Camps (Gabriel)_Rex Gentium Maurorum Et Romanorum

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Gabriel Camps Rex gentium Maurorum et Romanorum. Recherches sur les royaumes de Maurétanie des VIe et VIIe siècles In: Antiquités africaines, 20,1984. pp. 183-218. Citer ce document / Cite this document : Camps Gabriel. Rex gentium Maurorum et Romanorum. Recherches sur les royaumes de Maurétanie des VIe et VIIe siècles. In: Antiquités africaines, 20,1984. pp. 183-218. doi : 10.3406/antaf.1984.1105 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/antaf_0066-4871_1984_num_20_1_1105

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Gabriel Camps

Rex gentium Maurorum et Romanorum. Recherches sur lesroyaumes de Maurétanie des VIe et VIIe sièclesIn: Antiquités africaines, 20,1984. pp. 183-218.

Citer ce document / Cite this document :

Camps Gabriel. Rex gentium Maurorum et Romanorum. Recherches sur les royaumes de Maurétanie des VIe et VIIe siècles.In: Antiquités africaines, 20,1984. pp. 183-218.

doi : 10.3406/antaf.1984.1105

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/antaf_0066-4871_1984_num_20_1_1105

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RésuméLe titre de roi n'a jamais complètement disparu chez les Maures, mais au cours du IVe siècle onassiste, avec l'ascension de la famille de Nubel, Firmus et Gildon, à un début de confusion des pouvoirsromains et indigènes sur la même tête de « principes » ambitieux. Les royaumes, comme celui deMasuna, « roi des peuples maure et romain », qui émergent au cours des périodes vandale etbyzantine, sont de passionnants exemples d'accomodement entre deux traditions aussi vivaces quecontradictoires : administration romaine fondée sur un réseau de cités et organisation tribale maurereposant sur l'allégeance personnelle. Contrairement à l'hypothèse fractionniste de C. Courtois, ilsemble que la Maurétanie césarienne n'ait constitué qu'un seul royaume dont les maîtres successifsfurent Masuna (508), Mastinas (535-571), Garmul ( + 579). L'analyse des rares sources littérairesépigraphiques, numismatiques et archéologiques étaye cette hypothèse. Bien que vraisemblablementoriginaire des régions méridionales, les princes pour qui furent construits les Djedars étaient chrétiens.Le christianisme semble en effet avoir pénétré largement chez les Maures, même au-delà de l'ancienlimes (tumulus à chapelle de Djorf Torba). Dans la région de Meknès-El Hajeb, le Gour est un autretémoignage de la puissance des chefs maures du VIIe siècle. Ce monument funéraire est contemporaindes inscriptions chrétiennes de Volubilis et de Koceïla (qui s'appelait peut-être Caecilius), ce chefawreba des confins algéro-marocains qui finit par régner à Kairouan.

AbstractThe title of king has never thoroughly disappeared at Moors', but during the 4th century, we can attendto a beginning of confusion of the roman and native powers upon the same sway of ambitiousprinciples, with Nubel, Firmus and Gildon family's ascension.The kingdoms, as Masuna's one, King of the roman and moorish peoples, which appear during theVandal and Byzantine periods, are some greatly interesting examples of arrangement between two soundying than contradictory traditions : roman administrations set upon a cities'network and moorish tribeorganization based on the private allegiance.Contrary to C. Courtois's fractionnist hypothesis, it seems that the Cesarían Mauretany has onlyconstituted a kingdom the successive chiefs of which were Masuna (508), Mastinas (535-571), Garmul (+ 579). The analysis of rare litterary, epigraphic, numismatic and archeological sources back thishypothesis up. Though likely coming from the southern regions, the princes for who the Djedars werebuilt, were Christian.The Christianity seems indeed having widely possessed the Moors, even beyond the old limes (tumuluswith chapel of Djorf Torba). In Meknès el Hajeb area, the Gour is another evidence of the moorishchiefspower in the Vllth century. This funeral monument is contemporary of the Christian writtings ofVolubilis and Koseïla (which was may be named Caecilius), this awreba chief from the algero-moroccanborders who ended by holding sway over Kairouan.

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Antiquités africaines t. 20, 1984, p. 183-218

REX GENTIUM MAURORUM ET ROMANORUM

Recherches sur les royaumes de Maurétanie des VIe et VIIe siècles

par

Gabriel CAMPS

Au cours du Ve siècle, en dehors du territoire vandale mais aussi à l'intérieur même du royaume fondé par Genseric, l'histoire voit apparaître et se développer des embryons d'États ayant à leur tête des chefs berbères ou, comme on les appelait à l'époque, des rois maures. Ces chefferies ne sont pas, cependant, des créations récentes nées de l'affaiblissement de la domination étatique. Ce qui est nouveau c'est qu'il en existe désormais à l'intérieur de l'ancienne province d'Afrique et de son annexe numide, telles sont la domination de laudas, à l'époque byzantine, sur l'Aurès, celle de Coutsina sur le sud de la Numidie, ou celle d'Antalas sur le sud-ouest de la Byzacène.

MAINTIEN DU TITRE DE ROI CHEZ LES MAURES

En revanche, en Maurétanie Césarienne, des princes comme Masuna connu par une inscription célèbre d'Aitava ', Mastinas (ou Mastigas), cité par Procope 2 ou le roi inconnu des Ucutamani 3 succèdent à des chefs de tribus ou de confédérations auxquels les Romains avaient reconnu sans grande difficulté, semble-t-il, le titre de roi que sanctionnaient des inscriptions officielles. Ainsi une ara pads de Volubilis 4 commémore le colloque qui réunit en octobre 277 le praeses de la Province tingitane et Julius Nuffusi, l'un des fils de Julius Matif, roi de la tribu des Baquates ; mais les prédécesseurs et successeurs de Julius Matif portent régulièrement le titre de princeps. La différence entre ces deux titres était-elle, peut-être, moins importante qu'on ne le pense généralement 5 ? J'en verrai pour preuve la coalition de

1 C.I.L., VIII, 9835. Marcillet-Jaubert (J.), Les inscriptions d'Aitava. Aix-en-Provence, 1968, n° 194. 2 Procope. Bellum vandalicum, II, 13, 19, 20, 31. 3 C.I.L., VIII, 8379 et 20216. 4 Inscriptions antiques du Maroc. 2. Inscriptions latines. n° 360 (désormais désignés par le sigle I.L.M.). 5 Frezouls (E.), Les Baquates et la province romaine de Tingitane. Bull. d'Archéol. maroc, t. 2, 1957, p. 65-1 16. Id.,

Rome et la Maurétanie tingitane : un constat d'échec ? Antiquités afric, t. 16, 1980, p. 65-94.

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quatre rois Bavares qui, sortis des limites de la Maurétanie avaient, en 259-260, pénétré dans le Nord de la Numidie avant de se faire écraser par le légat C. Macrinius Decianus 6. Quelques années plus tôt, deux autres rois Bavares avaient été abattus et leurs épouses capturées dans la région d'Horrea, peut-être sous le commandement de M. Cornelius Octavianus 7. Il n'était donc pas nécessaire d'être très puissant pour porter le titre de roi puisque même les fractions d'une super-tribu ou d'une confédération comme celle des Bavares de l'Est pouvaient avoir à leur tête de tels souverains. Il faut reconnaître toutefois que les chefs traditionnels étaient le plus souvent appelés princeps gentis, titre qui devenait princeps civitatis lorsque la tribu recevait une organisation municipale. Au IVe siècle surtout, un autre titre, celui de praefectus, révèle une politique indigène plus interventionniste de la part de l'administration impériale 8 ; ces préfets indigènes placés à la tête des tribus sont, en principe, d'une fidélité éprouvée. Ce sont souvent des vétérans tandis que leurs prédécesseurs, sous le Haut Empire, étaient des magistrats et même, au début, des commandants de cohorte ou d'aile. Vers 400, Servius écrit que les praefecti des tribus maures recevaient à leur nomination un sceptre dont ils ne se séparaient jamais. Un siècle et demi plus tard, Procope décrit soigneusement les insignes qui leur étaient conférés au moment de leur entrée en charge, ce sont des attributs quasi royaux : un bâton d'argent doré, une coiffure d'argent ne couvrant pas toute la tête mais l'entourant comme une sorte de couronne faite de bandeaux d'argent, un manteau blanc s'attachant sur l'épaule droite par une fibule d'or, un chiton brodé, des chaussures dorées... » 9.

Praefectus, princeps, rex, il n'est pas dans mon intention d'examiner plus attentivement ces titres et leur portée réelle. Les textes nous permettent de rappeler que la notion du pouvoir royal, même occultée par des titres étrangers, accompagnée d'une puissance plus ou moins charismatique matérialisée par le diadème et le sceptre, n'avait jamais disparu chez les Maures et que, sans l'encourager formellement, Rome n'avait pas tenté de le supprimer. De plus, le souvenir de l'ancienne royauté était resté puissant chez les Maures ; ainsi un ambitieux, Lucceius Albinus, nommé procurateur de Maurétanie Césarienne par Néron 10 s'était, disait-on, paré des insignes de la royauté et fait appeler Juba. Assez nombreux sont les auteurs chrétiens qui ont affirmé, en outre, que les Maures adoraient leurs rois divinisés après leur mort ; Tertullien, Minucius Felix, Cyprien, Lactance, Prudence, l'ont répété sous des formes diverses n.

Dans un texte de grand intérêt, saint Augustin (Epist. CXCIX, XII, 46), au début du Ve siècle,établit une comparaison implicite entre les « Barbares », qui restent en dehors de la romanité et conservent leurs rois et ceux qui, rattachés à l'empire romain, ont à leur tête des préfets nommés et commencent ainsi que leurs préfets à devenir chrétiens. On ne saurait en déduire, cependant, que seuls les peuples demeurés en dehors du monde romain au-delà du limes, tels les Garamantes et les Levathae, avaient à leur tête des rois. A l'intérieur des limites des provinces maurétaniennes il subsistait des gentes gardant, sinon une totale autonomie, du moins une organisation suffisamment indépendante pour que leurs chefs puissent se parer du titre de roi. C'est vrai au IIIe siècle et rien ne prouve que ce système ait beaucoup changé au cours du IVe siècle, bien que se multiplient à cette époque les témoignages de praefectus gentis d'origine africaine.

6 C.I.L., VIII, 2615. 7 Camps (G.), Les Bavares, peuples de Maurétanie Césarienne. Rev. afric, t. 99, 1955, p. 241-288. 8 Leveau (Ph.), L'Aile II des Thraces, la tribu des Mazices et les Praefecti gentis en Afrique du Nord . (A propos d'une

inscription nouvelle d'Oppidum Novum et de ¡a pénétration romaine dans la partie orientale des plaines du Chélif). Antiquités afric., t. 7, 1973, p. 153-192

Kotula (T.), Principes gentis et principes civitatis en Afrique romaine. EOS, t. 55, 1965, p. 351. Desanges (J.), Un princeps gentis à Séti/. B.C.T.H., nlle série, 12-14, B, 1976-1978, p. 121-129. 9 Procope, B.V., XXV, 5, 8.

10 Tacite, Hist., II, 58. 11 Tertullien, Apologeticum 24 ; Minucius Felix, Octavianus 21,9 ; Saint Cyprien, Quod idola dii non sint, 2 ;

Lactance, Instit. divin., I, 15, 6. Prudence, Peristephanon, IV, 45-48.

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LA FAMILLE DE NUBEL

Au cours de ce même siècle se manifeste un autre phénomène plus insidieux qui eut cependant une importance cruciale pour les destinées de la Maurétanie. Il s'agit de l'ascension de grandes familles dont la puissance s'étend sur de vastes régions, regroupant, sur les mêmes têtes, domaines et commandements militaires ou magistratures tout en conservant leur pouvoir traditionnel sur les tribus. Le cas le plus exemplaire, qui nous est assez bien connu parce qu'il faillit transformer les conditions politiques de l'Afrique romaine, est celui de la famille de Nubel. Flavius Nuvel bâtit à ses frais une église dédiée à la Sainte Croix à Rusguniae n. Ce Flavius Nuvel ex praepositus equitum armigerorum juniorum est fils de Saturninus vir perfectissimus, ex comitibus. La basilique fut dédiée par Nuvel, sa femme Monnica et tous les siens. Voilà donc un commandant d'un corps de cavalerie mentionné par la Notifia dignitatum, fils d'un chevalier romain, dont la famille avait acquis la citoyenneté romaine depuis au moins trois générations et qui porte, contrairement à son père un nom africain : Nuvel. On s'est posé la question de savoir si ce Nuvel était bien le même personnage que Nubel le père de Firmus, celui dont Ammien Mar- cellin 13 dit qu'il était aussi puissant qu'un roi, velut regulus per nationes mauricas potentissimus. Le Père Mesnage rejette cette identification pour des raisons qui nous semblent bien minces 14. Il estime que la famille de Nubel, père de Firmus, n'est pas « romaine » parce que seul, parmi les six fils de Nubel, Firmus porte un nom latin. C'est oublier que le Nuvel de Rusguniae dont le père et le grand-père portent des noms latins a, lui, un nom africain de même que sa femme Monnica. Autre argument présenté par J. Mesnage et qui me paraît aussi faible : Nuvel de Rusguniae est chrétien puisqu'il a fait vœu de construire la basilique dont est conservée la dédicace, or, dit J. Mesnage avec une candeur désarmante, Nubel, père de Firmus, ne paraît pas avoir été chrétien puisque, d'après Ammien Marcellin, il avait outre sa femme légitime des concubines qui lui avaient donné plusieurs enfants.

En fait la rareté du nom de Nubel, la contemporanéité des deux personnages 15 qui le porteraient, la proximité de Rusguniae et du château de Nubel, père de Firmus, situé au col des Beni Aïcha à Souma 16, près de Thénia (ex Ménerville), militent en faveur de l'identification des deux Nubel en une même personne. S. Gsell a proposé de localiser le château de Nubel et de Firmus à Souma après avoir analysé la dédicace qui y fut découverte. L'inscription commence par une invocation chrétienne qui aurait dû éclairer le bon père Mesnage sur la religion de Nubel ; mais en publiant la lecture de S. Gsell il ne semble pas avoir senti de contradiction. Voici le texte tel qu'il a été rétabli par S. Gsell : Spes in nomine Dei \ per te Nubel I ista videmus I Firme possideas cum tuis I Bonis bene\.

A trois kilomètres de Souma, à Blad el Guitoun, s'élevait un riche mausolée où se mêlaient traditions africaines et formes d'architecture funéraires les plus classiques n. Il n'est pas impossible que ce mausolée

12 C.I.L., VIII, 9255. 13 Ammien Marcellin, XXXIX, 5. 14 Mesnage (J.), Le Christianisme en Afrique (origine, développement, extension). Rev. afric, t. 57, 1913, p. 361-700

(p. 603). 15 Nubel, père de Firmus, est mort vers 370 puisque la révolte de ce dernier, en 372, est consécutive aux querelles

successorales et aux interventions du Comte d'Afrique, Romanus. Or la basilique dédiée à la Sainte Croix par Nubel de Rusguniae est nécessairement postérieure à 326, date de « l'invention » par sainte Hélène de la Sainte Croix dont les reliques furent rapidement dispersées dans tout l'empire (cf St Cyrille, Catéchèse IV, 10).

16 Gsell (S.), Observations géographiques sur la révolte de Firmus. Ree. des Notices et Mém. de la Soc. archéol. de Constantine, t. 37, 1903, p. 21-45.

17 Gsell (S.), Monuments antiques de l'Algérie, t. II, 1901, p. 412-417. Camps (G.), Aux origines de la Berbérie. Monuments et rites funéraires protohistoriques. Paris 1961, p. 195-196.

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quasi royal ait été celui de Nubel, les éléments chronologiques que l'on peut tirer de la décoration et des mosaïques voisines concordent avec cette hypothèse.

On sait que Sammac, frère de Firmus, possédait à l'autre extrémité de la Kabylie, le château de Petra dont on a retrouvé la belle dédicace portant en acrostiche le nom du prince (fig. 1). Un autre frère de Firmus, Mazuca, possédait, dans la vallée du Chélif, un fundus qui portait son nom 18. C'est de là que les troupes des rebelles partirent pour surprendre et incendier Caesarea.

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Fig. 1 . — Inscription du Praedium Sammacis, frère de Firmus, à Petra, dans la région de Thubusuptu (vallée de la Soummam). Photo et relevé J. Laporte.

18 Leveau (Ph.), Recherches historiques sur une région montagneuse de Maurétanie Césarienne : des Tigava Castra à la mer. MEFRA, t. 89, 1977, p. 257-311.

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Voilà donc une famille qui ajoute à ses fonctions administratives et militaires, de caractère romain, des domaines très étendus et une suzeraineté mal défínie sur plusieurs tribus maures, en particulier celle des Jubaleni, qui, au cours de la révolte, finirent par proclamer roi, Firmus 19. Son frère Gildon, qui avait combattu contre lui aux côtés de Théodose, devint, en 385, Comte d'Afrique, occupant ainsi le plus haut commandement militaire sur l'ensemble des provinces. Il se contenta de cette fonction pendant une dizaine d'années avant de rejeter l'autorité de la cour de Ravenne. Ainsi les deux frères tentèrent d'atteindre, par des voies divergentes, le pouvoir suprême. Le premier s'appuie sur la tradition maure, le charisme, ou la baraka, du prince berbère, n'hésitant pas à revêtir symboliquement le sagum punicum, et à faire appel aux Donatistes qui lui ouvrent les portes des villes. Le second poursuit au contraire la tradition familiale des fonctionnaires impériaux, agissant en magistrat et officier romain, devenant, par la volonté impériale, le commandant en chef de l'armée d'Afrique. Si on entre un peu plus dans le cours de ces deux destinées, on remarque qu'il eût fallu peu de choses pour que Firmus devînt roi des Maures, c'est-à-dire roi de Maurétanie Césarienne, et que Gildon, qui portait un nom qui le prédestinait à une fonction royale 20, se proclamât Auguste à Carthage. En fait, sous des formes différentes, dictées plus par les circonstances que par une tactique mûrement préparée, Firmus et Gildon poursuivent le même rêve : devenir maître de l'Afrique. L'un comme l'autre surent jouer aussi bien sur la fidélité militaire envers le chef le plus proche 21 que sur la sympathie donatiste.

Leur véritable puissance résidait en un patrimoine considérable réuni par leurs ancêtres et sur un réseau de fidélités et d'alliances tribales qui joua certainement un rôle prépondérant dans l'aventure de Firmus (fig. 2). Il ne faut pas oublier en effet que Nubel était aussi « regulus » des Jubaleni 22, tribu qui occupait une région montagneuse voisine d'Auzia, soit les Monts des Bibans, soit la haute vallée de Tisser. A ces latifundia et châteaux répartis de la vallée de la Soummam (Petra), à la moyenne vallée du Chélif (Fundus Mazucanus), s'ajoutaient des richesses en espèces ou en bijoux puisque Kyria, sœur de Firmus, distribua des sommes considérables parmi les populations pour les gagner à la cause de son frère. Les possessions de la famille ne s'étendaient pas seulement à la Maurétanie puisqu'en Africa même, il fallut, après la chute de Gildon, nommer un procurateur pour gérer son patrimoine 23. Ch. Courtois pense que ses biens étaient d'acquisition récente puisque Gildon était, à l'origine, « suzerain des abords de la Kabylie » 24 ; c'est vraisemblable mais non sûr.

Lorsque Gildon rejeta l'autorité d'Honorius et arrêta les envois de blé à Rome, c'est à Mascezel, autre fils de Nubel, que fut confié le commandement de l'expédition militaire envoyée contre lui. Cette curieuse décision de Stilichon et de la cour de Ravenne confirme, si besoin était, l'importance de la famille de Nubel et de la forme politique que représentait sa clientèle, tant auprès des citadins que des Maures des campagnes. De fait la « guerre » contre Gildon ne fut qu'une promenade militaire mais Stilichon avait compris la leçon ; Gildon abattu, les derniers fils de Nubel furent éliminés à leur tour.

Malgré l'échec final de cette grande famille, le cas de Nubel, Firmus, Gildon et Mascezel, révèle la totale imbrication, dès la fin du IVe siècle, de certaines chefferies indigènes et des plus hautes fonctions

19 Paul Orose, 7, 33, 5 ; Kotula (T.), Firmus fils de Nubel, était-il usurpateur ou roi des Maures ? Acta antiqua, Budapest, t. 18, 1970, p. 137-146.

20 Gildo est la transcription latine du berbère Aguelid (GLD dans les inscriptions libyques et puniques) qui signifie roi. Cf Camps (G.), Massinissa. Alger, 1961, p. 216.

21 Ammien Marcellin nous apprend que Théodose fit exécuter les préfets de deux vexillations qui s'étaient ralliés à Firmus.

22 Ammien Marcellin XXIX, 5, 44 ; dans cette origine jubalienne de Nubel et de ses fils on trouve peut-être la raison du vers 332 du Bellum Gildonicum de Claudien qui fait de Gildon un descendant de Juba.

23 Code Theodosien, VII, 8, 7. 24 Courtois (Ch.), Les Vandales et l'Afrique. Paris, 1955, p. 146.

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SITIFIS O

Fig. 2. — La « zone d'influence » de Nubel et de sa famille. Les noms en italique sont ceux des localités et populations sur lesquelles s'exerçait l'autorité de Firmus et de ses frères.

militaires. A cette confusion déjà pleine de promesse, s'ajoute le maintien d'une tradition royale chez les Maures les moins romanisés qui apporte à ces princes un réseau de fidélités tribales. Aussi n'est-il pas nécessaire de faire appel à une prétendue conquête ou reconquête maure, après l'invasion de 429, pour expliquer la création des royaumes romano-africains. Les potentes gardèrent un pouvoir qu'ils avaient déjà accaparé depuis plusieurs générations ; ils cherchèrent à le consolider en lui donnant un caractère de droit, soit, comme Masties qui étant duc se proclame empereur 25 soit comme Masuna qui se fait reconnaître roi par les deux éléments de la population : les romanisés et les autres 26.

Ces royaumes qui émergent au cours de la période vandale et connaissent leur plein développement aux temps byzantins, sont de passionnants exemples d'accommodement de deux traditions aussi vivaces que contradictoires : administration romaine fondée sur un réseau de cités et organisation tribale maure reposant sur l'allégeance personnelle. Malheureusement la pénurie des sources oblige les historiens soit à un mutisme prudent soit à présenter une succession d'hypothèses aussi séduisantes que gratuites. En se fondant sur de rares inscriptions et surtout les textes de Procope et de Corippus, Ch. Courtois avait

25 Sur Masties on consultera les deux études de Carcopino (J.), Un « empereur » maure inconnu, d'après une inscription latine récemment découverte dans l'Aurès. Rev. des Etudes anciennes, t. 46, 1944, p. 94-120 et Encore Masties, l'empereur maure inconnu. Rev. afric, t. 100, 1956, p. 339-348. Courtois (Ch.), Les Vandales et l'Afrique. Paris 1955, p. 337-339. Janon (M.), L'Aurès au VIe siècle. Note sur le récit de Procope. Ant. afric, t. 15, 1980, p. 345-381.

26 C.I.L., VIII, 9835. Marcillet-Jaubert, Les Inscriptions d'Aitava, n° 194.

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multiplié, comme à plaisir, le nombre de ces royaumes berbéro-romains (fig. 3). Ayant une conception très fractionniste de la géographie humaine du Maghreb, il avait dénombré huit royaumes dont deux (celui des Nemencha et celui de Capsus) lui paraissaient cependant plus hypothétiques que les précédents 27. J. Carcopino avait la même opinion, croyant lui aussi à l'existence d'un grand nombre de petits royaumes ; à cette liste, déjà fort longue, les deux auteurs étaient tentés d'ajouter d'autres embryons d'États en Tingitane où « le départ du gouverneur romain (de Volubilis) laissait en fait le pouvoir aux rois des Baquates, et ce furent eux qui exercèrent l'autorité sur toute une partie de l'ancienne Tingitane » 28. En Maurétanie Césarienne et Sétifienne, Ch. Courtois voyait trois royaumes alignés d'ouest en

Fig. 3. — Les Royaumes berbères aux Ve et VIe siècles, d'après C. Courtois : 1. Royaume d'Aitava, 2. Royaume de l'Ouarsenis, 3. Royaume du Hodna, 4. Royaume de l'Aurès, 5. Royaume des Némenchas (?), 6. Royaume de Capsus (?), 7. Royaume de la Dorsale, 8. Royaume de Cabaon.

est, axés sur les chaînes méridionales de l'Atlas tellien : ce sont le royaume d'Oranie (ou d'Aitava) connu par l'inscription de Masuna, le royaume de l'Ouarsenis illustré par les Djedars et s'étendant au nord du Chélif jusqu'à la côte méditerranéenne, le royaume du Hodna dont le maître aurait été Vertala ( = Ortaïas de Procope). Curieusement, dans la carte volontairement schématique qu'il consacre à la localisation de ces « royaumes », Ch. Courtois laisse subsister un vaste blanc dans le nord de la Maurétanie à l'est de Cherchel, précisément dans cette région occupée par l'Atlas blidéen, la Grande Kabylie, les Babors et les Bibans, pays des Quinquegentes, des Bavares de l'Est, des Ucutamani (futurs Ketama), des Jubaleni et autres tribus guerrières qui avaient créé bien des difficultés aux gouverneurs de Maurétanie, allant parfois jusqu'à menacer le nord-ouest de la Numidie au moment des grandes révoltes du IIIe siècle. C'est aussi dans cette région que la tradition royale était le plus fidèlement conservée, chez les Bavares, les Jubaleni, les Ucutamani. C'est dans cette région « kabyle » que Nubel avait fondé la puissance dont usa Firmus. Aussi ce vide sur la carte de Ch. Courtois nous paraît d'autant plus étonnant que le texte de Procope sur Mastigas-Mastinas, dont il a fait un usage très pertinent, est fort clair à ce sujet : ce souverain dominait

27 Courtois (Ch.), op. /., p. 334-339. 28 Courtois (Ch.), op. /., p. 333 et Carcopino (J.), Encore Masties, l'empereur maure inconnu. Rev. afric, t. 100, 1956,

p. 347.

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la Maurétanie seconde, c'est-à-dire la Césarienne, ayant sous son autorité le pays tout entier à l'exception de Caesarea. « Avec cette place les Romains ne communiquaient que par mer, ils ne peuvent y aller par terre car les Maures occupent toute cette région » 29. Il faut donc bien admettre l'extension du royaume de Mastinas, au milieu du VIe siècle, vers l'est jusqu'aux confins des territoires réellement occupés par les Byzantins, c'est-à-dire jusqu'au voisinage de Sétif. Comme rien ne justifie l'existence d'un prétendu royaume d'Oranie qui lui serait contemporain, c'est à un seul grand royaume de Maurétanie que le texte de Procope nous invite à croire.

Au fractionnisme cher à Ch. Courtois fait pendant l'opinion federative de Ch.-E. Dufourcq. Dans une remarquable étude parue dans la Revue historique 30 cet auteur établit un parallèle entre la Berbérie et l'Ibérie médiévales. Examinant les conditions de la conquête arabe de l'Afrique du Nord, il pense trouver dans un texte très précis d'Ibn Khaldoum la preuve d'une organisation fédérale de l'ensemble des forces berbères. Il lui paraît que l'exemple de Masties, dont il étend l'empire de l'Aurès au Bas-Chélif « et peut-être même plus à l'ouest encore » 31,fut suivi au VIIe siècle : « une espèce de confédération générale des principautés berbères... groupait, au moins en cas de danger, toutes les populations de la Berbérie préislamique... A la tête de la confédération ou alliance générale se relayaient apparemment les diverses principautés berbères » n. Ibn Khaldoun ne dit-il pas : « Le droit de commander au peuple berbère appartenait alors (vers 670) aux Awreba » 33 qui étaient des Branès ? par la suite, au moment de l'épopée de la Kahéna (vers 690-700), la prééminence passa à la tribu des Djerawa dont Ibn Khaldoun écrit qu'elle « fournissait des rois et des chefs à tous les Botr » 34. Il y aurait donc eu une sorte de pouvoir rotatif semblable, mutatis mutandis, à celui que nous voyons encore s'exercer de nos jours à l'intérieur de la « super-tribu » des Ait 'Atta du Jbel Sarho 35, où chaque « khoms » fournit à tour de rôle le chef de la confédération.

Malgré les apparences, les propositions de Ch. Courtois et de Ch.-E. Dufourcq ne sont pas contradictoires. L'un et l'autre croient à un émiettement du pouvoir, mais pour le premier, il est constant et dicté par la nature du commandement chez les Berbères, tandis que le second croit qu'aux moments de danger l'unité se créait sous l'autorité d'un clan préalablement reconnu comme seul susceptible de remplir cette charge.

LES SOURCES LITTÉRAIRES

Ces incertitudes proviennent (est-il nécessaire de le dire ?) de l'indigence de nos sources et du peu d'intérêt porté à l'étude de cette période pourtant passionnante. Les auteurs modernes ayant porté leur attention sur les royaumes berbéro-chrétiens sont bien rares. Outre Ch. Courtois et Ch.-E. Dufourcq, et avant eux J. Carcopino, on ne peut guère se reporter qu'aux travaux de Ch. Diehl 36, de E.F. Gautier 37

29 Procope, Bellum vandalicum, II, 20, 32. 30 Dufourcq (Ch.-E.), Berbérie et Ibérie médiévales : un problème de rupture. Rev. hist., oct.-déc. 1968, p. 293-324. 31 Ibid., p. 296. 32 Ibid., p. 297. 33 Ibn Khaldoun, Histoire des Berbères, trad, de Slane, t. I, p. 21 1. 34 Ibid., t. I, p. 213. 35 Hart (D.M.), Segmentary systems and the rôle of « five fifths » in tribal Morocco. Rev. de l'Occident musulman et

de la Méditerranée, t. 3, 1967, p. 65-95. Camps (G.), Berbères. Aux marges de l'Histoire. Toulouse, Hespérides, 1980, p. 315-317.

36 Diehl (Ch.), L'Afrique byzantine. Histoire de la domination byzantine en Afrique. Paris, 1896. 37 Gauthier (E.-F.), Le Passé de l'Afrique du Nord. Les siècles obscurs. Paris, Payot, 1937.

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et aux courtes notices et commentaires accompagnant la publication de textes arabes 38. La bibliographie est donc rapidement faite. Sur le christianisme qui fut certainement un puissant ciment de ces royaumes romano-africains, la source écrite la plus récente intéressant la Maurétanie est antérieure de 170 ans au début de la conquête arabe ; il s'agit de la Notitia de 484, véritable fichier, comme l'a montré Ch. Courtois 39, de l'Église d'Afrique. Cette liste, malgré ses imperfections, apporte, entre autres, la preuve de l'expansion du christianisme dans la lointaine Maurétanie Césarienne où sont dénombrés 120 sièges épiscopaux dont moins de la moitié ont pu être identifiés. La Notitia mentionne des évêchés qui ne semblent pas avoir pour siège une ville ; peut-être couvraient-ils des régions non urbanisées : c'était par exemple le cas de l'évêque Reparatus Girumontensis, c'est-à-dire du Mont Giru, ou de Paulus Flumenze- ritanus, \cflumen Zer étant peut-être l'Oued Djer actuel, de Victor Manaccenseritanus, vraisemblablement du territoire des Beni Menasser d'aujourd'hui, au sud de Cherchel. Il est probable que parmi les très nombreux sièges non identifiés plusieurs doivent leur nom à une tribu ou à un simple lieu-dit où l'évêque rencontrait ses fidèles au cours de leurs déplacements saisonniers : plusieurs pouvaient être en effet dans des zones pastorales, même au sud du limes. Sachant que la moitié de ces évêchés n'ont pas été identifiés, il me paraît téméraire d'affirmer, comme cela le fut souvent, qu'en Oranie le Christianisme ne dépassa pas, vers le sud, les limites de la Province matérialisées par la nova praetentura 40. Qu'en sait-on ? Nous verrons infra que d'autres documents nous conduisent à réviser ce jugement.

On sait l'usage que les historiens modernes ont fait du récit de Procope qui est le seul auteur majeur de l'époque byzantine qui apporte quelques rares indications sur la Maurétanie. Le reste peut être tiré de la chronique de Jean de Biclar d'une sécheresse et d'un laconisme désespérants. C'est par Procope que l'on connaît les noms, les intrigues, voire la politique de quelques-uns de ces chefs maures, c'est-à-dire dans la nomenclature de l'époque, des Berbères indépendants. Le roi de l'Aurès, Iabdas (ou plutôt laudas) pouvait disposer de 30 000 h. ; en 535, il ravageait les hautes plaines de Numidie jusqu'aux abords de Constantine. Grâce à Procope encore, nous connaissons assez bien ses démêlés avec son voisin Ortaïas (qui s'identifie au Vartaïa de l'inscription d'Arris), allié des Byzantins ainsi qu'un certain Massônas, fils de Mephanias. Cette coalition réussit, en 539, à vaincre laudas et selon Ch. Courtois, Vartaïa pénétrant alors jusqu'à Arris y fit graver Yelogium de « l'empereur » Masties. C'est à Procope encore que nous devons la connaissance d'un prince dont les territoires paraissent fort étendus, de ce Mastinas ( = Mastigas) dont je ferai volontiers le roi de la Maurétanie, qui après une période de bonne entente avec les Byzantins, devint leur farouche adversaire, interdisant les relations terrestres avec Caesarea, ancienne capitale de la province dont il revendiquait vraisemblablement la possession, accordant son alliance à laudas et ouvrant son territoire à tous les rebelles. C'est en Maurétanie qu'Iaudas

38 Citons en plus des textes majeurs d'Ibn Khaldoun (traduction de Slane), Ibn'ABD al-h'akam. Conquête de l'Afrique du Nord et de l'Espagne (Futûh Ifrîqiya wa'l-Andalus), texte arabe et traduction française avec une introduction et des notes par Gateau (Α.), Alger, Carbonel, 1942. Levi-Provencal (E.), Un nouveau récit de la conquête de l'Afrique du Nord par les Arabes. Arabica, Rev. d'études arabes, t. 1, 1954, p. 17-43. Talbi (M.), Un nouveau fragment de l'Histoire de l'Occident musulman (62-196, 682-812). L'épopée d'Al-Kahina. Les Cahiers de Tunisie, t. 19, 1971, nos 73-74, p. 19-52, Ibrahim ar raqiq al QAiRAWiNi, Tarih Ifrîqiya wal Magrib, Tunis, 1 958. Brunschwig (R.), Ibn 'Abdal H'akam et la conquête de l'Afrique du Nord par les Arabes. Etude critique. Annales de l'Inst. d'études orientales, t. 6, 1942-1947, p. 108-155.

Talbi (M.), Rapports de l'ifriqiya et de l'Orient au Ville siècle. Les Cahiers de Tunisie, nos 26-27, 1959, p. 299-305. Idriss (H.R.), Examen critique des récits d'Al Maliki et d'Ibn Idari sur la conquête de l'ifriqiya. Arabica, II, 1964/1, p. 5-18. Id., Le récit d'Al Maliki sur la conquête de l'ifriqiya. Revue des études islamiques, t. 37, 1969, p. 1 17-149.

39 Courtois (Ch.), Victor de Vita et son œuvre. Alger, 1954. 40 Cette opinion a été exprimée maintes fois : Mesnage (J.), L'Afrique chrétienne. Paris, 1912. Id., Le Christianisme en

Afrique. Rev. afric, t. 57, 1913, p. 361-700. Gsell (S.), Le Christianisme en Oranie avant la conquête arabe. Bull, de la Soc. de Géogr. et d'Archéol. d'Oran, 1928, p. 17-32. Cadenat (P.), Vestiges paléochrétiens dans la région de Tiaret. Libyca, Archéol. Epigr., t. 5, 1957, p. 73-103.

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vaincu en 539 trouva refuge, c'est chez Mastinas que Stotzas, chef des milices révoltées contre Solomon se refugie après sa défaite.

A côté de ce personnage, les autres princes que Procope ou Corippus nous font connaître, un Massônas, un Antalas ou un Coutsina, et tant d'autres, font assez piètre figure ; on connaît mieux leur histoire car ils occupent des territoires au voisinage de la Numidie et de la Byzacène, tandis qu'en Tripolitaine interviennent des nouveaux-venus, les nomades, chameliers restés païens dont les chefs sont lerna roi des Levathae (Louata) et Carcassan, roi des Ifuraces (Ifoghas).

La Guerre des Vandales et la Johannide, si importantes soient-elles ne sont pas cependant les seules sources littéraires qu'on puisse interroger. Les nombreux récits arabes de la Conquête ne font guère état, certes, de la situation de la Berbérie à la veille de l'apparition des Musulmans en Tripolitaine puis en Byzacène mais on relève cependant nombre d'assertions ou de remarques intéressantes, même dans des textes descriptifs de caractère géographique. Indépendamment de l'inépuisable Ibn Khaldoun, on apprend au détour d'une page d'El Bekri 41 qu'à l'époque byzantine les Berbères professaient le christianisme ; or l'auteur distingue citadins « romains » et Berbères, tandis qu'Ibn el-Hakam 42 précise que c'étaient surtout les Branès qui professaient le christianisme alors qu'il n'y avait qu'un petit nombre de Botr à être chrétien — ce qui confirme l'arrivée récente de ces derniers dans les anciennes provinces romaines et corrobore les données de Corippus sur les Levathae demeurés païens et adorant les dieux Gurzil et Sinifer. Nous avons dit le parti que Ch.-E. Dufourcq a cru pouvoir tirer du récit de la Conquête d'Ibn el-Hakam et de ces relations qui ne sont pas aussi légendaires qu'on se plaît à le dire. E. Levi- Provençal, contrairement à l'opinion de R. Brunschwig, ne croit pas que l'expédition d'Oqba dans le Sud marocain soit purement légendaire ; il a cru même pouvoir dresser une carte impressionnante de son raid 43. Plus récemment, M. Talbi a apporté, je crois, une preuve définitive que la Kahéna, qui transportait des icônes, était chrétienne et que, contrairement à ce qu'affirment de nombreux commentaires, Ibn Khaldoun n'a pas précisément écrit que les Djerawa étaient encore de religion juive au moment de la Conquête ; au contraire, il rapporte ce fait aux temps héroïques, lors « de la toute puissance des fils d'Israël » 44.

L'INSCRIPTION DE MASUNA A ALTAVA

Les sources littéraires sont faiblement relayées par les textes épigraphiques. Hormis trois inscriptions majeures, la masse est constituée, pour l'essentiel, d'épitaphes qui apportent peu d'information. Cependant leur existence même, dans des régions éloignées et leurs dates fort basses, sont, par elles- mêmes, un témoignage que J. Carcopino a su, par exemple, mettre parfaitement en valeur lorsqu'il s'agissait de la communauté chrétienne de Volubilis au VIIe siècle. Ces épitaphes et rares dédicaces permettent aussi des réflexions sur l'organisation des villes situées dans ces Maurétanies, en dehors de l'État vandale ou de l'empire byzantin. Ch. Courtois a remarqué que ces cités avaient à leur tête des personnages qui par leur titulature se rattachent à la tradition romaine, mais ils portaient plus volontiers des titres empruntés à l'organisation militaire tels que praepositus (ou vice praepositus à Volubilis encore

41 El Bekri, traduction de Slane, 1913, p. 74. 42 Gateau (Α.), op. /., 1942, p. 77. 43 Levi-Provencal (E.), Un nouveau récit de la conquête de l'Afrique du Nord par les Arabes. Arabica. Rev. des Etudes

arabes, t. 1, 1954, p. 17-49 (p. 28). 44 Talbi (M.), Un nouveau fragment de l'Histoire de l'Occident musulman (62-196, 682-812). L'épopée d'Al-Kahina. Les

Cahiers de Tunisie, t. 19, 1971, p. 19-52.

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en 655) ou praefectus, que des titres civils. Subsistent cependant les fonctions de procurator (Castra Severiana, Aitava en 508) et plus rarement celles de princeps (Albulae en 465, Volubilis en 605). L'usage a pu varier au cours de ces deux siècles, mais des inscriptions contemporaines, parfois le même texte, révèlent la simultanéité de titres différents, ainsi en 508 Castra Severiana et Aitava ont, à leur tête, un procurateur alors que Safar est administré par un praefectus. S'agit-il de fonctions différentes pouvant subsister ensemble dans la même cité ou bien l'importance de la ville et de son territoire justifiait-elle tantôt la nomination d'un procurateur, tantôt celle d'un préfet ? Dans l'inscription d'Aitava, la prééminence du préfet Masgivinius est indéniable.

Autre variation, celle des noms portés par ces chefs de cité : plusieurs sont des noms manifestement berbères comme Jugmena, praefectus dans la région de Thanaramusa 45, Masgivinius à Sefar 46, Iider à Castra Severiana 47. Le fait que certains préfets aient porté des noms indigènes peut certes s'expliquer par la mainmise des Maures, berbères non romanisés, sur les villes qu'ils administraient au nom de leur roi. Cette hypothèse séduisante n'est pas aussi solidement établie qu'on le croit ; on lui opposera le cas même d'Aitava dont le procurateur porte le nom bien latin de Maximus, tandis que Masgivin et Iider remplissent des fonctions identiques dans des villes voisines. On notera qu'à Volubilis au VIIe s. la classe dominante qui passe encore commande d'épitaphes porte des noms latins 48 alors que trois siècles plus tôt on voyait alterner dans une même famille princière de Maurétanie Césarienne, noms africains et noms latins : Firmus était frère d'un Sammac ou d'un Gildon et fils d'un Nubel. Flavius Nuvel était fils de Flavius Saturnius et petit-fils d'un Flavius Florus.

Cette épigraphie maurétanienne postérieure au débarquement vandale de 429 a le mérite de révéler l'étrange fidélité de ces Africains à la langue de Rome et à ses principes calendaires de l'ère provinciale. L'inscription la plus récente de Volubilis, datée de 655 est celle de Julia Rogatiana qui atteste des relations suivies avec Aitava puisque cette femme native de la cité de Césarienne a été cooptée par les habitants de Volubilis. En Césarienne même, à Pomaria perneen), une inscription est datée de 651, ce qui n'étonne guère si on veut bien se reporter à El Bekri qui indique qu'il existait encore en cette ville au Xe siècle une église fréquentée par la population chrétienne 49. Fidélité à la langue mais aussi, en effet, fidélité au christianisme qui pouvait surprendre avant qu'on ne connaisse les documents épigraphiques de Kairouan et d'En-N'Guila 50 qui révèlent l'existence de communautés chrétiennes africaines en Byzacène et Tripolitaine au XIe siècle.

Dans le formulaire, dans la langue et dans la graphie, les inscriptions de l'extrême ouest de la Césarienne et de Volubilis présentent de telles ressemblances qu'elles ont permis à J. Carcopino de développer l'idée que les relations suggérées entre ces villes par l'épitaphe de Rogatiana n'étaient pas épisodiques mais qu'il s'agissait bien d'une unité culturelle couvrant une vaste région. On peut certes tirer de l'épigraphie funéraire d'autres informations. Certaines n'ont qu'un caractère anecdotique comme la

45 Albertini (E.), Inscription chrétienne des environs de Berrouaghia. C.R.A.I., 1925, p. 261-266. 46 C.I.L., VIII, 9835. 47 Ibid. 48 Carcopino (J.), Le Maroc antique. Paris, 7e édition, 1944, p. 288-301. Inscriptions antiques du Maroc. 2. Inscriptions

latines, nos 506, 603, 608, 619. 49 El Bekri, Description de l'Afrique septentrionale, trad, de Slane, réédition. Paris, Maisonneuve, 1964-1965, p. 155-156. 50 Mahjoubi (Α.). Nouveau témoignage épigraphique sur la communauté chrétienne de Kairouan au XIe siècle. Africa,

t. 1, 1966, p. 87-96. Février (P.-A.), Evolution des formes de l'écrit en Afrique du Nord à la fin de l'Antiquité et au Haut Moyen Age. Acad. dei Lincei, n° 105, 1968, p. 211-216. Dufourcq (Ch.-E.), La coexistence des Chrétiens et des Musulmans dans Al Andalus et dans le Maghrib au Xe siècle. Occident et Orient au Xe siècle. Actes du Congrès de Dijon, 1978 (1979), p. 209-234. Gualandi (G.), La presenza Cristina neïl'Ifriqiya. L'area cimiteriale d'En Ngila. Felix Ravenna, 105-106, 1973, p. 257-279.

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mort de cet évêque de Mouzaïaville (Elephantaria) tué « pendant la guerre des Maures » le 10 mai 495. Qu'un évêque ait pu être ainsi massacré, on ne peut en déduire que l'insécurité fut généralisée en cette fin de Ve siècle, ni que ce bellum Maurorum fut l'insurrection de tous les montagnards de l'Atlas blidéen et de la Grande Kabylie, précédant l'apparition du royaume maure que nous savons établi fermement quelques années plus tard sur ces mêmes régions. Il peut tout aussi bien s'agir d'une simple escarmouche ou razzia accompagnée d'assassinats. Dans la même région, mais sur l'autre versant de l'Atlas, près de Thanaramusa (Berrouaghia), c'est un acte plus pacifique que nous fait connaître, quelques années plus tôt, la dédicace d'une église dont le praefectus « maure » Iugmena posa la première pierre et que les habitants du lieu, les Zabenses, achevèrent.

Nous avons dit que l'épigraphie de cette époque avait livré trois textes majeurs. Deux sont bien connus et ont fait l'objet d'importants commentaires. Le plus ancien (fig. 4) est la dédicace du castrum

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Fig. 4. — Inscription du roi Masuna à Aitava.

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d'Aitava datée de 469 de l'ère provinciale (508). La construction commencée par Masgivin et Iider respectivement préfet de Safar et procurateur de Castra Severiana fut achevée par Maximus procurateur d'Aitava. Cette inscription est une dédicace pour le salut et la sûreté du roi Masuna, qui est donc contemporain du souverain vandale Thrasamund. La formule dédicatoire est exactement calquée sur celle des empereurs : Pro sal(ute) et incol(umitate), elle est suivie de la titulature Reg(is) Masunae gent(ium) Maurorum et Romanorum. Nous retrouvons dans cette dédicace du VIe siècle des réminiscences d'anciennes titulatures. Rex gentium Maurorum fait écho à Rex gentis Baquatum d'une inscription de Volubilis 51 ou au Rex gentis Ucutamani(orum) du Col de F'doulès dont il sera question infra, et les commentateurs, en dernier lieu J. Marcillet-Jaubert 52, n'ont pas manqué de faire ce rapprochement ; aussi traduit-on généralement : Masuna roi des tribus maures et des Romains. Ne peut-on songer à une autre traduction dans laquelle gens retrouverait un sens primitif plus étendu que celui administratif de « tribu » dans lequel l'habitude l'a confiné ? De fait, il ne s'agit pas d'une gens (au sens administratif de tribu) précise comme celle des Baquates, des Bavares, des Ucutamani et de nombreuses autres qui, nous l'avons vu, furent administrées par des praefecti, des principes et parfois des rois. Dans tous ces cas, le nom tribal est mentionné : gens Baquatum, gens Macennitum, gens Bavarum, gens Madicum, etc. Ici l'expression gentium maurorum a une tout autre acception, elle évoque la gens Maura à laquelle les Juvenes de Saldae s'adressent dans leur célèbre dédicace métrique 53. C'est de l'ensemble des populations maures, de la nation maure donc,que Masuna est dit roi. De cette imprécision voulue qui donne à sa souveraineté un caractère universel nous déduisons que ce roi ne peut être un roitelet local maître d'un territoire limité à l'Oranie occidentale. Nous connaissons, en effet, les tribus berbères de cette région. Elles sont regroupées dans la confédération des Bavares de l'Ouest qui sont séparés des Baquates par la Malva (Oued Kiss) ainsi que le dit explicitement Julius Honorius 54. Ces Bavares, au IVe s., entre 345 et 355, tuèrent deux habitants de Regiae (Arbal) 55. L'importance des Bavares est grande ; c'est le seul peuple que les derniers géographes de l'Antiquité connaîtront dans cette région, ce fut une confédération assez puissante pour dominer pendant un temps les Baquates, leurs voisins de Maurétanie Tingitane. Une de leur fraction, les Bavares Mesgnenses semblent être les ancêtres des Beni Mesguen qui au Xe siècle nomadisaient dans la région d'Oran 56. Les sources littéraires et les inscriptions mentionnent les Bavares en Maurétanie Césarienne occidentale depuis le début du IIIe jusqu'au Ve siècle, entre les Baquates et les Mazices qui occupent l'est de l'Ouarsenis et la moyenne vallée du Chélif 57. Or Masuna n'est pas dit rex gentis (ou gentium) Bavarum, comme on l'attendrait en supposant que sa domination était confinée à la Maurétanie Césarienne occidentale, mais rex gentium Maurorum, retrouvant au-delà des siècles le titre qu'auraient pu porter les Bocchus.

S'il est roi des Maures, Masuna est aussi roi des Romains, c'est-à-dire des habitants de la Maurétanie qui se disent romains et qui n'avaient pas renoncé après l'invasion vandale, à la dignité et à la qualité qui restaient attachées à ce titre. Dès lors on peut se poser la question de la fonction exacte du génitif

51 Inscriptions antiques du Maroc. 2. Inscriptions latines, n° 360. 52 Marcillet-Jaubert (J.), Les Inscriptions d'Aitava. Aix-en-Provence, 1968, n° 194, p. 127. 53 Leschi (L.), Les «Juvenes » de Saldae d'après une inscription métrique. Rev. afric, t. 68, 1927, p. 393-441. 54 Julius Honorius, Géogr. latin, minor., 53-54. Camps (G.), Les Bavares, peuples de Maurétanie Césarienne. Rev. afric,

t. 99, 1955, p. 241-288. 55 C.I.L., VIII, 21630 et 21644. Sur la date de ces épitaphes voir Salama (P.), Occupation de la Maurétanie Césarienne

occidentale sous le Bas-Empire romain. Mélanges d'Archéol. et d'Hist. offerts à A. Piganiol. Paris, 1966, p. 1291-131 1 (p. 1297, n° 6).

56 Carcopino (J.), B.C.T.H., 1920, p. 105. 57 Camps (G.). 7.7. et Leveau (Ph.), L'aile II des Thraces, la tribu des Mazices et les Praefecti gentis en Afrique du Nord.

Ant. afric., t. 7, 1973, p. 153-192 (p. 171-182)

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Romanorum. Se rapporte-t-il directement à Rexou, comme Maurorum, à gentium ?Cette deuxième lecture paraît plus satisfaisante grammaticalement et contribue à l'équilibre entre les deux catégories de la population à laquelle les rédacteurs de l'inscription semblent avoir été très sensibles, souci que nous retrouvons exprimé dans l'inscription à peu près contemporaine de Masties à qui on fait dire nequefidem fregi ñeque de Romanos ñeque de Mauros. Aussi plutôt que de traduire, en gardant à gens un sens administratif restreint : « roi des tribus maures et des Romains », je préférerais lire : « roi des peuples Maure et Romain », titulature plus souveraine et en accord avec le majestueux pro salute et incolumitate.

Les auteurs qui, comme Courtois, voudraient faire de Masuna un roitelet d'Oranie (Diehl avait même développé reg en reguli !) ont fait remarquer, sans d'ailleurs le prouver, que le préfet et le procurateur qui ont participé à la construction du Castrum d'Aitava étaient les administrateurs de cités voisines. En fait, quelle que soit la puissance d'un prince et l'étendue de son royaume, il est normal qu'il s'adresse, surtout dans une situation aussi trouble que celle de l'époque, aux voisins les plus proches pour participer à cette construction. Mais sommes-nous bien sûrs qu'il s'agisse de voisins immédiats ? Ni Safar ni Castra Severiana ne sont localisés avec certitude. Les cités les plus proches d'Aitava sont, à l'est, Kaputtasaccora qui avait été le cantonnement de l'Aile I des Parthes, à l'ouest, Pomaria (Tlemcen) promise à un bel avenir, au nord Tepidae (Ain el Hammam) et Albulae (Ain Temouchent). Albulae ne peut être confondue avec les Castra Severiana qui se situaient très vraisemblablement sur la Nova praetentura ; de plus la Notitia de 484 mentionne un évêque Albulensis et un évêque Castraseberiensis. Restent Pomaria et Kaputtasaccora. Pomaria doit être écarté puisqu'il existe aussi un évêque pomariensis contemporain de celui de Castra Severiana. Castra Severiana ne serait-il pas un second nom de Kaputtasaccora ou le nom du lieu de garnison alors que Kaputtasaccora serait le nom de la bourgade civile qui aurait, au VIe s. sombré dans l'oubli ? Les doublets ne manquent pas en effet dans la toponymie maurétanienne, particulièrement sur la nova praetentura, ainsi Cohors Breucorum et Kaputurbe, Ala Miliara et Tigit, tandis que Numerus Syrorum se nommait aussi peut-être Meva 58. Nous pouvons accepter la localisation des Castra Severiana à Kaputtasaccora d'autant plus facilement que cette localité ne figure pas sous ce nom dans la Notitia de 484 ; S. Gsell qui avait rejeté l'équivalence de Numerus Syrorum et de Castra Severiana se montrait en revanche plutôt favorable à cette dernière identification. Si les Castra Severiana se situent à l'est d'Aitava nous serions tentés de rechercher Safar vers l'ouest ou vers le nord, mais guère au sud où aucune agglomération antique de quelque importance n'a jamais été signalée. Safar est évidemment un toponyme africain. Pouvons-nous risquer un rapprochement avec le premier nom d'Albulae, celui de Praesidium Sufative ? Une épitaphe de cette ville, celle d'Avitus qui est áit f rater praefecti Safari contribuerait à établir cette synonymie. Mais si Sufative se rattache vraisemblablement à la racine « suf », bien connue en berbère où elle est associée à la notion d'eau courante, Safar semble appartenir à un radical différent : asafar 59, aussi bien en kabyle qu'en tamahaq, signifie « médicament » et Ch. de Foucauld précise « tous les médicaments solides, liquides et pâteux, les cautérisations, les saignées, les bains, etc. ». Or il ne semble pas que Safar soit situé sur la nova praetentura dont les différents centres sont connus, de Numerus Syrorum à Lucu. Il y a cependant de fortes chances pour que Safar soit assez proche d'Albulae et pas trop éloigné d'Aitava. Or, entre ces deux villes se situe la petite agglomération romaine de Tepidae, au

58 Cette identification acceptée par J. Carcopino, E. Albertini et P. Salama est mise en doute par Rebuffat (R.), Note sur les confins de la Maurétanie tingitane et de la Maurétanie césarienne. Studi Magrebini, t. 4, 1971, p. 33-64 (p. 62).

59 Dallet (J.-M.), Dictionnaire Kabyle-Français. Paris, 1982, p. 761 . Foucauld (Ch. de), Dictionnaire Touareg-Français, dialecte de l'Ahaggar, Paris, 1952, t. IV, p. 1808.

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voisinage du Hamman Sidi Abdelli 60. La valeur curative de ses eaux bicarbonatées calciques 61 pourrait fort bien expliquer le nom « africain » de la localité. Nous suggérons donc de localiser Safar à Tepidae 62.

Les deux initiateurs de la construction du Castrum sont, d'après l'inscription, des autorités étrangères à Aitava, qui de plus portent des noms berbères ; de là à imaginer que l'édification de ce castrum soit en relation avec la mainmise de Masuna et de ses Maures sur la ville, il n'y a qu'un pas. Il n'est pas sûr cependant que l'onomastique reflète exactement la situation politique. En revanche l'ordonnance même de la dédicace d'Aitava présente une anomalie qui pourrait être consécutive à un possible conflit.

Cette inscription dont la graphie est médiocre et dont le champ, bien qu'évidé, présente une surface irrégulière, compte cinq lignes dont la dernière fut gravée à l'extérieur du champ. Or en lisant le texte on se rend compte que les quatre premières lignes forment un tout qui se suffit à lui-même et se termine par un retour à la personnalité du roi : Quem Masuna Aitava posuit. De plus ces quatre lignes, bien ordonnées, occupent la totalité du champ épigraphique. La cinquième, inscrite sur le cadre, échappe à cette régularité, elle est plus courte alors qu'elle compte deux caractères de plus que la précédente. Un soin minime apporté à l'écartement des lettres aurait assuré une présentation plus satisfaisante de cette dernière ligne qui, manifestement, n'avait pas été prévue par Yordinator. Elle fut rajoutée après coup, même si elle semble avoir été gravée par la même main, ce que la mauvaise qualité de la gravure ne permet pas d'affirmer. Or que dit cette ligne que nous pensons rajoutée au texte initial : «Et Maxim(us) proc(urator) Alt(avae) perf(ecit) (anno) p(rovinciarum) CCCCLXVIII ». Ainsi le procurateur d'Aitava qui acheva l'ouvrage, avait été oublié dans le texte original et tint à réparer cette omission. L'administration de la cité avait été écartée du début des travaux. Quelle en est la raison ? On pourrait imaginer une disparition du centre d'Aitava qui aurait été repeuplé par décision du roi Masuna et celui-ci aurait confié cette tâche aux administrateurs des villes les plus proches. Cette hypothèse est irrecevable, Aitava était une ville bien vivante à la fin du Ve siècle, on ne compte pas moins de 1 5 épitaphes datées entre 480 et 508. On peut supposer avec plus de vraisemblance le scénario suivant : Aitava tombant, peut-être après une certaine résistance, sous la domination de Masuna fut mise momentanément sous le contrôle des lieutenants maures, Iider et Masgivin, qui avaient été nommés respectivement préfet et procurateur des villes voisines de Sefar et Castra Severiana. La construction du Castrum répondait peut-être au désir d'établir à demeure une garnison maure. Puis la bonne entente s'établit rapidement, Aitava retrouve un statut commun et le procurateur obtint des autorités le droit de compléter la dédicace en rappelant le rôle de ses administrés dans l'achèvement du castrum, en l'an 508.

Cette interprétation d'un texte peut-être trop sollicité permettrait d'en supprimer quelques obscurités et d'expliquer la curieuse intervention des préfet et procurateur des cités voisines. Elle me semble préférable à celle de Ch. Courtois qui voulait que les trois villes fussent associées pour construire le Castrum, ce qui supposait une très grande proximité des trois agglomérations que rien ne permet d'envisager. Il aurait fallu, en effet, que ces villes ne fussent éloignées, les unes des autres, que de quelques milles pour que le Castrum pût en effet servir de refuge commun. On ne comprendrait pas plus, dans le cadre de cette hypothèse pourquoi le procurateur d'Aitava, principal intéressé, ne figurait qu'en position marginale, comme c'est le cas dans le texte qui nous est parvenu et dont je propose la traduction suivante : « Pour le salut et la sécurité de Masuna, roi des peuples maure et romain. Forteresse établie par Masuna, à Aitava construite par Masgivin, préfet de Safar, et Iider, procurateur de Castra Severiana, et qu'acheva Maximus, procurateur d'Aitava en l'an des provinces 468 ».

60 Gsell (S.), Atlas archéologique de l'Algérie. Feuille 31, Tlemcen, nos35 et 36. 61 Dalloni (M.), Géologie appliquée à l'Algérie. Alger, 1939, p. 562. 62 Le nom de Tepidae s'est pourtant maintenu jusqu'à une époque récente (Marmol) sous la forme Tifida, Tibda ou

Tibida. Les Espagnols appelaient l'Oued Isser : la rivière de Tifida : de la Primaudaie, Documents inédits sur l'Histoire de l'occupation espagnole en Afrique (1504-1574). Rev. afric, t. 19, 1875, p. 358.

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« L'EMPEREUR » MASTIES

La seconde inscription majeure est celle de Masties, trouvée à Arris. Je ne m'attarderai guère sur les commentaires remarquables que J. Carcopino, par deux fois et Ch. Courtois 63 ont présenté de ce texte d'un très grand intérêt dont voici la traduction proposée par J. Carcopino : « Aux Dieux Mânes, consécration. C'est moi Masties, dux pendant 67 ans, imperator pendant 40 ans, qui jamais ne me suis parjuré qui, point davantage n'ai rompu la foi que j'avais engagée ni envers les Romains ni envers les Maures, qui me suis révélé dans la guerre et dans la paix et qui ainsi, vu mes hauts faits, ai été béni de Dieu qui était avec moi. Moi Vartaïa, j'ai élevé cet édifice avec mes frères. Pour lequel il a dépensé cent deniers ».

Les deux auteurs proposent des dates différentes pour la carrière de Masties. Suivant J. Carcopino, Masties se proclame empereur en 476 après la déchéance de Romulus Augustule et « la mort sans phrases de l'Empire d'Occident dont l'Afrique du Nord avait jusqu'alors été constamment solidaire » 64. Il aurait donc été nommé duc en 449 et l'année de sa mort serait 516. Pour Ch. Courtois, Masties aurait pris le titre impérial au moment où Genserie s'était emparé de Rome en 455, ce qui permet de dater de 429 sa nomination en tant que duc chargé de défendre le limes de Numidie, alors que se produisait l'invasion vandale.

Si les deux historiens sont d'accord pour reconnaître dans le Vartaïa auteur de Velogium de Masties, le personnage que Procope nomme Ortaïa, roi maure qui, allié aux Byzantins et à Massônas, affronta laudas en 535, leurs avis diffèrent sur les autres protagonistes. Ainsi, contrairement à l'avis unanime des auteurs qui l'avaient précédé, Ch. Courtois rejette, à juste titre à mon avis, l'identification de Masuna et de Massônas, tandis que J. Carcopino refuse d'accepter celle de Mastinas et de Mastigas proposée, avec raison aussi me semble-t-il 65, par Ch. Courtois. Celui-ci rejetait l'identification Masuna-Massônas en raison de l'étendue qu'il faudrait donner à son royaume depuis les limites occidentales de la Maurétanie Césarienne jusqu'au voisinage de l'Aurès. Cette raison ne paraît guère suffisante puisque Γ Imperium qui semble ainsi se dessiner sera précisément celui de Koceïla, un siècle et demi plus tard. Plus convaincant est l'autre argument, ce que l'on pourrait appeler la vengeance de Massônas. D'après Procope, ce prince, beau-frère de laudas, voulait venger son père Mephanias assassiné à l'instigation de ce dernier ; or si Massônas est Masuna, son règne aurait au moins commencé en 508 (inscriptions du castrum d'Aitava) et ce ne serait qu'en 535 qu'il aurait tenté de venger son père.

Je pense qu'effectivement, le Masuna de 508 et le Massônas de 535, même s'ils portent le même nom, sont des personnages différents. Massônas ne joue qu'un rôle épisodique et nous paraît avoir régné plutôt à l'est de l'Aurès qu'à l'ouest où se situaient les états de Vartaïa-Ortaïas et de Mastinas. En revanche, je verrais aisément en Mastinas, roi puissant, maître de la Maurétanie seconde, le ou l'un des successeurs de Masuna.

Ch. Courtois, si sensible à la trop longue attente de Massônas, est à son tour trahi par les dates quand il établit la chronologie du règne de Masties et des événements qui suivirent. Si Masties avait été nommé duc en 429, il serait mort en 496. Or il propose de dater de 535 l'inscription d' Arris dans laquelle Vartaïa

63 Carcopino (J.), Un « empereur » maure inconnu d'après une inscription latine récemment découverte dans l'Aurès. Rev. des Etudes anciennes, t. 46, 1944, p. 94-120. Id., Encore Masties, l'empereur maure inconnu. Rev. afric, t. 100, 1956, p. 339-348. Courtois (Ch.), Les Vandales et l'Afrique. Paris, 1955, p. 337-339.

64 Carcopino (J.), /./., Rev. afric, t. 100, 1956, p. 340-341. 65 L'argumentation de Ch. Courtois est très convaincante : Μάστιγας ne diffère de Μαστιυας que par la boucle

inférieure du γ. De plus les deux personnages sont les maîtres de la Maurétanie Césarienne et, dans le texte de Procope, le premier disparaît à partir du moment où apparaît le second.

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fait son éloge... 39 ans après son décès. Comme le souligne malicieusement J. Carcopino, « il est douteux qu'après un aussi long intervalle de temps, Vartaïa ait songé à exalter le souvenir de Masties... les hommes n'ont pas la mémoire aussi longue » 66. Aussi, sans en accepter toutes les conséquences, je pencherai en faveur de la chronologie proposée par J. Carcopino. Masties meurt en 516 et Vartaïa lui dédie Yelogium d'Arris antérieurement à 535. En revanche, malgré les difficultés issues de la localisation de l'inscription à Arris, je suis convaincu par Ch. Courtois quand il situe le territoire de Vartaïa à l'ouest de l'Aurès 67. Qu'il soit centré sur le Hodna ou, plus vraisemblablement, sur les monts de Batna et la vallée de l'oued Barika, peu importe car ce royaume ne semble avoir eu qu'une existence éphémère 68. Le royaume de laudas offrait une tout autre solidité et répondait à une unité ethnique autrement plus consistante. Les Maures de l'Aurès avaient rejeté la domination vandale et occupé le piémont après avoir détruit Timgad et Lámbese. Après avoir résisté à une première tentative de Solomon en 535, laudas bat en 539 les troupes de Guntharis près de Lámbese, mais en 540 il est à son tour sévèrement battu par Solomon sur le fleuve Abigas ; poursuivi au cœur même de l'Aurès, il est contraint de se réfugier en Maurétanie. Il parvint cependant à rétablir sa situation et nous le retrouvons, en 548, roi de l'Aurès, réconcilié avec les Byzantins et sans doute lié à eux par un foedus. Il participe activement à la lutte contre Antalas et Coutsina, son contingent à la bataille de Mamma s'élevait à 12 000 cavaliers 69. Le royaume de l'Aurès devait se maintenir jusqu'à la conquête arabe. Avec la Kahéna il devait même connaître une brillante mais brève destinée.

LE ROI DES UCUTAMANI

Le troisième texte épigraphique que nous retiendrons est moins connu et d'intérêt moindre. Il s'agit d'une inscription rupestre du col de F'doulès, sur la route de Constantine à Djidjel 70. J. Gascou a bien voulu, sur ma demande, tenter, sinon une lecture complète, ce qui est impossible en raison de l'état désespéré du texte, du moins une interprétation des groupes de mots qui paraissent offrir un sens. Voici ce qu'il propose :

1. (In pa)ce+ (Christi) in monti Mux... (ou in mont(e) Imux) 2. (Dei sjerbus et rex gentis Ucutaman(orum)... 3. Continens omnes (h)onestos gentis su(a)e (q)uos... 4. et seniores egentes pane et post ponentes... 5. ...adversus... 6. C(um in)fante una 7. cessit... victoria 8. (q)ui ocubet ... maio(r) ceptinnario ( = septigenario ?) J. Gascou estime qu'à la fin de la première ligne devait être mentionné le nom du roi des Ucutamani

et, à la fin de la deuxième, une expression telle que sepulcrum aedificavit peut être proposée. En se fondant

66 Carcopino (J.), 1.1., Rev. afric, t. 100, 1956, p. 344-345. 67 Sur la conception que Procope se fait de l'Aurès voir Desanges (J.), Un témoignage peu connu de Procope sur la

Numidie vandale et byzantine. Byzantion, t. 33, 1963, p. 41-49 et Janon (M.), L'Aurès au VIe siècle. Note sur le récit de Procope. Ant. afric, t. 15, 1980, p. 345-351.

68 Ce territoire ne peut être situé au nord de l'Aurès comme le pensait J. Carcopino puisque Procope, rapportant les propos de Vertaïa, précise qu'un vaste désert s'étendait au sud de son royaume. Il est vrai qu'il ajoute qu'au delà de ce désert habitaient des hommes à la peau plus blanche que celle des Maures et ayant cheveux blonds et yeux clairs. Bell, vandal., II, 13, 29.

69 Diehl (Ch.), L'Afrique byzantine, p. 343. 70 C.I.L., VIII, 8379 et 20216. Nous remercions très vivement J. Gascou pour l'aide précieuse qu'il nous a apportée.

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sur ces hypothèses fragiles on pourrait concevoir, écrit J. Gascou, l'idée générale suivante : le roi des Ucutamani aurait édifié sur le mont Mux... (ou Imux...) un tombeau contenant les corps des notables de son peuple et des « seniores » qui auraient péri de famine, en sacrifiant leur vie à l'occasion d'un conflit. Dans ce tombeau aurait été aussi enseveli un enfant mort en bas âge. Puis viendrait une allusion à une autre disparition et à une victoire. La dernière ligne serait consacrée à rappeler la mort du roi.

Nous ne connaîtrons jamais le nom de ce prince mort âgé de plus de 70 ans, roi d'une puissante tribu berbère. Le caractère chrétien de l'inscription est doublement affirmé par l'exhortation In pace (Christi) et le qualificatif de Dei serbus au début de la deuxième ligne. On peut même se demander si les seniores egentes pane n'étaient pas des prêtres de la région ayant subi une persécution (vandale ?).

Ce texte n'apporte qu'une seule certitude, celle de l'existence de la royauté dans la tribu des Ucutamani à l'époque chrétienne, vraisemblablement au VIe siècle. La Notitia de 484 mentionne un évêque Cedamusensis en Maurétanie sitifienne et dans la même région Ptolémée situait déjà les Κοιδα- μούσιοι (IV, 2, 5). C'est dans ces parages que se développa la puissance des Ketama aux IXe et Xe siècles. Comment ne pas se laisser tenter par la très grande ressemblance entre ces noms qui s'inscrivent dans les mêmes lieux au cours des siècles ? Les Ucutamani que nous identifions aux Ketama du Haut Moyen Age semblent bien avoir, aux époques vandale et byzantine, tenu la place que précédemment les Bavares de l'est avaient occupée avant d'être réduits à néant par les campagnes de Maximien. Les Ketama firent la fortune du Mahdi fatimite Obeïd Allah et conquirent pour lui le Maghreb, l'Ifriqîya et l'Egypte. Ces combats incessants durent épuiser ce peuple vaillant mais peu nombreux. La disparition des Ketama s'accompagna de l'arabisation du pays. L'inscription du col de F'doules mentionnant un roi des Ucutamani (rappelons que U a le sens de « fils » en berbère) est donc un précieux jalon entre les données peu précises sur une gens maure et l'épopée d'un peuple sanhadja du Moyen Age 71.

LA NUMISMATIQUE

Aux sources littéraires et épigraphiques on ne peut guère ajouter de précisions données par la numismatique. L'apport principal est une proposition de Ph. Grierson 72 qui attribue à Mastinas une petite série monétaire de style byzantin qui avait été antérieurement attribuée à Mathasuntha, sœur d'Athalaric, roi des Ostrogoths, qui épousa Germanus, neveu de Justinien. Cette attribution reposait sur le lecture du monogramme qui apparaît au revers, l'avers présentant le buste de Justinien et une légende à son nom. Grierson ayant montré que ces monnaies avaient été frappées à Carthage, l'attribution à Mathasuntha devenait douteuse, or le monogramme du revers convient aussi bien à Mastinas (fig. 5). Pour Grierson, Mastinas aurait été, parmi les princes berbères qui avaient reçu les insignes du pouvoir de la part des Byzantins, celui qui était le plus puissant et le plus éloigné. On peut admettre que comme ses contemporains, les rois burgondes et ostrogoths, Mastinas avait reconnu la suzeraineté nominale de l'empereur ce qui ne l'empêchait pas d'avoir sa complète indépendance ; on peut admettre aussi que lors des années qui suivirent la reconquête byzantine, des monnaies portant à la fois l'image de l'empereur

Fie 5. — Monogramme au revers d'une monnaie de Justinien généralement attribuée à Mathasuntha, princesse ostrogothe et que Ph. Grierson penseavoir été frappée à Carthage. Il l'attribue au roi Mastinas (DN MASTINAS ou MASTINADIS).

71 Camps (G.), Une frontière inexpliquée : la limite de la Berbérie orientale de la Protohistoire au Moyen Age. Maghreb-Sahara. Etudes géographiques offertes à J. Despois, 1973, p. 59-67.

72 Grierson (Ph.), Mathasuntha or Mastinas : a reattribution. Numismatic chronicle, 1959, p. 1 19-130.

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et le monogramme du roi avaient été frappées à Carthage. Par la suite, peut-être à cause de l'occupation de Caesarea et d'autres villes littorales par les Byzantins, Mastinas eut une attitude hostile, il accueillit laudas vaincu et le chef des rebelles de l'armée byzantine, Stotzas, à qui il donna même une de ses filles.

Une analyse très fine de R. Turcan avait déjà permis de supposer que Gildon, agissant en souverain, avait émis un monnayage équivoque, autonome de Carthage, ne portant aucune autre légende à l'avers que DOMINO NOSTRO et au revers CARTAGIN™. Dans la même étude, R. Turcan s'est intéressé aux nombreuses contrefaçons qui constituent jusqu'à 20 % du principal trésor tardif trouvé à Tipasa. Parmi ces contrefaçons, certaines monnaies portent des légendes latines déformées, d'autres des signes fantaisistes, il en déduit : « S'il est permis d'attribuer les premières à des monétaires travaillant pour le compte d'un gouverneur romain ou d'un chef barbare exerçant sa souveraineté sur des Romains, on ne peut guère imputer la fabrication des secondes qu'à des indigènes ignorant le latin » 74. Il me semble cependant que le latin était suffisamment répandu dans l'Afrique du VIe siècle pour que les autorités, même locales, surtout dans une région littorale, trouvent des monétaires sachant écrire la langue commune. Si les caractères latins sont remplacés par des traits ou un faux grénetis ou tous autres signes géométriques, c'est que tout simplement ces derniers sont plus faciles à réaliser sur le coin. D'autres monnaies de facture barbare portent des légendes qui ont été lues par Wroth 75 : MNZAM et AZNA. Cet auteur voulait y reconnaître des monnaies frappées par Masuna mais cela me paraît une hypothèse fragile. De son côté, R. Turcan est, suivant ses propres termes, tenté d'attribuer à Ortaïas = Vartaïa, « roi du Hodna », la série très homogène du dépôt de Bou Lilate 76, tandis qu'une bonne partie des monnaies anépigraphiques des trésors de Tipasa serait « imputable à la domination d'un chef local comme Mastigas ( = Mastinas) ». Ces petites pièces de cuivre jaune ont, en effet, un poids de 0,70 à 0,80 g qui est le poids courant des petits bronzes à la fin de l'époque vandale. Tout concorde donc en faveur de l'existence d'un monnayage autonome, ni vandale ni byzantin, en Maurétanie et dans l'ancienne Numidie ; rien ne s'oppose à ce que les princes berbères qui s'étaient arrogés des droits régaliens, comme celui de la levée des impôts, aient fait battre monnaie.

LES DJEDARS

Ces rois, que de rares allusions historiques, deux ou trois inscriptions et peut-être quelques grammes de cuivre monnayé nous permettent d'extirper du néant, ont heureusement laissé d'autres traces plus consistantes de leur puissance éphémère. Ce sont les Djedars de la région de Frenda. A ces monuments majestueux nous ajouterons quelques réflexions sur l'oppidum de Sidi Medjahed, au sud de Marnia, sur les lointains tumulus à chapelle de Djorf Torba, à l'ouest de Béchar, enfin sur le Gour au sud-est de Meknès. Toutes ces constructions sont en effet contemporaines du royaume berbéro-romain de Maurétanie.

Les Djedars, monuments sépulcraux de plan carré qui s'élèvent sur les Monts de Frenda, à une quinzaine de kilomètres à l'est de cette ville, ont été souvent cités mais fort peu étudiés ; tous les auteurs reprenaient la description initiale de R. de la Blanchère, vieille d'un siècle qui reproduisait les plans

73 Turcan (R.), Trésors monétaires trouvés à Tipasa. La circulation du bronze en Afrique romaine et vandale aux Ve et VI* siècles après J.-C. Libyca Archéol. Epigr., t. 9, 1961, p. 201-257.

74 Ibid., p. 221-222. 75 Wroth (W.), A catalogue of the coins of the Vandals, Ostrogoths and Lombards and of the Emperors ofThessalonica,

Nicca and Trebizond in the British Museum, Londres, 1911. 76 Troussel (M.), Les monnaies vandales de l'Afrique. Découverte du Bou Lilate. Ree. des Not. et Mém. de la Soc.

archéol. de Constantine, t. 68, 1950-1951, p. 165-172.

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Fig. 6. — Plan du Djedar A, d'après F. Kadra.

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dressés par O. Mac Carthy 77. Les Djedars, au nombre de treize, se répartissent en deux nécropoles distinctes, d'importance et d'âge différents. Le groupe le plus ancien, au nord, compte trois monuments implantés sur le Djebel Lakhdar (Djedar A, Β et C) ; les dix autres forment la nécropole de Ternaten, sur le Djebel Araoui. Depuis que je les ai comparés aux monuments à déambulatoire de tradition berbère78, notre connaissance de ces tombeaux s'est considérablement accrue grâce aux importants travaux de F. Kadra 79 qui dégagea le Djedar A, mettant au jour une enceinte limitant une vaste cour en partie remblayée et un ensemble cultuel du plus grand intérêt (fig. 7). Cet ensemble comprend un monument rectangulaire qui flanque le Djedar à l'est et une série d'auges en pierre alignées le long de la façade orientale du Djedar (fig. 6). Contrairement à ce que pensait S. Gsell, la décoration du Djedar A est entièrement originale et non remployée comme c'est le cas dans les Djedars plus récents de Ternaten. Les linteaux sculptés des portes intérieures portent un décor géométrique bien connu dans les basiliques et édifices chrétiens. Ce décor est à base de défoncements à section triangulaire, de chevrons,

Fig. 7. — Le Djedar A, vu de l'Est (Photo CRAM).

77 Pour la bibliographie des Djedars se reporter à Camps (G.), Aux origines de la Berbérie. Monuments et rites funéraires protohistoriques. Paris, 1961, p. 590-591. La première étude fondamentale fut celle de La Blanchere (R. de), Voyage d'étude en Maurétanie Césarienne. Arch, des Missions, IIIe sér. , t. 10, 1883, p. 1-131 (p. 78-80 et 127-129), à compléter par la notice que consacre à ces mausolées, Gsell (S.), Les monuments antiques de l'Algérie, t. II, 1901, p. 418-427. L'étude la plus récente et la plus détaillée a suivi les fouilles et dégagements de F. Kadra. Sa thèse, intitulée Les Djedars, monuments funéraires berbères de la région de Frenda a été soutenue à Aix-en-Provence en 1974 et doit prochainement être publiée.

78 Camps (G.), op. /., p. 205. Id., Les monuments à déambulatoire dans ¡Afrique du Nord antéislamique. Atti del Io Congr. intern, di Studi nord-africani, Cagliari, 1965, p. 37-43.

79 Kadra (F.), Les Djedars, monuments funéraires berbères de la région de Frenda (Wilaya de Tiaret, Algérie). Ronéo., Aix-en-Provence, 1974, 393 p. Mlle Kadra a rétabli, dans cette étude, la désignation originale des Djedars (A, B, C au Djebel Lakhdar, E à M sur le Djebel Araoui à Ternaten) ; depuis S. Gsell on avait coutume de désigner par la lettre C le plus grand des Djedars de Ternaten qui porte en fait la lettre F. Une autre erreur imputable à S. Gsell est d'avoir cru qu'une inscription datée de 466 avait été réutilisée dans le Djedar A alors qu'elle se trouve à Ternaten dans le Djedar F : Cadenat (P.), Vestiges paléochrétiens dans la région de Tiaret. Libyca Archéol. Epigr., t. 5, 1957, p. 77-103.

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de rosaces à six pétales (hexagrammes), d'étoiles ; autant de motifs qui se retrouvent, mais simplement incisés, sur les épitaphes d'Aitava et même de Volubilis. A ce décor géométrique s'ajoute un décor figuratif en relief découvert par Mlle Kadra. A l'exception d'une colombe qui orne le linteau de l'une des chambres, les figures animales apparaissent sur le revêtement du soubassement du monument principal et sur la grande enceinte de l'area funéraire. Ces figures sont en relief plat ; ce sont des colombes affrontées de part et d'autre d'un calice, un oiseau à longue queue (colombe ou paon) devant un bassin, deux chevaux rendus d'une manière très maladroite, un bovin, une antilope bubale, un félin. Mais trois scènes où figurent des personnages retiennent particulièrement l'attention. C'est en premier lieu un gisant, nu, représenté naïvement. La seconde, située sur la façade méridionale de l'enceinte, représente une chasse à l'autruche menée par un cavalier figuré de face alors que la monture et l'oiseau sont de profil absolu, un chien qui précède deux personnages à pied complète la scène. Plus intéressante par son symbolisme, la dernière scène représente un personnage vu de face, entre deux figurations animales, à sa gauche un cheval qu'il tient par la bride, à sa droite un félin dont il semble se protéger à l'aide d'un petit bouclier rond. Nettement plus grand que les animaux, figuré de face dans une nudité héroïque, alors que le cheval et le félin sont représentés de profil, l'homme apparaît comme un « maître des animaux ». Dans ces trois scènes le personnage représenté ne peut être que le prince défunt pour qui fut élevé le monument.

La multiplicité des chambres intérieures, au nombre de huit groupées par deux aux angles de la galerie, fait cependant douter qu'un tel monument n'ait servi qu'à une seule personne. F. Kadra a montré que le Djedar A fut construit autour d'un « noyau central » plein, de plan carré, galerie et chambres furent élevées après et autour de ce noyau. Bien que les structures intérieures soient quelque peu différentes, le Djedar C présente la même disposition : ici aussi les galeries et les chambres qu'elles réunissent enserrent, sans l'entourer complètement, un noyau carré. En se fondant sur certains rapports métriques, F. Kadra estime que le plan des deux monuments s'inspire d'un schéma directeur commun. J'hésite, pour de nombreuses raisons fondées entre autres sur des comparaisons avec le Djedar F de Ternaten et sur de nombreux tumulus des régions méridionales, à admettre, comme F. Kadra, que les chambres des Djedars A et C aient été, dès l'origine, des chambres funéraires et que ces monuments aient été conçus comme des sépultures collectives. Je ne vois, en faveur de cette interprétation, que l'existence de traces de banquettes en briques dans les chambres, banquettes qui auraient pu servir de lit funéraire. En admettant que ces banquettes aient effectivement eu cette fonction, on peut trouver étrange que dans un monument aussi soigneusement construit, on ait utilisé de simples et grossières briques pour édifier sommairement ces banquettes. Ce matériau modeste contraste avec le savant agencement qui fut choisi pour la mise en place des linteaux sculptés et des pieds-droits des portes de ces mêmes chambres. Je suis porté irrésistiblement à penser que la sépulture primitive, celle qui a justifié la construction du monument, se trouve dans le noyau central ou sous celui-ci, comme le sont les deux chambres funéraires du Djedar F de Ternaten et la fosse sépulcrale du Djedar B. Les banquettes du Djedar A ont peut-être servi de lits funéraires mais elles seraient, à mon avis, la marque d'une réutilisation du monument dans un sens collectif 80. F. Kadra, ayant remarqué l'absence de banquettes dans les chambres du Djedar C, en déduit que le monument n'a jamais servi et qu'il est inachevé puisqu'il est plus bas que les autres et qu'il est dépourvu de monument cultuel implanté à l'est. Mais on remarquera que ce monument reçut cependant sa dédicace placée sur la face est, dans l'axe de la galerie d'accès. Cette inscription est malheureusement illisible mais il serait surprenant qu'une sépulture inachevée ait reçu néanmoins l'épitaphe de la personne à qui elle était destinée. Précisément le Djedar A possède lui aussi une inscription dédicatoire située pareillement dans l'axe de la galerie. Cette inscription est très mutilée et son interprétation désespérée,

80 Dans le Djedar F les banquettes funéraires au centre du monument sont construites bien plus solidement que ne l'étaient celle du Djedar A, or la construction de celui-ci est nettement plus soignée qu'à Ternaten. De plus, à Ternaten (Djedar F), les banquettes sont construites avec le même mortier qui servit à faire le sol des chambres, alors qu'au Djedar A les briques n'ont été utilisées que pour la seule fragile construction de ces banquettes dont il ne reste que des traces.

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mais le peu qui subsiste ne permet pas de supposer que le monument ait été conçu, à l'origine, pour recevoir les dépouilles de plusieurs personnes. Au contraire, la lecture possible de EGREGIV(S) en ligne 2, de DVC(I) à la ligne 5 suivi après plusieurs caractères effacés de la mention PROVINCIA, incitent à penser que le monument avait été élevé à un personnage qui, comme Nubel, Firmus et plus tard Masties, avait exercé des fonctions et des commandements romains.

Si, comme je le suggère, les Djedars A et C renferment dans leur noyau central, comme le Djedar Β réduit à ce seul noyau, une chambre ou une fosse funéraire, à quoi servaient les chambres qui sont réparties autour du noyau central ? A mon avis, ces monuments représentent le développement ultime de la « chapelle » qui flanque de nombreux tumulus ou bazinas ou pénètre en leur intérieur. Ces monuments à chapelle se rencontrent depuis l'actuelle Mauritanie jusqu'au sud des Némencha. On sait 81 combien ces « chapelles » peuvent être de plans et de formes diverses, alors qu'elles complètent des monuments circulaires mais aussi, surtout dans le sud-ouest (Tafilalet, Rio de Oro et Mauritanie), des bazinas rectangulaires comme les Djedars. Les chambres intérieures, digitées, munies de diverticules, des tumulus de Taouz 82 (fig. 8) me semblent être les prototypes des galeries et chambres des Djedars A et C.

Fig. 8. — Tumulus à chapelle de Taouz, Tafilalet, Maroc (Photo. G. Souville).

81 Camps (G.), Les tumulus à chapelle du Sahara protohistorique. Tombes sanctuaires des Gétules. Travaux du L.A.P.M.O., 1979.

82 Meunie (J.) et Allain (Ch.), Quelques gravures et monuments funéraires de l'extrême Sud-Est marocain. Hespéris, t. 42, 1956, p. 51-86.

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La présence de la sépulture sous ou dans le noyau central expliquerait le dispositif enserrant des galeries et des chambres qui, se rapprochant de la sépulture sans avoir accès à celle-ci, ont la même destination que les chapelles des autres tumulus. Bien qu'il en soit très proche, ce système complexe de chambres et de galeries se distingue encore du déambulatoire tel qu'il apparaît dans le mausolée de Blad el Guitoun, le Tombeau de Tin Hinan à Abalessa 83 et surtout le Djedar F de Ternaten. Dans ce dernier monument deux couloirs et chapelets de chambre permettent de circuler autour de la sépulture tandis qu'une galerie axiale qui traverse ce système complexe permet d'accéder directement aux chambres funéraires qui occupent, comme il est normal, une position centrale.

Il est cependant une disposition architecturale aux Djedars A et Β qui va à rencontre de notre interprétation, c'est l'existence d'une construction située à l'est du monument et dans laquelle F. Kadra voit une chambre destinée à la pratique de l'incubation, fonction que j'ai précisément proposé de reconnaître aux chambres et galeries internes. Comment admettre en effet que le Djedar A ait possédé deux dispositifs aussi différents, chambres et galeries internes et « chapelle » externe, réservés à la même pratique cultuelle ? Je n'éluciderai pas ce mystère, toutefois je retiendrai la présence, dans chacun des deux Djedars, le long de la façade orientale et en face de la chambre cultuelle, d'un alignement d'auges de pierre, 6 au Djedar A, 4 au Djedar B. Auges et chambre externe me semblent avoir eu surtout des fonctions cultuelles destinées proprement au culte funéraire comme les très nombreux aménagements extérieurs : terre-plein, allées divergentes déterminant une area, petits autels quadrangulaires ou circulaires qui s'alignent devant tant de monuments funéraires berbères.

La présence d'une croix pattée en relief sur l'une des pierres, à droite de l'entrée de la construction annexe du Djedar B, me conforte dans cette opinion. Une autre croix pattée apparaît sur la façade septentrionale du Djedar A. Il ne fait pas de doute, en effet, que les Djedars aient été élevés pour de hauts personnages de religion chrétienne, même si leurs traditions funéraires charriaient des pratiques anciennes étrangères à la nouvelle croyance. La pratique de l'incubation en est une, elle s'est maintenue pendant des millénaires chez les Africains païens 84, chrétiens puis musulmans 85. La chronologie convient également à cette attribution : les fragments de bois ayant appartenu à un cercueil recueillis par Mlle F. Kadra dans la fosse du Djedar B accusent un âge de 1540 ans soit 410±50 d'après le C14, ce qui correspond à une date calendaire de 490 après J.-C. en appliquant le « recalibrage » dendrochronologi- que. Cette date convient à la représentation de la croix pattée. Il en est de même des colombes affrontées de part et d'autre d'un calice, de la colombe et de la lampe qui ornent le linteau de la pièce C du Djedar A, symboles chrétiens apparus à une date antérieure mais qui subsistaient durant l'époque byzantine.

Si l'on peut raisonnablement dater les Djedars A et B de la fin du Ve siècle, c'est d'un siècle plus tard que date la construction du Djedar F, le principal monument et vraisemblablement le plus ancien,

83 Reygasse (M.), Monuments funéraires préislamiques de l'Afrique du Nord. Paris, 1950 (bibliographie). Cf Camps (G.), Le tombeau de Tin Hinan à Abalessa. Trav. de PInst. de recherches sahariennes, t. 24, 1965, p. 65-83.

84 L'incubation est décrite chez les Nasamons par Hérodote, IV, 172. Cf Camps (G.), Aux origines de la Berbérie. Monuments et rites funéraires protohistoriques, Paris, 1961, p. 557-559.

85 Chez les Musulmans d'Afrique du Nord la pratique de l'incubation est encore courante. Duveyrier, Les Touareg du Nord, p. 415, Foureau (E.), D'Alger au Congo par le Tchad. Alger, 1902, p. 66, Reygasse (M.), Monuments funéraires préislamiques de l'Afrique du Nord, Paris, 1951, p. 33, l'attestent chez les Touareg (Cf aussi Foucauld (Ch. de), Dictionnaire abrégé touareg-français, 1918, 1. 1, p. 115). Pour le Maghreb voir Doutte (E.), Magie et religion dans l'Afrique du Nord, Alger, 1909, p. 412 et Basset (H.), Le culte des grottes au Maroc. Alger, 1920, p. 61.

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du groupe de Ternaten. Dans ce monument de plan complexe mais de construction moins régulière, furent réemployées de nombreuses pierres arrachées à des édifices divers, ruinés sans doute depuis longtemps. Ces pierres de taille, portant un décor parfois chrétien, ou servant de support à des inscriptions, proviennent d'un ou de plusieurs centres romains dont un « oppidum » fondé par Septime Sévère et ses fils entre 202 et 203, et un autre ayant une organisation municipale puisqu'il est fait mention d'un decurión. Plusieurs inscriptions chrétiennes sont des épitaphes datées de 433, 466, 480 et 490 86. Dans deux des chambres de ce Djedar, R. de la Blanchère a retrouvé les traces de fresques. Dans la salle « b », au-dessus de l'entrée, on distinguait un personnage qui tenait une crosse et portait une mitre rouge ; il était vêtu de rouge, de bleu et de blanc et paraît avoir eu un nimbe. Dans la salle « c », sur le gradin de droite, se voyaient les restes d'un paysage devant lequel deux personnages conversaient. R. de la Blanchère retrouve dans ces peintures le style des catacombes les plus récentes.

Par leur structure, leur plan, leurs aménagements intérieurs et extérieurs, les Djedars évoquent des traditions plus sahariennes que telliennes (fig. 9). Leur situation même, à la limite du Tell et au voisinage

25°

20°

Fig. 9. — Répartition des tumulus à chapelle. 1. Région de Négrine (Besseriani, Fedj el Koucha, Oued Djerch), 2. Région de Djelfa (Taïcha, Djebel Adamya), 3. Djorf Torba, 4. Beraber, 5. Taouz, 6. Bouïa, 7. Assa, 8. Guelta Moustapha, 9. Tiguermast el Khadra, 10. Aïoun Terguitt, 11. Bir Oum Garn, 12. Gaseiba Adam, 13. Guelta Zemmour, 14. Hammada blanche, 15. El Mreïti, 16. Foum el Hadjar, 17. Lebnié.

86 Kadra (F.), op. 1, p. 260-281.

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du limes romain, incite à rechercher dans les régions méridionales l'origine, sinon de la famille qui les fit édifier, du moins de l'architecture et des pratiques funéraires qui présidèrent à leur construction. En revanche les nombreuses marques de carrière ou d'entreprises chargées de l'exploitation et du transport, marques que l'on appelle habituellement marques de tâcherons, évoquent indubitablement la province romaine. Mlle Kadra a minutieusement recensé ces noms ainsi gravés sur les blocs ; on y lit, en plusieurs exemplaires, Ballenis, Basilika, Acoraiu, Ami, Cillia, Cilloa, Zarutum, Bannopus (ou Bannorus), Istilani. Plusieurs furent écrits de droite à gauche. Parmi eux on retrouve, sans surprise, des formes qui sont nettement africaines. On peut même, sans en tirer les moindres conclusions, opérer certains rapprochements ; ainsi, Ballenis évoque à la fois le Ballene praesidium (l'Hillil) et le nom d'un chef mazique de l'Ouarsenis : Bellen 87. Acoraiu évoque le Mons Anchorarius que l'on identifie soit à l'Ouarsenis soit au Dahra 88. Plus troublant est le rapprochement que suggère la marque CILLA que l'on retrouve, semble- t-il, gravée (le bloc porte ILLA) sur une pierre de l'oppidum de Sidi Medjahed, éperon enserré dans un méandre de la Tafna, à 12 kilomètres au sud de Marnia (Numerus Syrorum), soit à quelque 160 kilomètres à l'ouest des Djedars. Le rapprochement serait trop risqué si le nom bien lisible de Ternaten, gravé à la pointe sur le crépi du bastion nord de la porte du même oppidum, ne venait renforcer les liens entre les deux sites. A Sidi Medjahed, nous retrouvons la même forme des A, le même signe {Xj parmi les marques de tâcherons, la présence de l'hexagramme sur un chapiteau. Autant de faits insignifiants pris isolément mais dont l'ensemble favorise singulièrement la parenté entre les deux sites. L'âge certainement très tardif de l'oppidum 89, l'aspect de la construction qui est la même que celle des petits Djedars du Djebel Araoui dans lesquels la chaux fut largement employée, nous ramènent invinciblement aux monuments de Ternaten. Ainsi, à quelques kilomètres au sud du limes, le castellimi de Sidi Medjahed, pour la construction duquel quelque chef berbère fit appel à des carriers portant le même nom que ceux qui avaient participé à la construction des Djedars, fut occupé par une garnison chrétienne. On peut même se poser la question de savoir si le « petit fortin » carré de 7,50 m de côté reconnu par E. Janier 90 sur un plateau voisin n'était pas en fait un monument funéraire de plan carré, semblable aux petits Djedars du Djebel Araoui.

L'EXPANSION CHRÉTIENNE AU DELÀ DU LIMES : LES STÈLES DE DJORF TORBA Le christianisme semble avoir connu une forte expansion dans la partie occidentale de la Maurétanie

césarienne au cours des Ve et VIe siècles. Fallait-il d'ailleurs qu'il ait profondément pénétré dans les mentalités pour qu'il puisse se maintenir pendant des siècles après la conquête musulmane. Les témoignages, souvent discrets, des auteurs arabes ne manquent pas ; ils ont fait l'objet de plusieurs recensions de Ch. Courtois et H.R. Idriss 91 puis de T. Lewicki 92, Ch. E. Dufourcq 93, J.-M. Lassere 94.

87 Ammien Marcellin, XXIX, 5, 21-24. 88 Leveau (Ph.), Ancorarius ou Anchorarius Mons. Encyclopédie berbère, cahier 15. 89 J. Marion signale sur ce site un tesson portant « tracées à la pointe, plusieurs lettres paraissant arabes ». Marion

(J.), L'éperon fortifié de Sidi Medjahed (Oranie), Libyca Archéol. Epigr., t. 7, 1959, p. 27-41. 90 Marion (J.), 1.1., p. 38. 91 Courtois (Ch.), Grégoire VII et l'Afrique du Nord. Remarques sur les communautés chrétiennes d'Afrique au XIe siècle.

Rev. hist., 1945, p. 96-122 et 193-226. Idriss (H.-R.), Fêtes chrétiennes célébrées en Ifrîqiya à l'époque ziride. Rev. afric, t. 98, 1954, p. 261-276.

92 Lewicki (T.), Une communauté chrétienne dans l'oasis de Ouargla au Xe siècle. Etudes maghribines et soudanaises, Varsovie, 1976, p. 79-90.

93 Dufourcq (Ch.-E.), La coexistence des Chrétiens et des Musulmans dans Al-Andalus et dans le Maghrib au Xe siècle. Occident et Orient au Xe siècle, Paris, 1979, p. 209-234.

94 Lassere (J.-M.), Diffusion et persistance des traditions latines dans le Maghreb médiéval. La latinité, hier, aujourd'hui, demain, Avignon, 1978, p. 277-285.

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II n'est pas sûr que l'évangélisation des Berbères se soit limitée aux seuls habitants des provinces. Pendant l'époque vandale et surtout byzantine une active propagation eut lieu chez les Barbares d'au-delà d'un limes qui n'existait plus. Rappelons la conversion des Garamantes en 569 annoncée dans la Chronique de Jean de Biclar 95. Je ne retiendrai pas en revanche, pour notre propos, la conversion, annoncée la même année, des Maccuritae que Ch. Diehl identifiait avec les Μαχχουραι que Ptolémée semble situer au pied de l'Ouarsenis 96. Ces Maccuritae envoyèrent à la cour de Constantinople des défenses d'éléphant et une girafe ; or l'éléphant avait disparu du Maghreb depuis plusieurs siècles et la girafe depuis le Paléolithique 97, aussi J. Desanges propose-t-il de localiser cette tribu parmi les Ethiopiens de Nubie 98.

Le Sud marocain fut en partie gagné par la foi nouvelle puisque Oqba est censé avoir assiégé Agmât (Haut-Atlas) qui était tenu par des « Berbères chrétiens » ". On a noté la pénétration d'un vocabulaire chrétien jusque chez les Touareg : aneg'lous, qui signifie ange (du grec άγγελος), tafaské : sacrifice religieux (du grec Πάσχα), à mettre en parallèle avec l'annonce de la conversion des Garamantes. Je serai même porté à croire qu'une bonne part des emprunts lexicaux faits au latin par différents dialectes berbères, fort éloignés des régions anciennement dominées par Rome comme le Haut-Atlas marocain 10° et le Hoggar 101, a été effectuée à cette époque, peut-être bien par l'entremise des missionnaires chrétiens.

De cette pénétration du christianisme dans les régions méridionales extérieures à l'ancienne emprise de Rome je crois trouver un modeste témoignage dans les monuments de Djorf Torba, à l'est de Béchar, sur les bords de l'Oued Guir. Deux de ces tumulus à chapelle ont livré de très intéressantes stèles gravées ou peintes qui avaient été dressées contre les parois des chapelles 102. La plupart de ces stèles représentent des chevaux qui sont d'un style élégant et dont l'originalité réside dans le rendu très particulier de la queue qui a la forme d'une aile d'oiseau. D'autres animaux sont représentés, des vaches qui sont traites en présence de leurs veaux, une panthère qui menace trois poulains, des oryx et des personnages accompagnés, sur une stèle, d'une inscription libyque. La plus intéressante pour notre propos est une stèle peinte représentant six personnages de face dans une frontalité absolue (fig. 10). Le premier à gauche est un homme revêtu d'une cape brodée recouvrant une tunique courte, il brandit trois javelots ; quatre femmes se donnent la main ; la dernière figure est celle d'un garçonnet qui porte un javelot adapté à sa taille. La quatrième femme est revêtue d'une cape semblable à celle de l'homme ; comme la première, elle tient dans sa main libre, ici la gauche, un objet ayant la forme d'une croix latine. Si cette stèle avait été trouvée dans le nord, on lui aurait sans hésitation reconnu un caractère chrétien. Le VIe et le VIIe siècles connaissent une dévotion particulière et nouvelle pour la croix ; la mode des croix pectorales se répandit

95 Jean de Biclar, éd. Mommsen. Chron. Minor., p. 213. 96 Diehl (Ch.), L'Afrique byzantine, p. 327. Ptolémée IV, 2, 5. 97 Aucun reste osseux de girafe n'a été recueilli dans les gisements ibéro-maurusiens, capsiens ou néolithiques du

Maghreb. Cet animal n'est jamais figuré, quoi qu'on en ait dit, dans les gravures rupestres de l'Atlas saharien alors qu'il abonde dans l'art pariétal saharien. Pour l'éléphant disparu de la Maurétanie : Isidore de Seville, Etymologies, XIV, 5.

98 Desanges (J.), Catalogue des tribus africaines de l'Antiquité classique à l'ouest du Nil. Dakar, 1962, p. 256-257. 99 Levi-Provencal (E.), Un nouveau récit de la conquête de l'Afrique du Nord par les Arabes. Arabica, t. 1, 1954, p. 17-43

(p. 48). 100 Laoust (E.), Mots et choses berbères, notes de linguistique et d'ethnographie. Dialectes du Maroc. Paris, 1920,

p. 268-269. ιοί Wycichl (W.), A propos du lexique français-touareg. Libyca Anthrop. Préhist. Ethnol., t. 17, 1969, p. 377-381. 102 Les monuments de Djorf Torba ont été fouillés une première fois par le Capitaine Villalonga en 1947. Cf Reygasse

(M.), Monuments funéraires préislamiques de l'Afrique du Nord, fig. 158 à 161. Certaines figures animales des stèles furent étudiées par Esperandieu (G.), Remarques au sujet de figurations d'animaux domestiques provenant de Djorf Torba (Sud Oranais) et conservées au Musée du Bardo (Alger). Libyca Anthrop. Préhist. Ethnogr., t. 1, 1953, p. 181-197. D'autres stèles furent découvertes par le commandant Lihoreau en 1967.

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Fig. 10. — Stèle de Djorf Torba, monument fouillé par Villalonga (Photo Camilleri, dessin Y. Assié).

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depuis Byzance jusque chez les Lombards, les Mérovingiens et les Wisigoths 103 ; aucune raison ne s'oppose à ce qu'une telle dévotion ait gagné les populations africaines.

Les monnaies byzantines du VIe siècle, qui ont de forte chance d'être contemporaines des stèles de Djorf Torba, présentent souvent l'empereur en buste, de face, tenant à la main droite, parfois de la main gauche, une petite croix latine. Le rapprochement entre ces effigies et la scène de Djorf Torba n'est peut-être pas fortuit.

Une autre stèle représente un cavalier, à pied, tenant les rênes de son cheval dans une attitude qui rappelle celle du « maître des animaux » du Djedar A. Certaines stèles sont encadrées d'un bandeau de couleur brune large de 2 centimètres. Trois possèdent un encadrement plus complexe (fig. 1 1) : deux sont bordées d'une succession de triangles jointifs dont le sommet est dirigé vers l'intérieur ; sur la troisième, l'encadrement est constitué de deux lignes de triangles opposés mais décalés, de telle sorte que les sommets des triangles de la ligne externe s'intercalent entre les triangles de la ligne interne ; ces derniers sont pointés en leur centre. Ces encadrements géométriques offrent les plus grandes ressemblances avec

Fig. 11. — Motifs d'encadrement des stèles paléochrétiennes : 1. Djorf Torba (tumulus n° 2), 2. Aitava 123 (A.D. 409), 3. Aitava 147 (A.D. 429), 4. Aitava 173 (A.D. 468), 5. Aitava 224 (A.D. 599) et Volubilis 603 (A.D. 605).

ceux qui limitent latéralement de nombreuses épitaphes chrétiennes du Ve et du VIe siècle d'Aitava (fig. 12) et de Volubilis 104. C'est de cette époque que je daterais volontiers le dépôt des stèles dans les monuments de Djorf Torba. Si, comme nous le pensons, les personnages de la stèle décrite supra tiennent une croix dans la main, cette œuvre ne peut guère être antérieure au VIe siècle, ce que ne démentent nì la frontalité des figures, ni le style des vêtements.

L'idée que des régions aussi méridionales aient pu être atteintes par l'évangélisation pourrait surprendre si nous tirions notre documentation des seules sources littéraires et épigraphiques latines

103 Laporte (J.-P.), La chasuble de Chelles. Bull, du groupement archéologique de Seine et Marne, n° 23, 1982, p. 1-36. Leclercq (H.), Croix et crucifix. Dictionnaire d'Archéologie chrétienne et de liturgie, t. III, col. 3045 à 3131.

104 Marcillet-Jaubert (J.), Les inscriptions chrétiennes d'Aitava. Aix-en-Provence, 1967, p. 197-203.

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(encore que Jean de Bichar nous ait fait connaître la conversion de Sahariens authentiques tels que les Garamantes) ; elle surprend moins les Orientalistes qui savent d'après le récit d'Ubayd Allah ben Ali Salih 105 qu'il y avait, à la fin du VIIe siècle, des chrétiens dans le Haut-Atlas et vraisemblablement à Sigilmassa dans le Tafilalet 106.

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Fig. 12. — La plus récente des inscriptions d'Aitava (A.D. 599), d'après P. Courtot.

105 Levi-Provencal (E.), Un nouveau récit de la conquête de l'Afrique du Nord par les Arabes. Arabica, t. 1 , 1 954, p. 1 7-43. 106 Julien (Ch.-A.), Histoire de l'Afrique du Nord, t. 2, Deuxième édition revue par R. Le Tourneau, 1952, p. 27.

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LE GOUR ET LES INSCRIPTIONS CHRÉTIENNES DE VOLUBILIS Du Tafilalet et de son prolongement algérien, la hammada du Guir, où s'élèvent les tumulus de Djorf

Torba, nous remontons vers le nord-ouest pour atteindre aux environs d'El Hajeb, à 40 km de Volubilis, le grand mausolée de Souk Jemaa el Gour. Le Gour, moins spectaculaire que les mausolées algériens, Medracen, Tombeau de la Chrétienne et Djedars, mérite cependant l'attention (fig. 13). Ses dimensions sont imposantes, le diamètre à la base est de 40 m, la hauteur actuelle de 5 m. Comme tous les autres mausolées africains, le Gour possède à l'est une annexe quadrangulaire entièrement ruinée dont il ne subsiste que les fondations et une seule assise. Cette plateforme, dont le caractère cultuel et la contem- poranéité avec le monument circulaire ne sauraient être mis en doute, est un quadrilatère irrégulier dont les côtés les mieux conservés mesurent 12,70 m et 12,40 m. Son orientation est telle que chaque angle

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Fig. 13. — Le Gour, monument funéraire près d'El Hajeb (Maroc) daté du milieu du VIIe siècle d'après le C 14. Elévation d'après A. Luquet et coupe d'après G. Camps.

indique un point cardinal. Le mausolée proprement dit est un cylindre assez bas surmonté d'un tronc de cône en gradins constitués de trois assises. Les travaux que j'entrepris en 1959 107 permirent de reconnaître que ce couronnement, en retrait par rapport à l'enceinte, n'est, en fait, que la partie visible d'une construction circulaire elle aussi en gradins inscrite dans l'enceinte extérieure dont les assises sont verticales. Il y a donc, comme dans les Djedars du Djebel Lakhdar, un noyau central et une enceinte. Ici le noyau central est une bazina à degrés comptant huit assises en pierre de taille.

107 Camps (G.), Un mausolée marocain, la grande bazina de Souk el Gour. Bull. d'Archéol. maroc, t. 4, 1960, p. 47-92. Id., Le Gour, mausolée berbère du Vile siècle. Ant. afric, t. 8, 1974, p. 191-208.

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Le monument avait été pillé, il y a fort longtemps, mais nous avons pu retrouver la vaste fosse renfermant des débris infimes : esquilles osseuses, tessons de grandes poteries, une pendeloque en bronze, un fragment d'anse en verre et des charbons. Différents détails de la construction et les caractères de la céramique recueillie dans le remplissage du monument m'avaient conduit à reporter la date de la construction à la fin de l'Antiquité. Cette proposition ayant fait l'objet d'une controverse 108, je demandai à Mme Delibrias de bien vouloir effectuer l'analyse radiométrique des fragments de charbon qui avaient été trouvés dans la fosse. L'âge donné est de 1310 ans ±90 soit 640 ap. J.-C. (en chronologie C14).

Ce mausolée est donc contemporain de la petite série d'épitaphes chrétiennes de Volubilis, la ville antique la plus proche. J. Carcopino a souligné l'intérêt de ces témoignages d'une latinité encore vivace dans l'ancienne Maurétanie Tingitane, alors que commençaient en Tripolitaine puis en Byzacène les premières incursions arabes. Ces épitaphes encore datées suivant l'ère provinciale, s'échelonnent de 605 à 655. La plus intéressante est celle d'une vieille femme, Julia Rogatiana, originaire d'Aitava, qui fut cooptée 109 par les Volubilitains. Cette série d'inscriptions de Volubilis fait pendant aux épitaphes chrétiennes du VIe et du début du VIIe siècle des régions occidentales de la Maurétanie Césarienne. Les inscriptions chrétiennes de Numerus Syrorum, Pomaria, Aitava et d'ailleurs (La Guethna, Damous, Tiaret...) présentent les mêmes formules funéraires telles que « domus aeternalis » (remplacé à Numerus Syrorum par la curieuse « domus romula ») n0, les mêmes graphies et nexus et, plus inattendus, les mêmes cadres géométriques qualifiés de « berbères », inconnus ailleurs sinon sur les stèles de Djorf Torba que nous avons décrites supra. Cet ensemble est trop homogène pour être le résultat d'évolutions parallèles à partir de données identiques au départ. Il est plus logique de reconnaître dans ces ressemblances, voire ces identités, la conséquence du maintien, ou même d'un renouveau des relations entre les deux anciennes provinces, tandis que l'évangélisation gagnait les régions méridionales. La présence à Volubilis, au VIIe siècle, de Julia Rogatiana, d'Aitava, apporte la preuve de relations terrestres entre ces deux villes éloignées de 430 km. La table d'autel trouvée à Aïn Regada, entre Berkane et le Kis, qui semble bien être contemporaine de ces inscriptions est l'un des rares jalons intermédiaires 1U, mais le fait qu'elle soit en marbre de Carrare et qu'elle ait pu être taillée dans le sud de la Gaule, nous apporte la preuve que les relations maritimes n'avaient pas plus cessé que les relations terrestres.

108 Jodin (Α.), La datation du mausolée de Souk el Gour (région de Meknès). Bull. d'Archéol. maroc, t. 7, 1967, p. 221-261.

109 Carcopino (J.), Le Maroc antique. Paris, Gallimard, 7e éd., 1943, p. 294-295. L'inscription, de lecture difficile, donne semble-t-il Koptativa. Le dernier commentateur, J. Gascou, tout en admettant que la lecture Kaptiva n'est pas exclue, préfère l'interprétation de J. Carcopino. Julia Rogatiana, originaire d'Aitava, aurait été adoptée collectivement par les Volubilitains. Le fait que ses fils et petits-fils lui aient consacré une memoria me semble favorable à cette lecture. Une vieille captive (dont on se serait peu soucié d'indiquer la ville d'origine) aurait eu moins de chance d'être ainsi traitée, d'autant plus que la rareté des inscriptions (5 en un demi-siècle ont été conservées) incite à penser que seuls les membres de l'aristocratie locale bénéficiaient du privilège d'avoir une épitaphe ; de fait, sur les cinq inscriptions conservées, l'une est celle d'un princeps, et une autre d'un vice-praepositus.

110 Janier (E.), Inscriptions latines du Musée de Ήemcen. Libyca Archéol. Epigr., t. 4, 1956, p. 71-84, explique cette formule : « une demeure à la manière des Romains ». Mais Benseddik (N.), Les troupes auxiliaires de l'armée romaine en Maurétanie Césarienne sous le Haut-Empire, Alger, 1979, p. 77, pense que cette expression vient du souvenir que les archers « syriens » auraient conservé de leur ancienne garnison Romula, en Dacie, hypothèse déjà soutenue par Speidel (M.), Numerus Syrorum Malvensium. The Transfer of a Dacian unit and its implication. Dacia, t. 17, 1973, p. 169-177.

111 Boube (J.), Aïn Regada. Table d'autel paléo-chrétien. Bull. d'Archéol. maroc, t. 4, 1960, p. 513-519.

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ROIS ET ROYAUMES MAURES DES VI* ET VII* SIÈCLES II n'est guère possible de tirer de cet ensemble de documents disparates, d'interprétation souvent

difficile, une connaissance satisfaisante de cette période vraiment obscure du Ve au VIIe siècle en Maurétanie. Quelques idées générales peuvent certes être retenues ; elles ont été déjà largement présentées. Les rares faits qui semblent acquis sont le maintien des cités romaines et de la langue latine, une expansion certaine du christianisme qui se répand désormais chez les Maures et dans les populations qui avaient échappé, antérieurement, au contrôle de Rome (fig. 14).

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Fig. 14. — La Maurétanie au début de la Conquête arabe.

Cette evangelisation, qu'il est difficile de mesurer, s'accompagne, semble-t-il d'un progrès inattendu du latin, favorisant la constitution de ce qui aurait pu devenir une langue romane africaine et que El-Idrissi appelait « al-lisan al-latini al afariqi » (la langue latine des Africains) 112. C'est de cette époque queje daterais volontiers l'extension du calendrier julien à l'ensemble des communautés berbères. Le fait nouveau est la constitution de royaumes romano-africains. Les princes maures héritiers de chefs traditionnels à qui Rome avait confié des commandements militaires et une certaine autorité administrative accèdent alors à la plénitude des pouvoirs. Contrairement à l'opinion fractionniste de Ch. Courtois, je pense que l'ancienne division provinciale servit de cadre à ces nouveaux États. Je crois, en particulier, qu'il n'y eut qu'un seul royaume dans l'ancienne Maurétanie Césarienne dont un Masuna, un Mastinas

112 Lewicki (T.), Une langue romane oubliée de l'Afrique du Nord. Rocznik orientalistyczny, t. 17, 1951-1953, p. 415-480. Lassere (J.-M.), Diffusion et persistance des traditions latines dans le Maghreb médiéval. La latinité, hier, aujourd'hui, demain. Avignon, 1978, p. 277-285. Lancel (S.), La fin et la survie de la latinité en Afrique du Nord. Etat des questions. Rev. des Et. latines, t. 59, 1981, p. 269-297.

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et un Garmul furent les souverains successifs. Vartaïa désirait peut-être contrôler de même la Maurétanie Sitifienne à partir des Monts du Zab et du Hodna tandis qu'au nord se renforçait la puissance des Ketama-Ucatamani. C'était peut-être déjà l'ambition de Masties. Quant à laudas, qui tirait sa puissance des tribus aurasiennes, son intention était bien évidemment de contrôler la totalité de la Numidie.

En Maurétanie Césarienne, il est impossible d'affirmer qu'une seule dynastie ait fourni des rois à ce nouvel État mais il est tentant de proposer, comme simple hypothèse de travail, une chronologie possible de ce royaume. La première manifestation de l'existence de ce nouveau pouvoir me semble être l'édification des Djedars du Djebel Lakhdar qui date de la deuxième moitié ou de la fin du Ve siècle. Nous avons vu, à la suite des travaux de F. Kadra, que les princes pour qui furent édifiés ces mausolées étaient chrétiens, que les éléments de la décoration s'intègrent parfaitement dans une esthétique romano-berbère, que certains noms de carriers invitent à des rapprochements avec la région du Chélif et avec celle de la Tafna, mais que dans leur structure ces monuments révèlent indubitablement des influences méridionales berbères, qu'on pourrait même qualifier de gétules ; on pourrait en tirer l'hypothèse que la famille pour qui fut construite cette nécropole était originaire des steppes du sud. La situation, apparemment paradoxale, de ces monuments au voisinage même du limes peut conforter cette opinion.

Le roi Masuna dont le nom nous est connu par l'inscription d'Aitava datée de 508 était-il l'un des constructeurs des Djedars ? Malgré les affirmations des uns et les dénégations des autres, la question demeure sans réponse. Reconnaissons cependant, à la suite de R. de la Blanchère 1U, que la chronologie ne s'oppose pas à cette hypothèse. Aucun fait, sinon une pétition de principe reposant sur la localisation de l'inscription à Aitava, ne permet d'affirmer que son royaume était confiné à l'Oranie occidentale. Je crois avoir montré que le roi Masuna n'était pas un simple chef de tribu, mais un vrai souverain dont Maures et Romains reconnaissaient l'autorité. Il n'est pas impossible que l'actuelle localité de Mazouna, dans le Dahra, ait conservé son nom, à moins que le toponyme et l'anthroponyme se réfèrent, comme ailleurs, au nom d'une ancienne divinité m. Masuna, connu à Aitava en 508, et Massônas, cité par Procope dans les affaires de l'Aurès en 535, sont-ils le même personnage ? Comme Ch. Courtois, j'ai peine à le croire. Le peu que nous savons des territoires contrôlés par Vartaïa et laudas incite à penser que Massônas, fils de Mephanias, commandait à des populations situées à l'est de l'Aurès. Sa principauté s'identifie peut-être à celle sur laquelle régnera Coutsina quelques années plus tard.

Mastinas, souverain puissant qui battit peut-être monnaie, leva sûrement l'impôt sur toute la Maurétanie, en dehors de quelques villes du littoral tenues par des garnisons byzantines, me paraît bien être le successeur de Masuna. Il est mentionné en 535 et 539. Trente ans plus tard, le roi des Maures (et des Romains de Maurétanie) est un certain Garmul dont Jean de Biclar 115 dit qu'il est un « fortissimus rex ». Il est vainqueur, successivement, de Théodore, préfet d'Afrique en 569, de Thevetistos, magister militum de la Province d'Afrique et, en 571, d'un second magister militum, Amabilis. Ch. Diehl m pense que ces combats eurent lieu en Maurétanie et nota à ce sujet une extension, à la fin du VIe siècle, de l'influence byzantine. Il est bon de rappeler que plusieurs auteurs arabes précisent qu'après la conquête du Zab, ancien royaume de Vartaïa, Oqba combattit les Berbères et les Roms (c'est-à-dire les Byzantins)

113 La Blanchère (R. de), Voyage d'étude en Maurétanie Césarienne. Nlles Arch, des Missions, IIIe sér., t. 10, 1883, p. 1-131.

114 Sur les noms théophores chez les anciens Africains voir Camps (G.), Massinissa, Alger, 1962, p. 289-293. Citons Suggen (dieu à Magifa) et chef des Maziques, Juba roi et divinité, Sophax nom du héros fils d'Hercule et de Tingé et du roi des Masaesyles, Bellen chef mazique du IIIe siècle et Ballene Praesidium fondé au siècle précédent. Masgava prince numide fils de Massinissa portait le nom d'un dieu adoré dans la région de Dougga. Bonchor, divinité à Béja est aussi un nom de personne très répandu en Afrique.

115 Jean de Biclar, Chron. minor., éd. Mommsen, p. 121. 116 Diehl (Ch.), L'Afrique byzantine, p. 454.

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aux environs de Tiaret 1Π ; ce qui laisserait entendre que les Byzantins tenaient garnison en cette ville. Mais dans ces textes les Roms peuvent être tout simplement les habitants chrétiens des villes n8 et l'hypothèse de Ch. Diehl sur l'extension de l'influence byzantine en Maurétanie ne repose, en définitive, que sur la conversion des Maccuritae et l'hommage qu'ils firent à l'empereur ; or nous avons vu que leur localisation en Maurétanie n'est pas acceptable. Garmul est battu et tué en 579 par les troupes de Gennadius. C'est à l'un de ses successeurs que l'on peut attribuer le Djedar F de Ternaten dont la construction est largement postérieure à la fin du Ve siècle. Or ce monument est apparu à F. Kadra comme le plus ancien de ceux du Djebel Araoui, ce qui laisse entendre que la dynastie subsista jusqu'au VIIe siècle et eut à subir le choc de la conquête arabe.

La puissance de ces princes berbères ne fait aucun doute. L'unité culturelle, cimentée par le christianisme qui s'étend aux confins des deux Maurétanies n9 et vraisemblablement jusque sur les bords du Guir, au voisinage du Tafilalet, permet d'envisager une entité politique plus ou moins fluctuante. La présence à Volubilis au milieu du VIIe siècle de Julia Rogatiana d'Aitava parmi les rares personnes qui eurent droit à une épitaphe semble devoir être retenue comme un argument en faveur de cette possible unité politique. Tour à tour, et en utilisant des arguments différents, J. Carcopino puis Ch. E. Dufourcq 120 ont cru à cette « confédération marocco-tlemcénienne » englobant même le Tafilalet qui semblait à travers les siècles, faire écho à l'éphémère confédération des Baquates et des Bavares. C'est le moment où, au sud-ouest de Volubilis, est construit le Gour, c'est le moment aussi où, en Byzacène, s'amorce la conquête arabe. Or si nous recherchons dans les différents récits ou légendes de la conquête, que ce soit dans la geste d'Oqba ou dans celle de ses émules, les centres de résistance dans l'ancienne Maurétanie, nous remarquons qu'ils coïncident étrangement avec les régions qui ont jusqu'à présent retenu notre attention, c'est aux « sources de Tlemcen », donc à proximité d'Aitava que Abou l'Mojaïr, vers 678, capture Koceïla, prince awreba. C'est à Tahert, au voisinage des Djedars, que Oqba se heurte aux forces des Berbères et des Roms en 680.

Le dernier souverain maure à qui Ch. E. Dufourcq décerne le titre d'imperator nx est Koceïla que, depuis Masqueray m, on a tendance à considérer comme un roitelet de l'Aurès que les circonstances appelèrent à une grande destinée. En fait, comme le notait déjà E.F. Gautier 123, il semble bien qu'il tirait l'essentiel de ses forces de régions bien plus occidentales. Il est fait mention de lui, pour la première fois, aux « sources de Tlemcen » ; il est chef des Awreba, tribu très importante qui, d'après Ibn Khaldoun, occupait le premier rang dans la confédération branès depuis 73 ans. A ce moment, on ne sait pas très bien, du fait des variations dans le récit d'Ibn Khaldoun qui est notre principale source 124, si Koceïla est

117 Ibn Khaldoun, Histoire des Berbères, trad, de Slane, t. I, p. 332. Levi-Provencal, 1.1., p. 38. 118 Toutefois Al Yakoubi et El Idrissi précisent bien que les Rûms sont des Byzantins ou des descendants des

Byzantins, les citadins africains latinisés sont les Afariqi. Cf Lassere (J.-M.). Diffusion et persistance des traditions latines dans le Maghreb médiéval. La latinité, hier, aujourd'hui, demain. Avignon, 1978, p. 277-285.

119 II est intéressant de remarquer que l'inscription de Masuna note l'ère provinciale maurétanienne par le sigle PP, allusion aux deux provinces que R. Rebuffat a reconnues sur d'autres inscriptions de basse époque à Numerus Syrorum, Damous et Aitava. Rebuffat (R.), Note sur les confins de Maurétanie tingitane et de Maurétanie césarienne. Studi Magrebini, t. 4, 1971, p. 33-64 (p. 46).

120 Carcopino (J.), Le Maroc antique. Dufourcq (Ch.-E.), Berbérie et Ibérie médiévales, un problème de rupture. Rev. hist., 1968, p. 293-324.

121 Dufourcq (Ch.-E.), 1.1., p. 300-301. 122 Masqueray (E.), Le Djebel Chechar. Rev. afric, t. 22, 1878, p. 264-267. 123 Gautier (E.-F.), Le passé de l'Afrique du Nord. Petite bibliothèque Payot, 7e éd., 1952, p. 253. 124 Ibn Khaldoun, trad, de Slane, t. I, p. 21 1, 286, 289.

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roi des Awreba ou simple chef de guerre ; ce qui est sûr, c'est qu'il n'est pas le fils de Sekerdid el Roumi, roi auquel il succéda. Les Awreba occupent manifestement les confins algéro-marocains : la défaite de Koceïla près de TCemcen, l'affirmation d'Ibn Khaldoun selon laquelle Koceïla et ses Awreba occupaient le Maghreb el Aqsa et enfin le fait que ses filles aient été capturées par Musa ben Nusayr dans la ville de Sagouma, dans le Moyen Atlas 125, confirma largement cette localisation.

Koceïla pourrait bien être le dernier roi de Maurétanie, d'une Maurétanie peut-être même étendue à l'ancienne Tingitane, chef puissant dont les alliances, sinon la suzeraineté, s'étendent jusqu'au Tafilalet dont le roi chrétien Kamamun est l'allié, et jusqu'à l'Aurès où règne déjà Dihya (ou Damiya), fille de Matiya (Mathias), celle que les siècles connaîtront sous le surnom arabe de Kahena, la Devineresse.

Mais Koceïla était-il encore un simple souverain maure ayant, comme ses contribules, conservé une certaine « barbarie » permettant de le distinguer des « Romains » des villes ? On peut en douter. Son nom même a intrigué les orientalistes ; à l'inverse des autres rois maures, ses prédécesseurs : Masuna, Masties, Mastinas, Garmul, il ne porte pas un nom de consonance berbère. Les chroniqueurs arabes nous ont vraisemblablement transmis, en l'écorchant, un nom d'une autre langue. Pourquoi pas le latin ? On sait que Ch.-E. Dufourcq a proposé de retrouver en Koceïla le nom de Caecilius 126. En faveur de ce rapprochement, je crois pouvoir apporter sinon des arguments au moins deux remarques qui incitent à la réflexion. La première a trait à l'onomastique particulière des Volubilitains de l'époque romaine ; sur 374 inscriptions faisant connaître le gentilice, 71, soit 19%, se rapportent à Caecilius127. Curieuse coïncidence, sans conséquence apparente mais que nous ne pouvons totalement rejeter. L'autre fait, nous le trouvons dans le Kitab el Adouani : cette chronique nous fait connaître le nom du fils de Koceïla : Lian, qui est une forme tronquée d'un nom romain se terminant en lianus comme Aelianus ou Julianus. Il est donc très vraisemblable que ces princes que l'on dit berbères, mais qu'il vaudrait mieux qualifier de romano-africains, portaient des noms latins. Ils régnaient sur des territoires immenses au point qu'on ne s'étonne guère de voir un chef marocain comme Koceïla, être capturé à Ήβηιοβη, vaincre et tuer Oqba au sud de l'Aurès puis régner à Kairouan.

Contrairement au point de vue fractionniste défendu par Ch. Courtois, l'histoire de l'Afrique du Nord est coutumière de la constitution de vastes états : en quelques années Massinissa étend sa domination depuis le territoire de Carthage jusqu'au voisinage de la future Maurétanie tingitane ; avant lui, Syphax avait régné sur Siga et sur Cirta. Les États ou empires fatimide, almoravide et almohade atteignirent en très peu de temps des étendues plus vastes encore. Plus près de nous, Abd el Kader, comme le reconnaît Ch. Courtois 128, exerça son autorité des confins marocains au voisinage de l'Aurès ; ce sont les mêmes territoires que, de Masuna à Koceïla, contrôlèrent les rois maures.

125 Levi-Provencal (E.), Un nouveau récit de la conquête de l'Afrique du Nord par les Arabes. Arabica, t. 1, 1954, p. 17-43 (Ubayd Allah ben Salih, 21). Dufourcq (Ch.-E.), /./., p. 302, fait remarquer qu'El Bekri (trad, de Slane, p. 230) situe Sagouma près de Fès et que Jean-Léon l'Africain décrit, au sud de cette ville, donc dans le Moyen Atlas, une montagne de Seggheme.

126 Dufourcq (Ch.-E.), La coexistence des Chrétiens et des Musulmans dans Al-Andalus et dans le Maghrib au Xe siècle. Occident et Orient, Congr. de Dijon, Paris, 1979, p. 209-234 (p. 222, n° 19).

127 Non seulement presque un Volubilitain sur cinq se nomme Caecilius mais ce gentilice semble d'origine très ancienne, antérieur à la déduction de la Maurétanie par Claude. Inscriptions antiques du Maroc. 2. Inscriptions latines recueillies par M. Euzennat et J. Marion, publiées par J. Gascou, Paris, C.N.R.S., 1982, p. 291.

128 Courtois (Ch.), Les Vandales et l'Afrique, Paris, 1955, p. 335, voit dans cette extension de l'Etat d'Abd-el- Kader une exception due « à la faveur de la guerre sainte après plusieurs siècles d'arabisation »... mais que dire de Syphax, de Massinissa, d'Abou-Abd-Allah, de Youssof ben Tachfin, d'Abd-el-Moumen ?