Cahier de l'Herne n°10: Le Grand Jeu

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    I a été t i ré quarante exemplai res numérot6s

    d l e l i 3 4 0 ,

    et

    quinze exemplai res just i f iés de A

    à O

    rherv i i s aux co l l abora teurs .

    C h xemplai res const i tuent le t i rage de te te

    et

    sont accompagnés d'une eau-forte

    de

    Josef Sima.

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    L’Herne

    Cahiers publ iés par

    Dominique de Roux

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    L’Ecr i ture des v ivants

    Sér ie dir igée et établ ie par

    Pierre Bernard

    Le Grand Jeu

    Ce Cahier reprodu i t intégralement

    les textes parus dans les trois numéros publiés

    de la revue Le Grand Jeu,

    et d’ importants textes inédits rassemblés

    par Marc Thivolet .

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    Copyrights :

    L.es textes et i l lustrat ions parus dans

    Le

    Grand

    Jeu

    appart iennent aux auteurs

    ou à leurs éd i teurs ,

    soit pour René Daumal, R. Gi lber t -Lecomte, Rober t Desnos,

    A. Rol land de Renév i l le, Georges Ribemont-Dessa ignes e t

    Roger Va i l land

    :

    Gal l imard éd.

    lex tes de Marc Th ivo le t , Jacques Masui e t Renée Boul l ie r :

    L 'Herne éd.

    cldi t ions de l 'Herne

    Di f fus ion Minard : 73, rue du Cardinal-Lemoine, Paris 5.

    Imprimé en France.

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    Nous tenons

    à

    remercier les collaborateurs du

    Grand

    leu ou leurs ayants droit, particu-

    lièrement

    :

    Monsieur Jack Daumal qui nous a remis des textes inédits de son frère, René Daumal,

    Madame Paulette de Boully,

    Mesdemoiselles Maryan Lams et Divine Saint-Pol-Roux,

    Messieurs Arthur Harfaux, Maurice Henry. Georges Ribemont-Dessaignes, Joseph Sima

    et Carlo Suarès

    qui nous ont apporté une aide très efficace, soit en nous confiant des documents

    -

    ouvent

    inedits -, soit en nous permettant de surmonter les obstacles que la mise au point d’un

    tel cahier ne pouvait manquer de susciter;

    les éditions Gallimard qui nous ont autorisés

    à

    publier les textes de leurs auteurs;

    et Monsieur Chapon, Conservateur du Fonds Jacques-Doucet,

    à

    la Bibliothèque Sainte-

    Geneviève, qui a mis à notre disposition le numéro 1 du Grand Jeu.

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    Sommaire

    MANIFESTES 

    17 Projet de présentat io n du Grand Jeu,

    paw

    René

    Daumal. 

    18

    La circulaire du Grand Jeu.

    INTRODUCTION 

    19 Présence du Grand Jeu,

    pa r Ma r c

    Thivolet.

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    NUMERO 1

    38 Avan t-propos au premier n um éro du Gran d Jeu, par R. Gilbert-Lecom te.

    Nécessité de la révolte :

    40

    1.

    Discours du révolté, par Maurice Henry. 

    44

    2. La force des renoncements, par

    R.

    Gilbert-Lecomte.

    48 3.

    Liberté sans espoir , par René Daumal.

    Poèmes :

    52

    54

    55

    56

    57

    58

    60

    61

    62

    Nuit d’amour, par G. Ribemont-Dessaignes.  

    Ténèbres O ténèbres par Robert Desnos.

    Au bout du monde, par Saint-Pol-Roux.

    Le tableau frais, par J. Seifert.

    Poèmes, par Pierre Minet.

    Lettre, par Pierre Minet.

    Retour aux campagnes, par Maurice Henry. 

    Poèmes, par A. Rolland de Renéville.

    Combat dans la nuit , par Georgette Camil le.

    Textes :

    63 Le domaine de Palmyre, par R. Gomez de la Serora.

    65 Entrée des larves, par René Daumal.

    66

    Dans une coquil le de moule, par Hendrik Cramer.

    Chroniques

    :

    71

    72

    73

    74

    75

    77

    77

    78

    79

    L’âme pr imit ive (de Lévy-Bruhl) , par René Daumal.

    La bestialité de Montherlant, par Roger Vailland.

    La cr ise du monde m oderne (de René Guénon), par

    R.

    Gilbert-Lecomte.

    Essai sur l’ introspection (de Jean Prévost), par René Daumal. 

    Puériculture, par R. Gilbert-Lecomte.

    Science et intuition, par G.E. Monod-Herzen.

    Colonisat ion, par Roger Vail land.

    Tentat ion des volts, par Marianne Lams. 

    Correspondance.

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    NUMERO 2

    82

    85

    86

    87

    88

    91

    96

    1O1

    106

    1O 9

    110

    111

    114

    115

    116

    117

    118

    120

    122

    123

    124

    129

    131

    133

    134

    135

    136

    136

    137

    Mise au po in t

    ou Casse-Dogme, par René Daumal.

    Enquête. 

    Fragment inédit d’Arthur Rimbaud.

    Lettre inédite d’Arthur Rimbaud.

    Autographe d’Arthur Rimbaud.

    Essais

    :

    L’élaboration d’une Méthode, par A. Rolland de Renévil le.

    Arthur Rimbaud ou Guerre

    à

    l ’homme1 par Roger Vai l land.

    Après Rimbaud la mort des Arts par Roger Gi lber t -Lecomte. 

    Textes et poèmes

    :

    Acrobate, par Vitezslav Nezval.

    Chanson d’Esther, par Roger Vitrac.

    Si r ien n’est vain, André Gail lard.

    Folklore, par Hendrik Kramer.

    Rires jaunes, par René Daumal.

    Le Prophète, par René Daumal.

    Jeu d’Enfant, par René Daumal.

    Feux à volonté, par René Daumal.

    Le tambour des conquêtes, par Maurice Henry.

    Au

    pied du mur, par Monny de Boully.

    Moi

    et Moi, par R. Gilbert-Lecomte.

    La foire aux bœufs, par R. Gilbert-Lecomte.

    Polit ique, par G. Ribemont-Dessaignes.

    Chroniques :

    La crit ique des crit iques, par R. Gilber t-Lecomte et René Daumal. 

    Chronique de la vie sexuelle.

    Encore sur les l ivres de René Guénon, par René Daumal.

    La genèse des monstres, par Monny de Boul ly.

    Chez Victor Hugo, par René Daumal.

    Elle chante, par Maurice Henry.

    Pour combattre la vie chère.

    Comm entaire de M. lzambard à la lettre inédite de Rimbaud.

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    TEXTES INEDITS DE RENE DAUMAL

    206

    L’Asphyx ie ou l ’expér ience de l ’absurde.

    21

    O

    Hegel , le pseu do-m atér ia l isme et

    E.

    Meyerson. 

    217

    Recherche de la nourr i tu re .

    219 Les pet i tes recettes du Grand Jeu.

    222

    Nadja m, d’André Breton.

    AUTOUR DU GRAND JEU

    226

    Récit d’un témoin,

    par Pierre Minet.

    234 René Daumal et la Révol te permanente, par Jacques Masui

    237

    Carlo Suarès ou I ’ant i -Faust ,

    par Marc Thivolet.

    242

    Josef Sima, regard intérieur,

    par Renée Boull ier.

    245 CHRONOLO GIE DU GRAND JEU

    250 BIBLIOGRAPHIE

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    Dessin

    d

    Manifestes

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    Pas de l ibre arbi t re

    Pas de caprice, de fantaisie

    Pas de jo l ies choses

    Le Grand leu est

    pr imi t i f , sauvage, ant ique, réal is te

    René Daumal

    L a circulaire du

    Grand Jeu

    Le Grand Jeu

    n’est pas une revue l i t téraire, art ist ique philosophique, ni

    poli t ique.

    Le Grand Jeu

    ne cherche que I ’esserit iel. L’essentiel n’est r ien

    de ce qu’on peut imaginer : l ’occ ident contempora in

    a

    oubl ié cet te vér i té

    si simple, et pour la retrouver i l faut braver pl lusieurs dangers, dont les

    plus connus et les plus communs sont la mort ( la vraie mort, cel le de la

    pierre ou de l ’hydrogène, et non pas l ’agréable inor t , gorgée d’espérances

    et ornée d’excitants remords, que l ’on connaît trop)

    -

    a fol ie ( la vraie

    fol ie, lumineuse et impuissante comme le solei l l éclairant une société de

    magistrats, la fol ie sans issue, de celui qu’on abat comme un chien, et non

    pas l ’heureuse fo l ie qui est le p lus charmant moyen d’occuper la v ie)

    -

    la syphil is, la lèpre léonine, le mariage ou la conversion rel igieuse.

    Non seulement ceux qui jouent le

    Grand Jeu

    sont

    à

    chaque instant pres

    de tomber dans la crainte de jouer avec des dés pipés ; mais i ls r isquent

    sans cesse le supplice de l ’homme qui, voulant se trancher les mains avec

    une hache, se coupe d’abord la main gauche et ne sai t p lus comment

    coupler la main droite, la plus détestée. (Certains appellent cette situation

    un compromis.)

    Dans cet te marche vers la patr ie commune dont le nom sera peut-être

    révélé un jour , les mem bres du

    Grand Jeu

    font -- comme par hasard - n

    certain nombre de découvertes qui peuvent intéresser, amuser, terr i f ier

    QU faire rougir le public.

    Ils

    les lui donnent.

    I I s’agi t avant tout de fa i re désespérer les hommes d’eux-mêmes et de la

    socibté. De ce massacre d’espoirs naîtra une Espérance sanglante et sans

    pi t ié : être éternel par refus de vouloir durer . Nos découvertes sont cel les

    de l ’éclatement et de la dissolut ion de tout ce qui est organisé. Car toute

    organisat ion pér i t lorsque les buts s ’ef facent

    à

    l ’horizon de l ’avenir, qui

    n’est p lus qu’une barre blanche posée sur le f ront .

    Ainsi s’émietteront les idoles entre lesquelles

    les

    hommes partagent leur

    adoration - ls ne savent pourquoi n i comment

    I I

    est inuti le de les nom-

    mer

    :

    elles empoisonnent l ’air . Les goules que le

    Grand Jeu

    nourr i t dans

    des locaux réservés

    à

    cet usage savent se nourr i r de ces cadavres

    -

    car el les ne sont pas portées sur la bouche.

    La Di rec t ion

    N.B.

    Pour les personnes qui nous interrogent au sujet du

    Grand Jeu,

    nous

    répondrons une fo is pour toutes

    à

    n’ importe quel le quest ion

    : Oui e t

    non D.

    Nous sommes ainsi les premiers

    à

    fa i re servir la vani té du discours

    à quelque chose. Au surplus, nous ne ménagerions pas les conseils à

    ceux qui auraient le courage de nous interroger sans nia iser ies ni restr ic-

    18 t ions mentales.

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    rresence

    du Grand

    Jeu

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    Ce

    texte ne dissimule pas ses intentions agressives

    à

    I'6gard de ceux qui s'apprêtent

    à

    régler le sort du Grand Jeu au nom de l'histoire de

    la

    littérature, c'est-à-dire à l'enterrer

    sous les louanges et les exégèses. C'est pourquoi il nous a semblé qu'une longue

    familiarité avec les textes de ce mouvement,

    les

    relations que nous avons entretenues

    ou

    que nous entretenons encore avec certaines personnes qui ont participé

    à

    l'aventure

    du Grand Jeu et la certitude que notre via se joue à tous les instants, nous autorisait

    à

    mettre à jour la motivation du groupe créé par Roger Gilbert-Lecomte et René Daumal.

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    par Marc Thivolet

    Etablir une continuité, sinon de fait du moins d’ intention,

    dans les évé-

    nements, leur donner une succession dans le temps et parler d’histoire

    tel semble être le rôle de l ’essayiste qui étudie un mouvement poli t ique

    ou littéraire.

    En réali té, écrire l ’histoire c’est écrire l ’histoire de manifestations dont les

    mobiles sont

    -

    eut-être - ans l ’ insondable et l ’aboutissement dans

    I’immesurable ...

    ;

    c’est prendre le part i du continu contre le discontinu.

    L’essayiste n’est pas autorisé à se reconnaître dans la matière qu’il traite.

    On lui demande de mettre de l ’ordre, de rendre logique une thèse, d’en-

    dormir l ’ inquiétude que créent ces écrits épars, ces cris, ces tableaux,

    ces traces

    ...

    d’en faire des objets de consommation pour calmer l ’avidité

    du public. Vite, i l faut que les morts se confessent. N’est-ce pas que tout

    cela est explicable, que le passé explique et justif ie ce qui, précisément,

    cherchait sa source dans l ’ impensable et qu’après tout, ce n’était pas si

    terr ible ?... Demain un autre fourr ier du passé donnera une explication plus

    8 précise n, plus juste =

    a

    Les derniers documents découverts remettent

    en cause ... B , mais qu’importe L’essentiel est de faire entre r dans

    I’histo re

    ...

    L‘essayiste croit s’exprimer, il ne fait que conjurer une peur ...

    Si la fureur que met l ’événement

    à

    durer dans notre mémoire n’était que la

    négation de ce qui lui a donné naissance

    ...

    Et pourtant, malgré cette

    volonté de survivre, les événements meurent .. Rien de plus tr iste que

    ces pi les de journaux jaunis t irés sur papier éphémère, avec leurs t i tres

    que le temps - ui n’est pas fait de continuité mais d’une succession de

    coups de grâce

    -

    rendus dérisoires.

    21

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    Et nous sommes étonnés, honteux d’avoir vécu, souvent intensément

    cela,

    ii

    la façon des pr imit i fs.

    L’historien, certes, ravive l’événement.

    II

    lu i doni le un sens par rapport

    à

    son temps. Mais l ’ image que l ’on se fait de

    a

    son temps est déjà du

    pass

    i .

    Les interprétations de l’histoire meurent, elles aussi, mais avec la noblesse

    des films qui passent au ralenti.

    L’historien,

    à

    son tour, entre dans l ’histoire de l ’histoire

    ..

    Réduire le

    Grand Jeu

    à

    une histoire, c’est exclure le possible qui a été sa

    raisoi i d’être pour lui substi tuer sa trace dans l ’événement. Si nous écr i-

    vions cette histoire, nous écr ir ions un pastiche. Ecr ire l ’h istoire du

    Grand

    Jeu,

    c’est trahir ce dernier. Maudit soit celui qui veut faire ici œuvre d’his-

    tor ien La matière est ténue, certes, mais la rareté fait son pr ix.

    Maud i t

    soit celui qui cherche sa continuité en faisant

    du

    continu

    Relever dans le cheminement du

    Grand Jeu

    ce qui est trahison

    à

    l ’égard

    de lui-même, même

    si

    cet te t rah ison se veut f idd i té , à des hommes ou

    à

    des ildées, c’est faire que le

    Gran d Jeu

    soit replacé en son centre, là où

    il

    se sait insondable, hors d’atteinte parce que entièrement vulnérable : au

    sein de l ’existant incompréhensible et immesurable.

    Comrnent Vous me croyiez là ? et mon vent tournoyait dans le creux des

    visages, dans l ’envers des visages. Mais, vraiment, je vous en veux de

    nn’avoir confondu avec des images.

    L.e Gran d le u ne peut être transfo rmé en son histoire.

    II

    do it être,

    à

    chaque

    pas, la réabsorp t ion de ce qu i le part icular ise, I ’ iconolâtr ise dans le no n-

    tlemps qui est sa vie parce qu’elle est sa mort. Je veux le faire mourir pour

    qu’ i l i revive. Sa vie n‘étant qu’au pr ix de cette mort. Qui vive ? Feu

    II

    ne

    réporid jamais aux sommations. Plutôt que de tendre vers l ’ idéal d’une

    logique dont la f in serait une expl icat ion

    Q

    satisfaisante

    m,

    cet essai, appro-

    fondissant sa démarche, explorera sa prop re structure.

    II

    sera le Grand leu

    lui-miime.

    PRESENCE DE L‘ACTUEL ET ABSENCE

    DU PRElSENT

    Le présent ne coïncide que très rarement avec l ’actuel, car

    il

    reste tap i

    dans l ’obscurité où le psychisme, absorbé par l‘actualité, le tient. L‘actuel

    fu i t

    le

    présent dans des problèmes qui n’engagent pas la total i té de

    l’individu.

    Certains mythes qui prêtent

    à

    sourire tant i ls ont été évoqués n’en déter-

    minerit pas moins un grand nombre de comportements. Ainsi le mythe du

    Paradis perdu entret ient des nostalgies qui ne manquent pas d’engendrer

    des project ions i l lusoires dans la vie pol i t ique et sociale. A certains

    niveaux, dans les profondeurs de l’ inconscient, Ides positions sont assu-

    mées en fonction de tabous anciens. Et tel homme qui se prétend révolu-

    tionnaire serait bien étonné d’apprendre qu’il est, en fait, entièrement

    condit ionné par ce qu’ i l nie.

    L’actuel, par l’ ignorance des mobiles qui l ’agissent, devient, le plus sou-

    vent, le miroir où s’inverse l’ image d’un présent rnéconnu.

    L’occulte, ce n’est pas, ce n’est plus ce qu’on entendait autrefois par ce

    mot, c’est l ‘état d‘ ignorance

    le psychisme se t ient.

    Le présent es t un

    v ide au cœur de nos contemporains.

    Et de ce vide

    à

    l ’avidité pour l ’actuel

    il n’y a qu’un pas...

    L’actuel

    tr iomphe par une perpétuel le séparat ion d’un commencement

    -- cause imag inaire et lointaine ’une

    f in

    toujours rejetée dans le futur,

    voire dans l’éternité. L’actuel empêche la coïncidence du commencement

    et

    de la fin dans l’ impensable.

    L ’h is to i re du

    Grand Jeu

    n’est pas actuel le mais présente. Ce mouvement

    qui, de 1928

    à

    1933, fit f igure d’expérience marginale au surréalisme, fut la

    2

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    manifestat ion passagère d’un Grand Jeu qui ne cesse de se jouer entre la

    conscience et l ’existant

    (Le gran d jeu est i r réméd iable ; il ne se joue

    qu’une fois . Nous voulons le jouer à tous les ins tants de not re v ie.

    R.

    Gilbert-Lecomte). Le

    Grand Jeu

    fut le miroir parfois f idèle, parfois défor-

    mant des questions essentiel les que l ’homme se pose quand, précisément,

    il

    cesse d’être absorbé par l ’actual i té

    -

    ette actualité qui apparaît,

    le

    plus souvent, comme un ajustement laborieux de nos automatismes aux

    provocations du monde extér ieur.

    Le

    Grand Jeu

    commença, en 1924, par la formation, au lycée de Reims,

    du groupe simpliste. Ce fut autour de Roger Gilbert-Lecomte et de René

    Daumal, respectivement âgés de

    17

    et de 16 ans, qu’une petite commu-

    nauté consti tuée en classe de seconde se donna une identi té. L‘amit ié

    que se vouèrent dès leurs premières rencontres les deux adolescents fut

    une relat ion vibrante établ ie sur une commune capacité de maintenir

    intactes certaines questions que se pose tout individu au cours de sa

    formation avant de se cr istal l iser dans de pseudo-cert i tudes. Ces ques-

    t ions obsédantes qui tournaient autour du moi, du sentiment d’ identi té, du

    néant et de la mort furent à l ’or igine de certaines expériences dangereuses

    auxquelles se l ivrèrent Roger Gilbert-Lecomte, René Daumal et certains

    de leurs amis. Recréer la mort par des moyens art i f ic iels ( inhalat ion de

    vapeurs de tétrachlorure de carbone, absorpt ion de drogues), retrouver

    dans les textes anciens

    -

    n part icul ier ceux des mystiques

    -

    e compte

    rendu d’expériences semblables, créer une ascèse af in que les états

    entrevus en un instant foudroyant devinssent habituels, cr i t iquer la fut i l i té

    de la vie quotidienne, tel les étaient les préoccup ations du groupe simpliste.

    Ce groupe comprenait , outre Lecomte et Daumal, Roger Vail land, Robert

    Meyrat et Pierre Minet.

    Entre René Daumal et Robert Meyrat se nouèrent des relat ions nocturnes

    d’un genre inhabituel. Par un énorme effort de volonté, l ’un et l ’autre

    parvenaient

    à

    se créer un double mental. Ce double menait une vie indé-

    pendante du corps. Et sous cette forme

    =

    astrale

    1~

    les deux jeunes hom mes

    se retrouvaient pour de longues promenades nocturnes

    (... J’errais sans

    ef fort - t avec la mêm e fac i l i té d ésespérante que ceux qui

    se

    souviennent

    d’avoi r été morts connaissent bien- e marchais et immobile je me voyais

    en m ême temps m archer, dans des qu art iers tout

    à

    fa i t inconnus, et Mey rat

    marchait près de moi. René Daum al, Nerval le Nyctalope). Robert Meyrat,

    la Stryge comme l ’appelaient ses amis, ne vivait que pour ces rencontres.

    Ne déclara-t- i l pas un jour que

    si

    l ’un des membres du groupe venait

    à

    manquer au rendez-vous, i l pourrait en m ourir ? Attendit- i l un jour en vain ?

    II

    disparut de la vie des simplistes sans donner d’expl icat ion, et ceux-ci ne

    cessèrent de s’ interroger

    sur

    les raisons de

    sa

    fuite.

    LE

    GRAND

    JEU

    ET

    LE SURREALISME

    Ce fu t à Paris - ù René Daumal et Roger Vail land vinrent préparer, l ’un

    à Henri IV, l ’autre à Louis- le-Grand, le concours d’entrée

    à

    I ’Ecole normale

    supérieure

    -

    ue le Simplisme se transforma en

    Gra nd Jeu.

    Des contacts

    furent pr is avec dif férentes personnali tés et avec les surréal istes. Aux

    Rémoiç se joignirent le peintre tchèque Josef Sima, Monny de Boully,

    transfuge du groupe surréal iste, Pierre Audard, Georgette Camil le, André

    Delons, Hendrick Cramer, Maryan Lams et Rolland de Renévi l le. Arthur

    Adamov, qui appartenait au groupe

    Discont inu i té ,

    entret int des relat ions

    personnelles avec René Daumal puis avec Roger Gilbert-Lecomte. Léon

    Pierre-Quint, alors directeur des édit ions Simon Kra, s’ intéressa au groupe

    naissant. André Gail lard, poète et cr i t ique de talent, ouvr i t

    les Cahiers du

    Sud

    au

    Grand Jeu

    : de cette col laborat ion naquit un numéro remarquable

    sur la Poésie et la cr i t ique m. Enfin Georges Ribemont-Dessaignes permit

    C

    O

    J

    O

    C

    F

    e

    -

    23

  • 8/17/2019 Cahier de l'Herne n°10: Le Grand Jeu

    24/296

      Roger Gilbert-Lecomte, Georgette Camil le et André Delons de publier

    des textes dans sa revue Bifur.

    Les seules manifestations de la vie parisienne capables de séduire les

    Simplistes étaient celles du Surréalisme qui, en 1925, défrayait la chro-

    nique. L‘année 1924 avait vu naître ce mouvement des a sommeils

    =

    de

    Breton, Crevel, Desnos, Eluard et Aragon. Breton venait de publier le pre-

    mier manifeste du Surréalisme. Au cours de l ’année 1925, le groupe avait

    fait une entrée fracassante dans la vie publique au cours d’un banquet

    donné en l ’honneur du poète Saint

    Pol

    Roux à lai Closer ie des Li las. Mais

    ce furent surtout les activités du Bureau de recherches surréalistes et la

    Révolution surréaliste, tous deux placés sous la direction d’Antonin Artaud,

    qui ret inrent l ’attention des Simplistes.

    Clans le numéro

    3 de la Révolution surréaliste furent publiés plusieurs

    textes part icul ièrement virulents

    :

    une lettre aux recteurs des universités

    européennes, une adresse au Dalai-Lama, une adresse au Pape, une lettre

    aux écoles du Bouddha e t une lettre aux médecins chefs de s asiles de fous.

    Ces proclamations mettaient en rel ief un fait évident : a révo lte dont faisait

    état les surréalistes

    était,

    en réali té, une suite d’antithèses : blasphème

    contre foi, Orient contre Occident, Allemagne contre France, al iénés contre

    psychiatres, Dalai-Lama contre pape ...

    L’exploration de l ’ inconscient constituait, el le aussi, un défi au monde

    social‘.

    Les simplistes sentaient que

    =

    quelque chose n’al lait pas dans le sur-

    réalisme. L‘ idée d’un manifeste simpliste fut lancée, dans lequel auraient

    été précisées les différences s avec le surréalisme. Mais ce projet ne

    vit pas le jour, sans doute parce que Roger Gilbert-Lecomte et René

    Waumal ne parvinrent jamais à dégager leur posit ion de l ’équivoque qui

    pesait sur les mots conscient, inconscient, dieu, esprit , mystique ...

    Le surréalisme faisait siennes un certain nombre de contre-valeurs bien

    faites pour scandaliser le monde bourgeois. Mais le vice était dans la

    réaction el le-même. Au morcellement, au cloisonnement de l ’activité

    humaine d’où l ’ordre établi puisait sa continuité ( l ’expression a diviser pour

    rhgner s a un sens beaucoup plus profond qu’on ne l ’ imagine), le surréa-

    l isme ne parvint pas

    à

    opposer une unité de comportement.

    II

    substitua

    un certain nombre d’ identif ications nouvelles aux anciennes

    -

    u, plus

    précisément, i l opposa le sousjacent aux règles ( lu monde quotidien sans

    percevoir que celui- là était le négatif de celui-ci, et inversement. L’ incons-

    cient ne manquait pas de fournir aux surréalistes l ’al iment qui leur per-

    mettait de s’aff irmer à la source-même de l ’ inspiration

    :

    sommeils, rêveries

    érotiqiues, jeu du Cadavre exquis, paranoïa-crit ique, écriture automatique ...

    Ce perpétuel recours

    à

    l ’ image et à ses équivoques, cette connaissance

    au jour le jour qui créait sa justif ication par un auto-engendrement perma-

    nent n’était pas de nature à satisfaire le Grand Jeu.

    L e s surréalistes ne voyaient pas sans irr i tat ion ni sans quelque condes-

    cendance des a petits jeunes gens pénétrer dans un domaine qu’i ls

    avaierit tendance

    à

    considérer comme leur propri iété exclusive. Le Grand

    Jeu n’(était pas à la recherche d’un mieux vivre, de satisfactions, fûssent-

    el les onir iques : i l cherchait un moyen de t irer l ’homme de sa prison

    mentale. Certes, André Breton avait dit sa corivict ion qu’i l existait un

    point où le réel et l ’ imaginaire, le communicable 1st l ’ incommunicable ces-

    saient d’être perçus contradictoirement. Ce n’était là qu’une convict ion,

    qu’une conséquence du système hégélien, une synthèse imaginaire. Mais

    les membres du Grand Jeu étaient al les y voir d’un peu plus pres. Ils en

    étaient revenus bouleversés, brûlés par une vérité indicible qui vidait les

    mots de leurs sens et les réduisait à des analogies sonores (Mais parle au

    moins dis quelque chose Et surtout tais-toi ne fais pas peur.

    R.

    Gilbert-

    Leco

    rn

    e).

    Les Simplistes devenus cc Grands joueurs

    m,

    après avoir traversé les

    structures verbales de nos psychologies, de nos polit iques, de nos rel i-

    gions, avaient vu que ces structures ne sont que des barr ières de pro-

    4

  • 8/17/2019 Cahier de l'Herne n°10: Le Grand Jeu

    25/296

    tection i l lusoires qui, en définit ive, projettent l ’ individu vers une catastrophe

    atastrophe toujours différée. Pour le Grand Jeu, la catastrophe avait

    eu l ieu

    ;

    elle était à la racine de toute leur activité. Les portes de sort ie

    inventées depuis des siècles, des mil lénaires par les philosophies n’étaient

    pour eux que des peintures en trompe-l ’œil sur des murs sans fai l le. L’ im-

    médiate percept ion de l ’homme enfermé dans la pr ison de

    l’univers les

    faisait hurler de terreur

    (L ’espace est

    le

    tombeau universel .

    René Daum al).

    Mais peut-être avaient- i ls été touchés t rop tôt par la révélat ion. Leurs

    consciences, trop peu mûres, avaient été frappées de null i té avant même

    d’avoir pu s’édi f ier . Le temps n’avai t pas eu le temps de se percevoir en

    eux pour ce qu’i l était. Le fruit avait été cueil l i trop vert. Ainsi leur vie

    s’était trouvée coupée en deux : I I y avait la vie quotidienne vidée de sa

    substance, frappée de dérision par la vision, entrevue en un éclair, d’un

    monde si immédiat, si exigeant qu’i l semblait nier toute existence.

    II

    ne

    restait plus, comme portes de sort ie, que la fol ie et la mort...

    Allez vous étonner après cela de la tendance au canular des membres du

    Grand Jeu, du mépris dans lequel i ls tenaient l i t térature et peinture. Mais

    le canular était d’essence tragique. Les mots se dérobaient comme des

    trappes e t jeta ient l ’espr i t dans des oubl iet tes d’où il ne ressorta i t que par

    sa capaci té

    à

    recréer une i l lusion combien fragile a

    amnbsie des param-

    nés ies

    m, a écrit Roger Gilbert-Lecomte).

    E

    O

    S

    D

    E

    F

    2

    U

    -

    MISE

    EN ACCUSAT ION D U GRAND JEU

    Le groupe surréaliste se caractérisait par une att i tude intransigeante

    à

    l’égard de ceux qui, de près ou de loin, relevaient de son obédience.

    II

    manifesta cette intransigeance à l ’égard du Grand Jeu qu’i l considérait

    un peu comme un sous-groupe, faute d’avoir compr is les mobi les de son

    act ion. D e son côté, le Grand le u ne parvenai t pas

    à

    dissocier le caractère

    expér imental de son act ion des manifestat ions de l ’ inconscient dont le

    groupe surréaliste s’était fait le héraut.

    Les surréalistes tenaient r igueur aux membres du Gran d Jeu d’avoir

    donné dans leurs admirations la préférence

    à

    Landru sur Sacco et Vanzett i ,

    d ’employer constamment le mot d ieu m. Enfin I ’acusation majeure portée

    contre eux concernait un texte signé par quatre-vingt-trois étudiants de

    I’Ecole Normale supérieure contre la préparation mil i taire. Cette pétit ion

    suscita dans la presse un tel concert de protestations que les signataires

    renièrent leur texte,

    à

    l ’exception d’une dizaine d’entre eux qui décidèrent

    de mettre au point une déclaration plus virulente que la première. Mais le

    dernier carré des élèves de I ’Ecole Normale supérieure recula devant les

    menaces du directeur de l ’école qui s’opposa à la publication de tout écrit

    n ’ayant pas reçu son approbat ion. Les surréal istes proposèrent

    à

    Roger

    Gi lber t-Lecomte de passer outre et de publ ier le texte. Mais le d irecteur

    du

    Grand Jeu

    ne se reconnut pas le droi t de rendre publ ic un manifeste

    dont les auteurs ne voulaient plus endosser la responsabil i té et refusa de

    le confier aux surréalistes.

    Les surréal istes se servirent dono du

    =

    prétexte Trotsky

    -

    e m ot est de

    Georges Ribemont-Dessaignes our mettre en accusat ion

    le Grand Jeu.

    On sait qu’au terme d’une longue lutte qui avait opposé, au sein du part i

    communiste soviétique, les tenants de la construction du social isme dans

    un seul pays, cond uits par Stal ine, et les part isans de la révolution per-

    manente >, dir igés par Léon Trotsky, ce dernier avait été isolé au sein de

    son propre part i , déporté

    à

    Alma-Ata, puis exi lé sous la pression d’une

    part ie de l ’opinion internationale. En

    1929,

    i l éta i t à Istambul. Sous le

    prétexte Trotsky

    ,,

    donc,

    les

    surréalistes lancèrent une convocation

    à

    un

    certain nombre d’art istes et d’écrivains parmi lesquels i l faut citer, outre

    25

  • 8/17/2019 Cahier de l'Herne n°10: Le Grand Jeu

    26/296

    les amis d’André Breton et ceux de Roger Gilbert-Lecomte, des hommes

    qui, par leur passé ou leurs act ivi tés présentes, furent ou étaient des

    famil iers du surréal isme. Dans le compte rendu rédigé plus tard par les

    surréal istes et publ ié dans la revue Variétés, on pouvait l i re : a II

    est

    de fait que cette l iste comportant les noms des pr incipaux col laborateurs

    de la revue le Grand Jeu sanctionnait moins la reconnaissance d’une act i-

    vi té intel lectuel le éprouvée que des rap ports personnels, des conversations

    et une sol idar i té de hasard au cours de diverses manifestat ions dans des

    cinémas et des théâtres, ce qui est assez pour que l ’on désire apprécier

    plus exactement les l imites de gens très jeunes et encore assez indéter-

    minés. Quand no us disons l imites, nous pens ons par expérience aux l imites

    de chacun.

    =

    Aprè s av oir évoqué l ’affaire de I ’Ecole Normale, le

    u

    tr ibunal mit en cause

    I’act ivi t6 de Roger Vail land au journal Paris Midi. II fut accusé d’avoir fait

    l ’éloge du Préfet de police Jean Chiappe.

    Le problème que posait l ’existence du Grand le u aux surréalistes fut

    exposé par André Breton dans le Second manifeste du surréal isme. Dans

    son manifeste André Breton semblait dél ibérément ignorer le groupe du

    Grand Jeu et s’adressait directement

    à

    René Daumal

    :

    Je cherche autour

    de nous avec qui échanger encore, si possible, un signe d’ intel l igence.

    Peut-être sied-il, tout

    au

    plus, de faire observer

    à

    Daumal, qui ouvre dans

    le Grand Jeu une intéressante enquête sur le diable, que r ien ne nous

    retiendrait d’approuver une grande partie des déclarations qu’il signe seul

    ou a vec Lecomte, si nous ne rest ions sur l ’ impression passablem ent désas-

    treuse de sa faiblesse en une circonstance donnée. II est regrettable,

    d’autre part, que Daumal ait évité jusqu’ici de préciser sa posit ion person-

    nel le et, pour la part de responsabil i té qu’ i l y prend, cel le du Grand Jeu

    à

    l ’égard du surréal isme. On comprend mal que ce qui tout

    à

    coup vaut

    a

    Rimbaud cet excès d’honneur ne vai l le pas à Lautréamont la déif icat ion

    pure et simple. a L’incessante contemplation d’une évidence noire, gueule

    absolue

    D,

    nous sommes d’accord, c’est bien

    à

    cela que nous sommes

    condamnés. Pour quelles f ins mes quines opposer, dès lors, un groupe

    B

    un autre groupe? Pourquoi, sinon vainement pour se dist inguer, faire

    comme si l ’on n’avait jamais entendu parler de Lautréamont? = Mais les

    Grands anti-soleils noirs, puits de vérité dans la trame essentielle, dans le

    voi le gr is du ciel courbe, vont et viennent et s’aspirent l ’un l ’autre, et les

    hommes les nomment absences. B (Daumal

    : a

    Feux

    à

    volonté

    D,

    le Grand

    Jeu, printemps

    1929).

    Celui qui par le ainsi en ayant le courage de dire

    qu’ i l ne se possède plus, n’a que faire, comme il ne peut tarder de s’en

    apercevoir , de se préférer à l ’écart de nous.

    =

    La réponse du Grand Jeu

    à

    André Breton ne se f i t pas attendre. Dans le

    numéro

    3

    de la revue, Daumal publia une

    a

    Let t re

    à

    André Breton sur les

    rap por ts du surréalisme et du Grand Jeu. C e texte était en quelque sorte

    la

    publicat ion dif férée du manifeste simpliste.

    Dans ce texte, René Daumal définissait d’abord le Grand leu comme une

    comm unauté de caractère initiatique

    D.

    Après avoir rappelé que les

    membres du Grand leu avaient signé le manifeste de la revue Red, de

    Prague, en faveur de l ’œuvre de Lautréamont mise

    à

    l ’ index par la censure

    de Tchécoslovaquie, Daum al en venait

    a

    la question essentielle

    :

    a

    Le Grand

    Jeu (...) a-t-il des raisons de se préférer

    à

    l ’écart du surréal isme ? (...) Pour

    le mom ent laissez-moi mettre en balance, d’un côté, notre accord proclamé

    avec vous dans une att i tude qui est en gros : hégélianisme de gauche

    ral l ié au marxisme et, par conséquent, aux pr incipes de la Troisième inter-

    nationale

    ;

    d’autre part, les cinq heures de débats irritants, détournés de

    leur but pr imit i f , ent ièrement dir igks, à propos de questions de personnes

    que la nature de notre groupe nous obl igeait à juger nous-mêmes, contre

    l’unité du Grand Jeu ; j ’a joute dans le même plateau le compte rendu de

    ces discussions dans Variétés (juin

    1929),

    dont aucun d’entre nous ne

    consent à reconnaître l’exactitude (puisqu’il fut rédigé sans vérifications,

    par les surréal istes seuls et sur des souvenirs trop lointains déjà et néces-

    8

  • 8/17/2019 Cahier de l'Herne n°10: Le Grand Jeu

    27/296

    sairement tendancieux). ... Et dans l ’ordre des recherches posit ives,

    qu’avez-vous fait, entourés d’un certain nombre d’ individus dont la pré-

    sence

    à

    vos côtés nous a toujours rempl is de stupeur

    ?

    Les neuf dixièmes

    de ceux qui se réclament ou se sont réclamés du t i tre de surréalistes n’ont

    fait qu’appliquer une technique que vous aviez trouvée ; ce faisant, i ls

    n’ont su que créer des poncifs qui les rendent inuti l isables. Si bien qu’au-

    jourd’hui j ’ i rais vers vous pour me l ivrer

    à

    vos petits jeux de société,

    à

    ces dérisoires et piétinantes recherches vers ce que vous nommez impro-

    prement le a surréel D ? Pour les trouvail les divert issantes du

    cc

    cadavre

    exquis =, de l ’écr i ture automat ique seul ou

    à

    plusieurs, je laisserais tout

    l ’appareil technique que le Grand le u travail le

    à

    construire et auquel

    chacun de nous apporte sa par t de ressources

    ?

    Nous avons, pour répondre

    à

    votre science amusante, l ’étude de tous les procédés de dépersonna-

    l isation, de transposit ion de conscience, de voyance, de médiumnité

    ;

    nous

    avons le champ i l l imité (dans toutes les directions mentales possibles)

    des yogas indoues

    ;

    a confrontation systématique du fait lyr ique et du fait

    onir ique avec les enseignements de la t radi t ion occul te (mais au diable le

    pi t toresque de la magie) et ceux de la mental ité d i te pr imit ive

    ...

    et ce n’est

    pas fini. (...) Ainsi Rolland de Renévil le travail le

    à

    établ i r les coordonnées

    mult iples de la création poétique

    (...) ;

    Roger Gilbert-Lecomte travail le

    a

    une Vision par I ’Epiphyse où il bâtit l ’architecture de feu de la pensée

    mystique et de l ’esprit de part icipation

    (...)

    Idéalement donc, et en résumé,

    je considère votre appel comme s’adressant au Grand Jeu, je constate

    qu’un accord de principe sur un programme minimum serait possible entre

    nous, que même une collaboration serait souhaitable

    ;

    mais, d’une part, la

    confusion que je vois régner dans le surréalisme, l ’ insuff isance de son

    programme

    ;

    d’autre part, le fait que le Grand Jeu lui, s’ i l possède dès

    maintenant un plan d’activité suff isamment précis et une idéologie com-

    plète, n’a réalisé que les tous premiers points de son programme

    ;

    cette

    double raison rendrait une collaboration entre nous - ujourd’hui au

    moins - rématurée.

    D

    Enfin Daumal adressait cet avert issement

    -

    om-

    bien prophétique - André Bre ton :

    -

    Prenez garde, André Breton, de

    figurer plus tard dans les manuels d’histoire l i t téraire, alors que si nous

    briguions quelque honneur, ce serait celui d’être inscrits pour la postérité

    dans l ’histoire des cataclysmes

    ?

    =

    Le caractère prophétique du Grand Jeu

    est aff irmé ici avec vigueur et sans aucune équivoque. Nous croyons

    aujourd’hui nécessaire, par-dessus les presque quarante années qui nous

    séparent de cette déclaration, d’en ressaisir le feu et de prévenir l ’acte

    par lequel le Grand Jeu serait réduit

    à

    sa cendre

    -

    ’est-à-dire

    à

    un résidu

    littéraire.

    C

    O

    3

    TI

    c

    ’E

    2

    -

    DE LA REUSSITE

    ET

    DE L ’ECHEC ..

    Peut-être faut- i l s’arrêter sur le fait que, malgré ce qu’écrivait René Daumal

    dans sa lettre à André Breton, le Surréalisme ait duré et même marqué

    son époque alors que le Grand Jeu avec son

    Q

    plan d’activité suff isamment

    précis

    n’ait pas survécu

    à

    la séparation

    de Roger Gilbert-Lecomte et de René Daumal. Mais ce qui semble condam-

    ner le Grand Jeu aux yeux de l ’histoire est peut-être, précisément, ce qui

    témoigne en sa faveur. Le Surréalisme a duré parce qu’i l bénéficiait de

    la secrète complicité de son époque. La société a reconnu en lui la vérité

    de ses alcôves. Ce n’est pas un hasard si les peintres de ce groupe usaient

    d’un langage plastique str ictement conforme à l ’héritage classique, voire

    académique

    ...

    C’est que le Surréalisme ne rendait compte que d’un certain

    passé - assé jusqu’alors interdit, certes, mais a passé D tout de même ..

    et son idéologie complète

    27

  • 8/17/2019 Cahier de l'Herne n°10: Le Grand Jeu

    28/296

    Le trouble que l ' intrusion d' images érotiques et sadiques provoque dans le

    psychisme peut b ien fa i re croire à l 'apparit ion de la nouveauté. Mais pour

    surprenant que soi t le surgissement d 'un monstre préhistor ique, il ne

    saurai t me convaincre que je suis en face d"un message du présent.

    Certes, la réussite sur le plan psychologique n' implique pas, nécessaire-

    ment, un échec sur le plan matériel. Mais le fait qu'aujourd'hui cet écrit

    témoigne de la résurrection du Grand Jeu - eu aux règles précises dans

    un univers qui échappe

    à

    la mesure

    -

    ous prouve que le groupe fondé

    par René Daumal et Roger Gi lber t -Lecomte étai t b ien le ref let , en son

    temps, d'une présence irréductible

    à

    toutes les tentatives d'appropriat ion.

    Ce qui m'assure de la Q. supériorité du Grand Jeu sur le Surréalisme,

    ce ne sont pas les preuves l i t téraires, mais la résonance de certains de

    ses textes capables de recréer le présent ou de se laisser recréer par lui.

    Le Grand le u ne peut renaît re que par un ef for t toujours renouvelé de clar i-

    f ication alors que le Surréalisme ne peut échapper aux dégradations d'une

    convict ion instal lée dans la durée.

    L 'échel le de valeur qui permet de juger un conipor tement ou une œuvre

    n'est pas immobile. La vérité d'un comportement peut exiger, pour être

    valable

    à

    chaque instant, des gestes et des mots opposés à ceux qu'on

    avait faits ou

    prononcés un moment avant

    ...

    Qui n'a pas vu dans l 'approbation verbale de la vérité la preuve f lagrante

    du niensonge ne peut savoir de quoi

    il

    est question ici. La vérité rebondit

    sur des barrages qui la renvoient sous forme d' images qui sont autant

    de trahisons.

    Le rôle joué par Rol land de Renévi l le dont Daumal d i t dans sa let t re

    à

    André Breton qu' i l Q. travail le à établir les coordonnées mult iples de la

    créat ion poét ique D fut, à notre avis, encyclopédique et didactique. L'auteur

    de Rimbaud le voyant étudiait la l i t térature à la lumière de la tradit ion.

    La conception qu' i l défendait selon laquelle le symbole resterait identique

    à lui-même au sein de l 'écoulement du temps

    -

    et écoulement étant

    considéré le plus souvent par les occul t istes comme un processus de

    dégradat ion

    -

    ous semble sujet à contestation. Déceler une tradit ion

    grâce aux rapprochements fa i ts entre des œuvres séparées dans le temps

    -

    elles d'Hermès Trismégiste, de Rabelais, de Martinez de Pasqually et

    de E)audelaire, par exemple

    -

    eut témoigner de la persistance dans I ' in-

    conscient de certaines images, mais ne prouve pas que le symbole repré-

    sente une réali té vivante.

    Le symbole qui exprime une réali té immédiate ne saurait forcément être

    identique à lui-même. I I peut signif ier, selon le contexte auquel il est lié,

    des réa li tés différentes, voire opposé es. P ris dans sa signif ication pa sséiste,

    le symbole peut engendrer de dangereux ancrages dans le passé. Plutôt

    que de discour i r sur

    la

    tradit ion en courant du grimoire au l ivre, du l ivre

    au porche des cathédrales et de ce dernier aux tapisseries du XVI" siècle,

    i l serait préférable de saisir les mythes dans leur mouvement

    -

    e

    mouvement qui se retourne constamment contre ce qu' i l a créé. Encore

    fautAl admettre qu'un mythe n'est vraiment mythe que dans la mesure

    i l ne se réalise pas. Le mythe, s' i l est vivant, tend à s'actualiser.

    C'est justement parce que

    la

    plupart des occult istes identif ient le temps

    à un processus de dégradation qu' i ls ne peuvent actualiser le mythe, qu' i ls

    ne peuvent le faire disparaître en l 'accomplissant. Au l ieu de cela i ls ne

    ret iennent que des points de repère dont

    la

    f ixité les égare.

    On peut s'étonner de trouver dans le Grand Jeu,

    est par ai l leurs

    proclamé la nécessité de faire table rase, deux éloges de René Guénon,

    l 'un signé Roger Gilbert-Lecomte (dans le numéro

    l ) ,

    l 'autre signé René

    Daumal (dans le numéro 2). On sai t que René Guénon fut le représentant

    le plus irréductible du tradit ionnalisme. Voilà qui nous aide à comprendre

    quel le étai t la contradict ion majeure du Grand leu : la confusion entre ce

    vers quoi il tendait

    -

    'actualisation du mythe

    -

    t ce qui le projetait

    dan ; le mo nde

    à

    l 'envers de la mémoire.

    8

  • 8/17/2019 Cahier de l'Herne n°10: Le Grand Jeu

    29/296

    Dans le Second mani fes te du sur réa l i sme, André Breton faisait al lusion

    à une enquête sur le diable ouverte dans le numéro

    2

    du Grand Jeu. L e

    sujet de cette enquête était :

    =

    Accepteriez-vous de signer le fameux pacte

    avec le diable

    ?

    Deux réponses furent publiées dans le numéro suivant.

    L’une était signée René Crevel, l ’autre Carlo Suarès. Celle de ce dernier

    mérite d’être citée en raison de son caractère insoli te.

    Ce pac te ,

    écrivait

    l ’étrange correspondant, je l ’ai fai t .

    René Daumal avait posé une question d’ordre moral

    :

    il

    s’agissait pour lui

    de savoir dans quelle mesure un individu pouvait accepter, en échange

    d’un pouvoir matériel, de a vendre son âme B. Le bien et le mal étaient

    en cause. René Crevel répondit qu’i l prenait le part i du diable en tant

    que symbole de la lutte contre le pouvoir établi . Carlo Suarès, par contre,

    envoya une réponse déconcertante. Refusant de s’ identif ier

    à

    l ’un des

    termes de la dualité, il situait le moi non comme une identif ication à l ’un

    des termes de la dualité bien-mal mais comme un processus contradictoire

    à

    accepter dans

    sa

    total i té (Seul le pacte avec le diable fai t obteni r ce

    à quoi , par excès de dés i r , on a dû renoncer.

    Carlo Suarès). Troublé, René

    Daumal entra en contact avec l ’auteur de la lettre qui dir igeait les Cahiers

    de I ’btoi le.

    Un dialogue s’engagea dont les protagonistes furent Daumal,

    Suarès et un ami de ce dernier, Joë Bousquet. Cette rencontre devait

    aboutir

    à

    la publication d’un texte commun. Mais au dernier moment, René

    Daumal, de plus en plus engagé dans les activités des groupes dir igés

    par Georges

    I.

    Gurdjieff, se récusa et Carlo Suarès signa seul l a Comédie

    Psychologique. Dans cette œuvre, il essaya de mettre en évidence le

    caractère paradoxal du moi = con cret , cont ingent , relati f , pro jeté cont r e sa

    pro pre v ie, par l ’é lan, par l ’exasp érat ion de cet te co nt rad ic t ion qui n’est

    aut re que lu i -même =.

    C

    O

    3

    U

    C

    5

    t

    Y

    -

    LA PEINTURE ET

    LE

    GRAND JEU

    Quel le que so i t la d ivers i té de

    la

    nature, e l le es t une. Ce monisme donne

    der

    dimens ions imprév is ib les à la réa l i té au se in de laque l le la mkmoi re se re f lè te

    dans

    le mi ro i r

    de

    l ’ instant en une persp ect ive de futur. Josef Sima.

    Maur ice Henry, Dida de Mayo, Ar thur Harfaux et losef Sima ont joué un

    rôle important dans les activités du Grand Jeu. Le premier, depuis, est

    devenu dessinateur humoriste. II nous a confié un certain nombre de

    portraits qui nous permettent de reconstituer le profi l int ime du mouvement.

    Grâce à lui, nous possédons une chronique i l lustrée du Grand Jeu.

    Arthur Harfaux a fait le même travail en photographie. II a, de plus, réalisé

    des photomontages qui anticipaient les recherches de Hans Bellmer sur

    la Poupée.

    Si Maur ice Henry

    a

    été le peintre int imiste du

    Grand Jeu,

    Josef Sima en a

    @ té ’art iste a off iciel

    B. II

    a donné l ’ image la plus exacte de ce que voulait

    être le groupe.

    II

    a

    peint pendant la période du Grand Jeu une série de

    portraits d’une qualité exceptionnelle. A l ’occasion de son exposit ion

    Figures humaines

    à

    la Galerie Powolozki, en 1930, les membres du Groupe

    t inrent à lui rendre un hommage collectif .

    Le ton était donné par René Daumal qui, dans un poème, définissait l ’es-

    sence du portrait selon le Grand Jeu :

    =

    Ce po in t ,

    le

    seul , ident ique au point éternel

    c’est I ’cEiI de tes yeux,

    l ’œi l unique de ton œi l droi t et ton œi l gauche,

    dont I’ent r ’amour a proc réé la pro fondeur .

    L‘CEiI de tes yeux, ce Point puissant de toute étendue, c ’est la Porte.

    =

    29

  • 8/17/2019 Cahier de l'Herne n°10: Le Grand Jeu

    30/296

    Et Roger Gilbert-Lecomte d’enchaîner :

    = Un por t ra i t es t par exce l lence le tab leau : dans l ’o r ig ine la f igure p e in te

    qui fasc ine jusqu’à métamorphose,

    -

    la l imi te un point au cent re d’un

    cerc le qui peut s ’annuler en reculant

    à

    l ’ inf ini .

    Ce po in t , ce lu i de fu i te pr inc ipa l de la perspec t i ve i ta l ienne, l im i te le

    sys tème de la v is ion humaine en t rom pe l ’œi l d ’ in f in i . La peur co mm ande

    réel lement cet te v is ion craint ive des objets

    :

    Ue fu i te des l ignes ind iqu e

    le lo in ta in nombr i l du regard, mais les p lus grands d onc les p lus dangereux

    sont les plus proches.

    D Le portrait, continuait Roger Gilbert-Lecomte,

    c’est l e l i eu du m onde où le moi rencon t re le non -moi ,

    l e corps co l le

    au moule-en-creux de l ’espace,

    -

    uss i bien carap ace que réceptac le sen-

    sor iel , local isat ion d’une consc ience, bocal d’un spect re, en boule dans la

    tête, s ’ef f i lant en toupie dans le torse.

    D

    Rieri ne peut mieux i l lustrer ces phrases que le portrait que Sima f i t de

    Roger Gilbert-Lecomte. Alors que le portrait de Daumal est

    à

    l ’ image d’un

    instirument tranchant, hache ou si lex, celui de Roger Gilbert-Lecomte est

    pris dans le mouvement ascendant d’une matière, bandelette ou ecto-

    plasme, et semble jai l l i r d’une tempête immense mais si lencieuse née dans

    la nuit des tombeaux.

    Sima a été le peintre de la vie off iciel le donc occulte du groupe. Peintre

    de

    lla

    perception médiumnique et non de l ’ imitat ion,

    il

    a montré des corps

    fantômes, des corps hantés comme des maisons, des corps ruinés f lottant

    dans des espaces-souvenirs. Peintre de l ’absence, c’est-à-dire de la mé-

    moire des présences perdues, Sima témoigne que l ’homme est vict ime

    d’urie hémorragie de sa fonction cosmique. C’est

    le scandale essen-

    t ie l : L’homme niant sa fonction cosmique, privé du sens de la vie, avance

    avide vers les objets et les idéologies dans l ’espoir de combler ce vide

    masqué qui n’est autre que lui-même

    ..

    RUPTURES

    L’activité de Roger Vail land, journaliste à Paris-Midi, l ’entraîna

    à

    négliger

    les recherches du

    Grand Jeu

    pour sacrif ier à l ’ in format ion. Ce goût de

    l’actuali té devait le mener à la fois à un engagement poli t ique de longue

    duriée et à s’insérer dans la tradit ion des écrivains l ibert ins du

    XVllP

    siècle.

    Ce rattachement de l ’actuel au passé était dans la logique du temps.

    D’un commun accord Roger Vail land, d’une part, et Roger Gilbert-Lecomte

    et René Daumal, d’autre part, décidèrent de se séparer.

    Plus tard les divergences polit iques éclatèrent au sein du groupe. André

    Delons et Pierre Audard qui s’étaient ral l iés aux thèses du pa rt i communiste

    crit iquèrent l ’att i tude qu’i ls jugaient équivoque de Rolland de Renévil le.

    Mais le p lus grave des désaccords fut celu i qui opposa Roger Gi lber t -

    Lecomte et René Daumal. Ce dernier avait rencontré Alexandre de Salz-

    mai in qui d i r igeai t les groupes fondés par Georges lvanovi tch Gurdj ief f

    Daumal se donna tout ent ier à la discipl ine mentale mise en pratique par

    ces groupes, ce qui remettait en cause le caractère expérimental du

    Grand Jeu. Roger Gilbert-Lecomte contesta l ’opportunité d’une tel le orien-

    1. Cin sait que, fuyant la révolution bolchevique, G. I . Gurdjieff se réfugia en Allemagne,

    puis en France ou il acheta le prieuré d’Avon, près de Fontainebleau.

    il fonda une

    communauté initiatique. II prétendait avoir reçu, au cours de ses voyages réels ou symbo-

    liques en Orient et en Extrême-Orient, un enseignement ésotérique qui devait permettre

    à

    l’homme qui

    s‘y

    soumettait d’accéder à la

    =

    vraie 1, permanence, au vra i moi.

    (L‘ouvrage de

    P.

    D. Ouspensky, Fragments d ’un ense ignement inconnu, est le meilleur exposé

    30

    des idées de Gurdjieff).

  • 8/17/2019 Cahier de l'Herne n°10: Le Grand Jeu

    31/296

    tat ion. La rupture entre les deux hommes marqua la f in du Grand Jeu

    en tant que mouvement situé dans l ’histoire.

    La guerre de

    1939-1945

    fut fatale

    à

    la plupart des anciens membres du

    Grand Jeu. André Delons mourut au cours de la batai l le de Dunkerque ;

    Hendr ick Cramer fut assassiné par les nazis ; Roger Gi lber t -Lecomte

    mourut du tétanos

    à

    l ’hôpital Broussais, le

    31

    décembre 1943. René Daumal

    ne devait pas lui survivre très longtemps puisqu’i l mourut de tuberculose

    généralisée au mois de mai suivant.

    D’une beauté fascinante, Roger Gilbert-Lecomte avait aimé se transformer

    en épouvantail . Depuis son enfance, i l avait joué au jeu de la mort. Quand

    il remettait sa chevelure en ordre devant les miroirs, il creusait ses joues

    pour que derr ière la chair de son visage apparût l ’ossature de son crâne.

    Le por tra i t que Maur ice Henry f i t de lu i pendant son sommei l et qu’ i l

    ref i t pour en accentuer les traits témoigne de cette obsession macabre.

    Au-delà de sa f in qu’i l ne cessait d’anticiper

    -

    aute de pouvoir la v ivre

    comp lètement dans le prése nt l se voya it vampire. Ce tte agonie qu’i l

    simulait et cette survie qu’i l imaginait étaient les masques de la durée.

    Frappée dans sa substance, cette dernière avait, grâce

    à

    un processus

    de réversibi l i té dont le miroir est le symbole, transformé la vie en une

    parodie de mort et mis son espoir de durer dans une parodie de vie-dans-

    la-mort. La photographie qui montre Roger Gilbert-Lecomte exsangue,

    couteau en main, mimant le meurtre de René Daumal peut faire sourire.

    J’ai tout l ieu de croire cependant que Roger Gilbert-Lecomte continue

    à

    jouer ce rôle dans un monde intermédiaire. La drogue avai t peu

    à peu

    creusé son corps, e l le en avai t fa i t une enveloppe diaphane ; elle avait

    creusé ses joues jusqu’à ce que la transparence laissât voir les dents.

    Déchirez la v iande de mes joues pour que je voie mon r i re de mort

    =,

    écrivait- i l dans un de ses poèmes.

    Fatal i té est le nom du destin lorsque ce dernier porte en lui la tentation

    de l ’échec.

    La personnal i té de René Daumal s ’est prêtée, ces dernières années, à

    diverses évocations,

    à

    travers l ’expérience du Grand Jeu, celle de Gurd-

    j ieff, à travers aussi l ’histoire l i t téraire car i l fut un écrivain de grand

    talent.

    I I semble en effet que l ’auteur du Mont Analogue se soit adonné, avec

    un acharnement exclusif, à la quête de ce qu’i l considérait comme sa

    vérité.

    Face à

    Roger Gilbert-Lecomte dont la personnalité n’était faite que de

    défaites et de surgissements, i l présente l ’ image d’une volonté d’autant

    plus exigeante qu’el le semblait contredire un corps torturé par l ’anémie

    et la maladie.

    Et

    sans doute cet te contradict ion psycho-physiologique

    explique-t-el le en part ie les expériences nocturnes auxquelles nous avons

    fait al lusion au début de cet essai. La volonté de Daumal était le double

    victorieux d’un corps qui se défaisait.

    Roger Gilbert-Lecomte, lui, a été sous-estimé, malgré les efforts de ceux

    qui furent ses amis jusqu’à sa mort

    :

    Marthe Robert , Ar thur Adamov et

    Pierre Minet .

    II

    fut cependant l ’homme le plus doué du groupe, b ien que

    le moins capable d’une action continue. Sans doute, ce qu’i l a écr i t pèse

    peu en comparaison de ce qu’ i l voulût produire et ne f i t qu‘esquisser :

    Retour

    à

    tout

    ;

    Terreurs sur terre

    ;

    Eternité ton nom est non.

    II

    suff i t qu’i l

    ait laissé dans une production inégale, des textes d’une fulgurante beauté.

    Des poèmes d’abord

    :

    la Vie masquée, le

    Fils

    de

    l ’os

    parle, Je veux être

    confondu ou la hal te du prophète

    ;

    des textes en prose, aussi

    :

    la préface

    à

    la Correspondance inédi te d’Ar thur Rimbaud, Monsieur Morphée empoi-

    sonneur public, Sima, la Peinture et le Grand Jeu. Ces textes nous mettent

    en présence d’une pensée qui, ne pouvant exprimer l ’ inexprimable, en fait

    cependant pressentir l ’ imminence en projetant dans un texte l ‘ image de

    son suic ide ( i l ne reste plus r ien dans cet te coupe creuse que l ’écho 31

  • 8/17/2019 Cahier de l'Herne n°10: Le Grand Jeu

    32/296

    mo i l : e t renaissant tous les m i l le ans de l ’ant ique appel dont le son déchi-

    rant a pénétré la première nui t de t ’ in tér ieur de l ’homme de cet te grande

    horreur que l ’on d i t panique a lors qu’e l le est sans nom ta is- to i .

    Gilbert-

    Lecomte).

    LA I”OI%IE

    DE

    ROGER GILBERT-LECOMTE

    Les premiers poèmes de Roger Gi lber t -Lecomte

    - ert ige,

    écr i t

    à

    l ’âge

    de 14 ans, et l ’ensemble des vers groupés sous le t i t re de

    Tétanos

    myst ique

    -

    émoignent d’une grande soumission

    à

    la forme. Le poète s’y

    mesure avec les poètes symbolistes. Plus tard, i l bousculera cette al lé-

    gearice formelle par une grande fantaisie verbale.

    Dans une let t re à Benjamin Fondane, il décr ivai t son recuei l

    la Vie,

    l ’amour, la mort , le v ide et le vent

    comme un

    mélange de p la isanter ies

    id iotes, de calembours fac i les et de lyr isme plus ou moins valable

    ... -.

    Mais l ’œuvre de Roger Gi lber t -Lecomte étai t t rop centrée sur l ’essent ie l

    pour que l ’on n’y cherche pas, aujourd’hui , le symptôme d’une réal i té

    sous-jacente.

    En lune certaine occasion, l ’écrivain s’est moritré irr i té de l ’ intérêt que

    Léon-Paul Fargue et quelques autres avaient témoigné à l ’égard de ses

    calembours versif iés. C’est parce qu’i l devinait derr ière cet intérêt un

    dédain, ou tout au moins une erreur d ’appréciat ion,

    à

    l ’égard de ce qu’ i l

    considérait comme essentiel.

    Dans sa let t re

    à

    l ’auteur de

    Rimbaud le voyou,

    Roger Gi lber t -Lecomte

    faisait l ’ inventaire des poètes qu’i l admirait. Parmi ceux-ci, il ci ta i t André

    Breton ; mais

    il

    formulait à l ’encontre de ce (dernier un cer ta in nombre

    de réserves

    :

    e

    Voyez son œuv re, pas une chanson

    :

    peut-on se d i re p oète

    sans avoir écr i t de chansons

    =-.

    Roger Gilbert-Leco mte aimait les chansons toutes les chansons

    soul igne Arthur Adamov dans sa préface aux œuvres chois ies publ iées

    sous le t i t re de Testament

    -

    mais c’est parce qu’à travers el les,

    il

    rechlerchait le f i l d’une tradit ion orale. Rares sont les poèmes de

    La Vie,

    l ’amour, l a mort , le v ide et le vent

    et du

    Miro i r no i r

    qui n ’ont pas

    été

    écr i ts

    pour être di ts. Le poète les a écr i ts en vue de leur incarnat ion dans un

    corps, un double sonore. Les lecteurs qui ont été bouleversés par leurs

    résonances éprouvent le besoin de les répéter , de les recréer et de se

    laisser recréer par eux, de faire partager le plaisir de les l ire et de les

    dire. II est peu de poèmes aussi envoûtants que

    l a V ie Masquée

    ou

    l e

    F i ls de

    l’os

    parle.

    I ls ont le pouvoir d ’évei l ler des rythmes capables de

    réaccorder la vie psychologique et la vie physiologique.

    Dans la poésie de Roger Gi lber t -Lecomte tout est accordé à une cer ta ine

    respirat ion qui bouscule les convent ions de la ponctuat ion et just i f ie

    l ’absence du point et de la virgule. La respiration

    y

    est expiration. Et

    c’est la durée qui est expirée. Mais alors que cette durée semble avoir,

    pouir le profane qui lui est identif ié, un cheminement horizontal, le poète

    qui en connaît

    la

    véritable nature la restitue à sa véritable f igure : le

    cercle vicieux.

    C’est sur une trame gravée : celle des structures verbales déjà constituées

    et qui structurent toute pensée (on parle couramment aujourd’hui d’ a héré-

    dité l inguist ique D que s’exerce Roger Gilbert-Lecomte.

    I I

    remonte comme

    en courant ces phrases absurdes en apparence mais qui nous

    2. LW place accordée dans cet essai à la poésie de Roger Gilbert-Lecomte n‘implique pas

    une dépréciation de l’œuvre poétique de Daumal. L’absence de tout témoignage poétique

    dans les numéros du Grand Jeu nous a contraint

    a

    combler cette lacune.

    2

  • 8/17/2019 Cahier de l'Herne n°10: Le Grand Jeu

    33/296

    rappellent quelque chose i~

    :

    un jeu de mots et un alexandrin, par

    exemple

    :

    La Pal isse et ta sœur

    Si

    bel le

    Qu’e l le en cr ie

    Comme aux jours t répassés

    o ù

    sa b eauté naqui t

    ou encore un fragment de discours :

    .: il

    demeu re évident pour qu elques-uns do nt l ’âne que l ’h eure est gr ave

    =.

    Le poète ne se contente pas de mettre

    à

    nu des structures, des méca-

    nismes qui condit ionnent nos discours ; i l réabsorbe cet inconscient verbal

    jusqu’au

    >. Le poème est le

    l ieu où le langage est cerné jusqu’à devenir son propre objet, où est

    fait l ’ inventaire de ses signif ications, de ses analogies sonores et

    ces

    dernières s’épuisent dans un processus d’auto-connaissance. Les struc-

    tures sont le corps du poème, le souff le est son être. Cette connaissance

    ne renvoie pas

    à

    un système de références déterminé. Elle tend

    à

    suppri-

    mer la dist inction entre valeurs objectives et valeurs subjectives en faisant

    coïncider sujet et objet. Mais alors qu’une certaine littérature aboutit

    à

    un constat d’échec et se nourr it de la répétit ion même de cet échec, la

    poésie de Roger Gilbert-Lecomte trouve son achèvement dans la l ibé-

    ration du souff le. Ce n’est pas un hasard si son recueil se termine sur

    une série de poèmes qui a le vent pour thème. Ici, l ’exercice de la poésie

    est moins une quête qu’un acte de dépossession.

    Les alchimistes connaissaient cette vérité- là

    :

    où a l ieu la coïncidence du

    sujet et de l ’objet, le souff le s’élève ...

    Roger Gilbert-Lecomte a renoué avec une tradit ion interrompue par le

    classicisme pendant trois siècles et que ni le romantisme ni le symbolisme

    n’étaient parvenus à rompre complètement. Le classicisme avait, sous

    prétexte de clarté, confondu l ’objet et le langage qui le décrivait.

    A

    I’ inter-

    rogation existentiel le, i l avait substitué la descript ion des sentiments et du

    mil ieu.

    L’ inquiétude

    à

    propos de l ’être et du langage avait lancé ses derniers

    éclairs avec les poètes baroques

    =

    : Lazare de Selve, Chassignet, Mar-

    bœuf, La Céppède ... La mise entre parenthèses d’une période de trois

    siècles ans laquelle chaque Français aime

    à

    se reconnaître

    -

    ermet

    de recréer une trajectoire dont on voit bien, grâce

    à Roger Gilbert-Lecomte,

    qu’el le n’a cessé de couver sous la cendre.

    La

    Céppède cherchait une justif ication à sa poésie non dans les idées

    mais dans un rythme qui est celui du langage

    à

    la découverte de Iui-

    même, hanté par un centre et une périphérie si lencieux

    :

    In te l l ig ib le sphère, i l est indubi table

    Que ton centre est par tout , qu’à luy tout about i t ,

    Et

    le

    cie l , e t la ter re, et l ’enfer redoutable,

    Et la tombe, où la mort ta sur face abat i t .

    Mon ame s ’en écar te, et pour ce e l le pat i t

    ;

    Et veut s ’en approcher ; mais I ’appast détestable

    De céte volupté, faussement delectable,

    Par mi l le objects t rompeurs tousjours l ’en d iver t i t .

    N e veui l le p lus souf f r i r que r ien l ’en d iver t iss e ;

    Au cent re

    (où

    tout se rend) fay qu’ore e l le about isse,

    R’avive la soudain par ton r ’av ivement.

    33

  • 8/17/2019 Cahier de l'Herne n°10: Le Grand Jeu

    34/296

    Donne luy tant d ’amour pour te fa i re adherance

    Qu’i l passe par de là tout humain jugement,

    Comme on ne peut juger de ta c i rconferance.

    Lazaire de Selve lui fait écho :

    Comme tout ce grand monde a forme circulaire,

    Chaqu e part ie aussi fa i t un cercle agissant

    ;

    Chacun des éléments, dedans l ’autre passant,

    Se tourne, retournant au repos de sa sphère.

    ...

    ’ange se réfléchit vers celuy qui l ’a fait :

    Ce grand Tour dont le centre est par tout s i par fa i t,

    Et dont le cercle est te l qu’on ne le pe ut comprendre

    ...

    Et Fioger Gilbert-Lecomte réabsorbant la durée retrouve les mêmes

    accents :

    Mais qui saurai t forcer le masque de ta face

    Et l ’opaque frontière des peaux

    Atteindre le point nul en soi-même vibrant

    Au centre le point noir et père des f r issons

    Roulant à l ’ inf ini leurs ondes circulaires

    Tout immobile au fond du cœur l ’astre absolu

    Le point v ide support de la v ie et des formes

    Qui deviennent selon le cercle des tourments

    Le secret des métamorphoses aveugles

    Ce c:ourt voyage

    à

    travers des écrits séparés par plusieurs siècles n’était

    pas iun voyage dans le temps, puisque dans chacun de ces trois poèmes

    se trouve le même centre cerné par la même inquiétude.

    Malgré le jugement sévère que Roger Gi lber t -Lecomte a por té sur ses

    calernbours poétiques, i l nous faut rendre ces derniers à l ’ensemble d’une

    cieuvre dont la motivation nous apparaît plus clairement.

    Par le crépitement des analogies sonores, des al l i térations, par la mise

    en evidence des structures, par l ’exercice gratuit = des procédés styl is-

    t iques, Roger Gilbert-Lecomte a ouvert des tralppes sur des vides vert i-

    gineux.

    Dans la mémoire, les poèmes que nous avons appris, les discours que

    IIOUS

    avons entendus, les sentences qui nous ont été ressassées demeurent

    A

    l ’état de squelettes sonores. Ils laissent une empreinte dans laquelle

    #e poète pe ut couler, comme dans un moule, des a ssociations ve rbales

    inouvelles qui épousent les contours anciens et les frappent de dérision :

    = L‘histoire de France

    =,

    par exemple, devient

    :

    a Lisse- to i rode œuf rance *

    ILe poète cherche des analogies sonores ou viennent mourir de pseudo-

    contenus qui sont, en fait, les contenants de la conscience. Mais le

    lhnguiste lui-même, au terme de sa définit ion du langage humain, n’ induit- i l

    pas le poète en tentation lorsqu’i l aff irme

    :

    Une analyse plus approfondie du langage montre que ces (...) éléments

    de signi f icat ion se résolvent

    à leur tour en phonèmes, éléments d’art icu-

    lat ion dénués de signif ication, moins nombreux encore, dont l ’assemblage

    sélectif et dist inctif fournit les unités signif icantes. Ces phonèmes = vides =,

    organisés

    en

    systèmes forment la base de toute langue. s (E. Benveniste,

    in Comm unication animale et langage humain m , Problèmes de Langage,

    Gall imard édit.)

    Et s’ i l est vrai que le langage nous façonne, peut-être nous appart ient- i l

    34 de b’r iser nos prisons en brisant le langage lui-même

    ?

    Ainsi le poète

  • 8/17/2019 Cahier de l'Herne n°10: Le Grand Jeu

    35/296

    peut- i l brûler le vaisseau sur lequel

    il

    est embarqué, plus vite que le

    l inguiste puisqu’i l vit jusqu’à en mourir l ’ identité du moi et du langage.

    Peut-être aussi peut- i l ruser, dresser des embuscades, assassiner en lui

    et dans les autres ans le masque en creux du phonème outes les

    pseudo-signif ications qui sont autant de contenants grâce auxquels l ’être

    se pense.

    II est des moments où on ne rougit pas d’être meurtr ier.

    La confrontation des œ uvres de René Daumal et de Roger Gilbert-Lecomte,

    nous permet de qualif ier la première de descr ip t i ve et la seconde d’expé-

    r imentale.

    L’œuvre de Daumal reconstitue dans le temps une expérience vécue, celle

    de Lecomte, au contraire, tente de recréer, dans le présent, les condit ions

    d‘un surgissement indicible. Celle- là nous donne l ’ image du continu, celle-

    ci est discontinue. Chez l ’auteur du Mont analogue, l ’acquis est t rop for t

    e t tend à uti l iser l ‘énergie révélée en vue de son accroissement et d’un

    accompl issement toujours di f féré ; chez l ’auteur du Retour

    à

    tout, la struc-

    ture, incertaine, tend

    à

    régresser vers l ’ indifférencié.

    Daumal impose l ’ image manichéenne (Qu’est -ce qui importe par-dessus

    tout , dans la v ie humaine

    ?

    remet t re

    à

    l eurs p laces roya les les grandes

    va leurs : Bien, Beau, Vrai . René Daumal : Let t re à Max-Pol Fouchet (8

    mars 1941).) d’un monde en lutte contre la plural i té et la dispersion

    ;

    il essaie de faire adhérer le plus étroitement possible la descript ion et

    l ’objet de la descript ion. Roger Gilbert-Lecomte, lui, donne volontiers à

    penser que ses textes, le plus souvent très courts, sont autant d’événe-

    ments recréés sur le plan poétique.

    ROGER GILBERT-LECOMTE

    ET

    RENE DAUMAL

    ..

    QUI OU QUOI ?

    Si

    je ne sais où va la con sc ien ce, je pu is savoi r d ’ou el le v ient , la mém oire

    étant son apanage.

    M a tête, ma tête sans yeux, à qui établ i ra i t le bien-fondé de sa manie

    d’ indui re comme d e tout aut re t ic de la p ensée logiqu e, en face de ma

    torpeur f ixe, cet te soudaine consc ience du scandale d’êt re.

    Ces

    deux fragments laissés par Roger Gilbert-Lecomte, i l lustrent le carac-

    tère c ontradictoire des recherches du Grand Jeu. La perce pt ion du

    a

    scan-

    dale d’être *

    amenait Roger Gilbert-Lecomte à se percevoir au sein du

    mystère de l ’existant, la recherche de l ’or igine de la conscience le condui-

    sait

    à se laisser absorber par les phantasmes de l ’ inconscient ...

    La recherche causale reprenait ses droits mais ne pouvait aboutir ... Roger

    Gilbert-Lecomte se disait volontiers plus préoccupé d’en-deçà que d’au-

    delà. René Daumal, au contraire, était désespérément tendu vers uneimage de lui-même immergée dans le

    n

    divin

    m.

    Roger Gilbert-Lecomte et René Daumal nous apparaissent, dans leurs

    désaccords d’homme à homm e ainsi que dans leurs contradict ions internes,

    moins comme des individualités que comme les personnif ications d’équa-

    t ions mal posées.

    L’un et l ’autre n’ont pas cessé de a se penser B . Et si se penser, c’est

    s’ isoler, se différencier en tant qu’objet mental, i ls auront été, tous les

    deux, les deux moitiés d’une même vérité.

    Le raisonnem ent de D escartes i l lustre, par une suite de malentendus accep-

    tés pa r tous c eux dont la professio n est de penser ce qui n’est pas pensable,

    la situation, cocasse et dramatique à la fois, de ce qu’i l est convenu

    d’appeler la personnalité humaine

    : (...)

    e i l es t for t c royab le qu ’ i l [dieu]

    35

  • 8/17/2019 Cahier de l'Herne n°10: Le Grand Jeu

    36/296

    m’a en qu e lque façon p rodu i t à

    son

    image et semb lance e t qu e je conço is

    cet te ressemblance (dans laquelle l ’ idée de dieu se trouve contenue) par

    la m ême facu l té par laquel le je me conço is m oi -même.

    On voi t que chercher l ’or ig ine de la conscience revient à créer d ieu

    a

    par

    la meme facu l té par laquel le je me conço is moi -même. >

    On voi t aussi que

    K

    se connaître

    =

    peut être la meil leure et la pire des

    choses. Selon que l ’on considère l ’homme comme l ’expression du continu,

    de

    la

    durée, ou de la discontinuité et du mouvement,

    Q:

    se connaître

    signif ie soit la cr istal l isation définit ive dans une image qui est la projection

    de la volonté de durer dans une identité, soit, au contraire, la perception

    de l ’homme en tant que centre de percept ion du mystère de l ’existant .

    Dans le premier cas, Descartes, son a je pense donc je suis m , son dieu

    tr iomphent ; dans le second cas, c’est la déroute des concepts-objets

    grâce auxquels l ’être se pense, et l ’homme impensable dans un univers

    qui r ie l ’est pas moins cesse d e se penser \pour coïncider avec son

    essence intemporelle.

    Essence dont l ’éloignement est l ’histoire

    -

    istoire qui n’a pour but que

    de la faire tr iompher, que de l ’unir à ce à travers quoi el le doit rayonner.

    Marx et Engels avaient compr is un aspect de cet te révélat ion en fa isant

    coïncider la réalisation des

    O:

    buts D de l ’histoire et de l ’homme avec

    I’achdvement de l ’histoire el le-même (écho de la parole de Jésus

    :

    =

    Je

    ne su is pas venu abol i r la lo i des prophètes mais la réa l i ser m).

    II

    leur

    manquait d’avoir perçu le processus dans sa total i té. Cette f in est la

    réalisation d’un

    a

    commencement B. C e

    =

    commencement est dans la

    f in. Mais le

    a

    commencement ,, n’a jamais cessé d’être présent, un présent

    qui, pour devenir présence et i l luminer l ’univers a dû se servir de ce

    dernier comme résistance.

    CHAMP UNITAIRE

    ET

    N O N UNITE. ENSEMBLE ET N O N E X C LU S IO N

    L’homme v i t

    à

    travers des activités séparées qui sont autant d’exclusions

    et

    de contradict ions : opposit ions de la vie privée et de la vie publique,

    de lai vie professionnelle et des loisirs, de la vie re l ig ieuse et de la v ie

    profane, de la vie sociale et de la vie individuelle, de la morale et des

    fai ts ..

    Toute voie part icul ière est exclusive. C’est parce qu’i l se confondît avec

    l’ idée de vérité que René Daumal renia ses amis - enia tout au moins

    celui dont la seule présence r isquait

    à

    chaque

    instant de remettre son

    choix en cause.

    Dans le microcosme du Grand Jeu se reflèta, er i un raccourci foudroyant,

    tout le drame du psychisme humain. Personnage encore et non indiv idu,

    I ’horr ime ne perçoit que des représentations de lui-même et i l ne peut

    s’ identif ier, en fait de vérité, qu’à une image ... L’humanisme est

    la

    l imite

    qu’ i l se donne af in de pouvoir se penser et penser son idéal .

    Toutes les questions, au cours des siècles, ont été absorbées par des

    réponses rel ig ieuses ou phi losophiques. C’est parce que ces quest ions

    n’étaient pas essentiel les, n’étaient pas l ’essence même de toute ques-

    t ion (Peut -êt re la v ie n ’es t -el le fa i te que de reco mm encements de p lus

    en p lus graves... de tâ tonnements de p lus en p lus préc is vers une catas -

    t rophe... d’aggravat ions progress ives vers un embrasement généra l

    ?..

    .

    4~ Embrasement = au f iguré, nature l lement .. Peut-êt re ?... Ce n ’es t pas

    VOUS

    qui agissez. C’est tout ce qui n ’est pas accompl i en vous. Que peut -

    on fa i re

    à

    cela ? Rien. Rien. Tout ce q ui a raté veu t , doi t absolum ent recom-

    mencer . Carlo Suarès.). Du grand jeu, celui de la conscience et de I ’uni-

    vers, jai l l i t une seule interrogation qui remet en cause la total i té de l ’être

    36 et de l ’existant. Ma rc Thivolet

  • 8/17/2019 Cahier de l'Herne n°10: Le Grand Jeu

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    Dessin

    Numéro

    1

  • 8/17/2019 Cahier de l'Herne n°10: Le Grand Jeu

    38/296

    Avant-propos

    au

    premier

    numéro

    du Grand

    Jeu

    par Fi. Gilber t-Lecomte

    Le Grand Jeu est irrémédiable ;

    il

    ne se joue qu’une fois. Nous voulons

    le jouer à tous les instants de notre vie. C’est encore à qui perd

    gagne

    D.

    Car il s’agit de se perdre. Nous voulons gagner. Or, le Grand

    Jeu est un jeu de hasard, c’est-à-dire d’adresse, ou mieux de

    *

    grâce

    ,. :

    la grâce de Dieu, et la grâce des gestes.

    Avoir la grâce est une question d’att i tude et de tal isman. Rechercher

    l ’att i tude favorable et le signe qui force les mondes est notre but. Car

    nous croyons à tous les miracles. Att i tude : il faut se mettre dans un

    état de réceptivité entiere, pour cela être pur, avoir fait le vide en soi.

    D e là notre tendance idéale à remettre tout en question dans tous les

    instants. Une certaine habitude de ce vide façonne nos esprits de jour

    en jour . Une immense poussée d’ innocence a fa i t craquer pour nous tous

    les cadres des contraintes qu’un être social a coutume d’accepter. Nous

    n’acceptons pas parce que nous ne comprenons plus. Pas plus les droits

    que les dev oirs et leurs prétendues nécessités vitales. Face à ces cadavres,

    nous augurons peu

    à

    peu une éthique nouvelle qui se construira dans

    ces pages. Sur le p lan de la morale des hommes les changements perpé-

    tuels de notre devenir ne réclament q ue le droit à ce qu ’i ls nomment lâcheté.

    Et ce n’est pas seulement pour nous en servir. Cette lâcheté n’est faite

    que de notre bonne fo i ; nous sommes des comédiens sincères. Quand

    nous marchons, il

    y

    a en nous des ho mme s qui se regardent, q ui s’emboîtent

    le pas, qui rampent au-dessous, volent au-dessus, se devancent, se fuient,

    s’acclament, se huent et se regardent impassibles. Mais nous ne voulons

    être alors que l ’action de marcher. C’est en cela que nous sommes corné-

    8

  • 8/17/2019 Cahier de l'Herne n°10: Le Grand Jeu

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    c-

    diens sincères. Mauvais sont ceux qui ne se donnent pas entièrement à

    leur choix. Nous avons simplement le sens de l ’action.

    Pourquoi écrivons-nous ? Nous ne voulons pas écrire, nous nous laissons

    écrire. C’est aussi pour nous reconnaître nous-m ême s et les uns les

    autres : e me regarde chaque matin dans un miroir pour me composer une

    figure humaine douée d’une identité dans la durée. Faute de m iroirs j ’aurais

    les faces des bêtes changeantes de mes désirs et, certains jours où le

    miracle me touche, je n’aurais plus de face. Car, délivrés, nous sommes

    à la fois des brutes brandissant les amulettes de leurs instincts de sexes

    et de sang, et aussi des dieux qui cherchent par leur confusion à former

    un total inf ini. Le com promis homo sapiens >D s’efface entre les deux. La

    connaissance discursive, les sciences humaines ne nous intéressent qu’au-

    tant qu’el les servent nos besoins immédiats. Tous les grands mystiques

    de toutes les rel igions seraient nôtres s’ i ls avaient brisé les carcans de

    leurs rel igions que nous ne pouvons subir.

    Nous nous donnerons toujours de toutes nos forces

    à

    toutes les révo-

    lut ions nouvelles. Les changements de ministère ou de régime nous impor-

    tent peu. Nous, nous attachons à l ’acte même de révolte une puissance

    capable de bien des miracles.

    Aussi bien nous ne sommes pas individualistes : au l ieu de nous enfermer

    dans notre passé, nous marchons unis tous ensemble, chacun emportant

    son propre cadavre sur son dos.

    Car nous, nous ne formons pas un groupe l i t téraire, mais une union

    d’hommes l iés à la même recherche.

    Ceci est notre dernier acte en commun ; art, littérature ne sont pour nous

    que des moyens.

    La grâce l iée à l ’att i tude a besoin, avons-nous dit, de tal ismans qui lui

    communiquent leurs puissances, d’al iments qui nourr issent sa vie. L‘un

    d’entre nous disait récemment que son esprit cherchait avant tout à

    manger. Parmi ses sensations il cherche ce qui peut le nourrir. En vain

    sa faim se traîne de musées en bibl iothèques. Mais un spectacle, insi-

    gnif iant en apparence, soudain lui donne sa pâture (une palissade, une

    huître vivante). La sensation bouleversante d’un instant a rendu d’un seul

    coup des forces incalculables à sa vie inquiète.

    Ce sont ces instants éternels que nous cherchons partout, que nos textes,

    nos dessins feront naitre peut-être chez quelques-uns, qu’i ls ont donné

    souvent

    à

    leurs créateurs dans