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CONCLUSIONS DE M. LÉGER — AFFAIRE C-275/00
CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL M. PHILIPPE LÉGER
présentées le 19 mars 2002 1
1. La présente demande de décision préjudicielle vise à l ' interprétat ion de l'article 215, deuxième alinéa, du traité CE (devenu article 288, deuxième alinéa, CE), relatif à la mise en œuvre de la responsabilité non contractuelle de la Communauté européenne lorsque des dommages sont causés par ses institutions ou par ses agents dans l'exercice de leurs fonctions.
2. Plus précisément, le Hof van Beroep te Gent (Belgique) pose la question de savoir si la disposition précitée lui permet d'adopter une décision condamnant la Commission des Communautés européennes à intervenir dans une procédure nationale d'expertise judiciaire en vue d'établir les responsabilités respectives de l'État belge et de la Commission pour les dommages causés par leurs actions ou leurs inactions dans le cadre de la crise de la dioxine et cela, dans le but d'introduire ultérieurement un recours en indemnité contre la Commission et l'État belge.
Cette expertise judiciaire, dont le rapport final sera commun et opposable à la
Commission, est demandée par les sociétés First NV 2 et Franex NV 3 afin qu'un expert puisse examiner les réactions et l'intervention de celle-ci (de ses organes et de ses fonctionnaires) depuis l'instant où elle a eu connaissance de la pollution à la dioxine ainsi que l'adéquation des mesures qu'elle a prises et leur influence sur les conséquences et les dommages subis par les défenderesses au principal.
I — Le cadre juridique
A — Le droit communautaire
Le traité
3. Selon l'article 178 du traité CE (devenu article 235 CE):
1 — Langue originale: le français. 2 — Ci-après «First». 3 — Ci-après «Franex».
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FIRST ET FRANEX
«La Cour de justice est compétente pour connaître des litiges relatifs à la réparation des dommages visés à l'article 215, deuxième alinéa.»
4. Selon l'article 183 du traité CE (devenu article 240 CE):
«Sous réserve des compétences attribuées à la Cour de justice par le présent traité, les litiges auxquels la Communauté est partie ne sont pas, de ce chef, soustraits à la compétence des juridictions nationales.»
5. En matière de responsabilité non contractuelle, l'article 215, deuxième alinéa, du traité prévoit que «la Communauté doit réparer, conformément aux principes généraux communs aux droits des États membres, les dommages causés par ses institutions ou par ses agents dans l'exercice de leurs fonctions.»
Le règlement de procédure de la Cour de justice
6. Selon l'article 45 du règlement de procédure de la Cour:
«§ 1. La Cour, l'avocat général entendu, fixe les mesures [d'instruction] qu'elle juge convenir par voie d'ordonnance articulant les faits à prouver. Avant que la Cour décide les mesures d'instruction visées au paragraphe 2 [...] d) [...], les parties sont entendues.
L'ordonnance est signifiée aux parties.
§ 2. [...] les mesures d'instruction comprennent:
[...]
d) l'expertise;
[...]»
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7. L'article 49 dudit règlement de procédure dispose:
«§ 1. La Cour peut ordonner une expertise. L'ordonnance qui nomme l'expert précise la mission de celui-ci et lui fixe un délai pour la présentation de son rapport.
§ 2. L'expert reçoit copie de l'ordonnance, ainsi que toutes les pièces nécessaires à sa mission. Il est placé sous le contrôle du juge rapporteur, qui peut assister aux opérations d'expertise et est tenu au courant du déroulement de la mission confiée à l'expert.
[...]»
Le règlement de procédure du Tribunal de première instance
8. L'article 49 du règlement de procédure du Tribunal dispose:
«À tout stade de la procédure, le Tribunal, l'avocat général entendu, peut décider de toute mesure d'organisation de la procé
dure ou d'instruction visée [à l'article] [...] 65 ou prescrire le renouvellement ou l'am-pliation de tout acte d'instruction.»
9. Selon l'article 65, sous d), dudit règlement de procédure, «les mesures d'instruction comprennent [...] l'expertise».
10. Il résulte de l'article 70 du même règlement de procédure:
«§ 1. Le Tribunal peut ordonner une expertise. L'ordonnance qui nomme l'expert précise la mission de celui-ci et lui fixe un délai pour la présentation de son rapport.
§ 2. L'expert reçoit copie de l'ordonnance, ainsi que toutes les pièces nécessaires à sa mission. Il est placé sous le contrôle du juge rapporteur, qui peut assister aux opérations d'expertise et est tenu au courant du déroulement de la mission confiée à l'expert.
[...]»
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B — Le droit belge
11. Le code judiciaire belge prévoit la possibilité pour le juge, en vue de la solution d'un litige porté devant lui, de charger un expert de procéder à des constatations ou de donner un avis d'ordre technique 4.
12. La section 6 du code judiciaire belge décrit les conditions de mise en œuvre de l'expertise.
13. L'article 963 dudit code prévoit:
«Le jugement qui ordonne l'expertise indique avec précision son objet et fixe un délai pour le dépôt du rapport.»
14. Aux termes de l'article 973 du code judiciaire belge:
«Les experts procèdent à leur mission sous le contrôle du juge.
Celui-ci peut, à tout moment, d'office ou sur demande, assister aux opérations. [...]
Les parties sont convoquées à toutes les opérations de l'expert à moins qu'elles ne l'aient dispensé de les en informer.»
15. L'article 978 du code judiciaire belge énonce:
«À la fin des opérations, les experts donnent connaissance de leurs constatations aux parties et actent les observations de celles-ci.»
16. Concernant les expertises ordonnées dans le cadre d'une procédure en référé, l'article 584 du code judiciaire belge dispose:
«Le président du tribunal de première instance statue au provisoire dans les cas dont il reconnaît l'urgence, en toutes matières, sauf celles que la loi soustrait au pouvoir judiciaire.
[...] 4 — Les codes Lancier, Tome 1, «Droit civil et judiciaire», éd.
Larcier, 2001 (1er janvier 2001), p. 294 et suiv.
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Le président est saisi par voie de référé ou, en cas d'absolue nécessité, par requête.
Il peut notamment:
[...]
2° prescrire à toutes fins des constats ou des expertises, même en y comprenant l'estimation du dommage et la recherche de ses causes».
17. L'article 15, premier alinéa, du code judiciaire belge définit l'intervention comme «une procédure par laquelle un tiers devient partie à la cause».
Selon l'article 15, second alinéa, dudit code, l'intervention «tend soit à la sauvegarde des intérêts de l'intervenant ou de l'une des parties en cause, soit à faire prononcer une condamnation ou ordonner une garantie.»
18. L'article 16 du code judiciaire belge prévoit deux sortes d'intervention:
«L'intervention est volontaire lorsque le tiers se présente afin de défendre ses intérêts.
Elle est forcée lorsque le tiers est cité au cours d'une procédure par une ou plusieurs parties.»
I I — Les faits et la procédure au principal
19. First est une société belge productrice de charcuterie fine. Franex, société belge également, exporte des produits à base de viande. Elle assure la vente des produits de First à l'étranger. Ces deux sociétés affirment avoir subi un dommage du fait de ce qu'il est généralement convenu d'appeler la «crise de la dioxine» 5.
20. Par requête du 17 juin 1999, les défenderesses au principal ont demandé au président du Rechtbank van eerste aanleg te Dendermonde (Belgique) de dési-
5 — Voir version française de l'ordonnance de renvoi, p. 2.
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gner, à charge de l'État belge, un expert ayant pour mission d'effectuer des constatations et de rendre un avis concernant le dommage qu'elles estiment avoir subi, et subir encore, par l'effet de la crise de la dioxine.
21. Par ordonnance du 14 juillet 1999, rendue en référé, le président a désigné un expert.
2 2 . Par une c i t a t i o n en référé du 17 septembre 1999 dirigée contre la Commission, First et Franex ont demandé au président du Rechtbank van eerste aanleg de condamner la Commission à intervenir dans l'expertise judiciaire diligentée par l'ordonnance du 14 juillet 1999 afin que la procédure et le rapport définitif de l'expert lui soient opposables.
23. À l'appui de cette citation, les défenderesses au principal ont fait valoir qu'il existait des indices sérieux donnant à penser que le dommage qu'elles avaient subi était notamment la conséquence de la manière dont les organes de la Commission avaient traité la crise de la dioxine au niveau européen. Selon elles, il est tout à
fait possible que les fautes et les négligences soient partagées entre les autorités belges et la Commission. Elles avancent trois séries d'arguments.
24. D'abord, les défenderesses au principal estiment que, en vue de la procédure au fond, il serait souhaitable que la Communauté européenne intervienne dans l'expertise judiciaire afin de mener le débat technique et scientifique et de permettre à l 'expert de se prononcer en parfaite connaissance de cause sur les éventuels manquements dont se seraient rendus coupables l'État belge ou les autorités européennes, voire les deux en même temps.
25. Ensuite, elles demandent également à ce que l'étendue du préjudice soit constatée de manière contradictoire.
26. Enfin, les défenderesses au principal considèrent que le juge national des référés est compétent parce que la Cour n'a pas été saisie.
27. Par ordonnance du 5 janvier 2000, le président du Rechtbank van eerste aanleg a condamné la Commission à intervenir dans l'expertise judiciaire, dont il a étendu le champ, en ce qu'il a également chargé l'expert d'examiner les réactions et inter-
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vendons de la partie défenderesse en intervention (la Commission), de ses organes ou de ses fonctionnaires, depuis le moment où la pollution à la dioxine avait été portée à leur connaissance ainsi que l'adéquation des mesures qu'elles avaient prises et leur influence sur les conséquences négatives et le dommage subi par les demanderesses en première instance. Il a, en outre, déclaré que la procédure et le rapport final seraient communs et opposables à la Commission.
28. La Commission a fait appel de cette ordonnance devant le Hof van beroep.
29. Il ressort de l'ordonnance de renvoi rendue par cette dernière juridiction que le recours au fond que First et Franex se réservent le droit d'engager contre la Commission porte sur un litige relatif à la responsabilité non contractuelle. Il n'est pas contesté que, en vertu des articles 178 et 215, deuxième alinéa, du traité, ce litige ne peut être porté devant un juge national et que, en vertu de l'article 186 du traité CE (devenu article 243 CE) et des dispositions communautaires pertinentes de leur règlement de procédure, les juridictions communautaires peuvent uniquement désigner un expert si elles ont été saisies d'un recours au fond. Il est également admis que First et Franex ont toujours la possibilité d'introduire un tel recours.
30. Le Hof van Beroep relève que la question qui se pose est celle de savoir si le juge national peut désigner un expert et le charger d'examiner la responsabilité extracontractuelle de la Commission ou, en d'autres termes, si, du point de vue de la compétence du juge, une demande en désignation d'expert peut (ou doit) être assimilée à un recours au fond portant sur une telle responsabilité 6.
I I I — La question préjudicielle
31. Estimant que le litige soulève un problème d'interprétation du droit communautaire, le Hof van Beroep a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante:
«L'article 288, deuxième alinéa, CE (anciennement article 215, deuxième alinéa, du traité CE) doit-il être interprété en ce sens qu'une action en responsabilité non contractuelle dont la Cour de justice des Communautés européennes ou le Tribunal de première instance des Communautés européennes sont exclusivement compétents à connaître s'entend également d'une
6 — Voir version française de l'ordonnance de renvoi, p. 7.
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action judiciaire engagée en vue d'entendre condamner la Commission des Communautés européennes à intervenir dans une procédure d'expertise judiciaire déjà ordonnée à l'encontre de l'État belge et d'entendre déclarer cette procédure et le rapport final de l'expert communs et opposables à la Commission, étant entendu que l'expert est notamment chargé d'examiner les réactions et l'intervention de la Commission des Communautés européennes, de ses organes et de ses fonctionnaires, depuis l'instant où elle a eu connaissance de la pollution à la dioxine ainsi que l'adéquation des mesures qu'elle a prises et leur influence sur les conséquences désavantageuses et le dommage subis par les intimées, et que cette procédure a été engagée en vue de l'introduction ultérieure d'une action au fond portant sur les responsabilités respectives de l'État belge et de la Communauté européenne dans la crise de la dioxine?»
IV — Analyse juridique
32. Par cette question, le juge de renvoi vous demande, en substance, si le droit communautaire, en particulier les articles 178 et 215, deuxième alinéa, du traité, s'oppose à l'intervention forcée de la Commission dans une expertise judiciaire ordonnée par un juge national tendant à la mise en cause tant de la responsabilité de l'État belge que de celle de la Commission dans un rapport commun et opposable à ladite Commission.
33. Dans leurs observations, les défenderesses au principal reprochent à la Commission et à l'État belge de ne pas avoir pris les décisions qui s'imposaient pour lutter contre la pollution à la dioxine. Elles réclament une expertise judiciaire commune afin de faire établir les responsabilités respectives et de pouvoir, une fois le rapport de l'expert rendu, engager une procédure au fond contre la Communauté.
34. À cet égard, elles précisent que la procédure devant le juge national des référés ne vise pas à obtenir la réparation d'un dommage dans lequel la responsabilité extracontractuelle de la Communauté serait engagée. Il s'agit uniquement d'obliger la Commission à intervenir dans une procédure d'expertise judiciaire ayant pour objet de constater certains éléments de fait, d'établir et de quantifier le dommage matériel et commercial ainsi que d'en identifier les causes.
First et Franex font aussi valoir que cette procédure ne porte pas atteinte à l'indépendance du Tribunal puisque ce dernier n'est pas tenu de suivre l'avis de l'expert.
35. La Commission estime, au contraire, que le juge national n'a pas compétence pour exiger son intervention forcée dans
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l'expertise prévue dans le cadre du litige opposant les défenderesses au principal à l'État belge. Elle considère que cette mesure nationale d'enquête doit être qualifiée de mesure d'instruction que seuls le Tribunal ou votre Cour peuvent décider. L'intervention forcée de la Commission dans l'expertise nationale porterait donc atteinte à la compétence exclusive des juridictions communautaires en matière de responsabilité extracontractuelle.
36. Les arguments du gouvernement belge rejoignent les observations de la Commission.
37. Selon le gouvernement belge, le juge de renvoi ne peut pas contraindre la Commission à intervenir dans une procédure d'expertise, sans remettre en question la répartition des compétences entre les juridictions communautaires et le juge national lorsque les dommages sont imputables à des fautes ou à des comportements conjoints des autorités communautaires et des autorités nationales.
38. Afin de répondre à la question posée par le juge de renvoi, il convient de rappeler les principes inscrits dans le traité en matière de responsabilité extracontractuelle.
39. Il ressort des articles 178 et 215, deuxième alinéa, du traité que votre Cour est compétente pour connaître des litiges relatifs à la réparation des dommages causés par les institutions communautaires et leurs agents.
40. Vous avez considéré que «l'article 215, deuxième alinéa, du traité prévoit que, en matière de responsabilité non contractuelle, la Communauté doit réparer, conformément aux principes généraux communs aux droits des États membres, les dommages causés par ses institutions ou par ses agents dans l'exercice de leurs fonctions» 7.
41. Vous avez aussi estimé que le recours en indemnité des articles 178 et 215, deuxième alinéa, a été institué par le traité comme une voie de droit autonome, ayant sa fonction particulière dans le cadre du système des voies de recours et subordonnée à des conditions d'exercice conçues en vue de son objet spécifique 8.
42. La mise en œuvre de la responsabilité extracontractuelle de la Communauté sup-
7 — Arrêt du 4 juillet 2000, Bergaderm et Goupil/Commission (C-352/98 P, Rec. p. I-5291, point 39).
8 — Arrêts du 28 avril 1971, Lütticke/Commission (4/69, Rec. p. 325, point 6); du 12 avril 1984, Unifrex/Commission et Conseil (281/82, Rec. p. 1969, point 11); du 26 février 1986, Krohn/Commission (175/84, Rec. p. 753, point 26), et du 30 mai 1989, Roquettte frères/Commission (20/88, Rec. p. 1553, point 15).
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pose la réunion d'un ensemble de conditions concernant l'illégalité du comportement reproché aux institutions, la réalité du dommage allégué et l'existence d'un lien de causalité entre le comportement et le préjudice invoqué 9.
43. Toutefois, cette mise en œuvre peut se révéler complexe lorsque le dommage peut être imputé à la fois à la Communauté et à une autre personne juridique et, notamment, à un État membre. Lorsque ce cas de figure se présente, vous avez jugé, d'une part, «qu'il convient d'éviter que les requérantes ne soient, en raison d'appréciations différentes d'un seul et même dommage par deux juridictions différentes appliquant des règles de droit différentes, ni insuffisamment ni abusivement indemnisées» 10 et, d'autre part, «qu'avant de déterminer le dommage dont la Communauté serait jugée responsable, il importe que la juridiction nationale ait été à même de se prononcer sur la responsabilité éventuelle de [l'État membre concerné]» 11.
44. Selon votre jurisprudence, «[u]ne compétence exclusive de la Cour n'existe qu'au
cas où l'action poursuit le paiement d'un dommage allégué qui serait imputable à la Communauté, obligée par l'article 215, alinéa 2, du traité CEE de réparer, conformément aux principes généraux communs aux droits des États membres, le dommage causé par ses institutions ou par ses agents dans l'exercice de leurs fonctions. La détermination de cette responsabilité relève, conformément à l'article 178, de la compétence de la Cour, à l'exclusion de celle de toute juridiction nationale» 12.
45. Vous avez donc clairement établi le principe selon lequel «la Cour est exclusivement compétente, d'après l'article 178 du traité CEE, pour connaître des actions en indemnisation, au titre de l'article 215, alinéa 2, du traité CEE, dirigées contre la Communauté. En revanche, les juridictions nationales demeurent compétentes pour connaître des demandes en réparation des dommages causés à des personnes privées par des autorités nationales, à l'occasion de l'application du droit communautaire» 13.
46. Il résulte de la jurisprudence précitée que seules les juridictions communautaires
9 — Arrêts du 6 décembre 1984, Biovilac/Communauté économique européenne (59/83, Rec. p. 4057, point 10); du 14 janvier 1987, Zuckerfabrik Bedburg e.a./Conseil et Commission (281/84, Rec. p. 49, point 17); du 8 décembre 1987, Les Grands Moulins de Paris/Communauté économi-que européenne (50/86, Rec. p. 4833, point 7); du 13 mars 1992, Vreugdenhil/Commission (C-282/90, Rec. p. I-1937, point 16); du 1 e r juin 1994, Commission/Brazzelli Lualdi e.a. (C-136/92 P. Rec. p. I-1981, point 42); du 9 septembre 1999, Lucacciom/Commission (C-257/98 P, Rec. p. I-5251, point 11), et du 15 juin 2000, Dorsch Consult/Conseil et Commission (C-237/98 P, Rec. p. I-4549, point 17).
10 — Arrêt du 14 juillet 1967, Kampffmeyer e.a./Commission (5/66, 7/66 et 13/66 a 24/66. Rec. p. 317, 344).
11 — Idem.
12 — Arrêt du 27 septembre 1988, Asteris e.a./Grèce et Communauté économique européenne (106/87 à 120/87 , Rec. p. 5515, point 14). Voir, egalement, arrêts du 13 février 1979, Granaria (101/78, Rec. p. 623, points 13 et 14), et du 8 avril 1992, Cato/Commisslon (C-55/90, Rec. p. I-2533, point 17).
13 — Arrêt Asteris e.a./Grèce et Communauté économique européenne, précité, point 15.
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sont compétentes pour connaître des procédures en responsabilité extracontractuelle engagées contre la Commission et cela, même si le dommage peut également être imputé à un État membre.
47. Dans le cadre de l'exercice de cette compétence, la juridiction communautaire peut avoir besoin de recourir à l'avis d'un expert.
48. Rappelons que le Tribunal ou votre Cour peuvent décider de mesures d'instruction préalables comme la désignation d'un expert 14. Dans cette hypothèse, l'expert est placé sous le contrôle du juge rapporteur qui peut assister aux opérations d'expertise et est tenu au courant du déroulement des investigations 15.
49. À cet égard, l'article 22 du statut CE de la Cour de justice contient le principe selon lequel:
«À tout moment, la Cour peut confier une expertise à toute personne, corps, bureau, commission ou organe de son choix.»
50. Cette disposition, rapprochée du régime juridique spécifique prévu par les règlements de procédure de votre Cour et du Tribunal 16, marque bien qu'il existe une procédure d'expertise propre aux juridictions communautaires.
51. Conformément à votre jurisprudence précitée, la mise en œuvre de la responsabilité extracontractuelle de la Communauté est une voie de droit autonome 17. Dès lors qu'une expertise est nécessaire pour mettre en cause cette responsabilité, l'expertise sera soumise aux conditions fixées par le droit communautaire. Cette dernière n'est pas une voie de droit autonome par rapport au recours au fond. En droit communautaire, l'expertise est une procédure accessoire aux recours au fond introduits devant les juridictions communautaires. Ainsi, dès lors que la responsabilité extracontractuelle de la Communauté est engagée, seuls le Tribunal ou votre Cour sont compétents pour désigner un expert.
52. En l'espèce, le juge national ne peut pas se prononcer sur la responsabilité extracontractuelle de la Commission, même si elle a
14 — Voir articles 45, paragraphes 1, premier alinéa, et 2, du règlement de procédure de la Cour ainsi que 49 et 65, sous d), du règlement de procédure du Tribunal.
15 — Voir articles 49, paragraphe 2, premier alinéa, du règlement de procédure de la Cour et 70, paragraphe 2, premier alinéa, du règlement de procédure du Tribunal.
16 — Voir points 6 à 10 des présentes conclusions. 17 — Dans ce sens, l'article 43 du statut CE de la Cour de justice
précise que «[l]es actions contre la Communauté en matière de responsabilité non contractuelle se prescrivent par cinq ans à compter de la survenance du fait qui y donne lieu».
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participé aux dommages subis par les défenderesses au principal. La compétence du juge national est limitée à l'examen de la seule responsabilité de l'État belge. Dans l'hypothèse où la Commission serait obligée d'intervenir dans l'expertise, elle ne pourrait pas être partie au litige devant le juge national du fond dans la mesure où, en vertu de votre jurisprudence précitée, le Tribunal est exclusivement compétent pour se prononcer sur la responsabilité extracontractuelle de la Commission.
53. Admettre la solution prônée par les défenderesses au principal aboutirait à obliger la Commission à intervenir dans la procédure nationale en référé mais l'empêcherait de pouvoir se défendre devant le juge national du fond lorsque ce dernier se prononcera sur la responsabilité de l'État belge.
54. Dans ce même ordre d'idée, nous estimons qu'admettre l'intervention forcée de la Commission dans la procédure d'expertise belge aurait pour effet de porter atteinte à l'autonomie du régime de la responsabilité extracontractuelle de la Communauté. En effet, l'expertise est régie par des règles juridiques distinctes selon les réglementations nationales. Comme cela a été souligné le jour de l'audience, si votre Cour était d'avis que la Commission doit intervenir dans une expertise nationale
destinée à engager ultérieurement sa responsabilité extracontractuelle, cela signifierait que l'étendue et les modalités de cette responsabilité, notamment en ce qui concerne le régime de la preuve, peuvent varier en fonction du droit de l'État membre concerné.
55. Nous estimons donc que le droit communautaire n'autorise pas un juge national à obliger la Commission à intervenir dans une procédure nationale d'expertise engagée dans le cadre d'une action introduite tendant, en particulier, à mettre en cause la responsabilité extracontractuelle de la Communauté.
56. Toutefois, nous tenons à préciser que la Commission est tenue, en vertu de l'article 5 du traité CE (devenu article 10 CE), à une obligation de coopération loyale avec les autorités judiciaires des États membres chargées de veiller à l'application et au respect du droit communautaire dans l'ordre juridique national. En effet, au terme de votre jurisprudence:
«Dans l'arrêt du 23 avril 1986, Les Verts/ Parlement européen (294/83, Rec. p. 1357),
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la Cour a consacré le principe que la Communauté économique européenne est une communauté de droit, en ce que ni ses États membres ni ses institutions n'échappent au contrôle de la conformité de leurs actes avec la charte constitutionnelle de base qu'est le traité (point 23). [...]
Dans cette communauté de droit, les relations entre les États membres et les institutions communautaires sont régies, en vertu de l'article 5 du traité CEE, par un principe de coopération loyale. Ce principe [...] impose [...] aux institutions communautaires des devoirs réciproques de coopération loyale avec les États membres [...]
Cette obligation de coopération loyale, qui s'impose aux institutions communautaires, revêt une importance particulière dès lors qu'elle s'établit avec les autorités judiciaires des États membres chargées de veiller à l'application et au respect du droit com
munautaire dans l'ordre juridique national» 18.
57. A Ainsi, d'après votre jurisprudence, la Commission doit collaborer avec les autorités judiciaires nationales en leur apportant des informations indispensables 19
pour assurer la bonne application et le respect du droit communautaire dans le cadre des procédures juridictionnelles nationales.
58. En l'espèce, nous estimons que la Commission est tenue de respecter cette obligation de coopération loyale avec le juge national. Dans ses observations, la Commission précise, d'ailleurs, qu'«elle accueille en principe avec bienveillance toute démarche éventuelle [...] à une expertise» 20 ordonnée par le juge national. Elle ajoute que «[c]ette collaboration peut par exemple se traduire par la communication d'informations auxquelles le juge national n'aurait que difficilement accès ou pas du tout» 21.
18 — Ordonnance du 13 juillet 1990, Zwartveld e.a. (C-2/88 Imm., Rec. p. I-3365, points 16 à 18).
19 — Par exemple, dans l'arrêt du 28 février 1991, Delimitis (C-234/89, Rec. p. I-935. point 53), votre Cour affirme que la juridiction nationale peut contacter la Commission afin d'obtenir les données économiques et juridiques que cette institution peut lui fournir.
20 — Voir point 39 de ses observations. 21 — Idem.
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Conclusions
59. Au regard des considérations qui précèdent, nous vous proposons de répondre de la façon suivante à la question posée par le Hof van Beroep te Gent:
«Les articles 178 et 215, deuxième alinéa, du traité CE (devenus articles 235 CE et 288, deuxième alinéa, CE) s'opposent à l'intervention forcée de la Commission des Communautés européennes dans une procédure d'expertise déjà ordonnée par un juge national dans le cadre d'une action introduite contre l'État belge et tendant à mettre en œuvre ultérieurement tant la responsabilité extracontractuelle de l'État membre concerné, devant le juge national, que celle de la Communauté européenne devant les juridictions communautaires.»
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