Brunschvicg Spinoza Contemporains

449
Léon BRUNSCHVICG Membre de l’Institut (1869-1944) Spinoza et ses contemporains Presses universitaires de France, Paris, 1971 Un document produit en version numérique conjointement par Jean-Marc Simonet, bénévole. Courriel : [email protected] . Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales" Fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay, sociologue Site web: http://classiques.uqac.ca/ Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/

description

Philosophie

Transcript of Brunschvicg Spinoza Contemporains

Lon BRUNSCHVICG

Lon Brunschvicg Spinoza et ses contemporains5

Lon BRUNSCHVICG Membre de lInstitut(1869-1944)

Spinoza et ses contemporains

Presses universitaires de France, Paris, 1971

Un document produit en version numriqueconjointement par Jean-Marc Simonet, bnvole.Courriel: [email protected].

Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"Fonde et dirige par Jean-Marie Tremblay, sociologueSite web: http://classiques.uqac.ca/

Une collection dveloppe en collaboration avec la BibliothquePaul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec ChicoutimiSite web: http://bibliotheque.uqac.ca/

Politique d'utilisationde la bibliothque des Classiques

Toute reproduction et rediffusion de nos fichiers est interdite, mme avec la mention de leur provenance, sans lautorisation formelle, crite, du fondateur des Classiques des sciences sociales, Jean-Marie Tremblay, sociologue.

Les fichiers des Classiques des sciences sociales ne peuvent sans autorisation formelle:

- tre hbergs (en fichier ou page web, en totalit ou en partie) sur un serveur autre que celui des Classiques.

- servir de base de travail un autre fichier modifi ensuite par tout autre moyen (couleur, police, mise en page, extraits, support, etc...),

Les fichiers (.html, .doc, .pdf., .rtf, .jpg, .gif) disponibles sur le site Les Classiques des sciences sociales sont la proprit des Classiques des sciences sociales, un organisme but non lucratif compos exclusivement de bnvoles.

Ils sont disponibles pour une utilisation intellectuelle et personnelle et, en aucun cas, commerciale. Toute utilisation des fins commerciales des fichiers sur ce site est strictement interdite et toute rediffusion est galement strictement interdite.

L'accs notre travail est libre et gratuit tous les utilisateurs. C'est notre mission.

Jean-Marie Tremblay, sociologue

Fondateur et Prsident-directeur gnral,

LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.Cette dition lectronique a t ralise par Jean-Marc Simonet, bnvole, professeur des universits la retraite, Paris. Courriel: [email protected] partir du livre de Lon Brunschvicg (1869-1944), Philosophe franais, Membre de lInstitut,

Spinoza et ses contemporains.

Paris: Les Presses universitaires de France, 5e dition, 1971, 312 pp. Collection: Bibliothque de philosophie contemporaine.Polices de caractres utilises:Pour le texte: Verdana, 12 points. Pour les notes: Verdana, 10 points.dition lectronique ralise avec le traitement de textes Microsoft Word 2004 pour Macintosh.Mise en page sur papier format: LETTRE (US letter), 8.5 x 11)dition complte le 13 juillet 2008 Chicoutimi, Ville de Saguenay, province de Qubec.

Lon BRUNSCHVICG

Membre de lInstitut(1869-1944)SPINOZA ET SES CONTEMPORAINS

Paris: Les Presses universitaires de France, 5e dition, 1971, 312 pp. Collection: Bibliothque de philosophie contemporaine.TABLE DES MATIRES

Avant-propos

Premire partie: SPINOZA

Chapitre I. La libert de lesprit

Chapitre II. La mthode

Chapitre III. Dieu

Chapitre IV. Lhomme

Chapitre V. La passion

Chapitre VI. Laction

Chapitre VII. Lternit

Chapitre VIII. La pratique

Deuxime partie: LES CONTEMPORAINS DE SPINOZA

Chapitre IX. Descartes

Chapitre X. Pascal

Chapitre XI. Malebranche

Chapitre XII. Fnelon

Chapitre XIII. Leibniz

Chapitre XIV. La place du spinozisme dans l'histoire

AVANT-PROPOS

Retour la Table des matires La premire partie de cet ouvrage est la troisime dition du Spinoza, que nous avions publi en 1894 daprs un Mmoire auquel lAcadmie des Sciences morales et politiques avait accord le prix Bordin (Rapport de M. Charles Waddington, Sances et Travaux, sept.-oct. 1891, pp. 386-415). La seconde partie est forme darticles qui ont paru dans la Revue de Mtaphysique et de Morale, de 1904 1906; ils devaient, dans notre pense, accompagner la deuxime dition du Spinoza; mais ils navaient pu tre achevs en temps utile, ils prennent aujourdhui la place laquelle ils taient destins.

Dans les notes, les ouvrages de Spinoza sont dsigns par les abrviations suivantes:

Tractatus de Intellectus Emendatione: Int. Em.

Ethica: Eth. (le numro de la partie en chiffre romain, le numro du thorme en chiffre arabe).

Tractatus Politicus: Polit.

Tractatus Theologico-Politicus: Theol. Pol.

Korte Verhandeling van God, de Mensch en deszelfs Welstand: K. V.

Renati Des Cartes Principiorum Philosophi, pars I et II: Phil. Cart.

Cogitata Metaphysica: Cog. Met.

Pour les lettres, le chiffre romain renvoie aux ditions Van Vloten et Land; le chiffre arabe entre parenthses aux ditions antrieures.

Enfin ces diffrentes indications sont suivies de la rfrence ldition dite du Centenaire (2 vol. in-8o, La Haye, 1882-83), et pour le Korte Verhandeling, la traduction Janet, in-16, Paris, 1878.

PREMIRE PARTIE

SPINOZA

Retour la Table des matires

Chapitre I

LA LIBERT DE LESPRIT

Retour la Table des matires

Spinoza sest consacr la philosophie parce quil sest demand comment il devait vivre. Les hommes ont des genres de vie diffrents, chacun doit choisir le sien; il sagit de faire le choix le meilleur, et cest l le problme que Spinoza sest propos de rsoudre.

Spinoza commence par regarder les hommes autour de lui. Comment vivent-ils? Leur conduite rpond pour eux. Le souverain bien consiste leurs yeux dans ces trois choses: richesses, honneurs, plaisirs, et ce sont en effet les biens qui se prsentent le plus frquemment dans la vie, dont il est le plus facile de jouir. Une opinion qui sappuie sur lexprience la plus gnrale, qui exprime la vie commune de lhumanit, nest certes pas ngligeable; mais, pour en apprcier la valeur, deux conditions sont naturellement requises: exprimenter ces biens, afin de se prononcer en toute connaissance de cause, et conserver en mme temps sa parfaite tranquillit dme, afin de se prononcer en toute libert de jugement. Or est-il possible de runir ces deux conditions? Sommes-nous capables la fois de jouir et de juger? Richesses, honneurs, plaisirs sont par leur nature mme, dit Spinoza, une telle distraction pour lesprit; ils loccupent et labsorbent un tel point, quils la mettent hors dtat de songer un autre bien. Pour le plaisir, lme se suspend tout entire en lui, comme si elle avait trouv le repos dans un bien: jouissance qui empche toute autre pense, mais elle est suivie dune tristesse profonde qui, si elle nen interrompt pas le cours, trouble du moins et mousse la pense. La poursuite des honneurs et des richesses nest pas une proccupation moins absorbante: le plus souvent on recherche la fortune pour elle-mme, exclusivement, parce quon suppose quelle est le souverain bien; et cela est [p002] encore plus vrai pour les honneurs, qui sont toujours regards comme un bien en soi et comme la fin dernire de notre activit. Ajoutons quil ny a point l, comme dans la recherche du plaisir, de place pour le repentir; mais plus on a de richesses ou dhonneurs, plus la joie est grande; de plus en plus, par suite, nous nous sentons pousss en acqurir encore; et, si quelque hasard trompe nos esprances, alors nous sommes saisis dune extrme tristesse. Enfin les honneurs sont un obstacle dautant plus fort la libert de lme que nous sommes obligs pour les acqurir de diriger notre vie au gr des hommes, de fuir ce que fuit le vulgaire et de rechercher ce quil recherche. En un mot, une fois lme sduite par cette ombre de repos que donne le plaisir, ou envahie par une passion, toujours croissante qui ne souffre ni retours ni intermittences, elle a perdu toute facult de juger son existence et de slever une vie suprieure. Il est donc impossible de prtendre connatre en eux-mmes, sans faire le sacrifice de sa libert intellectuelle, ces biens que poursuivent la plupart des hommes. Spinoza est en face dune alternative: sabandonner tout entier aux jouissances vulgaires, et risquer de perdre le bonheur suprme qui peut tre ailleurs, ou laisser chapper ces avantages, qui sont peut-tre les seuls que lhomme puisse possder, pour consacrer sa vie la recherche dun bien dont on ne peut affirmer avec certitude, non pas seulement quil peut tre atteint, mais mme quil existe; alternative pratique, et non thorique, cest--dire quil nest pas permis den poser tour tour les termes et de les comparer, il faut la trancher tout dabord. Tel est, en effet, le caractre du problme moral: le seul fait de chercher le rsoudre en est dj lui-mme une solution; se mettre rflchir sur la vie, cest sen tre retir pour un certain temps, cest y avoir renonc dans une certaine mesure; vivre, cest avoir contract une certaine habitude, cest, sans le vouloir, sans mme sen douter, avoir jug. Quelle que soit notre conduite, dlibre ou non, elle aura dcid, peut-tre sans retour, de notre destine morale.

Ainsi se trouve arrte ds le dbut lenqute mthodique que Spinoza voulait entreprendre. Lobstacle nest pas un artifice dexposition ou une subtilit de dialectique; cest une contradiction relle qui a retenti dans sa vie morale, y a provoqu une crise, une crise longue et qui sera dcisive. Bien des fois, dit Spinoza, [p003] javais tent de massurer de lexistence du souverain bien, sans rien changer pourtant mon genre de vie ordinaire; toutes les tentatives sont restes vaines, la conciliation est impossible, il faut choisir entre deux partis, tous deux galement incertains, et y hasarder sa vie morale. Et sans cesse le doute et langoisse vont saccroissant jusqu ce quenfin de lexcs du mal sorte le remde. Tant que durait cet tat critique, en effet, Spinoza tait demeur attach aux jouissances vulgaires; or, sil ignorait ce quelles lui rservaient, au moins a-t-il pu voir le sort de ceux qui sy taient attachs. Ceux-l croyaient y trouver ce qui servirait leur bonheur; car lhomme ne peut se proposer dautre but: le cur et lme de toute action humaine, cest lide dutilit; y renoncer, ce serait changer de nature, revtir une autre forme, ce qui est impossible autant quil est impossible de faire quelque chose de rien. Mais ces hommes ont-ils seulement pu satisfaire leur intrt le plus essentiel, qui est la condition de tout autre? Ont-ils seulement vcu? Les exemples, rpond Spinoza, sont trs nombreux de ceux qui furent perscuts jusqu la mort cause de leur fortune, et mme de ceux qui pour acqurir des richesses se sont exposs tant de prils quils ont fini par payer de leur vie leur folie; et non moins nombreux, de ceux qui, pour obtenir ou pour conserver les honneurs, ont souffert trs misrablement; innombrables enfin les exemples de ceux qui par excs de plaisir ont ht eux-mmes leur mort. Ainsi ces biens auxquels le vulgaire demande son salut causent la mort souvent de ceux qui les possdent, et toujours de ceux qui en sont possds; lme qui sest donne eux, avec eux disparatra. Lamour des objets prissables est donc un principe de ruine et danantissement, cest comme une maladie mortelle; Spinoza le comprend clairement, et cependant, dit-il, malgr cette perception claire, je ne pouvais chasser compltement de mon me lavarice, la volupt, la gloire.

Enfin, force de mditer cette contradiction inhrente aux biens vulgaires, qui est la marque infaillible de leur nant, il se [p004] tourna vers le remde qui, tout incertain quil tait, restait son unique et suprme espoir; il rsolut de le chercher de toutes ses forces, et par cette rsolution mme il fut guri. Car son me, dtache de lamour des choses qui sont dans le temps, ne devait plus connatre les contrarits insparables dun tel amour: Pour un objet quon naime pas, jamais ne slveront de querelles: point de tristesse sil prit, point de jalousie si un autre le possde, point de crainte, point de haine et, pour le dire en un mot, point de passion. Notre bonheur et notre malheur dpendant de la qualit de lobjet auquel nous nous associons par lamour, lme qui sest arrache la domination des biens sensibles sest arrache au malheur; libre dsormais daimer ce qui, ntant plus dans le temps, est exempt de toute contradiction, cest--dire de toute passion et de toute douleur, elle est libre pour le bonheur. Ce qui au premier abord apparaissait Spinoza comme un projet tmraire et irrflchi, lorsquil craignait dabandonner des biens certains en apparence pour un bien qui semblait incertain, est au contraire la sagesse mme. Ce qui peut prir est faux, ce qui ne meurt pas est vrai; cest la vrit seule qui apportera lhomme le salut. Le parti de Spinoza est pris, et il crit au commencement du trait De la Rforme de lIntelligence cette phrase qui rsume la dialectique intime que son me a traverse:

Quand lexprience meut appris que toutes les choses qui se rencontrent frquemment dans la vie ordinaire taient vaines et futiles, comme je voyais que toutes les causes et les objets de nos craintes navaient en soi rien de bon ou de mauvais, si ce nest dans la mesure o lme en tait mue, jai fini par prendre cette rsolution de rechercher si quelque chose tait donn qui ft le vrai bien, susceptible de se communiquer et de devenir lexclusion de tout autre lunique affection de lme, si quelque chose en un mot tait donn dont la dcouverte et la conqute me feraient jouir dune joie continue et souveraine pour lternit.

Une fois dtermin le but quon se propose datteindre, il sagit de sen assurer les moyens, cest--dire dappliquer la recherche de ce bien idal, entrevu comme le salut, les forces de lme dans leur intgrit et dans leur totalit; il faut donc, avant la mthode intellectuelle elle-mme, simposer une certaine mthode pratique, grce laquelle lesprit prendra possession de lui-mme et deviendra capable de marcher librement la conqute [p005] de la vrit. Les rgles de cette mthode ne se dmontrent pas, puisquelles prcdent toute investigation thorique; pour penser, il faut vivre, et cette ncessit de vivre nous force supposer que ces rgles sont bonnes. Par exemple, il est vrai que ces biens, dont la proccupation exclusive ruinait la vie morale, nen sont pas moins indispensables la conservation de ltre; il est impossible par suite que lhomme y renonce absolument; et effectivement, ds quils cessent dtre recherchs pour eux-mmes, ni la richesse, ni le plaisir, ni la gloire ne sont des obstacles: considrs comme de simples moyens, ils sont susceptibles de mesure, et loin de nuire, ils sont dune grande utilit pour le but poursuivi. En consquence, Spinoza rglera son attitude sur les prceptes suivants: 1 Mettre son langage la porte du vulgaire, et lui faire toutes les concessions qui ne nous empchent en rien datteindre notre but; car nous pouvons tirer de lui des avantages qui ne sont pas mdiocres, si nous nous conformons ses ides dans la mesure du possible, sans compter quune telle conduite nous mnagera des oreilles qui souvriront en amies la vrit; 2 Jouir des plaisirs dans la mesure qui suffit lentretien de la sant; 3 Acqurir de largent ou toute autre richesse dans la mesure qui suffit pour conserver la vie et la sant, et imiter celles des murs de nos concitoyens qui ne sopposent pas notre but. Cest--dire que la vie extrieure est relative la vie intrieure, et quelle est bonne en tant quelle est pour lme la condition de la libert.

Mais suffit-il de stre mnag cette libert au sein de sa nature individuelle? Lhomme ne vit pas seul; il est entour dautres tres, en particulier dtres semblables lui et qui, comme lui, agissent en vue de leur conservation et de leur accroissement. Si ces tres comprenaient tous leur intrt de la faon que Spinoza vient de le faire, se dtachant des biens extrieurs pour chercher la joie intime et le repos de lme, sils taient raisonnables en un mot, la libert ne pouvant combattre la libert, la socit des hommes ne ferait que favoriser son dessein, et cela par une ncessit de nature, non par lintervention dune force matrielle. Or, il nen est pas ainsi. Il nest pas vrai que les hommes soient tous dtermins naturellement agir suivant les rgles et les lois de la raison; au contraire, ils naissent tous dans lignorance de [p006] toutes choses, et, avant quils aient pu connatre la vraie manire de vivre et acqurir lhabitude de la vertu, mme avec une bonne ducation, une grande partie de leur vie sest coule, et, en attendant, ils nen sont pas moins tenus de vivre et de conserver leur tre dans la mesure de leurs forces, cest--dire par la seule impulsion de lapptit, puisque la nature ne leur a pas donn autre chose et leur a refus la puissance actuelle de vivre suivant la saine raison; aussi ne sont-ils pas plus tenus de vivre suivant les lois de la sagesse que le chat suivant les lois naturelles au lion. Que deviennent les hommes, abandonns la direction de leur seul apptit? Ntant pas encore capables de rflexion, ils ne peuvent manquer de sattacher ce quils voient et ce quils sentent, ils convoitent les biens sensibles. Or, les convoitant par leffet dune loi qui a la mme ncessit pour tous, tous ils les convoitent, de sorte que, ces biens ne pouvant tre possds par tous la fois, une rivalit stablit entre eux, et la force quils ont pour se conserver eux-mmes, ils lappliquent se dtruire les uns les autres. Haine, colre, et par suite vengeance, crainte, voil les passions auxquelles les hommes sont en proie par une invitable consquence de leur nature; leffet de ces passions est non seulement de troubler lme de ceux qui en sont atteints, mais encore de compromettre la scurit de ceux-l mmes qui ne cherchent qu cultiver leur raison. Les hommes, tant ennemis les uns des autres, sont redoutables les uns pour les autres, dautant plus redoutables quils ont plus de puissance, tant plus habiles et plus russ que les autres tres. Il faut donc pouvoir tre en garde contre les hommes; mais cela est impossible lindividu isol qui est paralys par le sommeil tous les jours, souvent par la maladie, ou par la souffrance morale, par la vieillesse enfin. Par consquent, sil est vrai que dans ltat de nature tout tre possde dans son intgrit le droit de faire tout ce dont il a le pouvoir, il est vrai aussi que, la force de chacun se heurtant lhostilit de tous, il ne subsiste rien en ralit de ce prtendu droit universel; sil existe en thorie, il est nul dans la pratique. Dans ltat de nature, lhomme, quel quil soit, sage ou ignorant, ne peut tre quesclave; il a toujours mille dangers craindre, et la peur est une abdication de soi.

Spinoza ne trouve donc pas dans lisolement cette scurit qui est la condition matrielle de la libert de lesprit; la trouvera-t-il [p007] dans la socit des hommes? Sans doute, si les hommes ont su se garantir mutuellement le paisible exercice du droit quils tiennent de la nature conserver et dvelopper leur tre. Et cest ce qui arrive en effet: contraints par la ncessit mme de vivre, les hommes sont tombs daccord pour mettre au service dune dcision commune lensemble de leurs forces individuelles, et ils ont ainsi, crant une puissance nouvelle, cr un droit nouveau, le droit de ltat. Ce droit est efficace, parce quil repose sur la puissance collective de tous les citoyens, qui est ncessairement suprieure la puissance particulire de chacun deux. De l lautorit de ltat; seul, il est en mesure de refrner les passions violentes et de repousser toute attaque; seul, par consquent, il jouit de la scurit extrieure, et quiconque fait partie de ltat y participe par l mme. Mais, dit Spinoza, ce nest pas seulement pour vivre en scurit vis--vis des ennemis, que la socit est trs utile, et mme absolument ncessaire, cest aussi pour acqurir une foule davantages; car, si les hommes ne voulaient pas se prter un secours mutuel, lart et le temps leur manqueraient galement pour se nourrir et se conserver par leurs propres moyens. Et, si nul ne peut lui tout seul labourer la terre ou fabriquer ses vtements, plus forte raison lui serait-il impossible de cultiver son esprit et de faire quelques progrs dans les arts et dans la science. Cest donc ltat que les hommes doivent de vivre, et le meilleur tat, cest celui qui leur permet de passer en paix leur vie. Jentends par vie humaine, ajoute Spinoza, celle qui se dfinit, non pas uniquement par la circulation du sang et par les autres fonctions qui sont communes tous les animaux, mais par la raison surtout, par la vritable vertu et la vritable vie de lesprit.

Mais ne sera-t-il pas vrai que, si ma vie est tout entire luvre de ltat, tout entire aussi elle appartient ltat? Si jessayais den soustraire quelque partie la discipline sociale, je diminuerais dautant la force de ltat, qui nest que lensemble des forces individuelles, je compromettrais ainsi sa puissance, son existence mme; je deviendrais un ennemi qui mriterait dtre trait en [p008] ennemi. Quiconque fait de sa volont propre la rgle de sa conduite nie cette autorit souveraine qui est le fondement et la raison dtre de la socit civile; et-il enfreint la loi de ltat, pour le bien de ltat, et-il, par une initiative quil navait pas le droit de prendre, sauv larme par exemple, son chtiment est lgitime. Cest un crime dagir contre la dcision commune, parce que cest un crime de travailler contre la paix et la tranquillit de tous. De l, en apparence au moins, cette consquence, quil appartient ltat seul de rgler notre conduite morale; faire partie dune socit rgulirement constitue, Spinoza gagnera la scurit extrieure; mais il devra faire le sacrifice de cette libert qui seule lui importait; il semble, autant que jamais, loign du but de ses efforts.

En ralit pourtant, il nen est pas ainsi; ceux qui soutiennent avec Hobbes quun tat ne saurait subsister si chaque citoyen conserve intacte sa libert de pense ignorent la fois la nature de ltat et la nature de la pense. Ils prtendent rester fidles au principe du droit naturel, et ils ne savent pas respecter les bornes de la nature. En effet, ltat impose aux citoyens dobir strictement aux volonts manifestes par ses dcrets. Or cette obissance ne peut se traduire quau moyen dactes extrieurs, susceptibles dtre encourags ou rprims par la force matrielle, qui est le fondement de la puissance sociale. Mais l o cesse lefficacit des menace et des rcompenses, aussi expire la juridiction de ltat. De l cette conclusion que personne ne peut rien cder de sa facult de juger; car, demande Spinoza, quelles sont les rcompenses ou les menaces capables de faire croire que le tout nest pas plus grand que la partie, ou que Dieu nexiste pas, ou de faire croire quun corps dont on voit les limites est ltre infini, et dune faon absolue de faire croire le contraire de ce quon sent ou de ce quon pense? Et, de mme, quelles sont les rcompenses, quelles sont les menaces assez fortes pour faire aimer ce quon dteste ou dtester ce quon aime?. Javoue, dit-il ailleurs, quil y a un grand nombre, un nombre presque incroyable de manires de prvenir le jugement, de telle sorte [p009] que, sans tre directement sous lempire dautrui, il dpendra de la parole dautrui si troitement quil passera bon droit pour tre sous sa domination; mais, quoi que lart ait pu faire, jamais il nen est venu au point dempcher les hommes de voir que chacun abonde dans son sens et quil y a autant de diversit dans les jugements que dans les gots. Mose, qui avait le plus prvenu en sa faveur le jugement de son peuple, non par artifice, mais par une vertu divine, lui qui tait regard comme un homme divin toujours parlant et agissant par linspiration de Dieu, na pu chapper aux rumeurs hostiles et aux interprtations mauvaises du peuple. Par suite, cet absolutisme de ltat, runissant en lui la totalit des forces individuelles qui lui sont transfres, ne se ralisera jamais; la pratique a beau sen approcher de plus en plus, il restera une pure thorie; bien plus, la thorie mme lui impose une infranchissable limite. Sil tait aussi facile de commander aux esprits quaux langues, tout souverain rgnerait en paix; il ny aurait plus de violence dans le gouvernement, car tout citoyen rglerait sa vie au gr du souverain et ne jugerait que daprs ses dcisions du vrai et du faux, du bien et du mal, du juste et de linjuste. Mais cela est impossible, en raison de linvincible indpendance de lesprit; cela est donc illgitime, puisque cela est impossible. Comment ltat aurait-il un droit, l o il na plus de pouvoir? Ltat peut faire que ses dcisions soient obligatoires, non quelles soient vraies; il se fait obir, il ne persuade pas. Il exige de tous les citoyens quils manifestent par leur conduite leur soumission la volont commune; mais sur la conscience mme il na point de prise, lme lui chappe; il ignore les sentiments intimes, si bien que le citoyen, forc dobir la loi, nen demeure pas moins dans son esprit matre de lapprouver ou de la dsapprouver, et que le despote, qui tient dans sa main la vie de ses sujets, est impuissant dominer leurs curs. Par consquent, autant il est vrai que la vie morale a pour condition la libert intellectuelle, autant il est vrai quelle est naturellement soustraite toute ingrence, toute juridiction de ltat. Ltat ne peut rien ni pour ni contre la vrit; car force et vrit nont point de commune mesure. Le principe constitutif de ltat, tel quil est dfini par la nature, a donc pour consquence ncessaire la libert de pense; cest violer le droit de nature que de ne pas la respecter, tant quelle nest que la simple [p010] et sincre expression de lintelligence, tant quelle na pas entran dacte de sdition. Toute loi touchant une matire de spculation est absolument inutile; bien plus, elle est directement contraire au but que se propose ltat. Le but de ltat nest pas de transformer les hommes raisonnables en btes et en machines, mais au contraire de faire que leur esprit et leur corps remplissent en paix leurs fonctions, quils fassent eux-mmes usage de la raison libre, sans aucune rivalit de haine, de colre ou de ruse, sans injustes violences. Le but de ltat est en ralit la libert.

Ainsi les actes extrieurs, ncessaires pour maintenir lunion entre les membres de la socit, sont seuls rgis par ltat. Spinoza est-il en droit den conclure, ds maintenant, que les sentiments intimes qui donnent ces actes leur valeur morale appartiennent entirement son arbitre individuel? Peut-il oublier quau-dedans de lui-mme, au cur de sa vie morale, il trouve tabli un pouvoir qui prtend commander sa conduite et son me? Les crmonies du culte, tant des actes matriels, relvent de lautorit civile; mais le culte interne de Dieu est proprement la religion. La religion a lev sa jeunesse, elle a fait lducation de lhumanit; elle a uni lhomme Dieu, elle a uni les hommes entre eux. Ce serait abdiquer sa propre vertu que de refuser la religion toute autorit. Spinoza est ncessairement amen se poser cette nouvelle question: Le respect de lautorit religieuse est-il compatible avec la libert du jugement individuel?

En tant quelle dicte une loi la conduite de lindividu, quelle constitue par suite une puissance extrieure et suprieure lui, la religion repose sur certaines connaissances qui ont t communiques directement certains hommes par Dieu, en un mot sur la rvlation. Les vrits que ces interprtes, ou prophtes, ont [p011] ainsi recueillies, ils les ont transmises aux autres hommes sous la forme de prceptes; elles sont consignes dans un nombre dtermin de livres quon appelle lcriture sainte. Lcriture sainte est lorgane de la religion. Pour connatre la nature du pouvoir religieux, son tendue et ses limites, il convient donc dinterroger lcriture. Or interroger lcriture signifie quon lui demande et non quon lui prescrit une rponse. Aussi, avant davoir examin ces livres, nous ne dciderons point si notre raison doit cder lautorit de la parole crite, ou sil est ncessaire den plier le texte au jugement de la raison; nous ninvoquerons ni une prtendue lumire surnaturelle qui trahit son inanit par lincertitude et la fragilit des conjectures auxquelles elle aboutit, et qui nest quun dfaut de lumire naturelle, ni une autorit extrieure qui, prtendant sattribuer le privilge dinterprter lcriture, y trouvera tout peut-tre, sauf sa propre justification, sauf la ngation de ce droit, qua tout fidle, daimer et de cultiver sa religion avec son me lui. Mais, tout au contraire, nous regarderons comme une chose possible que le sentiment de lcriture ne saccorde point avec notre propre sentiment, et, sil nous arrive de rencontrer entre divers passages des livres sacrs une contradiction formelle, nous ne nous refuserons pas la considrer comme telle. En un mot, nous aborderons ltude des textes sacrs, arms uniquement de notre raison, libres de tout prjug. De mme que nous demandons la nature seule de nous faire connatre la nature, nous demanderons lcriture seule de nous faire connatre lcriture. Pour la comprendre, ce qui importe avant tout, cest donc den approfondir la langue, de dterminer par des rapprochements de passages semblables le sens exact des phrases obscures et des tours ambigus, dtudier de prs la vie, la conduite, lesprit de quiconque a pris part sa rdaction, de suivre toutes les vicissitudes que ses livres ont d subir avant de parvenir jusqu nous. Cest ces conditions uniquement quil est possible den obtenir linterprtation vritable, non pas celle qui renferme en elle la vrit, mais celle qui reproduit lopinion de lauteur, celle qui saccorde avec [p012] le contexte, non peut-tre avec la raison. Telle est la mthode dexgse dont lesprit se dfinit par ces deux mots: intgrit et libert.

Or quelles sont, selon cette mthode, les raisons qui donnent la rvlation prophtique sa certitude? Ces raisons sont au nombre de trois. Tout dabord les prophtes se distinguent du reste des hommes par la force de leur imagination, qui leur fait ressentir limpression des choses rvles aussi vive, aussi prsente que celle qui vient ordinairement des objets rels; ils ont vu Dieu, ils lont entendu; leurs prophties ne sont pas des fictions froidement conues et laborieusement combines; ce sont des visions directes, ou, comme nous dirions aujourdhui, des hallucinations. Ensuite, pour tmoigner que cest bien Dieu qui leur a donn ces imaginations, les prophtes invoquent un signe dlection, quelque action extraordinaire qui frappe la foule dadmiration; cest le plus souvent la production dun phnomne en dehors de ses conditions normales, qui semble manifester une puissance laquelle la nature obit malgr elle, une puissance surnaturelle. Enfin leur esprit tendait toujours au juste et au bien; la puret de leur me garantit la sincrit de leur rvlation; ils ont t les reprsentants de Dieu sur la terre, parce quils ont rpandu dans lhumanit la connaissance de lamour de Dieu, parce que leurs paroles respiraient lardeur de la pit et de la charit.

Si tel est le triple fondement sur lequel repose lautorit de linstitution religieuse, jamais elle ne deviendra un obstacle lesprit qui cherche la vrit par leffort de sa raison individuelle, afin de mettre sa conduite en harmonie avec cette vrit. Jamais, en premier lieu, limagination ne dictera aux hommes une loi universelle, dont tous les hommes reconnaissent galement la certitude; car limagination est une qualit qui ne peut se transmettre dun esprit un autre, elle appartient un individu dtermin, elle porte, profondment empreinte en elle, la marque de son individualit. Cest ainsi que la rvlation revt un caractre diffrent avec les diffrents prophtes: gaie avec ceux qui sont gais, elle est la victoire, la paix et le bien; triste avec ceux qui sont tristes, pleine de guerres, de supplices et de toutes les formes du mal. Les dtails mmes que le prophte imagine [p013] refltent ses gots et ses occupations: sil est de la campagne, il se reprsente des bufs et des troupeaux; soldat, il songe aux armes et aux gnraux; il voit le trne royal, sil a vcu la cour. Ds lors, les prophtes seuls pourront juger la force et la vivacit de leur propre imagination; nous, en face de la rvlation prophtique, nous demeurons absolument libres. La vrit est universelle; ce nest pas de limagination quelle viendra, cest de lintelligence. Or la vigueur de lintelligence nest nullement lie la vivacit de limagination: Tout au contraire, dit Spinoza, ceux qui brillent le plus par limagination ont le moins daptitude la pure intellection, tandis que ceux qui ont une intelligence plus grande et mieux cultive ont une imagination plus tempre, plus docile leur puissance et quils savent refrner afin de ne pas la confondre avec lintelligence. Lcriture rapporte que des femmes comme Agar eurent le don prophtique; mais Salomon ne le possda pas un degr extraordinaire, quoiquil ft extraordinaire en sagesse.

Cette infirmit de limagination a pour consquence quau contraire de la raison, elle a besoin dun signe extrieur qui en confirme la certitude. Le caractre de ce signe varie lui-mme suivant le sentiment du prophte, il sadapte naturellement aux opinions des auditeurs quil sagit de convaincre. Cest ainsi que les miracles ont t souvent invoqus par les prophtes comme un tmoignage de leur lection; mettant Dieu dune part et la nature de lautre, ils ont cru que Dieu pouvait contrarier la nature, interrompre cet enchanement ncessaire et ternel de causes et deffets qui constitue lunivers. Mais le rcit de ces miracles ne peut avoir plus dautorit sur lintelligence que les imaginations prophtiques qui font de Dieu lui-mme un tre corporel et visible, luttant de puissance avec les rois de la terre. Linfinit, lternit, limmutabilit de Dieu ne se rvlent qu celui qui sait concevoir les lois de la nature, dans leur infinie extension, sous lespce de lternit, suivant lordre fixe et immuable de leur causalit. Si la nature est viole, Dieu est ni. La ralit dun seul miracle serait une irrfutable dmonstration de lathisme. Par suite, il est impossible que les miracles dont parle lcriture soient de [p014] vrais miracles, qui contredisent dune faon formelle les lois de la nature; ce sont des faits, rentrant en ralit dans lordre commun, mais extraordinaires dapparence, ils ont frapp lesprit encore grossier des Hbreux, incapables den comprendre les causes, incapables mme den relater exactement les circonstances; ce que lcriture nous en laisse souponner permet dj daffirmer que ces prtendus miracles sont dus une connexion de causes naturelles, mme ceux dont lesprit humain ne peut rendre raison; mais, si par hasard il se rencontrait dans lcriture quelque fait qui manifestement ft incompatible avec la loi naturelle, tout ce qui est contre la nature tant contre la raison, il ne faudrait pas hsiter conclure quil y a l quelque addition faite au texte par une main sacrilge. Ainsi, ne fut-il pas dit expressment dans le Deutronome que de faux prophtes ont fait de vritables miracles, les miracles ne fourniraient pas encore une base solide pour asseoir le crdit et la certitude des prophties.

En dehors des miracles, en dehors de lenthousiasme dont ils se sont crus remplis, que reste-t-il aux prophtes pour nous donner foi en eux, sinon llvation morale de leur enseignement et de leur vie? La forme de la rvlation change, lobjet en demeure identique: cest ladoration de Dieu, lobissance sa volont, la pratique de la justice et de la charit. La parole de leurs livres, les prophtes lont ralise dans leur vie; ils ont prch lamour de Dieu, et ils lont aim; ils ont prch la charit; et ils ont t charitables; par l, ils se sont montrs vritablement lus. tant sincres, ils ont t divins. Ils ont parl de Dieu comme des hommes pouvaient parler; mais leurs vertus, plus loquentes que leurs penses, ont converti les peuples; voil quel est le fondement lgitime de leur autorit.

Concluons donc: loin que la religion rvle soit de nature entraver les efforts de lhomme pour se donner lui-mme une loi morale, tout au contraire cest la loi morale qui justifie la rvlation et lui communique son caractre sacr. Prise absolument, cest--dire en elle-mme, telle quelle est en dehors de lesprit, lcriture est une somme de caractres tracs sur le papier; chose muette et inanime, elle est ncessairement indiffrente au bien comme au mal; sa valeur morale ou religieuse ne peut venir que de son application au sentiment et laction; pour les saints elle devient sainte, et pour les profanes elle est profane. Devenant [p015] linspiratrice de la dvotion et du dvouement, lcriture se manifeste comme tant en vrit le verbe de Dieu; si, comme il arriva chez les Hbreux, elle sert de prtexte des actes qui rpugnent la pit, parce quils sont en contradiction avec lesprit de justice et de charit, alors lusage qui en est fait la rend abominable; elle mrite dtre anantie, de la faon dont les tables de la loi furent brises par Mose. Les formules de lcriture, dans leur rigidit littrale, ne sont rien; mais les lettres mortes saniment quand lesprit les remplit de son souffle vivant et de son efficacit. Cest lesprit que lcriture doit dtre et de durer; il est donc contradictoire et absurde de prtendre que lcriture puisse peser sur lesprit et le tenir en esclave, comme si lcriture contenait toute faite et tout acheve en elle la vrit spculative. En ralit le but quelle se propose est purement pratique; elle raconte lhistoire, elle institue des crmonies pour unir les hommes entre eux, en les faisant communier dans lamour de Dieu; elle se sert des moyens extrieurs pour faire suivre les prescriptions de la raison aux hommes qui ne se gouvernent point par la raison. Elle essaie de suppler lintelligence; il serait trange qu force dy suppler elle parvnt en dispenser; que lesprit et la vrit, qui sont lintrieur de la religion et qui en font lme, finissent par svanouir dans la formalit du culte.

Aussi le domaine de la raison et le domaine de la foi sont-ils compltement spars; entre eux, il ny a point de communication, par suite point de conflit redouter. Ni la thologie nest au service de la philosophie, ni la philosophie nest au service de la thologie. Si lon fait de lcriture lorgane dune pense scientifique, on se condamne accumuler les interprtations subtiles et dtournes, les leons douteuses ou falsifies pour finir par retrouver dans lcriture les imaginations les plus extravagantes dun Platon ou dun Aristote. Ou bien, combattant cette erreur par une erreur plus grossire encore, on tentera de subordonner la raison la foi: Et certes, dit Spinoza, cest l une chose dont je ne puis assez mtonner, quon veuille soumettre [p016] des lettres qui sont mortes et que la malice de lhomme a pu altrer, la raison qui est le don par excellence, qui est la lumire divine; quon ne regarde nullement comme un crime de parler en termes indignes contre lesprit, qui est le vritable original du verbe divin, et de le juger corrompu, aveugle et perdu, tandis que cen serait un norme de traiter ainsi une lettre, une idole du verbe divin. Cette prtendue sagesse, qui se dfie de la raison et du jugement individuel, est en ralit une pure folie; la sagesse, cest de reconnatre que le but de lcriture est lobissance, non la science; quelle ne se soucie pas dexpliquer les choses en partant des dfinitions et par leurs causes premires, que sur Dieu mme elle ne donne dautres connaissances que celles qui ont une utilit pratique, car elle sadresse des peuples encore enfants dont les prophtes dailleurs partageaient les erreurs. Pour ce qui me concerne, dclare Spinoza, je nai appris et nai pu apprendre de lcriture sainte aucun des attributs de Dieu. Javoue clairement et sans ambages, dit-il encore, que je ne comprends pas lcriture. Cette obscurit ne saurait, crit-il au mme correspondant, choquer les philosophes, ceux qui sont au-dessus de la Loi en ce sens quils pratiquent la vertu non comme une Loi, mais par amour, parce quelle est ce qui vaut le mieux. Ceux-l savent que toute opinion spculative, susceptible de soulever une discussion, de mettre les hommes en contradiction les uns avec les autres, brise cette communion des esprits qui est la marque de la religion universelle ou catholique, quaucune opinion de ce genre par consquent ne peut tre rige en dogme et ne peut devenir article de foi. Quimporte donc que Josu ait ignor lastronomie, et Salomon les mathmatiques?. Lessentiel de lcriture, ce sont des vrits trs simples, trs claires, dont la certitude nest point lie lauthenticit dune phrase ou laccentuation dun mot, mais qui en sont le fond permanent, linspiration constante: lexistence de Dieu, la pratique de la justice et de la charit, la croyance la misricorde divine. Le fidle na qu manifester par ses uvres la sincrit de sa foi, et il sera sauv. En dfinitive, la vrit religieuse, [p017] comme toute autre vrit, doit tre cherche par la raison, dans la raison. Car la raison est la lumire de lesprit: sans elle, on ne voit plus que songes et fictions. Cest une niaiserie de prtendre quil ny a pas besoin de comprendre les attributs de Dieu, mais dy croire tout simplement, sans dmonstration. Car, pour voir les choses invisibles, et qui sont objets de lesprit seul, il ny a pas dautres yeux que les dmonstrations. Si lon ne possde pas de dmonstration, on ne voit rien de ces choses, et tout ce quon en entend dire ne touche pas lesprit, nexprime pas lesprit, pas plus que les sons articuls dun perroquet ou dune machine qui parlent sans avoir ni intelligence ni sens.

Il y a plus: lcriture elle-mme, par le passage de lAncien Testament au Nouveau, consacre lentire sparation de la raison et de la foi. En effet, si la loi de Mose tait une loi dordre politique, adapte au caractre du peuple juif et ses conditions dexistence, si elle mettait sous le patronage de Dieu une organisation purement sociale, quelle confirmait par des promesses et des menaces toutes galement matrielles et terrestres, la loi revt avec le Christ une nature toute diffrente. Elle nest plus relative la constitution dun peuple dtermin, elle est affranchie de tout intrt particulier, elle est universelle; elle ne commande pas, elle instruit; elle ne sadresse pas limagination, qui se reprsente Dieu comme un tre humain, qui spouvante de sa colre et redoute sa vengeance ou bien attend de lui une rcompense; cest une loi faite pour tre comprise par lintelligence. Ds lors aussi, la ralisation de cette loi ne dpend plus du bon vouloir des Isralites, qui tour tour la respectaient et la violaient; elle nest plus abandonne au caprice des hommes, elle cesse dtre humaine pour devenir vritablement divine. La loi divine est un dcret que Dieu a conu et voulu de toute ternit, qui sapplique immuablement toute chose avec une gale ncessit. Elle ne snonce point comme un ordre, car delle-mme elle est efficace sur chaque point de lespace comme chaque instant du temps; cest une vrit ternelle. La religion [p018] catholique, cest--dire celle qui est universelle dans son essence, est donc toute spirituelle en mme temps. La prophtie tait une rvlation mystrieuse, ne dune imagination ardente; mais les aptres ont rpandu la lumire de la connaissance, qui mane de lintelligence pure. Si Mose parlait Dieu face face comme parle un homme son compagnon, cest--dire par lintermdiaire de deux corps, le Christ, lui, a communiqu avec Dieu esprit esprit. La divinit sest rvle en lui, sans parole, sans vision, immdiatement, la pense ayant t comprise par la pense. Dans tout acte de la raison Dieu est prsent; tandis que les Juifs se croyaient les lus du Seigneur, parce quil leur avait rserv les dons de la nature et les faveurs de la fortune, tout homme, quand il agit par raison, tmoigne de lopration immdiate, du secours intrieur de Dieu. Cette rvlation directe et permanente est le fondement de la vritable religion, dont la rvlation prophtique ne laisse entrevoir quune figure imparfaite: La raison elle-mme, aussi bien que les sentences des prophtes et des aptres, proclame ouvertement que le verbe ternel, le pacte ternel de Dieu, la religion vraie, sont gravs par Dieu dans les curs des hommes, cest--dire dans lesprit humain et que cest l lautographe vritable de Dieu, contresign de son cachet, cest--dire de sa propre ide qui est comme limage de sa divinit.

En mme temps enfin quelle assure au penseur cette absolue libert, lcriture calme la dernire inquitude qui pouvait le troubler dans son uvre de rflexion et de sagesse. En effet, pour dduire les choses de leurs notions intellectuelles, il faut le plus souvent un long enchanement de connaissances, et avec cela une prcaution extrme, un esprit pntrant et une trs grande retenue, qualits qui toutes se rencontrent rarement parmi les hommes. Or cest aux hommes dont la raison na point assez de vigueur, que lcriture rserve une part dans la religion; elle leur apprend gagner le salut. Car hommes, femmes, enfants, tous peuvent galement suivre ses prescriptions; dfaut de connaissance rationnelle, ils obiront par certitude morale; dans leurs actions toujours incertaines et pleines de [p019] hasard, les hommes ne peuvent avoir dautre lumire que cette certitude, et elle suffit pour inspirer la pit, pour la rendre sincre et efficace. L rside, dit Spinoza, lutilit, la ncessit de lcriture sainte ou de la rvlation, qui est pour moi extrmement grande. Car, puisque par la lumire naturelle nous ne pouvons pas comprendre que la simple obissance mne au salut, mais que la rvlation seule enseigne quil en est ainsi par une grce singulire de Dieu que nous sommes incapables de comprendre rationnellement, il sensuit que lcriture apporte aux mortels une bien grande consolation. En effet, tous sans exception sont capables dobir, et bien petit, en comparaison de la totalit du genre humain, est le nombre de ceux qui acquirent, guids par la seule raison, lhabitude de la vertu; cest pourquoi, si nous navions ce tmoignage de lcriture, nous douterions du salut de la plupart des hommes.

Telle est la pense dernire laquelle ltude de la religion rvle a conduit Spinoza; il a justifi et sanctifi lcriture, il a justifi et sanctifi la raison, sans que lautorit de lune gne lindpendance de lautre. La raison est le rgne de la vrit et de la sagesse; la thologie, le rgne de la pit et de lobissance. La tolrance est la forme ncessaire de toute religion, comme la libert tait la loi ncessaire de ltat; les droits de la pense sont inviolables et inalinables, non point en vertu dun principe mystrieux et mystique presque, mais par une disposition de la nature qui a fait que la vrit ne peut se trouver que dans lesprit, quil ny a point desprit pntrable du dehors, point desprit collectif, que tout esprit forme une conscience individuelle. En tant que ltat et la religion sadressent limagination pour faire accomplir, lun par lespoir de ses rcompenses et la crainte de ses chtiments, lautre par lexprience de ses rcits et les commandements de ses prophtes, ce que les hommes feraient naturellement sils savaient se diriger par leur seule raison, ils ont une valeur morale, toute provisoire en quelque sorte et toute dimitation; ils dterminent du dehors, sans latteindre en son fond, la vrit morale, qui consiste non dans des actions extrieures, mais dans lintimit de lme: Personne absolument ne peut tre contraint la batitude par la violence ou par les lois; mais ce qui doit y conduire, ce sont les conseils pieux et fraternels, cest la bonne ducation, et par-dessus tout le jugement personnel et libre.

Retour la Table des matires

Chapitre II

LA MTHODE

Retour la Table des matires

Cest pour rsoudre le problme de la conduite humaine que Spinoza a pris possession de sa libert intellectuelle. Suivant quelle mthode doit-il laborder maintenant? A cet gard, sa libert reconquise semble lui donner lentire facult de choisir, et pourtant il nen est rien; chez un vritable penseur, en effet, les ides ne peuvent demeurer ltat disolement: delles-mmes, parce quelles vivent, parce quelles stendent et sapprofondissent, elles sorganisent, et, en vertu de leur dpendance mutuelle, elles deviennent systme, de sorte quil ny a pas de question qui soit purement prliminaire et qui puisse tre tranche sans que cette solution dcide de la solution gnrale du problme philosophique. Le Trait de thologie et de politique nest pas une simple introduction lthique; il la contient toute en ralit. La libert encore extrieure laquelle il aboutit circonscrit et dfinit dj la libert intrieure qui marque laccomplissement du progrs moral. En effet, cette libert absolue, que Spinoza prsente comme tant essentielle la pense et caractristique de sa nature, a une consquence immdiate: cest que lesprit ne peut tre en face que de lesprit. Entre lui et autre chose que lui, il ne peut pas y avoir de contact, pas de commune mesure; il ne peut donc y avoir aucune espce de rapport, cest--dire encore que la vrit ne peut tre extrieure lesprit, puisque lesprit ne peut sortir de lui-mme pour la justifier en tant que vrit. Par consquent, il ny a pas tirer du dehors une rgle qui simpose la pense, et qui la conduise au vrai. Lesprit na pas chercher comment il trouvera, il trouve tout dabord; cest lui de connatre, et ce quil connat est vrai, parce quil le connat. Ce qui constitue la forme de la pense vraie, doit tre cherch dans la pense elle-mme et dduit de la nature de lintelligence. La pense se suffit donc elle-mme, en sorte quon pourrait affirmer delle ce qui a t dit au sujet de lintelligence [p021] divine: elle est indpendante de son objet, tout comme si elle lui prexistait et le crait en le concevant.

De l se conclut aussi la nature de la vrit: puisquelle rside dans lesprit et ne dpend que de lui, il faut quau sein de lesprit elle soit dj par elle-mme quelque chose. La vrit de lide vraie ne rsulte pas dune relation de convenance entre cette ide et son objet; ce nest pas une qualit accidentelle et passagre, comme si une ide pouvait exister avant dtre vraie, et un moment donn recevoir dailleurs la vrit; cest une proprit inhrente et constitutive. La vrit est intrieure au vrai. Il y a donc dans toute ide vraie quelque chose par quoi elle est vraie, quelque chose qui est indpendant de tout ce qui nest pas la pense, qui est en soi une ralit dun ordre distinct. Le cercle est une chose, lide du cercle en est une autre. Lide du cercle nest pas quelque chose qui ait une priphrie, ou un centre comme le cercle; lide dun corps nest pas le corps... Pierre est quelque chose de rel, lide vraie de Pierre mme est lessence objective de Pierre, et en soi quelque chose de rel, entirement distinct de Pierre lui-mme. Dire que cette essence objective est relle en soi, cest dire quelle est intelligible par soi, cest dire que la raison dtre en doit tre cherche, non pas dans lessence de lobjet, dont elle est absolument indpendante, mais dans une essence de mme ordre, idale comme elle. Il ny a de relation intelligible quentre une ide et une ide. Lactivit de lintelligence est donc la fois ce qui justifie et fonde la connaissance, comme aussi ce qui ltend et lachve activit spontane et parfaite en soi, dont le dveloppement na dautre origine ni dautre fin que ce dveloppement mme; de sorte que la vrit, envisage dans sa totalit, forme comme un monde absolument dlimit et se suffisant lui-mme, ce quon appelle un systme clos.

Par l, le problme de la mthode se trouve pos en termes si simples quil est rsolu en mme temps que pos. La vrit tant une dnomination intrinsque, et non extrinsque, de la connaissance, il ny a pas en dehors de cette connaissance un signe auquel on puisse la reconnatre; lunique critrium de la vrit, Cest la vrit mme; donc la vritable mthode ne consiste pas dans la dcouverte dun signe qui permette de discerner la vrit dune ide, une fois cette ide acquise. Dautre part la mthode [p022] ne peut pas prcder lacquisition des ides, comme si elle en tait une condition ncessaire: la mthode une fois spare de la vrit, sil faut, avant de parvenir la vrit, trouver la vraie mthode qui y conduit, il faudra aussi, avant datteindre la vraie mthode, connatre la mthode de la mthode, et ainsi linfini, suivant une rgression sans limite o svanouirait la connaissance du vrai, et toute espce de connaissance en gnral. La dcouverte de la mthode accompagne donc lacquisition de la connaissance, elle en est contemporaine, elle nen peut tre isole; les ides qui, par rapport aux idats, cest--dire leurs objets, taient appeles essences objectives, sont, prises en elles-mmes, et puisquelles ne doivent qu elles leur ralit et leur intelligibilit, des essences formelles; par suite, elles peuvent devenir objet par rapport de nouvelles ides, qui renfermeront toute la ralit des premires objectivement, cest--dire sous forme de reprsentation, et ainsi de suite. Mais la rgression linfini na plus rien de contradictoire: il sagit non plus de fonder la vrit de lide, mais de constater linhrence de la vrit lide, dajouter la conscience lide; en ce sens, on dira donc que cest cette rflexion indfinie de lide sur elle-mme qui constitue la mthode. La mthode ne consiste pas raisonner pour saisir les causes des choses, encore moins comprendre les causes des choses; elle consiste raisonner sur le raisonnement, comprendre lintellection. La mthode nest rien dautre quune connaissance par rflexion; elle est lide de lide. La certitude, cest--dire la science de la science, est la consquence immdiate de la science; elle en est insparable et elle lui est coextensive, de sorte que la condition ncessaire et suffisante pour savoir que lon sait, cest de savoir; la possession de la mthode se confond avec la possession de la vrit, quelle suppose et qui lentrane. Il ne sagit donc point pour lesprit daller de la mthode la vrit; il lui suffit de se dvelopper par sa force native, comme dit Spinoza, et de se forger ainsi des instruments intellectuels qui accroissent sa puissance dinvestigation et lui permettent dtendre ses connaissances; puis de ses nouvelles uvres il tirera de nouvelles armes, et continuera [p023] ainsi de savancer par degrs, jusqu ce quil ait atteint le sommet de la sagesse. Ainsi la mthode et la vrit se fcondent lune lautre; de mme, lenclume est ncessaire pour forger le marteau, et le marteau ncessaire pour forger lenclume. La loi naturelle brise le cercle o le raisonnement senferme lui-mme; entre la mthode et la vrit elle tablit, lintrieur mme de lesprit, un courant dinfluence rciproque do sort le progrs constant de lintelligence. tant capable de progrs interne, lesprit est une sorte dautomate; la vrit, qui forme un systme clos, est tout entire luvre de cet automate; ainsi se justifie compltement la formule qui nonce le principe profond de la conception spinoziste, lidentit de la vrit et de lintelligence.

Cette conception de lesprit, sous la forme que lui donne la prsente dduction, se droule et sachve uniquement laide daffirmations positives; elle ne contient donc point le principe dune restriction ou dun obstacle; naura-t-on pas le droit den conclure que rien ne peut limiter laptitude de lintelligence connatre, ni ltendue de sa comprhension? Il semble que, grce cet automatisme qui ralise la perfection de la libert, lintelligence humaine soit destine possder la vrit totale, quelle ne soit pas susceptible de tomber en dfaillance, ou de subir une dviation. Pourtant, cest un fait apparent jusqu lvidence que la pense humaine procde par ngation, quelle commet des erreurs. La seule ncessit de la dmonstration prcdente en est un tmoignage suffisant puisquelle suppose le scepticisme qui met en doute les vrits qui viennent dtre dmontres, qui nie lexistence mme de la vrit. Or comment concevoir quil soit possible de penser et que la pense soit spare de ltre et de la vrit, que leur unit soit brise? Si la ngation et lerreur coexistent avec lexercice de lactivit intellectuelle, le rapport immdiat entre lide et son objet est dtruit; avec lui disparat toute certitude. Il faut donc, en vertu des principes qui ont t tablis, maintenir que le seul acte rel de la pense, cest laffirmation positive, la connaissance vraie, quil atteint ltre, ou plutt quil est ltre mme. Le sceptique qui doute et qui nie, celui-l ne comprend pas effectivement: ou il [p024] parle contre sa conscience et na que le dehors et lapparence de la pense, ou bien alors, sil est sincre, il faut avouer quil y a des hommes, qui, soit en naissant, soit cause de leurs prjugs, cest--dire par quelque accident extrieur, sont atteints de ccit intellectuelle. Ceux-l en effet ne voient pas ce qui est lvidence premire: lheure o ils affirment et o ils doutent ils ne savent pas quils affirment et quils doutent, ils disent quils ne savent rien, et leur ignorance mme, ils disent quils lignorent; encore ne le disent-ils pas absolument, car ils craignent davouer quils existent en reconnaissant quils ne savent rien, si bien quils doivent finir par se taire, de peur de se laisser aller une supposition qui ait quelque ombre de vrit. Ce sont des muets quil faut traiter en muets. Par rapport du moins leurs opinions spculatives, ils ont renonc lusage de lesprit. Ainsi douter de la vrit, cest avoir perdu le sentiment de soi-mme. Or, si on ne sait pas relier la conscience de lide lide elle-mme, le jugement qui est lnonciation dune vrit, lacte dintellection qui constitue cette vrit, on se trouve avoir dracin la vrit de lesprit. Il ne manquera pas darriver alors que le produit, considr en dehors de ses conditions de production, aura perdu sa vertu interne; il est devenu indiffrent aux formes de laffirmation et de la ngation, il est galement susceptible de les recevoir. Donc, si lerreur existe, et elle existe du moment quon la suppose possible, elle provient non pas de lexercice de lintelligence, mais au contraire de la facult que nous avons de nous dispenser de lexercer et dimiter du dehors les rsultats de son activit; elle a sa source dans notre inertie et notre passivit; elle est extrieure lintelligence. Lerreur na pas de ralit en soi, car elle serait vrit, et non erreur; elle nexiste pas, pourrait-on dire, en tant querreur, mais seulement en tant quelle saccompagne dun acte dtermin dintelligence, et alors, dans la mesure mme o sest accompli cet effort intellectuel, elle est, et elle est une vrit; en dehors de cette vrit, quelle enveloppe, tout en paraissant la dtruire, il ny a rien de positif en elle. Si lhomme se trompe, ce nest point parce quil connat quelque chose, cest parce quil ne connat pas ce qui est au-del, parce quil ignore mme quil y ait un au-del.

La vrit est ltre; lerreur est le non-tre par rapport la vrit, ou plutt elle est tout la fois ltre et le non-tre, parce [p025] quelle est tout ensemble possession et privation de la connaissance. Cette contradiction intime qui constitue lerreur, comment disparatra-t-elle? Par le progrs mme de la connaissance. En effet, lerreur se manifeste une fois que lesprit a franchi les bornes o il tait enferm primitivement pour acqurir une science plus vaste et plus complte; or, en mme temps quelle se manifeste, puisquelle na rien en soi de subsistant et dessentiel, elle svanouit. Cest la lumire qui rvle lhomme lexistence des tnbres, aussi bien que sa propre prsence; de mme, le vrai est le critrium du faux, et du vrai galement. Lapparition de la lumire suffit chasser les tnbres, lerreur se dissipe aux premiers rayons de la vrit. Le remde unique lerreur, cest donc la vrit. Par consquent laffirmation et la ngation ne peuvent pas tre considres comme deux catgories, sopposant lune lautre au sein dune mme ralit, qui serait la pense; lune est, lautre nest pas, de sorte quil ny a aucune dtermination qui leur soit commune et qui puisse servir les comparer. Il ne peut y avoir de relation quentre ce qui est et ce qui est, cest--dire entre la vrit et la vrit, vrit troite et limite dune part, vrit large et intgrale et lautre. Une ide fausse est une ide qui na pas encore atteint le dveloppement que comporte lessence relle laquelle elle correspond objectivement, cest une ide inadquate; une ide vraie est une ide qui possde la plnitude de sa comprhension, cest une ide adquate. Or lide inadquate est une partie de lide adquate; lide adquate est comme une totalit, elle est la totalisation des ides inadquates. Le rapport entre lerreur et la vrit se ramne en dfinitive au rapport entre la partie et le tout. Si donc il nous arrive davoir des ides inadquates, il nen faut pas conclure quil ne soit pas dans la nature de ltre pensant de former des ides vraies, cest--dire adquates, mais simplement que notre esprit nest pas tout lesprit, que nous ne sommes quune partie dun tre pensant dont certaines ides constituent notre esprit, les unes prises dans leur intgralit, les autres en partie seulement. Cette conception implique sans doute que toutes les [p026] ides sont homognes les unes par rapport aux autres, quil ny a pas de vrit provisoire pour ainsi dire, susceptible de se transformer en erreur au contact de vrits nouvelles, mais que chaque vrit possde ds le principe une valeur intrinsque et dfinitive. Cependant, il faut se garder de lentendre dans un sens matriel et de juxtaposer les ides les unes aux autres, comme on fait des lments dune somme arithmtique. En assimilant la vrit au total dune addition, on ferait abstraction de ce qui nous a paru la caractriser en tant que ralit spirituelle, je veux dire de son intriorit. Les ides sont intrieures les unes aux autres, en mme temps quintrieures lesprit, cest--dire les parties sont intrieures au tout. Entre elles il existe un ordre dtermin et immuable, suivant lequel elles sassemblent pour former une totalit la fois autonome et acheve, qui est autre chose quune simple collection, qui est vritablement une unit.

Cet ordre lgitime, il et pu se faire que lesprit, en se dveloppant, le suivt naturellement et ncessairement, sans jamais sgarer, sans jamais rencontrer le doute, toujours clair de cette lumire par laquelle la vrit se manifeste elle-mme. Mais en fait nous avons vu quil nen tait pas ainsi: les hommes nont pas lhabitude de la mditation interne o la spontanit de lme agit suivant ses lois dtermines; ils sabandonnent aux choses extrieures, dont ils refltent au hasard les circonstances et les accidents, et alors la liaison des impressions corporelles se substitue dans leur me au rapport logique des ides; ou bien ils noncent des propositions auxquelles leur jugement individuel na point de part, parce que, au lieu dunir une ide une ide, ils joignent un mot un mot, parce quils affirment et nient, non pas comme le veut la valeur logique de leurs conceptions, mais comme le veut lapparence du langage, dupes par consquent de lusage vulgaire qui a revtu arbitrairement telle expression dune forme affirmative et telle autre dune forme ngative. Ce qui importe ici, dailleurs, ce nest point dnumrer les diffrentes causes derreur, mais de montrer par des exemples quil existe un tat o notre esprit joue un rle tout passif, o le lien de nos ides a sa source et sa raison en dehors de nous tat vague quil est permis dappeler du nom gnral [p027] dimagination. Nous comprenons ds lors que, puisque lhomme tombe sous le joug de limagination, il faut quil cherche sen dlivrer au moyen de son intelligence. Et ainsi rapparat, sous un nouvel aspect, le problme de la mthode: plusieurs manires denchaner les ides tant en prsence, cest la mthode quil appartient denseigner lordre vrai, celui qui vite toute interruption dans le dveloppement des ides, qui pargne toute recherche inutile. Si nous tions capables de suivre cet ordre de nous-mmes, par une sorte dinstinct qui nous y pousserait fatalement, la connaissance de la mthode serait sans doute inutile; mais, puisque notre nature ne nous y porte point ncessairement, le progrs de notre activit intellectuelle ne peut se faire que suivant un plan lavance dtermin.

Pos en ces termes nouveaux, le problme de la mthode consiste chercher une spcification de lide vraie dont la mthode est la connaissance rflchie, ncessairement conscutive lide. Cette mthode sera la bonne, qui montrera comment il faut diriger lesprit selon la rgle dune ide vraie. Or, quel signe reconnatre lide vraie qui sera le point de dpart de la connaissance? A sa simplicit. En effet, il est impossible quune ide simple soit connue en partie et en partie inconnue: ou nous ne lavons pas forme, et nous nen pouvons rien dire, ou nous la possdons dans son intgrit, elle est claire et distincte, vraie par consquent. Cette alternative dcisive oriente la recherche: au dbut de toute connaissance, on devra sattacher aux ides simples, ou, si lon avait affaire une ide compose, la rsoudre en ses lments simples. En effet, une ide simple tant, en raison de sa simplicit, connue en elle-mme et par elle-mme, sans rapport aucun avec quelque cause externe que ce soit, il suffit de considrer ce que lesprit a mis de sa propre activit dans cette ide, pour sen former un concept absolument adquat. Si lon circonscrit, si lon fixe en quelque sorte cette part dactivit, on obtient une dfinition: applique une ide qui procde [p028] uniquement de lintelligence, abstraction faite des objets que renferme la nature, la dfinition ne peut pas ne pas tre exacte; tout ce quelle contient daffirmation, correspondant un acte positif de conception, doit la ralit de cet acte sa vrit; cette vrit peut donc se poser sans aucune crainte derreur: elle na dautres bornes que les limites mmes du concept.

Cest ainsi que lide simple devient la base de la mthode; sa dfinition est le point de dpart ncessaire pour lorganisation des ides. On peut donc dire quelle est le principe de la dduction. Comment saccomplit cette dduction? Est-ce que laffirmation de lide simple conduit immdiatement laffirmation de lide compose? Soit par exemple la dfinition de la sphre: le solide engendr par la rvolution dun demi-cercle autour du diamtre; est-ce que cette dfinition peut tre considre comme une consquence directe de la dfinition du demi-cercle, de telle sorte que lesprit passe de lune lautre par le prolongement ncessaire de son mouvement initial? Sil en tait ainsi, la formation de lide de sphre ne correspondrait plus un acte spcial de lesprit; elle se rduirait une opration mcanique et passive, la juxtaposition de deux ides, qui, ne trouvant point en soi de raison dterminante, demeurerait arbitraire et fausse par consquent. Lunique raison de cette fausset, dit Spinoza, cest que nous affirmons dune chose quelque autre chose qui nest pas contenue dans le concept que nous en avons form, du cercle par exemple le repos ou le mouvement. En joignant sans intermdiaire au concept primitif la proprit de tourner autour du diamtre pour engendrer une sphre, proprit qui, ntant pas inhrente lide de demi-cercle, ne peut sen tirer par voie danalyse, nous franchissons les bornes du concept primitif, lintrieur duquel nous nous tions ncessairement renferms, tant que nous avions affaire la seule ide simple de demi-cercle; nous posons par suite un jugement qui est plus vaste que notre pense relle, qui ne trouve plus dans lactivit intellectuelle la garantie qui doit en fonder la vrit. Or nous commettons toujours une erreur quand nous prtendons tirer dune production partielle un produit total.

Mais dcouvrir la cause de lerreur, cest en indiquer aussi le remde: il suffira de totaliser la production, si lon peut parler ainsi, de former par un effort nouveau de lesprit un concept [p029] nouveau, plus tendu que le premier, puisquil ajoute la premire ide, celle de demi-cercle, une seconde ide, celle de sphre, et simple en mme temps, puisquil consiste dans le rapport intelligible de ces deux ides, un concept qui soit la fois somme et unit. Le passage de lerreur la vrit saccomplit par une synthse; dans cette synthse perptuelle lintelligence manifeste son activit et son efficacit, elle corrige peu peu le manque de perception, qui limitait et mutilait ses ides, elle les rend claires et adquates. La rvolution dun demi-cercle tait une conception fausse lorsquelle tait isole ou, comme dit Spinoza, toute nue dans lesprit; elle est vraie quand elle est rapporte au concept de la sphre, ou tout autre concept qui en contient en lui la cause dterminante. La possession de la vrit a pour unique condition le libre progrs de lactivit intellectuelle. Cette conclusion apparat dautant plus facilement que notre investigation sest porte sur une ide gomtrique, cest--dire sur une ide vraie dont lobjet dpend, sans contredit, de notre propre facult de penser, puisque lexprience ne nous fournit pas de chose correspondante; mais il en est de mme pour toute espce de pense: un plan rationnel, une fois conu par un artisan, est une pense vraie, et cette pense demeure vraie, net-elle jamais t excute, dt-elle ne ltre jamais. Par contre, si quelquun affirme que Pierre existe, sans savoir pourtant que Pierre existe, sa pense, relativement lui, est fausse, ou, si lon aime mieux, elle nest pas vraie, quoique Pierre existe en ralit; car cette proposition: Pierre existe, nest vraie que par rapport celui qui sait de faon certaine que Pierre existe.

Ainsi dtermine, la notion dune synthse continue concilie lidentit tablie par Spinoza entre lintelligence et la vrit avec lexistence de lerreur qui en semblait la ngation. Elle permet de comprendre comment il arrive que lhomme se trompe, et comment ce fait sexplique par le mouvement ou le repos de lintelligence, non par ltat du monde extrieur, comment, lintrieur mme de lesprit, lerreur se vrifie, si je puis dire, en tant querreur, et se transforme par l en vrit, comment enfin la pense se dveloppe sans sortir delle-mme. Il ne faut donc point regarder la synthse, telle que Spinoza la conue, comme Un procd que lesprit emploie pour atteindre la vrit, comme un moyen en vue dun but; la synthse est la vrit elle-mme, [p030] ses diffrents moments constituent autant de vrits distinctes. En un mot, la synthse spinoziste est une synthse concrte. Elle va de ltre ltre, sans souffrir jamais que dans la srie des tres rels des abstractions ou des universaux soient intercals. Un axiome universel, en effet, ne rpond aucun tre particulier; il ny a rien de fcond en lui, il se livre tout entier sans rien engendrer de vivant; un principe abstrait est un principe mort. Rattacher une essence relle un axiome universel comme au vritable principe de la dduction, ce serait interrompre le progrs de lintelligence. La nature concrte est alors confondue avec de simples abstractions, qui, vraies en tant quabstractions, ne sauraient tre substitues aux lments rels des choses; la pense est spare de ltre, le systme des essences objectives cesse de correspondre au systme des essences formelles. La meilleure conclusion, au contraire, est celle qui se tire dune essence particulire affirmative, dautant meilleure que lessence, tant plus particulire, est susceptible dtre conue plus clairement et plus distinctement. Une telle essence, tant naturellement vivante, active et efficace, puisquelle est lexacte expression de la ralit, est une cause et, en tant que cause, elle enveloppe la notion de son effet, de sorte que de sa seule considration se dduisent les ides de toutes les choses qui offrent quelque communaut de nature ou qui entretiennent quelque commerce avec elle. Ainsi, lorsque lesprit pose cette essence comme le point de dpart de la synthse, et passe dide concrte en ide concrte, lordre logique de ses penses correspond parfaitement lenchanement naturel des choses. Entre la pense et ltre, le paralllisme est exact; ou, pour employer la formule spinoziste, lide se comporte objectivement comme son idat se comporte rellement. De l enfin cette consquence que nos ides ont entre elles les mmes rapports que leurs objets; en effet, plus une chose a de relations avec dautres choses dans la nature, plus riche et plus fconde est la dduction qui procde de son ide. Ainsi stablit entre les notions une hirarchie de perfection, qui exprime la perfection relle de leurs essences [p031] formelles. De mme que le dveloppement de notre connaissance serait brusquement arrt, si nous nous attachions une ide qui, tout en tant vraie, aurait un objet compltement isol dans la nature et sans commerce avec aucun autre objet, de mme aussi, pour atteindre la vrit intgrale, cest--dire pour enfermer dans lunit dune synthse la totalit de nos conceptions, il faut, de progrs en progrs, arriver concevoir ltre qui est en rapport avec tous les autres tres, celui par suite qui est la source et lorigine de la nature; car son ide contient en elle toutes les autres ides; la possession de cette ide suffit donc pour provoquer le dveloppement complet de lesprit et le ramener un principe unique, puisquelle permet de parcourir la srie des choses naturelles en leur donnant un ordre et un enchanement tels que notre esprit, autant quil peut, exprime par sa reprsentation la ralit de la nature, dans lunit de son ensemble et dans le dtail de ses parties. La vritable voie de la vrit ne peut donc tre que la rflexion sur cet tre total, cest--dire souverainement parfait, rflexion qui est elle-mme une connaissance totale, cest--dire une ide souverainement parfaite; la mthode sachve dans cette rgle suprme: Diriger son esprit suivant la loi que fournit lide de ltre souverainement parfait.

Ainsi la mthode est en quelque sorte suspendue ltre, et en effet ceux-l seuls pourraient concevoir une sparation entre la logique et la mtaphysique, qui considrent la pense comme dpourvue de consistance et de profondeur, capable seulement de reflter les choses, et transparente galement pour toute espce de ralit; alors la mthode serait un procd mcanique indiffrent la matire qui lui est soumise. Le principe fondamental qui nous a paru caractriser la philosophie de Spinoza, justifier chacune de ses conclusions, cest, tout au contraire, que la pense est elle seule une ralit. Qui dit concept, dit action. Lide vraie est vraie en vertu de sa gnration spirituelle; aussi a-t-elle une fcondit qui lui permet de communiquer sa vrit de nouvelles ides. La pense, tant un tre organis, [p032] se rattache ncessairement ltre. Par consquent, pas dtude pralable ne portant que sur les moyens de saisir ltre, et laissant indtermine la nature de cet tre; lunit de la pense et de ltre a pour consquence lunit de la mthode et du systme. De mme que, lesprit une fois affranchi de toute autorit extrieure, une seule mthode restait qui ft conforme cette indpendance, de mme cette mthode na pu se constituer et sachever sans entraner par l mme une certaine conception de ltre, sans devenir un systme. La libert de lesprit a dtermin une mthode; la mthode dtermine un systme. Ltude du spinozisme, telle que nous lavons faite jusquici, aboutit donc cette formule: la libert absolue est une dtermination, dtermination complte et exclusive de toute autre dtermination.

De cette union troite qui fait concider le systme avec la mthode, dcoule cette consquence que le systme a un point de dpart ncessaire: la notion suprme qua fournie ltude de la mthode; qu partir de cette notion, il se droule dans un ordre fixe, quil est un et quil est unique. Par suite, la philosophie ne se divise point en diffrentes parties, qui correspondraient autant de problmes spciaux et indpendants. Une question ne peut tre aborde quau rang qui lui revient dans le dveloppement logique des notions; en effet, non seulement elle est traite et rsolue grce aux notions qui la prcdent rationnellement, mais elle ne peut mme tre pose ni dfinie sans leur secours. Spinoza, qui demande la spculation philosophique une doctrine de la vie morale, sinterdit pourtant dappliquer immdiatement sa mthode la rsolution du problme moral. Ce problme nexiste pas pour lui ltat spar; car autrement il faudrait supposer une catgorie morale qui simposerait par elle-mme, sans dmonstration, sans dfinition, et davance on aurait dtermin la rponse par linterrogation; au lieu dtablir une vrit ayant une valeur ncessaire et universelle, on aurait dvelopp un postulat. Sans doute Spinoza naurait pas trouv de morale sil nen avait cherch; mais la proccupation morale na servi, comme on la vu, qu lexciter entrer en possession de sa libert intellectuelle; une fois cette libert conquise, elle de se dployer par sa seule force interne; elle rencontrera le bien sur sa route parce que le bien ne peut tre spar de la vrit ni de ltre; autrement il ne serait pas vritable, autrement il nexisterait pas. La vrit est intrieure lesprit; ltre, intrieur au vrai; le bien, intrieur ltre. Ce sont l trois aspects dune seule et mme chose. Logique, mtaphysique, morale, ne forment donc quune seule et mme science. La philosophie est une unit [p033] parfaite: considre dans sa mthode, elle sappelle logique; considre dans son principe, elle sappelle mtaphysique; considre dans sa fin, elle sappelle morale. Cest pourquoi on a pu dire galement que la philosophie de Spinoza ne comporte pas une morale, entendue au sens de science isole et autonome, et quelle est tout entire une morale. Pas de morale indpendante: La morale, crit Spinoza, doit, comme chacun sait, tre fonde sur la mtaphysique et sur la physique; la vie du vulgaire est condamne, non parce quelle est immorale en soit, mais parce quelle se rsout dans le nant, et se met ainsi en contradiction avec elle-mme; inversement la rgle positive de la moralit ne peut se dduire que de principes logiques et mtaphysiques. Par suite aussi, pas de science qui ne contribue la formation dune morale: Chacun pourra voir que je veux diriger toutes les sciences vers cette fin et ce but unique: parvenir la souveraine perfection de lhumanit, dont nous avons dj parl; et ainsi tout ce qui dans les sciences ne nous rapproche en rien de notre but, il faut le rejeter comme inutile. Le dveloppement de la pense, tant une ralit concrte, est en mme temps une uvre morale. Tels que Spinoza les a conus et les a prsents, le Trait de thologie et de politique, le Trait de la Rforme de lintelligence sont de vritables introductions la vie morale. Enfin louvrage qui contient lexposition intgrale du spinozisme, qui traite de Dieu et de lhomme, celui-l mme que lauteur avait dabord appel sa Philosophie, porte dfinitivement le nom de Morale: Ethica.

A faire ainsi de la morale le but de la philosophie, ny a-t-il pourtant pas un danger grave? Lide du but atteindre ne va-t-elle pas ncessairement ragir sur le principe mme de la philosophie, intervenir dans lenchanement logique des concepts? Une ide prconue sintroduira dans la dduction; agissant comme une fin transcendante, elle adaptera le systme elle du dehors, et elle en altrera la forme naturelle. Il importe donc de se prserver dun dfaut qui a corrompu presque toutes les doctrines morales des hommes; il importe de substituer dfinitivement des prjugs arbitraires des jugements rels. Pour parvenir un tel rsultat, il faut dabord partir de dfinitions prcises. La dfinition est bien, comme dit Spinoza, le pivot de la mthode: la dfinition est lpreuve du concept: elle en fonde [p034] la vrit, parce quelle en fait voir lorigine, et parce quelle en limite ltendue, elle le garantit de lerreur. Il faut aussi que la dmonstration se fasse suivant un procd capable dassurer lordre rigoureux des propositions et dexclure toute interversion, de telle sorte que lesprit aille toujours du connu linconnu, du principe la consquence. En un mot, la philosophie doit tre expose de la mme faon que la gomtrie. Le caractre propre de la mthode mathmatique, cest en effet lexclusion des causes finales, la considration unique des essences et de leurs proprits. Grce cette mthode, la philosophie se compose de vrits qui sengendrent et senchanent delles-mmes; elle se cre en quelque sorte par sa seule vertu interne, et se traduit exactement dans les formes de la dmonstration; le progrs de la science est adquat au progrs de lesprit. Lapplication de cette mthode la philosophie, la morale en particulier, ne saurait donc tre envisage comme un fait indiffrent. Elle signifie quil faut nous dbarrasser des habitudes intellectuelles que notre enfance, notre ducation, nos gots, notre conduite antrieure et nos intrts pratiques nous ont fait involontairement contracter; il faut carter tout prjug pour faire uvre vritable dintelligence. Un systme original et libre rclame, pour tre entendu, une pense originale et libre. La mthode gomtrique est apparue Spinoza comme linstrument ncessaire pour cette uvre daffranchissement et de purification. Enfin, la rigidit de ses formes extrieures, la continuit de son dveloppement intime, lui semblaient galement propres, une fois le principe tabli, prvenir toute erreur dans lenchanement des consquences; car elles empchent que la pense ne sgare sous linfluence dune pression trangre, surtout quelle ne subisse un temps darrt et ne laisse une place vide que limagination remplirait du moins en apparence, et en se payant dune conception imaginaire. Ni dfinitions vaines, ni dmonstrations illusoires; cest par la raison, et par la raison seule, que la philosophie se dveloppe. Si elle nous conduit au but que nous cherchions, si mme elle semble nous y conduire par la main, ce nest pas quelle ait t adapte davance et par force ce but, que son principe ait t dtermin et admis en vue de la conclusion; cest quil la contenait vritablement en lui, quil la produite effectivement grce laccord de la pense avec elle-mme ou, suivant lexpression kantienne qui dsigne la richesse et la fcondit parfois inattendue de certaines [p035] propositions gomtriques, en vertu de sa finalit intellectuelle objective. En un mot, la libert de lesprit se rflchit avec exactitude dans un systme dont la puret et lintgralit garantissent la vrit, voil ce que veut dire le titre de louvrage spinoziste: Ethica ordine geometrico demonstrata.

Retour la Table des matires

Chapitre III

DIEU

Retour la Table des matires

Le systme spinoziste doit avoir pour principe une dfinition; cette dfinition, tant principe, exprime ncessairement une ide premire, que lesprit forme absolument, sans gard dautres penses. Or cette ide exclut toute cause, cest--dire que son objet ne rclame pour son explication dautre objet que lui-mme. En consquence, elle doit tre telle que, cette dfinition une fois donne, il ny ait plus lieu de poser la question dexistence; autrement dit, puisqu toute dfinition correspond une essence, lessence que contient la dfinition premire, enveloppe ncessairement lexistence. Tel est le point de dpart du systme: lessence enveloppant lexistence. Procdant tout entier de lactivit intellectuelle, il nen comporte pas dautre; en effet, il faut que lesprit prenne immdiatement possession de ltre; sinon, il lui demeurera toujours impossible de dduire une ralit dun simple concept, il ne pourra se dvelopper quen surface, sans jamais sortir de lapparence et atteindre la profondeur de ltre. Par suite, ou le systme sera une pure phnomnologie, ou la dfinition premire sera ontologique, cest--dire quelle comprendra le passage de lessence lexistence. En vertu de la certitude inhrente lintelligence que les choses sont dans la ralit ou formellement telles quelles sont dans la reprsentation ou objectivement, tout acte de lintelligence est une affirmation de la vrit; mais cet acte particulier, par lequel est affirm le passage de lessence lexistence, est tel quil nest vrai qu la condition de se dpasser lui-mme en tant quacte intellectuel, [p037] de franchir la sphre de lidalit pour entrer dans celle du concret. Lide contient en elle plus quelle-mme; lide est ltre. Par l le concept est dgag de son origine subjective; sa ralit ne dpend plus de lexistence de lesprit, cest lui-mme qui se pose, non plus dans lintelligence, comme simple notion, mais titre dessence dans labsolu, cest lessence qui se confre elle-mme lexistence. Une telle essence possde donc une nergie intime, une activit efficace; elle est une puissance de production, ou, si lon dsigne dun mot nouveau cette opration originale o le produit ne se distingue pas de ce qui produit, elle est une productivit. Spinoza lappelle cause de soi, et la premire dfinition de lthique est celle-ci: Jentends par cause de soi ce dont lessence enveloppe lexistence, cest--dire ce dont la nature ne peut tre conue autrement quexistante.

Ltre qui est absolument cause de soi na dautre raison dtre, dautre fondement que lui-mme; par consquent, il ne peut pas se rapporter quoi que ce soit dantrieur, cest lui, au contraire, que toute chose se rapporte; il nest lattribut de rien, il demeure toujours sujet. Il ne se dfinira donc pas par un substantif qui puisse se transformer en adjectif, cest--dire se rsoudre en proprits abstraites, dtaches du sujet. Or le substantif par excellence, celui qui ne sadjective pas, parce que sa fonction est dtre substantif toujours et partout, cest la substance. Ce qui est cause de soi est substance. Par substance, jentends ce qui est en soi et se conoit par soi; cest--dire ce dont le concept ne requiert pas, pour tre form, le concept dune autre chose. La notion spinoziste de substance ne peut donc pas se rduire, comme la notion scolastique une relation externe entre ce qui supporte et ce qui est support; elle a une valeur intrinsque; ce quelle exprime, cest ce qui fait que ltre subsiste par sa propre force et quil se suffit lui-mme, quil est labsolu: Ens a se; cest lintriorit de soi-mme soi-mme. Le concept de substance est essentiellement positif et concret; sa dfinition nest pas seulement affirmative, comme lest toute dfinition vraie, elle est laffirmation mme. Autant il y aura de manires [p038] daffirmer ltre que le terme employ soit lui-mme de forme affirmative ou ngative autant il y aura de proprits de la substance, qui se dduiront immdiatement de sa dfinition.

Ainsi la substance est ternelle, car lternit, cest lexistence elle-mme, en tant quelle dcoule ncessairement de la seule dfinition de la chose ternelle. Lternit, cest la forme la plus concrte de ltre, celle qui manifeste le mieux ce pouvoir inpuisable et continu de se crer toujours identique soi-mme. Lternit, cest ltre qui nest qutre et qui est tout tre; cest, comme dit Spinoza, la jouissance infinie de lexistence ou mieux encore de ltre. Aussi la substance sexplique-t-elle par lternit. De mme, la substance est infinie. Linfinit, cest encore ltre, entendu purement et simplement comme tre; ce qui trouve en soi sa raison, ne se manque jamais soi-mme et se ralise dans sa plnitude; cest dans lternit et dans linfinit que ltre remplit et achve sa propre notion. Ces proprits ne peuvent pas tre dtermines davantage, et ne doivent pas ltre; car la substance est essentiellement indtermine; en effet, une dtermination ne peut tre quune limitation, et qui dit limitation, dit ngation. Toute dtermination est une ngation; toute dtermination est donc incompatible avec la causalit de soi. Dire de la substance quelle dure, par exemple, et en dterminer la dure, ce serait supposer au-del de cette dure un temps o elle nexisterait pas, o il ne serait pas vrai, par consquent, que son essence engendre son existence, ce serait poser ltre en dehors de ltre, enlever la substance sa substantialit. En un mot, ds quon a conu la substance comme existant par soi, il est contradictoire de prtendre lenfermer dans quelque borne que ce soit; une chose finie, cest une chose qui est quelque part et qui quelque part nest pas une chose qui est vraie dune vrit incomplte et mal assure, dune vrit fausse, pourrait-on dire; la vrit essentielle do procde ltre, cause de soi, ne peut pas tre soumise cette limitation: il est donc impossible non pas dassigner seulement, mais mme de concevoir une limite cet tre, il se pose lui-mme comme absolument, comme infiniment infini.

[p039] Donc il ny a pas de mesure qui puisse sappliquer la substance; elle ne comporte pas plus le nombre que le temps, parce que le nombre, comme le temps, implique la passivit, et que la nature de la substance et de lternit rpugne toute passivit. Pour quon pt admettre une pluralit de substances, il faudrait ou quune substance pt tre produite par une autre, ce qui est contradictoire avec la dfinition de la substance: tre en soi et se concevant par soi, ou que cette dfinition mme suffit justifier lexistence simultane dun nombre dtermin de substances, ce qui ne pourrait encore sexpliquer que par lintervention de quelque cause trangre, puisque lunique raison interne de la substance, cest son essence, qui est ncessairement une et identique. De mme pour que la substance ft susceptible de division, il faudrait pouvoir concevoir en elle des parties. Or que seraient ces parties de substance? Des substances encore, ce qui ramnerait la notion injustifiable dune multiplicit de substances; ou bien ce ne seraient plus des substances, et il ne saurait y avoir, entre ce qui nest pas substantiel dune part et ce qui est substantiel de lautre, un rapport dhomognit comme celui qui lie la partie au tout. La substance est donc unique et indivisible; de quelque faon quon la considre, elle est unit. Lunit, laquelle ne soppose aucune multiplicit, qui na de rapport qu elle-mme, lunit absolue, en un mot, voil la substance de Spinoza. La catgorie suprme laquelle aboutit toute conception, dont dpend toute intellection, pose dans lordre de lexistence, devient ltre suprme.

Si la substance est unit parfaite, il est videmment impossible de tirer de son concept autre chose quelle-mme; la substance se ralise absolument dans son ternelle et infinie causalit de soi; elle est autonome, et elle se suffit. Seulement, nous sommes placs au point de vue de notre intelligence, et non pas au point de vue de la substance mme; or, puisque lintelligence ne se confond pas avec lacte substantiel de production, elle est ncessairement un produit spar de cet acte, par suite, elle nen comprend pas lunit dans son intimit concrte, en tant quunit; il faut quelle la dtermine dans un certain genre, pour sen former un concept exact, quelle lui donne une essence. Ce que lintelligence peroit de la substance comme constituant [p040] son essence sappelle attribut. Ainsi lattribut est lessence de la substance, la condition dentendre par essence non plus la raison intrinsque qui pose lexistence, mais, en un sens plus faible du mot, ce quil y a dintelligible dan