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60 DOSSIER carte blanche à Clément Tréhin-Lalanne Manda Touré Le casting d’Aïssa a été long et difficile. Sur le papier, le projet était assez peu attirant pour une jeune comédienne. De la nudité totale, pas de dialogue, peu de budget. Pour le dossier de financement, nous avions pris en photo un modèle afin de donner une idée des cadrages que nous cherchions à formaliser. Manda s’est prise en photo respec- tant nos cadrages et a postulé ainsi. Elle m’a tout de suite plu. Elle avait quelque chose de l’enfance et de l’innocence qui était indispensable au personnage, mais aussi une présence très adulte. Elle s’est impli- quée totalement dans le projet et a su donner ce qu’il fallait d’émo- tions et de force dans le peu d’espace de jeu qu’elle avait. Elle a, par ailleurs, souvent accompagné le film en festivals par la suite et connaît très bien le sujet des “tests osseux”. Romain Le Bonniec était le chef-opérateur de Lucien, mon premier court métrage. Nous avons commencé ensemble, au sein du collectif Full Dawa, lui en tant qu’élec- tricien, moi en tant que régisseur. Je lui ai parlé du projet d’Aïssa quand j’en ai eu l’idée en 2007. Nous voulions tous les deux absolument le tourner en 16 mm. Le scénario est longtemps resté dans un tiroir, en partie à cause de cette exigence. Nous avions besoin d’un financement pour le faire tel que nous le voulions. Romain a parlé du projet à Pauline Seigland, sa compagne, qui m’a aidé à finaliser le projet. Ce film lui doit énormément; il a fait un travail à la lumière, et plus encore au cadre, parfait. Romain Le Bonniec Lorsque Clément m'a parlé de son film la première fois, il en avait déjà une idée claire et concise. Le 4/3 devait rendre l'aspect clinique, normé d'un exa- men médical, et la pellicule, par la matière vivante qui la caractérise, donner vie au personnage « démembré » par cet examen. Par ses imperfections, et l'imagerie passée qu'il véhicule, le 16 mm est apparu plus pertinent que le 35 mm pour dénon- cer les méthodes archaïques que révélait le rapport médical à la base du projet. Bénéficiant du soutien de Fuji, nous avons tourné avec les dernières boîtes d'Eterna 400T. Nous n'avons pas vrai- ment eu le choix sur l'émulsion, car, en février 2012, la fin de Fuji en France était entérinée, et le seul stock disponible en assez grande quantité (six boîtes) était cette pellicule. Nous n'avons pas eu à nous en plaindre, bien au contraire. Sa texture douce et granuleuse, assez chaude, nous plonge immédiatement dans l'intime, et rend d'autant plus palpable la violence de l'examen.Un an après avoir obtenu une mention spéciale au Festival de Cannes 2014, Clément Tréhin-Lalanne revient sur Aïssa (voir critique dans Bref n° 112). L’idée du film m’est venue suite à la lecture d’un article de Rue89 en 2007 relatant l’existence des “tests osseux”. Deux jeunes Congolaises avaient vu leur anatomie examinée par un médecin, à la demande d’un officier de police. Ces tests avaient pour but de déterminer l’âge des jeunes filles afin de statuer sur leur ave- nir sur le territoire français. Si le médecin confirmait qu’elles avaient la majorité ou plus, elles devenaient expulsables. L’article était accompagné d’une copie du rapport du médecin. On apprenait ainsi que, lors de cet examen sur des jeunes femmes poten- tiellement mineures, le médecin examinait les os, la dentition, mais aussi la pilosité du sexe et des aisselles. La violence de cette image, celle d’un inconnu examinant l’intimité de jeunes filles m’avait alors pro- fondément choqué. Ce fut le point de départ de mon travail. J’ai appris par la suite que l’Académie de médecine, le défenseur des droits, le commissaire européen aux Droits de l’Homme, tous dénon- cent le manque de fiabilité et la violence de ces examens. Bref 115 / 2015 – VOLUME 2 BREF115-CARTE BLANCHE_30-49 14/04/15 15:07 Page60

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DOSSIERcarte blanche à Clément Tréhin-Lalanne

Manda TouréLe casting d’Aïssaa été long et difficile. Sur le papier, le projet était

assez peu attirant pour une jeune comédienne. De la nudité totale,pas de dialogue, peu de budget. Pour le dossier de financement, nousavions pris en photo un modèle afin de donner une idée des cadragesque nous cherchions à formaliser. Manda s’est prise en photo respec-tant nos cadrages et a postulé ainsi. Elle m’a tout de suite plu. Elle avaitquelque chose de l’enfance et de l’innocence qui était indispensableau personnage, mais aussi une présence très adulte. Elle s’est impli-quée totalement dans le projet et a su donner ce qu’il fallait d’émo-tions et de force dans le peu d’espace de jeu qu’elle avait. Elle a, parailleurs, souvent accompagné le film en festivals par la suite et connaîttrès bien le sujet des “tests osseux”.

Romain Le Bonniec était le chef-opérateur de Lucien,mon premier court métrage. Nous avons commencéensemble, au sein du collectif Full Dawa, lui en tant qu’élec-tricien, moi en tant que régisseur. Je lui ai parlé du projetd’Aïssa quand j’en ai eu l’idée en 2007. Nous voulions tousles deux absolument le tourner en 16 mm. Le scénario estlongtemps resté dans un tiroir, en partie à cause de cetteexigence. Nous avions besoin d’un financement pour le fairetel que nous le voulions. Romain a parlé du projet à PaulineSeigland, sa compagne, qui m’a aidé à finaliser le projet. Cefilm lui doit énormément ; il a fait un travail à la lumière,et plus encore au cadre, parfait.

Romain Le Bonniec“Lorsque Clément m'a parlé de son film la première fois,

il en avait déjà une idée claire et concise.Le 4/3 devait rendre l'aspect clinique, normé d'un exa-

men médical, et la pellicule, par la matière vivante qui lacaractérise, donner vie au personnage « démembré » par cetexamen.

Par ses imperfections, et l'imagerie passée qu'il véhicule,le 16mm est apparu plus pertinent que le 35mm pour dénon-cer les méthodes archaïques que révélait le rapport médicalà la base du projet.

Bénéficiant du soutien de Fuji, nous avons tourné avecles dernières boîtes d'Eterna 400T. Nous n'avons pas vrai-ment eu le choix sur l'émulsion, car, en février 2012, la fin deFuji en France était entérinée, et le seul stock disponible enassez grande quantité (six boîtes) était cette pellicule.

Nous n'avons pas eu à nous en plaindre, bien au contraire.Sa texture douce et granuleuse, assez chaude, nous plongeimmédiatement dans l'intime, et rend d'autant plus palpablela violence de l'examen.”

Un an après avoir obtenu une mention spéciale au Festival de Cannes 2014, Clément Tréhin-Lalanne revient sur Aïssa (voir critique dans Bref n° 112).

L’idée du film m’est venue suite à la lecture d’un article de Rue89en 2007 relatant l’existence des “tests osseux”.

Deux jeunes Congolaises avaient vu leur anatomie examinée parun médecin, à la demande d’un officier de police. Ces tests avaient pourbut de déterminer l’âge des jeunes filles afin de statuer sur leur ave-nir sur le territoire français. Si le médecin confirmait qu’elles avaientla majorité ou plus, elles devenaient expulsables.

L’article était accompagné d’une copie du rapport du médecin. Onapprenait ainsi que, lors de cet examen sur des jeunes femmes poten-tiellement mineures, le médecin examinait les os, la dentition, maisaussi la pilosité du sexe et des aisselles. La violence de cette image, celled’un inconnu examinant l’intimité de jeunes filles m’avait alors pro-fondément choqué. Ce fut le point de départ de mon travail.

J’ai appris par la suite que l’Académie de médecine, le défenseurdes droits, le commissaire européen aux Droits de l’Homme, tous dénon-cent le manque de fiabilité et la violence de ces examens.

Bref 115 / 2015 – VOLUME 2

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