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Conférence 3, Isabelle Tournier Littérature, Collège Universitaire Français de Saint-Pétersbourg, oct. 2012

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Conférence 3, Isabelle Tournier Littérature,

Collège Universitaire Français de Saint-Pétersbourg,

oct. 2012

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Bourdieu, L’illusion biographique « Parler d’histoire de vie, c’est présupposer au moins, et ce n’est pas rien,

que la vie est une histoire et que,

comme le titre de Maupassant, Une Vie,

une vie est inséparablement

[1] l’ensemble des événements d’une existence individuelle conçue comme une histoire

et

[2] le récit de cette histoire.

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[…] « la vie » constitue un tout,

un ensemble cohérent et orienté,

qui peut et doit être appréhendé comme expression unitaire d’une « intention » subjective et objective, d’un projet […]

cette vie organisée comme une histoire se déroule selon un ordre chronologique

qui est aussi un ordre logique, depuis un commencement,

une origine au double sens de point de départ, de début, mais aussi de principe, de raison d’être, de cause première,

jusqu’à son terme , qui est aussi un but.

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Le récit, qu’il soit biographique ou autobiographique […] propose des événements qui, sans être tous et toujours déroulés dans leur stricte succession chronologique […] tendent ou prétendent à s’organiser en séquences ordonnées selon des relations intelligibles […] comme celle de l’effet à la cause efficiente ou finale, entre les états successifs, ainsi constitués en étapes d’un développement nécessaire.

Le nom propre « désignateur rigide, […] désigne le même objet en n’importe quel univers possible. Pierre BOURDIEU, « L’Illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 62-63, juin 1986.

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Victor MARGUERITTE, La Garçonne, Incipit. « Monique Lerbier sonna. Mariette, dit-elle à sa femme de chambre, mon manteau…

— Lequel, Mademoiselle ?

— Le bleu. Et mon chapeau neuf.

— Je les apporte à Mademoiselle ?

— Non, préparez-les dans ma chambre…

Seule, Monique soupira. Quelle corvée que cette vente, si elle n’avait dû y retrouver Lucien ! On était si bien, dans le petit salon. Elle réappuya sa tête sur les coussins du canapé et reprit sa rêverie.

…………………………………………………………………………………………………»

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La Garçonne, Excipit.

« M. Vignabos conclut indulgemment :

— Raison de plus pour excuser Monique. Est-ce qu’on songe au fumier quand on respire une fleur?

janvier-mai 1922 »

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Louis ARAGON, AURÉLIEN, INCIPIT « La première fois qu’Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide. Elle lui déplut, enfin. Il n’aima pas comment elle était habillée. Une étoffe qu’il n’aurait pas choisie. Il avait des idées sur les étoffes. Une étoffe qu’il avait vue sur plusieurs femmes. Cela lui fit mal augurer de celle-ci qui portait un nom de princesse d’Orient sans avoir l’air de se considérer dans l’obligation d’avoir du goût. Ses cheveux étaient ternes ce jour-là, mal tenus. Les cheveux coupés, çà demande des soins constants. Aurélien n’aurait pas pu dire si elle était blonde ou brune. Il l’avait mal regardée.

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Il se demanda même pourquoi. C’était disproportionné. Plutôt petite, pâle, je crois… Qu’elle se fût appelée Jeanne ou Marie, il n’y aurait pas repensé, après coup. Mais Bérénice. Drôle de superstition. Voilà bien ce qui l’irritait.

Il y avait un vers de Racine que çà lui remettait dans la tête, un vers qui l’avait hanté pendant la guerre, dans les tranchées et plus tard démobilisé. Un vers qu’il ne trouvait même pas un beau vers, ou enfin dont la beauté lui semblait douteuse, inexplicable, mais qui l’avait obsédé, qui l’obsédait encore :

Je demeurais longtemps errant dans Césarée … »

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Aurélien, Excipit.

« Gaston avait sorti sa lampe de poche, et le pinceau jaune balaya d’abord sur les genoux, puis sauta aux visages, cherchant où il y avait à voir. Le bras, « dit Leurtillois », pour guider la lumière. Et la lumière tomba sur cette main pendante, sur cet accolement de faux amoureux, du bras sanglant qui soutenait Bérénice, et le sang avait coulé en nappe sur la robe, et la tête de Bérénice était inclinée.

« Bérénice ! »

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Ils avaient crié tous ensemble. La main valide d’Aurélien lui redressa le visage. Elle avait les yeux à demi fermés, un sourire, le sourire de l’Inconnue de la Seine… les balles l’avaient traversée comme un grand sautoir de meurtre. Elle était morte. Aurélien vit tout de suite qu’elle était morte.

« Et moi, — dit-il, — qui parlais de mon bras ! »

Heureusement, on ne l’avait pas entendu. Gisèle éclatait en sanglots, et le gros pharmacien criait et gémissait : « Nicette, ce n’est pas vrai ! Nicette ! »

La lumière s’était éteinte. La voix blanche de Gaston dit : « Maintenant il faut la ramener à la maison… »

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Louis Aragon, « Il faut appeler les choses par leur nom, dans, J’abats mon jeu, 1959 (p. 147)

« J’ai voulu donner l’image d’un homme de ma génération […] pour une sorte de parallèle entre les anciens combattants revenus dans la vie civile aux lendemains d’une victoire et les anciens combattants de 40 dans l’atmosphère de la défaite. J’étais sous l’effet de cette défaite, à la recherche des types nationaux nés de l’une et l’autre guerre. »

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« Histoire d’un manuscrit qui fut tant de fois mis en terre », rédigée en 1975, accompagne le manuscrit d’Aurélien donné par Aragon à son compagnon Jean Ristat. Elle se trouve aujourd’hui avec le manuscrit à la Bibliothèque nationale de France dans le fonds Aragon.

Reproduit p. 174-184 de Daniel Bougnoux et Cécile Narjoux commentent Aurélien d’Aragon, Gallimard, coll. « foliothèque », 2004.

Voir à ce propos : « D’un grand art nouveau : la recherche » dans Essais de critique génétique, Flammarion, 1976.

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Beauvoir, Mémoires…., Incipit.

« Je suis née à quatre du matin, le 9 janvier 1908, dans une chambre aux meubles laqués de blanc, qui donnait sur le boulevard Raspail. Sur les photos de famille prises l’année suivante, on voit de jeunes dames en robes longues, aux chapeaux empanachés de plumes d’autruche, des messieurs coiffés de canotiers et de panamas qui sourient à un bébé : ce sont mes parents, mon grand-père, des oncles, des tantes, et c’est moi. Mon père avait trente ans, ma mère vingt et un, et j’étais leur premier enfant. »

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Mémoires, Excipit

« Les médecins parlèrent de méningite, d’encéphalite, on ne sut rien de précis. S’agissait-il d’une maladie contagieuse, d’un accident ? ou Zaza avait-elle succombé à un excès de fatigue et d’angoisse ? Souvent la nuit elle m’est apparue, toute jaune sous une capeline rose, et elle me regardait avec reproche. Ensemble nous avons lutté contre le destin fangeux qui nous guettait, et j’ai pensé longtemps que j’avais payé ma liberté de sa mort. »