BULLETIN HEIDEGGÉRIEN (Bhdg) - Lettres Sorbonne...

133
Bhdg 2, 2012 ISSN 2034-7189 1 BULLETIN HEIDEGGÉRIEN (Bhdg) - Secrétaires : Sylvain CAMILLERI (Université catholique de Louvain/Université de Montpellier III) Christophe PERRIN (Université Paris-Sorbonne) - Comité scientifique : Jeffrey Andrew BARASH (Université de Picardie Jules Verne) Rudolf BERNET (Katholieke Universiteit Leuven) Steven CROWELL (Rice University) Jean-François COURTINE (Université Paris-Sorbonne) Dan DAHLSTROM (Boston University) Françoise DASTUR (Université de Nice Sophia-Antipolis) Günter FIGAL (Albert-Ludwigs-Universität Freiburg) Jean GRONDIN (Université de Montréal) Theodore KISIEL (Northern Illinois University) Richard POLT (Xavier University) Jean-Luc MARION (Académie française) Claude ROMANO (Université Paris-Sorbonne) Hans RUIN (Södertörn University) Thomas SHEEHAN (Stanford University) Peter TRAWNY (Bergische Universität Wuppertal) Jean-Marie VAYSSE (Université de Toulouse-Le Mirail) † Helmut VETTER (Universität Wien) Holger ZABOROWSKI (Catholic University of America) - Comité de rédaction : Diana AURENQUE (Karl-Ruprechts-Universität Tübingen) Vincent BLOK (Radboud University Nijmegen) Cristian CIOCAN (Universitatea din Bucureşti) François JARAN (Universitat de València) Julien PIÉRON (Université de Liège) Mark SINCLAIR (Manchester Metropolitan University) Christian SOMMER (CNRS, Paris) Séverin YAPO (Université de Cocody)

Transcript of BULLETIN HEIDEGGÉRIEN (Bhdg) - Lettres Sorbonne...

  • Bhdg 2, 2012 ISSN 2034-7189

    1

    BULLETIN HEIDEGGRIEN (Bhdg)

    - Secrtaires :

    Sylvain CAMILLERI (Universit catholique de Louvain/Universit de

    Montpellier III)

    Christophe PERRIN (Universit Paris-Sorbonne)

    - Comit scientifique :

    Jeffrey Andrew BARASH (Universit de Picardie Jules Verne)

    Rudolf BERNET (Katholieke Universiteit Leuven)

    Steven CROWELL (Rice University)

    Jean-Franois COURTINE (Universit Paris-Sorbonne)

    Dan DAHLSTROM (Boston University)

    Franoise DASTUR (Universit de Nice Sophia-Antipolis)

    Gnter FIGAL (Albert-Ludwigs-Universitt Freiburg)

    Jean GRONDIN (Universit de Montral)

    Theodore KISIEL (Northern Illinois University)

    Richard POLT (Xavier University)

    Jean-Luc MARION (Acadmie franaise)

    Claude ROMANO (Universit Paris-Sorbonne)

    Hans RUIN (Sdertrn University)

    Thomas SHEEHAN (Stanford University)

    Peter TRAWNY (Bergische Universitt Wuppertal)

    Jean-Marie VAYSSE (Universit de Toulouse-Le Mirail)

    Helmut VETTER (Universitt Wien)

    Holger ZABOROWSKI (Catholic University of America)

    - Comit de rdaction :

    Diana AURENQUE (Karl-Ruprechts-Universitt Tbingen)

    Vincent BLOK (Radboud University Nijmegen)

    Cristian CIOCAN (Universitatea din Bucureti)

    Franois JARAN (Universitat de Valncia)

    Julien PIRON (Universit de Lige)

    Mark SINCLAIR (Manchester Metropolitan University)

    Christian SOMMER (CNRS, Paris)

    Sverin YAPO (Universit de Cocody)

  • Bhdg 2, 2012 ISSN 2034-7189

    2

    - Correspondants locaux :

    Victoria BRIATOVA (- )

    Wenjing CAI (University of Copenhagen)

    Richard COLLEDGE (Australian Catholic University)

    Tziovanis GEORGAKIS ( )

    Takashi IKEDA (University of Tokyo)

    Francesco PAOLO DE SANCTIS (Universit Ca Foscari Venezia)

    Marcus SACRINI (Universidade de So Paulo)

    Young-Hwa SEO (Seoul National University)

  • Bhdg 2, 2012 ISSN 2034-7189

    3

    SOMMAIRE DU BHDG 2

    LIMINAIRES ............................................................................................................. 4

    I. Le sacrifice de ltre. Note sur la pense du sacrifice chez Heidegger ,

    par Joseph COHEN .................................................................................................. 4

    II. "Natur Kunst Technick". Chronique des rencontres de Messkirch,

    25-29 mai 2011 , par Sylvaine GOURDAIN et Claudia SERBAN ..................... 44

    BIBLIOGRAPHIE POUR LANNE 2011 .................................................... 49

    1. Textes de Heidegger .......................................................................................... 49

    2. Traductions de textes de Heidegger ................................................................ 49

    3. Collectifs et numros de revues ...................................................................... 51

    4. tudes gnrales ................................................................................................ 57

    5. tudes particulires ........................................................................................... 63

    RECENSIONS ........................................................................................................ 85

    INSTRUMENTUM ............................................................................................ 123

    * Les secrtaires du Bhdg remercient le Centre dtudes phnomnologiques de

    lUniversit catholique de Louvain (dir. Mme Danielle Lories) et le Centre

    dhermneutique phnomnologique de lUniversit Paris-Sorbonne (dir. MM.

    Claude Romano, Jean-Claude Gens et Michael Foessel) daccueillir cette publication sur leur

    site respectif.

    ** Il est possible de se procurer des tirs--part du Bhdg en crivant ladresse :

    [email protected]. Nota bene : le numro ISSN de la version

    imprime diffre de celui de la version lectronique.

  • Bhdg 2, 2012 ISSN 2034-7189

    4

    BULLETIN HEIDEGGRIEN II

    Organe international de recension et de diffusion des recherches heideggriennes pour lanne

    2011

    LIMINAIRES

    I. LE SACRIFICE DE LTRE Note sur la pense du sacrifice chez Heidegger

    Depuis quelle Loi lhistoire de la philosophie se sera-t-elle constitue et

    dploye en tant que vrit ? Cette question provoque un bouleversement de la

    philosophie par la philosophie. Et ce parce quelle commande son histoire de

    se soumettre lpreuve la plus radicale : mettre en question cela mme qui laura

    conditionne. Comme si la philosophie devait, par cette question, se dtacher

    delle-mme en pntrant en elle-mme afin dy rvler la conditionnalit

    propre de son dveloppement. Ainsi, cette question ordonne lide directrice

    de lhistoire de la philosophie de rexaminer, dvaluer, et donc de justifier la

    prsupposition fondamentale de son orientation en rvlant le lieu foncier

    depuis lequel se sera affermie son assise, sa base, sa stance. Elle exige donc de

    lhistoire de la philosophie une confrontation avec elle-mme en examinant la

    modalit propre de son discours et en requrrant de celui-ci lexplicitation de

    son coup denvoi . Car lhistoire de la philosophie nen aura jamais fini de

    dvoiler cela mme qui louvre ce quelle est et de rejouer ce qui la dfinit en

    sexposant au questionnement du lieu originaire do sveille son vnement.

    Cest dire quinterminablement la philosophie ne cessera de revenir sur elle-

    mme. Mais que signifie ici revenir ? Ou encore, do peut sentendre la

    propension propre la philosophie dexprimer ce quelle est en questionnant

    do elle vient ?

    Fond par Sylvain Camilleri & Christophe Perrin.

    Ont collabor ce Bulletin : Mmes Diana Aurenque, Ccile Bonmariage, Victoria

    Briatova, Wenjing Cai, Sylvaine Gourdain, Ariane Kiatibian, Virginie Palette et Claudia Serban ; MM. Sylvain Camilleri, Cristian Ciocan, Joseph Cohen, Richard Colledge, Tziovanis Georgakis, Francesco Paolo De Sanctis, Choong-Su Han, Takashi Ikeda, Franois Jaran, Paul Marinescu, Christophe Perrin, Quentin Person, Marcus Sacrini, Young-Hwa Seo, Mark Sinclair, Christian Sommer et Kazunori Watanabe. Que M. Joseph Cohen soit tout particulirement remerci pour la confiance inconditionnelle quil a place

    en lui. Le symbole signale les publications recenses de lanne.

  • Bhdg 2, 2012 ISSN 2034-7189

    5

    Assurment, cette propension originaire constitue et dploie la

    philosophie en tant que vrit. Depuis Platon, peut-tre mme depuis

    Parmnide, la philosophie sest reconnue dans lexercice tendu vers la

    comprhension de ltre en tant que vrit. Cest cependant Aristote 1 qui

    donnera cette vise sa formulation la plus dcisive en la dterminant dans

    lhorizon ultime dun questionnement dont la tche sera de penser lessence de

    ce qui est. Cet horizon fera de la mtaphysique une science distincte et

    diffrente de toutes les autres sciences. Car celles-ci ne conoivent toujours

    quune rgion particulire au sein de la totalit de ltant. Elles rflchissent

    toujours l objet en ce que celui-ci appartient dj lhorizon de ltantit

    dterminable. Mais la science de ltre en tant qutre ouvre cela mme qui

    ne saurait se rduire la dtermination. Elle ouvre donc ce qui transcende

    toute dtermination et dpasse toute gnralit gnrique. Car ltre ne saurait

    se rduire lhorizon capable de le comprendre en tant qu objet

    pralablement dtermin. En ce sens, ltre est le transcendantal inobjectivable,

    indtermin et indterminable. Or cest ici que slabore, proprement dit, le

    problme de la mtaphysique : est-il possible de circonscrire ce transcendantal

    en une science qui, par dfinition, doit et se doit de ntre concentre que sur

    un genre dtermin 2 ?

    En vrit, cette question ne peut que se rsoudre, se dlier et se relever

    par une subrogation. La modalit propre de substitution, Aristote lengagera

    dans la Mtaphysique o seront dabord dtermines les diffrentes acceptions

    du sens de ltre et o, par consquent, stablira la quadruple dfinition de

    ltre : ltre en tant quaccident ; ltre comme vrai ; ltre selon les catgories ;

    ltre en tant que potentialit et activit. Or, et Aristote le prcise dans le Livre

    de la Mtaphysique, de tous les sens fondamentaux de ltre, ltre au sens le

    plus magistral revient ltre vrai ou faux 3. Cest dire et telle sera la thse

    capitale de tout ldifice ontologique aristotlicien : le sens de ltre sexprime

    en tant quil appartient vridiquement ltant lui-mme, alors que celui qui se

    trouve dans le faux ne fait que contredire ltant en son tre. Ainsi, la question

    visant le sens de ltre est restreinte, voire rduite, la possibilit de penser le

    1 Sur le rapport entre ontologie et vrit chez Aristote, renvoyons aux textes suivants de Martin Heidegger : Die Grundbegriffe der antiken Philosophie, GA 22, pp. 149 sq., ainsi qu Aristoteles, Metaphysik 1-3. Von Wesen und Wirklichkeit der Kraft, GA 33, pp. 11 sq. Cf. aussi lexcellente et dsormais classique tude de Pierre Aubenque, Le problme de ltre chez Aristote, Paris, PUF, 1962. 2 Aristote, Mtaphysique, Livre , 2, 1003 b 19-20. 3 Aristote, Mtaphysique, Livre , 10. Cf. Martin Heidegger, Aristoteles, Metaphysik, 1-3. Von Wesen und Wirklichkeit der Kraft, GA 33.

  • Bhdg 2, 2012 ISSN 2034-7189

    6

    lieu o ltant est exprim en vrit. Ce qui signifie qu mme la question du

    sens de ltre sopre un passage o linfinitif verse dans le participe et donc o

    lentiret du projet dclaircir lessence de ce qui est sentend comme la tche

    dexprimer le sens par lequel ltant se rvle en tant qutant, ou encore, en

    lequel ltant dvoile par o il est tant, cest--dire, en et par lequel ltant

    dcouvre le fond vrai de son dploiement propre. Do la question fondamentale

    de la mtaphysique : quel est le sens de ltre de ltant et comment tablir le

    lien vridique entre ltre de ltant et ltant ?

    Or et il sera revenu Heidegger de le relever snonce, mme

    cette question fondamentale, un certain glissement o le sens de ltre revient

    la possibilit de dicter les premiers principes et les premires causes de ltant.

    la question du sens de ltre, Aristote lui subroge donc une mtaphysique

    entendue comme science capable dinstituer la base, le soubassement, lassise

    de ltant. Et cette subrogation, il nous faut la souligner mme le texte

    dAristote. Il nous faut marquer en quoi elle est inscrite et ne cesse duvrer au

    cur de la pense dAristote projetant ainsi cela mme que Heidegger aura

    nomm la constitution onto-thologique de la mtaphysique . Et pour

    souligner dabord et avant tout ceci : cette subrogation tmoigne dj de la

    diffrence sournoise, cache, dissimule depuis laquelle lonto-thologie se

    dploiera, se dveloppera et saccentuera entre la pense de ltre et la

    question de ltre en tant que fondement de ltant . Car, et il nous faut le

    rappeler, cette subrogation opre mme la smantique du mot tre qui, nous

    lavons rappel plus haut, arbore plusieurs sens dfinitionnels. En effet,

    plusieurs reprises, dans la Mtaphysique, Aristote signalera la polysmie de

    ltre1. Et mme en privilgiant lousia, il ne cessera de rappeler et de cautionner

    quil ne sagit l quun des sens possibles de ltre et non pas sa seule et unique,

    fixe et unilatrale dfinition. Certes, et Heidegger naura pas manqu de le faire

    remarquer, Aristote ne suivra pas la voie quil avait pourtant trace et fraye.

    Aprs avoir affirm la polysmie de ltre, il sefforcera dattnuer cette

    affirmation en marquant le lieu o sera concentre lhomonymie de ltre.

    Ce lieu nous le savons cest lousia entendu la fois comme essence et

    substance. Cest dire donc que lousia sera pense dans la conjonction de

    1 Aristote dfinit la polysmie du verbe tre principalement dans le Livre , 7, 1017 a 23 sq. de la Mtaphysique. Notons cependant quil y revient dans le Livre , 2, 1003 a 33, puis galement, dans le Livre , 1, 1028 a 10. Cf. la trs judicieuse lecture de linterprtation que fera Heidegger de la polysmie de ltre propose par Werner Marx dans Heidegger und die Tradition. Eine problemgeschichtliche Einfhrung in die Grundbestimmungen des Seins, Hamburg, Meiner, 1980.

  • Bhdg 2, 2012 ISSN 2034-7189

    7

    lessence et de la substance et se signifiera ainsi en tant qu essence

    substantielle . Do la signification ddouble de lousia avance par Aristote

    dans le Livre , 2 : essence principielle de ltant et substrat des accidents, ou

    encore, principe dintelligibilit de tout tant et conditionnalit de lexistence en

    tant qutant. Lousia devient ainsi l essence-substance de lonto-thologie et,

    en ce sens, le socle par lequel tous les autres sens de ltre peuvent se dire en

    vrit. Et donc : lousia est ce quoi toutes les acceptions de ltre sont

    suspendues tel quAristote sapplique le rappeler toujours dans le Livre

    de la Mtaphysique. Ainsi, lhistoire de la mtaphysique sera entirement

    structure par ce glissement subrogatoire premier et originaire dont nous

    venons de retracer la pente. Plus encore, il appartiendra la mtaphysique de

    parfaire cette substitution et, partant, daggraver subrepticement, en la

    refoulant jusqu loubli, la diffrence do pourtant elle se sera dploye du

    sens de ltre sa comprhension en ousia comme essentialit et substantialit

    de ltant en totalit. Et ce, en prorogeant une distinction hirarchique entre la

    mtaphysique gnrale , reine des sciences, premire en dignit et

    importance et seule lgitime discourir sur ltre, puis les trois autres

    domaines de savoirs thoriques, nommes mtaphysiques spciales , et o la

    psychologie, la physique et la thologie se voient attribuer la responsabilit de

    discourir sur lme, sur le cosmos et sur Dieu. Or, selon Aristote, celles-ci ne

    sont pas toutes gales. Au sein des mtaphysiques spciales , il faut encore

    hirarchiser. Cest--dire, reconnatre la supriorit de la thologie dans la

    hirarchie des mtaphysiques spciales . Car, sil est vrai que nous pouvons,

    selon Aristote, modifier lordre de cette hirarchie en interchangeant la

    psychologie et la physique, il demeure interdit de destituer la thologie de sa

    suprmatie dans lascendance des mtaphysiques spciales . La thologie est

    science minente et premire en ce quelle discourt sur le genre le plus excellent

    de ltre, cette nature immobile et spare quest Dieu. Cela ne saurait

    vouloir dire cependant que la thologie serait antinomique aux autres sciences.

    En vrit, son excellence est fondatrice et universelle. Elle fonde les autres

    sciences en tant la seule science dont luniversalit est en elle-mme essentielle.

    Ainsi, la primaut de la thologie la dfinit la fois comme cette science dont

    le discours portera sur lessence de ltant suprme, mais aussi, comme

    essentiellement universelle. Elle explicitera la fois lessence de ltant premier

    et parfait, mais aussi, et par consquent, aura pour tche de rflchir lessence

    universelle de la totalit de ses attributs, cest--dire de tout ce qui est, et donc

  • Bhdg 2, 2012 ISSN 2034-7189

    8

    ltant en totalit1. Elle sera donc tenue ce qui donnera lieu une onto-

    thologie selon laquelle Dieu donnerait ltre aux tants par la vertu de sa

    propre essence de signifier la synthse essentielle entre le discours sur ltant

    suprme et lexpression de ltant en totalit.

    Onto-thologie , telle sera lappellation que Heidegger attribuera non

    seulement au mouvement de cette synthse entre thologie et ontologie, mais

    aussi, et depuis celle-ci, toute la tradition qui aura repris, dvelopp, dploy,

    labor la singulire tche de penser ltre comme raison dtre , cause ou

    fondement et o une prima aut ultima ratio ncessairement simposait la

    pense. Et ce mouvement dont Heidegger nhsitera pas souligner quil

    stablira et saffermira par bonds discontinus, csures et interruptions se

    profilera jusqu Hegel, sinon jusqu Nietzsche, dont la force aura t de lui

    faire subir une ultime transformation en le renversant. Ce mouvement onto-

    thologique signifiera lessence de ltre et ce sera encore Hegel que la

    tradition aura laiss le soin de lexpliciter se constituant en et pour soi-

    mme comme le Vrai quil faut concevoir non pas seulement comme

    substance mais tout aussi bien comme sujet 2, et donc comme le Concept

    mme de la philosophie en ce que ce Concept dsigne la comprhension

    absolue de ltre en tant que fondement incontest et incontestable de ltant.

    En ce sens, la thologie ne saurait reprsenter un versant de la mtaphysique

    ct de lontologie. La thologie se dirait bien plutt comme une dimension

    intimement lie, voire absolument constitutive, de lontologie. Autrement dit,

    et en suivant ce dveloppement, il nous faudrait affirmer que lontologie est la

    thologie tout comme la thologie est lontologie. Or de ce mouvement, il sera

    revenu Heidegger non pas simplement de le relever en le nommant, mais

    aussi en le dconstruisant , de lui faire exprimer une autre parole que celle qui

    sy laissait depuis toujours entendre. Une autre parole o se dirait une

    vrit qui ne serait plus essentiellement luvre dune activit reprsentative

    o le fondement serait lunique lieu du vrai. Une autre parole donc qui, sans

    nier ou dnier le dploiement de lonto-thologie, viendrait et proviendrait de

    l envoi de ltre , parviendrait de la voix de ltre et surviendrait du don

    de ltre comme accueil (Herkunft) originaire de la vrit. Plus quun simple

    renversement du dploiement onto-thologique de la mtaphysique ce

    dploiement o se dispense la vrit comme justification du fondement il

    sagira, pour Heidegger, de penser lEreignis, l vnement appropriant et

    1 Aristote, Mtaphysique, Livre , 1, 1026 a 31. 2 Hegel, Phnomnologie de lesprit, tr. fr. Jean-Pierre Lefebvre, Paris, Aubier, 1994, p. 37.

  • Bhdg 2, 2012 ISSN 2034-7189

    9

    dpropriant o la vrit se pense non plus comme adaequatio, justification,

    jugement, laboration du fondement, mais bien plutt depuis le lieu o elle se

    dit en un double mouvement de clement et dclement (A-ltheia), cest--dire

    doccultation et de ds-ocultation comme mise en prsence ou venir en

    prsence de la prsence. En ce sens, la prsence (Anwesen) se sera toujours

    dj rtracte du prsent-subsistant et donc se sera ainsi prserve de son

    puisement dans lAnwesende. Cest prcisment ce double mouvement de

    clement et de dclement au cur mme de la prsence et ainsi retir du

    prsent que Heidegger entendra en soulignant quil sagit dsormais de

    penser partir du lieu o la vrit se dit en une lgende de ltre (die Sage des

    Seyns) comme vrit de ltre (Wahrheit des Seyns) . Or, dans le chemin de

    pense qui va de l ontologie fondamentale de Sein und Zeit la pense de

    ltre , amorce dans les crits dits de la priode du tournant , et

    notamment dans les Beitrge zr Philosophie (Vom Ereignis), avant dtre

    amplement dploye dans le texte de 1956, Zur Seinsfrage et radicalement

    engage dans celui de 1962, Zeit und Sein, Heidegger reprendra lentiret de la

    mtaphysique qui se sera constitue en onto-thologie en vue dy veiller,

    au-del delle, ce que cette tradition voile et dissimule et dont le voilement et la

    dissimulation constituent prcisment ce quelle est. Et ce, afin de remonter

    vers une donation autre et plus ancienne que celle du fondement de lonto-

    thologie dont nous comprenons quil, ce fondement, se sera affermi et

    prsentifi dans la dissimulation et loccultation de cette donation

    immmoriale demeure ainsi impense et toujours venir . Il sagira,

    par l mme, de penser dune faon encore plus grecque 1, do se dploie,

    sans sy puiser ou sy rduire, ce qui est grec.

    Do la complexit de cette autre pense : comment dire cette donation

    autre ? Comment dire dans le langage cela mme qui ne saurait se traduire, sans

    se rduire, par le langage ? Comment laisser se dire la vrit de ltre sans

    irrmdiablement trahir dans ce qui est dit ce qui sy dit ?

    Cette question, dont la vise commande tout le rapport qui stablira

    entre la pense de ltre et la tradition onto-thologique de la mtaphysique,

    Heidegger lui aura accord une importance incontournable en marquant en

    quoi elle demeure linlassable tche de la pense 2. Elle exige de dtourner

    1 Martin Heidegger, Aus einem Gesprch von der Sprache , in Unterwegs zur Sprache, GA 12, p. 127. Cf. la remarquable tude de Didier Franck, Heidegger et le christianisme. Lexplication silencieuse, Paris, PUF, 2004. 2 Cf. Martin Heidegger, Das Ende der Philosophie und die Aufgabe des Denkens , in Zur Sache des Denkens, GA 14.

  • Bhdg 2, 2012 ISSN 2034-7189

    10

    le regard de l o celui-ci sappliquerait conformer ltre partir de ltant et

    qui, par consquent, chercherait dterminer ltre en le traduisant en

    fondement de ltant. Ainsi, penser le sens de ltre, souligne Heidegger,

    demande que soit abandonn la rduction et la traduction de ltre en fond

    tant que fondement de ltant et, par l, que soit libre une pense

    authentique de la donation. En effet, Heidegger le souligne :

    ltre, le penser en propre, demande de dtourner le regard de ltre, pour

    autant quil est, comme dans toute mtaphysique, seulement pens partir

    de ltant, et fond, en vue de ltant, comme fond de ltant. Penser ltre

    en propre demande que soit abandonn ltre comme fond de ltant, en

    faveur du donner ; ltre, se-dployer-en-prsence, devient tout autre. En

    tant que laisser-se-dployer-dans-la-prsence, il a sa place dans la libration

    hors du retrait ; mais en tant que don de cette libration, il reste retenu

    dans le donner. Ltre nest pas. De ltre il y a, en tant que libration (hors

    du retrait) dun dploiement en prsence1.

    Quest-ce dire ? Rien de moins que ceci : le donner implique de

    penser sa propre rtraction l o il se donne et, dans le double mouvement de

    son retrait et de son don, linstant o se laisse se dployer en prsence ltre.

    Ainsi Heidegger chemine-t-il vers une pense de la donation pure qui est

    uniquement et exclusivement approche en tant que don qui ne donne que son don

    et qui, la fois et simultanment, sy retire et sy soustrait, sy rtracte et sy

    dissimule ouvrant donc au jeu o ne fait que se donner, ne fait que senvoyer

    lenvoi de ce qui tre ce qui est. Et cette pense du don, Heidegger lui

    attribuera le nom particulier en lequel sera gard et sauvegard toute la teneur

    de sa dtermination propre : le Es gibt .

    Zeit und Sein dploiera cette accentuation du geste heideggrien. Et ce

    parce que ce texte marquera lexigence douvrir lhistoire de la mtaphysique

    non pas simplement limpens de son dveloppement, mais aussi et surtout,

    en la pliant au-del delle-mme, vers la possibilit de penser la donation se donnant

    en prsence : la venue en prsence de la prsence. De ce fait, ce texte ne

    commandera rien de moins que de penser la donation en son irrductibilit

    propre. Il sagit donc de reprendre le tout de lhistoire de la mtaphysique non

    seulement en soulignant en quoi et pourquoi ltre y aura t caractris

    comme prsence (cest--dire, comme temporalit), mais en portant et

    1 Martin Heidegger, Zeit und Sein , in GA 14, p. 9-10.

  • Bhdg 2, 2012 ISSN 2034-7189

    11

    transportant la pense ailleurs que dans le socle de son histoire questionner la

    prsence elle-mme en recherchant en elle le l do elle vient et, partant, en

    la pensant depuis un tout autre vnement : le Es gibt , l il y a 1. Citons

    encore Heidegger : De ltant, nous disons : il est. Pourtant le regard sur la

    question "tre" et sur la question "temps", nous restons circonspects. Nous ne

    disons pas ltre est, le temps est mais : il y a tre, et il y a temps 2. Prcisons

    dj que Heidegger entend dans le Es gibt le donner . En pensant l il y a

    du temps et l il y a de ltre , il pense du coup l il y a de cela mme qui

    donne tre et temps. Ainsi, cest mme le Es gibt entendu comme

    donation quil faudra penser tre et temps et, en ce sens, la provenance

    dtre et temps. Le Es gibt est donc la matrice mme de la donation dtre et

    temps.

    Ce qui se pense au cur du Es gibt est donc double et ddoubl3.

    Dabord, le Es gibt Sein exige de penser en quoi et pourquoi la prsence se

    rtracte de la prsence en se donnant par l mme en prsence. Cest dire quil

    commande de penser le retrait en ltre de ltre, et donc ltre dj soccultant en

    lui-mme l o il se donne en prsence. Un double mouvement o, la fois,

    ltre se retire de la prsence et o dj ltre se retirant de ce dont il se retire,

    accentuant ainsi sa propre occultation en lui-mme, se donne en tant que

    destinement do le laisser-se-dployer de la prsence soffre. Or il faut

    ici remarquer car cela affectera et redfinira tout le rapport que Heidegger

    entretiendra avec lhistoire de la mtaphysique que le Es gibt Sein constitue

    le caractre poqual de ltre. Or poque ne saurait ici sentendre comme un

    moment de lhistoire ou comme un instant dans une continuit chronologique.

    Pour Heidegger, le Es gibt Sein , en tant quil signe lpoqualit de ltre, est le

    trait originaire du don de ltre . Il est le se tenir chaque fois auprs de

    soi de ltre se rtractant en lui-mme et offrant par l mme lclaircie

    do se donne sa donation propre, cest--dire do souvre ltre en vue de (im

    Hinblick auf) son historialit propre. Cest ce que Heidegger nomme le

    destiner (Schicken). Citons le passage en entier :

    1 Ibid., p. 9. 2 Ibid. 3 Renvoyons ici la trs importante tude de Marlne Zarader : Heidegger et les paroles de lorigine, Paris, Vrin, 1990. Et en particulier, la troisime partie : Au-del des Grecs eux-mmes , pp. 205-256.

  • Bhdg 2, 2012 ISSN 2034-7189

    12

    Le donner qui ne donne que sa donation, mais qui, se donnant ainsi,

    pourtant se retient et se soustrait, un tel donner, nous le nommons :

    destiner. Si nous pensons ainsi le donner, alors ltre quIl y a est bien le

    destin. Destin de cette manire est chacun de ses changements.

    Lhistorique dans lhistoire de ltre se dtermine partir du caractre

    destinal dune destination, et non pas partir dun cours de lhistoire

    entendu dans un sens indtermin1.

    Et donc correspondre ltre, se maintenir au plus proche du don de ltre ,

    ne saurait signifier sa saisie spculative absolue. Cest bien plutt laisser-

    tre 2 le don se donner en prsence tout en ne saisissant que ce qui sy donne

    cest dire en dlaissant le don toujours sa libert rtractive propre. Dans ces

    conditions, ce qui est saisi dans le destiner nest que ce qui y est donn

    sans jamais que le destiner lui-mme ne se rduise ni ne spuise en ce qui

    est donn en son don. Ainsi le destiner , en ce quil se destine en

    dploiement de prsence, garde et sauvegarde la source innommable et

    inapparente de sa propre donation. Tel se dploie alors le destiner : la fois

    et simultanment comme une rserve et un versement. Ce qui signifie ceci : le

    destiner est linstant o ltre laisse tre le dploiement de ltre 3. Do

    lexigence de penser le destiner comme ladresse lhistoire de son

    dploiement et la rtraction de cette mme histoire histoire qui naura, ainsi,

    conserv que les traces, les prsentifications, les apparitions reues dans et par

    ce destinement .

    Sensuit la question que Heidegger nhsite pas soulever dans Zeit und

    Sein : do ltre se destine-t-il ? Depuis quelle source ou ressource se destine

    ltre en son dploiement en prsence ? Et quest-ce qui accorde le

    destinement de ltre en son laisser-se-dployer de la prsence ? Nous

    pourrions ici multiplier les formulations de cette question. Celle-ci vise, en

    vrit, cela mme qui se destine et donc commande de penser au cur de ce qui

    donne ltre en prsence. Rappelons le passage de Zeit und Sein :

    Mais comment penser le Il qui donne tre ? La remarque introductive,

    propos du rapprochement de Temps et tre , faisait signe vers le fait que

    ltre, en tant que ousia, en tant que prsence, tait marqu dans un sens

    non encore dtermin par une caractristique temporelle, et donc par le

    1 Martin Heidegger, Zeit und Sein , in GA 14, p. 12-13. 2 Ibid., p. 9. 3 Ibid.

  • Bhdg 2, 2012 ISSN 2034-7189

    13

    temps. De l, il ny a quun pas prsumer que le Il, qui donne tre, qui

    dtermine ltre comme approche-de-ltre et comme laisser-ltre-se-

    dployer-en-prsence, pourrait bien se laisser trouver en ce qui, dans le titre

    Temps et tre , se nomme Temps 1.

    Il sagira ainsi de penser au plus prs du destiner de ltre et

    dapprocher le Es de Es gibt Sein en louvrant au donner du temps . Or, il ne

    faudrait point croire que Heidegger cherche ici dceler un quelconque

    fondement au destiner de ltre. La citation souligne bien quil nous faut

    penser le temps partir de ce qui se signifie dans Zeit und Sein. Et donc, il nous

    faut penser le temps tout autrement que ce que nous y aurons entendu dans

    lhistoire de lonto-thologie. Cest dire, tout autrement que comme un

    fondement. En ce sens, le temps ne se signifiera nullement comme le

    fondement du destiner de ltre. Bien plutt, mme le destiner de

    ltre, il sagira de redoubler la question de la donation et de penser en direction

    de ce qui donne le temps. Es gibt Zeit revient dire : penser vers cela mme qui

    donne le temps en y rvlant la matrice propre de sa donation. Ainsi, si Es gibt

    Sein marque le destiner de ltre et si ce destiner se retient en se laissant

    dployer, Es gibt Zeit renvoie tout aussi bien le temps cela mme qui le donne.

    Tout se passe comme si Heidegger asservissait temps et tre au mme procd :

    penser temps et tre depuis cela mme qui les donne en propre. Cest pourquoi

    Heidegger crit :

    Le propre de ltre nest rien du genre de ltre. Si nous pensons

    proprement aprs ltre, alors la question elle-mme nous mne dune

    certaine manire loin de ltre, nous le faisant dlaisser, et nous pensons le

    destinement qui donne ltre comme donation. Pour autant que nous

    portions attention cela, nous nous attendons alors ce que le propre,

    aussi, du temps ne se laisse plus dterminer laide de la caractristique

    courante du temps tel quil est communment reprsent2.

    Souvre ainsi la mditation vers ce qui donne le temps. Pour ce faire,

    Heidegger, dans Zeit und Sein, revient la caractrisation principale et

    principielle en laquelle se sera dtermine, tout au long de son histoire, la

    question de la temporalit : le prsent comme maintenant 3. Or, le retour

    1 Ibid., p. 14. 2 Ibid. 3 Ibid., p. 14-15.

  • Bhdg 2, 2012 ISSN 2034-7189

    14

    ce fil tendu dAristote jusqu Hegel et en lequel la question de la temporalit

    aura t pose et rsolue partir du maintenant-prsent nest effectue

    quen vue dy dceler sa provenance. Cest--dire, dy dceler lautre do cette

    position et cette rsolution se seront affermies et fixes en dterminant

    lessence traditionnelle du temps en prsent-subsistant . Certes, cette

    dtermination classique avait dj t amplement dmantele et dconstruite

    dans les analyses tayes au chapitre VI de la seconde section de Sein und Zeit.

    Ces analyses soulignaient dabord en quoi la reprsentation traditionnelle du

    temps comme maintenant-prsent morcelait, fractionnait et dpartageait la

    temporalit elle-mme en trois moments distincts et irrductibles : prsent,

    pass, avenir. Puis, elles engageaient repenser la temporalit elle-mme non

    plus depuis sa reprsentation traditionnelle, mais bien plutt depuis de son

    unit extatique propre unit extatique en laquelle se dploie le

    mouvement diffrenciant des trois dimensions temporelles. Dans Zeit und Sein,

    Heidegger assumera videmment ces analyses antrieures. Cependant, il les

    reformulera. Car il semploiera souligner en quoi la temporalit doit tre

    pense l o elle accorde porte et apporte les trois dimensions

    temporelles dans un jeu de mutuelle tension oeuvrant mme son unit

    propre. Prsent , pass , avenir sont ainsi recueillis au sein dun

    incessant jeu de tension o se dploie un accord mutuel la prsence se

    donnant en tant que tel comme le temps lui-mme. Et donc les trois modes du

    temps prsent , pass , avenir sont runis en tant que donns

    dune mme et unique donation : la prsence. Ce qui signifie que le temps est

    donn dans le jeu de la prsence avec la prsence et en lequel les trois

    dimensions temporelles du prsent , du pass et de lavenir sont

    toujours engages en une modalit o chacune se voit rapporte lune en lautre

    en tant toutes retenues en elles-mmes. Do la phrase de Heidegger, tire

    dUnterwegs zur Sprache : die Zeit zeitigt , le temps donne temps 1. Le propre

    du temps ne sera alors que le donner de sa propre procession comme

    l Ouvert o se maintiennent et se retiennent dans le jeu incessant de leur

    mutuelle tension les trois dimensions temporelles. Et Heidegger de nommer,

    dans Zeit und Sein, lextension de cet Ouvert : l espace libre du temps. 2

    1 Martin Heidegger, Das Wesen der Sprache , in Unterwegs zur Sprache, GA 12, p. 201. 2 Martin Heidegger, Zeit und Sein , in GA 14, p. 18-19. Citons le passage en entier : Cette faon de procder nest manifestement pas fonde, si lon admet que lunit qui vient dtre dsigne, lunit de la porrection qui porte et apporte et prcisment elle , il nous faut la nommer : temps. Car le temps nest lui-mme rien de temporel, pas plus quil nest quelque chose dtant. Cest pourquoi il nous demeure interdit de dire que lavenir, lavoir-t et le prsent sont donns "en mme temps". Et cependant, le fait quils se

  • Bhdg 2, 2012 ISSN 2034-7189

    15

    Ainsi, cest afin de dcrire le temps dans luvre de son don propre don la

    fois diffrentiant et unifiant que Heidegger propose de penser la temporalit

    partir de ce qui nest nullement temporel, et donc depuis une spatialit ,

    cest--dire depuis lespace-du-temps 1 (Zeit-Raum). Or cette espace-du-

    temps , il ne faudra nullement le signifier spatialement ; lextension de

    l espace-du-temps nest aucunement spatiale. Elle caractrise, mme le

    temps, le jeu de sa temporalisation propre en tant que don de son Ouvert

    au sein duquel le temps lui-mme se recouvre en son unit propre et

    approprie cest dire se temporalise.

    La question que Zeit und Sein sefforcera de faire advenir deviendra

    cependant : do procde le temps se temporalisant, cest--dire, do vient la

    temporalit en tant qu espace-du-temps unifiant les trois dimensions

    temporelles et les accordant, les portant et les apportant par l mme, dans

    lincessance de leur tension enjoue ? Ce qui se marque au sein mme de cette

    question nest rien de moins quune radicalisation de la temporalit, car seront

    cherchs et recherchs non seulement la mouvance propre du temps comme

    accord de temporalisation en sa modalit propre, mais projetant ainsi la

    temporalit vers le sans-fond de sa provenance le lieu do l espace-du-

    temps se donne. Et Heidegger daccentuer la ncessit de cette question tout

    juste aprs avoir rappel que la temporalisation du temps se dploie dans le

    geste de sa propre donation comme jeu pluridimensonnel saccordant toujours

    dans le port et dj comme lapport de ses trois dimensions temporelles :

    Mais do, maintenant, se dtermine lunit des trois dimensions du temps

    vritable, i.e. lunit des trois modes jouant les uns dans les autres de la

    porrection qui porte et apporte, chaque fois, une manire propre davancer

    dans ltre ? 2 . Cest dire : comment penser la provenance de la

    temporalisation du temps ? Rponse : dans et par une quatrime

    portent les uns aux autres leur propre porrection appartient un seul ensemble. Leur unifiante unit ne peut se dterminer qu partir de ce qui leur est propre ; partir de ce quils se portent les uns aux autres. Mais quoi donc se portent-ils les uns aux autres ? Rien dautre queux-mmes et cela veut dire : lavance du dploiement dtre en eux procure. Avec elle sclaircit ce que nous nommons lespace libre du temps [...] "Espace libre du temps" nomme maintenant lOuvert, qui sclaircit dans la porrection qui porte et apporte les uns aux autres lavenir, ltre-pass et le prsent. Seul cet Ouvert et lui seul accorde lespace tel que nous le connaissons habituellement tout son espacement possible. Lclaircissante porrection qui porte et apporte les uns aux autres lavenir, lavoir-t et le prsent est elle-mme pro-spatiale ; seulement ainsi elle peut accorder place lespace, i.e. le donner . 1 Ibid. 2 Ibid., p. 19.

  • Bhdg 2, 2012 ISSN 2034-7189

    16

    dimension 1 du temps dans le temps se temporalisant. Ce qui signifie que cette

    quatrime dimension donne le temps se temporalisant. Plus prcisment, la

    source donatrice du temps se temporalisant se pense depuis une quatrime

    dimension . Car cette quatrime dimension donne le temps se

    temporalisant en ce quelle donne l espace-du-temps o saccordent les trois

    dimensions temporelles du temps. Cette quatrime dimension, Heidegger la

    nomme la porrection 2 (Reichen). Porrection signifie ici : le donner de la

    temporalisation du temps. Dire du temps donc quil se donne depuis une

    porrection , cest marquer ceci : le donner du temps est toujours, la fois et

    simultanment, accord de sa tridimensionnalit et, au-del de celle-ci,

    accord avec soi-mme en soi-mme. Plus radicalement : le temps se

    temporalisant vient de la porrection comme donation du jeu accordant sa

    pluridimensionnalit propre. Ainsi, cest dire que le temps se temporalisant

    vient depuis un autre que son accord. Do la possibilit de comprendre le

    Es gibt Zeit dans la doublit qui le caractrise : le temps se temporalisant est

    laccord de soi-mme avec soi-mme dans et par le jeu unifiant de sa

    tridimensionnalit propre et accord de soi-mme avec soi-mme donn depuis

    une autre et loigne, quoique toujours en soi-mme, provenance. Et il est

    important de maintenir cette autre provenance du temps mme la

    temporalisation du temps. Car en elle et par elle se logeront la fois ce qui

    demeure empch dans lavoir-t et ce qui dans le survenir demeure rserv 3.

    Cest pourquoi Heidegger crira de la quatrime dimension quelle est

    proximit approchante dont la force est de librer et de dployer un

    lointain . Soyons prcis :

    Cest pourquoi cette premire, cette initiale et au sens propre du mot entre-

    prenante porrection o repose lunit du temps vritable nous la

    nommons : la proximit approchante (Nahheit). Mais elle approche lavenir,

    lavoir-t, le prsent les uns des autres dans la mesure o elle libre et

    dploie un lointain. Car elle tient ouvert lavoir-t tandis quelle empche

    sa venue comme prsent. Cet approchement de la proximit tient ouvert le

    survenir depuis lavenir en ce que, dans le venir, elle rserve la possibilit

    du prsent. La proximit approchante a le caractre de lempchement et

    1 Ibid., p. 20. 2 Ibid. 3 Ibid.

  • Bhdg 2, 2012 ISSN 2034-7189

    17

    de la rserve. lavance, elle tient les modes de la porrection davoir-t,

    davenir et de prsent les uns pour les autres dans leur unit1.

    Le destiner (Schicken) marque le Es gibt Sein et la porrection (Reichen)

    souligne le Es gibt Zeit. Heidegger le rsume dailleurs au milieu de Zeit und Sein :

    Le donner dans le Il y a tre sest manifest comme destiner et comme

    unit dterminante de toutes les destinations (= comme destinement) de

    parousia, en leurs changements lourds dpoques. Le donner dans le Il y a

    temps sest manifest comme la porrection claircissante de la rgion

    quadri-dimensionnelle2.

    Ce faisant Heidegger souligne doublement et dans la doublit du Es

    gibt que penser Es gibt Sein, cest inscrire le don de ltre l o ce qui y est

    destin en tant quhistoire de ltre est command par une rtraction et une

    occultation, puis que penser Es gibt Zeit, cest ouvrir le temps une spatialit

    partir de laquelle se dploie une porrection claircissante comme accord

    de ses trois dimensions pass, futur et prsent , accord lui-mme donn

    comme proximit approchante o ce qui y est donn demeure rserv et

    sauvegard en une autre et lointaine donation. Or cest au cur de cette

    doublit, entre destiner et porrection que se pensera, pour Heidegger,

    lIl y a d tre et temps et, partant, que se pensera le donner de ltre et

    le donner du temps . Cest dire quau cur de cette diffrence, entre

    destiner et porrection , se travaille toujours le mme : lIl y a de la donation

    dtre et temps. Do lexigence de renouveler le questionnement en vue de lIl

    y a et de ce qui, en lui, se donne. LIl y a est donation dtre et temps, donation

    de leur co-appartenance3. Et Heidegger de marquer au sein mme de cette

    donation quelle est aussi une avance dabsence : Nous gardons cependant

    en vue : le "Il" nomme en tout cas dans linterprtation qui soffre en premier

    une avance dabsence 4. Ce mot, une avance dabsence , tient souligner

    que lIl y a dtre et temps ne se donne point dans le rgime de ltantit. Et ce

    parce quil faut penser lIl y a uniquement dans le registre de sa propre donation.

    Ce qui signifie : penser lIl y a comme une avance dans labsence de tout

    fondement ou fondation, voire de toute structure propositionnelle o se

    1 Ibid. 2 Ibid., p. 22. 3 Renvoyons ici lexcellente, et dsormais classique, tude de Franoise Dastur, Heidegger et la question du temps, Paris, PUF, 1990, pp. 108 sq. 4 Martin Heidegger, Zeit und Sein , in GA 14, p. 23.

  • Bhdg 2, 2012 ISSN 2034-7189

    18

    forment des noncs sujet-prdicat. Ainsi la question de Heidegger :

    Comment cependant porter autrement au regard le "Il" que nous prononons

    en disant "Il y a tre", "Il y a temps" ? 1. Et la rponse :

    Tout simplement de telle faon que nous pensions cet Il partir du

    genre de donation qui lui appartient : donation comme rassemblement de

    la destination, donation comme porrection claircissante. Toutes deux y

    ont ensemble leur part, dans la mesure o le premier, le rassemblement de

    la destination, repose en la seconde, la porrection claircissante2.

    Cest donc bien le et dtre et temps dont il sera ici question. Soulignons

    cependant que de penser le et dtre et temps, penser donc la donation de

    cela mme donnant et tre et temps signifie aussi la citation tout juste

    rapporte le signale que cette co-appartenance se voit elle-mme travaille

    par une diffrence. En effet, lIl y a de ltre repose dans lIl y a du temps

    marquant du mme coup que lIl y a du temps repose en un autre lieu. Do

    lquivocit au cur de lIl y a : se penser la fois comme la donation de la

    diffrence dtre et temps et comme la donation mme de leur co-appartenance.

    Or cette donation de la diffrence co-appartenante porte un nom, cest celui de

    lEreignis3.

    Quest-ce que lEreignis ? 4. La question est pose simplement dans

    Zeit und Sein avant que nintervienne une importante mise en garde. Car, en

    exigeant que lEreignis se dise en ce quil est, en cherchant donc traduire en

    termes essentialisant cela mme dont elle senquiert, la forme de cette question

    trahit et rvoque lEreignis lui-mme. En effet, aprs avoir soigneusement

    marqu qutre et temps nous sont toujours adresss en tant que questions5, et

    donc qutre et temps demeurent toujours en question, Heidegger prvient :

    toute pense de lEreignis devra et se devra de se dire autrement que dans lordre

    de lnonciation. Ainsi, la question quest-ce que lEreignis ? requerra et

    sollicitera une autre langue et commandera une tout autre formulation de la

    question. Car, lEreignis nest pas de ltre, il donne ltre ; il nest pas du temps, il

    donne le temps. Il donne le et dtre et temps, leur co-appartenance mme et, du

    coup, prcde toute question senqurant de ce quil est ou peut tre. La

    1 Ibid, p. 24. 2 Ibid. 3 Cf. ibid. sq. 4 Ibid., p. 25. 5 Cf. ibid.

  • Bhdg 2, 2012 ISSN 2034-7189

    19

    question senqurrant de ce quil est doit ainsi tre dtourne de sa vise, dlie

    de lemprise de sa propre nonciation et de la rsolution que celle-ci engage

    ncessairement. La question doit donc se faire mditante et renoncer

    ntre que vise questionnante cherchant se combler en une rponse

    dterminante. Cest dire quelle doit, cette question, se penser elle-mme

    jusqu ne plus se traduire en question et par l dlaisser sa forme, dnier son

    ordonnance, dmanteler sa position en se faisant coute qui garde et

    sauvegarde la donation de la diffrence co-appartenante dtre et temps :

    Les deux, ltre aussi bien que le temps, nous les avons nomms des

    questions. Le et , entre les deux, laissait leur relation lun lautre dans

    lindtermin. Maintenant se montre : ce qui se laisse appartenir et convenir

    lune lautre les deux questions, ce qui non seulement apporte les deux

    questions leur proprit, mais encore les sauvegarde dans leur co-

    appartenance et les y maintient, le tenant des deux questions, cest lEreignis.

    Le tenant de la question ne vient pas sajouter aprs coup comme un

    rapport plaqu sur ltre et le temps. Le tenant de la question fait advenir

    dabord ltre et le temps leur proprit partir de leur rapport, et la

    vrit travers lappropriation qui shberge dans le rassemblement de la

    destination et dans la porrection claircissante. En consquence de quoi le

    Il qui donne dans le Il y a tre , Il y a temps cet Il satteste

    comme lEreignis. Cet nonc est juste, et cependant manque du mme

    coup la vrit, autrement dit il nous voile le tenant de la question ; car sans

    y prendre garde, nous nous le sommes reprsent comme quelque chose de

    prsent, alors que nous tentons de penser la prsence comme telle. 1

    Nous lavons rappel : lEreignis ne saurait se dire en tre ou en temps. Il

    nomme le Il du Il y a tre et du Il y a temps. Cest dire, et telle sera la premire

    diction de lEreignis : il donne la donation en tant que telle de la co-

    appartenance diffrenciante de tre et temps. Il donne la donation o

    sapproprient tre et temps en leur diffrence. Cependant, prcise Heidegger,

    cela ne saurait vouloir dire que lEreignis doive se comprendre comme un

    concept suprme 2 au sein duquel le tout de la pense engage penser la

    donation dtre et temps, leur co-appartenance diffrenciante en tant que telle,

    serait compris. LEreignis ne peut se penser en tant que fondement o tre et

    temps viendraient trouver lassise de leur propre ou le principe o chacun

    1 Ibid., p. 24-25. 2 Ibid., p. 27.

  • Bhdg 2, 2012 ISSN 2034-7189

    20

    viendrait se reposer. Bien plutt, indique Heidegger, au cur de lEreignis

    lappropriation dtre et temps est donne depuis ce qui ne saurait sy rduire.

    Cest pourquoi Heidegger insiste dabord sur le fait quil nous faut penser

    lEreignis non pas en son sens courant d vnement 1, mais bien plutt depuis

    Eignen, autrement dit depuis cela qui fait advenir soi-mme en sa

    proprit lclaircie sauvegardante de la porrection et destination 2 . Ainsi,

    lEreignis donne l claircie sauvegardante o sapproprient en diffrence

    porrection et destination . Car ce qui sy pense est ladvenir de

    lappropriation dtre et temps en leur diffrence.

    Mais de cet advenir , que peut-on en dire ? Heidegger, soucieux de

    ne pas rduire lEreignis une autre formulation ou appellation parmi celles dj

    survenues dans lhistoire de lonto-thologie, marque sans dtour quil est

    penser partir du en tant que et donc comme don de la donation. Ce qui ne

    saurait signifier autre chose que ceci : lEreignis est penser non pas comme

    simple renversement en lequel ltre serait un mode de lEreignis, mais bien

    plutt l o l tre svanouit dans lEreignis 3, l o tre en tant quEreignis

    traduit le don de lappropriement advenant lui-mme dtre et temps. Ainsi,

    tout se passe comme si lappropriement dtre et temps se voyait affect, non

    pas dun affaiblissement de son propre, mais dun certain d-dire o ce qui se

    donne se fait aussi et la fois retrait. En somme, Heidegger inscrit ici mme, l

    o tre et temps adviennent dans leur appropriation diffrenciante, la rtraction

    de cela mme qui la fait advenir. Citons ici le passage :

    quau donner en tant que destiner appartient larrt dun suspendre ; en

    propres termes ceci que dans la porrection davoir-t et dadvenir jouent

    lempchement du prsent et la rserve du prsent. Ce qui vient dtre

    nomm : suspension, empchement, rserve, manifeste quelque chose de

    tel quun se-soustraire, bref : le retrait. Dans la mesure pourtant o les

    modes dtermins par lui de la donation (destination et porrection)

    reposent dans le mouvement de faire advenir soi dans sa proprit, il faut

    que le retrait appartienne au propre de lappropriement4.

    En rsulte la radicalit de la pense engage penser lEreignis : il laisse

    advenir le propre comme appropriation dtre et temps en ncessairement sy

    1 Heidegger le prcise, en effet, plusieurs reprises, par exemple ici : ce qui est nomm par ce mot das Ereignis est tout autre chose quun vnement ibid., p. 26. 2 Ibid., p. 25-26. 3 Ibid., p. 27. 4 Ibid.

  • Bhdg 2, 2012 ISSN 2034-7189

    21

    retirant. La consquence est en vrit abyssale. Car, au cur de lEreignis, se

    dploie ainsi limpossibilit de fixer la pense engage le penser,

    limpossibilit donc de saisir lEreignis. tre et temps ne sont pas appropris

    comme sils reposaient en un sol premier. Bien plutt, tre et temps sont

    donns en leur appropriation depuis cela mme qui demeure toujours libre et

    abyssalement retir de toute saisie. Nul fondement ou Grund congnital ne

    saurait ici sceller la libert de cette donation. Elle uvre en tant que telle, cest-

    -dire en donnant l o elle se retire dans l Insondable (Das Unberechenbare) 1.

    De ce fait, lEreignis ne se prsente jamais. Sa donation est indissociablement

    rtraction. LEreignis donne donc lappropriation dtre et temps, du destiner et

    de la porrection, mais la fois, senlve son don propre. Certes, Heidegger le

    souligne la fois quant au destiner 2 et quant la porrection 3, mais il aura

    aussi tenu le marquer mme lEreignis en tant que tel. LEreignis est lui-mme

    retrait en lui-mme 4 . Cest prcisment en ce sens que lEreignis est

    appropriement, avnement au propre et dpropriement, Enteignis, ce qui nest

    jamais donn la prsence en se soustrayant de toute saisie possible comme se

    rtractant de toute nomination en prservant et en sauvegardant en son

    trfonds ce quil a de plus propre. Ereignis se donne en Enteignis,

    lappropriement sadvient en dpropriement ; et donc, le don de

    lappropriement dtre et temps se dproprie de lui-mme en vue de ce qui sy

    donne :

    Dans la mesure maintenant o le rassemblement de la destination repose

    dans la porrection du temps, et o celle-ci repose avec celui-l dans

    lEreignis, sannonce dans le faire advenir soi (dans lappropriation) cette

    proprit singulire que lEreignis soustrait la dclosion sans limite ce quil

    a de plus propre. Pes partir du faire advenir soi, cela veut dire : il se

    dproprie, au sens quon a dit, de soi-mme. lEreignis comme tel

    1 Cf. Martin Heidegger, Nachwort zu: "Was ist Metaphysik?", in Wegmarken, GA 9, p. 309. 2 Martin Heidegger, Zeit und Sein , in GA 14, p. 27 : La destination dans le destinement de ltre a t caractrise comme donation, o ce qui destine sarrte et se contient soi-mme, et dans cette suspension se retire, se drobe la dclosion . 3 Ibid, p. 27 : Dans le temps vritable et son espace libre pour le temps sest manifeste la porrection de lavoir-t, donc de ce qui nest plus prsent : lempchement portant sur le prsent ; sest manifest dans la porrection du futur, donc du non-encore prsent : la rserve du prsent. Empchement et rserve montrent le mme trait que la suspension : savoir le se-soustraire . 4 Cf. Martin Heidegger, Protokoll zu einem Seminar ber den Vortrag "Zeit und Sein", in GA 14, p. 266 : LEreignis est le retrait, non seulement en tant que destiner, mais en tant quEreignis .

  • Bhdg 2, 2012 ISSN 2034-7189

    22

    appartient le dpropriement. Par ce dernier lEreignis ne se dlaisse ni ne

    sabandonne lui-mme, mais au contraire sauvegarde ce qui lui est propre1.

    Se marque ainsi, et au cur de la pense de lEreignis, la responsabilit la

    plus aigu : celle de rpondre de cet irrductible cart entre appropriement et

    dpropriement la source mme de tout ce qui advient. Et donc de rpondre

    dun voilement irrductible et illimit mme ce qui se donne. Do lexigence :

    penser que rien ne repose en soi-mme et que la pense demeure rsolument

    expose lincessant mouvement dap-propriement (Ereignis) et de d-

    propriement (Ent-eignis) dans la donation dtre et temps. Cest dire penser lA-

    ltheia dans la doublit de son nom : clement et dclement. Souvre ainsi la

    pense la vrit historiale de ltre , le mouvement perptuellement engag

    dun clement et dun dclement en lequel ladvenance de ltre se dploie et

    soffre nous.

    Il sagit de penser l o la pense est rsolument habite par un

    insondable secret au cur mme de ce qui lui est donn penser. Or, quen

    est-il du secret ? Et depuis quel lieu peut-on approcher, apprhender et

    comprendre un secret ? La question ainsi formule est pernicieuse, voire

    prjudiciable. Et ce parce quelle risque de perdre ce quelle se donne comme

    tche de cerner. En posant cette question, quen est-il du secret ? , lon

    prcipite la pense dans son propre embarras : connatre un secret en le fixant

    en ce quil est, cest aussi et du mme coup, lanantir, le nier, le dtruire dans et

    par le geste qui croit justement latteindre. Car le secret ne saurait se rsoudre

    tre la simple dissimulation de quelque chose, dun mot, dun fait, dun don. Le

    secret nest pas ce qui se dissimule au savoir. Portons ici le secret son

    aportisation la plus radicale : plus un secret est prcautionneusement dissimul

    au savoir, plus il a de chance de ntre pas ou plus du tout un secret, mais

    simplement une chose connaissable et donc accessible. En somme, au moment

    mme o le secret devient une exigence de pense, la question qui se tourne

    vers lui semble interdite. Comment penser ds lors sans rduire le penser au

    questionner ? En laissant le penser tre expos au secret en tant que secret, et

    ainsi en laissant le secret socculter en lui-mme telle une occultation

    soccultant elle-mme ? Mais condition de comprendre ceci : laisser le secret

    au secret, ce nest pas dire jeter sur lui un silence impntrable. Cest, bien au

    contraire, lapprocher du Dire, le porter une certaine manifestet un Dire o

    se manifesterait la veille du secret en tant que secret et o se prserverait ce que

    1 Martin Heidegger, Zeit und Sein , in GA 14, p. 27-28.

  • Bhdg 2, 2012 ISSN 2034-7189

    23

    le secret garde et protge de sa perte ou de sa rduction dans la simple

    lucidation prsentifiante du dit Heidegger, en effet, laura prcis, notamment

    dans son commentaire de lhymne La Germanie de Hlderlin :

    le retrait et le voilement savrent tre un mode particulier de manifestet.

    Le secret nest pas une barrire situe au-del de la vrit, mais il est lui-

    mme la plus haute forme de la vrit ; car pour laisser le secret tre

    vritablement ce quil est sauvergarde de lEtre authentique dans le retrait

    il faut que le secret soit comme tel manifeste. Un secret qui nest pas

    connu dans sa puissance de voilement nest pas un secret. Plus la

    connaissance du voilement se situe haut et plus le dire du voilement en tant

    que tel est vridique plus sa puissance de retrait demeure intacte1.

    Et, en interprtant le mot de Hlderlin, lInnigkeit ou la tendresse

    mot o se concentre potiquement l unit originale quest linimiti des

    puissances de ce qui a purement surgi 2 comme vrit de ltre :

    Elle est le secret qui est partie prenante en ltre. Ce qui a purement surgi

    nest jamais inexplicable sous une perspective, en une quelconque strate de

    ltre ; il reste nigme de part en part. La tendresse na pas la structure dun

    secret parce que dautres ne peuvent pas la pntrer ; cest en elle-mme

    quelle dploie ltre comme secret. Il ny a de secret que l o rgne la

    tendresse. Si toutefois ce secret est nomm et dit comme tel, le voil bien

    de ce fait manifeste, mais le dvoilement de sa manifestet est prcisment

    volont de ne pas expliquer, et plus encore : il est entente du secret comme

    retrait se mettant soi-mme en retrait3.

    Il sagit ainsi en pense de reconnatre 4 le secret en tant que secret en le

    laissant tre ce quil a tre, en le laissant nous dire ce vers quoi il fait signe. Et

    ce vers quoi il fait signe nest rien dautre que la remmoration 5 dun

    immmorial toujours impens et dj -venir .

    Voil ce quil faut faire : reconnatre la diffrence entre la pense

    mditante et la pense calculante , puis, au sein de cette diffrence,

    apercevoir lclosion la fois de la modalit mme depuis laquelle se dploie

    1 Martin Heidegger, Hlderlins Hymnen. "Germanien" und "Der Rhein", GA 39, p. 119. 2 Ibid., p. 250. 3 Ibid. 4 Cf. Martin Heidegger, Was heit Denken?, GA 8, p. 117-118. 5 Cf. ibid. p. 145 sq.

  • Bhdg 2, 2012 ISSN 2034-7189

    24

    lhistoire de la mtaphysique et de cela mme que cette histoire aura occult en

    son dploiement. Cest--dire, apercevoir lindissociabilit ambigu et quasi-

    paradoxale de ces deux dploiements. Cest pourquoi Heidegger distingue,

    dans Der Satz vom Grund par exemple, l appel (Anspruch) 1 du principe de

    raison en lequel se constitue la pense calculante cette pense qui

    approprie ltre pour le penser en tant que fond, fondement, principe, raison de

    ltant du rappel (Zuspruch) 2 qui veille, par-del l appel du principe de

    raison , l cho 3 dun immmorial impens, secret et retir o sexprime

    sournoisement la pr-sance de l claircie pralable toute prsence,

    linapparent inpuisable et irrductible depuis lequel se dploie la mise-en-

    prsence de la prsence et de la manifestet de ltant. Et nous venons donc de

    le marquer : souvre ainsi la modalit dune remmoration en laquelle la

    pense accueille l advenance avant quelle ne soit prise, entreprise et saisie

    dans les rets de la prsence. Une remmoration dont le geste consiste

    dabord et avant tout veiller, par del la tradition onto-thologique de la

    mtaphysique, une pense matinale o la prsence sannonce depuis une

    provenance irrductible ce qui sy annonce. Ainsi, remmorer ne signifie

    en rien se lier ou sattacher au pass ou au prsent qui nest plus disponible,

    mais bien plutt exige de sexposer ladvenance indtermine qui, se

    retirant toujours de la prsence dtermine, laisse venir en prsence la prsence.

    Remmorer , cest alors se tenir dans lad-venir de la prsence sans laisser

    son immmorial se rduire en prsent. Or, il se libre ici un tout autre

    rapport lhistoire de la mtaphysique. Un rapport o la destruction de

    la mtaphysique succde l exposition recueillante dune vrit devenue

    garde et sauvegarde de ce qui appelle lhomme rpondre dun

    immmorial toujours dj impens et pas encore pensable par la

    mtaphysique. Mais ce rpondre nest ni un quitisme ni un gnosticisme.

    Pas davantage ne ne cherche-t-il svader ou sortir de la mtaphysique par

    une mystique trangre au logos. Car la mtaphysique constitue notre inalinable

    destin4. Et ce parce que notre destin la mtaphysique nous aura toujours t

    1 Martin Heidegger, Der Satz vom Grund, GA 10, p. 203. 2 Ibid., 3 Martin Heidegger, Nachwort zu: "Was ist Metaphysik?", in GA 9, p. 310 : La pense originelle est lcho de la faveur de ltre, dans laquelle sclaircit et se laisse advenir lunique ralit : ltant est. Cet cho est la rponse humaine la parole silencieuse de ltre . 4 Les phrases de Heidegger abondent pour dire linvitabilit de la mtaphysique, cest--dire linluctable mutation et rduction de ltre (prsence) en sa saisie en tant-prsent. Citons pour lexemple le passage qui ouvre Zeit und Sein : tre, depuis le matin de la

  • Bhdg 2, 2012 ISSN 2034-7189

    25

    donn comme le dploiement de lavnement de ltre. Reste que ce destin,

    nous ne laurons reconnu que trop tard, en retard et dans le retard de la

    pense europenne-occidentale et jusqu aujourdhui veut dire le mme que Anwesen approche de ltre. Dans ce mot dAnwesen, parousia, parle le prsent. Or le prsent, selon la reprsentation courante, forme avec le pass et le futur ce qui caractrise le temps. tre, en tant quavance-de-ltre, est dtermin par le temps. Quil en soit ainsi suffirait dj pour porter dans la pense un trouble ne plus cesser. Ce trouble crot ds que nous nous attachons penser et repenser dans quelle mesure et en quoi il y a cette dtermination de ltre par le temps Zeit und Sein , in GA 14, p. 6. Nous laurons compris, ltre, depuis le matin de la pense europenne-occidentale , aura t pens comme prsence (Anwesen, parousia) Cest dire aussi, qu mme cette aube de la pense, ltre se sera compris non pas comme subsistance ni comme permanence , mais comme venue en prsence , ce que Heidegger nomme dans Vom Wesen und Begriff der Phusis, irruption--la-prsence (Anwesung) cf. Martin Heidegger, Vom Wesen und Begriff der Phusis. Aristoteles, Physik B, 1, in GA 9, p. 296-297. Or, la naissance de lontologie, et donc le dploiement de la mtaphysique, pour Heidegger, signifiera une invitable mutation, un glissement ou un dvoiement de la prsence en prsent, de la parousia en ousia. Ainsi, cela mme qui aura t prouv en tant que prsence surgissement et irruption, venue et advenance de la prsence se sera signifie et donc fixe en prsent-subsistant, prsent-permanent, constance de ltant-prsent. Mais, et il nous faut le souligner, linterprtation que fera Heidegger de ce premier commencement nest pas simplement de marquer cette rduction de la prsence en prsent comme si lon passait dune pense sachante une pense perdue dans lignorance. En vrit, ce qui ici souvre pour Heidegger cest la possibilit dapercevoir mme la prsence la puissance de sa propre rtraction occultante. En ce sens, souvre la possibilit de penser lhistoire de la mtaphysique comme ce qui se sera constitue en comprenant, en saisissant et en interprtant ltre partir et depuis son retrait, son occultation, son clement : ltre est prsence et lhistoire de la mtaphysique est le retrait de la prsence. En somme, lhistoire de la mtaphysique pense ltre sur le mode de labsence en ayant pens la rtraction de la prsence elle-mme en prsent . Do la requte de Heidegger : affirmer ce qui demeure pleinement impens dans la mtaphysique, la prsence, en lui faisant reconnatre quelle naura t possible en tant que telle que depuis cet impens, quil sagit de remmorer en son sens originaire propre, et donc partir de ce qui le constitue en tant que prsence savoir le temps. Ainsi, lhistoire de cette invitabilit rductrice de ltre en tant que prsence en tant prsent ne saurait tre comprise comme simplement ngative. Elle doit surtout tre entendue en ce que ltre aura toujours t pens partir de son histoire et, en vrit, demeure indissociable de celle-ci, car cest prcisment partir de celle-ci que souvre pour la pense la vue sur ltre ne spuisant jamais entirement en son histoire la rendant bien plutt possible en sy retirant. Penser ce retrait de la prsence en elle-mme signifie par consquent penser la fois ltre en tant que prsence et le temps de cette prsence. Cest prcisment ce que Heidegger nommera l autre commencement de la pense . Car mme si les penseurs grecs demeurent au plus prs de ltre comme prsence en pensant ltre comme parousia ou comme phusis, Anwesung dans lAnwesen avant ousia ou Anwesende, ils ne pensent pas la prsence elle-mme en son appartenance une temporalit propre. Ainsi, ils y sont mais la manquent aussi comme telle. Ils manquent de la penser en ce qui la lie et lallie une temporalit propre. Telle sera la tche laquelle Heidegger sommera la pense : penser le et dtre et temps : lEreignis dun autre commencement de la pense. Renvoyons ici la trs pntrante tude de Franoise Dastur, Prsence, prsent et vnement chez Heidegger , in Grard Bensussan et Joseph Cohen (ds.), Heidegger. Le danger et la promesse, Paris, Kim, 2006, pp. 111-131.

  • Bhdg 2, 2012 ISSN 2034-7189

    26

    question1. Au cur du rapport entre le retard de notre question et notre destin,

    il nous aura t donn la fois la mmoire de toute lhistoire onto-thologique

    de la mtaphysique et la possibilit au cur mme de cette mmoire et donc

    mme la mmoire de son oubli de se remmorer une altrit encore

    impense en cette histoire. Ainsi, notre rapport lhistoire doit se penser en

    louvrant la fois elle-mme et lautre delle-mme, disons, elle-mme

    depuis lautre delle-mme. Cest dire : en louvrant cela mme do elle sera

    provenue provenance nous commandant de repenser lentiret de la

    mtaphysique depuis une donation autre, laissant advenir 2 le possible comme

    possible en le gardant de son puisement dans leffectivit du prsent et en y

    apercevant la fois son immmorial et son toujours -venir .

    *

    mme cette remmoration , o se fait jour la possibilit de revenir

    depuis ce qui ne saurait se rduire lhistoire onto-thologique de la

    mtaphysique en se rappelant ladvenance inapparente de sa vrit historiale,

    se trace une exigence radicale : celle de penser le sacrifice la fois comme

    lessence de la mtaphysique et comme ce qui demeure encore impens par elle.

    Avant de pntrer dans le mouvement de cette exigence, il nous faut ds

    prsent marquer que la thmatique du sacrifice uvre sournoisement dans

    lcriture de Heidegger. En effet, Heidegger na que trs peu recours au terme

    de sacrifice (Opfer) . Et au moins pour cette raison vidente : le terme de

    sacrifice , quil faut entendre avant tout en un sens verbal, faire un

    sacrifice (sacrum facere), est charg dun sens thologique massif et porte, voire

    engage, une logique que lon peut videmment qualifier, aprs Hegel, de

    spculative en laquelle slabore dj la relve (Aufhebung) du fini dans

    linfini, du profane dans le sacr 3 . Une logique spculative que Heidegger

    1 Martin Heidegger, Zeit und Sein , in GA 14, p. 10-11 : Do prenons nous le droit de caractriser ltre comme prsence, comme Anwesen ? La question vient trop tard. Parce que cette faon de se donner de ltre sest dj dcide depuis trs longtemps, sans notre contribution et, plus encore, sans notre mrite. En consquence de quoi nous sommes lis la caractrisation de ltre comme prsence. Celle-ci tient sa force contraignante du dbut du dvoilement de ltre comme dicible, cest--dire comme pensable. Depuis le dbut de la pense occidentale chez les Grecs, tout dire de l"tre" et du "est" se tient dans la mmoire (Andenken) de la dfinition contraignante pour la pense de ltre comme prsence . 2 Ibid., p. 29-30 : Penser ltre sans ltant, cela veut dire : penser ltre sans gard pour la mtaphysique. Un tel gard rgne encore dans lintention de surmonter la mtaphysique. Cest pourquoi il vaut la peine de renoncer au surmontement et de laisser la mtaphysique elle-mme . 3 Il est vident que les comprhensions du sacrifice chez, dune part, Hegel et, dautre part, Heidegger diffrent radicalement. Or, comme nous le montrerons, cest avec Heidegger

  • Bhdg 2, 2012 ISSN 2034-7189

    27

    sappliquera tout particulirement vider en cherchant par l mme

    dployer une toute autre pense de la ngation 1. Et ce afin dentraner la

    thmatique du sacrifice dans une redfinition radicale marque par une

    dconstruction intgrale visant dmanteler toutes les modalits onto-

    thologiques des discours traditionnels quant au sacrifice, et en particulier le

    discours signifi par la logique de lAufhebung hglienne o le sacrifice est

    compris et saisi en tant quessence rconciliante du Savoir Absolu. Cest ainsi,

    et mme ce projet de la redfinir entirement, que la thmatique du sacrifice

    accompagnera de faon dcisive llaboration de l ontologie fondamentale ,

    en particulier dans lanalytique de l tre-pour-la-mort labore dans les

    chapitres I et II ( 54-60) de la seconde section de Sein und Zeit, puis, quelle

    ne cessera dhabiter diffremment et autrement la pense de ltre . Et

    ce parce que Heidegger naura jamais sacrifi la possibilit du sacrifice2. Bien au

    contraire, il aura toujours tenu librer une pense du sacrifice au-del de sa

    comprhension onto-thologique. En vrit, cest au fond sans fond de la

    pense de ltre et au cur mme de la vrit historiale de ltre se

    rtractant en dployant la venue en prsence de la prsence lieu depuis lequel

    la manifestet de ce qui est peut avoir lieu que Heidegger aura inscrit

    lessence ultime du sacrifice. Cest dire quil aura pens lessence ultime du

    que se sera dgage, au-del et en-de de lhistoire onto-thologique de la mtaphysique, une autre signification du sacrifice en philosophie. Marquons galement, et ce ds prsent, que Levinas et Derrida sinscriront mme si cette inscription saccompagnera dune re-lecture de la pense heideggrienne dans le sillage ici trac par Heidegger quant la thmatique du sacrifice et son lien inalinable avec la vrit historiale de ltre . Il nous appartiendra de le montrer dans une autre tude. Quil nous soit permis cependant de renvoyer, quant la modalit et la signification du sacrifice dans la pense de Hegel, notre ouvrage Le sacrifice de Hegel, Paris, Galile, 2007. 1 Il nous faut ici renvoyer aux notes rdiges entre 1938 et 1941 sur la ngativit , dans lesquelles Heidegger prsente et dploie lidalisme spculatif de Hegel en ouvrant, au cur de lAufhebung et de sa systmaticit, une perce au-del de la dialectique de ltre et du nant, et donc rsolument porte non pas vers son accomplissement et sa dtermination dans le Savoir Absolu mais vers le sans-fond (Ab-grund) de la vrit historiale de ltre cf. Martin Heidegger, Hegel. 1. Die Negativitt (1938/39). 2. Erluterung der "Einleitung" zu Hegels "Phnomenologie des Geistes" (1942), GA 68. 2 Nous souhaitons renvoyer quelques travaux dj publis qui cherchent approcher cette difficile thmatique du sacrifice dans la pense de Heidegger : Emilio Brito, Heidegger et lhymne du sacr, Louvain, Peeters, 1999 ; Franoise Dastur, Phnomnologie de ltre-mortel , in La mort, Paris, PUF, 2007, pp. 103-152 ; Jacques Derrida, Donner la mort, Paris, Galile, 1999 ; Michel Haar, Les limites de ltre-rsolu et le primat dabord latent puis explicite de la temporalit originaire sur la temporalit authentique , in Heidegger et lessence de lhomme, Grenoble, Millon, 1993, pp. 55-92 ; Jan Patoka, La technique selon Husserl et selon Heidegger , tr. fr. dErika Abrams, in Libert et sacrifice. crits politiques, Grenoble, Millon, 1990, et Joseph Cohen, Lappel de Heidegger , in Grard Bensussan et Joseph Cohen (ds.), Heidegger. Le danger et la promesse, Paris, Kim, 2006, pp. 61-77.

  • Bhdg 2, 2012 ISSN 2034-7189

    28

    sacrifice mme la vrit historiale de ltre en la situant au cur de

    lEreignis donnant et adonnant le et dtre et temps. Et ainsi comme la modalit

    propre de la responsabilit de l homme envers la vrit historiale de

    ltre .

    Au-del donc de lanalyse accomplie dans Sein und Zeit, l o souvrait la

    possibilit du sacrifice pour lautre partir de limpossibilit de se substituer

    ltre pour la mort de lautre1, Heidegger aura repens lessence ultime du

    1 Poursuivons notre interrogation par cette inflexion sur le rapport entre le Dasein, le Mit-sein, l tre-pour-la-mort , la possibilit du sacrifice et ce que Heidegger nommera la communaut . Se tracera au centre de ce rapport la possibilit dune thique originaire qui, comme nous le savons, est voque dans la Brief ber den "Humanismus" : Si donc conformment au sens fondamental du mot ethos, le terme dthique doit indiquer que cette discipline pense le sjour de lhomme, on peut dire que cette pense qui pense la vrit de ltre comme llment originel de lhomme en tant quek-sistant est dj en elle-mme lthique originaire Martin Heidegger, Brief ber den "Humanismus", in GA 9, p. 356. Mais cette thique originaire doit toujours, marque Heidegger quelques lignes plus loin dans le texte, demeurer lcoute de la pense de ltre , et donc nest jamais penser ni comme pratique ni comme thorique . En effet, pour le Heidegger de 1946, si l thique originaire devait pouvoir se dployer ce ne saurait tre partir ou depuis une loi pose et propose dans et par la raison dun sujet autonome. Elle doit se donner lhomme depuis une pense qui pose la question de la vrit de ltre, et par l-mme dtermine le sjour essentiel de lhomme partir de ltre et vers lui ibid., p. 357. Or cette pense nest ni thique ni ontologie ibid. Elle uvre avant toute distinction en ce quelle garde et sauvegarde la parole inexprime de ltre ibid., p. 361 , do se dploie une Loi et un faire qui dpasse et dborde toute praxis et dont la puissance est celle dun Dire qui dsormais sera toujours -penser ibid., p. 362. Nous expliciterons en quoi cette Loi et ce faire sont lis et allis, pour Heidegger, ce que nous avons nomm la possibilit ultime du sacrifice. Mais, en ce moment mme, il nous appartient de faire remarquer quavant dvoquer l thique originaire dans le Brief ber den "Humanismus", Heidegger en aura dj ouvert la possibilit ds Sein und Zeit. Marquons le sans dtour : la possibilit de cette thique originaire se serait dabord dploye dans la possibilit propre au Dasein du sacrifice pour lautre possibilit donne partir de linsubstituabilit de son tre pour la mort . Nous le savons, Heidegger ne cesse, dans tre et temps, de le souligner : l tre-pour-la-mort est radicalement insubstituable. Ds lors, il est impossible et impensable de dlivrer ou dpargner lautre du rapport sa mort. Rappelons ici la lettre de Heidegger : Nul ne peut prendre son mourir autrui. Lon peut certes "aller la mort pour un autre", mais cela ne signifie jamais que ceci : se sacrifier pour lautre "dans une affaire dtermine". En revanche, un tel mourir ne peut jamais signifier que sa mort serait alors le moins du monde te lautre. Son mourir, tout Dasein doit ncessairement chaque fois le prendre lui-mme sur soi. La mort, pour autant quelle "soit", est toujours essentiellement mienne, et certes elle signifie une possibilit spcifique dtre o il y va purement et simplement de ltre du Dasein chaque fois propre. Dans le mourir, il apparat que la mort est ontologiquement constitue par la miennet et lexistence Martin Heidegger, Sein und Zeit, GA 2, p. 319. Il faut ici remarquer limportance que Heidegger accorde linsubstituabilit de l tre-pour-la-mort . En soulignant limpossibilit de soustraire lautre sa mort et ce mme au moment o lon se sacrifierait pour lautre Heidegger exige de repenser, laune de cette insubstituabilit, l tre-avec lautre. Et par l-mme de repenser le sacrifice pour lautre,

  • Bhdg 2, 2012 ISSN 2034-7189

    29

    en donnant celui-ci sa possibilit proprement authentique et indpassable. Ainsi, loin de dterminer un rapport de simple solipsisme existential o lautre serait ni ou oubli , Heidegger maintiendra, en vrit, tout le contraire : linsubstituabilit de l tre pour la mort ouvre au cur de la Jemeinigkeit du Dasein la possibilit de son tre-avec lautre dont Heidegger aura toujours tenu souligner quil tait indissociable de lexistentialit mme du Dasein. Heidegger le souligne sans cesse : le mitsein est co-existential au Dasein. Or cest bien dans linsubstituabilit de l tre pour la mort du Dasein et par la rsolution qui sy possibilise signifiant ainsi la miennet propre de chaque Dasein engag dans son pouvoir-tre le plus propre, absolu et indpassable en tant que possibilit extrme de son existence ibid., p. 338 que se trace, la fois et simultanment, un tre-ensemble o, loin de se perdre dans la quotidiennet du On , est privilgie lauthenticit du rapport que chaque Dasein entretient et maintient lenseigne de sa propre mort. Ainsi, pour Heidegger, cest parce que la mort est chaque fois et insubstituablement mienne que l tre-avec authentique est possible et demeure possibilis. Plus en avant, cest au cur de cette insubstituabilit que le Dasein peut entretenir un rapport authentique avec lautre, cest--dire un rapport o il ne msinterprte pas la possibilit indpassable de lautre et o donc il ne travestit point lexistentialit propre de lautre. Heidegger lcrira quelques pages plus loin dans tre et temps : Libre pour les possibilits les plus propres, dtermines partir de la fin, cest--dire comprises comme finies, le Dasein expulse le danger de mconnatre partir de sa comprhension finie de lexistence les possibilits dexistence dautrui qui le dpassent, ou bien en les msinterprtant, de les rabattre sur les siennes propres afin de se dlivrer ainsi lui-mme de son existence factice la plus propre. Mais la mort, en tant que possibilit absolue, nisole que pour rendre, indpassable quelle est, le Dasein comme tre-avec comprhensif pour le pouvoir-tre des autres ibid., p. 350-351. Ainsi, la libert du Dasein, en ce quelle souvre dans linsubstituabilit de sa propre mort, rserve lautre sa libert. Il lui rserve et lui donne le lieu do peut sexprimer sa libert propre en ne simmisant pas dans le rapport que lautre est appel entretenir et maintenir avec sa mort. Autrement dit, le Dasein laisse tre lautre dans son insubstituable tre-pour-la-mort . Cest ainsi quil faut comprendre la phrase de Heidegger, plus loin dans Sein und Zeit, au 60 : partir du en-vue-de-quoi du pouvoir-tre choisi par lui-mme, le Dasein rsolu se rend libre pour son monde. La rsolution soi-mme place pour la premire fois le Dasein dans la possibilit de laisser "tre" les autres dans leur pouvoir-tre le plus propre et douvrir conjointement celui-ci dans la sollicitude qui devance et libre. Le Dasein rsolu peut devenir "conscience" dautrui. Cest de ltre-Soi-mme authentique de la rsolution que jaillit pour la premire fois ltre-lun-avec-lautre authentique et non pas des ententes quivoques et jalouses ou des fraternisations verbeuses dans le On et dans ce que lon veut entreprendre ibid., p. 395. LEntschlossenheit du Dasein lui fait donc accder la conscience dautrui, cest--dire lui fait devenir non pas lautre, mais comprhension de lexistentialit o se rvle par l-mme la possibilit existentiale de lautre et o celle-ci est laisse lautre en son unicit et en sa singularit dtre riv la mort qui est toujours la sienne propre. Ainsi, le Dasein ne saurait se comprendre comme cet tant ferm et repli sur soi-mme, mais bien plutt comme cet tant pour lequel linsubstituabilit du rapport sa mort ouvre aussi ce que la possibilit ultime de lautre se dploie en son propre. Insubstituablement sienne, la mort ouvre donc le Dasein au rapport authentique lautre, cest--dire, la possibilit laisse lautre de se projeter dans son pouvoir-tre le plus propre. Ds lors, pour Heidegger, ce nest quen tant toujours dj engag dans la miennet de son propre tre pour la mort que souvre aussi lauthenticit de l tre-avec-autrui . Or en quoi consiste cet tre-avec-autrui ? Nous lavons dit : en la possibilit de laisser lautre son tre-pour-la-mort . Mais aussi et du coup en la possibilit pour le Dasein de se

  • Bhdg 2, 2012 ISSN 2034-7189

    30

    sacrifier pour lautre. En somme, et la limite radicale de cette logique : ce nest que dans limpossibilit de mourir pour lautre, de mourir la place de lautre en se substituant son tre-pour-la-mort que le sacrifice pour lautre devient authentiquement possible. Ce qui signifie quau cur de la Jemeinigkeit et de linsubstituabilit de l tre pour la mort se libre aussi un tre-avec o souvre, par l-mme, la possibilit du sacrifice pour lautre. Ou encore, l tre-avec en ce quil est ancr dans limpossibilit de se substituer l tre pour la mort de lautre et inalinablement fix dans le rapport que chaque Dasein entretient avec sa mort marque aussi la possibilit de se sacrifier pour lautre sans se substituer son rapport la mort. Cest ainsi que peut se constituer une communaut. Or, le mot communaut doit sentendre, selon Heidegger, dans la constitution de lhistorialit propre du Dasein comprise comme destin, et donc comme comme co-destinalit dans l tre-avec . Et Heidegger le souligne : cette communaut, cette co-destinalit de ltre-lun-avec-lautre ne saurait se rduire la composition de parcours individuels ou lassemblement de sujets autonomes. Dans la communaut , l tre-avec est toujours inscrit et dj engag dans le mme monde et dans la rsolution pour des possibilits dtermines et donc les destins sont dentre de jeu dj guids ibid., p. 507. Mais vers quoi les destins sont-ils guids ? Vers louverture une co-destinalit ibid., p. 508 comme libert pour le sacrifice . Citons ici Heidegger : La rsolution comme destin est la libert pour le sacrifice, tel quil peut tre exig par la situation, dune dcision dtermine ibid., 516-517. Cest dire que la communaut est penser dans la possibilit revendique et assume, engage et dploye du libre sacrifice pour lautre. Or, et nous lavons dploy, ce libre sacrifice pour lautre nest possible que dans lexistentialit indpassable de chaque Dasein engag dans linsubstituabilit inaltrable de sa propre mort. Ainsi, cest uniquement depuis la miennet insubstituable de l tre-pour-la-mort que peut se constituer une co-destinalit de singularits rsolument engages dans la possibilit du libre sacrifice pour lautre. En-de de la communaut fonde sur un principe de reconnaissance entre sujets sidentifiant en une comprhension dialogique commune, Heidegger pense le lieu originel dun tre-ensemble se dployant dans et par la diffrence radicale des existants et en laquelle se profile, avant toute communication, une appartenance linsubstituabilit de la mort singulire de chaque existant. Ainsi, chaque existant est li et alli lautre par limpossibilit de mourir pour lui mais o, la fois et simultanment, cette impossibilit ouvre la seule et unique, singulire et exceptionnelle possibilit de se sacrifier pour lui. La communaut est ainsi ancre dans limpossibilit de sidentifier ou de se substituer lun lautre l o se noue une possibilit extrme surgissant de cette radicale diffrence entre existants, possibilit de se sacrifier lun pour lautre. Possibilit aussi de survivre lautre et dtre le tmoin de lautre non pas donc doublier lautre sa mort dans et par le travail intriorisant dun deuil, mais au contraire, de porter en soi lirremplaable, irrapropriable et secrte altrit de lautre. Cest cette communaut manant de limpossibilit de mourir pour lautre au sens de mourir la place de lautre et o se dploie par-l mme la possibilit singulire de se sacrifier pour lautre que Heidegger fera entendre plusieurs annes aprs Sein und Zeit, et notamment dans le sminaire de 1934-1935 quil consacrera La Germanie de Hlderlin : Cette communaut originelle ne nat pas dune entre en relations rciproques seule la socit nat ainsi ; mais au contraire la communaut est grce la liaison primordiale de chaque individu avec ce qui, un niveau suprieur, lie et dtermine chaque individu. Quelque chose doit tre manifeste, qui nest ni lindividu lui seul, ni la communaut en tant que telle. Chez les soldats, la camaraderie du front ne provient pas dun besoin de rassembler parce que dautres personnes dont on est loign ont fait dfaut, ni dun accord pralable pour senthousiasmer en commun ; sa plus profonde, son unique raison est que

  • Bhdg 2, 2012 ISSN 2034-7189

    31

    sacrifice l o se dploie la responsabilit de la pense fie la vrit

    historiale de ltre . Cest pourquoi le sacrifice est pens, dans les dernires

    pages du Nachwort Was ist Metaphysik? 1, comme le don prodigue, soustrait

    la proximit de la mort en tant q