Cohiba esplendidos - Fnac

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9 Prologue Vivre c'est courir derrière soi. Au début l'autre que nous poursuivons nargue celui que nous sommes. Mais pour couper le nœud des choses, faire surgir les enchantements, il suffit de flotter. Assoiffé d’air pur et de soleil il remontait sur le boulevard en respirant à grandes goulées la brise chargée de lavande, de miel et de poivre. Il courait parce que cela lui permettait de rester jeune, de trouver des idées, d’avoir faim et de commencer la journée avec enthousiasme. Quand cela devenait trop dur et qu’il devait puiser au fond de lui en aspirant des bouffées plus importantes il pensait à Mick Jagger, le papy encore vert qui selon une rumeur courait dix kilomètres par jour. Sur les 500 cigares qu’il avait rapportés de la Havane il en avait vendu 250 à un galeriste de Beyoglu. Le reste c’était sa réserve personnelle. Et pas de la roupie de sansonnet. Que du bon, roulé à la main par Pedro son « Tabacero » attitré de San Diego de Los Banos, la station thermale construite par les américains dans les années cinquante à trois heures de la capitale. On pouvait dire que Pedro s’y connaissait. Il était très fier de montrer sa sélection de feuilles et de les faire respirer pour prouver leur qualité supérieure. Oui rien que du bon assurément puisque les larges feuilles de tabac dont les teintes variaient du vert olive au brun très sombre proche du café en passant par le brun fauve et le sombre rougeâtre venaient (cela devait rester secret) d’un contact

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Prologue

Vivre c'est courir derrière soi. Au début l'autre que

nous poursuivons nargue celui que nous sommes. Mais pour couper le nœud des choses, faire surgir les enchantements, il suffit de flotter.

Assoiffé d’air pur et de soleil il remontait sur le

boulevard en respirant à grandes goulées la brise chargée de lavande, de miel et de poivre. Il courait parce que cela lui permettait de rester jeune, de trouver des idées, d’avoir faim et de commencer la journée avec enthousiasme. Quand cela devenait trop dur et qu’il devait puiser au fond de lui en aspirant des bouffées plus importantes il pensait à Mick Jagger, le papy encore vert qui selon une rumeur courait dix kilomètres par jour.

Sur les 500 cigares qu’il avait rapportés de la Havane

il en avait vendu 250 à un galeriste de Beyoglu. Le reste c’était sa réserve personnelle. Et pas de la roupie de sansonnet. Que du bon, roulé à la main par Pedro son « Tabacero » attitré de San Diego de Los Banos, la station thermale construite par les américains dans les années cinquante à trois heures de la capitale. On pouvait dire que Pedro s’y connaissait. Il était très fier de montrer sa sélection de feuilles et de les faire respirer pour prouver leur qualité supérieure. Oui rien que du bon assurément puisque les larges feuilles de tabac dont les teintes variaient du vert olive au brun très sombre proche du café en passant par le brun fauve et le sombre rougeâtre venaient (cela devait rester secret) d’un contact

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privilégié qui travaillait à la plantation Robaïna. Et la plantation Robaïna n’était pas autre chose que la meilleure du monde.

Au début Pedro avait confectionné des cigares sur le modèle des Cohiba esplendidos et lanceros mais Trabalzar n’avait pas tardé à lui demander des vitoles de près de trente centimètres de long semblables aux plus longs modules de chez Sancho Panza.

Dans la boîte en carton posée dans le coin le plus humide de la maison et où il puisait quotidiennement, il restait encore environ deux cents barreaux de chaise aux subtiles nuances de couleur, odoriférants et parfaitement souples au toucher.

Il continuait à courir et pensait toujours à Mick

Jagger. Plus que Paavo Nurmi ou Abebe Bikila, Mick l'accompagnait souvent dans sa foulée. Même s'il se demandait si l'histoire des dix kilomètres par jour n'était pas une légende. Quoique ce fût bien possible vu la forme que tenait le mythe sur scène à l’âge où les autres sont scotchés sur un fauteuil, en babouches et l’œil rivé au téléviseur du salon. Il aimait bien cette idée en tous cas, mieux que celle qui prétendait que lui et Keith étaient allés en Suisse se faire transfuser du sang d'adolescents.

Trabalzar et Surreya avaient pris l’habitude de s’installer à la terrasse du Babylon Café l’annexe du Babylon, le club musical en vogue de Beyoglu et d’allumer un de ces engins qui ressemblaient plus à des bâtons de dynamite qu’à d’élégants cigarillos. Inutile de dire que cette ostentation provoquait les sourires de Faruk Ertan le patron du temple hippie chic le Pulp Club ou de CemYegul du label Doublemoon peu susceptibles

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de condescendance. Il attaqua la colline plus déterminé que jamais. Il

l'avalerait d'un coup cette fichue colline, n'en ferait qu'une bouchée. Mick Jagger... Mick Jagger... Mick Jagger...

Trabalzar passait de plus en plus de temps aux

terrasses des cafés de Beyoglu à rêver et à fumer ces improbables cigares. Il y passait du temps en s’imaginant ainsi appartenir au monde de ceux qui faisaient la vie artistique de la cité. Il se voyait comme une personnalité et se jugeait l’égal du chroniqueur Alper Dadabam, du journaliste Feridun Taronbel, du comédien Edip Bretel, de l’écrivain Ferdi Bensu ou du cuisinier Isman Isbretkül. En vérité il était loin du compte. S’il avait publié à compte d'auteur un livre écoulé à quelques dizaines d'exemplaires, vendu des toiles et des céramiques à des décorateurs en vue, à une ou deux princesses et à une poignée de célébrités, sa notoriété ne dépassait guère le cercle restreint des amateurs d’objets décoratifs. Il se demandait même si depuis quelques temps son prestige ne s’était pas définitivement envolé comme il avait pu le supposer en se faisant railler après avoir tenté de vendre des assiettes à un décorateur à la mode.

Il traversa le pont, obliqua à gauche et tout en

poussant sur ses jambes il prit une profonde inspiration. Le vent refroidit la sueur qui perlait sous son T-shirt. Soutenu toujours par Mick Jagger Il franchit la grande porte à arcade du parc Yildiz.

Tirer sur le cigare d’un air dégagé était un moyen

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comme un autre d’envelopper sa frustration dans un brouillard de fumée, de la camoufler, ou de la travestir. Peut-être qu’à la longue cette frustration finirait par disparaître, totalement escamotée et asphyxiée par le nuage bleuté.

Il avait eu l’occasion à plusieurs reprises de rencontrer Alper Dadabam, Edip Bretel et Ferdi Bensu. Qu'avaient-ils de plus que lui hormis qu’ils disposaient d’une assurance indéniable ? Assurance que leur donnait la certitude de pouvoir s’appuyer sur un réseau de connaissances. Ils étaient d’une certaine manière brillants mais leur appartenance à l’aristocratie artistique venait davantage d’une habileté à se faire coopter par ceux en place qu’à des talents extraordinaires.

L’écrivain Ferdi Bensu, le comédien Edip Bretel et le chroniqueur de télévision Alper Dadadam n’étaient pas, au fond, des gens si antipathiques. Ils avaient pour point commun de plaire énormément aux jeunes gens et aux jeunes filles branchées. Trabalzar avait approché les trois célébrités. Des trois l’écrivain Ferdi Bensu lui semblait, toutes proportions gardées, le plus modeste et celui qui lui semblait posséder le moins de vanité et d’illusions sur son statut de star.

Alper Dadadam qui était une connaissance de Surreya avait commencé par l’ignorer jusqu’au jour où Trabalzar lui avait fait remarquer que dire « Bonjour » ne pouvait en aucun cas être considéré comme un signe de faiblesse pour une vedette du petit écran telle que lui. Depuis ce jour Alper n’avait manqué de saluer Trabalzar avec un grand sourire radieux et une poignée de main obséquieuse. A plusieurs reprises ensuite ils avaient pu converser ensemble sur l’art et la littérature. Et Trabalzar loin de se sentir dépassé par l’érudition d’Alper l'avait trouvée au contraire superficielle et convenue.

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Il passa près de la mosquée et se retrouva devant

l'Académie de guerre. A la hauteur du grand bassin il croisa un groupe de filles en minijupes, si près qu'il parut les frôler. Tout en les fixant avec un sourire il les respira intensément. Tout pareil que Mick Jagger.

Edip était l’un des acteurs les plus connu du pays, une

véritable star qui provoquait l’hystérie des jeunes femmes et l’intérêt des jeunes gens qui rêvaient de s’en faire un ami. Edip représentait tout ce qu’un jeune homme avide de réussite espère être. Il était encore jeune, décontracté, était souvent à l’affiche de films et au théâtre, était entouré de boute-en-train, allait passer ses vacances dans des endroits de villégiature sélects et branchés et possédait un art consommé de l’humour absurde et de l’autodérision.

Lui aussi comme des milliers de jeunes gens aurait voulu être ami avec Edip mais deux choses l’en empêchaient. La première remontait à quinze ans auparavant lorsque Surreya l’avait emmenée dans un dîner en ville. Edip se trouvait à ce dîner et lors de ce dîner mémorable il n’entendit qu’une personne parler, Edip qui n’était pourtant pas encore célèbre. Il en avait conclu qu’Edip était un modèle absolu d'égocentrisme. Quant à la deuxième raison pour laquelle il ne pouvait fraterniser avec Edip c’est qu’Edip lui ressemblait trop.

Il continuait à courir se repaissant de l’air comme

d’une nourriture suprême. Conscient du don précieux de pouvoir respirer et reconnaissant de pouvoir jouir d'un air respirable, tant que cela était encore possible. Un air venu de loin d'au-delà les collines qui portait avec lui des odeurs de pois chiche, de poivron farci, d'aubergine

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grillée et de pain chaud. Un air plus puissant que la transpiration de Mick Jagger.

Trabalzar faute de frayer avec des amis célèbres,

d’écrire des livres à succès, d’être à l’affiche de films ou à la télévision aux heures de grande écoute se contentait de fumer des cigares de près trente centimètres de long. Ce n’était guère raisonnable et forcément ça ne devait mener nulle part. Une nuit il se leva le souffle court avec la sensation que sa dernière heure était arrivée. Il se traîna jusqu’à la porte et s’allongea sur les pavés glacés de la cour, la respiration sifflante et cherchant l’air, la bouche grande ouverte. Il comprit alors que l’air c’était la vie et il put estimer ce que son père habitué pendant cinquante ans à fumer deux paquets de cigarettes par jour avait pu, en fin de parcours, souffrir.

Il courait et se disait qu’un jour il y aurait des gens capables d’apprécier la qualité d’un air, d’en dépeindre les notes comme le faisait un nez pour les parfums ou un œnologue pour les vins. Et il n’y avait aucun doute que la vogue des bars à air ne tarderait pas à se répandre partout. On y servirait des airs venus du monde entier. Il y aurait des airs rares, des airs millésimés, des airs de marque. Et même un air « Mick Jagger », l'air 100% rock’n'roll permettant de bondir des heures sur le dance-floor.

Il passa devant une rangée d’arbres. La tonifiante odeur de poivre et de pin se mêla à celle du karité, le baume de ses cheveux.

« Trabalzar viens vite, ton père est mort ! ». Peu après

avoir entendu l'annonce de sa mère laissée sur son répondeur il prit le train pour l’Est. A Ankara il manqua

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la correspondance et dut attendre deux heures le train suivant. Il dormit comme il put dans le seul costume sombre qu’il possédait et arriva à l’aube à la gare de Gaziantep. De là il prit un dolmus jusqu’au cimetière d’Urfa. Il était 9h15 quand il y parvint. On lui indiqua la tombe et il fut surpris de n’y trouver personne. 9h20, il n’avait que vingt minutes de retard. Vingt minutes et déjà tout le monde était parti. Les salauds comme ils avaient expédié l’affaire ! Vingt minutes pour enterrer quelqu’un ! Cela dépassait l’entendement. C’était juste un carré de sable fraîchement retourné avec un écriteau portant le nom de Gaffari Fatih Ekinozu.

Avec son costume trop grand, son crâne rasé, seul devant cette pauvre tombe dans le froid d’octobre Trabalzar sentit son cœur se serrer. Il fut secoué de sanglots et se mit à pleurer à chaudes larmes en parlant à son père et en lui demandant de lui pardonner. Il resta ainsi jusqu’à ce que le vent glacé lui fît claquer des dents.

Sur la pente du parc il prit le chemin à droite. Au

kiosque emporté par une rage soudaine il accéléra. Mickjagger!Mickjagger!Mickjagger!...Mickjoggeur!!Mythe joggeur!!!

Il sortit du parc et longea le mur du palais du sultan Abdulhamid II. Comme une flèche il descendit la colline, clouant Mick sur place. Bye bye Mick Jagger ! Il eut un sourire triomphant, allongea encore la foulée et s'abreuva d'oxygène.

Le jour même où il était revenu d'Urfa, Surreya lui confirma qu’elle s’en allait vivre avec le professeur d’origine bulgare. L’appartement qui avait accueilli tant de palabres, d’allées et venues, de fêtes et de dîners (on y

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servait le Kuskus du Roi Farouk) était désormais devenu un tombeau.

Trabalzar avec le peu d’argent qu’il possédait entreprit un voyage à Cuba. Il y resta un mois et revînt avec un stock de cigares qu’il revendit avec un bénéfice confortable. Il renouvela l’opération une autre fois avec autant de succès. La troisième fois fut celle de trop. Il se fit confisquer toute sa marchandise par les douaniers de Santiago. Son pécule avait fondu comme neige au soleil. Il se résolut à quitter Istanbul et à retourner vivre à Oguzeli.

A cent mètres de la maison il sentit l'acide lactique

envahir sa bouche mais se refusa à ralentir. Il franchit la lourde porte de l'immeuble puis la cour embaumée d'épices et d'herbes aromatiques, passa la porte vitrée. Il jeta ses habits trempés de sueur à travers la pièce et prit une douche froide.

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