Charles Baudelaire par Théophile GAUTIER

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Biographie. texte de 1868.

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    CHARLES BAUDELAIRE

    THOPHILE GAUTIER

  • 20 fvrier 1868

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    CHARLES BAUDELAIRE

    THOPHILE GAUTIER

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    LA PREMIRE FOIS que nous rencontrmes Baudelaire, ce fut vers le milieude 1849, lhtel Pimodan, o nous occupions, prs de Fernand Boissard, un appartement fantastique qui communiquait avec le sien par un escalier drob cach dans lpaisseur du mur, et que devaient hanter les ombres des belles dames aimes jadis de Lauzun. Il y avait l cette superbe Maryx qui, toute jeune, a pos pour la Mignon de Scheffer, et, plus tard, pour la Gloire distribuant des couronnes, de Paul Delaroche, et cette autre beaut, alors dans toute sa splendeur, dont Clesinger tira la Femme au serpent, ce marbre o la douleur ressemble au paroxysme du plaisir et qui palpite avec une intensit de vie que le ciseau navait jamais atteinte et quil ne dpassera pas.

    Charles Baudelaire tait encore un talent indit, se prparant dans lombre pour la lumire, avec cette volont tenace qui, chez lui, doublait linspiration ; mais son nom commenait dj se rpandre parmi les potes et les artistes avec un certain frmissement dattente, et la jeune gnration, venant aprs la grande gnration de 1830, semblait beaucoup compter sur lui. Dans le cnacle mystrieux o sbauchent les rputations de lavenir, il passait pour le plus fort. Nous avions souvent entendu parler de lui, mais nous ne connaissions aucune de ses uvres. Son aspect nous frappa : il avait les cheveux coups trs-ras et du plus beau noir ; ces cheveux, faisant des pointes rgulires sur le front dune clatante blancheur, le coiffaient comme une espce de casque sarrasin ; les yeux, couleur de tabac dEspagne, avaient un regard spirituel, profond, et dune pntration peut-tre un peu trop insistante ; quant la bouche, meuble de dents trs-blanches, elle abritait, sous une lgre et soyeuse moustache ombrageant son contour, des sinuosits mobiles, voluptueuses et ironiques comme les lvres des figures peintes par Lonard de Vinci ; le nez, fin et dlicat, un peu arrondi, aux narines palpitantes, semblait , subodorer de vagues parfums lointains ; une fossette vigoureuse accentuait le menton comme le coup de pouce final du statuaire ; les joues, soigneusement rases, contrastaient, par leur fleur bleutre que veloutait la poudre de riz, avec les nuances vermeilles des pommettes ; le cou, dune lgance et dune blancheur fminines, apparaissait dgag, partant dun col de chemise rabattu et dune troite cravate en madras des Indes et carreaux. Son vtement consistait en un paletot dune toffe noire lustre et brillante, un pantalon noisette, des bas blancs et des escarpins vernis, le tout mticuleusement propre et correct, avec un cachet voulu de simplicit anglaise et comme lintention de se sparer du genre artiste, chapeaux de feutre mou, vestes de velours, vareuses rouges, barbe prolixe et crinire chevele. Rien de trop frais ni de trop voyant dans cette tenue rigoureuse. Charles Baudelaire appartenait ce dandysme sobre qui rpe ses habits avec du papier de verre pour leur ter lclat endimanch et tout battant neuf si cher au philistin et si dsagrable pour le vrai gentleman. Plus tard mme, il rasa sa moustache, trouvant que ctait un reste de vieux chic pittoresque quil tait puril et bourgeois de conserver. Ainsi dgage de tout duvet superflu, sa tte rappelait celle de Lawrence Sterne, ressemblance quaugmentait lhabitude quavait Baudelaire dappuyer, en parlant, son index contre sa tempe ; ce qui est, comme on sait, lattitude du portrait de lhumoriste anglais, plac au commencement de

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    ses uvres. Telle est limpression physique que nous a laisse, cette premire entrevue, le futur auteur des Fleurs du mal.

    Nous trouvons dans les Nouveaux Cames parisiens, de Thodore de Banville, lun des plus chers et des plus constants amis du pote dont nous dplorons la perte, ce portrait de jeunesse et pour ainsi dire avant la lettre. Quon nous permette de transcrire ici ces lignes de prose, gales en perfection aux plus beaux vers ; elles donnent de Baudelaire une physionomie peu connue et rapidement efface qui nexiste que l :

    Un portrait peint par mile Deroy, et qui est un des rares chefs-duvre trouvs par la peinture moderne, nous montre Charles Baudelaire vingt ans, au moment o, riche, heureux, aim, dj clbre, il crivait ses premiers vers, acclams par le Paris qui commande tout le reste du monde ! rare exemple dun visage rellement divin, runissant toutes les chances, toutes les forces et les sductions les plus irrsistibles ! Le sourcil est pur, allong, dun grand arc adouci, et couvre une paupire orientale, chaude, vivement colore ; lil, long, noir, profond, dune flamme sans gale, caressant et imprieux, embrasse, interroge et rflchit tout ce qui lentoure ; le nez, gracieux, ironique, dont les plans saccusent bien et dont le bout, un peu arrondi et projet en avant, fait tout de suite songer la clbre phrase du pote : Mon me voltige sur les parfums, comme lme des autres hommes voltige sur la musique ! La bouche est arque et affine dj par lesprit, mais ce moment pourpre encore et dune belle chair qui fait songer la splendeur des fruits. Le menton est arrondi, mais dun relief hautain, puissant comme celui de Balzac. Tout ce visage est dune pleur chaude, brune, sous laquelle apparaissent les tons roses dun sang riche et beau ; une barbe enfantine, idale, de jeune dieu, la dcore ; le front, haut, large, magnifiquement dessin, sorne dune noire, paisse et charmante chevelure qui, naturellement ondule et boucle comme celle de Paganini, tombe sur un col dAchille ou dAntinos !

    Il ne faudrait pas prendre ce portrait tout fait au pied de la lettre, car il est vu travers la peinture et travers la posie, et embelli par une double idalisation ; mais il nen est pas moins sincre et fut exact son moment. Charles Baudelaire a eu son heure de beaut suprme et dpanouissement parfait, et nous le constatons daprs ce fidle tmoignage. Il est rare quun pote, quun artiste soit connu sous son premier et charmant aspect. La rputation ne lui vient que plus tard, lorsque dj les fatigues de ltude, la lutte de la vie et les tortures des passions ont altr sa physionomie primitive : il ne laisse de lui quun masque us, fltri, o chaque douleur a mis pour stigmate une meurtrissure ou une ride. Cest cette dernire image, qui a sa beaut aussi, dont on se souvient. Tel fut Alfred de Musset tout jeune. On et dit Phoebus-Apollon lui-mme avec sa blonde chevelure, et le mdaillon de David nous le montre presque sous la figure dun dieu. A cette singularit qui semblait viter toute affectation se mlait une certaine saveur exotique et comme un parfum lointain de contres plus aimes du soleil. On nous dit que Baudelaire avait voyag longtemps dans lInde, et tout sexpliqua.

    Contrairement aux murs un peu dbrailles des artistes, Baudelaire se piquait de garder les plus troites convenances, et sa politesse tait excessive jusqu paratre manire. Il mesurait ses phrases, nemployait que les termes les plus choisis, et disait certains mots dune faon particulire, comme sil et voulu les souligner et leur donner une importance mystrieuse. Il avait dans la voix des

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    italiques et des majuscules initiales. La charge, trs en honneur Pimodan, tait ddaigne par lui comme artiste et grossire ; mais il ne sinterdisait pas le paradoxe et loutrance. Dun air trs-simple, trs-naturel et parfaitement dtach, comme sil et dbit un lieu commun la Prudhomme sur la beaut ou la rigueur de la temprature, il avanait quelque axiome sataniquement monstrueux ou soutenait avec un sang-froid de glace quelque thorie dune extravagance mathmatique, car il apportait une mthode rigoureuse dans le dveloppement de ses folies. Son esprit ntait ni en mots ni en traits, mais il voyait les choses dun point de vue particulier qui en changeait les lignes comme celles des objets quon regarde vol doiseau ou en plafond, et il saisissait des rapports inapprciables pour dautres et dont la bizarrerie logique vous frappait. Ses gestes taient lents, rares et sobres, rapprochs du corps, car il avait en horreur la gesticulation mridionale. Il naimait pas non plus la volubilit de parole, et la froideur britannique lui semblait de bon got. On peut dire de lui que ctait un dandy gar dans la bohme mais y gardant son rang et ses manires et ce culte de soi-mme qui caractrise lhomme imbu dans ses principes de Brummel.

    Tel il nous apparut cette premire rencontre, dont le souvenir nous est aussi prsent que si elle avait eu lieu hier, et nous pourrions, de mmoire en dessiner le tableau.

    Nous tions dans ce grand salon du plus pur style Louis XIV, aux boiseries rehausses dor terni, mais dun ton admirable, la corniche encorbellement, o quelque lve de Lesueur ou de Poussin, ayant travaill lhtel Lambert, avait peint des nymphes poursuivies par des satyres travers les roseaux, selon le got mythologique de lpoque. Sur la vaste chemine de marbre srancolin, tachet de blanc et de rouge, se dressait, en guise de pendule, un lphant dor, harnach comme llphant de Porus dans la bataille de Lebrun, qui supportait sur son dos une tour de guerre o sinscrivait un cadran dmail aux chiffres bleus. Les fauteuils et les canaps taient anciens et couverts de tapisseries aux couleurs passes, reprsentant des sujets de chasse, par Oudry ou Desportes. Cest dans ce salon quavaient lieu les sances du club des haschischins (mangeurs de haschisch), dont nous faisions partie et que nous avons dcrites ailleurs avec leurs extases, leurs rves et leurs hallucinations, suivis de si profonds accablements.

    Comme nous lavons dit plus haut, le matre du logis tait Fernand Boissard, dont les courts cheveux blonds boucls, le teint blanc et vermeil, lil gris ptillant de lumire et desprit, la bouche rouge et les dents de perle, semblaient tmoigner dune exubrance et dune sant la Rubens, et promettre une vie prolonge au del des bornes ordinaires. Mais, hlas ! qui peut prvoir le sort de chacun ? Boissard, qui ne manquait aucune des conditions du bonheur, et qui navait pas mme connu la joyeuse misre des fils de famille, sest teint, il y a dj quelques annes, aprs stre longtemps survcu, dune maladie analogue celle dont est mort Baudelaire. Ctait un garon des mieux dous que Boissard ; il avait lintelligence la plus ouverte ; il comprenait la peinture, la posie et la musique galement bien ; mais, chez lui, peut-tre, le dilettante nuisait lartiste ; ladmiration lui prenait trop de temps, il spuisait en enthousiasmes ; nul doute que, si la ncessit let contraint de sa main de fer, il net t un peintre excellent. Le succs quobtint au Salon son pisode de la retraite de Russie en est le sr garant. Mais, sans abandonner la peinture, il se laissa distraire par dautres arts ; il jouait du violon, organisait des quatuors, dchiffrait Bach, Beethoven, Meyerbeer et Mendelssohn, apprenait des

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    langues, crivait de la critique et faisait des sonnets charmants. Ctait un grand voluptueux en fait dart, et nul na joui des chefs-duvre avec plus de raffinement, de passion et de sensualit que lui ; force dadmirer le beau, il oubliait de lexprimer, et ce quil avait si profondment senti, il croyait lavoir rendu. Sa conversation tait charmante, pleine de gaiet et dimprvu ; il avait, chose rare, linvention du mot et de la phrase, et toute sorte dexpressions agrablement bizarres, de concetti italiens et dagudezzas espagnoles passaient devant vos yeux, quand il parlait, comme de fantasques figures de Callot, faisant des contorsions gracieuses et risibles. Comme Baudelaire, amoureux de sensations rares, fussent-elles dangereuses, il voulut connatre ces paradis artificiels, qui, plus tard, vous font payer si cher leurs menteuses extases, et labus du haschisch dut altrer sans doute cette sant si robuste et si florissante. Ce souvenir un ami de notre jeunesse, avec qui nous avons vcu sous le mme toit, un romantique du bon temps que la gloire na pas visit, car il aimait trop celle des autres pour songer la sienne, ne sera pas dplac ici, dans cette notice destine servir de prface aux uvres compltes dun mort, notre ami tous deux.

    L se trouvait aussi, le jour de cette visite, Jean Feuchres, ce sculpteur de la race des Jean Goujon, des Germain Pilon et des Benvenuto Cellini, dont luvre pleine de got, dinvention et de grce a disparu presque tout entire, accapare par lindustrie et le commerce, et mise, elle le mritait bien, sous les noms les plus illustres pour tre vendue plus cher de riches amateurs, qui rellement ntaient pas attraps. Feuchres, outre son talent de statuaire, avait un esprit dimitation incroyable, et nul acteur ne ralisait un type comme lui. Il est linventeur de ces comiques dialogues du sergent Bridais et du fusilier Pitou dont le rpertoire sest accru prodigieusement et qui provoquent encore aujourdhui un rire irrsistible. Feuchres est mort le premier, et, des quatre artistes rassembls cette date dans le salon de lhtel Pimodan, nous survivons seul.

    Sur le canap, demi tendue et le coude appuy un coussin, avec une immobilit dont elle avait pris lhabitude dans la pratique de la pose, Maryx, vtue dune robe blanche, bizarrement constelle de pois rouges semblables des gouttelettes de sang, coutait vaguement les paradoxes de Baudelaire, sans laisser paratre la moindre surprise sur son masque du plus pur type oriental, et faisait passer les bagues de sa main gauche aux doigts de sa main droite, des mains aussi parfaites que son corps, dont le moulage a conserv la beaut.

    Prs de la fentre, la femme au serpent (il ne sied pas de lui donner ici son vrai nom), ayant jet sur un fauteuil son mantelet de dentelle noire, et la plus dlicieuse petite capote verte quait jamais chiffonne Lucy Hocquet ou madame Baudrand, secouait ses beaux cheveux dun brun fauve tout humides encore, car elle venait de lcole de natation, et, de toute sa personne drape de mousseline, sexhalait, comme dune naade, le frais parfum du bain. De lil et du sourire, elle encourageait ce tournoi de paroles et y jetait, de temps en temps, son mot, tantt railleur, tantt approbatif, et la lutte recommenait de plus belle.

    Elles sont passes, ces heures charmantes de loisir, o des dcamrons de potes, dartistes et de belles femmes se runissaient pour causer dart, de littrature et damour, comme au sicle de Boccace. Le temps, la mort, les imprieuses ncessits de la vie ont dispers ces groupes de libres sympathies, mais le souvenir

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    en reste cher tous ceux qui eurent le bonheur dy tre admis, et ce nest pas sans un involontaire attendrissement que nous crivons ces lignes.

    Peu de temps aprs cette rencontre, Baudelaire vint nous voir pour nous apporter un volume de vers, de la part de deux amis absents. Il a racont lui-mme cette visite dans une notice littraire quil fit sur nous en des termes si respectueusement admiratifs, que nous noserions les transcrire. A partir de ce moment, il se forma entre nous une amiti o Baudelaire voulut toujours conserver lattitude dun disciple favori prs dun matre sympathique, quoiquil ne dt son talent qu lui-mme et ne relevt que de sa propre originalit. Jamais, dans la plus grande familiarit, il ne manqua cette dfrence que nous trouvions excessive et dont nous leussions dispens avec plaisir. Il la tmoigna hautement et plusieurs reprises, et la ddicace des Fleurs du mal, qui nous est adresse, consacre dans sa forme lapidaire lexpression absolue de ce dvouement amical et potique.

    Si nous insistons sur ces dtails, ce nest pas, comme on dit, pour nous faire valoir, mais parce quils peignent un ct mconnu de lme de Baudelaire. Ce pote, que lon cherche faire passer pour une nature satanique, prise du mal et de la dpravation (littrairement, bien entendu), avait lamour et ladmiration au plus haut degr. Or, ce qui distingue Satan, cest quil ne peut ni admirer ni aimer. La lumire le blesse et la gloire est pour lui un spectacle insupportable qui lui fait se voiler les yeux avec ses ailes de chauve-souris. Nul, mme au temps de ferveur du romantisme, neut plus que Baudelaire le respect et ladoration des matres ; il tait toujours prt leur payer le tribut lgitime dencens quils mritaient, et cela, sans aucune servilit de disciple, sans aucun fanatisme de side, car il tait lui-mme un matre ayant son royaume, son peuple, et battant monnaie son coin.

    Il serait peut-tre convenable, aprs avoir donn deux portraits de Baudelaire dans tout lclat de sa jeunesse et la plnitude de sa force, de le reprsenter tel quil fut pendant les dernires annes de sa vie, avant que la maladie et tendu la main vers lui et scell de son cachet ces lvres qui ne devaient plus parler ici-bas. Sa figure stait amaigrie et comme spiritualise ; les yeux semblaient plus vastes, le nez stait finement accentu et tait devenu plus ferme ; les lvres staient serres mystrieusement et dans leurs commissures paraissaient garder des secrets sarcastiques. Aux nuances jadis vermeilles des joues se mlaient des tons jaunes de hle ou de fatigue. Quant au front, lgrement dpouill, il avait gagn en grandeur et pour ainsi dire en solidit ; on let dit taill par mplats dans quelque marbre particulirement dur. Des cheveux fins, soyeux et longs, dj plus rares et presque tout blancs, accompagnaient cette physionomie la fois vieillie et jeune et lui prtaient un aspect presque sacerdotal.

    Charles Baudelaire est n Paris le 21 avril 1821, rue Hautefeuille, dans une de ces vieilles maisons qui portaient leur angle une tourelle en poivrire, quune dilit trop amoureuse de la ligne droite et des larges voies a sans doute fait disparatre. Il tait fils de M. Baudelaire, ancien ami de Condorcet et de Cabanis, homme trs-distingu, fort instruit et gardant cette politesse du XVIIIe sicle, que les murs prtentieusement farouches de lre rpublicaine navaient pas efface autant quon le pense. Cette qualit a persist dans le pote, qui conserva toujours des formes dune urbanit extrme. On ne voit pas quen ses premires annes Baudelaire ait t un enfant prodige, et quil ait cueilli beaucoup de lauriers aux distributions de prix des collges. Il eut mme assez de peine passer ses

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    examens de bachelier s lettres, et fut reu comme par grce. Troubl sans doute par limprvu des questions, ce garon, dun esprit si fin et dun savoir si rel, parut presque idiot. Nous navons nullement lintention de faire de cette inaptitude apparente un brevet de capacit. On peut tre prix dhonneur et avoir beaucoup de talent. Il ne faut voir dans ce fait que lincertitude des prsages quon voudrait tirer des preuves acadmiques. Sous lcolier souvent distrait et paresseux ou plutt occup dautres choses, lhomme rel se forme peu peu, invisible aux professeurs et aux parents. M. Baudelaire mourut, et sa femme, mre de Charles, se remaria avec le gnral Aupick, qui fut plus tard ambassadeur Constantinople. Des dissentiments ne tardrent pas slever dans la famille propos de la prcoce vocation que manifestait pour la littrature le jeune Baudelaire. Ces craintes que ressentent les parents lorsque le don funeste de la posie se dclare chez leur fils sont, hlas ! bien lgitimes, et cest tort, selon nous, que, dans les biographies de potes, on reproche aux pres et aux mres leur inintelligence et leur prosasme. Ils ont bien raison. A quelle existence triste, prcaire et misrable, et nous ne parlons pas ici des embarras dargent, se voue celui qui sengage dans cette voie douloureuse quon nomme la carrire des lettres ! Il peut ds ce jour se considrer comme retranch du nombre des humains : laction chez lui sarrte ; il ne vit plus ; il est le spectateur de la vie. Toute sensation lui devient motif danalyse. Involontairement il se ddouble et, faute dautre sujet, devient lespion de lui-mme. Sil manque de cadavre, il stend sur la dalle de marbre noir, et, par un prodige frquent en littrature, il enfonce le scalpel dans son propre cur. Et quelles luttes acharnes avec lIde, ce Prote insaisissable qui prend toutes les formes pour se drober votre treinte, et qui ne rend son oracle que lorsquon la contrainte se montrer sous son vritable aspect ! Cette Ide, quand on la tient, effare et palpitante sous son genou vainqueur, il faut la relever, la vtir, lui mettre cette robe de style si difficile tisser, teindre, disposer en plis svres ou gracieux. A ce jeu longtemps soutenu, les nerfs sirritent, le cerveau senflamme, la sensibilit sexacerbe ; et la nvrose arrive avec ses inquitudes bizarres, ses insomnies hallucines, ses souffrances indfinissables, ses caprices morbides, ses dpravations fantasques, ses engouements et ses rpugnances sans motif, ses nergies folles et ses prostrations nerves, sa recherche dexcitants et son dgot pour toute nourriture saine. Nous ne chargeons pas le tableau ; plus dune mort rcente en garantit lexactitude. Encore navons-nous l en vue que les potes ayant du talent, visits par la gloire et qui, du moins, ont succomb sur le sein de leur idal. Que serait-ce si nous descendions dans ces limbes o vagissent, avec les ombres des petits enfants, les vocations mort-nes, les tentatives avortes, les larves dides qui nont trouv ni ailes ni formes, car le dsir nest pas la puissance, lamour nest pas la possession. La foi ne suffit pas : il faut le don. En littrature comme en thologie, les uvres ne sont rien sans la Grce.

    Bien quils ne souponnent pas cet enfer dangoisses, car, pour le bien connatre, il faut en avoir soi-mme descendu les spirales sous la conduite non pas dun Virgile ou dun Dante, mais sous celle dun Lousteau, dun Lucien de Rubempr, ou de tout autre journaliste de Balzac, les parents pressentent instinctivement les prils et les souffrances de la vie littraire ou artistique, et ils tchent den dtourner les enfants quils aiment et auxquels ils souhaitent dans la vie une position humainement heureuse.

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    Une seule fois depuis que la terre tourne autour du soleil, il sest trouv un pre et une mre qui souhaitaient ardemment davoir un fils pour le consacrer la posie. Lenfant reut dans cette intention la plus brillante ducation littraire, et, par une norme ironie de la destine, devint Chapelain, lauteur de la Pucelle ! Ctait, on lavouera, jouer de malheur.

    Pour donner un autre cours ces ides o il senttait, on fit voyager Baudelaire. On lenvoya trs-loin. Embarqu sur un vaisseau et recommand au capitaine, il parcourut avec lui les mers de lInde, vit lle Maurice, lle Bourbon, Madagascar, Ceylan peut-tre, quelques points de la presqule du Gange, et ne renona nullement pour cela son dessein dtre homme de lettres. On essaya vainement de lintresser au commerce ; le placement de sa pacotille loccupait fort peu. Un trafic de bufs pour alimenter de biftecks les Anglais de lInde ne lui offrit pas plus de charme, et de ce voyage au long cours il ne rapporta quun blouissement splendide quil garda toute sa vie. Il admira ce ciel o brillent des constellations inconnues en Europe, cette magnifique et gigantesque vgtation aux parfums pntrants, ces pagodes lgamment bizarres, ces figures brunes aux blanches draperies, toute cette nature exotique si chaude, si puissante et si colore, et dans ses vers de frquentes rcurrences le ramnent des brouillards et des fanges de Paris vers ces contres de lumire, dazur et de parfums. Au fond de la posie la plus sombre souvre une fentre par o lon voit, au lieu des chemines noires et des toits fumeux, la mer bleue de lInde, ou quelque rivage dor que parcourt lgrement une svelte figure de Malabaraise demi-nue, portant une amphore sur la tte. Sans vouloir pntrer plus quil ne convient dans la vie prive du pote, on peut supposer que ce fut pendant ce voyage quil prit cet amour de la Vnus noire, pour laquelle il eut toujours un culte.

    Quand il revint de ces prgrinations lointaines, lheure de sa majorit avait sonn ; il ny avait plus de raison, pas mme de raison dargent, car il tait riche pour quelque temps du moins, de sopposer la vocation de Baudelaire ; elle stait affirme par sa rsistance aux obstacles, et rien navait pu la distraire de son but. Log dans un petit appartement de garon, sous le toit de ce mme htel Pimodan o nous le rencontrmes plus tard, comme nous lavons racont aux premires pages de cette notice, il commena cette vie de travail interrompu et repris sans cesse, dtudes disparates et de paresse fconde, qui est celle de tout homme de lettres cherchant sa voie. Baudelaire leut bientt trouve. Il avisa, non pas en de, mais au del du romantisme, une terre inexplore, une sorte de Kamtchatka hriss et farouche, et cest la pointe la plus extrme quil se btit, comme dit Sainte-Beuve qui lapprciait, un kiosque, ou plutt une yourte dune architecture bizarre.

    Plusieurs des pices qui figurent dans les Fleurs du mal taient dj composes. Baudelaire, comme tous les potes-ns, ds le dbut possda sa forme et fut matre de son style, quil accentua et polit plus tard, mais dans le mme sens. On a souvent accus Baudelaire de bizarrerie concerte, doriginalit voulue et obtenue tout prix, et surtout de manirisme. Cest un point auquel il sied de sarrter avant daller plus loin. Il y a des gens qui sont naturellement manirs. La simplicit serait chez eux affectation pure et comme une sorte de manirisme inverse. Il leur faudrait chercher longtemps et se travailler beaucoup pour tre simples. Les circonvolutions de leur cerveau se replient de faon que les ides sy tordent, sy enchevtrent et senroulent en spirales au lieu de suivre la ligne droite.

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    Les penses les plus compliques, les plus subtiles, les plus intenses, sont celles qui se prsentent eux les premires. Ils voient les choses sous un angle singulier qui en modifie laspect et la perspective. De toutes les images, les plus bizarres, les plus insolites, les plus fantasquement lointaines du sujet trait, les frappent principalement, et ils savent les rattacher leur trame par un fil mystrieux dml tout de suite. Baudelaire avait un esprit ainsi fait, et, l o la critique a voulu voir le travail, leffort, loutrance et le paroxysme de parti pris, il ny avait que le libre et facile panouissement dune individualit. Ces pices de vers, dune saveur si exquisement trange, renfermes dans des flacons si bien cisels, ne lui cotaient pas plus qu dautres un lieu commun mal rim.

    Baudelaire, tout en ayant pour les grands matres du pass ladmiration quils mritent historiquement, ne pensait pas quon dt les prendre pour modles : ils avaient eu ce bonheur darriver dans la jeunesse du monde, laube, pour ainsi dire, de lhumanit, lorsque rien navait t exprim encore et que toute forme, toute image, tout sentiment avait un charme de nouveaut virginale. Les grands lieux communs qui composent le fond de la pense humaine taient alors dans toute leur fleur et ils suffisaient des gnies simples parlant un peuple enfantin. Mais, force de redites, ces thmes gnraux de posie staient uss comme des monnaies qui, trop circuler, perdent leur empreinte ; et, dailleurs, la vie devenue plus complexe, charge de plus de notions et dides, ntait plus reprsente par ces compositions artificielles faites dans lesprit dun autre ge. Autant la vraie innocence est charmante, autant la rouerie qui fait semblant de ne pas savoir vous agace et vous dplat. La qualit du XIXe sicle nest pas prcisment la navet, et il a besoin, pour rendre sa pense, ses rves et ses postulations, dun idiome un peu plus composite que la langue dite classique. La littrature est comme la journe : elle a un matin, un midi, un soir et une nuit. Sans disserter vainement pour savoir si lon doit prfrer laurore au crpuscule, il faut peindre lheure o lon se trouve et avec une palette charge des couleurs ncessaires pour rendre les effets que cette heure amne. Le couchant na-t-il pas sa beaut comme le matin ? Ces rouges de cuivre, ces ors verts, ces tons de turquoise se fondant avec le saphir, toutes ces teintes qui brlent et se dcomposent dans le grand incendie final, ces nuages aux formes tranges et monstrueuses que des jets de lumire pntrent et qui semblent lcroulement gigantesque dune Babel arienne, noffrent-ils pas autant de posie que lAurore aux doigts de rose, que nous ne voulons pas mpriser cependant ? Mais il y a longtemps que les Heures qui prcdent le char du Jour, dans le plafond du Guide, se sont envoles !

    Le pote des Fleurs du mal aimait ce quon appelle improprement le style de dcadence, et qui nest autre chose que lart arriv ce point de maturit extrme que dterminent leurs soleils obliques les civilisations qui vieillissent : style ingnieux, compliqu, savant, plein de nuances et de recherches, reculant toujours les bornes de la langue, empruntant tous les vocabulaires techniques, prenant des couleurs toutes les palettes, des notes tous les claviers, sefforant rendre la pense dans ce quelle a de plus ineffable, et la forme en ses contours les plus vagues et les plus fuyants, coutant pour les traduire les confidences subtiles de la nvrose, les aveux de la passion vieillissante qui se dprave et les hallucinations bizarres de lide fixe tournant la folie. Ce style de dcadence est le dernier mot du Verbe somm de tout exprimer et pouss lextrme outrance. On peut rappeler, propos de lui, la langue marbre dj des verdeurs de la dcomposition

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    et comme faisande du bas-empire romain et les raffinements compliqus de lcole byzantine, dernire forme de lart grec tomb en dliquescence ; mais tel est bien lidiome ncessaire et fatal des peuples et des civilisations o la vie factice a remplac la vie naturelle et dvelopp chez lhomme des besoins inconnus. Ce nest pas chose aise, dailleurs, que ce style mpris des pdants, car il exprime des ides neuves avec des formes nouvelles et des mots quon na pas entendus encore. A lencontre du style classique, il admet lombre et dans cette ombre se meuvent confusment les larves des superstitions, les fantmes hagards de linsomnie, les terreurs nocturnes, les remords qui tressaillent et se retournent au moindre bruit, les rves monstrueux quarrte seule limpuissance, les fantaisies obscures dont le jour stonnerait, et tout ce que lme, au fond de sa plus profonde et dernire caverne, recle de tnbreux, de difforme et de vaguement horrible. On pense bien que les quatorze cents mots du dialecte racinien ne suffisent pas lauteur qui sest donn la rude tche de rendre les ides et les choses modernes dans leur infinie complexit et leur multiple coloration. Ainsi Baudelaire, qui, malgr son peu de succs aux examens du baccalaurat, tait bon latiniste, prfrait assurment, Virgile et Cicron, Apule, Ptrone, Juvnal, saint Augustin et ce Tertullien dont le style a lclat noir de lbne. Il allait mme jusquau latin dglise, ces proses et ces hymnes o la rime reprsente le rhythme antique oubli, et il a adress sous ce titre : Franciscae meae Laudes, une modiste rudite et dvote, tels sont les termes de la ddicace, une pice latine rime dans cette forme que Brizeux appelle ternaire, compose de trois rimes qui se suivent au lieu de senlacer en tresse alterne comme dans le tercet dantesque. A cette pice bizarre est jointe une note singulire, que nous transcrivons ici, car elle explique et corrobore ce que nous venons de dire sur les idiomes de dcadence :

    Ne semble-t-il pas au lecteur, comme moi, que la langue de la dernire dcadence latine suprme soupir dune personne robuste dj transforme et prpare pour la vie spirituelle est singulirement propre exprimer la passion telle que la comprise et sentie le monde potique moderne ? La mysticit est lautre ple de cet aimant dont Catulle et sa bande, potes brutaux et purement pidermiques, nont connu que le ple sensualit. Dans cette merveilleuse langue, le solcisme et le barbarisme me paraissent rendre les ngligences forces dune passion qui soublie et se moque des rgles. Les mots, pris dans une acception nouvelle, rvlent la maladresse charmante du barbare du Nord agenouill devant la beaut romaine. Le calembour lui-mme, quand il traverse ces pdantesques bgayements, ne joue-t-il pas la grce sauvage et baroque de lenfance ?

    Il ne faudrait pas pousser cette ide trop loin. Baudelaire, lorsquil na pas exprimer quelque dviation curieuse, quelque ct indit de lme ou des choses, se sert dune langue pure, claire, correcte et dune exactitude telle, que les plus difficiles ny sauraient rien reprendre. Cela est surtout sensible dans sa prose, o il traite de matires plus courantes et moins abstruses que dans ses vers, presque toujours dune concentration extrme. Quant ses doctrines philosophiques et littraires, elles taient celles dEdgar Poe, quil navait pas encore traduit, mais avec lequel il avait de singulires affinits. On peut lui appliquer les phrases quil crivait sur lauteur amricain dans la prface des Contes extraordinaires : Il considrait le progrs, la grande ide moderne comme une extase de gobe-mouches, et il appelait les perfectionnements de lhabitacle humain des cicatrices et des abominations rectangulaires. Il ne croyait qu limmuable, qu lternel

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    et au self-same, et il jouissait, cruel privilge, dans une socit amoureuse delle-mme, de ce grand bon sens la Machiavel qui marche devant le sage comme une colonne lumineuse, travers le dsert de lhistoire. Baudelaire avait en parfaite horreur les philanthropes, les progressistes, les utilitaires, les humanitaires, les utopistes et tous ceux qui prtendent changer quelque chose linvariable nature et lagencement fatal des socits. Il ne rvait ni la suppression de lenfer ni celle de la guillotine pour la plus grande commodit des pcheurs et des assassins ; il ne pensait pas que lhomme ft n bon, et il admettait la perversit originelle comme un lment quon retrouve toujours au fond des mes les plus pures, perversit, mauvaise conseillre qui pousse lhomme faire ce qui lui est funeste, prcisment parce que cela lui est funeste et pour le plaisir de contrarier la loi, sans autre attrait que la dsobissance, en dehors de toute sensualit, de tout profit et de tout charme. Cette perversit, il la constatait et la flagellait chez les autres comme chez lui-mme, ainsi quun esclave pris en faute, mais en sabstenant de tout sermon, car il la regardait comme damnablement mprisable. Cest donc bien tort que des critiques courte vue ont accus Baudelaire dimmoralit, thme commode de dblatrations pour la mdiocrit jalouse et toujours bien accueilli par les pharisiens et les J. Prudhommes. Personne na profess pour les turpitudes de lesprit et les laideurs de la matire un plus hautain dgot. Il hassait le mal comme une dviation la mathmatique et la norme, et, en sa qualit de parfait gentleman, il le mprisait comme inconvenant, ridicule, bourgeois et surtout malpropre. Sil a souvent trait des sujets hideux, rpugnants et maladifs, cest par cette sorte dhorreur et de fascination qui fait descendre loiseau magntis vers la gueule impure du serpent ; mais plus dune fois, dun vigoureux coup daile, il rompt le charme et remonte vers les rgions les plus bleues de la spiritualit. Il aurait pu graver sur son cachet comme devise ces mots : Spleen et idal , qui servent de titre la premire partie de son volume en vers. Si son bouquet se compose de fleurs tranges, aux couleurs mtalliques, au parfum vertigineux, dont le calice, au lieu de rose, contient dcres larmes ou des gouttes daqua-tofana, il peut rpondre quil nen pousse gure dautres dans le terreau noir et satur de pourriture comme un sol de cimetire des civilisations dcrpites, o se dissolvent parmi les miasmes mphitiques les cadavres des sicles prcdents ; sans doute les wergiss-mein-nicht, les roses, les marguerites, les violettes, sont des fleurs plus agrablement printanires ; mais il nen crot pas beaucoup dans la boue noire dont les pavs de la grandville sont sertis ; et, dailleurs, Baudelaire, sil a le sens du grand paysage tropical o clatent comme des rves des explosions darbres dune lgance bizarre et gigantesque, nest que mdiocrement touch par les petits sites champtres de la banlieue ; et ce nest pas lui qui sbaudirait comme les philistins de Henri Heine devant la romantique efflorescence de la verdure nouvelle et se pmerait au chant des moineaux. Il aime suivre lhomme ple, crisp, tordu, convuls par les passions factices et le rel ennui moderne travers les sinuosits de cet immense madrpore de Paris, le surprendre dans ses malaises, ses angoisses, ses misres, ses prostrations et ses excitations, ses nvroses et ses dsespoirs. Comme des nuds de vipre sous un fumier quon soulve, il regarde grouiller les mauvais instincts naissants, les ignobles habitudes paresseusement accroupies dans leur fange ; et, ce spectacle qui lattire et le repousse, il gagne une incurable mlancolie, car il ne se juge pas meilleur que les autres, et il souffre de voir la pure vote des cieux et les chastes toiles voiles par dimmondes vapeurs.

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    Avec ces ides, on pense bien que Baudelaire tait pour lautonomie absolue de lart et quil nadmettait pas que la posie et dautre but quelle-mme et dautre mission remplir que dexciter dans lme du lecteur la sensation du beau, dans le sens absolu du terme. A cette sensation il jugeait ncessaire, nos poques peu naves, dajouter un certain effet de surprise, dtonnement et de raret. Autant que possible, il bannissait de la posie lloquence, la passion et la vrit calque trop exactement. De mme quon ne doit pas employer directement dans la statuaire les morceaux mouls sur nature, il voulait quavant dentrer dans la sphre de lart, tout objet subt une mtamorphose qui lapproprit ce milieu subtil, en lidalisant et en lloignant de la ralit triviale. Ces principes peuvent tonner quand on lit certaines pices de Baudelaire o lhonneur semble cherche comme plaisir ; mais quon ne sy trompe pas, cette horreur est toujours transfigure par le caractre et leffet, par un rayon la Rembrandt, ou un trait de grandesse la Velasquez qui trahit la race sous la difformit sordide. En remuant dans son chaudron toute sorte dingrdients fantastiquement bizarres et cabalistiquement vnneux, Baudelaire peut dire comme les sorcires de Macbeth : Le beau est horrible, lhorrible est beau. Cette sorte de laideur voulue nest donc pas en contradiction avec le but suprme de lart, et des morceaux tels que les sept Vieillards et les Petites Vieilles ont arrach au saint Jean potique qui rve dans la Patmos de Guernesey cette phrase, qui caractrise si bien lauteur des Fleurs du mal : Vous avez dot le ciel de lart don ne sait quel rayon macabre ; vous avez cr un frisson nouveau. Mais ce nest, pour ainsi dire, que lombre du talent de Baudelaire, cette ombre ardemment rousse ou froidement bleutre qui lui sert faire valoir la touche essentielle et lumineuse. Il y a de la srnit dans ce talent si nerveux, si fbrile et si tourment en apparence. Sur les hauts sommets, il est tranquille : pacem summa tenent.

    Mais, au lieu dcrire quelles sont les ides du pote ce sujet, il serait bien plus simple de le laisser parler lui-mme :

    La posie, pour peu quon veuille descendre en soi-mme, interroger son me, rappeler ses souvenirs denthousiasme, na pas dautre but quelle-mme ; elle ne peut pas en avoir dautre et aucun pome ne sera si grand, si noble, si vritablement digne du nom de pome, que celui qui aura t crit uniquement pour le plaisir dcrire un pome.

    Je ne veux pas dire que la posie nennoblisse pas les murs, quon me comprenne bien, que son rsultat final ne soit pas dlever lhomme au-dessus des intrts vulgaires. Ce serait videmment une absurdit. Je dis que, si le pote a poursuivi un but moral, il a diminu sa force potique, et il nest pas imprudent de parier que son uvre sera mauvaise. La posie ne peut pas, sous peine de mort ou de dchance, sassimiler la science ou la morale. Elle na pas la Vrit pour objet, elle na quElle-mme. Les modes de dmonstration des vrits sont autres et sont ailleurs. La Vrit na que faire avec les chansons ; tout ce qui fait le charme, la grce, lirrsistible dune chanson enlverait la Vrit son autorit et son pouvoir. Froide, calme, impassible, lhumeur dmonstrative repousse les diamants et les fleurs de la Muse ; elle est donc absolument linverse de lhumeur potique.

    LIntellect pur vise la Vrit, le Got nous montre la Beaut et le Sens moral nous enseigne le Devoir. Il est vrai que le sens du milieu a dintimes connexions avec les deux extrmes, et il ne se spare du Sens moral que par une

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    si lgre diffrence, quAristote na pas hsit ranger parmi les vertus quelques-unes de ses dlicates oprations. Aussi, ce qui exaspre surtout lhomme de got dans le spectacle du vice, cest sa difformit, sa disproportion. Le vice porte atteinte au juste et au vrai, rvolte lintellect et la conscience ; mais, comme outrage lharmonie, comme dissonance, il blessera plus particulirement certains esprits potiques, et je ne crois pas quil soit scandalisant de considrer toute infraction la morale, au beau moral, comme une espce de faute contre le rhythme et la prosodie universels.

    Cest cet admirable, cet immortel instinct du Beau qui nous fait considrer la terre et ses spectacles comme un aperu, comme une correspondance du Ciel. La soif insatiable de tout ce qui est au del et que voile la vie, est la preuve la plus vivante de notre immortalit. Cest la fois par la posie et travers la posie, par et travers la musique que lme entrevoit les splendeurs situes derrire le tombeau. Et, quand un pome exquis amne les larmes au bord des yeux, ces larmes ne sont pas la preuve dun excs de jouissance, elles sont bien plutt le tmoignage dune mlancolie irrite, dune postulation de nerfs, dune nature exile dans limparfait et qui voudrait semparer immdiatement, sur cette terre mme, dun paradis rvl.

    Ainsi le principe de la posie est, strictement et simplement, laspiration humaine vers une beaut suprieure, et la manifestation de ce principe est dans un enthousiasme, un enlvement de lme, enthousiasme tout fait indpendant de la passion, qui est livresse du cur, et de la vrit, qui est la pture de la raison. Car la passion est chose naturelle, trop naturelle mme pour ne pas introduire un ton blessant, discordant dans le domaine de la beaut pure ; trop familire et trop violente pour ne pas scandaliser les purs Dsirs, les gracieuses Mlancolies et les nobles Dsespoirs qui habitent les rgions surnaturelles de la posie.

    Quoique peu de potes eussent une originalit et une inspiration plus spontanment jaillissantes que Baudelaire, sans doute par dgot du faux lyrisme qui affecte de croire la descente dune langue de feu sur lcrivain rimant avec peine une strophe, il prtendait que le vritable auteur provoquait, dirigeait et modifiait volont cette puissance mystrieuse de la production littraire, et nous trouvons dans un trs-curieux morceau qui prcde la traduction du clbre pome dEdgar Poe intitul le Corbeau, les lignes suivantes, demi-ironiques, demi-srieuses, o la pense propre de Baudelaire se formule en ayant lair danalyser seulement celle de lauteur :

    La potique est faite, nous dit-on, et modele daprs les pomes. Voici un pote qui prtend que son pome a t compos daprs sa potique. Il avait certes un grand gnie et plus dinspiration que qui que ce soit, si par inspiration on entend lnergie, lenthousiasme intellectuel et le pouvoir de tenir ses facults en veil. Mais il aimait aussi le travail plus quaucun autre ; il rptait volontiers, lui un original achev, que loriginalit est chose dapprentissage, ce qui ne veut pas dire une chose qui peut tre transmise par lenseignement. Le hasard et lincomprhensible taient ses deux grands ennemis. Sest-il fait, par une vanit trange et amusante, beaucoup moins inspir quil ne ltait naturellement ? A-t-il diminu la facult gratuite qui tait en lui pour faire la part la plus belle la volont ? Je serais assez port le croire ; quoique cependant il faille ne pas oublier que son gnie, si ardent et si agile quil ft, tait passionnment pris danalyse, de

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    combinaison et de calculs. Un de ses axiomes favoris tait encore celui-ci : Tout dans un pome comme dans un roman, dans un sonnet comme dans une nouvelle, doit concourir au dnoment. Un bon auteur a dj sa dernire ligne en vue lorsquil crit la premire. Grce cette admirable mthode, le compositeur peut commencer son uvre par la fin et travailler, quand il lui plat, nimporte quelle partie. Les amateurs du dlire seront peut-tre rvolts par ces cyniques maximes mais chacun en peut prendre ce quil voudra. Il sera toujours utile de leur montrer quels bnfices lart peut tirer de la dlibration et de faire voir aux gens du monde quel labeur exige cet objet de luxe quon nomme posie. Aprs tout, un peu de charlatanerie est toujours permise au gnie, et mme ne lui messied pas. Cest comme le fard sur les joues dune femme naturellement belle, un assaisonnement nouveau pour lesprit.

    Cette dernire phrase est caractristique et trahit le got particulier du pote pour lartificiel. Il ne cachait pas, dailleurs[,] cette prdilection. Il se plaisait dans cette espce de beau composite et parfois un peu factice qulaborent les civilisations trs-avances ou trs-corrompues. Disons, pour nous faire comprendre par une image sensible, quil et prfr une simple jeune fille nayant dautre cosmtique que leau de sa cuvette, une femme plus mre employant toutes les ressources dune coquetterie savante, devant une toilette couverte de flacons dessences, de lait virginal, de brosses divoire et de pinces dacier. Le parfum profond de cette peau macre dans les aromates comme celle dEsther, quon trempa six mois dans lhuile de palme et six mois dans le cinname avant de la prsenter au roi Assurus, avait sur lui une puissance vertigineuse. Une lgre touche de fard rose de Chine ou hortensia sur une joue frache, des mouches places dune faon provoquante au coin de la bouche ou de lil, des paupires brunies de khol, des cheveux teints en roux et sabls dor, une fleur de poudre de riz sur la gorge et les paules, des lvres et des bouts de doigts avivs de carmin, ne lui dplaisaient en aucune manire. Il aimait ces retouches faites par lart la nature, ces rehauts spirituels, ces rveillons piquants poss dune main habile pour augmenter la grce, le charme et le caractre dune physionomie. Ce nest pas lui qui et crit de vertueuses tirades contre le maquillage et la crinoline. Tout ce qui loignait lhomme et surtout la femme de ltat de nature lui paraissait une invention heureuse. Ces gots peu primitifs sexpliquent deux-mmes et doivent se comprendre chez un pote de dcadence auteur des Fleurs du Mal. Nous ntonnerons personne si nous ajoutons quil prfrait lodeur simple de la rose et de la violette le benjoin, lambre et mme le musc si dconsidr de nos jours, et aussi larome pntrant de certaines fleurs exotiques dont les parfums sont trop capiteux pour nos climats modrs. Baudelaire tait, en fait dodeurs, dune sensualit trangement subtile quon ne rencontre gure que parmi les Orientaux. Il en parcourait dlicieusement toute la gamme, et il a pu justement dire de lui cette phrase que cite Banville et que nous avons rapporte au dbut de notre article dans le portrait du pote : Mon me voltige sur les parfums comme lme des autres hommes voltige sur la musique.

    Il aimait aussi les toilettes dune lgance bizarre, dune richesse capricieuse, dune fantaisie insolente, o se mlait quelque chose de la comdienne et de la courtisane, quoiquil ft lui-mme svrement exact dans son costume, mais ce got excessif, baroque, antinaturel, presque toujours contraire au beau classique, tait pour lui un signe de la volont humaine corrigeant son gr les formes et

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    les couleurs fournies par la matire. L o le philosophe ne trouve quun texte dclamation, il voyait une preuve de grandeur. La dpravation, cest--dire lcart du type normal, est impossible la bte, fatalement conduite par linstinct immuable. Cest par la mme raison que les potes inspirs, nayant pas la conscience et la direction de leur uvre, lui causaient une sorte daversion, et quil voulait introduire lart et le travail mme dans loriginalit.

    Voil pour une notice bien de la mtaphysique, mais Baudelaire tait une nature subtile, complique, raisonneuse, paradoxale et plus philosophique que ne lest en gnral celle des potes. Lesthtique de son art loccupait beaucoup ; il abondait en systmes quil essayait de raliser, et tout ce quil faisait tait soumis un plan. Selon lui, la littrature devait tre voulue et la part de laccidentel aussi restreinte que possible. Ce qui ne lempcha pas de profiter, en vrai pote, des hasards heureux de lexcution et de ces beauts qui closent du fond mme du sujet sans avoir t prvues, comme des fleurettes mles par aventure la graine qua choisie le semeur. Tout artiste est un peu comme Lope de Vega, qui, au moment de composer ses comdies, enfermait les prceptes avec six clefs con seis llaves. Dans le feu du travail, volontairement ou non, il oublie les systmes et les paradoxes.

    La rputation de Baudelaire, qui, pendant quelques annes, navait pas dpass les limites de ce petit cnacle qui rallie autour de soi tout gnie naissant, clata tout dun coup lorsquil se prsenta au public tenant la main le bouquet des Fleurs du mal, un bouquet ne ressemblant en rien aux innocentes gerbes potiques des dbutants. Lattention de la justice smut, et quelques pices dune immoralit si savante, si abstruse, si enveloppe de formes et de voiles dart, quelles exigeaient, pour tre comprises des lecteurs, une haute culture littraire, durent tre retranches du volume et remplaces par dautres dune excentricit moins dangereuse. Ordinairement, il ne se fait pas grand bruit autour des livres de vers ; ils naissent, vgtent et meurent en silence, car deux ou trois potes tout au plus suffisent notre consommation intellectuelle. La lumire et le bruit staient faits tout de suite autour de Baudelaire, et, le scandale apais, on reconnut quil apportait, chose si rare, une uvre originale et dune saveur toute particulire. Donner au got une sensation inconnue est le plus grand bonheur qui puisse arriver un crivain et surtout un pote.

    Les Fleurs du mal taient un de ces titres heureux plus difficiles trouver quon ne pense. Il rsumait sous une forme brve et potique lide gnrale du livre et en indiquait les tendances. Quoiquil soit bien videmment romantique dintention et de facture, on ne saurait rattacher par un lien bien visible Baudelaire aucun des grands matres de cette cole. Son vers, dune structure raffine et savante, dune concision parfois trop serre et qui treint les objets plutt comme une armure que comme un vtement, prsente la premire lecture une apparence de difficult et dobscurit. Cela tient, non pas un dfaut de lauteur, mais la nouveaut mme des choses quil exprime et qui nont pas encore t rendues par des moyens littraires. Il a fallu que le pote, pour y parvenir, se compost une langue, un rhythme et une palette. Mais il na pu empcher que le lecteur ne demeurt surpris en face de ces vers si diffrents de ceux quon a faits jusquici. Pour peindre ces corruptions qui lui font horreur, il a su trouver ces nuances morbidement riches de la pourriture plus ou moins avance, ces tons de nacre et de burgau qui glacent les eaux stagnantes, ces roses de phtisie, ces blancs de chlorose,

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    ces jaunes fielleux de bile extravase, ces gris plombs de brouillard pestilentiel, ces verts empoisonns et mtalliques puant larsniate de cuivre, ces noirs de fume dlays par la pluie le long des murs pltreux, ces bitumes recuits et roussis dans toutes les fritures de lenfer si excellents pour servir de fond quelque tte livide et spectrale, et toute cette gamme de couleurs exaspres pousses au degr le plus intense, qui correspondent lautomne, au coucher du soleil, la maturit extrme des fruits, et la dernire heure des civilisations.

    Le livre souvre par une pice au lecteur, que le pote nessaye pas damadouer comme cest lhabitude et auquel il dit les vrits les plus dures, laccusant, malgr son hypocrisie, davoir tous les vices quil blme chez les autres et de nourrir dans son cur le grand monstre moderne, lEnnui, qui avec sa lchet bourgeoise, rve platement les frocits et les dbauches romaines. Nron bureaucrate, Hliogabale boutiquier. Une autre pice de la plus grande beaut et intitule, sans doute par une antiphrase ironique, Bndiction, peint la venue en ce monde du pote, objet dtonnement et daversion pour sa mre, honteuse du produit de son flanc, poursuivi par la btise, lenvie et le sarcasme, en proie la cruaut perfide de quelque Dalilah, joyeuse de le livrer aux Philistins, nu, dsarm, ras, aprs avoir puis sur lui tous les raffinements dune coquetterie froce, et arrivant enfin, aprs les insultes, les misres, les tortures, pur au creuset de la douleur, lternelle gloire, la couronne de lumire destine au front des martyrs, quils aient souffert pour le Vrai ou pour le Beau.

    Une petite pice qui suit celle-l et qui a pour titre Soleil, renferme comme une sorte de justification tacite du pote dans ses courses vagabondes. Un gai rayon brille sur la ville fangeuse ; lauteur est sorti et parcourt, comme un pote qui prend des vers la pipe, pour nous servir de la pittoresque expression du vieux Mathurin Regnier, des carrefours immondes, des ruelles o les persiennes fermes cachent en les indiquant les luxures secrtes, tout ce ddale noir, humide, boueux des vieilles rues aux maisons borgnes et lpreuses, o la lumire fait briller, et l, quelque fentre un pot de fleurs ou une tte de jeune fille. Le pote nest-il pas comme le soleil qui entre tout seul et partout, dans lhpital comme dans le palais, dans le bouge comme dans lglise, toujours pur, toujours clatant, toujours divin, mettant avec indiffrence sa lueur dor sur la charogne et sur la rose.

    lvation nous montre le pote nageant en plein ciel, par del les sphres toiles, dans lther lumineux, sur les confins de notre univers disparu au fond de linfini comme un petit nuage, et senivrant de cet air rare et salubre o ne monte aucun des miasmes de la terre et que parfume le souffle des anges ; car il ne faut pas oublier que Baudelaire, bien quon lait souvent accus de matrialisme, reproche que la sottise ne manque pas de jeter au talent, est, au contraire, dou un degr minent du don de spiritualit, comme dirait Swedenborg. Il possde aussi le don de correspondance, pour employer le mme idiome mystique, cest--dire quil sait dcouvrir par une intuition secrte des rapports invisibles dautres et rapprocher ainsi, par des analogies inattendues que seul le voyant peut saisir, les objets les plus loigns et les plus opposs en apparence. Tout vrai pote est dou de cette qualit plus ou moins dveloppe, qui est lessence mme de son art.

    Sans doute Baudelaire, dans ce livre consacr la peinture des dpravations et des perversits modernes, a encadr des tableaux rpugnants, o le vice mis nu se vautre dans toute la laideur de sa honte ; mais le pote, avec un suprme dgot,

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    une indignation mprisante et une rcurrence vers lidal qui manque souvent chez les satiriques, stigmatise et marque dun fer rouge indlbile ces chairs malsaines, pltres donguents et de cruse. Nulle part la soif de lair vierge et pur, de la blancheur immacule, de la neige sur les Himalaya, de lazur sans tache, de la lumire immarcessible, ne saccuse plus ardemment que dans ces pices quon a taxes dimmorales, comme si la flagellation du vice tait le vice mme, et quon ft un empoisonneur pour avoir dcrit la pharmacie toxique des Borgia. Cette mthode nest pas neuve, mais elle russit toujours, et certaines gens affectent de croire quon ne peut lire les Fleurs du mal quavec un masque de verre, comme en portait Exili lorsquil travaillait sa fameuse poudre de succession. Nous avons lu bien souvent les posies de Baudelaire, et nous ne sommes pas tomb mort, la figure convulse et le corps tigr de taches noires, comme si nous avions soup avec la Vannozza dans une vigne du pape Alexandre VI. Toutes ces niaiseries, malheureusement nuisibles, car tous les sots les adoptent avec enthousiasme, font hausser les paules lartiste vraiment digne de ce nom, qui est fort surpris lorsquon lui apprend que le bleu est moral et lcarlate indcent. Cest peu prs comme si lon disait : la pomme de terre est vertueuse et la jusquiame est criminelle.

    Un morceau charmant sur les parfums les distingue en diverses classes, veillant des ides, des sensations et des souvenirs diffrents. Il en est qui sont frais comme des chairs denfants, verts comme des prairies au printemps, rappelant les rougeurs de laurore et portant avec eux des penses dinnocence. Dautres, comme le musc, lambre, le benjoin, le nard et lencens, sont superbes, triomphants, mondains, provoquent la coquetterie, lamour, au luxe, aux festins et aux splendeurs. Si on les transposait dans la sphre des couleurs, ils reprsenteraient lor et la pourpre.

    Le pote revient souvent cette ide de la signification des parfums. Prs dune beaut fauve, signare du Cap ou bayadre de lInde gare dans Paris, qui semble avoir eu pour mission dendormir son spleen nostalgique, il parle de cette odeur mlange de musc et de havane qui transporte son me aux rivages aims du soleil, o se dcoupent en ventail les feuilles du palmier dans lair tide et bleu, o les mts de navires se balancent lharmonieux roulis de la mer, pendant que les esclaves silencieux tchent de distraire le jeune matre de sa mlancolie langoureuse. Plus loin, se demandant ce qui doit rester de son uvre, il se compare un vieux flacon bouch, oubli parmi les toiles daraigne, au fond de quelque armoire, dans une maison dserte. De larmoire ouverte sexhalent avec le relent du pass les faibles parfums des robes, des dentelles, des botes poudre qui suscitent des souvenirs danciennes amours, dantiques lgances ; et, si par hasard on dbouche la fiole visqueuse et rancie, il sen dgagera un cre parfum de sel anglais et de vinaigre des quatre-voleurs, un puissant antidote de la moderne pestilence. En maint endroit, cette proccupation de larome reparat, entourant dun nuage subtil les tres et les choses. Chez bien peu de potes nous retrouvons ce souci ; ils se contentent habituellement de mettre dans leurs vers la lumire, la couleur, la musique ; mais il est rare quils y versent cette goutte de fine essence, dont la muse de Baudelaire ne manque jamais dhumecter lponge de sa cassolette ou la batiste de son mouchoir.

    Puisque nous en sommes raconter les gots particuliers et les petites manies du pote, disons quil adorait les chats, comme lui amoureux des parfums, et

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    que lodeur de la valriane jette dans une sorte dpilepsie extatique. Il aimait ces charmantes btes tranquilles, mystrieuses et douces, aux frissonnements lectriques, dont lattitude favorite est la pose allonge des sphinx qui semblent leur avoir transmis leurs secrets ; elles errent pas velouts par la maison, comme le gnie du lieu, genius loci, ou viennent sasseoir sur la table prs de lcrivain, tenant compagnie sa pense et le regardant du fond de leurs prunelles sables dor avec une intelligente tendresse et une pntration magique. On dirait que les chats devinent lide qui descend du cerveau au bec de la plume, et que, allongeant la patte, ils voudraient la saisir au passage. Ils se plaisent dans le silence, lordre et la quitude, et aucun endroit ne leur convient mieux que le cabinet du littrateur. Ils attendent avec une patience admirable quil ait fini sa tche, tout en filant leur rouet guttural et rhythmique comme une sorte daccompagnement du travail. Parfois, ils lustrent de leur langue quelque place bouriffe de leur fourrure ; car ils sont propres, soigneux, coquets, et ne souffrent aucune irrgularit dans leur toilette, mais tout cela dune faon discrte et calme, comme sils avaient peur de distraire ou de gner. Leurs caresses sont tendres, dlicates, silencieuses, fminines, et nont rien de commun avec la ptulance bruyante et grossire quy apportent les chiens, auxquels pourtant est dvolue toute la sympathie du vulgaire. Tous ces mrites taient apprcis comme il convient par Baudelaire, qui a plus dune fois adress aux chats de belles pices de vers, les Fleurs du mal en contiennent trois, o il clbre leurs qualits physiques et morales, et bien souvent il les fait errer travers ses compositions comme accessoire caractristique. Les chats abondent dans les vers de Baudelaire comme les chiens dans les tableaux de Paul Vronse et y forment une espce de signature. Il faut dire aussi quil y a chez ces jolies btes, si sages le jour, un ct nocturne, mystrieux et cabalistique, qui sduisait beaucoup le pote. Le chat, avec ses yeux phosphoriques qui lui servent de lanternes et les tincelles jaillissant de son dos, hante sans peur les tnbres, o il rencontre les fantmes errants, les sorcires, les alchimistes, les ncromanciens, les rsurrectionistes, les amants, les filous, les assassins, les patrouilles grises et toutes ces larves obscures qui ne sortent et ne travaillent que la nuit. Il a lair de savoir la plus rcente chronique du sabbat, et il se frotte volontiers la jambe boiteuse de Mphistophls. Ses srnades sous les balcons des chattes, ses amours sur les toits, accompagnes de cris semblables ceux dun enfant quon gorge, lui donnent un air passablement satanique qui justifie jusqu un certain point la rpugnance des esprits diurnes et pratiques, pour qui les mystres de lrbe nont aucun attrait. Mais un docteur Faust, dans sa cellule encombre de bouquins et dinstruments dalchimie, aimera toujours avoir un chat voluptueux, clin, aux faons veloutes, lallure mystrieuse, plein de force dans sa fine souplesse, fixant sur les choses et les hommes un regard dune lueur inquitante, libre, volontaire, difficile retenir, mais sans aucune perfidie et fidlement attach ceux vers qui lavait une fois port son indpendante sympathie.

    Diverses figures de femmes paraissent au fond des posies de Baudelaire, les unes voiles, les autres demi-nues, mais sans quon puisse leur attribuer un nom. Ce sont plutt des types que des personnes. Elles reprsentent lternel fminin, et lamour que le pote exprime pour elles est lamour et non pas un amour, car nous avons vu que dans sa thorie il nadmettait pas la passion individuelle, la trouvant trop crue, trop familire et trop violente. Parmi ces femmes, les unes symbolisent la prostitution inconsciente et presque bestiale, avec leurs masques pltrs de

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    fard et de cruse, leurs yeux charbonns de khol, leurs bouches teintes de rouge et semblables des blessures saignantes, leurs casques de faux cheveux et leurs bijoux dun clat sec et dur ; les autres, dune corruption plus froide, plus savante et plus perverse, espces de marquises de Marteuil du XIXe sicle, transposent le vice du corps lme. Elles sont hautaines, glaciales, amres, ne trouvant le plaisir que dans la mchancet satisfaite, insatiables comme la strilit, mornes comme lennui, nayant que des fantaisies hystriques et folles, et prives, ainsi que le Dmon, de la puissance daimer. Doues dune beaut effrayante, presque spectrale, que nanime pas la pourpre rouge de la vie, elles marchent leur but ples, insensibles, superbement dgotes, sur les curs quelles crasent de leurs talons pointus. Cest au sortir de ces amours, qui ressemblent des haines, de ces plaisirs plus meurtriers que des combats, que le pote retourne vers cette brune idole au parfum exotique, la parure sauvagement baroque, souple et cline comme la panthre noire de Java, qui le repose et le ddommage de ces mchantes chattes parisiennes aux griffes aigus, jouant la souris avec un cur de pote. Mais ce nest aucune de ces cratures de pltre, de marbre ou dbne quil donne son me. Au-dessus de ce noir amas de maisons lpreuses, de ce ddale infect o circulent les spectres du plaisir, de cet immonde fourmillement de misre, de laideur et de perversits, loin, bien loin dans linaltrable azur, flotte ladorable fantme de la Batrix, lidal toujours dsir, jamais atteint, la beaut suprieure et divine incarne sous une forme de femme thre, spiritualise, faite de lumire, de flamme et de parfum, une vapeur, un rve, un reflet du monde aromal et sraphique comme les Sigeia, [Ligeia] les Morella, les Una, les lonore dEdgar Poe et la Seraphita-Seraphitus de Balzac, cette tonnante cration. Du fond de ses dchances, de ses erreurs et de ses dsespoirs, cest vers cette image cleste comme vers une madone de Bon-Secours quil tend les bras avec des cris, des pleurs et un profond dgot de lui-mme. Aux heures de mlancolie amoureuse, cest toujours avec elle quil voudrait senfuir et cacher sa flicit parfaite dans quelque asile mystrieusement ferique, ou idalement confortable, cottage de Gainsborough, intrieur de Grard Dow, ou mieux encore palais dentelles de marbre de Benars ou dHyderabad. Jamais son rve nemmne dautre compagne. Faut-il voir dans cette Batrix, dans cette Laure quaucun nom ne dsigne, une jeune fille ou une femme relle, passionnment et religieusement aime par le pote pendant son passage sur cette terre ? Il serait romanesque de le supposer, et il ne nous a pas t donn dtre ml assez profondment la vie intime de son cur pour rpondre affirmativement ou ngativement la question. Dans sa conversation toute mtaphysique, Baudelaire parlait beaucoup de ses ides, trs-peu de ses sentiments et jamais de ses actions. Quant au chapitre des amours, il avait mis pour sceau sur ses lvres fines et ddaigneuses un came figure dHarpocrate. Le plus sr serait de ne voir dans cet amour idal quune postulation de lme, llan dun cur inassouvi et lternel soupir de limparfait aspirant labsolu.

    A la fin des Fleurs du mal se trouve une suite de pices sur le Vin et les diverses ivresses quil produit, selon les cerveaux quil attaque. Nous navons pas besoin de dire quil ne sagit pas ici de chansons bachiques clbrant le jus de la treille, ni rien de semblable. Ce sont des peintures hideuses et terribles de livrognerie, mais sans moralit la Hogarth. Le tableau na pas besoin de lgende, et le Vin de louvrier fait frmir. Les litanies de Satan, dieu du mal et prince du monde, sont une de ces froides ironies familires lauteur o lon aurait tort de voir une impit.

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    Limpit nest pas dans la nature de Baudelaire, qui croit une mathmatique suprieure tablie par Dieu de toute ternit et dont la moindre infraction est punie par les plus rudes chtiments, non-seulement dans ce monde, mais encore dans lautre. Sil a peint le vice et montr Satan avec toutes ses pompes, cest sans nulle complaisance assurment. Il a mme une proccupation assez singulire du diable comme tentateur et dont il voit partout la griffe, comme sil ne suffisait pas lhomme, pour le pousser au pch, linfamie et au crime, de sa perversit native. La faute chez Baudelaire est toujours suivie de remords, dangoisses, de dgot, de dsespoirs, et se punit par elle-mme, ce qui est le pire supplice. Mais en voil assez sur ce sujet. Nous faisons de la critique et non de la thologie.

    Signalons, parmi les pices qui composent les Fleurs du mal, quelques-unes des plus remarquables, entre autres celle qui a pour titre Don Juan aux enfers. Cest un tableau dune grandeur tragique et peint dune couleur sobre et magistrale sur la flamme sombre des votes infernales.

    La barque funbre glisse sur leau noire, emmenant don Juan et son cortge de victimes ou dinsults. Le mendiant auquel il a voulu faire renier Dieu, gueux athltique, fier sous ses guenilles comme Antisthne, manie les rames la place du vieux Caron. A la poupe, un homme de pierre, fantme dcolor, au geste roide et sculptural, tient le gouvernail. Le vieux don Luis montre du doigt ses cheveux blancs raills par son fils hypocritement impie. Sganarelle demande le payement de ses gages son matre dsormais insolvable. Doa Elvire tche de ramener lancien sourire de lamant sur les lvres de lpoux ddaigneux, et les ples amoureuses mises mal, abandonnes, trahies, foules aux pieds comme des fleurs de la veille, lui dcouvrent la blessure toujours saignante de leur cur. Sous ce concert de pleurs, de gmissements et de maldictions, don Juan reste impassible ; il a fait ce quil a voulu ; que le Ciel, lenfer et le monde le jugent comme ils lentendront, sa fiert ne connat pas le remords ; la foudre a pu le tuer, mais non le faire repentir.

    Par sa mlancolie sereine, sa tranquillit lumineuse et son kief oriental, la pice intitule la Vie antrieure contraste heureusement avec les sombres peintures du monstrueux Paris moderne et montre que lartiste a, sur sa palette, ct des noirs, des bitumes, des momies, des terres dOmbre et de Sienne, toute une gamme de nuances fraches, lgres, transparentes, dlicatement roses, idalement bleues comme les lointains de Breughel de Paradis, propres rendre les paysages lysens et les mirages du rve.

    Il convient de citer comme note particulire du pote le sentiment de lartificiel. Par ce mot, il faut entendre une cration due tout entire lArt et do la Nature est compltement absente. Dans un article fait du vivant mme de Baudelaire, nous avions signal cette tendance bizarre dont la pice qui a pour titre Rve parisien est un exemple frappant. Voici les lignes qui essayaient de rendre ce cauchemar splendide et sombre, digne des gravures la manire noire de Martynn : Figurez-vous un paysage extra-naturel, ou plutt une perspective faite avec du mtal, du marbre et de leau et do le vgtal est banni comme irrgulier. Tout est rigide, poli, miroitant sous un ciel sans soleil, sans lune et sans toiles. Au milieu dun silence dternit montent, clairs dun feu personnel, des palais, des colonnades, des tours, des escaliers, des chteaux deau do tombent, comme des rideaux de cristal, des cascades pesantes. Des eaux bleues sencadrent comme lacier des miroirs antiques dans des quais et des bassins dor bruni, ou coulent

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    silencieusement sous des ponts des pierres prcieuses. Le rayon cristallis enchsse le liquide, et les dalles de porphyre des terrasses refltent les objets comme des glaces. La reine de Saba, en y marchant, relverait sa robe, craignant de se mouiller les pieds, tellement les surfaces sont luisantes. Le style de cette pice brille comme un marbre noir poli. Nest-ce pas une trange fantaisie que cette composition faite dlments rigides o rien ne vit, ne palpite, ne respire, o pas un brin dherbe, pas une feuille, pas une fleur, ne viennent dranger limplacable symtrie des formes factices inventes par lart ? Ne se croirait-on pas dans la Palmyre intacte ou la Palenqu reste debout dune plante morte et abandonne de son atmosphre ?

    Ce sont l, sans doute, des imaginations baroques, anti-naturelles, voisines de lhallucination et qui expriment le secret dsir dune nouveaut impossible ; mais nous les prfrons, pour notre part, la fade simplicit de ces prtendues posies qui, sur le canevas us du lieu commun, brodent, avec de vieilles laines passes de couleur, des dessins dun[e] trivialit bourgeoise ou dune sentimentalit bte : des couronnes de grosses roses, des feuillages vert de chou et des colombes se becquetant. Parfois, nous ne craignons pas dacheter le rare au prix du choquant, du fantasque et de loutr. La barbarie nous va mieux que la platitude. Baudelaire a pour nous cet avantage ; il peut tre mauvais, mais il nest jamais commun. Ses fautes sont originales comme ses qualits, et, l mme o il dplat, il la voulu ainsi, daprs une esthtique particulire et un raisonnement longtemps dbattu.

    Terminons cette analyse dj un peu longue, et que pourtant nous abrgeons beaucoup, par quelques mots sur cette pice des Petites Vieilles qui a tonn Victor Hugo. Le pote, se promenant dans les rues de Paris, voit passer de petites vieilles lallure humble et triste, et il les suit comme on ferait de jolies femmes, reconnaissant, daprs ce vieux cachemire us, lim, repris mille fois, dun ton teint, qui moule pauvrement de maigres paules, daprs ce bout de dentelle raille et jaunie, cette bague, souvenir pniblement disput au mont-de-pit et prte quitter le doigt effil dune main ple, un pass de bonheur et dlgance, une vie damour et de dvouement peut-tre, un reste de beaut sensible encore sous le dlabrement de la misre et les dvastations de lge. Il ranime tous ces spectres tremblotants, il les redresse, il remet la chair de la jeunesse sur ces minces squelettes, et il ressuscite dans ces pauvres curs fltris les illusions dautrefois. Rien de plus ridicule et de plus touchant que ces Vnus du Pre-Lachaise et ces Ninons des Petits-Mnages qui dfilent lamentablement sous lvocation du matre, comme une procession de spectres surpris par la lumire.

    La question de mtrique, ddaigne par tous ceux qui nont pas eu le sentiment de la forme, et ils sont nombreux aujourdhui, a t bon droit juge comme trs-importante par Baudelaire. Rien de plus commun, maintenant, que de prendre le potique pour la posie. Ce sont des choses qui nont aucun rapport. Fnelon, J.-J. Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre, Chateaubriand, George Sand, sont potiques, mais ne sont pas potes, cest--dire quils sont incapables dcrire en vers, mme en vers mdiocres, facult spciale que possdent des gens dun mrite bien infrieur celui de ces matres illustres. Vouloir sparer le vers de la posie, cest une folie moderne qui ne tend rien de moins que lanantissement de lart lui-mme. Nous rencontrons dans un excellent article de Sainte-Beuve sur Taine, propos de Pope et de Boileau, assez lgrement traits par lauteur de lHistoire de la littrature anglaise, ce paragraphe si ferme et si judicieux, o les choses sont remises sous leur vrai jour par le grand critique, qui fut ses commencements un

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    grand pote, et lest toujours. Mais, propos de Boileau, puis-je donc accepter ce jugement trange dun homme desprit, cette opinion mprisante que M. Taine en la citant prend son compte, et ne craint pas dendosser en passant : Il y a deux sortes de vers dans Boileau : les plus nombreux, qui semblent dun bon lve de troisime ; les moins nombreux, qui semblent dun bon lve de rhtorique ? Lhomme desprit qui parle ainsi (M. Guillaume Guizot) ne sent pas Boileau pote, et, jirai plus loin, il ne doit sentir aucun pote en tant que pote. Je conois quon ne mette pas toute la posie dans le mtier ; mais je ne conois pas du tout que, quand il sagit dun art, on ne tienne nul compte de lart lui-mme, et quon dprcie ce point les parfaits ouvriers qui y excellent. Supprimez dun seul coup toute la posie en vers, ce sera plus expditif ; sinon, parlez avec estime de ceux qui en ont possd les secrets. Boileau tait du petit nombre de ceux-l ; Pope galement.

    On ne saurait mieux dire ni plus juste. Quand il sagit dun pote, la facture de ses vers est chose considrable et vaut quon ltudie, car elle constitue une grande partie de sa valeur intrinsque. Cest avec ce coin quil frappe son or, son argent ou son cuivre. Le vers de Baudelaire, qui accepte les principales amliorations ou rformes romantiques, telles que la rime riche, la mobilit facultative de la csure, le rejet, lenjambement, lemploi du mot propre ou technique, le rhythme ferme et plein, la coule dun seul jet du grand alexandrin, tout le savant mcanisme de prosodie et de coupe dans la stance et la strophe, a cependant son architectonique particulire, ses formules individuelles, sa structure reconnaissable, ses secrets de mtier, son tour de main si lon peut sexprimer ainsi, et sa marque C. B., quon retrouve toujours applique sur une rime ou sur un hmistiche. Baudelaire emploie frquemment le vers de douze pieds et de huit pieds. Ce sont les moules o sa pense se coule de prfrence. Les pices en rimes plates sont chez lui moins nombreuses que celles divises en quatrains ou en stances. Il aime lharmonieux entre-croisement de rimes qui loigne lcho de la note touche dabord, et prsente loreille un son naturellement imprvu, qui se compltera plus tard comme celui du premier vers, causant cette satisfaction que procure en musique laccord parfait. Il a soin ordinairement que la rime finale soit pleine, sonore et soutenue de la consonne dappui, pour lui donner cette vibration qui prolonge la dernire note frappe.

    Parmi ses pices, il sen rencontre beaucoup qui ont la disposition apparente et comme le dessin extrieur du sonnet, bien quil nait crit sonnet en tte daucune delles. Cela vient sans doute dun scrupule littraire et dun cas de conscience prosodique, dont il nous semble voir lorigine dans la notice o il raconte la visite quil nous fit, et raconte notre conversation. On na pas oubli quil venait nous apporter un volume de vers fait par deux amis absents, quil tait charg de reprsenter, et nous trouvons ces lignes dans son rcit : Aprs avoir rapidement feuillet le volume, il me fit remarquer que les potes en question se permettaient trop souvent des sonnets libertins, cest--dire non orthodoxes et saffranchissant volontiers de la rgle de la quadruple rime. A cette poque la plus grande partie des Fleurs du mal tait dj compose, et il sy rencontrait un assez grand nombre de sonnets libertins, qui non-seulement navaient pas la quadruple rime, mais encore o les rimes taient enlaces dune faon tout fait irrgulire ; car, dans le sonnet orthodoxe, comme lont fait Ptrarque, Flicaja, Ronsard, du Bellay, Sainte-Beuve, lintrieur du quatrain doit contenir deux rimes plates,

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    fminines ou masculines au choix du pote, ce qui distingue le quatrain du sonnet du quatrain ordinaire et commande, selon que la rime extrieure donne le muet ou le son plein, la marche et la disposition des rimes dans les deux tercets terminant ce petit pome, moins difficile russir que ne le pense Boileau, prcisment parce quil a une forme gomtriquement arrte ; de mme que, dans les plafonds, les compartiments polygones ou bizarrement contourns servent plus les peintres quils ne les gnent en dterminant lespace o il faut encadrer et faire tenir leurs figures. Il nest pas rare darriver, par le raccourci et lingnieux agencement des lignes, loger un gant dans un de ces caissons troits, et luvre y gagne par sa concentration mme. Ainsi une grande pense peut se mouvoir laise dans ces quatorze vers mthodiquement distribus.

    La jeune cole se permet un grand nombre de sonnets libertins, et, nous lavouons, cela nous est particulirement dsagrable. Pourquoi, si lon veut tre libre et arranger les rimes sa guise, aller choisir une forme rigoureuse qui nadmet aucun cart, aucun caprice ? Lirrgulier dans le rgulier, le manque de correspondance dans la symtrie, quoi de plus illogique et de plus contrariant ? Chaque infraction la rgle nous inquite comme une note douteuse ou fausse. Le sonnet est une sorte de fugue potique dont le thme doit passer et repasser jusqu sa rsolution par les formes voulues. Il faut donc se soumettre absolument ses lois, ou bien, si lon trouve ces lois surannes, pdantesques et gnantes, ne pas crire de sonnets du tout. Les Italiens et les potes de la pliade sont en ce genre les matres consulter : il ne serait pas non plus inutile de lire le livre o Guillaume Colletet traite du sonnet ex-professo. On peut dire quil a puis la matire. Mais en voil bien assez sur les sonnets libertins que Maynard le premier mit en honneur. Quant aux sonnets doubles, rapports, septenaires, queue, estrambots, rtrogrades, par rptition, retourns, acrostiches, msostiches, en losange, en croix de Saint-Andr et autres, ce sont des exercices de pdants dont on peut voir les patrons dans Rabanus Maurus, dans lApollon espagnol et italien et dans le trait exprs quen a fait Antonio Tempo, mais quil faut ddaigner comme des difficults laborieusement puriles et les casse-tte chinois de la posie.

    Baudelaire cherche souvent leffet musical par un ou plusieurs vers particulirement mlodieux qui font ritournelle et reparaissent tour tour, comme dans cette strophe italienne appele sextine dont M. le comte de Gramont offre en ses posies plusieurs exemples heureux. Il applique cette forme, qui a le bercement vague dune incantation magique entendue demi dans un rve, aux sujets de mlancolique souvenir et damour malheureux. Les stances aux bruissements monotones emportent et rapportent la pense en la balanant comme les vagues roulent dans leurs volutes rgulires une fleur noye tombe de la rive. Comme Longfellow et Edgar Poe, il emploie parfois lallitration, cest--dire le retour dtermin dune certaine consonne pour produire lintrieur du vers un effet dharmonie. Sainte-Beuve, qui aucune de ces dlicatesses nest inconnue, et qui les pratique avec son art exquis, avait dit autrefois dans un sonnet dune douceur fondue et tout italienne :

    Sorrente ma rendu mon doux rve infini.

    Toute oreille sensible comprend le charme de cette liquide ramene quatre fois et qui semble vous entraner sur son flot dans linfini du rve comme une plume de mouette sur la houle bleue de la mer napolitaine. On trouve de frquentes

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    allitrations dans la prose de Beaumarchais, et les Scaldes en faisaient grand usage. Ces minuties paratront sans doute bien frivoles aux hommes utilitaires, progressifs et pratiques ou simplement spirituels qui pensent, comme Stendhal, que le vers est une forme enfantine, bonne pour les ges primitifs, et demandent que la posie soit crite en prose comme il sied une poque raisonnable. Mais ce sont ces dtails qui rendent les vers bons ou mauvais et font quon nest pas pote.

    Les mots polysyllabiques et amples plaisent Baudelaire, et, avec trois ou quatre de ces mots, il fait souvent des vers qui semblent immenses et dont le son vibrant prolonge la mesure. Pour le pote, les mots ont, en eux-mmes et en dehors du sens quils expriment, une beaut et une valeur propres comme des pierres prcieuses qui ne sont pas encore tailles et montes en bracelets, en colliers ou en bagues : ils charment le connaisseur qui les regarde et les trie du doigt dans la petite coupe o ils sont mis en rserve, comme ferait un orfvre mditant un bijou. Il y a des mots diamant, saphir, rubis, meraude, dautres qui luisent comme du phosphore quand on les frotte, et ce nest pas un mince travail de les choisir.

    Ces grands alexandrins dont nous parlions tout lheure, qui viennent, en temps daccalmie, mourir sur la plage avec la tranquille et profonde ondulation de la houle arrivant du large, se brisent parfois en folle cume et lancent haut leurs fumes blanches contre quelque rcif sourcilleux et farouche pour retomber ensuite en pluie amre. Les vers de huit pieds sont brusques, violents, coupants comme les lanires du chat neuf queues et cinglent rudement les paules de la mauvaise conscience et de lhypocrite transaction. Ils se prtent aussi rendre de funbres caprices ; lauteur encadre dans ce mtre, comme dans une bordure de bois noir, des vues nocturnes de cimetire o brillent dans lombre les prunelles nyctalopes des hiboux, et, derrire le rideau vert bronze des ifs, se glissent, pas de spectre, les filous du nant, les dvastateurs des tombes et les voleurs de cadavres. En vers de huit pieds encore, il peint des ciels sinistres o roule au-dessus des gibets une lune rendue malade par les incantations des Canidies ; il dcrit le froid ennui de la morte qui a chang contre le cercueil son lit de luxure, et qui rve dans sa solitude, abandonne mme des vers, en tressaillant la goutte de pluie glace, filtrant travers les planches de sa bire, ou nous montre, avec son dsordre significatif de bouquets fans, de vieilles lettres, de rubans et de miniatures mls des pistolets, des poignards et des fioles de laudanum, la chambre du lche amoureux que visite ddaigneusement, pendant ses promenades, le spectre ironique du suicide, car la mort mme ne saurait le gurir de son infme passion.

    De la facture du vers, passons la trame du style. Baudelaire y mle des fils de soie et dor des fils de chanvre rudes et forts, comme en ces toffes dOrient la fois splendides et grossires o les plus dlicats ornements courent avec de charmants caprices sur un poil de chameau bourru ou sur une toile pre au toucher comme la voile dune barque. Les recherches les plus coquettes, les plus prcieuses mme sy heurtent des brutalits sauvages ; et, du boudoir aux parfums enivrants, aux conversations voluptueusement langoureuses, on tombe au cabaret ignoble o les ivrognes, mlant le vin et le sang, se disputent coups de couteau pour quelque Hlne de carrefour.

    Les Fleurs du mal sont le plus beau fleuron de la couronne potique de Baudelaire. L, il a donn sa note originale et montr quon pouvait, aprs ce nombre incalculable de volumes de vers, o toutes les varits de sujets semblaient

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    puises, mettre en lumire quelque chose de neuf et dinattendu, sans avoir pour cela besoin de dcrocher le soleil et les toiles et de faire dfiler lhistoire universelle comme dans une fresque allemande. Mais ce qui a fait surtout son nom clbre, cest sa traduction dEdgar Poe ; car, en France, on ne lit gure des potes que leur prose, et ce sont les feuilletons qui font connatre les pomes. Baudelaire a naturalis chez nous ce singulier gnie dune individualit si rare, si tranche, si exceptionnelle, qui dabord a plus scandalis que charm lAmrique, non que son uvre choque en rien la morale : il est, au contraire, dune chastet virginale et sraphique, mais parce quil drangeait toutes les ides reues, toutes les banalits pratiques et quil ny avait pas de criterium pour le juger. Edgar Poe ne partageait aucune des ides amricaines sur le progrs, la perfectibilit, les institutions dmocratiques et autres thmes de dclamation chers aux philistins des deux mondes. Il nadorait pas exclusivement le dieu dollar ; il aimait la posie pour elle-mme et prfrait le beau lutile : hrsie norme ! De plus, il avait le malheur de bien crire, ce qui a le don dhorripiler les sots de tous les pays. Un grave directeur de revue ou de journal, ami de Poe dailleurs et bien intentionn, avoue quil tait difficile de lemployer et quon tait oblig de le payer moins que dautres, parce quil crivait dans un style trop au-dessus du vulgaire ; admirable raison ! Le biographe de lauteur du Corbeau et dEureka dit quEdgar Poe, sil avait voulu rgulariser son gnie et appliquer ses facults cratrices dune manire plus approprie au sol amricain, aurait pu devenir un auteur argent (a money making author) ; mais il tait indisciplinable, nen voulait faire qu sa tte et ne produisait qu ses heures, sur des sujets qui lui convenaient. Son humeur vagabonde le faisait rouler comme une comte dsorbite de Baltimore New-York et de New-York Philadelphie, de Philadelphie Boston ou Richmond, sans quil pt se fixer nulle part. Dans ses moments dennui, de dtresse ou de dfaillance, lorsqu la surexcitation cause par quelque travail fivreux succdait cet abattement bien connu des littrateurs, il buvait de leau-de-vie, dfaut qui lui a t amrement reproch par les Amricains, modles de temprance, comme chacun sait. Il ne sabusait pas sur les effets dsastreux de ce vice, celui qui a crit, dans le Chat noir, cette phrase fatidique : Quelle maladie est comparable lalcool ! Il buvait sans ivrognerie aucune, pour oublier, pour se retrouver peut-tre dans un milieu dhallucination favorable son uvre, ou mme pour en finir avec une vie intolrable en vitant le scandale dun suicide formel. Bref, un jour, attaqu dans la rue dun accs de delirium tremens, il fut port lhpital et y mourut tout jeune encore et lorsque rien dans ses facults nannonait un affaiblissement, car sa dplorable habitude navait influ en rien sur son talent ni sur ses manires, qui restrent toujours celles dun gentleman accompli, ni sur sa beaut jusquau bout remarquable.

    Nous indiquons en quelques traits rapides la physionomie dEdgar Poe, quoique nous nayons pas crire sa vie ; mais lauteur amricain a tenu dans lexistence intellectuelle de Baudelaire une place assez grande pour quil soit indispensable den parler