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Guy Genest

roman

Bordel-Station

Romanichels

À l’été 1955, un jeune étudiant descend du train àune petite gare qui dessert un chantier de coupe debois, loin au nord de La Tuque. Il vient y occuperun emploi de garde-forestier que son père lui adéniché pour les vacances d’été. Il passera les deuxmois qui suivent dans un camp, en plein bois, encompagnie d’Émeri Dugal, le vieux gardien duchantier. Ce séjour, qui ne visait qu’à lui faireconnaître la vie vivifiante des bois, lui fera décou-vrir bien autre chose.

Très rapidement, il développe une grande compli-cité avec Émeri, qui lui fait découvrir la vie del’«hôtel» qui a valu à la gare son surnom de Bordel-Station. Là, il se lie d’amitié avec Mme Rose, la mèremaquerelle, avec Célestin, le videur, et avec Caroleet Lili, deux jeunes et jolies putes. En leur compa-gnie, il perd ses préjugés de jeune homme de bonnefamille et ses sens s’éveillent. Encouragé par Émeri,qui lui vante les joies de l’amour, sa perception desfemmes et de l’amour change. Arrivé puceau et pleinde candeur à Bordel-Station, il en repartira trans-formé à tout jamais.

Bordel-Station est un roman d’initiation délicieu-sement irrévérencieux, tout en finesse, jamais gros-sier, empreint de tendresse et de joie de vivre, etporté par une écriture limpide et fluide.

Guy Genest est né à Québec en1951. Il a fait des études en lettresà l’Université Laval et en théâtreau Conservatoire de Québec. Il aœuvré au théâtre, amateur puisprofessionnel, pendant plus dedix ans, et à la radio, à CKRL, pen-dant huit ans. Depuis 1974, ilenseigne la littérature au Cégepde Limoilou. Parallèlement, il aécrit de nombreux textes danstous les genres littéraires.

La seule ombre au tableau […]venait de ce que la tendresse fraternelle qui nous unissait,Carole, Lili et moi, […]m’interdisait de mettre à exécution mon projet de coucheravec Lili. Quelle que pût être l’intensité de l’appétit d’elle quime dévorait, mon cœur à chaqueinstant me rappelait que j’avaisplus à perdre qu’à gagner encédant à mon envie qui, par ailleurs, croissait sans cesse. La présence de Carole m’affolaittout autant ; par moments, desbouffées de vertige sensuel mejetaient presque dans ses bras,mon corps frôlait son corps, puis,venant de je ne sais quel tréfondsde ma conscience, l’ordre me parvenait de me reprendre et jem’écartais d’elle avec une impression de retomber sur terreassez semblable à celle qu’onéprouve en s’éveillant brusquement d’un rêve de chutesans fin. Finalement, c’était assezétrange de passer l’essentiel demon temps avec deux putes et dedevoir demeurer chaste malgrémon désir d’elles.

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ISBN : 978-2-89261-632-3

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La collection ROMANICHELS est dirigée par Josée Bonneville.

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du même auteur

Le parti pris de la vie, poésie, Montréal, Éditions du Jour, coll. « Poètes du jour », 1974.La voie pactée, poésie, Éditions Le Loup qui hurle, 1977.Clé de tête, poésie, Éditions Le Loup qui hurle, 1978.« Petite Loutre », « Martha » et « La glu », nouvelles, dans Archipel, Éditions Le Griffon d’argile, 1989.Des poèmes, des nouvelles et des essais dans la revue Cahiers, de 1991 à 1997.(Sous le pseudonyme d’Hector Vigo), À la poursuite de Jonas 1. Belle-Bite le Hobo, Les Éditions XYZ, 2010.

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Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

Genest, Guy, 1951-

Bordel-station : roman

(Romanichels)

ISBN 978-2-89261-632-3

I. Titre. II. Collection: Romanichels.

PS8563.E54B67 2011 C843’.54 C2010-942524-3PS9563.E54B67 2011

Les Éditions XYZ bénéficient du soutien financier des institutions suivantes pour leurs activités d’édition :– Conseil des Arts du Canada ;– Gouvernement du Canada par l’entremise du Programme d’aide au développement

de l’industrie de l’édition (PADIÉ) ;– Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC) ;– Gouvernement du Québec par l’entremise du programme de crédit d’impôt pour

l’édition de livres.

Conception typographique et montage : Édiscript enr.Maquette de la couverture : Zirval DesignPhotographie de la couverture : Sondra Paulson, iStockphotoPhotographie de l’auteur : Christine Bourgier

Copyright © 2011, Guy GenestCopyright © 2011, Les Éditions XYZ inc.

ISBN 978-2-89261-632-3

Dépôt légal : 1er trimestre 2011Bibliothèque et Archives CanadaBibliothèque et Archives nationales du Québec

Diffusion/distribution au Canada : Diffusion/distribution en Europe :Distribution HMH Librairie du Québec/DNM1815, avenue De Lorimier 30, rue Gay-LussacMontréal (Québec) H2K 3W6 75005 Paris, FRANCETéléphone : 514 523-1523 Téléphone : 01.43.54.49.02Télécopieur : 514 523-9969 Télécopieur : 01.43.54.39.15www.distributionhmh.com www.librairieduquebec.fr

Imprimé au Canada

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À la mémoire de mes amis trop vite en allés,

Nicky Roy et André Simard.

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Quel héros l’on peut être, sans même lever le petit doigt.

Henry David Thoreau

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Quelque part sur la ligne de chemin de fer qui va de La Tuque à Sanmaur, à des milles et des milles de la plus proche localité, il y avait autrefois une petite gare, où le train s’arrêtait sur demande, et qui desservait les installa-tions d’un important chantier de coupe de bois.

On m’avait assuré que, de l’automne jusqu’au prin-temps, l’endroit était extraordinairement animé, malgré son extrême isolement. Cela avait enflammé mon imagi-nation. Mais quand je descendis du train, vers la fin de juin, il m’apparut plutôt comme un désert d’un mortel ennui.

Deux vastes maisons se faisaient face, de part et d’autre de la voie ferrée, dans une enclave d’environ trois cents pieds sur trois cents. Tout autour : la forêt, avec seulement la double trouée des rails, qui donnait le goût de foutre le camp illico.

J’avais dix-neuf ans et j’allais passer mon été dans cette forêt. Je ne connaissais rien à la foresterie, je ne m’y inté-ressais pas le moins du monde, je n’avais même jamais mis les pieds dans une vraie forêt auparavant, mais, pour m’ai-der à financer mes études, mon père n’avait rien trouvé de mieux que de me dénicher un emploi de garde-forestier pour la compagnie propriétaire du chantier. Il était ravi, mon papa : j’allais connaître la vie rude et vivifiante des bois. Il m’avait équipé, des pieds à la tête, de vêtements de travail typiques dans lesquels je me sentais parfaitement ridicule. Il jubilait, mon papa : dans la favorable solitude de la sylve, j’allais même pouvoir prendre de l’avance sur

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mon programme d’études, et me la couler douce l’année suivante. Il enviait ma chance, qu’il disait. Moi, j’enviais la chance de tous ceux qui avaient le bonheur de se trou-ver ailleurs. N’importe où ailleurs. Je ne m’étais pas bien rendu compte de ce qui m’attendait avant de descendre du train — je m’étais plus ou moins figuré un coin de campagne semblable à ceux que je connaissais — mais, devant la désolation que j’avais sous les yeux, j’avais envie de pleurer, de rage et de dépit.

En contrebas de la voie ferrée se trouvait le maga-sin général de la compagnie, une vaste construction en planches dont la peinture blanche s’écaillait. Le rez-de-chaussée, que prolongeait un important appentis, servait de magasin et d’entrepôt ; l’étage était partagé entre les appartements du magasinier et un dortoir pour accom-moder les bûcherons en transit. Mais comme le chantier restait fermé tout l’été, le magasin l’était aussi — si je ne l’avais pas déjà su, les panneaux aux fenêtres et le cadenas sur la porte se seraient vite chargés de me l’apprendre.

Restait l’« hôtel », qui avait valu à la petite gare son surnom de « Bordel-Station », et qui, curieusement, res-tait ouvert toute l’année. J’espérais trouver là les rensei-gnements qui me permettraient de poursuivre ma route jusqu’au camp situé en pleins bois, car, contrairement à mes prévisions, personne ne semblait être venu à ma rencontre.

C’était une énorme maison carrée, en briques rouges, vraiment incongrue au milieu d’une forêt. Une large gale-rie couverte faisait le tour du rez-de-chaussée et l’étage était mansardé. En m’approchant, je découvris des détails que sa masse imposante m’avait d’abord cachés : deux han-gars — un poulailler et une remise à outils, comme j’allais bientôt l’apprendre — et un assez grand potager, où une

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femme en robe de coton et chapeau de paille était accrou-pie, occupée à éclaircir des rangs de carottes. Je l’observai un moment à son insu, sans apercevoir son visage. J’aurais pu m’informer à elle, mais elle me tournait obstinément le dos et, sans raison, sa présence m’intimidait.

J’allai à la porte de devant — du moins celle que j’esti-mai telle parce qu’elle faisait face à la voie ferrée — et je frappai. Au bout d’une ou deux minutes, je frappai à nou-veau, sans plus de succès. Alors j’entrai.

Devant moi, un escalier montait à l’étage et un corri-dor aux boiseries sombres courait dans la pénombre vers une porte fermée. À ma gauche et à ma droite, fermées elles aussi, deux autres portes se faisaient face. Je frappai à l’une, puis à l’autre, toujours sans obtenir de réponse. Je ressortis et fis le tour de la maison par la galerie.

À l’arrière de la maison, je trouvai enfin quelqu’un : une grosse femme dormait, affalée dans un fauteuil. Je m’approchai d’elle et toussai, espérant la réveiller — et le cri qu’elle poussa, surprise dans son sommeil, me figea de peur. Je m’excusai, voulus m’expliquer, mais elle riait déjà de sa brève terreur et me dévisageait d’un œil malicieux. La femme dans le potager avait bondi en entendant le cri, puis, constatant que ce n’était qu’une fausse alerte, avait aussitôt repris son travail.

— Qui es-tu, toi ? me demanda la grosse femme, un œil rond, l’autre enfoui sous les plis de sa paupière.

Elle me faisait penser à une poule et j’avais malgré moi envie de rire. Je lui expliquai que la compagnie m’avait engagé pour surveiller le chantier et que je débarquais du train.

— Quel train ? Quelle heure est-il ?— Vous n’avez pas entendu le train s’arrêter ? Je me

disais bien aussi…

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— Quoi ?— Ben… que c’était étrange que le train s’arrête et que

ça n’attire personne.— Surtout dans un trou perdu comme ici, pas vrai,

mon garçon ? ajouta-t-elle avec un clin d’œil.Puis elle eut une expression inquiète et étira le cou dans

la direction du potager. Comme l’aurait fait une poule, seule sa tête avait bougé, faisant trembloter ses chairs abondantes et molles ; je pinçai les lèvres pour ne pas rire. Apparemment rassurée de trouver la jeune femme au chapeau de paille à sa place dans le jardin, elle se détendit, mais laissa tomber, dans un soupir, ces paroles énigmatiques :

— Pauvre Carole, c’est pas elle qui va courir au train avant un bout de temps. Mais Lili…

Elle avait à nouveau l’air inquiète. Sans que rien l’eût laissé prévoir, elle beugla, d’une voix puissante et saisis-sante comme le tonnerre :

— Lili !L’appel se répéta, sur des tons variés mais invariable-

ment tonitruants, jusqu’à ce qu’une jeune fille apparaisse. Elle avait l’air tout endormie en sortant de la maison.

— T’entends pas quand on t’appelle, ou quoi ? demanda la grosse femme d’un ton bourru.

— Ben… je dormais, s’excusa la fille.— Ça fait dix minutes que je crie ton nom comme

une perdue ! Ça t’a pris tout ce temps-là pour descendre ? T’aurais pu répondre, non ?

La fille ne paraissait pas du tout embarrassée ni intimi-dée. C’était une jolie brunette, avec de grands yeux verts et une bouche bien dessinée. Elle pouffa.

— Dix minutes ! Comme si ça me prenait dix minutes pour enfiler une robe et descendre de ma chambre ! Faut toujours que vous exagériez, madame Rose.

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— T’as pas entendu le train s’arrêter ? l’interrogea Mme Rose, qui ne semblait pas vouloir changer de ton.

— Le train s’est arrêté ? s’étonna la fille.— D’où tu penses qu’il débarque, celui-là, s’indigna la

grosse femme. De la planète Mars ?La fille, semblant enfin me remarquer, me gratifia d’un

fugitif sourire.— Je faisais la sieste, madame Rose, j’ai rien entendu.

Quelle heure il est ?J’avais envie de dire à la fille que Mme Rose n’avait rien

entendu non plus parce qu’elle dormait aussi. Intimidé par la grosse femme, craignant qu’elle ne retournât sa mau-vaise humeur contre moi si je la dénonçais, je gardai mon observation pour moi. Plus tard, j’ai compris que j’aurais pu me permettre cette petite insolence — que j’aurais même dû — mais, à ce moment-là, tout ce que je suis parvenu à dire, c’est :

— Et moi ? Qu’est-ce que je dois faire, maintenant ?La fille interrogea sa patronne du regard. La grosse

femme soupira et se décolla lentement de son fauteuil.— Tu vois cette échancrure dans la forêt, là-bas ? C’est

la piste qui conduit à ton camp, mon gars.Puis, pour le bénéfice de la fille :— Le pauvre petit met les pieds ici pour la première

fois et personne est venu l’attendre. Je parie que le vieux Dugal sait même pas qu’on lui a engagé un assistant. Il t’a rien dit, à toi ?

— Je vous jure que j’en savais rien, se défendit la fille.— Je sais bien que le vieux cachottier a l’habitude de

garder ses secrets pour lui, mais ce serait pas la première fois qu’à toi…

— Justement, coupa la fille, vous pensez bien que si Émeri avait été au courant, il m’en aurait parlé.

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J’ignorais alors que le vieil ours mal léché qui allait être mon patron immédiat avait un faible pour Lili, la jolie brunette, et qu’il la fréquentait régulièrement, moins pour soulager ses sens que pour se réchauffer le cœur, d’ailleurs. Pourtant, ce bordel, auquel la petite gare devait son surnom, je ne tarderais pas, sinon à en connaître tous les secrets, du moins à en partager l’intimité quotidienne.

— Je vais lui montrer le chemin, s’offrit Lili.— Hé ben, mon cochon ! pouffa Mme Rose. Mlle Lili

s’offre en personne à te servir de guide ! Profites-en, mon garçon, c’est pas tous les jours que ça passe. Et puis, si ça devient trop assommant avec ce vieil hurluberlu d’Émeri Dugal, reviens nous voir : chez Rose, personne fait de manières et chacun trouve son plaisir. Tu te souviendras ? Chez Rose… Oui, oui, je suis sûre que tu te souviendras.

Elle éclata de rire. Son regard, plein de sous-entendus et de suggestions muettes, allait et venait de mes yeux à la belle fille qui m’attendait dans la lumière du soleil. Je me sentais idiot parce que j’étais sûr d’avoir rougi.

Mais déjà, Lili me précédait dans l’escalier pour me montrer le chemin. Je remerciai Mme Rose, attrapai mes affaires et suivis Lili.

Elle marchait pieds nus et semblait y prendre plaisir. L’air embaumait l’humus et la résine.

— Qu’est-ce que c’est, ton nom ? me demanda-t-elle sans se retourner.

— Jean-Pierre.— Moi, c’est Lili. Je te fais un brin de conduite, mais

après la cédrière il faudra que tu te débrouilles tout seul. Rendu là, c’est pas bien difficile, de toute façon.

Lili m’avait d’abord paru frêle, mais à la regarder mar-cher devant moi, souple et agile comme un animal sauvage, elle me sembla tout à coup extraordinairement robuste.

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Elle donnait l’impression de bondir, gracieuse comme une danseuse, tandis que je trébuchais à tout bout de champ sur les pierres et les racines du sentier. J’avais du mal à sou-tenir son rythme. Les bretelles de mon sac me sciaient les épaules, je crevais de chaud malgré la fraîcheur du sous-bois et, vraiment, je ne me sentais pas de taille avec elle. Un peu ridicule, quoi, et ça me vexait. Elle était un peu plus jeune que moi, d’un an ou deux peut-être, et je me disais qu’elle était sans aucun doute l’une des prostituées à l’em-ploi de Mme Rose. De plus, je la devinais nue sous sa robe de coton imprimé. Tout cela me troublait. Elle m’attirait mais en même temps je la jugeais de haut : comment une telle fille, une campagnarde qui n’était sortie de sa ferme que pour se retrouver dans un bordel au fond des bois, aurait-elle pu apprécier un garçon comme moi ? Pourtant, sa supériorité physique et son indifférence m’agaçaient, je me sentais nono, presque humilié, pas du tout à la hauteur — sans compter que je m’inquiétais vaguement de ce qui m’attendait au bout de cette piste forestière.

Après avoir descendu une pente assez abrupte, nous parvînmes dans un endroit plat où poussaient de grands cèdres.

— C’est ici que je te laisse, m’annonça Lili.Je posai mon sac.— C’est pas bien compliqué, tu verras, suffit d’aller

tout droit. Tu trouveras bien quelques embranchements à droite et à gauche, mais la route est bien dessinée, tu pourras pas te tromper. On se reverra sûrement à l’hôtel, mon beau Jean-Pierre, ajouta-t-elle d’une voix de miel où pointait un soupçon de soufre.

Je voulus lui expliquer que je n’avais aucune idée de ce qui m’attendait et que je ne savais pas du tout si je le pour-rais… Elle me toisa d’un air de profonde commisération,

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tourna les talons et remonta lestement la côte que nous venions de descendre. Avant de disparaître, sans se retour-ner, elle me fit un signe de la main — adieu ? au revoir ? déniaise-toi ? —, un furtif geste de la main.

Je me sentais stupide et perdu. Il me restait sans doute un bon bout de chemin avant de parvenir au camp, je devais encore me présenter à ce Dugal que Mme Rose avait qualifié de vieil hurluberlu, chaque pas m’enfonçait un peu plus profondément dans cette forêt, peut-être magnifique mais absolument inconnue, que des loups et des ours, dont je ne savais rien sinon qu’ils pouvaient être dangereux, peu-plaient certainement. Je faillis rebrousser chemin et courir vers l’hôtel où je pourrais louer une chambre en attendant le train du lendemain, persuadé un instant que ce serait là un moindre mal. Mais l’idée des explications qu’il me faudrait fournir à mon père, à mes amis, à tous ceux à qui j’avais pété une broue en leur parlant de mon emploi d’été, me rendit, sinon du courage, du moins un peu de bon sens et de détermination. De toute façon, je devais approcher du camp : je marchais depuis quelques minutes dans un espace ouvert, ravagé par la coupe à blanc.

On ne peut pas savoir son bonheur tant qu’on n’y a pas goûté : quand j’arrivai enfin au camp, que je vis le vieux bonhomme débraillé assis sur le seuil et qui me regardait venir les yeux ronds, je fus convaincu de faire mon entrée en enfer. Je crus même ma dernière heure venue quand le vieux solitaire, après s’être précipité à l’intérieur du camp, en ressortit armé d’une carabine qu’il pointa dans ma direc-tion : à la compagnie qui m’avait engagé, pour accommoder mon père plutôt que par nécessité, personne n’avait songé à le prévenir que pendant deux mois il aurait un compagnon.

Je lui expliquai tant bien que mal pourquoi je venais troubler sa solitude. Il me regarda, incrédule, puis il se

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gratta la tête, en proie à une comique perplexité. Il accep-tait d’emblée mes prétentions, la compagnie pouvait bien faire toutes les folies qu’elle voulait, simplement il réflé-chissait à toute vitesse aux arrangements que cette situa-tion inattendue allait nécessiter. Aux inconvénients pour lui, aussi : il paraissait consterné.

Finalement, il me fit signe de le suivre dans la cabane. Je déposai mon sac près de la porte pendant qu’il allait sus-pendre sa carabine à un crochet au-dessus de sa couchette. J’en profitai pour l’observer.

Il devait approcher de la soixantaine, s’il ne l’avait pas déjà. Il donnait une impression de négligé, pas tant à cause de l’état de ses vêtements que parce que des touffes hirsutes de cheveux gris s’élançaient dans tous les sens sur sa tête. Il n’était pas très grand, mais râblé, comme on dit, et il dégageait une énergie presque juvénile. Je découvri-rais bientôt qu’il était aussi insondablement triste, qu’il buvait pour ne pas trop y penser, que rien de solide ne l’accrochait à qui que ce soit, et qu’il aimait son métier parce que celui-ci lui procurait toute la solitude désirée. L’été il gardait le camp, en saison de coupe il s’occupait des chevaux.

— Ben c’est ça, commença-t-il en me montrant du geste la vaste pièce en bois rond, va falloir te monter un bed ici-dedans. Les dortoirs sont fermés, les écuries aussi, ça va être moins compliqué comme ça. Tu te mettras où tu veux, c’est pas la place qui manque. As-tu faim ? J’espère que t’as pas trop faim parce que je savais pas que t’arrive-rais, moi. J’ai un fond de bines, il doit me rester deux ou trois bananes, faut pas que tu t’attendes à un banquet à soir. On s’arrangera pour mieux, demain. As-tu faim ?

Il était plein de gentillesse et de sollicitude, celui qu’on m’avait annoncé comme un vieil ours mal léché. Il se

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désolait de ne pas pouvoir mieux me recevoir même s’il se défendait bien d’en être responsable.

— Aimes-tu les mouches ?J’avais bien été agacé par quelques-unes, chemin fai-

sant, mais en fait j’avais été agréablement surpris de ne pas l’être davantage après ce que j’avais entendu dire de l’enfer des forêts du Nord.

— Tu perds rien pour attendre ! Tu vas voir : leur heure s’en vient. Y a fait beau, aujourd’hui, y a fait chaud, mais attends que le soleil baisse encore un peu. J’espère que t’es patient pis que je vais pas me ramasser avec un enragé.

— Vous dites ça pour me faire peur. Ça ne peut pas être aussi terrible que vous le prétendez.

— Ça dépend. Y en a que les mouches aiment pas. Ceux-là trouvent pas ça si pire. Viens, on va aller te cher-cher un bed. Après, on mangera.

Je le suivis dans un des dortoirs. Je me demandais com-ment je réagirais si par malheur les mouches m’aimaient.

— C’est la première fois que tu mets les pieds dans un camp de bûcherons ? Bon, ben, ici c’est un des trois dor-toirs du camp. On peut coucher jusqu’à quarante hommes ici-dedans. Y a des fois où ça brasse en pas pour rire.

J’essayais d’imaginer à quoi pouvait ressembler cette longue cabane basse quand elle grouillait d’hommes four-bus après une longue et rude journée de travail à quinze ou vingt degrés sous le point de congélation — sans y par-venir : il régnait là un tel silence !

Les mouches commencèrent à sortir pendant que nous transportions de quoi monter un lit de camp convenable. Émeri lâcha une bordée de jurons.

— Moi, je suis pas patient. C’t’engeance-là, si y avait une sorte de fusil pour la tirer, j’en aurais un deuxième de rechange, au cas. Y en a qui disent que l’amour peut rendre

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Page 21: Bordel-Station€¦ · surnom de «Bordel-Station », et qui, curieusement, res - tait ouvert toute l’année. J’espérais trouver là les rensei-gnements qui me permettraient

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Achevé d’imprimer en janvier deux mille onzesur les presses de l’imprimerie Gauvin,

Gatineau, Québec.

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