans limites.

    Je pense que pas un artisan moderne na possd son art comme Jean Pascoli possdait le sien. Son exprience ta it infinie, son adresse tait infaillible, chacune de ses inventions ta it un profond rveil. Personne mieux que lui ne savait et ne dm ontrait que la rt nest quune magie pratique.

    Enseigne-moi quelque secret, lui dis-je voix basse.

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    E t je voulais seulement le faire sourire; mais, la vrit, une ombre de superstition tait sur ma pense.

    Il p rit une autre chaise et vin t sasseoir ct de moi, devant la table. Nous parlmes de quelques uvres rcentes. Ses mains, quand elles soupesaient les volumes, taient une redoutable balance. Devant la vigueur de certains de ses jugements, j eus la preuve que son esprit tait toujours exem pt de tou te faiblesse. Son estim ation tait svre au tan t que son art.

    Comme il mlait je ne sais quoi damer son discours, je lui dis :

    Si tu as le temps, va la Pinacothque et cherche une toile du Francia o un saint tienne porte sur son livre trois pierres, en tmoignage de sa lapidation. Pose trois pierres sur chacun de tes nouveaux livres e t demeure en paix.

    Il rpondit, avec son rire fi n : Mais si l'A utruche que tu sais m avale

    le livre et les pierres!Il ne se m ontrait plus tim ide; mme je

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    devinais en lui je ne sais quelle tendresse protectrice et le dsir contenu de me demander que je lui parlasse de mes misres. J tais bien son frre cadet, et il semblait quil chercht le moyen de supporter mon fardeau. Je me rappelle une belle parole ancienne quil me cita avec une merveilleuse noblesse : Plus tu endures, plus tu pourras.

    Cette parole, aujourdhui je linscris sur le m ur de cette maison trangre, et je considre que je lai reue de lui par testam ent.

    Puis il se leva, me prit par la main et me dit :

    Viens prsent voir la chambrette que j ai pour toi, quand tu la voudras.

    Une candeur enfantine sallum ait en lui; e t le premier vers du sonnet de Ptrarque chantait dans m a mmoire.

    Cta it une petite pice claire, presque une cellule de frre mineur, avec un de ces lits troits qui vous contraignent

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    garder une seule a ttitude pour toute la dure du sommeil.

    Comme sil et rpondu la question que je lui avais pose mi-voix devant sa table prodigieuse, il me m urm ura loreille :

    Quand tu seras ici, alors, oui, je t enseignerai un secret.

    Gaiement je lui dis : Je ne pourrai venir ta n t que je

    naurai pas tu tous ces monstres... Il me fau t encore aller la guerre.

    Hlas ! vivait-il en paix? Ne le travaillait- elle point sans cesse, labondance mme de son amour?

    Il se tourna pour passer dans ltroit corridor, me m ontran t les paules. Il se cra dans lair un de ces instants de silence qui enserrent la t te comme dans un bloc de glace diaphane. E t je regardai toute la personne de mon ami avec des yeux devenus extraordinairem ent lucides; et la piti m treignit qui a parfois le poing si cruel.

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    Il semblait quil po rt t sur ses paules to u t le poids de sa tristesse, toute loppression de ses souffrances. Le front auguste stait cach, et lon ne voyait, contre le mur blanchtre, que ce corps pais vtu dhabits rendus par le long usage presque lam entables; il ne restait l que le sombre poids o se corrompt la vie qui nest que le levain de la mort.

    Il voulut m accompagner jusque sur la route, bien que je m y opposasse. Sa sant tait dj menace, dj son pas tait vacillant.

    Il tom bait sur nous un de ces soirs d milie, humides et cendrs, qui semblent natre l-bas, entre lembouchure du Reno et celle du P de Goro, dans le grand palus saumtre. Il souffla it sur nous un vent ambigu, qui sem blait parfois tid ir et tou t coup nous donnait le frisson avec une bouffe froide. La voiture m attendait non loin de l, couverte et noire, avec les deux chevaux qui soutenaient mal leur fatigue sur leurs jambes arques.

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    Nous ne parlions plus. Il y avait autour de nous une espce de silence moelleux.

    E cera appena, qua e l, lo strano vocio di gridi piccoli e selvaggi1...

    Mais nous entendions aussi le bruit de nos pas, ni proches ni lointains . Lun et lautre nous nous appelmes par notre nom, dans ladieu. Nous nous embrassmes. Comme le vent, sur lavenue, soufflait avec plus de force et quil semblait gel dans son collet, je lui dis :

    Va, va, rentre. Ne reste pas l.Il se tourna pour sen aller; et les chevaux

    avaient d prendre racine, ta n t ils eurent peine se mouvoir. En sorte que j eus le temps de le suivre de mon regard et de mon angoisse jusqu sa porte. E t le mme silence soudain de lhumble pice m enserra la t te dans la mme glace transparente.

    1. Et il y avait peine, et l, ltrange rumeur de cris lgers et sauvages...

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    E t quand il fu t sur le seuil, il se retourna et leva le bras vers moi pour me saluer encore. De ce paquet de vtements uss, se leva le bras puissant qui sur la roide monte avait brandi le pic d acier bleu .

    Une voix de hros, cette voix homrique quil avait traduite avec une si puissante rudesse, clata en moi et brisa la glace.

    Datosi un colpo nel petto, al suo cuore drizz la[parola :

    Cuore, sopporta! ben altro tu hai sopportato[pi cane1!

    E t non pour moi, mais pour lui. Je voyais, comme ce bras lev, surgir de lintime de cet homme casanier et cauteleux, la constance d une vertu virile, la duret dune vie faite de discipline, de courage e t de douleur dompte. Son orgueil stait

    1. Stant frapp la poitrine, son cur il adressa la parole : Coeur, supporte ! tu as support tant de choses plus cruelles !

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    form, peu peu, dans le fond de sa solitude comme le diam ant dans lobscurit de la terre. Par moi, par moi seul, seul avec mon me... Il stait fait digne de se rencontrer avec Achille e t avec Hlne, et de parler sur la tom be terrible de Dante.

    Je ne sais point encore comment il trpassa; mais je veux tre certain que si parfois dans la vie il pleura lcart, il ne se voila point de larmes pour fixer la mort. Peut-tre est-il sorti de sa bouche quelque belle et simple parole, avant que sa langue se nout derrire ses dents et que son esprit f t dissous dans le grand rythm e.

    Avait-il dj donn to u t le meilleur de lui-mme, ou bien conservait-il encore dans le creux de sa main quelque fconde semence? Quim porte? Certes, mille et mille espraient encore en lui. En sgalant la ligne de lhorizon, il aurait pu dire ladresse de ses fidles : Je vous montre la m ort qui accomplit, la m ort qui

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    pour les vivants devient incitation et promission.

    E t ceux-ci, dans lacier de sa hache spulcrale, pourraient voir refltes les toiles de lOurse.

  • X I A V R I L M C M X I I

    Je ne sais pas si dans le vertige dombre, quand to u t revient pour svanouir je lui suis apparu.

    Il semble que pour les choses oublies et les tres les plus loigns et les vnements les plus anciens, que mme pour les lambeaux des songes non interprts, il soit une clart dans lagonie de lhomme.

    Si cela est vrai, peut-tre que la fleur de mon amiti ondoya dans son crpuscule comme ce lger ram eau que je cueillis et pliai pour lui, entre les Alpes et la Mer, ou peut-tre comme ce lys sal de la solitude

    3

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    tude quen souvenir dAntigone j envoyai sa sur immacule.

    Une acclration du sort voulut que je lassistasse en esprit, durant ses dernires heures, jusqu son trpas.

    La nuit du vendredi, je m tais complu dans sa posie et je lavais imagin convalescent. Le m atin qui prcde la Rsurrection, tandis que je me disposais travailler, j appris inopinment la nouvelle funbre. Quelquun, de la patrie, me dem andait une parole pour la m ort du pote. E t le pote ntait pas encore expir, mme il avait encore surmonter une longue souffrance. Mais lim portun, bien quil violt toute noblesse humaine, secondait une conjoncture mystrieuse laquelle je dois une des heures les plus profondes de ma vie.

    Je crus le trpas survenu le soir du Vendredi Saint et la dpouille dj tendue sur le lit m ortuaire. O Marie pouvait-elle bien avoir dress ce lit, sinon dans la pice des veilles, dans ltroite forge du grand

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    artisan, entre les murs brls par le feu du mle cerveau? J tais certain de cela; e t durant toute la matine, pas un instant ma pense ne cessa de hanter le lieu lointain que je cherchais reconstituer de tout leffort de ma mmoire. E t peu peu ma conscience entra dans cet ta t qui prcde le chant.

    Or, j avais dans la Lande un autre ami suspendu depuis plusieurs semaines entre la vie et la mort, condamn sans rmission. Ctait mon hte, ltranger affable qui me cda la maison tranquille sur la dune, o j habite depuis deux ans.

    Je ne me rappelle pas si Jovien Pontanus dans son chapitre De tolerando exilio et Petrus Alcinius dans sa judicieuse dissertation imprime par Mencken, dans Analecta de calam itate litteratorum, rangent au nombre des dlices du banni volontaire ou involontaire la dlicate saveur de lamiti d outre-m onts e t d outre-mers. Mais certes, larome de la rsine vers le soir

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    et la fragrance des gents sous le vent au lever du soleil, ne me rcrrent jamais au tan t que certains brefs colloques avec cet admirable vieillard qui et t bien cher au chanteur de Paolo Ucello, sil l avait connu.

    Il sappelait Adolphe Bermond; il tait n sur les bords de la Garonne, dans la ville des vins qui eut pour maire le grand sage Michel de Montaigne, son retour de Rome, et pour conseiller ce candide E tienne de la Botie, im itateur de Ptrarque et tra ducteur de l Arioste.

    Il avait prs de quatre-vingts ans; et, quand je le connus, il me sembla de lavoir dj vu parmi les dix mille cratures sculptes ou peintes dans la cathdrale de Chartres. Il avait, sur son visage, la tnuit, la spiritualit et je ne sais quelle transparence lumineuse, qui lassimilaient aux images des v itraux e t des portes saintes.

    Il vint, un aprs-midi de janvier, pendan t la mare basse, alors que la plage

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    est lisse, parseme de figures incertaines et dinscriptions noir tres, la faon de ces pierres tombales, ras de terre, effaces par les pieds et par les genoux des fidles.

    Il descendait de la Chapelle de Notre- Dame-des-Passes et il avait avec lui le livre du chrtien, reli en cuir brun, qui lui aussi tait lisse et lustr par lassiduit, comme le dos dun missel. Il entra dans la pice dun pas alerte et lger, car son grand ge ne lavait point appesanti; et tou t de suite je sentis quil entrait aussi dans mon affection.

    Tout son visage tait illumin par une frache ingnuit qui semblait changer ses rides, de tristes sillons sniles en signes vivaces, aussi insoumis la vieillesse que les rides des sables, des coquilles, des silex. Ses yeux taient plus clairs que le ciel dhiver, plus ples que leau entourant le banc de sable dcouvert; et le sourire venait, sans cesse, y sourdre de lintime. Sa voix tait encore belle, mesure par de justes cadences; et

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    l'habitude des prires sans souffle faisait que les mots semblaient dessins par les lvres avant dtre profrs.

    Comme il sapprochait de ma table, il aperut, dplie sur mes papiers, limage entire du Saint Suaire. Comme il promenait les yeux autour de lui, il v it les murs entirement recouverts par les images les plus diverses de saint Sbastien; sur le pupitre dun harmonium, il v it la M atthus-Passion de Bach, sur le marbre de la chemine, les pltres des quinze statuettes de pleureurs appartenant au spulcre du duc Jean de Berry, sur le parquet, plusieurs fragments de la grande Rose de Reims, dans un angle, une des Vertus que Michel Colombe sculpta pour le tom beau de Franois I I , duc de Bretagne.

    Je noublierai jamais le lger trem blem ent de son menton et ce mlange de surprise et dapprobation, qui donnait sa vieillesse je ne sais quelle ferveur juvnile.

    Une joyeuse flambe de pin et de pignes

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    babillait sur les chenets avec le bouillonnement et la crpitation de la rsine.

    Je composais dans la langue chre Ser Brunetto le Mystre de Saint Sbastien, et j avais dj term in la scne entre le Saint e t les Esclaves, sous la vote magique o brillent les sept feux plantaires, quand les malheureux et l e s infirmes demandent que le nouveau dieu se manifeste par signes chez le Confesseur.

    Esclaves, esclaves, oui, curs paissis!

    Le vieillard se pencha, hsitant, sur les pages tourmentes. Il y avait l, en vrit, comme les traces dune lu tte sanglante, ta n t lencre rouge des didascalies e t les ratures violentes et les hmistiches plusieurs fois rcrits et les marges cribles de renvois faisaient ardu et pre le papier.

    Lart aussi, comme la vie, est une milice, dit-il, et qui donne plus de sang reoit plus de grce.

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    Ce m ot to u t de suite me toucha, ta n t le rendait religieux son accent. Alors je lui parlai de mon uvre, avec une ardeur qui l'effrayait et le ravissait.

    Dans ce serviteur de Dieu, qui la chair pesait si peu, je retrouvais je ne sais quelle affinit avec la discipline asctique quoi je m tais astreint durant des jours e t des nuits. Lui aussi tait une substance infiniment vibrante, un amour actif et infatigable. Sa comprhension tait prompte comme le geste de la main qui reoit et serre ce qui lui est offert. Parfois, dans une pause, il me semblait de voir descendre ma pense en lui comme un anneau je t dans une eau limpide, jusquau fond, et sapaiser.

    Sincre e t pur, il ne douta point de ma sincrit ni de ma puret. Catholique fervent, adonn toutes les pratiques de la dvotion, il ne fu t troubl par aucune inquitude, ne fu t gn par aucun scrupule. Il me sentait brler, e t cela lui suffisait. Il ne savait pas im aginer un pote sans

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    dieu ni un dieu diffrent du sien. Qui donc restait seul avec moi durant mes nuits? Certes, il croyait quil y avait en moi le mme esprit do tait ne cette figurine de la Rose de Reims quen se penchant il avait ramasse e t tenait m aintenant entre ses maigres doigts.

    Il me pria de lui lire une scne du Mystre. Je voulus lui lire celle qui tait encore chaude de leffort et pas encore dtache de mes viscres.

    A toi, nous venons tous toi,Seigneur!

    Les esclaves accouraient vers le gurisseur. La lam entation se prolongeait travers les couloirs tortueux. Les infirmes apparaissaient, ports bras par leurs parents, agits, illumins desprance. Ils criaient leurs maux, leurs plaies, leurs angoisses. Ils dem andaient dtre guris, d tre dlivrs. Ils appelaient tmoin ceux dentre eux qui cachaient dans les

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    plis de leur sayon les rouleaux des critures, car ceux-l connaissaient les miracles oprs par le dieu nouveau. E t toutes les gurisons taient dnombres, lune aprs lautre : le lpreux tait mond, le paralytique m archait, laveugle voyait, le lunatique et lobsd retrouvaient la paix, lhydropique tait allg de ses eaux, le fils de la veuve, dans la ville de Nam, se dressait hors du cercueil.

    Mais un des lecteurs de rouleaux repensait au miracle le plus profond, repensait au cadavre de quatre jours, e t scriait : Quil te souvienne de Lazare ! E t lincrdulit de Didyme ta it allgue. Didyme voulait voir les os disjo ints se runir lun lautre et parler. Le Christ lui avait rpondu : Les os disjoints je te les montrerai rejoints. Viens jusqu Bthanie, Didyme, viens avec moi. Les yeux de Lazare, vids par la pourriture, je te les montrerai pleins de vision. Viens avec moi, Didyme. Les lvres putrfies sur les dents de Lazare, tu les verras remuer, tu les

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    entendras parler. Viens jusqu Bthanie, Didyme, si tu veux voir et entendre, viens avec moi.

    Les esclaves citaient ces tmoignages, pour exiger le signe. E t alors Sbastien bondissait pour saisir dune main terrible lme des misrables. Lui-mme voquait le Ressuscit, semblait, par sa voix, rendre prsent le prodige dans lombre chaude dhaleines. Comme le nouveau-n dans ses langes, le cadavre tait envelopp dans ses bandelettes. Lazare, viens dehors! Le premier, hors de la pierre, surgit le genou...

    Le genou surgit le premier.

    Je m interrompis parce que j avais senti le vieillard tressaillir et se lever.

    Il tait debout devant moi, boulevers, sans couleur, haletant. Ctait lhomme de la foi, le serviteur de Dieu, le spectateur idal qui se manifestait mon pome avec les vertus de la musique et de lapparition.

    Enivr, j imaginais derrire lui, une

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    multitude qui lui ressemblait. E t je ne voulus point lui donner de trve. Elle aussi, ma parole, fu t comme le brandon qui incendie les chaumes quand redouble le vent.

    A prsent, les esclaves dem andaient de voir to u t au moins leffigie. Puisque tu as abattu tous les dieux de sang et de fange, dresse devant nous limage du dieu nouveau, que nous puissions Le connatre, que nous puissions L adorer! Ils savaient quil avait coutume dapparatre ses disciples. Ntait-il pas apparu au Confesseur? Sa face est cache, to u t Son corps est voil. Une angoisse mortelle treignait la poitrine de Sbastien, rendait livides ses lvres, brisait ses jointures. Implacables taient les suppliants, inassouvies les prunelles de leur chair. Ils exigeaient la prsence du dieu nouveau. Il n a plus de corps; Il n a plus de sang. Il a donn Son corps et Son sang pour les cratures.

    Mais les lecteurs initis des rouleaux savaient quavec Son corps et avec Son sang, Il tait apparu ses disciples, ils

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    savaient quil leur avait montr Ses mains et Son ct, et quils avaient vu les meurtrissures, et que Didym e avait mis le doigt dans la plaie, et quensuite, Il avait rompu le pain et lavait mang, quil avait mang un morceau de poisson grill. Comment pourrais-tu L aimer dun tel amour? Comment pourrais-tu fermer les yeux, tre si blme et dans toutes tes veines trem bler dun tel amour, si tu n avais jamais connu Sa face? Car tu trembles.

    Jam ais flot vermeil ne jaillit dune gorge coupe ni flux de larmes dune douleur comble, comme alors de cette sainte poitrine clatait langoisse :

    Je trem ble parce quen mon me je porte le poids de lopprobre. Ils L ont frapp coups de poing, ils L ont soufflet, ils ont crach sur Lui. Sa face est dfigure. Sur Ses joues coulent les crachats et le sang. Toutes Ses dents vacillent dans Sa bouche gonfle. E t Ses paupires, et Ses yeux, hlas!

    Je crois qu ce moment ma voix steignit,

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    parce que ma gorge se serrait. E t alors un sentim ent encore inprouv branla les racines de mon tre, car tou t d un coup j entendis le son dun pleur humain que je navais jam ais entendu; entre ces quatre murs dserts et si loin de toutes les rumeurs du sicle, j entendis le profond sanglot de lAmour consum que chanta Jacopone, je surpris les mmes larmes qui avaient baign le visage de Franois agenouill devant le Crucifix de Saint Damien ou errant autour des murs de la Portioncule.

    0 secca anima mia,che non puoi lacrimare1!

    Je ne bougeai point. Ce pleur pouvait-il tre consol ou interrom pu? E t quelle parole pouvait tre dite qui valt en douceur une seule de ces larmes? E t la vrit, quaurais-je pu trouver en moi de plus beau que cette nudit damour qui m tait

    1. Omon me aride, quinepeuxpas pleurer!

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    rvle limproviste chez un vieillard dj inclin vers la tom be? E t comment pourrais-je donc signifier la qualit de ce pleur plein de consolation ? Le Bienheureux a exprim la loi de lineffable.

    Quello ch non si pu dire, puossi dir quel che non 1.

    E t un regret pareil au remords sempare de moi, tandis que j cris. E t j aurais conserv ce prsent dans mon cur secret, si mon ami, lev par sa sainte m ort la condition de mystre glorieux, ne me souriait aujourdhui travers cette visire de cristal. Mais seul pourra me comprendre celui qui, entre mille chants, sait distinguer la mlodie ne du cur de la Terre et, parmi les paroles des vangiles, la parole qui vraim ent sortit des lvres de Jsus et reste pour lternit pleine de son souffle vivant.

    Jusqu cette heure, j avais entendu

    1. Ce qui est ne se peut dire, ne se peut dire que ce qui nest.

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    les hommes pleurer de to u t autre faon; je les avais vus confins et fixs au lieu de leurs larmes, comme le bless gt dans la mare de son sang, et je m tais vu moi- mme contraint par la piti et comme prisonnier dune misre.

    Le pleur de ce chrtien paraissait rsonner sur la mlancolie du monde; et le Visage m eurtri par les soufflets, souill de crachats et de sang, paraissait imprim dans le ciel ple comme sur le linge de Vronique, mais pour moi seul et je ne sais de quelle manire indfinie et future. E t, quand nous sortmes, le silence de la lande immense, avec ses myriades de troncs saigns m ort par le fer du rsinier, avec ses innombrables plaies sans cesse rafrachies et largies, avec son perptuel gmissement embaum, tait comme le silence dune m ultitude douloureuse qui ne se plaint pas, parce quelle accepte sa tche et sa peine.

    E t je compris cette parole davenir qui dit comment la nature se transformera

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    peu peu en un cercle spirituel et que tou t se sublimera en esprit.

    Qui a parl de membres mystiques de lhomme ? En de certaines heures, il semble que nous ne reconnaissions plus aucun des actes les plus coutumiers de notre vie corporelle.

    Comment cheminions-nous, lun ct de lautre, dans le sentier sourd, cach sous les aiguilles des pins? Il ny avait plus de diffrence entre le pas du vieillard et le mien, parce que notre pas ntait plus le jeu de nos os, de nos muscles, de nos tendons. Nous allions droit devant nous, et j avais pourtan t la sensation de tourner en arrire ce quil y avait de plus fervent en moi, comme la torche que lon transporte renverse la cime de sa flamme.

    Les yeux de mon ami taient peine schs; et la place o lAmour consum avait pleur, et lvnement avr taient dj comme envelopps dans un voile de mmoire, dont les bords ondoyaient vers ma plus frache enfance. L motion

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    me tenait encore tou t entier, la ralit non seulement tait rcente, mais toujours prsente; et pourtan t une partie de moi- mme faisait un effort anxieux pour se rappeler je ne sais quoi dautre, pour se reprsenter je ne sais quoi de plus profond et de plus doux. Mais latten te peut-elle avoir la figure du souvenir?

    Nous ne parlions pas. De temps en temps, je le regardais du coin de lil; e t je m tonnais quun visage dune telle vieillesse lav par les larmes, me remmort par son expression certains pisodes mouvants de mon enfance : un entre autres.

    Un jour, j avais fa it pleurer ma chre sur Anna, pour un caprice cruel; et puis, effray, je lavais console, car elle tait tellem ent sensible que, sil lui advenait de pleurer, mme pour une chose lgre, on et dit quelle avait t frappe par un malheur irrparable e t quelle allait se dissoudre dans sa douleur. Me voyant si contrit et afflig, elle s'efforait de retenir ses sanglots et de sessuyer les joues. E t je

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    me rappelle que je la pris par la main et que je la conduisis dans un sentier, entre deux champs de lin; et nous avions avec nous notre chien patient qui avait t la cause du litige. E t, de temps en temps, je la regardais la drobe; et elle, pour ne plus me faire de peine, cherchait vaincre le sanglot obstin qui secouait sa petite poitrine, ou bien, comme pour lui ter toute amertume, le prvenait dun sourire qui se rom pait aussitt. E t alors elle affectait dtre contente devant tou t ce bleu de lin, comme si moi-mme je lui en avais fait don; et il semblait, non plus que je voulusse rentrer dans ses grces mais quelle voult, elle, se faire pardonner. E t il y avait, dans son attitude, une telle tendresse et une telle gentillesse quil ne me fu t plus possible de la supporter et je fondis en larmes mon tour, avec son mme garement.

    Je ne sais pourquoi ce souvenir me refleurit dans le cur tandis que je marchais aux cts du vieillard. E t il me semblait

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    daller laventure, sans but, travers un pays que je ne connaissais pas; mais lui, savait son chemin.

    Nous nous retrouvmes au pied de la dune o slve la Chapelle, et nous montmes, entre les jeunes pins, jusquau seuil. Il ne me dit pas un m ot pour m inviter entrer dans son refuge. Il me tend it la main, et il me donna son amiti comme le Dimanche des Palmes on donne le rameau dolivier, sur la porte de lglise toute bleue dencens. Em portant avec moi la chose prcieuse, je dvalai la pente, je m loignai travers la Lande.

    Lheure du crpuscule tait proche, mais lair ne semblait plus retenir de la lumire que ses parcelles dargent.

    Au del des bois je n apercevais plus les rivages, mais je recevais lapaisement de la mare basse, pareil la dcroissance de la fivre dans le pouls d o lon tira une once de sang.

    Jam ais je navais senti les arbres vivre dune telle douleur. Un d eux avait une

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    seule entaille son pied; un autre lavait jusqu la moiti de son tronc cailleux; un autre portait une blessure vive prs dune autre cicatrise ; un autre tait gemm mort, avec des quarres qui creusaient le f t tou t entier, pareilles aux cannelures dune colonne dorique. E t le suc vital sgouttait et coulait de tous cts : les crots dargile en taient pleins. Quelques rsiniers sattardaien t encore raviver une plaie; e t lon entendait le fer retentir dans le vif, sans plainte. Chaque arbre avait son martyre, comme si en chacun habitait un esprit avide de souffrir et de saigner, tel le hros divin par moi lu.

    E t ce fu t ce soir-l que je fis linvention du Laurier bless.

    Le corps de Sbastien se dtachait, laissant toutes les flches dans le tronc du laurier d Apollon. Les dards disparaissaient dans la chair miraculeuse, comme un vanouissement de rayons. Tu vas revivre, tu vas revivre! Tu reviendras! scriaient les Adoniastes.

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    Depuis lors, mon nouvel ami me visita souvent. Comme je faisais de la nuit le jour, il avait coutume de venir vers la fin de laprs-midi, quand j allais allumer mon feu. Il me rappelait le dbut de lhymne de saint Ambroise Ad completorium :

    Te lucis ante terminum...

    Il entrait sur la pointe des pieds, parlant voix basse, comme dans loratoire. Il craignait de troubler le silence et dmouvoir les choses invisibles qui sen nourrissaient. Il demeurait assis quelques instants devant la chemine; et je voyais, de ma table, sa t te dancien Donateur agenouill dans langle d un tableau dautel sincliner sous les statuettes des Pleureurs funraires.

    Il semblait tre pour moi le messager et linterprte de cet ge dont j avais recueilli une forme dart tombe en dsutude pour la renouveler. Mais peut-tre tait-il beaucoup plus ancien, et avait-il pris part ce plerinage qui partit de

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    Bordeaux en lan 333, suivant I tinerarium Hierosolymitanum, comme je le lui disais par plaisanterie. Pourtant, au cours de ses stationes et mutationes travers les sicles, il devait stre a ttard plus longuem ent en cette immobile srnit qui resplendit dans la Passion de Bourges comme dans les mtopes archaques dun temple grec. Il en portait toujours le rayonnem ent sur son front.

    E t, sil est vrai que toutes les choses incertaines sont vivantes et que toutes les certaines sont mortes, sa merveilleuse certitude le plaait au del mme de la vie, comme une crature accomplie et immuable. Il ta it vident pour moi, daprs ses propos, quil considrait lhistoire du monde, comme la reprsentent les cathdrales de la terre de France.

    A lim itation des matres marbriers et verriers, il croyait quaprs lavnement de Jsus, le monde navait pas eu d autres grands hommes, part les confesseurs, les docteurs et les martyrs.

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    Dans son esprit, comme dans le sanctuaire, les conqurants et les vainqueurs occupaient la place la plus basse. De mme dans les vitraux, sont-ils agenouills aux pieds des Saints, petits comme des enfants, grles comme les brins d herbe dans les joints des marches sacres.

    En lui, survivait la conscience de celui qui composa le Speculum historicum, rservan t la plus petite part aux empereurs et aux rois, la plus grande aux abbs, aux moines, aux ptres, aux mendiants. Pour lui, comme pour le dominicain protg par saint Louis, les plus hauts faits ntaient point les traits, les couronnements et les batailles, mais la translation dune relique, la fondation dun monastre, la gurison dun obsd, la batification dun ermite.

    La terrible lu tte moderne, livre avec les engins les plus dangereux e t avec les volonts les plus cruelles, avait pour lui la mme im portance queut pour Vincent de Beauvais la grande journe de Bouvines,

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    m odestement place entre lhistoire de sainte Marie dOignies et lhistoire de saint Franois, le petit pauvre.

    Pareil ces plerins qui traversaient les armes ennemies ayan t pour to u t sauf- conduit, sur leur chapeau, leffigie en plomb de Saint-Michel-en-pril-de-la-mer e t de saint Gilles du Languedoc, il passait en toute im munit travers le sicle dacier. Mme en face des trafics de sa ville laborieuse et pcunieuse, il devait avoir sans cesse, dans les yeux, ce m ur du Cimetire de Pise sur lequel un de nos peintres qui fut, lui aussi, un dvot de saint Dominique reprsenta la Thbade des anachortes comme un monde de vrit en un monde de mensonge. E t certes la Voie lacte tait toujours pour lui le chemin de saint Jacques, et les lueurs la pointe du m t des navires taient les feux de saint E lme; et saint Mdard tait encore le seigneur de lutile onde.

    E t rien dtroit, rien de mesquin nallait de pair en lui avec cette foi ingnue. Son

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    indulgence tait aussi grande que sa discipline. Il ta it venu moi avec cette abondance de cur, non pas certes a ttir par une odeur de saintet mais seulement par la valeur dune me toujours vigilante; parce quune pauvre servante lui avait dit que je consumais, durant mes nuits, plus dhuile dolive quil nen fallait la lampe perptuelle de la Chapelle. E t la finesse de son esprit correspondait la dlicatesse de son cur.

    Une noble rserve rgissait chacun de ses actes e t chacune de ses paroles, quand il allait approcher la vie intime de son ami. Il ne prodiguait pas les conseils, n en donnait mme presque jam ais; mais sa simple prsence ta it un rconfort secret.

    Je vis un jour sur la colline de Francavilla, dans un sentier sauvage qui conduisait au Couvent o, prs de mon grand et pur F ranois-Paul Michetti, je crois avoir vcu mes jours les meilleurs, je vis un jour, mon grand tonnement, sur un talus, le tronc coup dun vieux laurier

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    repousser un grand nombre de bourgeons qui, leur naissance, avaient lair de jaillir du bois comme des tincelles vertes. Chaque fois que je passais, le tronc paraissait changer toutes ces petites pointes vives en langues loquaces pour me dire : Ne dsespre pas, ne dsespre pas.

    Cest de mme manire qu'tincelait, de toujours frache esprance, mon ami.

    Il connaissait la sentence et la vignette de l'A rs moriendi. Il nest quun seul pch grave au monde : le pch de qui dsespre. Bien plus coupable fu t Judas en dsesprant que le Juif en crucifiant Jsus. Et, quand il allait visiter les pauvres, les malades, les prisonniers et nimporte quel pcheur en dtresse, il avait coutume de dire que quatre saints laccompagnaient : saint Pierre qui renia trois fois son Matre; Marie-Madeleine qui pesa ta n t sa chair impure; le perscuteur saint Paul que Dieu convertit par la foudre ; le bon larron qui ne se repentit que sur les bras de la croix infme.

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    Comme certains de nos Bienheureux italiens, il conciliait en lui ces dons qui nappartiennent qu la vie contemplative avec ces dons qui n appartiennent qu la vie active, car tous procdent dun seul et mme esprit .

    Pendant de longues annes, dans sa ville natale, il gouverna les corporations catholiques les plus ferventes, et il exera la charit avec une largesse digne de lui valoir le surnom dAumnier. Dispersit, dedit pauperibus. Il donna grandement, et sans compter, e t toujours en se cachant.

    Je ne sais pas sil a jam ais accueilli dans son lit un mendiant, comme ce Blaise Pascal de qui toujours il ignora les tourm ents, les vertiges et les fivres; mais plus dune fois, comme un serviteur humble et diligent, il rem it en ordre la maison de ses pauvres et de ses malades. Celui qui avait ta n t de lumire sur son front, aim ait davoir ta n t dombre sur ses mains! Pour lui, il navait pas t d it : Nesciat sinistra tua quid faciat dextera tua, mais il avait t

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    dit : Que ta droite ne sache point ce que donne ta droite.

    Quand ses aumnes secrtes eurent de beaucoup allg son patrimoine, il eut compassion de ses fils, qui lui taient venus nombreux e t bien ns. Il partagea entre eux ce qui lui restait, ayant acquis, ailleurs, une indivisible seigneurie ; et il se retira dans la Lande pour nhabiter quavec lui seul. Ce que doit faire celui qui nhabite quavec soi, il le savait de lAncien, mais surtout de son aspiration mme. Secum p urgatur, orat, legit, et m editatur.

    Il tait fort dvot saint Dominique; et cest sous le vocable de lami sublime de saint Franois quest plac le to it quil me concda. En humilit, il voulut aller habiter dans lancienne infirmerie des Pres Dominicains quil avait rachete par amour.

    Cest un chalet de bois brun, en tre lombre de la Chapelle et lombre de la pignade. Il y choisit la chambre la plus modeste, sachant que la cellule sans

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    cesse habite devient douce . Quand la Lande grondait comme lOcan, sous leffort du vent, il croyait tre sur un vaisseau prt appareiller pour le dernier voyage. Mais quand lor printanier tom bait sur le balcon, travers le crible menu des pins et que les oiseaux faisaient leur concert, ctait la maison lgre que j avais rve plus dune fois, ctait la maison sur la branche , lgre, sonore, prompte.

    Il avait transport l un petit orgue soufflets, car il aim ait la musique sacre et jouait avec grce quelques m otets. Comme ce suave dominicain, Henri Suso, il se plaisait se nommer le serviteur ;et, comme lui, il devait certes chaque matin, en se rveillant lheure de la Salutation anglique, entendre en lui une voix qui chantait sur le mode mineur les mots : Cest Marie, ltoile de la Mer, qui se lve.

    Un jour, en entrant, je le trouvai assoupi devant les deux claviers; et je retins mes pas et mon haleine pour ne point le

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    rveiller, ta n t il m tait apparu de batitude sur son visage. Je repensai ce quil m avait cont du jeune Suso. Peut-tre que lui aussi rvait quil tait au milieu du concert cleste et chantait le Magnificat; e t la Vierge venait sa rencontre et, pour prouver quelle lui avait su gr d une offrande de roses, elle lui commandait de chanter le verset : O vernalis rosula!

    Depuis sa premire visite, depuis lheure de ces larmes soudaines qui restrent au fond de notre amiti comme je ne sais quelle mystrieuse fracheur, je crois quil esprait de m amener lexercice de la prire selon son rite. Mais jamais, pas mme un instant, il ne prit laspect ni le ton du convertisseur. Il avait sa trs dlicate manire de me faire sentir quil ta it entre nous un beau secret, dont il ne convenait pas de raisonner.

    Si une parole juste de moi le touchait, il me regardait, attentif, suspendu, avec un regard singulier dans lequel paraissait transpose, si j ose dire, lattention

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    dune oreille incline, to u t fait semblable celui qui a entendu un son rvlateur et en suit les ondes dans lanxit de le reconnatre.

    Parfois aussi, en de certaines pauses, il me donnait limage dun homme qui, se trouvan t dans une contre, au dbut du printemps, alors que les sucs commencent smouvoir, se tient aux coutes par dsir de surprendre la mlodie indistincte de la sve qui bientt transfigurera toute crature enracine la terre.

    Cest ainsi que son illusion piait en moi luvre intrieure de la Grce.

    Lo raggio della grazia in che s'accende verace amore, e che poi cresce amando1...

    Je lui parlais de D ante; e t j tais mu devant la soif quil avait de cette grande source.

    1. Le rayon de la grce auquel sallume le vritable amour et qui ensuite grandit en aimant...

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    Un jour, je lui racontai comment j avais contempl dans la cathdrale dAmiens, l 'E sprance sculpte de la mme manire que le Pote la chante dans le Paradis, quand Batrice, au huitime ciel, lui montre le baron pour qui, l-bas, on visite la Galice , et quand saint Jacques lexhorte : Dis ce quelle est.

    Dante et le tailleur de m arbre inconnu avaient fidlement traduit, lun dans la tierce-rime, lau tre dans la matire dure, la dfinition que donne de lEsprance, dans son Formulaire, un thologien de France, Pierre Lombard, vque de Paris. Spes est certa expectatio futur beatitud inis...

    Spene dissio u no attender certo della gloria futura1...

    Mon ami resta longtemps pensif devant cette correspondance entre la cathdrale

    1. Lesprance, dis-je, est une attente certaine de la gloire future.

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    de pierre et la cathdrale de rythm e, lune jaillie de sa terre et lautre de la mienne.

    Il semblait que j 'avais rapproch Dante de lui et dcouvert dans la sublime masse gothique un point mystrieusement sensible o nos esprits pouvaient converger et communier.

    Comme se term inait notre entretien (le vent occidental secouait tou te la Lande et limmense rum eur de l'O can faisait paratre fragiles toutes les choses), il posa les mains sur mes deux paules, il me regarda avec son me nue remonte fleur de son visage diaphane, et il me demanda :

    Quand?... Quand?Il y avait en moi cette mlancolie puis

    sante dans laquelle notre cur bat, plus robuste et plus rapide.

    Je lui dis avec une douceur filiale : Je suis n pour voir, pour me res

    souvenir e t pour pressentir.Puis j ajoutai : E t peut-tre m attendrai-je moi-

    mme jusqu la mort.

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    Nous restmes quelque temps sans nous visiter, car je recommenai veiller la nuit et dormir le jour. Il savait que ma lampe tait allume e t que j avais en rserve beaucoup dhuile dans ma ja rre. Lpoux de lme a coutume de venir minuit. Prends garde quil ne te trouve endormi.

    Un soir du dernier fvrier, juste un an aprs lheure du sanglot et de notre liaison, un de ses fils vin t me trouver, limproviste ; et il me dit :

    Mon pre veut vous voir. Il na plus que quelques semaines ou quelques jours vivre. Exaucez-le.

  • X V A V R I L M C M X I I

    Lorsque j 'entrai dans la petite infirmerie dominicaine, au premier regard je connus que lhomme de bien avait dj embrass notre sur la m ort corporelle e t la tenait troitem ent serre contre sa poitrine.

    Tout dabord, sans tre vu, je le vis dans un miroir.

    Une femme, douce et svre, qui pouvait tre sainte Anne avec son trousseau de cls pendu au ct, m avait conduit jusquau balcon de bois sur lequel donnait la chambre du m alade; et elle stait retire pour me laisser seul avec lui, pour

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    ne pas se faire le tmoin gnant de notre trouble.

    Comme je m approchais du seuil, j aperus contre le m ur le miroir et, dedans en cette espce dhorreur inaccessible et claire le vieillard qui tait sur son sant, absorb, tenan t ses deux mains appuyes sur lhte charnel atroce qui lui rongeait lentre de lestomac.

    Je m arrtai avec un pouvantable trem blement dans le cur, parce que vraiment, dans ce vide, la m ort tait visible comme dans les Danses macabres, et toute limage tait vraim ent au del du voile.

    Il souleva les paupires et sursauta, laissant retom ber les mains sur ses genoux, car il m avait aperu, lui aussi, dans la glace et il me voyait venir lui non pas de la vie diurne, non pas de lair et de la lumire, mais du fond de ce ple spulcre. E t comme j 'entrais, il ne me sembla point de franchir un seuil commun mais doutrepasser une limite redoutable.

    Je ne sais point, dans lhistoire de la

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    saintet, une prparation au trpas plus belle que celle-ci.

    Saint Franois, mme en conversant avec sa sur Maladie, perm it que les mdecins tentassent de la com battre. Il reconnut quil avait toujours tra it trop durement son corps et m ontrait son repentir. Rjouis-toi, frre corps, et donne- moi le pardon; car il me fau t prsent satisfaire te s dsirs. Les docteurs pontificaux, Fonte Colombo, lui tirrent du sang, lui posrent des vsicatoires et le cautrisrent. A laide dun fer rouge, ils lui brlrent les tem pes, tandis quil priait frre feu de ne le point faire souffrir au del de lendurance. E n Assise, dans la maison de lvque, sans cesse le soignait le docteur artin. De temps en temps, il ta it pris de quelque trange envie et envoyait la recherche ses frres qui parfois, comme la nuit du persil, perdaient patience. A la Portioncule, Jacqueline Settesoli lui prpara ce mets romain quil aim ait tan t, ce gteau

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    damandes, que durant sa maladie il avait souvent dsir. Ensuite, sen tant sa fin prochaine, il se fit dpouiller de to u t vtem ent et coucher sur la terre, nu.

    Mon ami suivit ce dernier exemple ds le commencement, non pour son corps mais pour son me. Il ta it dpouill de tou t comme il ne me semblait pas quun homme p t j amais se dpouiller. E t il ne lui restait que cette nudit d 'Amour au del de quoi rien nest comparable en puret, part la premire lumire du matin.

    Je vis, prs de lui, le volume de l 'Im itation, ferm.

    Cest l, certes, le tra it du to tal dpouillement : il rduit une poigne de poudre la substance en quoi lhomme se complat le plus, et sans piti spare lhomme de toute chose aime qui nest point le parfait amour. Il navait plus rien apprendre dans ce livre : cest pourquoi il ta it l, ferm et sans signets. E t il lavait longuem ent pratiqu et mdit non seulement comme le livre de lternit, mais comme

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    le livre n de la discipline de sa race sous logive de France , vritable connaissance e t vertu dOccident . E t il ne lui restait aucun doute propos dune semblable origine; tel point que, voyant une fois sur mon exemplaire le nom de Thomas Kempis, il secoua la tte. Il avait coutume de dire, non sans finesse, que l' Imitation francisait le latin. Il y reconnaissait, transposs, les modes et les cadences de la prose franaise, e t parfois la finesse dune oreille qui avait cout la voix de lalouette paysanne.

    D urant les longues semaines de souffrance, partir du jour que le cancer sans sommeil commena de le mordre pour lachever, j usqu lheure o il perdit la parole terrestre pour un autre langage, il ne demanda ni dtre soign ni dtre soulag, il ne voulut pas d intercesseur entre le mal et la chair, il ne souhaita point que ses souffrances fussent attnues, mais seulement quavec elles saccrt en lui la force de les supporter.

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    Courage, courage, mon m e ! disait-il dans le spasme. Encore un peu, mon Dieu! Faites-moi souffrir encore un peu, mais donnez-moi la force de supporter la souffrance. Quand la morsure se faisait moins atroce, il devenait gai et factieux; non seulement il souriait mais encore il riait dun rire franc.

    Comme ses nombreux enfants e t ses petits - enfants plus nombreux encore, comme tous ses parents, si dvous, venaient de la ville pour le voir, chacun allguait, pour justifier sa venue insolite, un prtexte plus ou moins vraisemblable, croyant lui faire illusion. Il savait fort bien que ctait l des visites de funbre adieu; e t, un jour que je me trouvais parmi ces dissimulateurs affectueux, je lentendis plaisanter avec une grce si vive que vraim ent les plus clbres paroles stoques me semblrent chose rude et grossire.

    Une nuit de mars, sa fille ane qui tait venue sinstaller dans la maison pour

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    lassister, de son lit, entendit dans la chambre de son pre un grand rire. tonne et un peu effraye, elle se leva et alla prter loreille. L excellent abb Eugne de Vivi, cur de la paroisse, consolateur intrpide, avait voulu veiller le malade dans son m artyre nocturne. Comme il laidait se soulever sur loreiller, cause de lhorrible enflure qui le travaillait, une factie du patient, inattendue, avait provoqu cette hilarit concordante.

    Je repensai ce reproche de frre lie, quand saint Franois, veill, gisait l 'E vch et voulait que frre Ange et frre Lon lui chantassent les louanges de notre sur la Mort, afin quil se rjout dans le Seigneur. Il y a les gardiens devant la porte; et personne ne voudra croire que tu es un saint homme, si lon entend sans cesse chanter e t jouer des instrum ents dans ta cellule.

    T ant que sa volont pu t commander ses membres affaiblis, il se trana chaque m atin jusqu la chapelle pour recevoir

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    le pain eucharistique dont seul il semblait se nourrir, ne prenant dans la journe que quelques gorges de lait e t le jus de quelques fruits. Tout de suite aprs la communion il se retirait, nayant plus la force dassister la messe. La dernire fois quil franchit le seuil sacr, il neut mme pas assez de souffle pour sapprocher de la table du Christ. Dfaillant, il fu t contra in t de sasseoir; et le prtre descendit de lautel et alla lui porter lhostie vivante.

    Comme partir de ce moment la volont devint inerte il communia par viatique, jusquau Vendredi Saint.

    Nous comprmes quelle tait sa secrte e t enivrante esprance, quand il rptait : Encore un peu, mon Dieu! Faites-moi souffrir encore un peu ! Il esprait de pouvoir vivre jusqu la Semaine de la Passion, il esprait de pouvoir faire concider son agonie e t sa m ort avec lagonie e t la m ort du Sauveur.

    Il fu t exauc.

  • D E LA M O R T 77

    Le jour quil reut le sacrement de l 'E xtrme-Onction, il m envoya qurir.

    Il stait pris m aimer plus que si j avais t son fils unique. Ceux qui taient autour de lui stonnaient de le voir silluminer ce point, lorsque je paraissais. Ses yeux se tournaient vers moi et m interrogeaient, si ples quils semblaient avoir perdu leur peu de bleu, force de fixer on ne sait quelle blancheur blouissante.

    Toujours, ses parents, sils taient l, sorta ien t lun aprs lautre afin que nous restions seuls. Pour ne point le fatiguer, je ne le laissais pas parler et je ne lui parlais pas avec les lvres. Je me tenais ses cts, assis, en silence, e t je ne me retenais pas de le regarder avec attention, ta n t m a ttira it la beaut de son mystre. Je le sentais mourir et vivre. Le dcharnem ent laissait transparatre los de la face, peine revtu dun voile de feu blanc. Je ne sais o il allait trpasser e t recommencer mais il est certain quen se ta isant, pareil

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    un tisserand en songe, il tissait avec sa m ort une vie qui ntait pas comme ma vie.

    Ma vie qui est ma passion et mon horreur, ma vie, qui me rav it et me rpugne, se m ultipliait avec une abondance vertigineuse comme il se fait lorsque j 'coute, parmi la foule, les symphonies des grands matres. L amour, la douleur et la m ort remuaient locan de ma musique avec des bras de tita n indiscernables.

    Parfois le moribond prenait mon poignet et le tenait dans sa main sur lappui de la chaise. Alors je souffrais d avoir toujours ta n t de sang e t si rapide. Le sentim ent de mon corps me revenait, accompagn par une angoisse qui devait tre pareille au vain effort pour crer, quand il se baigne comme dune sueur de dfaillance.

    E t je ne m tais jamais senti si puissant ni si misrable.

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    Ami, lui disais-je en silence, j ai eu beaucoup de printemps tourm ents, mais aucun comme celui-ci.

    Je sais ce que signifie la demande de vos yeux si bons, mais je ne sais que rpondre. Les mots qui parfois me m ontent aux lvres, je nose les prononcer; j oppose mme leur im ptuosit des dents serres, car je crains de me perdre et de ne plus pouvoir me retrouver. Nanmoins, jamais, depuis que je vis, je neus un instinct et un besoin de changement si profonds ni si agits.

    Un jour, hlas, trs lointain, dans le Cimetire de Pise qui semble illumin par le crpuscule de cette lumire vers laquelle vous tes tourn, je mditai sur moi-mme entre les deux noirs cyprs ns du sein de la m ort et il me sembla que si j 'avais d commencer ma vie nouvelle, j aurais choisi pour lieu de commencement, ce divin clotre lev par lart de ma race moins pour conserver la terre du Calvaire que pour contenir, entre ses

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    quatre portiques, une larve de laube immobile quil y avait autour de la Croix.

    Forse avverr che quivi un giorno io rechi il mio spirito, fuor della tempesta, a mutar dale1.

    E t, depuis ce jour, une noble crature lue par moi, pour moi perdue , de longs intervalles, travers les vicissitudes et les distances, m envoie le message de ces trois mots : Changer dailes. Mon pressentiment est donc devenu un ordre de fer e t de diam ant? est enfin devenu la rayonnante et dchirante ncessit? E t le sort m envoya-t-il loin de ma terre, vers ce pays occidental de sable et de soif, qui nest quun dsert bois, pour que la vieille dpouille me f t te, de la main dun vieillard m ourant en vrit de saintet ?

    1. Peut-tre adviendra-t-il que, l, un jour, je conduise mon esprit, hors de la tempte, pour changer dailes.

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    Comme la spoliation de mes vaines richesses fu t aise et presque sans ombre de regret! On v it que la magnificence de ma vie n ta it pas dans mes velours et dans mes chevaux. Un troupeau de singes pitina et dtruisit, honteusem ent, ce que peut-tre, t t ou tard , j eusse dtruit moi- mme en une heure, pour m ettre du large autour de ma pense im patiente. Il me sembla que la manire m