Christine Brusson, « Célestine, l'écriture incarnée - Pastiche d'Octave Mirbeau »

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  • 7/30/2019 Christine Brusson, Clestine, l'criture incarne - Pastiche d'Octave Mirbeau

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    Christine BRUSSON

    CLESTINE, LCRITURE INCARNE

    Jessaie dimaginer quelle sauce on pourrait assaisonner ce cher Mirbeau. Quand jedis on , je pense aux diteurs, aux agents littraires, ceux qui pratiquent le scoutingpourdnicher le bon coup commercial. Comment crer autour de son cadavre un vnementmondial ? Cinquante ans aprs la mort de Marilyn Monroe, on exhume bien ses petits papiers

    pour en faire, sinon un crivain international, du moins une potesse, oui, pourquoi pas ?Rimbaud aussi avait un sacr sex appeal. Mais Mirbeau ? On parviendrait peut-tre lerecycler en recettes de cuisine, table avec Octave Mirbeau, ou le fourguer dans le

    Dictionnaire des provocateurs, de Thierry Ardisson.Je diagnostiquerais une irrductibilit toute tentative de rincorporation posthume.

    Cest sa langue qui fait a. Elle ne respecte rien. Trop crue, trop directe. Une langue qui on

    ne la raconte pas. Une langue haletante, presse, lastique, une langue dassoiff. coutezparler Clestine dans sonJournal. Cest en elle que Mirbeau sincarne avec le plus de grce,de gaiet. Lcriture caracole, semballe. Elle nous retourne comme un gant.

    Cette voix de femme de chambre, jen suis devenue, dans mes pastiches1, laventriloque. Mirbeau avait endoss la parure altire de cette gouailleuse effronte. Jaichauss mon tour ses bottines, rveill sa chair, je lui ai donn des orgasmes. Elle suscitaitdes dsirs fous, invoquait lamour, mais le faisait peu. Ce sont toujours les autres qui en

    profitent dans son journal, les salauds, les nantis. Mirbeau lavait imagine collectionneuse demots, amoureuse des numrations, accumulations et autres exagrations. Il la faisait abuserdes asyndtes et de lanacoluthe, figures qui dshabillent la phrase. Mais une langue ne sauraittrop svader loin des rgles. Il voulait Clestine femme dordre aussi, comme le dit son

    amant Joseph. Moi, je la rve collectionneuse de plaisirs, dguise en comtesse, hrone deschambres closes, voluptueuse aux multiples visages.

    Le sexe et lcriture stendent comme de vastes pays sans frontires. Lcrivain yvoyage dos dme, ivre dtre libre.

    Ch. B.

    * * *

    Pastiche dOctave Mirbeau (1848-1917)

    Le Journal dune femme de chambre (1900) Vois comme tout lart occidental y perd, crit Mirbeau dans Le Jardin des supplices

    quon lui ait interdit les magnifiques expressions de lamour. Chez nous, lrotisme estpauvre, stupide et glaant il se prsente toujours avec des allures tortueuses de pch.

    Clestine passe en revue les obsessions et les vices de ses contemporains. Une esthtiquerococo, qui annonce Landru.

    Ce que je voulais, cest quon maime pour autre chose que ce que jtais pas unesimple boniche pas de ces filles quon engrosse sans y prter plus dattention. Je voulaisquon me prenne pour quelque chose de prcieux, quon ait des prfrences, des petites

    1Les Dessous de la littrature, pastiches cochons (ditions des quateurs, 2009), dans lequel jcris lascne rotique manquante de 32 uvres classiques, de Chrtien de Troyes Marcel Proust.

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    gracieusets pour ma personne, quon me regarde mme avec vnration... pourquoi pas ? Jaile talent pour aJe vous assure que jen ai affol plus dun. Il suffisait que je change monnom, que je mappelle madame la Comtesse de quque chose oui, il fallait un nom

    particule, et tout ce qui va avec, pour voir alors leffet que je causerais ces hommes dugratin.

    Joseph a tout maniganc Il ma expliqu que je navais qu passer une petiteannonce dansLe Figaro. Il men a fait lire plusieurs qui mont bien fait rire. Il parat que cestainsi quon se rencontre, quand on na pas tant loccasion de faire des accrochages avec desgens de son milieu pass un certain ge, cest plus difficile. Il y a les veuves plores quiveulent se refaire parce quon ne sait pas vivre sans un grand amour les demoiselles ranciesqui croient que lamour est tout, malgr quelles ne laient pas encore rencontr les bellesaventurires, qui en fait de passion sont prtes nimporte quoi, pas aussi belles, cest certain,quelles sen vantent Il y a les difficiles aussi, les fines bouches, qui pensent que rien nesttrop beau pour elles, et qui se rveillent quand il est trop tard. Cela fait du monde, et certains

    journaux ne vivent que de a. Joseph a slectionn les annonces, les meilleures et, sur cemodle, il ma aide rdiger la mienne. Il ma dit que, pour lhabillement, il se chargerait

    des dtailsquil se ferait passer pour mon domestique je lui ai promis que je lautoriserais maccompagner, si jarrivais mintroduire dans une bonne maison. Sur la question descomtesses, il en connat un rayon, vu quil en a servi plusieurs avant dchouer ici, au Mesnil-Roy, dans ce trou humide o lon sennuie cent sous de lheure.

    (Clestine rdige une petite annonce o elle se fait passer pour une comtesse. Parmiles rponses quelle reoit, elle slectionne trois prtendants : un Anglais, Ignacy Finley, un

    Parisien, M. Tirelire, et un baron.)Avec ces gens-l, les choses se tranent mais se tranent ! ce sont de longs

    spasmes qui stirent, des caresses lentes comme des escargots, des baisers de limacesrampant sous la pluie, un frisson de suon qui dure une heure, des ttes de nourrice, desenfoncements lents, amples comme la mer, avec des chuchotis, des clapotements, de la houle,du flux et du reflux que sans cesse ralentit la caresse mais bons, tendres, gnreux, siinattendus On est moins surpris par la volupt on a le temps de la voir venir, de laregarder droit dans les yeux. Cest toujours comme a que jaimerais tre aime Tout ceque jai eu avant de plaisir, ce que javais pris jusque l pour de la volupt, avec les brutes, jele compte pour du beurre. Oui, je le dis : seule la comtesse de Tirelaire a connu la jouissance.

    Jai laiss mon boa lAngliche.On a promis de se revoir, mais ces gens meffraient avec leurs airs trop namours qui

    ressemblent des envies de meurtre.M. Tirelire, lui, tait tout ce quil y a de plus franais, lil grillard, le regard salace.

    Il na pas cru une seconde que jtais comtesse. Il a lorgn sur lastrakan, lair de dire on ne

    me la fait pas. Ce que jtais gne aprs a ! Il habitait une jolie petite maison dans Paris,avec un jardin minuscule. Ce quil tait niais dans lamour ! Il na pas arrt de me donner dela comtesse toutes les phrases Cela lexcitait autant que moi de baiser une femme dumonde, mme si ce ntait pas vrai. Il a voulu que je garde ma fourrure Il parat quecertaines femmes fouettent les hommes, enveloppes dans des peaux de loup, de renard ou deloulou de Pomranie. Que cest ridicule, les manies des hommes !

    Pendant le temps que nous sommes rests causer, Joseph est rest dans le jardin.Aprs il a regard par la fentre Pour sr, il sest rinc lil Cela mexcitait de faire lacomtesse, drape dans ma fourrure, observe par Joseph. Jy ai pris bien du plaisir. On peutdire que, comme le capitaine, monsieur Tirelire mange de tout. Mais sa prfrence va pour ladgustation des artichauts. Il na pas peur de manger les poils, se jette l-dessus, puis, quand

    tout est bien lch, nettoy, il sattaque au cur, la pulpe, la chair tendre, cest vraiment cequil y a de meilleur. Comme il ma dguste !... Il a tout tripot, tout lch, et quand il a

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    trouv ma fourrure, il en a tellement liss les plis avec sa langue quaprs, je ntais plusquune flaque peineuse Jai laiss faire un grand lac calme quil a dragu avec sa perche,de long en large, pendant des heures. Il ne semblait pas press de finir et jen ai profit ! Ilma appel tout le temps sa petite comtesse. Il ma bien foutue, avec admiration,consciencieusement, sappliquant me donner du plaisir, plus mme que je pouvais en avoir

    la fois Il en prenait aussi Il ne soubliait pas Il a bien pch dans ma gnognotte avecson anguille Quelle tait coquine, celle-l, quand elle frtillait dans mon coffret ! Cestainsi quil faut en user avec les femmes Jespre que Joseph, qui tait aux premires loges,en aura pris de la graine. Sacr Tirelire, va !

    Le troisime, cest ce monsieur de la Trmouille dans sa gentilhommire. Un vraicomte, ou baron, je ne sais plus Du genre raffin, avec tout ce qui sensuit les beauxservices en porcelaine, largenterie, les domestiques tirs quatre pingles. Cela vous a unlangage tarabiscot qui donne des frissons dans le cou des manires de roi uneimagination de prince charmant. Comme quoi la posie, dans lamour, ce nest pas un luxeinutile.

    Jtais aux petits oignons je ne suis pas passe tout de suite la casserole. Il a fallu

    plusieurs fois, mais comme il habitait ct, je prenais mon temps. Jai compos un air detimidit et ai prononc peu de mots, car je me serais dcouverte. Jai recommenc le coup dela fourrure, mais ce ntait pas son truc. Sa perversion lui, ctaient les culottes. Il en avaitdes centaines de toutes les formes, de toutes les matires, de toutes les couleurs des

    petites choses en soie cochonnes Il les enfermait dans des boites marquetes, o il avait faitinstaller de vraies lumires. Quand on les ouvrait, parfois, a faisait de la musique. Ellestaient capitonnes aussi, avec des tissus prcieux. Certaines taient entirement doubles de

    perles fines Cest douvrir ces boites qui lexcitait, de prendre la culotte. Cest toujours luiqui choisissait, selon lhumeur du jour, la couleur du ciel, le moment de la journe Unesorte desthte du froufrou. Il ne me caressait qu travers le tissu, comme avec des gantsmais quels doigts ! Quelles caresses ! Javais toujours peur, dans mes ruissellements, de salir,mais il me disait que cela navait pas dimportance, quau contraire, il tait ravi. Peut-tre que

    plus tard il se dlectait sentir mes mouillures, qui sait si la culotte ntait pas lurne sacre dema jouissance ?... comme des reliques. Ce serait une belle ide. Je nen ai jamais connu unautre comme lui, avec cette obsession, cette passion maniaque de la culotte Il faut de tout

    pour faire un monde Oui, ses doigts taient effils une sacre lame de couteau Il metaillait des parts de dlice Il dgraissait mon sexe, il le prparait comme un rti, et aprs,quand ctait bien lard, quand les chairs staient attendries, il arrachait la culotte la hte, etme prenait comme un soudard ! Ah ! Monsieur de la Trmouille, quel raffinement, quel luxe !

    Christine BRUSSON

    [Christine Brusson est lauteur de plusieurs ouvrages : LArbre, rcit, ditions LArpenteur/Gallimard(sous le nom de Christine Perrot)

    Alexis, la vie magntique, roman, ditions du Rocher. La Maison en chantier, essai, ditions des quateurs.

    Les Dessous de la littrature, pastiches, ditions des quateurs La Splendeur du soleil, roman,ditions des quateurs.

    Adresse de son site : www. christinebrusson.fr]