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!, ,

AVANT-GARDEET I(ITSCH

CLEMENT GREENBERG

I

Au fur et it mesure quune societe dans son

evolution, perd la faculte de justifier Ie carac-

tere specifique de ses formes, elle est arnenee it

reconsiderer les notions acquises qui permet-

taient aux artistes et aux ecrivains de commu-

niquer avec leur public. Toute certitude

devient fragile. Les verites de la religion, de

I'autorite. de la tradition et du style sont

remises en question, et l'ecrivain ou l'artiste ne

peut plus evaluer la reaction de son public auxsymboles et aux references avec lesquels il

travaille. Autrefois, une telle situation debou-

chait en general sur un alexandrinisme sta-

rique. un acadernisme ou les questions reelle-

ment importantes n' etaient pas abordees car

elles entrainaient la controverse; l'activite

creatrice se reduisait it un exercice de virtuosite

dans les petits details formels. tandis que les

decisions concernant les problemes plus vastes

etaient prises en fonction des precedents eta-

blis par les grands rnaitres. Des centaines de

travaux differents n' etaient qu'une variation

mecanique sur les memes themes et rien denouveau netait produit: pcemes de Stace.

vers de mandarins, sculpture romaine, pein-

ture des Beaux-arts, architecture neo-republi-

caine.

Dans la decadence actuelle de notre societe,

il existe des lueurs despoir : par exemple. le

fait que quelques-uns dentre nous aient

refuse daccepter cette phase ultirne pour notre

158

I

I II II II

f

I

Une seule et meme civilisation peut pro-

duire deux choses jussi differentes qu'une

poesie de T.S. Eliot et une chanson de bastrin-

gue. une peinture de Braque et une couverture

du Saturday Evening Post. Toutes ces choses

reievent de la culture. elles en font manifeste-j

ment partie et 'sont les produits d'une meme

societe.

Ici toutefois semble devoir s'arreter la com-

paraison, Un poerne d'Eliot et un poeme d'Bd-

die Guest - quelle perspective culturelle seraitassez vaste pour nous permettre de les situer

de facon satisfaisante l'un par rapport it l'au-

tre ? Lefait qu'une telle disparite puisse exister

dans le cadre d'une seule tradition culturelle.

et que celle-ci ne soit pas remise en question,

indique-t-il que cette disparite fait partie de

l'ordre naturel des choses? Ou bien s'agit-il

d'un phenornene entierernent nouveau, pro-

pre it notre epoque ?

19-20 JUIN 1987

III

La reponse it cette question implique beau-

coup plus qu'une recherche sur I'esthetique. n

me parait necessairedexarniner

de plus pres etde facon plus originale qu'auparavant, Ie rap-

port entre l 'experience esthetique telle qu'elle

est vecue par I'individu specifique - et non

general - et les contextes historique et social

ou cette experience se situe, Ce qui resultera

de cette analyse repondra it la question posee

ci-dessus. mais aussi it d'autres. peut-etre plus

importantes.

LESCAHIERS du Musee national d'art moderne.

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propre culture. En cherchant a depasser

l 'alexandrinisme. une partie de la societe bour-

geoise occidentale a produit quelque chose de

totalement nouveau: l'avant-garde. Une cons-

cience superieure de l'histoire - plus exacte-

ment: l'apparition d'une forme nouvelle de

critique de la societe, une critique historique -

a rendu cela possible. Cette critique n'a pas

offert l'echappatoire dutopies aternporelles.

elle a examine sobrement en termes histori-

ques et en termes de cause et d'effet les

antecedents, les justifications et les fonctionsdes formes qui sont au coeur de chaque societe.

Elle a ainsi montre que lordre social bourgeois

actuel netait pas un mode de vie eternel et

naturel. mais simplement I' etape V a plus

recente dans une succession d'ordres sociaux.

Les artistes et les poetes des annees cinquante

et soixante du XIXe siecle epouserent. plus ou

moins consciemment, ces nouvelles concep-

tions, fruit du cheminement de la pensee

progressiste de leur temps. Ce ne fut done pas

un hasard si la naissance de l'avant-garde a

coincide chronologiquement - et geographi-

quement - avec les premiers developpementsd'une pensee scientifique revolutionnaire en

Europe.

Certes, les premiers pionniers de la boheme

notion qui recouvrait alors celle davant-

garde - se revelerent tres vite fort peu

concernes politiquement. Reste que sans les

idees revolutionnaires qui circulaient aut our

deux. ils n'auraient jamais pu isoler leur

concept de « bourgeois» et par la definir ce

qu'ils netaient pas. De meme. sans le soutien

moral des prises de position politiques revolu-

tionnaires. ils nauraient pas eu le courage de

s'affirmer si nettement en complete opposition

avec les normes predominantes de la societe. Il

y fallait en effet du courage car, en abandon-

nant la societe bourgeoise pour la boheme,

l'avant-garde abandonnait aussi les marches

du capitalisme sur lesquels les artistes et les

ecrivains s'etaient trouves jetes par le declin du

mecenat aristocratique (en clair cela signifiait

le risque de mourir de faim dans une mansarde

AVANT-GARDE ET KITSCH

mais comme nous verrons plus tard.

l'avant-garde resta en definitive attachee a la

societe bourgeoise precisement parce qu'elle

avait besoin de son argent).

Il est vrai qu'apres avoir reussi a se « deta-

cher » de la societe, lavant-garde a entrepris

de faire marche arriere et de repudier la pensee

revolutionnaire au meme titre que la pensee

bourgeoise. La charge de la revolution etait

laissee a la societe, a joindre a ce fatras des

luttes ideologiques que l'art et la poesie decou-

vrent soudain si peu propices des lors qu'iltouche aces « precieuses » croyances de base

sur lesquelles la culture a dil. jusqua present

sappuyer. Il s'est done avere que la vraie et la

plus importante fonction de lavant-garde

n' etait pas d' « experimenter » mais de trouver

une voie par laquelle il serait possible de

continuer a [aire evoluer la culture au milieu des

confusions et de la violence ideolcgiques. En se

retirant completernent du public, le poete ou

l'artiste d'avant-garde cherchait a maintenir le

niveau eleve de son art en le reduisant et en

l'elevant a l'expression d'un absolu ou toute

contingence et toute contradiction seraient soitresolues soit sans objet. D'ou l'avenement de

« l' art pour l'art », et de la « pcesie pure», ou

toute preoccupation de contenu est a eviter

comme la peste.

C'est dans cette quete de l'absolu que

l'avant-garde - et la pcesie. aussi bien - est

arrivee a lart « abstrait » ou « non-objectif ».

L'artiste ou le poete davant-garde essaie en

fait d'imiter Dieu en creant quelque chose qui

soit valide en lui-meme. a la maniere dont la

nature est valide. dont un paysage - pas son

image - est esthetiquement valide: c'est-a-

dire quelque chose de donne, dincree, libre de

toute signification, de toute ressemblance, de

tout modele. Le contenu doit se dissoudre si

cornpletement dans la forme que l'oeuvre,

plastique ou litteraire. ne peut se reduire, ni en

totalite ni en partie, a quoi que ce soit dautre

qu'elle-rneme.

Mais l'absolu reste l'absolu et le poete ou

l'artiste etant ce' qu'il est, cherit certaines

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CLEMENT GREENBERG

valeurs relatives plus que dautres. Ces valeurs

memes au nom desquelles ilinvoque l'absolu

sont des valeurs relatives: les valeurs de

l'esthetique. n finit done par imiter. non pas

Dieu - et j'emploie ici Ie terme « imiter » dans

son sens aristotelicien - mais les modes et les

pro cedes artistiques et litteraires eux-rnemes.

Telle est la genese de 1'« abstrait ».(1) En

detournant son attention du contenu de

l'experience commune, Ie poete ou Iartiste la

dirige sur les moyens de son art. Le non-

figuratif ou 1'« abstrait », s'il doit avoir une

validite esthetique, ne peut etre arbitraire ni

accidentel: il doit naitre de la soumission a

quelque contrainte digne d'interet ou a quel-que principe primitif. Cette contrainte, une fois

qu'on a renonce au monde de I'experience

commune, extravertie, ne peut etre trouvee

que dans les precedes et les techniques memes

par lesquels I'art et la litterature ont deja imite

cette experience. Ces moyens eux-rnemes

devienneg-t 'le sujet de l'art et de la litterature.

Si, toujours selon Aristote, l'art et la litterature

sont imitation, ce dont il s'agira id c'est de

l'imitation du processus de l'imitation, Pour

citer Yeats:

Nulle ecole de chant pour elle hormis letude

Des monuments et de sa magnificence

Picasso, Braque, Mondrian, Mira, Kan-

dinsky, Brancusi, merne Klee. Matisse et

Cezanne tirent en grande partie leur inspira-

tion du medium qu'ils utilisent. (2) Ce qui

anime leur oeuvre par-dessus tout, c'est le

souci essentiel d'inventer et d'o rdonner des

espaces. des surfaces, des formes, des couleurs.

etc., a I'exclusion de tout ce qui ne leur est pas

intrinsequement lie. Des poetes tels que Rim-

baud, Mallarme. Valery, Eluard, Pound, Hart

Crane, Stevens, et meme Rilke ou Yeats, se

concentrent sur l'effort de creation et sur les

« moments » memes de la conversion poeti-que plutot que sur l'experience vecue en tant

qu'elle peut se convertir en poesie. Certes ceci

n'exclut pas dautres preoccupations dans leur

travail, car Ia poesie se sert des mots, et les

mots supposent la communication. Certains

pcetes. comme Mallarme et Valery (3) , vont

plus loin que d'autres dans ce domaine - mis

a part les poetes qui ont essaye de composer

une pcesie uniquement par les sons. S'il etait

facile de definir la pcesie. l 'on pourrait avancer

que la pcesie mod erne est beaucoup plus

« pure » , plus « abstraite » . Pour ce qui est des

autres disciplines litteraires, la definition de

l'esthetique davant-garde proposee ici ne doit

pas etre un lit de Procuste. Mais sans insister

sur le fait que Ia plupart de nos meilleurs

romanciers contemporains ont ete a l'ecole de

lavant-garde. on trouvera significatif que

l'oeuvre la plus ambitieuse de Gide soit un

roman sur la redaction dun roman et qu'Ulysseet F in ne ga ns Wa ke de Joyce se proposent sur-

tout - je reprends les propos d'un critique

francais - comme la reduction de l'experience

vecue a l'expression pour lexpression. celle-ci

etant plus irnportante que ce qu'elle expriroe.

Que la culture davant-garde soit l'imita-

tion du processus d'imitation est un fait, et ce

fait n'appelle en lui-rneme ni approbation ni

desapprobation, nest vrai que cette culture

porte en elle-rneme le germe de l'alexandri-

nisme qu'elle essaie de surmonter. Dans les

vers de Yeats cites ci-dessus. c'est de Byzancequ'il s'agit et Byzance est tres proche d'Alexan-

drie; certes. en un sens. cette imitation du

processus dimitation est une forme superieure

d'alexandrinisme, Mais il y a une difference

essentielle entre les deux: l'avant-garde

bouge. alors que lalexandrinisme reste sur

place. C'est precisement ce qui justifie les

methodes de l'avant-garde et les rend neces-

saires. Car ilri'existe pas dautres voies aujour-

d'hui pour creer un art et une litterature de

premier ordre. Nier cette necessite a grand

renfort de termes tels que « formalisme » ,

« purisme » , «tour divoire » , pour ne citerque ceux-la. serait stupide ou carrernent male

. honnete. Ce qui ne veut pas dire, pour autant.

que cet etat de choses soit a l'avantage social de

l'avant-garde. Bien au contraire.

Le fait que lavant-garde se specialise sur

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elle-rnerne. que sesmeilleurs artistes soient des

artistes pour artistes et ses meilleurs poetes des

pcetes pour poetes. a largement contribue a

I'eloigner de ceux qui etaient autrefois capa-

bles d'aimer et dapprecier un art et une

litterature arnbitieux. et qui ne sont plus

aujourd'hui ni disposes, ni rneme aptes. a

s'initier aux secrets de leur art. Lesmasses sont

toujours restees plus ou moins indifferentes a

la culture dans sa phase de developpement.

Mais aujourdhui. une telle culture est en train

detre abandonnee par ceux-Ia memes a qui

elle appartient vraiment: je veux parler de

notre classedirigeante. Car c'est bien a elle que

l'avant-garde appartient. Aucune culture ne

peut se developper sans une base sociale, sans

une source de revenus stable. Dans le cas de

l'avant-garde, ceci etait jusqu'a present assure

par une elite appartenant a la classe dirigeante

de la societe dont cette avant-garde se voulait

coupee. mais a laquelle elle est toujours restee

attachee par un cordon ombilical dor. Le

paradoxe est reel. Voicipourtant que cette elite

s'amenuise rapidement. S'il est vrai que

l'avant-garde represerite la seule· culture

vivante aujourd'hui, la survie de la culture engeneral s'en trouve donc menacee a court

terme.

Nous ne devons pas nous laisser abuser par

des phenomenes superficiels et des reussites

localisees. Certes les expositions de Picasso

attirent encore les foules et on enseigne T.S.

Eliot dans les universites : certes les galeries

d'art moderniste font encore des affaires et les

editeurs continuent de publier de la poesie

« difficile ». Mais I'avant-garde elle-rneme.

deja consciente de la menace, devient chaque

jour plus timoree. L'acadernisme et l'art com-

mercial apparaissent dans les endroits les plusinattendus. Je ne vois qu'une seule explica-

tion: l'avant-garde n'est plus sure du public

dont elle depend: celui des riches et des

erudits.

Est-ce la nature merrie de la culture

d'avant-garde qui est seule responsable du

danger ou elle se trouve ? S'agit-il seulement

AVANT-GARDE ET KITSCH

d'un danger potentiel ? Y a-t-il dautres fac-

teurs. peut-etre plus importants. en jeu ?

II

La ou il y a une avant-garde, on trouve en

general aussi une arriere-garde. Le fait est

qu'un second phenomene culturel nouveau a

fait son apparition en merne temps que

l'avant-garde dans l'Ouest industrialise. phe-

nomene auquel les Allemands ont donne le

nom merveilleux de kitsch; il s'agit d'un art et

d'une litterature populaires et commerciaux

faits de chromes. de couvertures de magazines,

dillustrations. dimages publicitaires, de litte-

rature a bon marche. de bandes dessinees. de

musique de bastringue. de danse a claquettes,

de films hollywoodiens, etc.. etc. Pour une

raison inconnue. cette apparition massive a

toujours ete consideree comme aliant de soi. IT

est grand temps d'en chercher les causes et les

raisons. Le kitsch est un produit de la revolu-

tion industrielle qui, en urbanisant les masses

d'Burope occidentale et d'Amerique. a favorise

ce qu'il est convenu dappeler l'instruction

universelle. Auparavant. la culture forrnelle.

par opposition a la culture populaire, navaitpour marche quune seule categoric dindivi-

dus. qui, outre leur capacite a lire et a ecrire.

jouissaient aussi des loisirs et du bien-etre

indispensables a l'acquisition de la culture.

Celle-ci avait jusqualors ete indissociablement

liee au fait de savoir lire et ecrire. Avec

l'alphabetisation generale. savoir lire et ecrire

est devenu une competence mineure. un peu

comme la conduite automobile aujourdhui. et

n'a plus servi a distinguer les inclinations

culturelles d'un individu puisque ce n' etait

plus la condition sine qua non de gouts raffines.

Lespaysans qui aliaient former le proletariat etla petite bourgeoisie des villes apprirent a lire

et a ecrire par souci defficacite. sans acceder

pour autant aux loisirs et au bien-etre qui les

auraient rendus disponibles pour la culture

urbaine traditionnelle. Perdant neanmoins

leur gout pour la culture populaire dont la

campagne formait l'arriere-plan et decouvrant

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CLEMENT GREENBERG

en rneme temps une nouvelle capacite d'en-

nui. les nouvelles masses urbaines allaient

attendre de la societe qu'elle leur fournit une

culture adaptee a leurs besoins. Pour satisfaire

la demande de ce nouveau marche. on eut

recours a une nouvelle denree. un succedane

de culture, Ie kitsch, destine a une population

ignorante des vraies valeurs culturelles, mais

neanmoins avide de ce divertissement que

seule la culture, sous une forme ou une autre,

peut offrir.

Le kitsch, utilisant cornme materiau brut

les simulacres appauvris et academises de la

culture veritable, cultive cette ignorance. Il en

fait la source de ses profits. Le kitsch est

mecanique et fonctionne par formules. C'est le

domaine de I'experience par procuration et des

sensations fausses. Son style change selon les

exigences des styles mais reste toujours Ie

meme, C'est le ramassis de tous les faux-

semblants de ~a vie de notre temps. Il ne

pretend rien txiger de ses clients, si ce nest

leur argent - pas meme leur temps.

La condition prealable a lavenement du

kitsch, condition sans laquelle il ne pourrait

exister. c'est la presence d'une longue et riche

tradition culturelle dont ilpeut detourner les

decouvertes, les connaissances et la conscience

historique delle-meme a son profit. Le kitsch

lui emprunte des procedes, des trues. des

stratagemes. des demarches ernpiriques. qu'il

erige en systerne tout en rejetant Iereste. Iltire

sa seve, pour ainsi dire, de ce reservoir d'expe-

rience accumulee, C'est ce qu'on veut dire

quand on dit que l'art et la litterature popu-

laires d'aujourdhui furent autrefois l'art et la

litt eratur e audacieux et esot errques du

moment. Bien evidernment ilnen est rien. Ce

qu'on veut dire en realite. c'est que lorsque

assez de temps a passe, Ie kitsch pille dans lanouveaute un butin sans cesse renouvele qu'il

edulcore et sert ensuite cornme kitsch. De

toute evidence, tout ce qui est kitsch est

acadernique et inversernent. tout ce qui est

acadernique est kitsch. Car ce qu'il est convenu

dappeler l'academisme na plus d'existence

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propre. ce nest qu'un « prete-norn » chic du

kitsch. Les methodes industrielles evincent

I'artisanat.

Parce qu'on peut Ie produire mecanique-

merit, Ie kitsch a tres bien trouve saplace dans

notre systerne de production, rnieux que Ie

pourrait jamais la vraie culture, sinon par

hasard. Son rendement doit etre a l'echelle de

I'enorme investissement qu'il exige; il est

condamne a etendre cornme a preserver ses

marches. Bien qu'il soit par essence son propre

vendeur. il a neanmoins fallu lui creer un

enorme dispositif de vente qui exerce sa pres-

sion sur chaque membre de la societe. Il y a

ainsi des pieges jusque dans les domaines

preserves, sije puis dire, de la culture veritable.

Dans un pays cornme Ie notre, ilne suffitplus

aujourd'hui davoir un penchant pour la vraie

culture, ilfaut eprouver une vraie passion qui

donne la force de resister aux faux-semblants

dont chacun est entoure et gave des qu'il

atteint l'a.gedes bandes dessinees. Lekitsch est

trompeur. Il a de multiples niveaux differents

et certains sont si elabores que l'amateur

candide de vraies valeurs peut sy meprendre.

La revue The N ew Yo rker, qui est fondamenta-

lement du kitsch de haute societe pour com-merce de luxe, transpose et edulcore beaucoup

de materiaux davant-garde pour servir ses

propres fins. D'autre part, tout nest pas sans

valeur dans Ie kitsch. De temps en temps, il

produit quelque chose de valeur, quelque

chose ayant une saveur populaire authenti-

que; et bien qu'il ne s'agisse que de casfortuits

et isoles. bon nombre de gens, pourtant avertis,

s'y sont Iaissesprendre.

Lesprofits considerables du kitsch sont une

source de tentation pour les membres de

l'avant-garde et certains ny ont pas toujours

resiste. Des ecrivains et des artistes ambitieuxmodifient leur ceuvre sous la pression du

kitsch, dautres y succombent tout a fait. Il y a

aussi des cas lirnites troublants cornme ceux

des ecrivains populaires. Sirnenon en France et

Steinbeck ici. De toute facon. Ie resultat final

est toujours au detriment de la vraie culture.

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Le kitsch nest pas reste confine aux villes

ou ilest ne. ils'est repandu dans les carnpagnes

dont ila aneanti la culture populaire tradition-

nelle. II na pas plus respecte les frontieres

ge og raphiques. politiques ou culturelles.

Cornme tous les produits de serie de l'Ouest

industriel, il est parti pour un tour du monde

triornphal. deracinant et defigurant les cultures

indigenes a tel point qu'il est en passe de

devenir la culture universelle, la premiere que

cette planete ait jamais connue. Aujourd'hui Ie

Chinois. cornme l'Indien dAmerique du Sud,

l'Hindou ou Ie Polynesien, prefere les couver-

tures de magazines, et les pin-up de calendrier

a l'art de son pays. Comment expliquer cette

virulence du kitsch, l'attraction qu'il exerce ?

Certes. Iabrique a la chaine, ilpeut etre vendu

meilleur marche que l'article artisanal indi-

gene, et Ie prestige de l'Ouest y est sans doute

aussi pour quelque chose. Mais ceci nexplique

pas pourquoi l'exportation dun article kitsch

est plus rentable que celie d'un Rembrandt.

Apres tout on peut reproduire l'un et l'autre

pour aussi peu cher.

Dans son dernier article sur Ie cinema

sovietique pam dans Partisan Review, Dwight

Macdonald remarque que Ie kitsch est devenu

en I' espace de dix ans la culture dominante en

Russie sovietique. Selon lui, la faute en est au

regime politique qui a fait du kitsch non

seulement la culture officielle mais aussi la

culture populaire dominante; il poursuit en

citant cet extrait des Sep t ar ts sov ie tiques de Kurt

London: « ... l'attitude des masses envers l'art

ancien ou nouveau depend probablement tou-

jours essentiellement de la nature de l'educa-

tion qui leur est donnee par leurs Etats respec-

tifs. » Puis il ajoute: « Pourquoi. apres tout,

des paysans ignorants devraient-ils preferer

Repine (une des figures de proue de la pein-

ture russe acadernique) a Picasso dont la tech-

nique abstraite est au moins aussi interessante

par rapport a leur tradition artistique primitive

que peu t I'etre Ie style realiste du premier?

Non, si les foules s'entassent au Tretyakov (Ie

musee d'art russe contemporain de Moscou :

AVANT·GARDE ET KITSCH

kitsch), c'est en grande partie parce qu'elles

ont ete dressees a eviter Ie « formalisme » et a

admirer Ie realisme socialiste » .

En premier lieu, contrairement a ce qua-

vance London, ce n' est pas simplement une

question de choix entre ce qui serait seulement

ancien ou seulement nouveau, mais Ie choix

entre Ie mauvais ancien rajeuni et ce qunmau-

vais ancien rajeuni et ce qui est authentique-

ment nouveau. Le choix nest pas entre Picasso

et Michel-Ange. mais entre Picasso et le kitsch.

En second lieu, pas plus dans la Russie retro-

grade que dans l'Ouest evolue. les masses ne

choisissent le kitsch parce que leur gouverne-

ment les y conditionne. Dans les pays ou Ie

systeme educatif prend la peine de parler de

l'art. on ens eigne Ie respect des vieux maitres.

pas duo kitsch; et pourtant c'est Maxfield

Parrish ou quelque chose dequivalent que

nous accrochons sur nos murs plutot que

Rembrandt ou Michel-Ange. En outre, Macdo-

nald en fait dailleurs la rernarque. en 1925,

alors meme que Ie regime sovietique encoura-

geait l'avant-garde, les masses russes conti-

nuaient a preferer les films hollywoodiens.

Non, Ie « conditionnement » nexplique pas a

lui seulle succes du kitsch.

Toutes les valeurs sont des valeurs

humaines. des valeurs relatives, en art cornme

ailleurs. Pourtant il semble qu'un consensus

plus ou moins general sur ce qui est bon ou

mauvais en art ait subsiste au fil des siecles

parmi les couches eclairees de l'humanite. Le

gout variait. mais jarnais en dehors de certaines

limites; les connaisseurs daujourd'hui s'ac-

cordent avec les Japonais du xvme steele pour

considerer qu'Hokusai fut l'un des plus grands

artistes de son temps; nous sommes merne

daccord avec les anciens Egyptiens pour pen-

ser que l'art de la III" et de la IV" dynastie etait

Ie plus digne d'etre choisi comme exemplaire

par ceux qui vinrent ensuite. II se peut que

nous en soyons venus} preferer Giotto a

Raphael mais personne ne con teste que ce

dernier fut parmi les meilleurs peintres de son

temps. II y a eu un consensus et ce consensus

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CLEMENT GREENBERG

constante entre ces valeurs quon trouve dans

l'art seul et les valeurs qu'on peut trouver

ailleurs. Le kitsch, en vertu d'une technique

rationalisee qui beneficie de la science et de

l'industrie a reussi a gommer cette difference

dans la pratique. Voyons, par exemple. ce qui

se passe quand un paysan russe ignorant,

comme ceux dont parle Macdonald, jouissant,

en theorie. de son libre arbitre. est confronte a

deux tableaux, run de Picasso et l'autre de

Repine. Dans Ie premier, ilvoit. disons. un jeu

de lignes. de couleurs et d'espaces representant

une femme. Selon la theorie. contestable a

mon avis, de Macdonald, la technique abstraite

lui rappelle vaguement les icones qu'il a lais-

sees dans son village et il est attire par le

farnilier. Allons meme jusqu'a supposer qu'il

devine obscurement certaines des grandes

qualites que lelite cultivee reconnait chez

Picasso. Quand il se tourne ensuite vers le

tableau de Repine, ilvoit une scene de bataille.

La technique lui/st moins farniliere - comme

technique. Mais peu lui importe car il va tres

vite decouvrir dans ce tableau des valeurs qui

lui paraissent bien superieures a celles qu'il a

ete habitue a trouver dans l'art des icones ; et

le caractere non farnilier de la technique merne

est rune des sources de ces valeurs : miracle de

Iimage vivace reconnaissable ou ilse retrouve.

Ce paysan voit et reconnait dans le tableau de

Repine les choses comme il les voit et les

reconnait hors du tableau - il n'y a pas de

discontinuite entre I'art et la vie, pas besoin

d'accepter une convention et de se dire « cette

icorie represente Jesus, parce qu'elle entend

representer Jesus meme si elle ne fait pas

beaucoup penser a un homme ». Que Repine

puisse peindre avec tant de realisme. que le

processus d'identification soit immediat. sans

effort de la part du spectateur - la est le

miracle. Le paysan est aussi ravi par l'abon-

dance de significations evidentes qu'il trouve

dans ce tableau: « il raconte une histoire ».

Picasso et les icones sont si austeres et si arides

en comparaison. Qui plus est, Repine souligne

la realite a coup d'effets dramatiques : coucher

I

de soleil, explosions d'obus, soldats courant et

s' ecroulant, Plus question de Picasso ou

d'icones. C'est Repine que veut le paysan. et

rien d'autre, nest heureux neanmoins pour

Repine que le paysan ait ete protege des pro-

duits du capitalisme americain : Repine n'aurait

eu aucune chance contre une couverture du

Sat ur da y E ve ni ng P os t par Norman Rockwell.

En fin de compte, on pourrait dire que le

spectateur cultive trouve dans Picasso les

memes valeurs que le paysan russe dans

Repine. Car ce que ce dernier aime dans

Repine est aussi une forme d'art, si inferieure

soit-elle. et l'instinct qui le pousse a regarder

une telle peinture est le meme. Sauf que les

valeurs ultirnes que le spectateur cultive tire de

Picasso sont derivees au second degre. comme

resultat dun e reflexion sur I'impression

immediate laissee par les seules qualites plasti-

ques. Alors seulement l'oeuvre devient recon-

naissable, miraculeuse, evocatrice. Ces qualites

ne sont pas presentes irnmediatement ou exte-

rieurement dans la peinture de Picasso, elles y

sont projetees par le spectateur suffisarnment

sensible pour reagir a ses qualites plastiques.

Elles rel event de I' effet « reflechi » . Chez

Repine, en revanche, l'effet « reflechi » a deja

ete inclus dans le tableau, tout pret pour le

plaisir non reflechi du spectateur. (4) L~ ou

Picasso peint la cause, Repine peint l'effet. L'art

de Repine est pre-digere, ilepargne tout effort

au spectateur en lui proposant un raccourci qui

lui fait eviter ce qui est necessairement difficile

dans l'art authentique. L'art de Repine ou le

kitsch, est un produit de synthese.

n en va de meme pour la litterature kitsch :

elle fournit une experience par procuration a un

public fruste avec plus defficadte que la littera-

ture serieuse ne peut en esperer. Un poeme

d'Bddie Guest et les I nd ia n L ov e L yr ic s sont plus

poetiques que T.S. Eliot et Shakespeare.

ill

Sil 'avant-garde irnite les processus de l'art.

le kitsch, lui, en imite les effets. La nettete de

l'antithese n'est pas gratuite ; elle definit avec

164

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justesse la considerable largeur du fosse qui

separe ces deux phenomenes culturels correla-

tifs. Un tel fosse. que les innombrables

variantes du « modernisme » vulgarise et du

kitsch « moderniste» ne peuvent combler,

correspond a son tour a un clivage social qui a

toujours existe dans la culture formelle comme

dans les autres domaines de la societe civilisee.

et dont les deux terrnes convergent ou diver-

gent selon la plus ou moins grande stabilite de

la societe en question. ITy a toujours eu d'un

cote la minorite des puissants - done des

personnes cultivees -, et de l'autre la grandemasse des exploites et des pauvres - donc des

ignorants. La culture formelle a toujours

appartenu a la premiere categoric. tandis que

la seconde devait se contenter de la culture

populaire ou rudimentaire. ou bien du kitsch.

Dans une societe stable qui fonctionne

assez bien pour garder fluides les contradic-

tions entre ses classes, la dichotomie culturelle

est quelque peu artenuee. Les axiomes du petit

nombre sont partages par lamasse: la seconde

croit superstitieusement ce que croient les

premiers sobrement. A ces moments de l'his-

toire. les masses sont capables d'eprouver de

l'emerveillement et de l'admiration pour la

culture, si elevee soit-elle. de leurs rnaitres.

Cecis'applique en taut cas a la culture plasti-

que, accessible a tous.

Au Moyen Age, I'artiste plasticien rendait

un hommage de pure forme au moins aux plus

petits denominateurs communs de lexpe-

rience. Dans une certaine mesure, cela resta

vrai jusqu'au xvne siecle. ITy avait une realite

conceptuelle universellement valide prete

pour l'imitation, dont l'artiste ne pouvait alte-

rer lordre. Le sujet de l'artetait determine par

ceux qui commandaient les oeuvres, qui

ri'etaient donc pas creees. comme dans Ia

societe capitaliste. pour la speculation. Precise-

ment dans la mesure ou le contenu de son

oeuvre etait determine davance. I'artiste etait

libre de se concentrer sur son medium. IT

navait pas a etre philosophe ou visionnaire.

mais simplement artisan. Aussi longternps qu'il

AVANT-GARDE ET KITSCH

y eut un accord general sur les sujets les plus

dignes de l'art. l'artiste n'avait pas besoin

detre original et inventif dans son sujet. et

pouvait consacrer toute son energie aux pro-

blemes formels. Son medium devenait de

maniere prive e. professionnellement, le

contenu meme de son travail, de la meme

facon qu'il est aujourdhui. publiquernent. Ie

contenu du travail de l'artiste abstrait - a cette

difference pres, cependant, que l'artiste medie-

val devait toujours reprimer ou dissimuler son

apport professionnel personnel dans l'ceuvre

d'art officielle finie. SLcomme membre ordi-naire de la communaute chretienne. il etait

personnellement emu par son sujet. ceo

contribuait seulement a enrichir la significa-

tion publique de l'oeuvre. II Iaut attendre la

Renaissance pour que les inflexions person-

nelles deviennent legitimes. pourvu qu'elles

restent toutefois dans les limites de ce qui est

simplement et universellement reconnaissa-

ble. Ce n'est quavec Rembrandt que des

artistes « solitaires» font leur apparition, des

artistes solitaires dans leur art.

Merriedurant la Renaissance, et aussi long-

temps que l'art occidental a essaye de perfec-

tionner sa technique, les victoires dans ce

domaine ne pouvaient etre marquees que par

la reussite dans l'imitation realiste, puisqu'il

n'y avait pas d'autre critere objectif. Ainsi les

masses pouvaient-elles continuer a trouver

dans l'art de leurs maitres matiere a admiration

et a emerveillement. Meme loiseau qui pico-

rait un fruit dans le tableau de Zeuxis pouvait

applaudir.

C'est un lieu commun de dire que l'art

devient trop bon pour le peuple quand la

realite qu'il imite ne correspond plus, meme en

gros. ala realite reconnue par le peuple. Merrie

alors cependant, le ressentiment de l'homme

ordinaire est etouffe par le respect qu'il a pour

les amateurs de cet art. C'est seulement lors-

qu'il remet en question l'ordre social qu'ils

gerent qu'il commence a critiquer leur culture.

Le plebeien trouve alors pour la premiere fois

le courage dexprimer ouvertement ses opi-

165

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CLEMENT GREENBERG

nicns. Des dignitaires de Tammany Hall aux

peintres en batiment autrichiens. chacun

decouvre quil a Ie droit d'avoir son opinion.

Laplupart du temps ce ressentiment envers la

culture va de pair avec une forme reaction-

naire de meccntenternent social qui s'exprime

dans Ie retour a la religion et Iepuritanisme. et

finalement dans Ie fascisme. Alors les armes et

les flambeaux commencent a se fondre dans la

culture. Au nom de la piete ou de la purete du

sang, au nom des rnanieres simples et des

vertus solides. on commence a jeter a bas les

statues.

IV

Revenons un instant a notre paysan russe

qui a prefere Repine a Picasso, supposons que

l'appareil educatif d'Etat entre en jeu et lui

demontre qu'il afait Ie mauvais choix. qu'il

aurait dfi choisir/Picasso. L'hypothese est fort

plausible car l'Etat sovietique fait cela. Mais les

choses etant ce qu'elles sont en Russie, et

ailleurs. Ie paysan trouve tres vite que ses

longues journees de travail et ses conditions de

vie difficiles ne lui laissent pas Ie loisir ni laforce ni Ie confort d'apprendre a apprecier

Picasso. Cela exige, apres tout, un « condition-

nement » considerable. La grande culture est

la plus artificielle des creations humaines et Ie

paysan ne sent aucune necessite « naturelle »

qui le pousserait vers Picasso au prix de tant de

difficultes. Au bout du compte, le paysan

retournera au kitsch quand il lui prend envie

de regarder un tableau, car il peut y prendre

plaisir sans effort. L'Etat ne peut rien changer a

cela et ne pourra rien tant que les problernes

de production n'auront pas ete resolus en

termes socialistes. Ce schema vaut aussi. biensur. pour les pays capitalistes et transforme

tout discours sur Iart en demagogic pure et

Simple.(5)

Un regime politique qui introduit de nos

jours une culture officielle, Ie fait par pure

demagogic. Si en Allernagne. en Italie et en

Russie, la tendance officielle de la culture est

aujourdhui au kitsch, ce n'est pas parce que

leurs gouvernements respectifs sont controles

par des philistins mais bien parce que Iekitsch

y represente la culture de masse, comme

partout ailleurs. Encourager Ie kitsch n'est

qu'un des moyens bon marche employes par

les regimes totalitaires pour se concilier leurs

sujets. Puisqu'ils ne peuvent pas relever le

niveau culturel des masses - merne s'ils Ie

voulaient - sinon en souvrant au socialisme

international, ces regimes entreprennent de

flatter les masses en abaissant l'ensemble de la

culture a leur niveau. Voila pourquoi l'avant-garde est hors-la-Ioi. et pas parce qu'une

culture superieure est par essence plus critique

(la question de savoir si l'avant-garde peut ou

non se developper sous un regime totalitaire

nest pas notre propos ici). En fait, le probleme

que posent l'art et la litterature d'avant-garde

aux Fascistes et aux Staliniens n'est pas tant

qu'ils sont trop critiques mais qu'ils sont trop

« innocents » ; il est trop difficile d'y glisser

une propagande efficace. Le kitsch fait mieux

l'affaire, il perrnet au dictateur de rester a

I'ecoute de I' « arne» d~ son peuple. Si la

culture officielleetait superieure au niveau desmasses, il y aurait risque d'isolement,

Ceta dit, si les masses manifestaient un

interet pour l'art et lalitterature davant-garde.

Hitler, Mussolini et Staline ne seraient pas

longs a essayer de satisfaire a leur demande.

Hitler est un ennemi declare de I'avant-garde,

pour des raisons ala fois doctrinales et person-

nelles. mais cela n'a pas ernpeche Goebbels de

faire en 1932-33 une cour assidue aux artistes

et aux ecrivains d'avant-garde. Quand le pcete

expressionniste Gottfried Benn se range a aux

cotes des Nazis, il fut accueilli en fanfare alors

meme qu'Hitler denoncait l'expressionnismecomme du bolchevisme culture!. C'etait l'epo-

que ou les Nazispensaient que Ie prestige dont

jouissait l'avant-garde aupres du public alle-

mand cultive pouvait les servir; pour ces

habiles poJiticiens, des considerations prati-

ques de cet ordre l'emportaient sur les pen-

chants personnels d'Hitler. Plus tard. les Nazis

comprirent qu'en matiere de culture il etait

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plus rentable dacceder aux desirs des masses

qua ceux de leurs maitres : ces derniers.

lorsque la question se posa de conserver leur

pouvoir. se montrerent aussi disposes a sacri-

fier leur culture que leurs principes moraux ;

alors que les masses, precisernent parce que

tout pouvoir leur etait retire, devaient etre

dupees aussi longtemps que possible et par

tous les moyens. Il fallait maintenir. par une

mise en scene grandiose, plus grandiose que

dans les dernocraties. l'illusion que Ie pouvoir

etait au peuple. L'art et la litterature qu'il aime

et qu'il comprend allaient done etre proclames

seul art et seule litterature veritables. a l' exclu-

sion de tout autre. En la circonstance, les

Gottfried Benn. quel qu'ait ete leur soutien a

Hitler, devenaient un danger et on nentend

plus parler deux dans l'Allernagne nazie.

Il est done clair que, tout en netant pas

etranger aux roles politiques qu'ils jouent. le

philistinisme personnel dun Hitler ou d'un

Staline n'en est pas moins un facteur secon-

daire dans la definition de la politique cultu-

relle de leurs regimes respectifs. Leur philisti-

nisme ne fait quajouter brutalite et obscuran-

tisme a une ligne daction qu'ils seraient, de

toute Iacon. forces dadopter. en fonction de

leur programme politique general, fussent-ils

personnellement amateurs de culture davant-

garde. Ce que l'acceptation de l'isolement de la

Russie revolutionnaire force Staline a faire.

Hitler est oblige de I'accomplir dans son effort

pour masquer les contradictions du capitalisme

et pour les geler. Quant a Mussolini. son cas est

un exemple parfait de la disponibilit€ d'un

politicien realiste. Pendant des annees ila prete

au futurisme un ceil bienveillant. il a fait

construire des gares et des habitations d'Etat

modemistes. On peut encore voir dans la

banlieue de Rome plus dimmeubles de cette

sorte que partout ailleurs au monde. Peut-etre

le faseisme voulait-il montrer qu'il etait a la

mode pour cacher sa realite regressive; peut-

etre voulait-il aussi se conformer aux gouts de

lelite fortunee qu'il servait. En tout cas, Mus-

solini semble avoir compris sur Ie tard qu'il lui

AVAl'lT-GARDE ET KITSCH

serait plus utile de satisfaire les gouts culturels

du peuple italien que ceux de ses maitres. car

cest a lui quil faut procurer des sujets dadmi-

ration et demerveillement. L'elite. elle. peut

sen passer. Mussolini annonce done un « nou-

veau style imperial». Marinetti, Chirico et

leurs semblables sont jeres aux oubliettes et la

nouvelle gare de Rome ne sera pas moderniste.

Que Mussolini ait mis davantage de temps

pour arriver a la merne conclusion ne fait

qu'illustrer les atermoiements relatifs du fas-

eisme italien face aux implications necessaires

de son role.

Le capitalisme declinant decouvre que tout

ce qu'il peut encore produire de qualite finit

presque toujours par menacer sa propre exis-

tence. Les progres dans la culture, comme les

progres seientifique et industriel. sapent les

fondements memes de la societe qui les a fait

naitre. lei, comme sur tout autre probleme

contemporain, il faut citer Marx mot pour mot.

Aujourdhui nous nattendons plus du soeia-

lisme une nouvelle culture - elle apparaitra

inevitablernent avec lui -, aujourd'hui nous

nous toumons vers Ie soeialisme s impZement

pour preserver la culture vivante que nous

avons maintenant. quelle qu'elle soit.

T ra du it d e l'a nq la is p ar Ann Hindry

NOTES

(1) L'exernple de lamusique qui a ete si longtemps

un art abstrait et avec laquelle la poesie davant-

garde a essaye de rivaliser. est interessant. La musi-

que, Aristote l'a dit assez curieusement, est le plus

imitatif et le plus vivant des arts parce qu'elle imite

son original - l'etat de l'ame - avec l'irnmediatete

la plus grande. Aujourdhui celanous frappe comme

une centre-verite parce que aucun art ne nous

semble avoir moins de reference a quelque chose

dexterieur que la musique. Pourtant, independam-

ment du fait qu'Aristote puisse en un sens encore

avoir raison, il faut expliquer que la musique grec-

que antique etait etroitement associee a la poesie etdependait d'elle comme un accessoire du vers qui

rendait claire sa signification imitative. Platen. par-

lant delamusique, dit : « Lorsqu'ilny a pas demots,

il est tres diffidle de reconnaitre la signification de

l'harmonie et du rythme ou de voir qu'ils imitent un

objet interessant ». Pour autant que je sache. toute

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CLEl'vlENTGREENBERG

"I

musique avait originellement cette fonction acces-

soire. Vne fois cependant que celle-d fut abandon-

nee, Ia musique a u t se retirer sur elle-merne pour

trouver ses contraintes propres ou son principe : ce

quon trouve dans ses differents moyens de composi-

tion et d'execution.

(2) Je dois cette formulation a une remarque faitedans l'une de ses conferences par le professeur d'art

Hans Hofmann. De ce point de vue, le surrealisme

dans les arts plastiques est une tendance reaction-

naire qui tente de restaurer un sujet « exterieur ». Le

scud principal d'un peintre comme Dali est de

representer les processus et concepts de sa cons-

cience, non les processus determines par son

medium.

(3) Voir les remarques de Valery sur sa propre

poesie.

(4) T.S. Eliot a dit quelque chose du meme ordre a

propos des echecs de la poesie romantique anglaise.

Evidernment les Romantiques peuvent etre consi-

deres comme les premiers Iautifs, dont le kitsch a

herite la culpabilite. Us ont montre au kitsch le

comment. Sur quoi Keats ecrit-il pour l'essentiel

sinon sur l'effet que la poesie a sur lui?

(5) On objectera qu'un tel art pour les masses

cornme art populaire se developpa dans des condi-

tions de production rudimentaires - et qu'une

grande partie de l'art populaire se situe a un haut

niveau. Oui, daccord, mais l'art populaire n'est pas

Athenes et c'est Athenes que no us voulons: la

culture formelle avec son infinite daspects. sa luxu-

riance, son aspect comprehensif. Qui plus est, on

nous dit maintenant que l'essentiel de ce que nous

considerons de valeur dans la culture populaire est la

survivance statique des cultures aristocratiques for-

melles mortes. Ainsi nos vieilles ballades anglaises ne

furent pas creees par le peuple mais par les grands

proprietaires terriens de l 'apres-Iecdalite de la cam-

pagne anglaise, pour survivre ensuite dans la bouche

du peuple longtemps apres que ceux pour lesquelsces ballades avaient ete composees etaient passes a

dautres formes de litterature. Malheureusement,

jusqu'a l'age de la machine, la culture etait la

prerogative exclusive d'une societe qui vivait du

travail des serfs ou des esclaves. Us etaient les

symboles veritables de la culture. Pourqu'un homme

put passer du temps et de l'energie a creer ou ecouter

de la poesie. il fallait qu'un autre produisit assez pour

pourvoir it son confort et se maintenir en vie lui-

meme. En Afrique aujourd'hui, on trouve que la

culture des tribus esclavagistes est generalement

bien superieure a celle des tribus qui ne possedent

pas d'esdaves.

P.S. A mon grand dam, j'appris des annees apres

que ced fut irnprime que Repine ne peignit jamais

une scene de bataille. Ce n' e tait pas son genre de

peinture. Je lui avais attribue les peintures de

quelqu'un dautre. Cela montrait men provincia-

lisme en matiere d'art russe du XIX·siecle (1972).

t J,

168

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