BIOGRAPHIQUES || "Une année amoureuse de Virginia Woolf", ou la Fiction biographique multipliée

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Armand Colin "Une année amoureuse de Virginia Woolf", ou la Fiction biographique multipliée Author(s): ROBERT DION Source: Littérature, No. 128, BIOGRAPHIQUES (DÉCEMBRE 2002), pp. 26-45 Published by: Armand Colin Stable URL: http://www.jstor.org/stable/41704886 . Accessed: 10/06/2014 14:08 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Armand Colin is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Littérature. http://www.jstor.org This content downloaded from 194.29.185.80 on Tue, 10 Jun 2014 14:08:01 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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Armand Colin

"Une année amoureuse de Virginia Woolf", ou la Fiction biographique multipliéeAuthor(s): ROBERT DIONSource: Littérature, No. 128, BIOGRAPHIQUES (DÉCEMBRE 2002), pp. 26-45Published by: Armand ColinStable URL: http://www.jstor.org/stable/41704886 .

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LITTÉRATURE N° 128 -DÉC. 2002

■ ROBERT DION, UNIVERSITÉ DU QUÉBEC À MONTRÉAL

Une année amoureuse

de Virginia Woolf,

ou la Fiction biographique

multipliée

Ich erfinde Gestalten, die es gegeben hat. [J'invente des figures qui ont existé.]

Peter Härtling

Les faits, voilà tout ce qu'ils peuvent nous donner, et les faits sont une forme de fiction très inférieure.

Virginia Woolf

Depuis quelques décennies, à la faveur de l'engouement pour toutes les formes de récits de vie, se sont multipliés les essais biographiques (psycho-, socio- et historiobiographies !), les biographies critiques, senti- mentales ou intellectuelles, les romans biographiques, les biographies romancées, pour ne retenir que quelques variantes fort répandues 2. Parmi les objets privilégiés de ces livres innombrables, les écrivains, anciens ou nouveaux, occupent une place non négligeable, de telle sorte que plusieurs réservent à de semblables ouvrages la dénomination commode de «biographie littéraire» - c'est le cas des collaborateurs au collectif intitulé la Biographie littéraire en Angleterre ( xvif-x)â siècles ), où l'on indique d'emblée: «L'anglistique française s'est peu intéressée à la question de la biographie littéraire (par quoi nous entendons ici, de manière très restrictive, la biographie d'un écrivain par un autre écrivain)» (Regard, 1999, p. 11). Dans le cadre d'une recherche que notre équipe vient d'entreprendre 3,

1 . Pour quelques-unes de ces distinctions, voir Schabert (1990). 2. Une catégorie à part: le théâtre à caractère biographique, aujourd'hui florissant; pensons a Emmanuel Kant de Thomas Bernhard ([1978] 1989), à Totenauberg d'Elfriede Jelinek (1991 - sur Heidegger et Arendt), aux pièces de Victor-Lévy Beaulieu ( Sophie et Léon, 1992 - sur Tolstoï), de Jovette Marchessault {la Terre est trop courte, Violette Leduc, 1982), de Michel Garneau {Emilie ne sera plus jamais cueillie par l'anémone, 1981 - sur Emily Dickinson). 3. Formée de Frances Fortier et de moi-meme, cette equipe de recherche sur la biographie imaginaire d écri- vain bénéficie d'une subvention du CRSH du Canada; elle est affiliée à l'équipe interuniversitaire FC AR Dynamique des genres, que je dirige. Je remercie particulièrement Caroline Dupont, qui a effectué une part de la recherche pour le présent article ; je lui suis redevable de toutes les indications qui concernent le journal et la correspondance de Virginia Woolf.

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nous désirons justement nous pencher sur ces biographies d'écrivains écrites par des écrivains 4, et spécialement sur les démarches hybrides où la fiction tend à contaminer les faits, «au nom d'une vérité supérieure aux platitudes de l'histoire» (Madelénat, 1998, p. 50).

Prenant acte de ce que toute vie est un imaginaire, certains auteurs qui donnent dans la fiction biographique 5, dans la biographie fictionnelle ou imaginative 6 ou dans la biographie imaginaire - pour l'heure, je tiens ces termes pour à peu près équivalents - choisissent de renoncer au moins partiellement à la rigueur de l'enquête au profit d'une recréa- tion de l'existence, ou d'une partie de l'existence, de leur modèle à par- tir des possibilités techniques, mais aussi herméneutiques, que leur offre la fiction. Qu'il suffise d'évoquer quelques auteurs qui ont fait de la biographie imaginaire un mode d'écriture privilégié : Victor-Lévy Beau- lieu au Québec, Peter Härtling et Dieter Kühn en Allemagne, Michel Schneider en France, et Virginia Woolf en Angleterre, dont il sera ici question par le truchement de la fiction biographique que lui a consacrée Christine Duhon, Une année amoureuse de Virginia Woolf (1990). J'ai sélectionné cet exemple pour plusieurs raisons: d'abord, parce que Vir- ginia Woolf est elle-même la biographe de quelques artistes et écrivains et que, sa carrière durant, en digne fille de Lord Stephen - l'éditeur de l'imposant Dictionary of National Biography - , elle a réfléchi sur le genre, rédigeant des textes théoriques d'importance; ensuite, parce que Duhon la saisit au moment où elle forme le projet d'écrire Orlando 7, sa biographie imaginaire de Vita Sackville-West. Quand on sait que le livre de Woolf repose pour une large part, en ce qui concerne la documenta- tion, sur l'ouvrage de Sackville-West à propos de Knole and the Sack- villes, on évalue mieux à quel point la fiction biographique de Duhon est multiple; car si toute biographie, dans la mesure où elle s'érige sur des documents qui constituent déjà un discours sur les événements, se révèle un métadiscours (Rey nier, 1999, p. 148), c'est encore plus vrai pour Une année amoureuse de Virginia Woolf qui représente en définitive une méta-métabiographie. D'où l'intérêt de s'y arrêter, particulièrement en considération de l'optique intergénérique et herméneutique qui est la mienne.

4. Dans un article intitulé «la Biographie littéraire aujourd'hui», Daniel Madelénat retient les deux accep- tions suivantes, qu'il qualifie respectivement d'«objective» et de «subjective»: «la biographie consacrée aux auteurs (définie par son objet ou son thème), et la biographie faite par des auteurs, partie intégrante de la littérature» (1998, p. 39-40). Ici, le terme recouvre simultanément les deux acceptions. 5. C'est la dénomination proposée par Rolf Sudau (1985) - «biographische Fiktion» - dans son ouvrage sur les formes de réappropriation de la tradition littéraire. 6. Il s agit des termes proposés par Ina Schabert (1990) - «imaginative biography» et «fictional biography». Ces deux catégories ne coïncident pas tout à fait: voir la note 15. 7. J'utiliserai la septième impression de l'édition anglaise originale de 1928 d 'Orlando, ainsi que l'édition courante française de 1974 (impression de 1992), dans la traduction de Charles Mauron.

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■ BIOGRAPHIQUES

LA PERSPECTIVE INTERGÉNÉRIQUE ET HERMÉNEUTIQUE

Avant d'entrer dans l'étude de cas, j'expose en quelques lignes le point de vue qui gouvernera l'analyse. Je postule d'abord que la fiction biographique se situe à la croisée de la critique et de la fiction, puisque ce type de textes ne participe ni tout à fait de la biographie «scientifique» ou érudite, ni non plus des diverses variantes des biographies littéraires ou populaires, ni davantage du roman biographique à caractère historique, mais joue de l'ensemble de ces possibilités sans du reste craindre la contradiction: ces textes tendent à pousser jusqu'à l'extrême l'effet de miroir (parfois déformant) entre l'homme et l'œuvre, ou plutôt entre l'œuvre et l'homme - tant il semble que, dans le corpus établi jusqu'à présent, ce soit avant tout l'œuvre qui projette son ombre sur la vie réi- maginée, et non l'inverse.

L'hésitation terminologique, s'agissant de la désignation de cette classe de textes, n'est pas fortuite: une telle classe - il serait prématuré de parler de «genre» ou même de «sous-genre» - n'existe pas en soi, elle est à construire théoriquement. Ainsi les œuvres de notre corpus portent des désignations génériques diverses: «roman» pour Une année amoureuse de Virginia Woolf, «lecture-fiction» pour Monsieur Melville de Victor-Lévy Beaulieu, «suite musicale» pour Niembsch ou V immobi- lité de Peter Härtling 8, etc. Au fil de la recherche, l'objet devra être circonscrit à partir d'une réflexion sur les transferts génériques comme aboutissement de processus ď hybridation, de transposition et de diffé- renciation (voir à ce sujet Dion, Fortier et Haghebaert, 2001 9, ainsi que Dion et Haghebaert, 2001). En plus de l'hypothèse évoquée ci-haut d'une hybridation entre critique et fiction - entre visée herméneutique et pure spéculation - , je suppose que l'un des procédés privilégiés de la biographie imaginaire réside dans la transposition de textes-souches, de nature fictionnelle ou critique, appartenant à l'œuvre de l'écrivain bio- graphé. Enfin, en ce qui a trait au troisième processus, il faudra voir si cette sorte de biographie littéraire relève effectivement, comme nous le supposons, d'une différenciation de l'ordre de la perversion, de la spé- cialisation, de la dérivation, de la restriction, par rapport aux genres voisins plus «stables», la biographie dite «scientifique» d'une part (essentielle- ment factuelle), et le roman biographique, de l'autre (qui raconte une vie de fiction à laquelle le lecteur est convié de croire en faisant comme s'il s'agissait d'une personne et non d'un personnage).

Mon point de vue ne recoupe donc pas exactement celui de Dorrit Cohn, qui, dans «Vies fictionnelles, vies historiques» (1997), vise à dis-

8. Sur Nikolaus Lenau. 9. Se référer notamment à l'introduction et a la conclusion, qui portent spécifiquement sur la dynamique des genres.

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tinguer récit de vie «historique» et récit de vie fictif sur la base de critè- res formels, principalement narratologiques. Je cherche plutôt à voir comment la fiction biographique joue de la dynamique des genres pour se situer dans un entre-deux fécond, dans un continuum où s'anastomosent des éléments de provenances diverses 10. Parallèlement à la perspective strictement intergénérique et dans le prolongement de mes travaux sur la dimension critique des fictions contemporaines n, j'entends aussi envisager le discours critique et plus largement herméneutique que tient, à divers degrés, la biographie imaginaire sur l'œuvre de l'écrivain biographé. Parce qu'elle figure un «échange dialectique entre au moins deux vies et deux "autorités"» (Regard, 1999, p. 16), la fiction biographique dessine un espace interprétatif où, mieux que dans les biographies plus «classiques» soumises à un impératif de séparation nette entre sujet et objet, se trame un fascinant jeu de miroirs entre deux écrivains - entre des personnes, mais également entre des œuvres qui paraissent se com- menter réciproquement, sans considération d'antériorité ou de postériorité. Il s'agira donc de voir jusqu'à quel point la biographie fictionnelle cons- titue un discours critique. Il va de soi qu'au terme de la présente analyse, les hypothèses demeureront hypothèses: une étude de cas ne saurait valoir pour tout un corpus ; elle permet cependant de mettre à l'épreuve la pertinence de la problématique de recherche.

WOOLF ET LA BIOGRAPHIE

Lorsque Christine Duhon entreprend d'écrire une fiction biographi- que sur Virginia Woolf, elle ne peut pas ignorer qu'elle s'aventure en terrain miné: l'écrivaine anglaise est elle-même biographe et elle a pro- duit, çà et là dans son œuvre, une réflexion séminale sur le genre. Amie intime de Lytton Strachey, l'un des inventeurs de la «New Biography» 12, Woolf a notamment écrit deux articles importants, «The New Biography» ([1927] 1967) et «The Art of Biography» ([1939] 1967) ; le premier est rédigé alors même que l'auteure écrit Orlando , texte qui contient de nombreux aperçus sur la pratique biographique. Par la force des choses, Duhon est donc entraînée à faire discourir Virginia sur l'écriture de la biographie: «Mais c'est une biographie», confie celle-ci à Leonard Woolf à propos ď Orlando ; «Enfin, je vais essayer de combiner fiction et biographie. [...] J'aimerais révolutionner la technique de la

10. Dans un article sur la production biographique des vingt dernières années, Madelénat note que « [l]es frontières prennent [...] une importance stratégique et semblent assaillies, submergées, voire abolies par la surenchère et la course à l'originalité. Le caractère le plus fringuant de la biographie actuelle est son expan- sion et sa délocalisation hors des limites traditionnelles. [. . .] Les produits doivent donc se différencier et se sophistiquer; ils fuient un centre surpeuplé» (2000, p. 158). 11. Voir particulièrement le chapitre sur Monsieur Melville dans le Moment critique de la fiction (Dion, 1997) 12. Au fil de l'analyse, on trouvera quelques aperçus sur ce type de biographie; pour une présentation plus systématique, voir Revirón (1999) et Reynier (1999).

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■ BIOGRAPHIQUES

biographie» (1990, p. 86-87) 13, ajoute-t-elle. De quelle révolution s'agit- il exactement selon Woolf? Disons d'abord que l'enjeu de toute bonne biographie, pour le dire comme dans «The New Biography», se révèle «a stiff one» : il s'agit de souder une vérité solide comme le granit à l'évocation d'une personnalité intangible comme l'arc-en-ciel ([1927] 1967, p. 229). Woolf plaide en faveur d'un traitement des faits à la lumière de la personnalité du biographé: les circonstances de la vie ne doivent jamais prendre le pas sur la vie intérieure et la pensée. Ce pré- cepte convient particulièrement, on l'aura deviné, aux «uneventful lives of poets and painters» ([1927] 1967, p. 230). Le biographe doit se faire artiste, s'égaler à son sujet, se donner un point de vue, choisir, proposer une synthèse. Leon Edel se situe tout à fait dans le sillage de Woolf lorsqu'il écrit dans «Biography: a Manifesto» : «the biographer is allowed to be as imaginative as he pleases, so long as he does not imagi- ne his facts» (1978, p. 1). Par ailleurs, à la différence de Harold Nicol- son - un «New Biographer» qui, incidemment, fut l'époux de Vita Sackville-West et qui, à ce titre, figure dans le roman de Duhon - , Woolf ne croit pas qu'il soit légitime d'écrire au sujet du biographé et de soi-même «as though they were at once real and imaginary» ([1927] 1967, p. 232) : la vérité des faits et celle de la fiction, dit-elle, sont incompatibles, elles se détruisent réciproquement, si bien que le biogra- phe, pauvre tâcheron de l'écriture, ne dispose ni de la liberté de la fic- tion ni de la substance des faits. Mais celui-ci doit néanmoins persister dans le désir d'amalgamer le granit et l'arc-en-ciel: c'est en tout cas le programme que lui trace Woolf14.

Dans «The Art of Biography», les prétentions artistiques du genre sont revues à la baisse, sans doute à la suite de l'échec de la biographie largement fictionnelle de la reine Elisabeth Ire par Strachey: pour Woolf, le biographe apparaît désormais «comme un artisan, non comme un artiste» ([1939] 1967, p. 227 - je traduis); sa tâche la plus noble con- siste dès lors à restituer la tension énergétique de la réalité, le fait créa- tif, «the fertile fact» ([1939] 1967, p. 228), c'est-à-dire le détail révélateur, un geste, une expression, une anecdote; bien que l'imagina- tion soit bienvenue, la fiction, elle, doit être soigneusement évacuée 15,

13. Les références au roman de Duhon seront dorénavant indiquées par le seul folio entre parenthèses. Pour ce qui concerne le désir de révolutionner la biographie dont elle fait part à son mari dans le roman, on le trouve exprimé presque dans les mêmes termes dans une lettre à Vita Sackville-West: «It sprung upon me how I could revolutionise biography in a night» (cité par Schabert, 1990, p. 70). 14. Je ne puis m'empêcher de voir une adaptation de la métaphore du granit et de l'arc-en-ciel dans ce pas- sage ďUne année amoureuse de Virginia Woolf : «Orlando se mouvait et c'étaient le corps, la chair de Vita qui se courbaient, se soulevaient et galopaient sur un cheval. Vita traitée comme un immeuble, une maison, comme ces énormes blocs de matériaux opaques auxquels il fallait trouver un équivalent dans le langage écrit» (51). 15. C'est pourquoi Schabert introduit une distinction entre «biographie imaginative» et «biographie fictionnelle»: la première tire de la masse documentaire un portrait de la vie intérieure, elle recourt à tous les procédés littéraires possibles, elle réimagine de l'intérieur des moments clefs de l'existence du modèle; la seconde va plus loin, elle extrapole à partir d'indices encore plus ténus - non pas par exemple les lettre

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les faits pouvant certes être retravaillés par l'imagination, mais non pas créés.

Dans les deux essais que je viens d'évoquer, qui sont séparés par douze ans et qui balisent l'écriture des principales biographies de Woolf, Orlando (1928), Flush (1933) et Roger Fry (1940), s'exprime l'écartè- lement du biographe entre la vie intérieure, recréée en partie par l'imagi- nation, et les faits avérés, solides (Reynier, 1999, p. 142). Entre ces deux essais s'opère du reste un glissement vers une attitude plus conservatri- ce, qui mène à l'écriture d'une biographie de facture plus sage, celle de Roger Fry. Quant à Orlando , le livre dépasse largement le programme de «The New Biography», qui pourtant fut écrit dans ses marges : il s'agit d'aller au-delà des innovations de «New Biographers» tels que Strachey et Nicolson, de donner une vision fantastique mais vraisembla- ble de Vita Sackville-West en faisant totalement basculer la biographie du côté de l'art (plutôt que de l'histoire et de la science). Comme l'écrit Woolf dans son journal, le projet est d'adopter «un cadre qui admette n'importe quoi, comme Tristram Shandy » (cité par Revirón, 1999, p. 133 - je traduis). Dans son journal, à l'entrée du 22 octobre 1927, elle précise ses intentions : «J'écris Orlando un peu comme un pastiche, très clair et très simple, de sorte que les lecteurs pourront en comprendre le moindre mot. Mais l'équilibre entre la fantaisie et la réalité doit être prudent. L'histoire est basée sur Vita, Violet Trefusis, Lord Lascelles, Knole, etc.» (1977, p. 198) 16. Pastiche, fantaisie, réalité, farce sérieuse17, roman où s'insinuent «[d]e petits fragments de vers et de rimes» (18 mars 1928; 1977, p. 208) - et que la mention «biographie» sur la cou- verture menace de condamner à l'insuccès (22 septembre 1928; 1977, p. 221): dès l'origine, Orlando est placé sous le signe de l'hybridité, sa réussite ne pouvant découler que d'un fragile équilibre entre des qualités antagonistes. Il s'agit donc bien dans ce livre de réconcilier des compo- santes fictionnelle et factuelle qui, d'après Woolf, devraient s'annihiler mutuellement; la pratique déborde ici les bornes fixées par la théorie.

On le sait, Orlando comporte de nombreux passages sur la biogra- phie, tantôt programmatiques, tantôt ironiques, comme dans l'exemple suivant:

Heureuse la mère qui porte un tel être ! plus heureux encore le biographe qui raconte sa vie! L'une n'aura jamais à s'affliger, ni l'autre à demander le se- cours du romancier ou du poète. De haut fait en haut fait, de gloire en gloire,

15. écrites par le biographé, mais une lettre reçue par lui - , elle se dispense des modalisations - «peut- être que. . . », «probablement», «j'imagine que. . . », «je serais porté à croire que. . . », etc. - pour présenter tout le texte comme «a conditional statement» (1990, p. 58s.). Entre biographie imaginative et biographie fictionnelle, il n'y a donc pas différence de nature, mais de degré. 16. Dans le roman, cet extrait du journal est ainsi retraduit: «Elle souhaitait écrire cette épopée dans un style parodique, très clair et très simple tout en prenant garde à l'équilibre entre la réalité et la fantaisie» (81). Noter ici l'apparition d'une autre catégorie générique: l'épopée. 17. «Il [ Orlando ] va peut-être se trouver entre deux chaises, trop long pour une farce, et trop frivole pour un livre sérieux» (22 mars 1928; 1977, p. 209).

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■ BIOGRAPHIQUES

de charge en charge, le héros doit aller toujours, son scribe le suivant, jus- qu'au siège suprême, si haut placé soit-il, où tendent leurs désirs communs. (Woolf, [1974] 1992, p. 20) 18

On s'en doute, c'est le désir du biographe qui se verra contré dans Orlando , puisque le héros mettra une bonne part de son ambition dans une activité tout droit issue de la vie intérieure et qui exige de renoncer à courir la gloire et les charges: la création littéraire. Au surplus, la reconstitution d'une vie d'écrivain surtout tournée vers les événements de la conscience est précisément celle qui requiert le secours du poète et du romancier, non du biographe. Duhon, d'ailleurs, ne s'y trompe pas, qui a recours à la mention générique «roman» pour désigner Une année amoureuse de Virginia Woolf. Reste maintenant à voir comment elle aborde la vie d'un sujet doté d'une appréhension particulièrement aiguë des enjeux reliés à l'activité biographique.

UNE ANNÉE AMOUREUSE DE VIRGINIA WOOLF ET LE MATÉRIAU BIOGRAPHIQUE

Alors que l'entreprise de Virginia Woolf, dans Orlando, est à la fois sérieuse (il est vraiment question de révolutionner la biographie) et parodique (on n'est jamais loin de la satire des poncifs de la biographie victorienne - voir à ce sujet Revirón, 1999) 19, celle de Duhon se révèle pour sa part tout à fait sérieuse 20. Même si la facture du texte peut sem- bler se rapprocher de celle des biographies romancées - commode omniscience, invention de sentiments, reconstitutions de scènes et de dialogues, début in medias res 21 , etc. - , elle se rattache par certains côtés à la nouvelle biographie anglaise du début du xxe siècle : Duhon, on le verra, se plaît à discrètement subvertir les habitudes de la biogra- phie au lieu de les conforter en y pliant la trajectoire du sujet. On saisira mieux ce qui distingue l'ouvrage de Duhon d'une biographie romancée si l'on s'avise, avec Paul Murray Kendall, que celle-ci «simule la vie, mais ne respecte pas les matériaux dont elle dispose» (cité par Madelé- nat, 1984, p. 19); or Duhon respecte pour une bonne part le matériau, sauf à de rares occasions, au demeurant tout à fait intéressantes, sur les- quelles j'aurai à me pencher. Contentons-nous pour le moment de signa- ler qu'elle se situe plutôt, en ce qu'elle refaçonne le donné biographique

18. Les références à l'édition française ď Orlando seront désormais notées au moyen de l'initiale O et du folio entre parenthèses. 19. Tandis que l'édition originale ď Orlando affiche clairement ses couleurs par le biais du sous-titre: A Biography, l'édition française est plus timorée, qui fait disparaître le sous-titre et le remplace par la mention «roman». Notons aussi que la version française omet la dédicace à Vita Sackville-West, pourtant l'un des rares indices paratextuels (avec les photographies de Vita en Orlando dans l'édition originale anglaise) per- mettant d'établir le rapport entre le personnage d'Orlando et la figure de Vita. 20. On lira avec plaisir un autre ouvrage de fiction qui fait revivre Virginia Woolf: les Heures, de Michael Cunningham ([1998] 1999). 21. Une année amoureuse de Virginia Woolf s'ouvre sur la fin d'une crise de folie de Virginia.

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UNE ANNÉE AMOUREUSE DE VIRGINIA WOOLF ■

sans avoir recours à l'invention, du côté de la biographie imaginative selon Ina Schabert (1990).

Une année amoureuse de Virginia Woolf, qui suit en cela l'un des articles du programme de la «New Biography», vise à éclairer les zones d'ombre de son sujet (sexualité, modes de sociabilité, etc.) et, plus fon- damentalement encore, à sonder le mystère de la création. Pour ce faire, l'ouvrage se limite à un cadre temporel précis, qu'il excède cependant de temps à autre par des analepses et des prolepses. S 'affranchissant de la convention selon laquelle la biographie doit s'attacher à l'ensemble d'une vie, de la naissance à la mort - le «module existentiel fondamental» selon Daniel Madelénat (1984, p. 9) - , le livre se borne à l'année 1927-1928, explorant pour l'essentiel les rapports entre la vie amoureuse de Virginia Woolf et l'écriture de ce monument à Vita Sac- kville-West que représente Orlando 22 . Il renonce en outre à la linéarité du récit biographique pour se concentrer sur quelques obsessions. Pour Duhon, il s'agit de coucher sur le papier, d'épingler des personnages qui eux-mêmes se sont mutuellement fixés sur la page: aussi les livres ser- vent-ils à écrire l'Autre, à lui dérober son âme, Virginia écrivant sur Vita et Vita sur Violet Trefusis (qui a servi de modèle à Sacha dans Orlando)23 ; quant à Violet, Duhon va jusqu'à imaginer qu'elle rêve de se venger de l'affection de Vita pour Virginia en écrivant sur l'auteure de la Promenade au phare (113).

Dans des phrases qui s'appliquent au projet ď Orlando, mais qui pourraient aussi bien désigner le sien propre, Duhon réitère à plusieurs reprises la volonté de complètement littérariser le biographé; je cite l'une des plus éloquentes : «Il fallait que Virginia expulse Vita, qu'elle la traite comme un sujet, la construise comme un chapitre, l'étalé comme une phrase» (41). On a affaire à une double transposition. Dans Orlando, Woolf transmute le vivant en littérature, use des circonstances en bonne partie avérées de la vie de Vita pour les transposer dans la biographie littéraire d'un personnage, Orlando, qui est Vita et qui n'est pas elle - puisqu'il est d'abord homme et ensuite femme, qu'il vit à partir de l'époque élisabéthaine jusqu'en 1928, et ainsi de suite. Dans Une année amoureuse de Virginia Woolf, Duhon - dont il convient de souligner la présence en abyme sous forme ď autoreprésentation («Il fal- lait écrire. Écrire pour l'histoire de ce guide, pour une jeune et naïve romancière, qui des années après sa mort, enquêtera sur sa vie, écrire pour la postérité, pour ce lointain et impartial public» - 188-189) - , Duhon, dis-je, instaure un mouvement d'aller-retour entre l'œuvre et la vie: d'une part, elle fait passer des éléments ď Orlando dans la vie de

22. Ce lien entre vie sentimentale et écriture est justifié «romanesquement» en ces termes: «C'était à la fois rassurant et effrayant de constater combien sa vie sentimentale avait d'incidence sur son œuvre, impos- sible de dissocier l'une de l'autre» (122). 23. Dans un roman qui a pour titre Challenge.

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■ BIOGRAPHIQUES

son modèle, elle transpose en outre certains passages de la correspon- dance ou du journal de Woolf sous forme de dialogues; d'autre part, de manière peut-être plus conventionnelle, elle établit des connexions direc- tes entre la vie de ses personnages et celle des protagonistes ď Orlando, dévoilant de la sorte les «clefs» plus ou moins cachées de cette dernière œuvre («clefs» qui sont de moins en moins décelables à mesure que le temps passe et que le détail de la vie des protagonistes sombre dans l'oubli - le livre de Woolf se transmutant progressivement en un authentique roman). L'impression globalement produite est au total celle qu'Oscar Wilde décrivait dans une sentence restée célèbre: «La vie imite l'art bien plus que l'art imite la vie»24 ([1889] 1986, p. 74 - je traduis), sentence que Duhon semble paraphraser lorsqu'elle écrit: «La réalité avait collé à la fiction, pas le contraire» (52).

(Notons incidemment que, hormis la discrète apparition en abyme que je viens d'indiquer, la narratrice d 'Une année amoureuse de Virginia Woolf n'apparaît pas directement dans son texte; elle ne se constitue donc pas en figure de fiction vis-à-vis de son sujet, elle ne se met pas en scène, comme par exemple Härtling dans plusieurs de ses ouvrages ou Beaulieu dans Monsieur Melville 25, en train d'écrire ou d'interpréter la vie de son modèle. La dimension herméneutique de son travail est en conséquence relativement effacée; on y reviendra.)

Ainsi donc, à la différence des biographies qui tentent de ramener l'œuvre à la vie de l'auteur, il est davantage question, chez Duhon, de reconduire l'auteur à son œuvre, autrement dit: d'éclairer la vie par l'œuvre26. Le champ est ainsi libre pour une relative autonomisation de la production littéraire par rapport à la vie consciente de son créateur: ce ne sont plus les circonstances extérieures de l'existence du biographé qui «achèvent» la création littéraire, mais c'est cette dernière qui exprime ce que l'auteur ne sait pas de lui-même. Ce qu'on ignore de la vie intérieure de Woolf est littéralement déduit ď Orlando. Par exemple, les impres- sions que Virginia reçoit de Vita alors que celle-ci rentre d'un long voyage - impressions qui lui viennent, si l'on en croit le récit, avant même qu'un projet de biographie fictionnelle soit formé - sont les suivantes: «Elle [Virginia] se la représentait en chat botté, parcourant la terre entière pour rejoindre sa dulcinée. Vita immortelle, Vita franchis- sant les différentes époques et les siècles, Vita embrassant différentes personnalités, celle d'un homme, celle d'une femme» (24-25). D'emblée, pour la narratrice, Vita est Orlando, même si l'œuvre n'existe pas même à l'état d'intention: elle l'est par anticipation, pour ainsi dire. Le procédé peut paraître voyant, la volonté d'établir un continuum entre

24. «Life imitates art far more than Art imitates life». 25. Voir a ce propos le chapitre V de Dion (1997). zo. Le cas est trequent dans notre corpus; rour saluer Meivme, ae Jean uiono en coiisuiuc un uei exemple.

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Une année amoureuse de Virginia Woolf et Orlando se matérialisant d'un bout à l'autre du récit; mais il repose sur un parti pris herméneutique tout à fait défendable qui postule une homologie entre deux rapports: celui du roman de Duhon à son modèle et celui du livre de Woolf à Vita.

UNE AMBIVALENCE GÉNÉRIQUE

L'ambiguïté sexuelle d'Orlando renvoie par ailleurs à l'ambivalence générique du livre imaginé - ici gender et genre se confondent. Ainsi, lorsque l'idée ď Orlando surgit, au début du texte de Duhon, le person- nage de Leonard Woolf s'interroge, plus ou moins rassuré: «À quoi songes- tu? Une biographie de Vita?», questions auxquelles Virginia répond: «Non, bien sûr [...]. Peut-être m'inspirera-t-elle un personnage...» (40). Plus loin, Orlando est associé à «[u]ne longue lettre d'amour écrite pour Vita», confidence sentimentale dissimulée «derrière un personnage, der- rière la troisième personne» (45). C'est dire que le genre romanesque- biographique ď Orlando, pour ainsi parler, ne constitue à tout prendre qu'un pis-aller par rapport aux «mémoires, journaux, essais, autobiogra- phies, confessions de toutes sortes» (46-47) que Virginia Woolf ne peut évidemment se permettre, morale oblige. Duhon, en revanche, s'autorise à puiser à tous ces genres, et son roman fourmille d'extraits ď Orlando, de lettres, de fragments du journal, de poèmes, qui apparaissent dans leur version française canonique 27 (ou légèrement modifiée) ou qui sont versés, fondus au récit.

A titre d'exemple d'un procédé par lequel les textes woolfiens sont incorporés au texte de Duhon, retenons que plusieurs extraits du journal intime, livrés avec les guillemets, sont introduits de telle façon qu'ils paraissent transiter par la conscience de Virginia ; une phrase, un passa- ge sont ainsi saisis au moment où ils affleurent dans la pensée et non dans leur trace écrite ultérieure (par exemple, p. 36, 47, etc.) - autre transposition du document réel dans le récit de pensées caractéristique de la forme romanesque. Une chose assez semblable se produit éga- lement avec la correspondance. L'une des occurrences les plus notables survient quand est rapportée la séance de photos de Vita déguisée en Orlando (l'édition originale comportait de telles photographies); Duhon invente une scène dialoguée entre Virginia et Vita qui «théâtralise» la correspondance. Comparons les extraits que voici :

- Vita, je vais te poser des questions, il faut que tu me répondes, c'est im- portant pour le livre.

27. Il est manifeste que Duhon utilise l'édition française ď Orlando publiée chez Stock: à preuve, dans son roman, elle situe un épisode particulier d 'Orlando en donnant la page de cette édition. Mais elle modifie souvent légèrement la traduction de Mauron, la ponctuation tout spécialement, qu'elle adapte à sa façon de ponctuer, comme s'il s'agissait d'établir un continuum entre Orlando et son propre texte.

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- Quel genre de questions ? - Des questions indiscrètes. . . Ne te donne pas le temps de la réflexion. Est- il vrai que tu grinces des dents la nuit? Quelle a été ta plus grande déception et quand s'est-elle produite? (139)

et: A la vérité, je n'ai jamais autant désiré te voir qu'à présent - juste pour m'as- seoir en face de toi et te regarder, et m' arranger pour que tu parles, et puis, rapidement et secrètement, mettre au point certains détails douteux. A propos de tes dents par exemple et de ton caractère. Est-il vrai que tu grinces des dents la nuit?. . . Quelle a été la cause de ta plus grande déception, et quand cela s'est-il produit?... (Lettre du 13 octobre 1927; Woolf, 1985, p. 289)

Les questions demeurent identiques, à quelques détails près, mais le con- texte se transforme radicalement: la scène privée imaginée dans la cor- respondance, toute d'échanges secrets et subreptices, devient une scène publique - lors de la prise des photos, Virginia et Vita sont accompagnées par Vanessa et Clive Bell, respectivement la sœur et le beau-frère de la première - d'une indiscrétion et d'une impudeur manifestes; ce qui, dans la correspondance, relève d'un appel à la confidence, se métamorphose en interrogatoire intempestif, en curiosité malsaine, en voyeurisme. Duhon met ainsi l'accent sur l'aspect insistant du désir biographique, sur sa violence cachée. (Indiquons en passant que le voyeurisme est, on s'en doute bien, un aspect sur lequel Duhon insiste particulièrement: dès le début du livre, elle représente Virginia en train de fantasmer une scène assez graveleuse où Leonard, parce qu'il aurait lu le journal, jouirait de la voir accomplir avec Vita ce qui n'était qu'écrit (36).)

Tous ces phénomènes, et d'autres encore tels que la retranscription de lettres authentiques des protagonistes, devraient suffire à rendre compte de la foncière hybridité ď Une année amoureuse de Virginia Woolf. Mais par-delà même cette hétérogénéité montrée, pour utiliser dans un nou- veau contexte les termes de Jacqueline Authier-Revuz (1984), une hybri- dité plus profonde informe l'ouvrage, qui joue tant entre les genres littéraires - roman, biographie, mais aussi poésie, conte 28, etc. -

qu'entre les genres du discours - correspondance, journal intime, notes préparatoires (51), etc. La forme de l'ouvrage de Duhon tient à la copré- sence des systèmes discursifs de la prose et de la poésie 29, des modes d'énonciation du fictif et du factuel, des catégories plus spécifiques comme le biographique et le romanesque. De toute évidence, elle tient aussi à la coexistence du narré - fictif et factuel - et de l'argumenté:

28. Lorsque Leonard demande à Virginia si elle sera fidèle à la vie de Vita, elle répond: «C'est un conte, tu sais, Vita n'est que. . . » (176). Cette assimilation au conte est réitérée à la page 206. Autre genre qui pour- rait encore s'ajouter à une liste déjà longue: dans sa correspondance, l'écrivaine rapporte que Leonard tient Orlando pour une satire (31 mai 1928; 1977, p. 214). 29. Également présents dans Orlando, qui montre le protagoniste occupé, au fil des siècles, à parfaire son poème intitulé «le Chêne».

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au récit de Duhon se superpose en effet un cadre interprétatif des faits biographiques en bonne partie dérivé ď Orlando et, plus largement, des essais, journaux et correspondances de Virginia Woolf tournant autour de la question de la biographie. Tantôt l'interprétation double le récit, tantôt elle s'y fond; tantôt elle y revient pour en éclairer les enjeux, tantôt au contraire elle en constitue le préalable.

Si l'hybridation est à même de conduire à une indifférenciation relative des éléments en cause, il arrive toutefois qu'elle maintienne le caractère intrinsèque de chacun. Elle ressortit alors davantage à la juxta- position, au collage; dans de pareils cas, quand notamment la correspon- dance est donnée pour telle, on discerne une tension dialectique irrésolue entre vérité et fiction: en sorte que la coexistence des genres, chez Duhon, ne débouche pas forcément sur une contamination, c'est-à-dire sur une fictionnalisation du factuel et une factualisation du fictionnel - bien que l'étiquette générique «roman» tende à semer un doute sur la vérité des faits et sur celle des documents produits dans le récit. Quand on connaît un peu l'histoire de Virginia Woolf et de Vita Sackville- West, on doit pourtant constater que le roman de Duhon est générale- ment fiable; ainsi, à l'encontre de la plupart des romans à teneur biogra- phique (les Derniers Jours de Charles Baudelaire , par exemple - Lévy, 1988), il ne met pas en scène de personnages inventés.

VIE DE FICTION, FICTION DE VIE

Le passage entre vie et fiction et entre fiction et vie est particuliè- rement aisé dans Une année amoureuse de Virginia Woolf, même si «quitter le monde du vrai pour celui du faux» se révèle périlleux, parce qu'«[a]u delà du point final, le roman continue d'exister» (48). Ainsi, un poème extrait du journal intime est susceptible de trouver sa forme romanesque par la simple substitution du elle au je (47): preuve, s'il en est, de la porosité des genres tels que les conçoit Duhon, qui répond en fait à celle des divers types d'écriture pratiqués par la protagoniste, celle-ci étant constamment montrée en train d'écrire son journal et sa correspondance d'une main, Orlando de l'autre30. La transition entre les deux univers, celui de la vérité biographique et celui de la fiction, peut d'ailleurs s'effectuer au détour d'une seule phrase; l'un des principaux pivots d'un tel passage est la figure d'Orlando, en quelque sorte disponi- ble pour toutes les incarnations: le plus souvent, certes, Vita est Orlan- do, mais Virginia est aussi apte à se fictionnaliser elle-même en prenant la place de sa créature31.

30. À la page 48 par exemple, l'écriture de l'incipit ďOrlando suit immédiatement celle d'un extrait du journal. 3 1 . Par exemple, Virginia, indignée par la relation entre Vita et Violet et par la tromperie de celle-ci, devient en un instant «Virginia-Orlando [qui] retrouss[e] ses lèvres comme un cheval prêt à hennir» (112).

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Dans Une année amoureuse de Virginia Woolf, l'existence du bio- graphé est scandée par récriture ď Orlando, ce qui constitue une mani- festation supplémentaire du régime global de transposition. Duhon suit de près la vie de son sujet, puisque Orlando fut effectivement un mode d'expression privilégié de la passion pour Vita. Pour avoir été réel, cet amour n'en fut pas moins magnifié par la littérature, qui en constitue à la fois le mémorial et le tombeau (car on sait que, après la rédaction du livre, le lien entre les deux femmes s'est relâché - ce que Duhon sug- gère d'ailleurs par quelques prémonitions et prolepses; par exemple: 145, 185, etc.). Mais en plus de jeter des passerelles entre la vie privée des protagonistes et Orlando 32, le roman se trouve à réaménager l'ouvra- ge de Woolf, à le redisposer, à le déployer aussi. De la «biographie» linéaire (de l'époque élisabéthaine à 1928) et, sous ce rapport - mais sous ce rapport seulement - , plutôt traditionnelle de Woolf, Duhon fait un texte plus circulaire, constitué de reprises et de retours. C'est en cela qu'on est justifié d'affirmer, comme je m'y risquais plus haut, qu 'Une année amoureuse de Virginia Woolf subvertit les habitudes de la biographie: le récit de la vie d'Orlando est ainsi déstructuré pour être ensuite réinjecté en fragments désordonnés dans l'existence de sa créatrice. Pour dire comme Schabert, dans cette biographie fictionnelle «les faits biographiques sont arrangés à l'intérieur d'un système d'assertion autoréférentiel, ils sont utilisés figurativement, en tant que signes qui représentent plus ou autre chose qu'eux-mêmes» (1982, p. 9 - je traduis).

Les extraits ď Orlando cités dans le roman de Duhon sont repris dans le désordre: ils ne suivent pas davantage l'ordre de succession du livre que l'ordre supposé de l'écriture tel qu'on peut logiquement le reconstituer. Si le premier extrait cité est bien l'incipit ď Orlando (48), les fragments qui seront repris par la suite proviennent de partout dans le livre. Ils semblent davantage appelés par les nécessités du roman de Duhon que par une logique de succession propre à l'histoire d'Orlando. L'épisode du changement de sexe, qui survient à peu près à la moitié du texte de Woolf (O, 93), est évoqué très tôt dans le roman de Duhon (44) 33 . C'est également le cas de l'épisode où sont décrites les consé- quences de la métamorphose sur l'orientation sexuelle du personnage (O, 106-107): le passage des pages 79 et 80 ďUne année amoureuse de Virginia Woolf est construit comme un montage de deux extraits d'Orlando où l'on raconte que, devenu femme, celui-ci continua d'aimer les femmes; ces extraits apparaissent fort tôt chez Duhon, contre toute vraisemblance, afin de poser d'emblée les thèmes de l'androgynie et du lesbianisme. Chose plus surprenante encore, l'un de ces deux passages 32. On en a vu plusieurs exemples, auxquels on pourrait encore ajouter le suivant: alors qu'Orlando vou- drait enterrer son poème au pied d'un arbre ( 0 , 201), Vita, elle, y a naguère enfoui son journal (231). 33. S'il est tôt mentionné, ce passage capital de la métamorphose n'est toutefois cité que beaucoup plus tard: aux pages 156 et 157. Par conséquent, et c'est un autre facteur de désordre, il est donné bien après celui où il est questions des effets de la métamorphose sur l'orientation sexuelle du protagoniste.

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- celui qui commence par «Comme Orlando n'avait jamais aimé que des femmes et que la nature humaine se fait toujours tirer l'oreille avant de s'adapter aux conventions nouvelles [...]» (O, 106) - est repris ulté- rieurement dans le roman, cette fois comme remémoration de Virginia et, sans doute pour cette raison, dans une version légèrement différente (1 18)34.

Plus loin, divers développements d 'Orlando portant sur l'écriture de la biographie pourront être cités pour éclairer tel aspect de l'entrepri- se de Virginia (121, etc.); plus loin encore, on assistera à la naissance d'un passage ď Orlando pourtant placé à l'orée de la fiction de Woolf (en l'occurrence: la trahison de Violet-Sacha, 124; 0 , 41). En clair, quoique Une année amoureuse de Virginia Woolf prenne le temps de l'écriture ď Orlando comme temps de référence à partir duquel il est possible de rayonner soit vers le passé, soit vers l'avenir, celui-ci se voit disloqué, figurant soit un temps subjectif soumis aux nécessités de l'exposition de tel ou tel thème, soit un temps arrêté, celui du commen- taire. L'impression générale est ainsi qu 'Orlando aurait été écrit dans le plus absolu désordre; ce désordre affecte bien sûr le roman de Duhon, mais pas au point toutefois de dissoudre toute temporalité. La trame évé- nementielle - allées et venues de Vita, scènes clefs comme celle de la séance de photographies, etc. - vient en effet périodiquement recadrer l'intrigue, la faisant échapper à l'indétermination, de même qu'au statis- me de la méditation sur l'écriture.

Autre élément qui a pour résultat de recadrer en partie l'intrigue: les lettres et, plus généralement, les extraits de la correspondance (billets, notes, etc.), dont plusieurs sont datés et fournissent par là des repères biographiques sûrs. Des quatorze lettres ou fragments qui se retrouvent dans Une année amoureuse de Virginia Woolf, plusieurs subissent pourtant des modifications notables: telle lettre de Virginia, présentée comme écrite de Monk's House, le fut en fait du 52 Tavistock Square (49); tel fragment écrit par Vita se voit ajouter à la fin une men- tion du cru de Duhon («Je t'attends tout de suite pour le thé» - 57) ; tel billet introuvable dans la correspondance et sans doute apocryphe reprend en fait la conclusion d'une lettre de Virginia à Vita ( 1 1 9) 35 ; cer- taines lettres inauthentiques recyclent en partie le contenu de missives authentiques (c'est le cas de la lettre fictive de Vita à Virginia du 8 mars 1928, qui prélève des extraits d'une lettre réelle du 29 février 1928 - 241-244) ; et ainsi de suite. Bref, jusque vers la fin du roman de Duhon, les citations de la correspondance, même si elles se révèlent parfois légè-

34. Voici le début de la citation de la page 1 18 : «Et comme tous les amours d'Orlando avaient été des fem- mes, maintenant, du fait de la lenteur coupable de la nature humaine à s'adapter aux conventions [...]». 3S. Le texte du billet non date est celui-ci : «hxistez-vous / Vous ai-je creee ! Je pense a vous tout le temps, sous des aspects différents» (1 19); quant à la lettre du 20 (?) mars 1928, on y lit: «Existes-tu? T'ai-je en- tièrement inventée?» (Woolf, 1985, p. 316).

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rement truquées, demeurent assez fiables. C'est uniquement dans les trente-cinq dernières pages que se rencontrent des lettres intégralement inventées, au nombre de sept (sur un total, on l'a vu, de quatorze). Au terme du récit, usant de sa pleine liberté de romancière, Duhon en arrive donc à faire fi du respect du matériau voulu par des théoriciens de la biographie tels qu'Edel, Kendall et... Woolf. Paradoxalement, c'est au moment où les lettres commencent à occuper une place de plus en plus imposante au sein du livre (plus de vingt pages dans cette section du texte), comme si Duhon voulait accentuer le caractère factuel et vérifia- ble des assertions, qu'elles s'ouvrent véritablement au domaine de la fic- tion. Le roman se termine d'ailleurs sur deux fins possibles évoquées dans deux lettres apocryphes de Virginia, fins entre lesquelles celle-ci devra choisir lorsqu'elle aura terminé Orlando: l'une où, donnant libre cours à sa jalousie, elle rompt avec Vita qui «n'es[t] plus Orlando» (274), l'autre où, acceptant de n'être qu'une minuscule étoile dans la galaxie de Vita-Orlando, elle se résigne à être trompée et déçue par son amante. Cette double fin maintient une ambiguïté qui suffit à soustraire l'œuvre de Duhon aux schémas de la biographie romancée qui, elle, aurait certainement choisi entre ces deux dénouements, histoire de vrai- ment clore la trajectoire d'une vie ou, en l'occurrence, d'un épisode déterminant de celle-ci.

UNE HERMÉNEUTIQUE EN FICTION

Fiction sur la mise en fiction d'une histoire vraie, fiction sur l'écri- ture ď Orlando autant que sur sa créatrice et sur son modèle, Une année amoureuse de Virginia Woolf met en scène l'écriture biographique et l'herméneutique qui la présuppose. Le roman multiplie à plaisir les représentations de la fictionnalisation de l'Autre, qu'il s'agisse des tenta- tives de Virginia (à propos de Vita, mais aussi, brièvement, de Violet Dickinson - 163s.), de Vita ( Challenge ), de Violet Trefusis (qui songe à écrire sur Virginia) ou d'une admiratrice anonyme qui «a même écrit une nouvelle dont [Virginia] es[t] l'héroïne» (261). Il ne faut pas non plus oublier que l'un des personnages centraux du livre de Duhon est Harold Nicolson, qui fut un rénovateur de la biographie anglaise du début du XXe siècle. C'est donc dire la prégnance de l' autoreprésentation du geste biographique dans le roman. Le faire biographique est large- ment représenté: on est témoin du sort que la protagoniste fait subir aux faits, on la voit générer des contrefaits (233) 36, disposer de son personna- ge avec une liberté presque inadmissible37:

36. Inhérents et nécessaires à toute bonne biographie selon Madelénat: «d'où la part de contre/actualité hypothèse sur l'irréalisé - que devrait contenir toute bonne biographie» (1995, p. 71). 5 /. «|bjtait-u possible ae disposer a ce point a un personnage r» ' )■

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UNE ANNÉE AMOUREUSE DE VIRGINIA WOOLF ■

Ce qui la [Vita] dérangeait dans la démarche de Virginia, c'était cette façon de manipuler son esprit, de l'étendre au-delà des siècles telle une corde à lin- ge, de manier son corps, de changer son sexe, de dominer, de diriger, de se rendre supérieure. (145)

Virginia est également montrée en train d'accomplir un travail her- méneutique, une tâche d'interprétation de son modèle qui n'est pas très éloignée de celle que Duhon accomplit à son tour à son endroit; et tant l'herméneutique de la Virginia fictive que celle de Duhon tiennent compte du discours sur la biographie exposé dans Orlando. À l'instar du biographe dépeint - et gentiment raillé - dans Orlando, elles doivent composer avec les failles de la documentation, avec le monde secret des passions inavouées ou inconscientes, avec l'absence d'événements mar- quants sur de longues périodes, avec l'évanescence des critères de vérité en ce qui concerne les affaires humaines, avec la richesse ď œuvres qui les rend quasi ininterprétables du point de vue de la biographie de leur créateur. C'est la fiction qui doit pallier ces diverses lacunes, transposer les interprétations en faits et les faits en interprétations, rémunérer les incertitudes de la lecture critique. C'est du moins ce que font Woolf dans Orlando et Duhon dans Une année amoureuse de Virginia Woolf : pour n'adjoindre qu'un exemple à ceux que j'ai déjà mentionnés, signalons comment Woolf déplie la tradition pluriséculaire de la famille Sackville- West dans la fiction d'un protagoniste vivant plusieurs siècles et com- ment Duhon, sur un mode certes plus léger, connote la même longue tradition en évoquant l'éclectisme des goûts de Vita en matière de décoration: «Son goût de la décoration s'était formé pendant son enfance au château, c'était celui du XVIe siècle mêlé à l'époque édouardienne » (100).

En définitive, ce ne sont pas tant les faits de la vie qui donnent consistance aux œuvres et qui sont chargés de les «vérifier», de les arri- mer à une «vérité biographique», que les œuvres qui étoffent la vie de leur auteur: la vie, sa dimension créatrice en particulier, n'est atteinte qu'à travers les œuvres. On revient ici à ce que j'avançais plus haut. Ajoutons toutefois que ce mode de lecture des œuvres ne vaut pas seule- ment comme accès à la biographie: il est intéressant en soi, dans les transpositions souvent osées qu'il autorise, dans sa capacité d'opérer le passage de la fiction aux faits, aux faits de fiction, qui sont peut-être - paraphrasons un peu Woolf - une forme de fiction supérieure.

CONCLUSION

Des trois entrées du modèle décrit au début de la présente étude - hybridation, transposition et différenciation - , c'est sans aucun doute la transposition qui joue le plus grand rôle dans le roman de Duhon: c'est

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le trajet entre l'activité créatrice et les circonstances de la vie extérieure qui marque au premier chef Une année amoureuse de Virginia Woolf ; c'est l'échange entre ces deux domaines de l'existence du modèle qui structure en profondeur le texte de Duhon. L'hybridité n'est évidemment pas non plus à négliger; comme le remarque Madelénat, «l'éclectisme postmoderne affaiblit les défenses de l'historiographie "scientifique"; la contrainte idéologique et l'interdit terroriste qui pesaient sur le cogito et le personnage ne répriment plus les pulsions du roman vers le "récit vrai" ni les expansions-délocalisations de la biographie à partir de ses bases historiques et littéraires traditionnelles» (1991, p. 236-237). En s'affichant comme «roman», le texte de Duhon se libère en principe des contraintes de l'historiographie stricte (même si l'on a vu qu'il s'y sou- met volontiers); il s'autorise alors à verser dans la biographie romancée, encore qu'il renonce à certaines conventions de ce type de texte et qu'il se tienne assez près de la vérité historique, à laquelle il tente de combi- ner une «vérité poétique». En fait, la désignation générique «roman» et l'emprunt effectif de procédés tels que la narration omnisciente extra- hétérodiégétique, le style indirect libre, etc., rend moins rentable pour l'analyse la catégorie de l'hybridité, l'affiliation à la forme romanesque permettant en effet tous les dosages, toutes les variantes, tous les éclec- tismes. On a vu que Duhon ne se gênait pas pour intégrer à son ouvrage des textes de toute nature: lettres, extraits de journal, poèmes, etc. Observons cependant que la place centrale qu'occupe Orlando dans le dispositif de l'œuvre, liée aux nécessités de la transposition - pour opé- rer le passage d'un fragment du texte de Woolf à un fragment de l'exis- tence de Virginia, il faut produire une lecture , une interprétation - , est à l'origine d'une activité herméneutique retraduite dans le commentaire. Si bien que la plus profonde hybridité ď Une année amoureuse de Virgi- nia Woolf se retrouve sans doute entre régime romanesque et régime critique, en dépit du fait que ce dernier ne soit pas déployé sur de larges surfaces textuelles. Cela dit, on conviendra que « [l]a concurrence de la critique littéraire accroît la place des œuvres de fiction comme sources et finalité d'une biographie désormais ouverte sur l'activité créatrice et non cantonnée à un événementiel parallèle et quelque peu dérisoire» (Madelénat, 1984, p. 69). Quant à la dernière catégorie, la différencia- tion, elle est ici la moins opératoire des trois: dans le roman de Duhon, il n'y a aucun modèle suffisamment stable par rapport auquel on puisse saisir quelque subtile dérivation ou subversion; on a plutôt affaire, me semble-t-il, à un système de la différence généralisée.

On serait tenté - ce serait la conclusion idéale - de rabattre l'entreprise de Duhon à l'endroit de Virginia sur celle de Woolf à l'égard de Vita. Il appert pourtant qu'elles ne sont pas exactement de même nature: là où l'auteure de la Promenade au phare s'emploie à

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UNE ANNÉE AMOUREUSE DE VIRGINIA WOOLF ■

restituer une vie qu'elle sait ne pouvoir saisir qu'en la recréant, Duhon se borne à produire des variations sur la figure de son modèle; elle déplace, recontextualise, refaçonne. Elle produit un roman, certes, mais très proche de la biographie imaginative, d'une biographie au demeurant respectueuse. On pourrait en somme ranger son travail - et ce ne serait pas forcément le dévaluer - dans la catégorie woolfienne du travail d'artisan, travail qui, en toute modestie, et pour le dire dans les mots mêmes de Virginia Woolf, ne répugne pas à s'attacher à la dimension périssable d'une vie humaine ([1939] 1967, p. 227) ; car, après tout, c'est aussi d'un amour périssable qu'il est question dans le roman, un amour qui ne survit pas à Orlando.

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