«Calpurnia», de Jacqueline Kelly...L’École des lettres 2014-2015, n 4 13 « CALPURNIA», DE...

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L’École des lettres 2014-2015, n° 4 11 Traduit en français sous le titre Calpurnia, le roman de Jacqueline Kelly, The Evolution of Calpurnia Tate, est un très joli récit d’enfance qui joue sur la polysémie du mot « evolution », car s’il s’apparente effectivement à un roman de formation, il aborde aussi le thème de l’évolution darwinienne, centre d’intérêt des principaux personnages et marqueur idéologique, au même titre que les revendications féministes de l’héroïne qui, au seuil du XX e siècle, souffre du carcan dans lequel on cherche à l’emprisonner. Calpurnia est donc un roman suscep- tible d’offrir au professeur de troisième de judicieuses pistes de réflexion, qu’il s’agisse d’aborder le nébuleux « récit d’enfance et d’adoles- cence », entré dans les programmes en 2008, ou d’alimenter des sujets d’argu- mentation sur la condition féminine, l’éducation ou l’évolution. « Calpurnia », de Jacqueline Kelly Prix Sorcières 2014 « Romans ado » : un roman de formation sur les traces de Darwin «Calpurnia», de Jacqueline Kelly, désormais disponible en collection « Médium poche », 8,80 € © l’école des loisirs, 2015

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L’École des lettres 2014-2015, n° 4 11

Traduit en français sous le titreCalpurnia, le roman de JacquelineKelly, The Evolution of Calpurnia Tate,est un très joli récit d’enfance qui jouesur la polysémie du mot « evolution»,car s’il s’apparente effectivement à unroman de formation, il aborde aussi le thème de l’évolution darwinienne,centre d’intérêt des principaux personnages et marqueur idéologique,au même titre que les revendicationsféministes de l’héroïne qui, au seuil duXXe siècle, souffre du carcan danslequel on cherche à l’emprisonner.Calpurnia est donc un roman suscep-tible d’offrir au professeur de troisième de judicieuses pistes de réflexion, qu’il s’agisse d’aborder le nébuleux « récit d’enfance et d’adoles-cence», entré dans les programmes en2008, ou d’alimenter des sujets d’argu-mentation sur la condition féminine,l’éducation ou l’évolution.

«Calpurnia »,de Jacqueline Kelly

Prix Sorcières 2014 «Romans ado» :un roman de formation sur les traces de Darwin

«Calpurnia », de Jacqueline Kelly, désormaisdisponible en collection «Médium poche », 8,80€

© l’école des loisirs, 2015

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Un récit d’enfance

Le roman de Jacqueline Kelly estun récit d’enfance qui adopte uneforme autobiographique puisqu’ils’agit d’un récit rétrospectif à la pre-mière personne. La première phrasesitue l’action : «En 1899, nous avionsappris à maîtriser l’obscurité, mais pas lachaleur du Texas. » Elle dissimule le « je »au sein d’un «nous » désignant l’huma-nité dans laquelle s’inscrit la narratriceen tant qu’actrice de cette aventurequ’est la conquête du progrès.

Le roman retrace juste quelquesmois – mais quelques mois décisifs –dans l’enfance de Calpurnia, puisqu’ilcommence par les événements del’été 1899 pour s’achever sur unenouvelle année qui ouvre aussi unnouveau siècle, le 1er janvier 1900.

Un peu à la manière des QuatreFilles du pasteur March, il se composed’une succession d’anecdotes mettanten scène des membres de la famille.

Le chapitre I, par exemple, rapporteles infortunes de l’héroïne auprès dela bibliothécaire de la petite ville deFentress. Le chapitre VII est centré surles déconvenues de Harry, le frère préféré de Calpurnia, rejeté par son éphémère prétendante, l’horriblemiss Goodacre.

Cette première tentative d’unionmatrimoniale sera l’occasion pourCalpurnia de clamer son attachementà l’enfance : tout comme Jo, dans leroman de Louisa May Alcott, quirefuse le mariage de son aînée,Calpurnia considère sa future possiblebelle-sœur comme la «destructrice dubonheur familial ». Cet attachement àl’enfance, malgré la discriminationdont elle est l’objet au sein d’unefamille de six frères, fait d’elle un nar-rateur particulièrement qualifié.

La connaissanceet le progrès

Au cours de ces quelques mois de l’année 1899, Calpurnia fait la connaissance d’un grand-père jusqu’alors inaccessible, une person-nalité à la fois redoutée et drolatique,tenue en estime par toute la famille,mais dont le goût pour la sciencepasse pour une sorte de lubie incom-préhensible.

«Les Quatre Filles du pasteur March », de LouisaMay Alcott, traduit et abrégé par M. Ferdjoukh,«Classiques abrégés », l’école des loisirs, 2009

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« C ALPURNIA », DE JACQUEL INE KELLY

Ce grand-père incarne le savoir et, en dépit d’un engagement dansl’armée sudiste évoqué lors d’uneconversation avec sa petite-fille (pp. 63-73), c’est un progressiste : à maintes reprises, il déplore l’édu-cation réservée aux filles et, jadis à la tête de la plantation de coton familiale, il y proscrivit l’usage deshoues à manche court, trop éprou-vantes pour les travailleurs. C’est avec ce grand-père que Calpurniadécouvre une nouvelle plante, unevesce mutante à laquelle les deuxhéros vont rêver de donner leur nom,unis dans une quête de progrès et dereconnaissance sous la figure tutélairede Charles Darwin.

Ainsi, chaque chapitre du livre apour épigraphe une phrase extraitede De l’origine des espèces. Exemple,chapitre II : «Les lois qui régissent l’héré-dité sont pour la plupart inconnues ; personne ne peut dire pourquoi... certainscaractères du grand-père réapparaissentchez l’enfant... » Il s’agit du chapitredans lequel son grand-père comprendque seule Calpurnia a hérité de sonamour pour les sciences.

Darwin et les idées évolutionnistessymbolisent ici le combat contrel’obscurantisme. Calpurnia aural’heureuse surprise de dénicher De l’origine des espèces dans la biblio-thèque du vieil homme, qui fut l’undes correspondants de Darwin. Il nesera d’ailleurs pas peu fier d’exhiberles lettres de ce dernier sous les yeuxébahis de sa petite-fille (p. 147).

Mais, s’il lui prête l’ouvrage de boncœur, la bibliothécaire de la ville, elle,refuse (pp. 27-28), car les idées dunaturaliste suscitent la polémique.

En cette veille de XXe siècle, lesévolutions techniques se font de plusen plus présentes : le ventilateur, lemicroscope, le téléphone, l’automo-bile font leur apparition. Pourtant, lasociété texane, rurale, archaïque, restefermée à toute forme de progrès.

La ségrégation raciale s’y pratiquetoujours : le personnage de Viola, la fidèle quarteronne attachée à lafamille, en fait les frais (pp. 77-78) et, lors des fêtes de Noël, la jeunefemme doit assister à l’office dansl’église des Noirs.

Charles Darwin en novembre 1881, quelquesmois avant sa mort ; photo Studio Elliott & Fry

© National Portrait Gallery, Londres

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De la même manière, les femmes sevoient refuser l’accès au savoir. Mais, àl’image de la vesce découverte parCalpurnia et son grand-père, notrehéroïne est une mutante qui sembledevoir échapper à son destin.

La condition féminine

La question de l’éducation desfemmes parcourt le livre : en 1899, lespetites Texanes sont censées savoircuisiner, coudre, repriser et, dans lemilieu bourgeois auquel appartientCalpurnia, il est de bon ton de savoiraussi chanter et jouer du piano. «MonDieu ! s’écrie le grand-père lorsqu’ilaborde pour la première fois la ques-tion avec sa petite-fille, c’est encore pireque ce que je pensais » (p. 48).

Élevée parmi six garçons,Calpurnia constate avec dépit quel’on exige plus d’elle que de ses frères.Leur mère comprend que l’insti-tutrice mette les garçons au coin,mais dès lors qu’il s’agit de Calpurnia,c’est «une tache sur le nom de [la] famille » (p. 216).

Pendant la récolte du coton, lesgarçons sont rétribués, mais Calpur-nia, qui doit garder des enfants toutela journée, ne l’est pas. Lamar, l’un deses aînés, bien représentatif de la tradition machiste, résume les chosesainsi : «Les filles ne sont pas payées [...].Les filles ne peuvent même pas voter. On ne les paie pas. Les filles restent à lamaison » (p. 295).

Dans cette société, les femmes quigagnent leur vie et peuvent afficherune certaine indépendance sont l’exception : il y a l’institutrice et l’opératrice chargée d’établir les communications téléphoniques.Toutes deux sont des modèles pourCalpurnia, qui montre si peu de goûtpour les travaux domestiques que samère se demande ce qu’elle va pouvoir faire d’elle.

Elle l’oblige à tricoter des chaus-settes, à broder, à cuisiner, mais sa fillene s’enthousiasme que pour lesdécouvertes faites, dans l’émerveille-ment, en compagnie de son grand-père. « J’étais censée consacrer ma vie à unemaison, un mari, des enfants. [...] Ma vieétait confisquée » (p. 324), constate amè-rement l’héroïne qui en vient, nonsans lucidité, à considérer son éduca-tion comme un broyage semblable à la « roue du moulin domestique ». La jeunefille sombre dans un découragementtel qu’elle s’interroge sur la possibilitémême, pour une femme, d’effectuerdes études. C’est son grand-père quila rassurera (p. 377), en évoquant lesexemples de Marie Curie (physi-cienne), Martha Maxwell (naturaliste),Mary Anning (paléontologue), autantde femmes qui auront marqué l’histoire des sciences.

Le roman offre un dénouementouvert. Au matin du 1er janvier 1900,Calpurnia découvre un paysageinconnu. Il a neigé pendant la nuit : «C’était le premier matin du premier jour

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du nouveau siècle. La neige recouvrait lesol. Tout était possible » (p. 492).

À l’étouffement que suggérait l’incipit répond cette métamorphosedu paysage qui est aussi l’annonced’un nouveau monde.

Sujet de brevet possible

De «Et moi, quels furent mes cadeaux? » (p. 445) jusqu’à la fin duchapitre (p. 448) : le jour de Noël, l’héroïne déballe ses cadeaux et a lasurprise de découvrir un énormelivre dont le titre commence par lemot « science », mais la déconvenue suitla lecture du titre complet : La Sciencede la tenue du ménage.

On pourra, par un questionnaireadapté, faire ressortir les probléma-tiques essentielles du roman : l’injus-tice de la condition féminine, ladimension coercitive de la famille ; onpourra aussi faire analyser l’expressionde la déception.

Sujets d’expression

Récit : Réécrivez la scène en imaginantque le titre du livre soit «Sciences de la vieet de l’univers ».

Argumentation : La révolte deCalpurnia vous semble-t-elle justifiée ?Développez votre argumentation enl’illustrant d’exemples précis.

STÉPHANE LABBE,Académie de Rennes

Lectures cursives

Les quelques lectures cursives indi-quées ci-dessous peuvent autoriser defructueuses comparaisons.

Récits d’enfances américaines

– L. M. ALCOTT, Les Quatre Filles dupasteur March, «Classiques abrégés », l’écoledes loisirs, 2009 ;

– T. CAPOTE, Les Domaines hantés, «L’Imaginaire », Gallimard, 1985 ;

– H. LEE, Ne tirez pas sur l’oiseaumoqueur, Le Livre de Poche, 2006 ;

– C. MCCULLERS, Frankie Addams, LeLivre de Poche, 1990 ;

– M. TWAIN, Tom Sawyer, «GF», Flammarion, 2014 (le roman sert d’arrière-plan intertextuel au chapitre XV deCalpurnia) ;

– R. WRIGHT, Black Boy, «Folio »,Gallimard, 1974.

Sur le coton

– M. MIYAKAWA & M. IMAI, Le Coton,«Archimède», l’école des loisirs, 1992.

Sur Charles Darwin

– P. SÍS, L’Arbre de la vie : CharlesDarwin, Grasset Jeunesse, 2009.

Sur la condition féminine

– C. BRONTË, Jane Eyre, «Classiquesabrégés », l’école des loisirs, 2008 ;

– G. CARSON LEVINE, Ella l’ensorcelée, «Neuf », l’école des loisirs, 1999 ;

– M. DESPLECHIN, Satin grenadine, «Médium», l’école des loisirs, 2004 ;

– M. GOUDOT, Puellae, «Médium»,l’école des loisirs, 2006.

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