Comment peut-on violer les lois de la nature ? · Ses recherches portent sur la métaphysique et la...

23
Klesis Revue philosophique 2012 : 24 La philosophie de David Lewis 171 Comment peut-on violer les lois de la nature ? L’argument compatibiliste de David Lewis Ghislain Le Gousse * (CAPHI Université de Nantes) Dans le débat sur le libre arbitre entretenu par les philosophes analytiques, on appelle compatibilisme la position selon laquelle une action peut être à la fois libre et causalement déterminée. David Lewis a contribué à ce débat par un article mémorable, intitulé « Are We Free to Break the Laws ? », dans lequel il avance un argument compatibiliste. Je me propose d’expliquer et de discuter cet argument. Voici notre problème. Supposons que Marie ait claqué des doigts volontairement à T, dans des conditions tout à fait normales. Tout indique que Marie a agi librement, au sens où elle pouvait éviter de faire cette action 1 . Supposons maintenant que son acte était causalement déterminé : cela veut dire qu’étant donnée la conjonction du passé et des lois de la nature, il était nécessaire que Marie claque des doigts 2 . S’ensuit-il que Marie n’a pas agi librement, c’est-à-dire, qu’elle n’aurait pas pu s’abstenir de claquer des doigts ? À première vue, cette possibilité alternative est exclue par le déterminisme causal : dire que Marie aurait pu ne pas claquer des doigts, ce serait comme dire que de l’eau portée à ébullition aurait pu ne pas s’évaporer. En un sens, il est donc indéniable que Marie n’aurait pas pu ne pas claquer des doigts : il était causalement nécessaire qu’elle accomplisse cette action. Mais cela signifie-t-il que Marie n’était pas libre d’agir autrement ? C’est ce que contestent les compatibilistes : d’après eux, Marie aurait pu agir autrement en un autre sens du mot « pouvoir », celui de la liberté. * Ghislain Le Gousse est agrégé de philosophie, docteur en philosophie, et chercheur rattaché au CAPHI (Université de Nantes). Ses recherches portent sur la métaphysique et la philosophie de l’action. 1 Je présupposerai que le libre arbitre est un pouvoir d’agir autrement. Dans cette optique, une action libre est, premièrement, une action accomplie volontairement (un agent S fait A librement seulement si S est la source volontaire de A) et deuxièmement, une action évitable (S fait A librement seulement s’il était en son pouvoir de ne pas faire A). Cette conception de la liberté ne fait pas l’unanimité (certains r ejettent la deuxième condition), mais c’est celle qu’adopte Lewis. 2 C’est la définition du déterminisme causal couramment utilisée dans la littérature analytique sur le libre arbitre : voir van Inwagen (1983, p. 65). Ce point sera précisé plus loin.

Transcript of Comment peut-on violer les lois de la nature ? · Ses recherches portent sur la métaphysique et la...

Klesis – Revue philosophique – 2012 : 24 – La philosophie de David Lewis

171

Comment peut-on violer les lois de la nature ?

L’argument compatibiliste de David Lewis

Ghislain Le Gousse*

(CAPHI – Université de Nantes)

Dans le débat sur le libre arbitre entretenu par les philosophes

analytiques, on appelle compatibilisme la position selon laquelle une action

peut être à la fois libre et causalement déterminée. David Lewis a contribué

à ce débat par un article mémorable, intitulé « Are We Free to Break the

Laws ? », dans lequel il avance un argument compatibiliste. Je me propose

d’expliquer et de discuter cet argument.

Voici notre problème. Supposons que Marie ait claqué des doigts

volontairement à T, dans des conditions tout à fait normales. Tout indique

que Marie a agi librement, au sens où elle pouvait éviter de faire cette

action1. Supposons maintenant que son acte était causalement déterminé :

cela veut dire qu’étant donnée la conjonction du passé et des lois de la

nature, il était nécessaire que Marie claque des doigts2. S’ensuit-il que

Marie n’a pas agi librement, c’est-à-dire, qu’elle n’aurait pas pu s’abstenir

de claquer des doigts ? À première vue, cette possibilité alternative est

exclue par le déterminisme causal : dire que Marie aurait pu ne pas claquer

des doigts, ce serait comme dire que de l’eau portée à ébullition aurait pu ne

pas s’évaporer. En un sens, il est donc indéniable que Marie n’aurait pas pu

ne pas claquer des doigts : il était causalement nécessaire qu’elle

accomplisse cette action. Mais cela signifie-t-il que Marie n’était pas libre

d’agir autrement ? C’est ce que contestent les compatibilistes : d’après eux,

Marie aurait pu agir autrement en un autre sens du mot « pouvoir », celui de

la liberté.

* Ghislain Le Gousse est agrégé de philosophie, docteur en philosophie, et chercheur

rattaché au CAPHI (Université de Nantes). Ses recherches portent sur la métaphysique et la

philosophie de l’action. 1 Je présupposerai que le libre arbitre est un pouvoir d’agir autrement. Dans cette optique,

une action libre est, premièrement, une action accomplie volontairement (un agent S fait A

librement seulement si S est la source volontaire de A) et deuxièmement, une action

évitable (S fait A librement seulement s’il était en son pouvoir de ne pas faire A). Cette

conception de la liberté ne fait pas l’unanimité (certains rejettent la deuxième condition),

mais c’est celle qu’adopte Lewis. 2 C’est la définition du déterminisme causal couramment utilisée dans la

littérature analytique sur le libre arbitre : voir van Inwagen (1983, p. 65). Ce point sera

précisé plus loin.

Klesis – Revue philosophique – 2012 : 24 – La philosophie de David Lewis

172

Dans les années 1970, plusieurs philosophes ont élaboré

(séparément) un argument similaire, connu sous le nom d’argument de la

conséquence, en faveur de la thèse incompatibiliste selon laquelle une action

causalement déterminée ne saurait être libre3. Leur idée générale est la

suivante : que Marie ait claqué des doigts à T était la conséquence des

vérités conjointes des propositions portant sur le passé et sur les lois de la

nature ; or Marie n’a de pouvoir ni sur le passé, ni sur les lois de la

nature (elle ne peut, comme nous le dirons, rendre fausse une proposition

portant sur un fait passé ou une loi) ; Marie n’a donc pas de pouvoir sur les

conséquences du passé et des lois de la nature, ce qui revient à dire qu’elle

ne pouvait pas agir autrement. Cet argument se présente comme une

réduction à l’absurde de la thèse compatibiliste, car s’il est juste, le

compatibilisme exige de Marie des pouvoirs prodigieux. Pour pouvoir agir

autrement dans un monde (causalement) déterministe, il faudrait être

capable de changer le passé ou les lois de la nature, c’est-à-dire d’accomplir

des miracles. Il s’agit là de pouvoirs proprement incroyables, et comme les

êtres humains ne les possèdent pas, le partisan de l’argument de la

conséquence conclut à la fausseté du compatibilisme.

Lewis entend réfuter l’argument de la conséquence. Il défend pour

ce faire une thèse inattendue : il affirme qu’en un certain sens (qui reste à

définir), les lois de la nature dépendent de nous. Sa stratégie compatibiliste

est typiquement analytique, car elle repose sur une distinction entre deux

analyses possibles d’une proposition telle que « Marie peut violer les lois de

la nature » : la première interprétation attribue à Marie un pouvoir

fantastique, mais pas la seconde. Selon Lewis, le compatibilisme ne requiert

pas la première interprétation : pour pouvoir agir autrement dans un monde

déterministe, il suffit de pouvoir violer les lois de la nature dans le second

sens.

Dans ce qui suit, je commencerai par expliquer en détails la version

de l’argument de la conséquence en question. J’exposerai ensuite l’objection

adressée par Lewis à cet argument, puis je la discuterai en considérant des

critiques qui en ont été faites4.

3 Ces quatre philosophes sont Ginet (1966), Wiggins (1973), van Inwagen (1975) et Lamb

(1977). Le nom « argument de la conséquence » est de Peter van Inwagen. 4 Je signale dès maintenant plusieurs textes traitant du compatibilisme de Lewis qui ont

nourri les réflexions formulées dans le présent article : Beebee (2003), Beebee et Mele

(2002, p. 201-223), Fischer (1994, p. 69-78), van Inwagen (2004), Vihvelin (2010).

Klesis – Revue philosophique – 2012 : 24 – La philosophie de David Lewis

173

I. L’argument de la conséquence

Peter van Inwagen résume ainsi le principe de l’argument de la

conséquence au début de son Essay on Free Will :

« Si le déterminisme est vrai, alors nos actions sont les conséquences des

lois de la nature et d’événements appartenant au passé lointain. Mais ni

ce qui a eu lieu avant notre naissance, ni les lois de la nature ne sont des

choses qui dépendent de nous. Il s’ensuit que les conséquences du passé

et des lois (y compris nos actions) ne dépendent pas de nous. » (van

Inwagen, 1983, p. 16)

Par « déterminisme », il faut ici entendre « déterminisme causal

universel » : selon cette thèse, étant donnés le passé (lointain) et les lois de

la nature, il n’y a, pour tout moment T, qu’un seul futur physique possible5.

Mais pourquoi le passé lointain ? Ceci est dû au phénomène des chaînes

causales : dans un monde déterministe, chaque événement est un effet

produit par une cause suffisante, qui est elle-même un effet produit par une

cause suffisante, et ainsi de suite. Ainsi, en supposant le monde actuel

déterministe, je peux dire que l’action présente de taper sur le clavier de

mon ordinateur est la conséquence des lois de la nature et d’événements

ayant eu lieu à l’époque préhistorique6.

Van Inwagen a formulé trois versions détaillées de l’argument de la

conséquence. Je me limiterai à la première car c’est celle que discute David

Lewis7. Van Inwagen part de l’exemple suivant. Un juge (appelons-le Jean)

est en position d’empêcher l’exécution d’un meurtrier en levant la main au

moment T. Jean n’est ni attaché, ni blessé, ni paralysé, et il se trouve dans

un état psychologique normal. Après délibération, il décide de ne pas

gracier le criminel, et ne lève donc pas la main à T. On pose ensuite que :

« T0 » dénote un moment antérieur à la naissance de Jean ; « P0 » dénote

une proposition qui exprime l’état complet du monde à T0 ; « P » dénote une

proposition qui exprime l’état complet du monde à T ; « L » dénote une

5 Pour le dire autrement : un monde est soumis au déterminisme causal si et seulement si la

conjonction de toute proposition P décrivant l’état complet du monde à T1 avec les lois de

la nature entraîne logiquement la vérité de toute proposition Q décrivant l’état complet du

monde à T2. 6 Par ailleurs, l’intérêt pour l’argument de prendre en compte un moment du passé lointain

est de garantir que l’état du monde passé déterminant (en conjonction avec les lois) une

action donnée ne dépend pas de l’agent lui-même, comme dans un cas de responsabilité

morale indirecte. Je dois cette précision à Cyrille Michon. 7 Van Inwagen a publié cette version de l’argument pour la première fois dans son article

« The Incompatibility of Free Will and Determinism » (c’est à cet article que répond Lewis

dans « Are We Free to Break the Laws ? »). Elle est reprise dans son livre avec les deux

autres versions (voir van Inwagen, 1983, chap. 3).

Klesis – Revue philosophique – 2012 : 24 – La philosophie de David Lewis

174

proposition qui exprime la conjonction de toutes les lois de la nature vraies

dans le monde actuel. Puis on argumente ainsi :

(1) Si le déterminisme est vrai, la conjonction de P0 et L

implique strictement P.

(2) Il est impossible que Jean ait levé la main à T et que P soit

vraie.

(3) Si (2) est vraie, alors si Jean avait le pouvoir de lever la main

à T, Jean avait le pouvoir de rendre fausse P.

(4) Si Jean avait le pouvoir de rendre fausse P, et si la

conjonction de P0 et L implique strictement P, alors Jean avait le

pouvoir de rendre fausse la conjonction de P0 et L.

(5) Si Jean avait le pouvoir de rendre fausse la conjonction de P0

et L, alors Jean avait le pouvoir de rendre fausse L.

(6) Jean n’avait pas le pouvoir de rendre fausse L.

(7) Donc : si le déterminisme est vrai, Jean n’avait pas le pouvoir

de lever la main à T.

En généralisant le raisonnement, on arrive à la conclusion que si le

déterminisme causal universel est vrai, aucun homme n’a jamais pu, ne peut

et ne pourra jamais agir autrement qu’il le fait.

Avant toute chose, précisons le sens exact de l’expression « rendre

fausse (falsifier) une proposition ». Elle n’est évidemment pas tirée du

langage ordinaire. Van Inwagen justifie ainsi l’introduction de ce

vocabulaire technique : la liberté étant une thèse sur des agents et le

déterminisme une thèse sur des propositions, traiter de leur compatibilité

requiert un moyen de décrire nos possibilités d’action sur le monde en

termes de pouvoir sur la valeur de vérité de propositions (van Inwagen,

1983, p. 65-66). J’aborderai plus loin la question du pouvoir attribué aux

agents de falsifier des propositions, mais qu’en est-il de la notion de

falsification elle-même ? On comprend naturellement qu’un événement

falsifie une proposition si son occurrence entraîne nécessairement que ladite

proposition est fausse : par exemple, si la Joconde est dérobée par un

cambrioleur à T, il est logiquement impossible que la proposition « la

Joconde est exposée au Louvre à T » soit vraie. Et si l’événement en

question est réalisé par un agent, comme dans notre exemple, on pourra dire

que la proposition est falsifiée par lui : en accomplissant l’action de voler la

Joconde à T, le cambrioleur fait en sorte que « la Joconde est exposée au

Louvre à T » soit fausse.

Klesis – Revue philosophique – 2012 : 24 – La philosophie de David Lewis

175

Voyons maintenant comment fonctionne l’argument. La prémisse (1)

affirme que le comportement de Jean est causalement déterminé. Il s’ensuit

que toute condition suffisante pour la fausseté de « Jean ne lève pas la main

à T » est une condition suffisante pour la fausseté de la conjonction du passé

et des lois. De ce point incontestable, l’argument fait une inférence au sujet

du pouvoir de Jean sur la vérité de « Jean ne lève pas la main à T » : la

prémisse (4) dit en effet que si Jean pouvait produire une condition

suffisante pour la fausseté de la proposition « Jean lève la main à T », il

pouvait produire une condition suffisante pour la fausseté de la conjonction

du passé et des lois. Ce raisonnement utilise ce qu’on appelle un principe de

transfert, et plus précisément un principe de transfert de pouvoir. Mais

n’oublions pas que si le déterminisme est vrai, la conjonction du passé et

des lois implique strictement8 que Jean n’a pas levé la main à T (s’il existait

un monde possible partageant le passé et les lois du monde actuel où Jean

lève la main à T, par définition son comportement ne serait pas causalement

déterminé). La prémisse (4) mobilise donc une règle d’inférence modale qui

transfère le pouvoir de rendre fausse une proposition à travers l’implication

stricte : si un agent S peut à T rendre fausse une proposition R, et si Q

implique strictement R, alors S peut à T rendre fausse Q9.

Nous voyons par ailleurs que la prémisse (6) de l’argument repose

sur un principe de fixité des lois selon lequel les lois de la nature sont hors

de notre contrôle. En gros, ce principe métaphysique énonce qu’un agent n’a

pas le pouvoir d’accomplir une action contraire aux lois de la nature. Il est

intuitivement plausible. Notons que l’argument fait aussi intervenir un

principe de fixité du passé, quoique discrètement : il semble présupposé au

niveau de la prémisse (5), où l’on admet implicitement que Jean n’a pas de

pouvoir sur les événements antérieurs à sa naissance (car comment peut-on

intervenir sur l’histoire du monde si l’on n’existe pas ?)10

. Les principes de

fixité du passé et des lois entraînent que la conjonction du passé et des lois

de la nature imposent des limites à notre pouvoir d’agir, conclusion qui

paraît frappée au coin du bon sens11

.

8 Rappelons la notion d’implication stricte (entailment) : l’antécédent d’une proposition

conditionnelle implique strictement son conséquent lorsqu’il est logiquement impossible

que le conséquent soit faux si l’antécédent est vrai. 9 Van Inwagen affirme que ce principe est une vérité triviale, mais il a été contesté par des

compatibilistes (voir par exemple Foley, 1979). 10

Il me semble toutefois que le principe de fixité du passé ne couvre pas seulement le passé

lointain, car nous ne contrôlons pas plus le passé proche que le passé lointain : mon pouvoir

d’agir ne s’étend pas au-delà de l’état présent du monde, je ne peux pas maintenant

intervenir sur ce qui appartient au passé. 11

Les expressions « principe de fixité des lois » et « principe de fixité du passé » sont

empruntées à John Martin Fischer (voir Fischer, 1994, p. 9). Cependant il serait peut-être

plus juste de parler d’inaccessibilité (pour nous) du passé ou des lois, car il ne s’agit pas de

Klesis – Revue philosophique – 2012 : 24 – La philosophie de David Lewis

176

II. Le distinguo de Lewis

David Lewis relève le défi posé par l’argument de la conséquence en

attaquant le principe de fixité des lois exprimé par la prémisse (6). Au début

de « Are We Free to Break the Laws ? », il déclare :

« Je viens de poser ma main sur mon bureau. Je prétends que c’était un

acte libre, bien que prédéterminé. J’avais le pouvoir d’agir autrement, par

exemple de lever ma main. Cependant il existe une proposition historique

H [P0] vraie spécifiant l’état du monde à un moment lointain et une

proposition L vraie spécifiant les lois de la nature qui gouvernent notre

monde, telles que H [P0] et L déterminent conjointement que j’ai posé ma

main sur mon bureau. Elles contredisent conjointement que j’ai levé ma

main, et pourtant j’étais libre : j’avais le pouvoir de lever ma main. La

façon dont j’ai été déterminé à le faire n’est pas de celles qui empêchent

de lever la main. » (Lewis, 1981, p. 113)

Pour reprendre l’exemple de van Inwagen, cela revient à affirmer

que même si Jean était déterminé à ne pas lever la main pour gracier le

condamné, il était en son pouvoir de le faire. Jean avait le pouvoir de faire

quelque chose de contraire au déterminisme, ce qui ne contredit pas

l’hypothèse qu’il était déterminé : ce qui serait contradictoire, ce serait de

supposer qu’il exerce ce pouvoir, quand la conjonction du passé et des lois

implique qu’il ne le fera pas.

Lewis observe que le point central de l’argument de la conséquence

est la façon dont il faut comprendre le pouvoir de rendre fausse une

proposition : que signifie l’idée qu’un agent peut falsifier une proposition ?

Lewis distingue ici deux analyses possibles12

:

(FS) S peut falsifier P au sens fort =df S peut faire une action A

telle que si S faisait A, P serait rendue fausse par A, ou par un

événement causé par A.

(FW) S peut falsifier P au sens faible =df S peut faire une action A

telle que si S faisait A, P serait rendue fausse, mais pas

nécessairement par A ou par un événement causé par A.

Si je peux falsifier une proposition au sens fort, je peux la falsifier au

sens faible, mais la réciproque n’est pas vraie. Reformulée dans les termes

thèses sur le passé ou les lois en eux-mêmes, mais sur notre impuissance vis-à-vis du passé

et des lois. 12

D. Lewis, art. cité, p. 120. Dans les sigles que j’utilise, les lettres « S » et « W » sont les

abréviations de strong et weak.

Klesis – Revue philosophique – 2012 : 24 – La philosophie de David Lewis

177

de Lewis, la thèse compatibiliste classique est donc que Jean pouvait rendre

fausse la proposition « Jean ne lève pas la main à T » au sens fort (en

accomplissant l’action de lever la main), et partant au sens faible.

Intéressons-nous maintenant à la proposition L, celle qui exprime les

lois de la nature vraies dans le monde actuel. La prémisse (6) de l’argument

de la conséquence énonce que Jean ne pouvait pas falsifier L. Mais cette

proposition peut se voir analysée de deux façons bien différentes. Il y a

d’abord l’idée qu’il est impossible à Jean d’accomplir un acte tel que s’il

l’accomplissait, L serait rendue fausse par cet acte ou par un de ses effets : il

s’agit là d’une impuissance forte à l’égard des lois de la nature, qui doit être

opposée à une impuissance faible, selon laquelle Jean ne peut pas accomplir

un acte tel que s’il l’accomplissait, L serait rendue fausse tout court.

En appliquant le distinguo de Lewis, on obtient donc deux lectures

de l’argument de la conséquence. Si l’on prend le pouvoir de falsifier les

lois au sens faible, Lewis refuse la prémisse (6) : selon lui, Jean pouvait

réaliser un événement (lever la main) dont l’occurrence implique la fausseté

d’une ou plusieurs lois vraies dans le monde actuel. Mais si l’on prend ce

pouvoir au sens fort, c’est la prémisse (5) qu’il refuse : si Jean pouvait

falsifier les lois au sens faible, alors il pouvait accomplir un acte qui aurait

causé la fausseté de la conjonction du passé et des lois. Nous y verrons plus

clair en distinguant deux versions du principe de fixité des lois13

:

(FLS) S ne peut pas faire une action A telle que si S faisait A, L

serait rendue fausse par A, ou par un événement causé par A.

(FLW) S ne peut pas faire une action A telle que si S faisait A, L

serait rendue fausse, mais pas nécessairement par A ou par un

événement causé par A.

En somme, Lewis accepte FLS et rejette FLW. Mais on pourrait aussi

se demander quelle est la bonne interprétation de l’argument de la

conséquence – je veux dire, celle de son auteur. Voici donc la définition du

pouvoir de falsifier les propositions donnée par van Inwagen :

« Il est au pouvoir de S d’arranger ou de modifier les objets concrets qui

constituent son environnement de telle sorte qu’il est logiquement

impossible (au sens large) qu’il arrange ou modifie ces objets et que,

étant donné le passé actuel, P soit vraie. »14

.

13

Je m’inspire de Fischer (1986, p. 257). 14

P. van Inwagen (1983, p. 68). Il n’est guère utile de revenir ici sur le raisonnement par

lequel van Inwagen arrive à cette définition. Sur la notion de nécessité logique « au sens

large » (broad logical necessity), voir Plantinga (1974, p. 1-8).

Klesis – Revue philosophique – 2012 : 24 – La philosophie de David Lewis

178

Ce que l’on peut reformuler ainsi :

(FVI) S peut falsifier P au sens de van Inwagen =df S peut faire une

action A telle que si S faisait A, étant donnée la vérité des

propositions à propos du passé actuel, il est logiquement nécessaire

que P soit fausse.

Le pouvoir de falsifier P est ici défini comme celui d’accomplir un

acte dont l’occurrence implique la fausseté de P, étant donné le passé

actuel. Nous avons maintenant une troisième interprétation possible du

principe de fixité des lois :

(FLVI) S ne peut pas faire une action A telle que si S faisait A, étant

donnée la vérité des propositions à propos du passé actuel, il est

logiquement nécessaire que L soit fausse.

Aux yeux d’un compatibiliste, il doit être évident que FLVI est faux

(Lewis, 1981, p. 119, n. 5). Ce principe signifie que S ne peut pas accomplir

une action dont l’occurrence est exclue par la vérité des lois et des

propositions à propos du passé : c’est seulement une façon sophistiquée de

dire qu’un agent ne peut pas faire A s’il est causalement déterminé à ne pas

faire A. Or c’est précisément ce que nie le compatibiliste : pour lui,

l’impossibilité causale d’agir autrement ne nous prive pas nécessairement de

la liberté d’agir autrement. Si l’on entend le pouvoir de falsifier les lois au

sens que lui donne van Inwagen, un partisan de Lewis refusera donc à

nouveau la prémisse (6) : puisque Jean pouvait falsifier les lois au sens

faible, il pouvait accomplir une action logiquement incompatible avec la

vérité de L, étant donné le passé actuel.

Que veut faire Lewis ? Sa stratégie compatibiliste, à première vue,

paraît simple à comprendre : elle consiste à montrer qu’un agent peut agir

autrement dans un monde déterministe s’il a un pouvoir contrefactuel sur

les lois de la nature. Ses critiques ont parfois eu tendance à se concentrer

sur l’aspect « fantastique » de sa thèse, à savoir la négation du principe de

fixité des lois, ce qui veut dire l’affirmation de la possibilité d’accomplir des

miracles. John Martin Fischer a qualifié la doctrine de Lewis de

« compatibilisme du miracle local », mais cette appellation pourrait être

trompeuse. Elle suggère que le point essentiel en question est la possibilité

d’accomplir des actes requérant une violation des lois de la nature. Il est vrai

que la quasi-totalité de l’argument de Lewis porte sur ce point. Mais comme

nous le verrons, une approche trop focalisée sur les contrefactuels risque de

Klesis – Revue philosophique – 2012 : 24 – La philosophie de David Lewis

179

négliger le problème le plus important : celui de l’analyse compatibiliste du

pouvoir d’agir autrement.

III. Un peu de théorie des contrefactuels

Pour évaluer la thèse de Lewis, il convient de distinguer deux

questions. La première relève d’une théorie des contrefactuels : si Jean avait

levé la main à T, que se serait-il passé ? La seconde question porte sur le

pouvoir de Jean : était-il en son pouvoir de lever la main à T ? Voici

comment Lewis répond à la première question :

« Que se serait-il passé si j’avais levé la main ? Une de ces trois choses

aurait été vraie. Ou bien les contradictions auraient été vraies ; ou bien la

proposition historique H [P0] n’aurait pas été vraie ; ou bien la

proposition légale L n’aurait pas été vraie. Laquelle des trois ? […] Nous

pouvons écarter la première : car si j’avais levé ma main, il n’y aurait pas

eu de contradictions vraies. Nous pouvons également écarter la

deuxième : car si j’avais levé ma main, l’état intrinsèque du monde à un

moment du passé lointain n’aurait pas été différent. Il reste donc la

troisième possibilité : si j’avais levé ma main, la proposition légale L

n’aurait pas été vraie. »15.

Autrement dit, d’après Lewis, si Jean avait levé la main, les lois de la

nature auraient été différentes de ce qu’elles sont actuellement. Mais

pourquoi ce contrefactuel est-il vrai ? Pour l’expliquer, il faut partir des

conditions de vérité des énoncés contrefactuels : un contrefactuel « si P

avait été vraie, Q aurait été vraie » est vrai si et seulement si, parmi les

mondes possibles où P est vraie, le plus similaire au monde actuel est un

monde où Q est également vraie (plus brièvement : la proposition « si P

avait été vraie, Q aurait été vraie » est vraie si et seulement si le P-monde le

plus proche du monde actuel est un Q-monde).

Le contrefactuel « si Gavrilo Princip n’avait pas assassiné l’archiduc

François-Ferdinand, la Première Guerre mondiale n’aurait pas eu lieu » est

vrai si et seulement s’il existe un monde possible où il est vrai que Gavrilo

Princip n’assassine pas François-Ferdinand et la Première Guerre mondiale

n’a pas lieu, plus proche du monde actuel que n’importe lequel des mondes

possibles où Gavrilo Princip n’assassine pas François-Ferdinand et la

Première Guerre mondiale a lieu. La procédure est donc la suivante. Prenons

l’ensemble des mondes possibles où Gavrilo Princip n’assassine pas

François-Ferdinand, et voyons si la Première Guerre mondiale a lieu dans le

15

D. Lewis, art. cité, p. 114.

Klesis – Revue philosophique – 2012 : 24 – La philosophie de David Lewis

180

plus similaire au monde actuel : si oui, le contrefactuel est vrai ; si non, il est

faux.

Revenons maintenant à l’argument de la conséquence. Appelons le

monde actuel « W0 », et supposons-le régi par des lois de la nature

intégralement déterministes, comme le veut l’argument. Soit W1 l’ensemble

des mondes possibles où il est vrai que Jean lève la main à T pour gracier le

condamné à mort. Les mondes W1 sont de deux types. Dans les mondes WL

sont fausses une ou plusieurs lois de la nature vraies dans le monde actuel.

Dans les mondes WP, le passé avant T diffère de celui du monde actuel. En

résumé : W0 = monde actuel (déterministe) ; W1 = ensemble des mondes

possibles où Jean lève la main à T ; WL = ensemble des mondes W1 avec

des lois divergentes par rapport à W0 ; WP = ensemble des mondes W1 avec

un passé (antérieur à T) divergent par rapport à W0.

Avant de poursuivre, une précision s’impose. Si Jean avait levé la

main, il y aurait eu quelque chose comme un miracle. Mais il faut distinguer

deux types de miracles. Un événement peut être qualifié de miraculeux

parce qu’il est contraire aux lois du monde où il a lieu, ou bien parce qu’il

est contraire aux lois d’un autre monde possible que celui où il a lieu (par

exemple, les mondes WL impliquent l’existence de miracles par rapport au

monde actuel W0 : ces événements sont miraculeux relativement aux lois

vraies dans le monde actuel). Ce second type de miracle étant plus modeste

que le premier, je le qualifierai de miracle faible16. On voit que le concept de

miracle faible est un concept inter-mondain17

: il est impossible de savoir si

un événement est faiblement miraculeux en considérant les lois du monde

auquel il appartient18

.

16

Lewis admet seulement la possibilité des miracles faibles. Pour lui un événement

contraire aux lois actuelles (par exemple) est logiquement impossible, car il appartient au

concept de loi de la nature que les lois sont sans exception : « si L n’avait pas été vraie,

alors une certaine loi de la nature aurait été violée, car L est une spécification des lois. Cela

ne veut pas dire que quelque chose aurait été à la fois une loi et violée – ce qui est une

contradiction dans les termes, si, comme je le suppose, toute loi authentique est au

minimum une régularité absolument inviolée. Bien plutôt, si L n’avait pas été vraie,

quelque chose qui dans les faits est une loi et n’est pas violée, aurait été violée, et n’aurait

pas été une loi. Au mieux, cela aurait été une quasi-loi » (D. Lewis, art. cité, p. 114). 17

Point souligné par Helen Beebee : voir Beebee (2003, p. 261-262). 18

Il peut paraître étrange de qualifier de miraculeux, en quelque sens que ce soit, un

événement qui n’est pas contraire aux lois du monde dans lesquelles il a lieu. Tel que je le

comprends, l’utilité du concept de miracle faible est ici de reformuler la thèse selon laquelle

un agent du monde actuel peut avoir le pouvoir d’accomplir un acte dont l’occurrence serait

une violation des lois actuelles. Si l’agent avait exécuté cet acte, les lois de la nature

auraient été différentes de ce qu’elles sont, et il n’y aurait donc pas eu de miracle « fort » ;

mais du point de vue des lois actuelles, cet acte aurait été miraculeux.

Klesis – Revue philosophique – 2012 : 24 – La philosophie de David Lewis

181

Il s’agit à présent de déterminer si les mondes W1 les plus proches

du monde actuel sont des mondes de type WL ou WP19

. La proximité entre

les mondes possibles dépend de deux facteurs : le degré de similitude de

leurs lois, et le degré de similitude des faits particuliers qui s’y produisent.

Sur la base de ces deux critères, Lewis (1979, p. 472) établit l’échelle de

priorités suivantes :

1) éviter les miracles importants, étendus et multiples20

;

2) maximiser la région spatio-temporelle de similitude parfaite

des faits particuliers (to maximize the spatio-temporel region

throughout which perfect match of particular facts prevail) ;

3) éviter les miracles petits, locaux et simples21

.

Cet ordre exclut de la compétition une certaine catégorie de mondes

WL : ceux dont les lois sont très différentes de celles du monde actuel W0

(gros miracle). Il en ressort que les mondes W1 les plus proches du monde

actuel sont les mondes WL avec des lois légèrement différentes (miracle

local) et un passé strictement identique par rapport à W0. Ce qui signifie

que, si Jean avait levé la main à T, le passé aurait été le même jusqu’à T, et

les lois du monde actuel auraient été ponctuellement violées juste avant T22

.

Mais la théorie de Lewis ne fait pas l’unanimité. Certains affirment

que les mondes W1 les plus proches du monde actuel ne sont pas des

mondes WL mais des mondes WP23

. Si cette thèse est vraie, le conditionnel

contrelégal « si Jean avait levé la main à T, le passé aurait été le même

jusqu’à T, et les lois auraient été légèrement différentes juste avant T » est

faux, et c’est un conditionnel rétrograde (backtracking) qui est vrai : « si

Jean avait levé la main à T, les lois auraient été les mêmes, et le passé aurait

été différent ». Quelle différence y aurait-il eu dans le passé ? On peut

imaginer, par exemple, que Jean aurait envisagé la possibilité d’une erreur

judiciaire et qu’il aurait choisi juste avant T d’éviter l’exécution du

condamné. Cet événement n’aurait pas été un miracle faible, car il aurait été

parfaitement conforme aux lois du monde actuel.

Selon cette thèse, dans le monde possible où Jean lève la main à T le

plus proche du monde actuel, la conjonction du passé (divergent par rapport

19

On exclut les mondes appartenant aux deux catégories, car il est clair qu’ils sont les

moins similaires au monde actuel. 20

On parle ici d’événements miraculeux par rapport aux lois actuelles : il s’agit d’éviter les

grandes divergences entre les lois du monde actuel et celles des mondes possibles

considérés. 21

Lewis ajoute qu’il est accessoire d’assurer la similarité approximative d’un fait

particulier, même si ce fait est très important pour nous : je comprends que dans notre cas,

le fait particulier important est que Jean ne lève pas la main à T. 22

Lewis (1981, p. 116-117). Pour une analyse plus poussée, voir Fischer (1994, p. 71-73). 23

Cette thèse est examinée par Bennett (1984, p. 57-91).

Klesis – Revue philosophique – 2012 : 24 – La philosophie de David Lewis

182

au monde actuel) et des lois (identiques à celles du monde actuel) aurait

donc déterminé Jean à lever la main à T. Mais on pourrait objecter que dans

un contexte déterministe, le contrefactuel rétrograde implique une

divergence par rapport au monde actuel beaucoup plus importante qu’il n’y

paraît. En effet, dans un contexte déterministe, les événements sont en

quelque sorte les maillons d’une gigantesque chaîne causale qui remonte

jusqu’au commencement du monde (voire à l’infini, si le monde est sans

commencement) : une divergence purement locale du passé est donc

impossible, car l’occurrence d’un événement contrefactuel avant T implique

une modification de la totalité du passé antérieur à T, autrement dit de toute

l’histoire de l’univers. Dans ces conditions, il paraît raisonnable de penser

que le monde possible où Jean lève la main le plus proche du monde actuel

est un monde historiquement identique et nomiquement (légèrement)

différent au monde actuel.

IV. Quelle conception des lois de la nature ?

Lewis nous dit que si Jean avait levé la main à T, il y aurait eu une

petite violation des lois actuelles avant T. On pourrait cependant

s’interroger sur la possibilité métaphysique de ce miracle faible. Par

possibilité métaphysique j’entends une possibilité réelle, c’est-à-dire

compatible avec la structure métaphysique du monde actuel, par contraste

avec une simple possibilité logique, qui peut n’être qu’une fantaisie de

l’imagination : le fait qu’une chose soit concevable ne prouve évidemment

pas qu’elle aurait pu se produire à la place d’une autre, même si cela ne

l’exclut pas. Pour montrer comment Jean aurait pu (d’une façon ou d’une

autre) violer les lois à T, il faut établir que le monde possible où les lois

actuelles sont suspendues était accessible à Jean, ce qui suppose que cette

possibilité alternative était réalisable. Admettons donc que, si Jean avait

levé la main à T, il y aurait eu un miracle juste avant T : il reste encore à

savoir en quel sens ce miracle aurait pu se produire. Comment les

régularités causales auraient-elles pu être ponctuellement rompues à T−i ? La

réponse à cette question passe par une enquête sur le statut métaphysique

des lois de la nature.

Dans le débat sur les lois de la nature, deux conceptions s’opposent :

le nécessitarisme et le régularisme. Du point de vue nécessitariste, les

événements naturels sont gouvernés (régis, prescrits) par les lois de la

nature, car ces dernières expriment des relations de nécessité physique qui

Klesis – Revue philosophique – 2012 : 24 – La philosophie de David Lewis

183

rendent vraies les régularités causales24

. Tandis que du point de vue

régulariste (néo-humien), les lois de la nature sont seulement des

descriptions vraies des régularités causales universelles. Le régulariste

adopte donc un principe de survenance des lois sur les régularités causales :

les régularités ne dépendent pas des lois, ce sont plutôt les lois qui

dépendent des régularités.

Le régularisme accrédite l’idée que Jean pouvait violer les lois de la

nature au sens faible, comme le remarque Helen Beebee :

« Cette affirmation paraît plausible si l’on se place dans une perspective

humienne : si les lois de la nature sont simplement des régularités, alors

la violation d’une loi (c’est-à-dire, la violation, dans un monde possible

proche, d’une loi de la nature actuelle) n’est pas un gros problème. Il se

trouve que nous vivons dans un monde où un certain ensemble de

régularités a cours ; des ensembles différents de régularités ont cours

dans d’autres mondes possibles. Ce sont des faits bruts à propos du

monde en question, qui ne sont pas expliqués par une référence à un

facteur supplémentaire dont ces régularités dépendent. Il n’y a donc

aucune raison de penser que le fait que lever ma main requière la

violation d’une loi actuelle compromette mon pouvoir de le faire »

(Beebee, 2003, p. 274)

On peut présenter les choses autrement. Si le régularisme est vrai, il

n’y a aucune raison métaphysique de supposer que les régularités causales

observées jusqu’ici se maintiendront dans le futur. Si je mets une casserole

d’eau à bouillir à T1, il pourrait arriver que, toutes choses égales par ailleurs,

l’eau ne s’évapore pas à T2. À T1 je sais seulement qu’il existe une certaine

régularité empirique, qui n’a jamais eu d’exception, sur la base de laquelle

j’anticipe ce qui va se passer à T2. Cette anticipation repose sur l’idée que le

futur ressemblera au passé à cet égard ; mais d’après le régulariste, il se peut

que le futur diverge par rapport au passé, car il n’y a rien dans la nature

physique des choses qui rende nécessaire l’évaporation de l’eau portée à la

température de 100°C (comme le dit Hume, il n’y a pas de connexion

nécessaire entre ces deux événements). Dans ces conditions, même si la

conjonction du passé et de régularités actuellement inviolées a déterminé

qu’il ne lèverait pas la main à T, il était possible que Jean lève la main à T,

24

Selon David Armstrong par exemple, les propositions nomiques énoncent des relations

de nécessité entre des universaux physiques (par exemple, nombres, masse, vitesse, etc.)

auxquels participent les objets concrets : voir Armstrong (1983, chap. 6 et 9). On pourrait

envisager d’autres formes de nécessitarisme, mais ce n’est pas très important ici.

Klesis – Revue philosophique – 2012 : 24 – La philosophie de David Lewis

184

car ces régularités auraient pu être violées juste avant T25

. La conception

nécessitariste, quant à elle, paraît exclure que Jean ait pu violer les lois au

sens faible :

« Mais dans une perspective nécessitariste, le fait que lever ma main

requerrait la violation des lois actuelles semble fournir une raison

suffisante de penser que je ne peux pas le faire. Si les lois contraignent ce

qui arrive dans le monde actuel, et que le déterminisme est vrai, il semble

que je sois contraint de faire ce que je fais dans le monde actuel, et que je

sois ainsi contraint de ne pas lever ma main. L’affirmation que les agents

déterminés ont le pouvoir faible d’agir autrement se marie donc

naturellement avec (et seulement avec) une conception humienne des

lois » (Beebee, 2003, p. 274)

Si le nécessitarisme et le déterminisme causal universel sont vrais,

on ne voit pas comment les miracles faibles sont possibles, puisque le cours

des événements est contraint par la structure métaphysique (nomique) du

monde actuel : cette structure étant ce qu’elle est, il n’aurait pas pu arriver

que les lois de la nature actuelles soient suspendues.

Si l’on en croit Beebee, il est impossible de rejeter le principe de

fixité des lois FLW sans adopter une conception régulariste. Or il est bien

connu qu’en matière de lois de la nature, Lewis se situe dans le camp

régulariste. Pour faire court, sa conception est que les lois de la nature sont

les plus fondamentales, c’est-à-dire les plus explicatives, de toutes les

régularités empiriques26

. On notera toutefois que dans son article, Lewis

n’invoque nulle part le régularisme pour bâtir son argument. Bien entendu,

cela n’empêche pas Beebee d’affirmer qu’une théorie cohérente du pouvoir

faible de violer les lois doit reposer sur une conception régulariste. Et si

25

Notons que le déterminisme causal régulariste s’apparente finalement à un déterminisme

logique (ce qui n’est guère étonnant puisqu’il rejette toute nécessité physique de re) : en

effet, pour un régulariste, que le monde actuel soit déterministe signifie qu’il existe des

régularités inviolées qui, jointes au passé, permettent de déduire tous les événements qui

s’y produisent. Mais seul le verdict des faits nous dira si une régularité est sans exception.

Ainsi le contenu des lois de la nature à T dépend des régularités passées et futures (pour le

dire autrement, la proposition L est rendue vraie par des faits antérieurs et postérieurs à T) :

le déterminisme causal régulariste est donc (partiellement) une détermination du futur vers

le passé, ce qui est quelque peu paradoxal. Sur cette question, voir Beebee et Mele (2002,

p. 205). 26

Voir par exemple Lewis (1973, p. 73-75). Si nous avions la liste complète de toutes les

régularités empiriques, nous pourrions voir comment certaines peuvent être expliquées par

d’autres. Par exemple : la régularité du changement des saisons peut être expliquée par la

régularité de la rotation de la Terre, qui peut être expliquée (en partie) par les lois du

mouvement, etc. On pourrait dire que dans cette optique, les lois de la nature sont

l’ensemble des régularités qui rendent compte de toutes les autres régularités de la liste. Le

père de cette conception néo-humienne (conception dite « Ramsey-Lewis ») est John Stuart

Mill : pour une analyse et une défense de cette théorie des lois, voir Beebee (2000).

Klesis – Revue philosophique – 2012 : 24 – La philosophie de David Lewis

185

cette thèse est vraie, elle est très importante pour l’argument de Lewis, parce

que le régularisme autorise également le pouvoir de falsifier les lois au sens

fort :

« Dans une perspective humienne, il est très difficile de voir pourquoi

[nous ne pouvons pas violer les lois au sens fort]. Si les miracles sont

relativement accessibles (cheap) lorsqu’il s’agit d’événements qui ne sont

pas mes actions, ou des effets de mes actions […], pourquoi ne le

seraient-ils pas également lorsqu’il s’agit d’événements qui sont mes

actions ? Après tout, les actions sont un type d’événement, et les lois de

la nature ne se soucient manifestement pas de la distinction entre les

actions et les autres événements. Donc comment les lois de la nature

pourraient-elles d’un côté restreindre mes pouvoirs au sens où elles me

rendent incapable de les violer par mes actes, et de l’autre ne pas

restreindre mes pouvoirs au sens où elles ne me rendent pas incapable

d’accomplir des actes qui requièrent qu’elles soient violées ? » (Beebee,

2003, p. 274)

S’il est vrai que les lois actuelles auraient pu être violées juste avant

T, pourquoi n’auraient-elles pas pu l’être à T par l’action même de Jean ?

Pour rejeter le pouvoir de violer les lois au sens fort, Lewis doit donc se

donner une conception nécessitariste selon laquelle les régularités causales

sont inviolables parce que gouvernées par les lois : si les événements

naturels obéissent à des lois déterministes, une irrégularité dans l’ordre du

monde semble rigoureusement impossible. Hélas le nécessitarisme n’est pas

une meilleure option pour Lewis, puisqu’il exclut également le pouvoir de

violer les lois au sens faible : pour le nécessitariste, il est impossible de

falsifier les lois en quelque sens que ce soit27

.

En définitive, Lewis a besoin de deux théories antagonistes des lois

pour justifier son distinguo. Chacune rend arbitraire la distinction entre les

principes de fixité des lois FLS et FLW : si vous acceptez FLS par conviction

nécessitariste, pourquoi ne pas accepter FLW ? Et si vous rejetez FLW par

conviction régulariste, pourquoi ne pas rejeter FLS ? Beebee en conclut

qu’un compatibiliste n’a que deux options cohérentes. S’il est nécessitariste,

il doit abandonner la conception de la liberté comme pouvoir d’agir

27

Du moins, c’est impossible pour une cause naturelle, ce qui n’exclut pas une violation

surnaturelle des lois, inexplicable par les sciences de la nature. On peut ici penser à un

compatibilisme à la Malebranche : ma volonté de lever le bras est la cause occasionnelle, et

Dieu la cause première, du lever de mon bras. (Pour avoir une théorie compatibiliste

complète, il faudrait aussi appliquer ce schéma à l’acte mental de lever le bras). Plus

généralement, si l’on conçoit les lois de la nature non comme des régularités inviolées mais

comme l’expression de la volonté d’un législateur, une irrégularité dans l’ordre du monde

est possible – moyennant une intervention dudit législateur.

Klesis – Revue philosophique – 2012 : 24 – La philosophie de David Lewis

186

autrement. S’il est régulariste, il doit soutenir que nous pouvons agir

autrement dans un monde déterministe parce que nous pouvons causer la

fausseté d’une loi de la nature.

Pourtant Lewis ne justifie ni l’acceptation de FLS ni le rejet de FLW

par une certaine théorie des lois : serait-ce un hasard ? C’est peu probable.

Tout d’abord, quelle raison Lewis avait-il de rejeter l’idée que l’on puisse

violer les lois au sens fort ? Il ne le dit pas, comme si c’était une évidence.

On peut avancer l’explication suivante : le pouvoir de faire qu’une loi soit

fausse par notre action est invraisemblable, parce que nous ne contrôlons

pas les régularités causales28

. En outre, si Lewis n’a pas jugé utile de

préciser que son rejet de FLW présupposait le régularisme, c’est peut-être

parce qu’il l’estimait compatible avec le nécessitarisme29

: son argument

s’en trouverait renforcé, car il ne dépendrait pas d’une théorie controversée

des lois de la nature. Si l’on aborde l’argument de Lewis dans une

perspective nécessitariste, il est clair que Jean n’aurait pas pu violer les lois

par son action. Mais nous retombons alors sur l’objection de Beebee : si le

nécessitarisme est vrai, comment aurait-il pu les violer au sens faible ? On

pourrait ici admettre qu’une loi actuelle aurait été violée à T−i si Jean avait

levé la main à T, et cependant maintenir que Jean ne pouvait pas lever la

main à T : car le monde où il lève la main à T est une possibilité purement

logique, dont la réalisation est interdite par la structure métaphysique du

monde actuel, et donc inaccessible à Jean.

V. La réponse de van Inwagen

Dans sa réponse (tardive) à Lewis, van Inwagen exprime une

incompréhension qui paraît liée à cette difficulté. On sent qu’il est

embarrassé par l’objection de Lewis, non parce qu’elle lui semble décisive,

mais parce qu’il ne comprend pas comment l’on peut trouver de la

plausibilité à l’idée que nous pouvons accomplir des miracles, quel que soit

28

Lewis écrit : « pour soutenir ma version du déterminisme souple (soft determinism), je

n’ai pas besoin de prétendre avoir des pouvoirs incroyables. Pour soutenir le

compatibilisme auquel je crois, je n’ai même pas besoin de prétendre que de tels pouvoirs

sont possibles » (Lewis, 1981, p. 117). Je reviendrai sur ce point dans la section suivante.

Précisons que le déterminisme souple est la doctrine selon laquelle (1) le monde est soumis

au déterminisme causal et (2) le déterminisme causal est compatible avec la liberté conçue

comme un pouvoir d’agir autrement. Lewis défend la deuxième thèse, mais il est

agnostique sur la première (bien qu’il feigne de l’accepter dans le cadre de son article). 29

Il se trouve par ailleurs que Lewis définit « L » comme « une proposition vraie […]

spéficiant les lois de la nature qui gouvernent notre monde » (D. Lewis, art. cité, p. 113 – je

souligne). Cela pourrait n’être qu’une façon de parler. Il n’est donc pas interdit de penser

que Lewis a supposé le nécessitarisme vrai pour les besoins de sa critique. Mele et Beebee

supposent quant à eux que Lewis s’est mal exprimé : voir Beebee et Mele (2002, p. 211).

Klesis – Revue philosophique – 2012 : 24 – La philosophie de David Lewis

187

le sens qu’on lui donne. Je me demande si cet embarras n’est pas lié à un

malentendu. Ce malentendu se révèle dans l’argument que van Inwagen

oppose à ce qui lui semble être une thèse précisément incroyable. Il écrit :

« Supposez qu’Élijah, actuellement à Jérusalem, prétende pouvoir être à

Babylone dans dix minutes. Supposez en outre que nous, qui l’écoutons,

puissions le convaincre que la conjonction des lois de la nature et de la

vérité complète sur le passé implique strictement qu’il ne sera pas à

Babylone dans dix minutes. Il est clair qu’Élijah doit alors, ou bien cesser

de prétendre pouvoir être à Babylone dans dix minutes, ou bien prétendre

pouvoir accomplir un miracle – car ce serait bel et bien un miracle qu’il

soit à Babylone dans dix minutes, si les lois et le passé impliquent

conjointement qu’il ne sera pas à Babylone dans dix minutes. […] Le

pouvoir que la prémisse (6) [de l’argument de la conséquence] nie à

[Jean] est celui d’accomplir un miracle. Et puisqu’il est plus que plausible

que des gens ordinaires, dans des circonstances ordinaires, ne puissent

accomplir de miracles, il est plus que plausible que (6) soit vraie. » (van

Inwagen, 2004, p. 349)

Nier la prémisse (6) de l’argument de la conséquence, c’est affirmer

que Jean aurait pu faire quelque chose d’incompatible avec la conjonction

du passé et des lois actuelles : attribuer à Jean ce pouvoir, c’est lui attribuer

le pouvoir d’agir de façon miraculeuse30

. Van Inwagen répond tout

simplement que c’est incroyable : « Personne ne possède un tel pouvoir. Il

est impossible de posséder un tel pouvoir »31

. Étant convaincu par la thèse

incompatibiliste (et par l’argument de la conséquence), il me semble que

van Inwagen a raison sur le fond. Mais je crois que sa réponse impose une

fausse alternative à Lewis : expliquer comment nous pouvons posséder des

pouvoirs extraordinaires (ce qui est perdu d’avance), ou bien abandonner la

thèse que nous pouvons agir autrement dans un monde déterministe.

Dès le premier paragraphe de son article, Lewis s’est donné pour but

de montrer que le compatibilisme n’a pas les conséquences incroyables

qu’on voudrait lui prêter :

« Le déterminisme souple semble avoir une conséquence incroyable. Il

semble impliquer, étant données certaines prémisses supplémentaires

acceptables, que nous pouvons parfois agir de telle sorte que les lois de la

nature soient violées. Mais je pense que si nous distinguons une version

30

Comme le remarque van Inwagen au même endroit, ce serait une erreur d’affirmer que

les miracles sont des événements qui contredisent seulement les lois : un événement qui

contredit la conjonction du passé et des lois peut aussi bien être qualifié de miraculeux. 31

Le texte original dit : « No one has this ability. No one could possibly have this ability »

(P. van Inwagen, art. cité, p. 347). Par « personne », il faut ici entendre : aucun être humain.

Klesis – Revue philosophique – 2012 : 24 – La philosophie de David Lewis

188

faible et une version forte de cette conséquence incroyable, nous

trouverons que c’est la version faible qui est la conséquence et la version

forte qui est incroyable. » (Lewis, 1981, p. 113)

Peut-être a-t-il tort, mais on ne peut en juger qu’après avoir saisi

pourquoi, selon lui, nier le principe de fixité des lois ne conduit pas

nécessairement à soutenir une thèse invraisemblable. Lewis établit un

contraste entre les pouvoirs communs (commonplace abilities), comme

lancer une pierre, et les pouvoirs incroyables (incredible abilities), comme

lancer une pierre plus vite que la lumière, en affirmant clairement que sa

thèse compatibiliste n’exige pas de nous des pouvoirs incroyables32

.

Voici donc, à mon avis, ce que Lewis répondrait à van Inwagen : « si

Élijah prétendait pouvoir se rendre de Jérusalem à Babylone en dix minutes,

il prétendrait pouvoir faire quelque chose d’extraordinaire, car on n’a

jamais vu personne se déplacer à une telle vitesse ! Mais un compatibiliste

n’a pas à prétendre que nous ayons de tels pouvoirs. On peut rejeter le

principe de fixité des lois sans confondre pouvoirs ordinaires et

extraordinaires : le pouvoir de tordre les cuillers (sans les toucher) est

extraordinaire, mais celui de lever la main est très banal ». En d’autres

termes, Lewis considère que sa thèse est compatible avec le sens

commun33

: quand il affirme pouvoir faire quelque chose qui implique la

fausseté d’une loi actuellement vraie, le pouvoir d’agir qu’il s’attribue est

tout à fait ordinaire34

.

Reprenons le principe de fixité des lois tel que le définit

van Inwagen. Je rappelle que selon FLVI, Jean ne pouvait pas faire une

action dont l’occurrence implique strictement, étant donnée la vérité sur le

passé actuel, que L est fausse. Lewis objecterait que ce principe est faux

parce que Jean pouvait falsifier les lois actuelles au sens faible, c’est-à-dire :

(1) Jean avait le pouvoir ordinaire de lever la main à T, et (2) s’il avait

exercé ce pouvoir à T, L aurait été rendue fausse juste avant T. Accordons à

Lewis la vérité de (2). Je crois que la question cruciale est plutôt la

suivante : quel est le sens du mot « pouvoir » utilisé dans (1) ? Lewis ne le

32

Lewis fait s’exclamer ainsi l’adversaire fictif qu’il se donne : « Donc vous prétendez

pouvoir violer les lois de la nature. Avec si peu d’efforts ! En voilà un pouvoir

merveilleux ! Vous pouvez aussi tordre les cuillers ? » (D. Lewis, art. cité, p. 114). À quoi

il répond que le pouvoir de violer les lois au sens faible n’est pas un pouvoir incroyable. 33

Kadri Vihvelin (2010, p. 11-16), qui défend les vues de Lewis, insiste sur ce point. 34

Ordinaire, c’est-à-dire basé sur l’expérience que nous avons des régularités du monde. Ce

sont les régularités que nous observons qui rendent crédible l’attribution de certains

pouvoirs aux agents humains. Si les êtres humains se mettaient subitement à courir à la

vitesse d’un avion (ce qui n’est pas impossible pour un régulariste), il deviendrait crédible

de prétendre pouvoir courir un marathon en moins de dix minutes.

Klesis – Revue philosophique – 2012 : 24 – La philosophie de David Lewis

189

précise nulle part, et c’est bien regrettable35

. Il ne suffit pas d’affirmer qu’il

s’agit d’un pouvoir ordinaire, il faut encore expliciter la théorie du pouvoir

d’agir autrement qui soutient l’argument.

Pour le voir, demandons-nous ce que signifie le contrefactuel « si

Jean avait levé la main à T, une loi actuellement vraie aurait été rendue

fausse ». Il ne dit pas seulement ce qui se passe dans le monde possible le

plus proche du monde actuel où Jean lève la main à T : il dit, avant tout,

qu’il est causalement impossible que Jean lève la main à T. Attribuer à Jean

le pouvoir d’accomplir une action dont l’occurrence entraînerait la vérité de

ce conditionnel, c’est lui attribuer le pouvoir d’accomplir un acte

causalement impossible : c’est l’idée même du compatibilisme (et en ce

sens, celui de Lewis n’est pas plus « miraculeux » que les autres). Il me

paraît donc vain de répondre à Lewis : « Jean ne pouvait pas lever la main,

car personne ne peut détenir le pouvoir de faire une chose causalement

impossible » – oui, mais le compatibiliste soutient justement que c’est

possible ! Une meilleure façon de faire avancer le débat est de lui demander

de définir le mot « pouvoir » qu’il utilise lorsqu’il affirme que Jean aurait pu

(au sens de la liberté) lever la main. Lewis ne donne pas cette définition. En

restant silencieux sur la question cruciale du compatibilisme, il nous oblige

à faire des hypothèses. Je ne vois pour ma part que deux possibilités.

VI. La voie leibnizienne et la voie conditionaliste

La première possibilité que j’envisagerai situe Lewis dans une

filiation leibnizienne. Elle consiste à définir le pouvoir d’agir autrement

comme une possibilité logique, ainsi que le fait Leibniz dans ce texte

célèbre :

« Venons à un exemple : puisque Jules César deviendra dictateur

perpétuel et maître de la république et renversera la liberté des Romains,

cette action est comprise dans sa notion, car nous supposons que c’est la

nature d’une telle notion parfaite d’un sujet que de tout comprendre, afin

que le prédicat y soit enfermé, ut possit inesse subjecto [pour qu’il puisse

être dans le sujet]. On pourrait dire que ce n’est pas en vertu de cette

notion ou idée qu’il doit commettre cette action, mais qu’elle ne lui

convient que parce que Dieu sait tout. Mais on insistera que sa nature ou

forme répond à cette notion, et puisque Dieu lui a imposé ce personnage,

il lui est désormais nécessaire d’y satisfaire. […] C’est donc maintenant

qu’il faut appliquer la distinction des connexions, et je dis que ce qui

arrive conformément à ces avances est assuré, mais qu’il n’est pas

35

Je rejoins sur ce point Beebee et Mele (2002, p. 211).

Klesis – Revue philosophique – 2012 : 24 – La philosophie de David Lewis

190

nécessaire, et si quelqu’un faisait le contraire, il ne ferait rien

d’impossible en soi-même, quoiqu’il soit impossible (ex hypothesi) que

cela arrive. » (Leibniz, 1993, art. XIII)36

La question posée est celle de la compatibilité entre le pouvoir d’agir

autrement d’un individu et la détermination de ses actions par sa nature

(chez Leibniz cette nature consiste dans une essence créée par Dieu, ce qui

n’est pas un déterminisme causal). La nature de César rend

métaphysiquement impossible qu’il ne franchisse pas le Rubicon : cela

entraîne-t-il qu’il n’aurait pas pu s’abstenir de le franchir ? La réponse de

Leibniz est négative, et son argument est le suivant : la connexion entre le

sujet César et l’action de franchir le Rubicon est contingente, car il n’est pas

contradictoire de supposer que César ne franchisse pas le Rubicon. Dans

l’esprit de Leibniz, cela implique que Dieu aurait pu créer un monde

possible où César ne franchit pas le Rubicon. Ainsi, la nécessité de la

proposition « César franchit le Rubicon » est seulement relative au choix de

Dieu de créer tel monde plutôt que tel autre : ce n’est pas une nécessité

absolue.

On pourrait donc avancer que César avait un pouvoir contrefactuel

sur le choix de Dieu (« A » désigne ici l’action de s’abstenir de franchir le

Rubicon) : César aurait pu faire une action A telle que s’il avait fait A, Dieu

aurait créé un monde autre que le monde actuel. En suivant le critère

indiqué par Leibniz, on dira que la proposition « César aurait pu s’abstenir

de franchir le Rubicon » est vraie parce que non contradictoire. Mais alors,

il paraît juste de reformuler le pouvoir contrefactuel sur le choix de Dieu

ainsi : il n’était pas contradictoire que César accomplisse une action A telle

que s’il avait fait A, Dieu aurait créé un monde autre que le monde actuel.

Or il est évident que cette possibilité purement logique n’est pas une analyse

satisfaisante du pouvoir de la liberté. Elle en est tout au plus une condition

nécessaire : quand on dit que César aurait pu s’abstenir de franchir le

Rubicon, on ne veut pas (seulement) dire que c’était concevable. Le pouvoir

de la liberté n’est pas attaché à un sujet logique mais à un agent capable de

produire des changements dans le monde par son action37

. Si Lewis

empruntait la voie leibnizienne, on pourrait donc lui faire l’objection

suivante : le pouvoir de la liberté est irréductible à une possibilité logique,

parce que c’est un pouvoir d’agir.

36

Mon point n’étant pas exégétique, je me permets de laisser de côté la théorie spécifique

de la vérité mobilisée par Leibniz, laquelle ne me semble pas essentielle à son argument

compatibiliste. 37

Sur la distinction entre sujet logique et agent, voir Descombes (2004, chap. 8).

Klesis – Revue philosophique – 2012 : 24 – La philosophie de David Lewis

191

Je passe maintenant à la seconde hypothèse. Il s’agit de définir un

pouvoir de lever la main à T qui soit véritablement le pouvoir d’un agent,

mais compatible avec l’impossibilité causale de lever la main à T. Un

argument compatibiliste classique consiste à faire valoir que, contrairement

aux obstacles matériels (avoir le bras attaché, par exemple), les lois

déterministes n’empêchent pas les agents d’agir autrement qu’ils le font : si

aucun obstacle matériel ne les empêche de faire B au lieu de A, ils sont

libres de faire B, car il dépend de leur volonté de faire B plutôt que A. Selon

la conception dite conditionaliste du pouvoir d’agir autrement, les énoncés

attribuant à un agent le pouvoir de faire B (au lieu de A) doivent être

analysés comme des conditionnels du type « si S avait choisi de faire B, S

aurait fait B »38

. En adoptant cette voie, Lewis pourrait soutenir que Jean

avait le pouvoir de lever la main à T car, d’une part, il avait les capacités

psychologiques et physiques pour prendre et exécuter la décision de lever la

main, et d’autre part, il aurait levé la main s’il avait choisi de le faire.

La question qui se pose alors est de savoir s’il existe quelque chose

comme des « obstacles nomiques », c’est-à-dire si la conjonction du passé et

des lois déterministes peut, à l’instar d’un obstacle matériel, ôter à Jean le

pouvoir de lever la main à T. Naturellement le compatibiliste conditionaliste

rejette cette idée. Je serais tenté de lui objecter que Jean avait certes la

capacité générale de lever la main, mais que la conjonction du passé et des

lois l’a privé de l’opportunité de l’exercer au moment T. Le compatibiliste

me répondra que je présuppose une conception incompatibiliste de

l’opportunité de lever la main : pour lui, la conjonction du passé et des lois

ne prive pas Jean de l’opportunité de lever la main. Posséder le pouvoir de

lever la main ne nécessite pas de pouvoir contrôler le passé ou les lois de la

nature à volonté, mais seulement de pouvoir contrôler sa main à volonté, ce

qui est le cas si aucun obstacle interne ou externe ne s’y oppose.

Je ne suis pas convaincu que l’analyse conditionnelle du pouvoir

d’agir autrement soit une bonne analyse du pouvoir de la liberté, mais

examiner sérieusement le compatibilisme conditionaliste exigerait d’entrer

dans des considérations qui dépassent l’objectif de cet article. Cela étant, il

me semble que la voie conditionaliste est celle qu’emprunterait Lewis, mais

je reconnais que cette conviction ne s’appuie sur aucun indice textuel.

38

L’analyse conditionnelle du pouvoir d’agir autrement est un argument classique du

compatibilisme, que l’on retrouve par exemple chez Hume (2008, VIII, 1).

Klesis – Revue philosophique – 2012 : 24 – La philosophie de David Lewis

192

VII. Conclusion

Peut-on dire que Lewis a développé une authentique théorie

compatibiliste ? Non, si l’on entend par là une théorie de la compatibilité

entre le pouvoir de la liberté (ici conçu comme un pouvoir d’agir autrement)

et le déterminisme causal. Sa contribution au débat sur le libre arbitre a

plutôt été d’indiquer la façon dont un compatibiliste peut (et doit, selon lui)

attaquer l’argument de la conséquence. Le but de cet argument était, nous

l’avons vu, de réduire à l’absurde le compatibilisme : Lewis veut seulement

bloquer cette réduction en montrant que le pouvoir de violer les lois de la

nature peut être défini autrement que comme un pouvoir prodigieux. Mais la

faiblesse de son raisonnement est de présupposer une théorie de la

compatibilité entre déterminisme et pouvoir d’agir autrement sans la

justifier, c’est-à-dire, de stipuler purement et simplement qu’il existe une

bonne théorie de ce genre. Si cette analyse est bonne, l’argument de Lewis

se résume à tirer, par le biais d’une théorie des contrefactuels, une

conséquence encore inaperçue de la thèse selon laquelle nous pouvons

accomplir des actes causalement impossibles : si nous pouvons agir

autrement dans un monde déterministe – mais c’est justement ce qu’il faut

établir ! –, nous pouvons violer les lois de la nature au sens faible39

.

Bibliographie

D. Armstrong, What is a Law of Nature ?, Cambridge, Cambridge

University Press, 1983.

H. Beebee, « The Non-Governing Conception of Laws of Nature »,

Philosophy and Phenomenological Research, 21, 2000, p. 571-594.

H. Beebee, « Local Miracle Compatibilism », Noûs, 37, 2003, p. 258-277.

H. Beebee et A. Mele, « Humean Compatibilism », Mind, 111, 2002,

p. 201-223.

J. Bennett, « Counterfactuals and Temporal Direction », The Philosophical

Review, 93, 1984, p. 57-91.

V. Descombes, Le complément de sujet. Enquête sur le fait d’agir de soi-

même, Paris, Gallimard, 2004.

J.M. Fischer, « Van Inwagen on Free Will », The Philosophical Quarterly,

36, 1986.

39

Je remercie Cyrille Michon et le relecteur anonyme de cet article pour leurs remarques.

Klesis – Revue philosophique – 2012 : 24 – La philosophie de David Lewis

193

J.M. Fischer, The Metaphysics of Free Will. An Essay on Control, Oxford,

Blackwell, 1994.

R. Foley, « Compatibilism and Control over the Past », Analysis, 39, 1979,

p. 70-74.

C. Ginet, « Might We Have no Choice ? », in K. Lehrer (éd.), Freedom and

Determinism, New York, Random House, 1966, p. 87-104.

D. Hume, Enquête sur l’entendement humain, trad. M. Malherbe, Paris,

Vrin, 2008.

J. Lamb, « On a Proof of Incompatibilism », The Philosophical Review, 86,

1977, p. 20-35.

G.W. Leibniz, Discours de métaphysique, éd. J.-B. Rauzy, Paris, Pocket,

1993.

D. Lewis, Counterfactuals, Oxford, Blackwell, 1973.

D. Lewis, « Counterfactual Dependence and Time’s Arrow », Noûs, 13,

1979, p. 472 (reproduit in D. Lewis, Philosophical Papers, Volume II,

Oxford, Oxford University Press, 1986, p. 32-51).

D. Lewis, « Are We Free to Break the Laws ? », Theoria, 47, 1981

(reproduit in D. Lewis, Philosophical Papers, Volume II, p. 291-298).

A. Plantinga, The Nature of Necessity, Oxford, Clarendon Press, 1974.

P. van Inwagen, « The Incompatibility of Free Will and Determinism »,

Philosophical Studies, 27, 1975, p. 185-199.

P. van Inwagen, An Essay on Free Will, Oxford, Clarendon Press, 1983.

P. van Inwagen, « Freedom to Break the Laws », Midwest Studies in

Philosophy, 28, 2004, p. 334-350.

K. Vihvelin, « Classic Compatibilism, Romantic Compatibilism, and the

Claims of Commonsense », conférence donnée à la Pacific APA,

session 2010, accessible sur le site http://vihvelin.typepad.com.

D. Wiggins, « Towards a Reasonable Libertarianism », in T. Honderich

(éd.), Essays on Freedom and Action, Londres, Routledge & Kegan

Paul, 1973, p. 31-61.