Bildung et Bildungsroman

10
140 Réflexion progrês de l'esprit humain: si sombre que soit le temps présent, demain il ferajour. À l'époque ou Ia sixiêrne science fondamentale entre dans le troisieme état, com me il n'y a pas de septiêrne science fondamentale ni de quatrierne état, Auguste Cornte peut annoncer enfin le regne de l'ordre conforme au progres : il ne viendra peut- être pas aussi vite que Ia prospective positiviste permettait de le souhaiter, mais il arrivera. Bref, en dehors même de toute construc- tion philosophique, dans Ia conversation, une évidence du sens commun dispense de toute démonstration : le progres, c'est l'espoir. Or, aujourd'hui, le progres, c'est Ia peur. Et d'abord, Ia peur qui assure Ia paix du monde à três grands frais. Le progres, c'était les lendemains qui chantent le regne de Ia raison et avec elle Ia liberté, l'égalité, Ia fraternité: nos lende- mains laissent percevoir des bruits d' Apocalypse. Mais laissons de côté les menaces qui seront moins redoutées dans Ia mesure ou elles seront plus redoutables: il est clair que toute invention, ou presque, a un endroit et un envers; pensons seulement aux bienfaits et aux méfaits des extraordinaires moyens de communication qui sont à notre disposition. N'insistons pas sur ces banalités: retenons simplement que deu x notions ont perdu leur auréole, Nature et Progres, Elles correspondent, certes, à des données incontestables de I'expérience et les questions mises en forme philosophique par Rousseau ou par Cornte n'ont pas perdu leur intérêt, mais elles se posent avec des mots dont les résonances affectives ne sont plus celles qu'enten- daient Rousseau et Cornte. Le problêrne « nature et civilisation» subsiste mais avec un homme en qui Ia nature a moins d'épaisseur et de consistance que Ia culture par laquelle il est comme incorporé à l'intérieur d'une certaine histoire. 11 serait donc difficile de ne pas reconnaitre, comme Auguste Cornte, que I'historicité est un impératif de Ia nature humaine. Mais, plus que jamais, le paradoxe pressenti par Rousseau est un insupportable défi jeté aux philosophes : les sau- vetages opérés par Ia chirurgie et Ia médecine, les inimaginables voyages dans Ia lune, nos prodigieux moyens de transport et moyens de communication, et tant d'autres choses nous font vivre au pays des merveilles; or voici que Ia simpie lecture de notre journal quotidien montre que Ia sauvagerie des civilisés sait tire r parti des bienfaits de Ia civilisation. Les progres ne sont pas le Progres : là est l'énigme de Ia civilisation, l'énigme ou le mystêre. Henri Gouhier ANTOINE BERMAN Bildung et Bildungsroman C'est seulement par Ia Bildung que l'homrne qui est totalement homme devient humain sans restriction et pénétré d'humanilé. Friedrich Schleg el L'histoire occidentale a connu depuis les Grecs plusieurs formes fondamentales de culture qui, mêrne « dépassées », ont continué à rayonner. Bien plus: le sens profond de ce que nous appelons « culture» reste déte;miné par t<~uteune série defigures historiques comme Ia 1tCllõeícx, I'Education, I'Eruditio l La Bildung allemande doit être considérée comme l'une de ces figures, et sans doute comme Ia derniere- Née en Allemagne, enracinée en Allemagne, cette figure n'en possede pas moins, comme Ia 1tcxtõeícx grecque, une véritable universalité. La Bildung comme Grundwort Le concept de Bildung devient à partir du XVlII e siecle l'un des concepts centraux de Ia culture allemande. H. G. Gadamer écrit à ce sujet dans Methode und Wahrheit : « Le concept de Bildung, qui acquiert alors une valeur dominante, est sans doute I'idée Ia plus importante du XVIII< siêcle, et c'est pré- cisément ce concept qui désigne I'élément dans lequel se meuvent les sciences de l'esprit du XIX· síecle 2 ... » Le même auteur écrit un peu plus loin : l. Paul Ricceur Ir cOIlf/it des illterprftatio1lS, Paris, Le Seuil, 1969, P: 118. 2. H. G. Gadamer, Methode und Wahrheil, J. C. B. Mohr, Tübingen, 1960, p.7.

description

In this article Berman analyses the conception of Bildung and Bildungsroman.

Transcript of Bildung et Bildungsroman

Page 1: Bildung et Bildungsroman

140 Réflexion

progrês de l'esprit humain: si sombre que soit le temps présent,demain il ferajour. À l'époque ou Ia sixiêrne science fondamentaleentre dans le troisieme état, comme il n'y a pas de septiêrne sciencefondamentale ni de quatrierne état, Auguste Cornte peut annoncerenfin le regne de l'ordre conforme au progres : il ne viendra peut-être pas aussi vite que Ia prospective positiviste permettait de lesouhaiter, mais il arrivera. Bref, en dehors même de toute construc-tion philosophique, dans Ia conversation, une évidence du senscommun dispense de toute démonstration : le progres, c'est l'espoir.Or, aujourd'hui, le progres, c'est Ia peur.

Et d'abord, Ia peur qui assure Ia paix du monde à três grandsfrais. Le progres, c'était les lendemains qui chantent le regne deIa raison et avec elle Ia liberté, l'égalité, Ia fraternité: nos lende-mains laissent percevoir des bruits d' Apocalypse. Mais laissons decôté les menaces qui seront moins redoutées dans Ia mesure ouelles seront plus redoutables: il est clair que toute invention, oupresque, a un endroit et un envers; pensons seulement aux bienfaitset aux méfaits des extraordinaires moyens de communication quisont à notre disposition.

N'insistons pas sur ces banalités: retenons simplement quedeu x notions ont perdu leur auréole, Nature et Progres, Ellescorrespondent, certes, à des données incontestables de I'expérienceet les questions mises en forme philosophique par Rousseau ou parCornte n'ont pas perdu leur intérêt, mais elles se posent avec desmots dont les résonances affectives ne sont plus celles qu'enten-daient Rousseau et Cornte.

Le problêrne « nature et civilisation» subsiste mais avec unhomme en qui Ia nature a moins d'épaisseur et de consistance queIa culture par laquelle il est comme incorporé à l'intérieur d'unecertaine histoire. 11 serait donc difficile de ne pas reconnaitre,comme Auguste Cornte, que I'historicité est un impératif de Ianature humaine. Mais, plus que jamais, le paradoxe pressenti parRousseau est un insupportable défi jeté aux philosophes : les sau-vetages opérés par Ia chirurgie et Ia médecine, les inimaginablesvoyages dans Ia lune, nos prodigieux moyens de transport et moyensde communication, et tant d'autres choses nous font vivre au paysdes merveilles; or voici que Ia simpie lecture de notre journalquotidien montre que Ia sauvagerie des civilisés sait tire r parti desbienfaits de Ia civilisation.

Les progres ne sont pas le Progres : là est l'énigme de Iacivilisation, l'énigme ou le mystêre.

Henri Gouhier

ANTOINE BERMAN

Bildung et Bildungsroman

C'est seulement par Ia Bildung que l'homrnequi est totalement homme devient humain sansrestriction et pénétré d'humanilé.

Friedrich Schlegel

L'histoire occidentale a connu depuis les Grecs plusieurs formesfondamentales de culture qui, mêrne « dépassées », ont continué àrayonner. Bien plus: le sens profond de ce que nous appelons« culture» reste déte;miné par t<~uteune série defigures historiquescomme Ia 1tCllõeícx, I'Education, I'Eruditiol

• La Bildung allemande doitêtre considérée comme l'une de ces figures, et sans doute commeIa derniere- Née en Allemagne, enracinée en Allemagne, cettefigure n'en possede pas moins, comme Ia 1tcxtõeícx grecque, une

véritable universalité.

La Bildung comme Grundwort

Le concept de Bildung devient à partir du XVlIIe siecle l'un des

concepts centraux de Ia culture allemande. H. G. Gadamer écrit àce sujet dans Methode und Wahrheit :

« Le concept de Bildung, qui acquiert alors une valeur dominante,est sans doute I'idée Ia plus importante du XVIII< siêcle, et c'est pré-cisément ce concept qui désigne I'élément dans lequel se meuvent lessciences de l'esprit du XIX· síecle 2 ... »

Le même auteur écrit un peu plus loin :

l. Paul Ricceur Ir cOIlf/it des illterprftatio1lS, Paris, Le Seuil, 1969, P: 118.2. H. G. Gadamer, Methode und Wahrheil, J. C. B. Mohr, Tübingen, 1960,

p.7.

Page 2: Bildung et Bildungsroman

142 Réflexion

« Le concept de Bildung rend c\airement sensible quelle profondetransformation spirituelle a fait du siêcle de Goethe un siecle qui nousreste encore contemporain, alors que celui du Baroque nous paraitune antiquité historique. C'est à cette époque que les concepts et lestermes décisifs avec lesquels nous opérons ont reçu leur empreinte 3. »

Parmi ces concepts, Gadamer cite 1'«art », 1'«histoire », Ia«vision du monde », 1'«expérience vécue », le «génie », 1'«expres-sion », le «style », et le «symbole» 4. Toutes notions qui nousparaissent maintenant évidentes, voire intemporelles, alors qu'ellessont nées, avec celle de Bildung, dans Ia seconde moitié duXVIIIe siêcle. Nous sommes ici en présence de ces Grunduiõrter, deces termes fondamentaux, dont Ia totalité détermine et exprime Iarnaniêre dont telle ou telle époque historique articule sa compré-hension du monde.

Bildung signifie généralement « culture », et peut être considérécomme le doublet germanique du mot Kultur, d'origine latine. Maisce mot touche beaucoup plus de registres, en vertu, tout d'abord,du três riche champ sémantique auquel il appartient : Bild, image,Einbildungskraft, imagination, Ausbildung, déveIoppement, Bildsam-keit, flexibilité ou formabilité, Vorbild, modele, Nachbild, copie, etUrbild, archétype. Ainsi parlera-t-on de Ia Bildung d'un individu,d'un peuple, d'une langue, d'un art : leu r degré de «formation ».Et c'est même, nous le verrons, à partir de l'horizon de l'art quese détermine en grande partie Ia Bildung. Pareillement, le motallemand a une forte connotation pédagogique et éducative: leprocessus même de formation. Ainsi les années de jeunesse deWilheIm Meister, dans le roman de Goethe, sont-elles ses Lehrjahre,ses années d'apprentissage, ou il n'apprend en fait qu'une chose,certes décisive : se former (sich bilden).

Bildung a une longue histoire : le mot surgit dans Ia mystiqueallemande médiévale, reparait ensuite dans Ia mystique baroque,et reçoit sa signification humanistico-religieuse avec Klopstock etHerder au XVIIIe siêcle 5. Goethe, Hegel, Humboldt et le Roman-tisme d'Iéna donnent ses définitions canoniques, exemplaires. Apartir de là son sens reste fixé durant tout le XIXe siêcle, périodependant laquelle, comme le note Nietzsche dans ses ConsidérationsInactuelles, il se vide progressivement de sa substance et entre enCrise.

Nous avons dit que le terrne de Bildung constituait un doublet

3,4. Ibid.5. 1.Schaarschmidt,Der Bedeutungsuxindel der Worte Bilden und Bildung, Diss.

Kõnigsberg, 1931.

143Bildung et Bildungsroman

de celui de Kultur; il faut nuancer cette affirmation, car Bildung nevient pas recouvrir, ni même effacer, Kultur dans 1e champ notion-nel allemand. Mais il s'impose au XVIII· siêcle en un doub1e sens :il devient un Grundwort (ce qui n'est pas le cas pour Kultur) et tendà exprimer l'essence, l'intimité, 1e mouvement et le résultat de cequ'est Ia Kultur. Ce double rapport de prééminence, on peut aisé-ment le noter dans les textes de l'époque. Dans une lettre adresséeà A. W. Schlegel en 1797, Novalis écrit à propos du rôle de Ia

traduction en Allemagne :« En dehors des Romains, nous sommes Ia seule nation qui ait vécu

de façon aussi irrépressible l'impulsion de Ia traduction, et qui lui soitaussi infmiment redevable de culture (Bildung). De là mainte ressem-blance entre notre culture (Kultur) et Ia culture romaine tardive 6. »

Là OU le français emploie un seul rnot pour une culture, laculture et le processus de culture, l'allemand emploiera Kultur dansle premier cas, Bildung ou Kultur dans le second, et presque exclu-sivement Bildung dans le troisieme caso Wilhelm von Humboldt acherché à préciser cette distinction :

« Mais quand nous disons Bildung dans notre lan&ue,nous entendonspar là quelque chose d'à Ia fois plus élevê et plus mtime (que Kultur),c'est-à-dire Ia disposition d'esprit qui affecte Ia sensation et le caractereà partir de Ia connaissance et du sentiment de Ia totalité des aspiratio

ns

spirituelles et morales 7. »

Bildung désigne donc l'intimité du processus de Ia culture, deIa formation. De Lessing à Schleiermacher, en passant par Klops-tock, Herder, Goethe, Hegel, Friedrich Sch1egel, Novalis et Schil-ler, rous les grands penseurs allemands de Ia fin du XVIII· siecle sesont efforcés de fournir des interprétations de l'essence de ce pro-

cessus de « formation ».

Hegel : Bildung et Travail

La plus formelle de ces interprétations est celle qu'Hegel adonnée notamment dans sa Propédeutique philosophique, «formeI»signifiant ici à Ia fois théorique et unilatéral. Nous pouvons résumercomme suit sa pensée : Ia Bildung, c'est I'acces du « particulier» à

6. Novalis,Brieje und DokulIlenle, P: 366, éd. Wasmuth, Lambert Schneider,

Heidelberg, 1954.7. ln Gadamer, op. cil., p. 8.

Page 3: Bildung et Bildungsroman

RéflexionBildung et Bildungsroman

dans le cercle concret des devoirs et des tâches, et de donner toutea mesure dans les limites d'une activité déterminée. L'époque, dit

~'un des personnages du livre, demande des «spécialistes ». DansIa Propédeutique, Hegel affirmait lui aussi que I'attachement à unmétier particulier signifie pour I'individu « savoir se limiter, c'est-à-dire faire son métier totalement sien ». Par un retournementdialectique, cette autolimitation a un effet universalisant : une fois« fait sien », le métier « n'est plus une limite» pour l'individu 11.

Goethe déclare pareillement que dans 1'«unique chose qu'il faitbien » I'homme « vit le symbole de tout ce qui est bien fait 12 ». Lapensée de Hegel et celle de Goethe annoncent ici (et les deuxauteurs en étaient bien conscients) Ia moderne « culture du travail »,

Cette lecture de Ia Bildung nous permet de percevoir tout desuite en quoi celle-ci se distingue du simple universalisme de IaPhilosophie des Lumiêres : Ia Bildung est toujours, et essentielIe-ment, « pratique », Mais cette profonde practicité, chez Hegel et levieux Goethe, est interprétée unilatéralement comme Ia pure prac-ticité du travail. Et, une fois que Ia Bildung a été interprétée dansl'horizon du travail, il n'est plus possible d'y inclure, sauf sous Iaforme antagoniste d'un pur jeu inconséquent, ou sous le travestis-sement d'un travail de seconde classe, des modes de formationcomme l'art, Ia littérature et ce que I'époque appelIe, d'un termequi n'a pas encore l'étroitesse de sens que lui a conférée le XIX" siêcle,Ia « philologie », 11 est inutile de reprocher à Hegel et à Goethecette unilatéralité, puisque nous savons maintenant qu'elle expri-mait un mouvement historique qu'ils ont su formuler avant mêmele moment de son accélération décisive. Reste, nous le verrons, queIa richesse d'essence de Ia Bildung se situe ailIeurs, et qu'interprétercelle-ci comme un « travail » est finalement Ia ruiner.

145

144

1'«universel », L'homme est caractérisé par une rupture avec l'im,médiat, le naturel, et cette rupture est à Ia fois produite par IaBildung, et productrice de Bildung. L'individu qui reste attaché àses émotions, à ses passions, à ses buts privés, qui n'a aucune distancevis-à-vis d'eux, est ungebildet, non forme, non cultivé. L'~uvre d'artqui reste localiste, voire purement subjective, est ungebildet. taBildung, en tarit que processus, peut donc être dans tous les casconsidérée comme une élévation à I'universel. Leibniz, Novalis etHumboldt parlent à cet égard d'élargissement. Cette élévation au-dessus de I'immédiat, Hegel I'appelle 1'«essence formelle de IaBildung 8 », Dans un fragment de Goethe intitulé Epochen der gesel-ligen Bildung, époques de Ia culture sociale, le poere décrit sembla_blement I'universalisation des groupes humains, d'abord ferméssur eux-mêmes, puis progressivement ouverts à Ia totalité du mondeet de I'humanité :

«Finalement les cercles croissem et s'élargissent toujours davan_tage [...] Cette époque pourrait s'appeler Ia plus giniralf 9. »

De I'interprétation hégélienne de Ia Bildung, il faut dire que,pour qui veut appréhender I'intrinseque richesse de ce concept,elle esr unilatérale et, en même temps, d'une parfaite justesse spé-culative et historique. Car Hegel a cherché à préciser 1'«essenceformelle de Ia Bildung» à partir de ce qu'il appelle Ia praktischeBildung, Ia culture pratique. Celle-ci renvoie à Ia dialectique déve-loppée dans Ia Phénoménologie de l'Esprit autour du travail. On saitque, dans un fameux chapitre de cette eeuvre, Ia dialectique duMaitre et de l'Esclave, Hegel montre comment, par le travaiJ, Iaconscience esclave devient libre « en soi et pour soi », précisémentpar un processus de formation. « Dans Ia mesure ou il forme (bildet)Ia chose, dit le philosophe, il se forme lui-même 10. » Le travail estdonc, en tanr que « désir empêché », Bildung. Mais on peut aussibien dire, inversement, que Ia Bildung se définit comme un travail.Car Ia « formation » dont il est question ici, c'est Ia praktische Bil-dung, Ia formation de soi par Ia formation des choses. L 'universalitéatteinte par I'individu (mais aussi bien un peuple, une langue, unelittérature), c'est Ia dure et laborieuse universalité de Ia praxis. Levieux Goethe, à sa maniêre, a développé Ia même dialectique dansLes Années de Voyage de Wilhelm Meister, Ia suite tardive des Annéesde Formation de WilhelmMeister: il s'agit pour I'homme de vivre

8. In Gadamer, op. cit., p. 9. Cf. Propldfutiquf philosophiqUf, § 41-45.9. In Strich, Goeth» und die Wfl/li/l'rntur, Francke Verlag, Berne, 1946, p. 65.10. In Gadamer, op. cit.

L'interprétation spéculatuie de ia Bildung

. Mais si nous prenons Ia lecture hégélienne de Ia Bildung à sonrnveau purement spéculatif, nous saisissons immédiatement le sensconstitutif de cette figure de Ia culture. La Bildung est le devenir-esprit de l'Esprit. Ce devenir a deux moments pour Hegel: lemoment « pratique» (et c'est Ia dialectique du travail) et le moment«théorique », dont le sommet est Ia philosophie. En ce sens, Hegela pu dire que celle-ci a « Ia condition de son existence dans Ia

11. tu«12. Cité in Histoire de Ia litterature allrmaude, Aubier, 1970, p. 537.

Page 4: Bildung et Bildungsroman

Réflexion

Bildung 13».Ces deux moments se définissent par leur degré d'uni-versalité croissante: si l'action passe nécessairement par le parti-culier, Ia pensée, elle, se meut dans le pur élément de l'universalité.Mais dans les deux cas, Ia structure de I'expérience est Ia même,et Gadamer Ia résume de Ia façon suivante :

Bildung et Bildungsroman 147146

«Reconnaítre le propre dans I'étranger [...], voilà le mouvementfondamental de l'Esprit, dont I'être se réduit au retour à soi à partirde l'être-autre 14. »

dung est un processus nécessaire. Mais en même temps, ce processusest l'avenernent même de Ia liberté.

Plus que chez Hegel, c'est chez les Romantiques d'léna, chezle Goethe de Ia maturité, chez Schiller et Humboldt que l'on trouveIa formulation Ia plus concrete, et aussi Ia plus « humaniste», dece processus. Surtout, Ia détermination du médium de Ia Bildungy est autre. Ici, I'élément de Ia formation de l'Esprit (ou de l'homme)ri'est pas tant le travail ou I'activité des sphêres politiques, écono-miques, juridiques, ete. que le « grand jeu » (Friedrich Schlegel) del'art et de Ia «philologie». C'est cette déterrnination-là de Ia Bil-dung, non celle de Hegel, qui définit pour nous 1'«humanismeallemand», et qui s'est exprimée dans le Bildungsroman, tel qu'ils'est historiquement réalisé avec Goethe, Novalis et Adalbert Stif-ter.

Cette loi régit non seulement Ia pensée hégélienne, mais toutl'ldéalisme allemand. On Ia retrouve aussi bien chez FriedrichSchlegel:

« L'essence de I'Esprit est de se déterminer lui-même et, dans uneperpétuelle alternance, de sortir de soi et de rentrer en soi-même 15. »

Hegel écrit, quant à lui, à propos de I'importance de Ia cultureantique pour les Modernes : La Bildung comme translation

«qu'elle contient [...] tous les points de départ et tous les fils menantau retour à soi [...], aux retrouvailles avec soi-même, mais avec soi-même selon Ia véritable essence universelle de I'Esprit 16 ».

Chez le Goethe du premier Wilhelm Meister comme chez lesRomantiques d'léna, Ia Bildung est caractérisée comme un voyage,Reise, voyage dont l'essence est de jeter le «même» dans un mou-vement qui va d'abord le faire devenir « autre ». « Meurs et deviens »,chante Goethe. En tant que voyage, Ia Bildung est l'expérience del'altérité du monde: pour accéder à lui-mêrne, l'Esprit doit faireI'expérience de ce qui n'est pas lui, ou du moins parait tel. Car ilest entendu qu'à Ia fin d'un tel périple, c'est lui-rnême, enrichi,transformé, mené jusqu'à sa propre identité, que l'Esprit retrouve.Ainsi s'exprime Novalis dans Les disciples à Sais :

Qu'il s'agisse de l'épreuve faite par I'esclave de Ia dure aItéritélibératrice de Ia chose, ou de l'appropriation réflexive du monde(penser, dit Hegel, consiste à «s'occuper de quelque chose de nonímmédiat, d'étranger», Fremdartiges 17),Ia Bildung est toujours uneexpérience de I'Autre dans laquelle Ie Même se retrouve au termed'un trajet qui constitue son histoire. La Bildung est I'histoire del'Esprit qui se retrouve aprés s'être perdu dans l'Altérité apparentedu monde. Cette Ioi, l'Idéalisme allemand l'a formulée de toutesles manieres possibles. 11pourra s'agir de I'unité retrouvée aprêsIa scission, de Ia synthêse unifiant Ia thêse et l'antithêse, de l'irn-médiat médiatisé, du chaos qui devient monde, de I'affirmation quipasse par Ia négation, ete. Ces formulations spéculatives ont leurversant métaphorique : I'enfant qui doit devenir homme, Ia viergequi doit devenir femme, le bouton qui doit devenir fleur, puis fruit.L'emploi presque constant d'images organiques indique que Ia Bil-

« li souleva le voile de Ia déesse de Sais. Mais que vit-il? li vit - miracledes miracles - lui-rnêrne 18. »

Cette loi du voyage, Friedrich Schlegel I'a formulée en touteclarté:

13. In Gadamer, op. cit.14. Op. cit., p. 11.15. « Entretien sur Ia poésie ». in L'Absolu litteraire, Le Seuil, 1978, p. 313

(plus loin indiqué par AL).16, 17. In Gadamer, op. cit.

«C'est pourquoi, certain de toujours se retrouver lui-mêrne, I'hommecesse de sortir de lui, afin de se chercher et de trouver le complémentde son être le plus intime dans Ia profondeur de celui d'autrui. Lejeu de Ia communication et du rapprochement est l'occupation et Iaforce de Ia vie 19. »

18. Novalis, LPs disciples à SaiS, trad. Roud, Mermod, 1948, p. 98.19,20. In AL, p. 141,234.

Page 5: Bildung et Bildungsroman

148Réflexion

« L~ vrai milieu est seulement celui auquel on,~evienl. toujours depuisles votes excentnques de I'enthousiasme et de I energle, non pas celuique I'on ne quitte jamais 20. »

Et dans un texte essentiel consacré à l'reuvre d'art, c'est touteI'essence de Ia Bildung qui est insurpassablement formulée :

« Une ceuvre est cultivée (gebildetj lorsqu'elle est partout parfaite_ment délimitée, mais dans ses limites illimitée et inépuisable; lors-qu'elle est parfaitement fidéle à soi, partout égale, et pourtanr supé,rieure à elle-même. Ce qui Ia couronne et l'achêve, c'est, comme dansI'éducation d'un jeune Anglais, le grand lour 21. II faut qu'elle aitvoyagé à travers les trois ou quatre continents de I'humanité, nonpour lirner les angles de son individualité, mais pour élargir sa vision,donner à son esprit plus de liberté et de pluralité interne, er par lámême plus d'autonomie et d'assurance 22. »

La Bildung, c'est le « grand tour ». Ce grand tour est simulta-nérnenr interprété comme une limitation et une iIIimitation. Defait, Ia limitation, comme pour Hegel, est ce qui distingue Ia Bildungromantique de Ia pure aventure errante et chaotique ou l'on seperd, telle que l'incarne un Conte de Ludwig Tieck imitulé Le Voyagedans le Bleu (dans I'indéterminé). Le « grand tour » ne consiste pasà aller n'importe ou, mais là ou l'on peut se former, s'éduquer etprogresser soi-même. En tant que tour forrnateur, Ia Bildung revêtIa forme d'un roman :

« Tout homme cultivé (grbildel) er en voie de se cultiveI' porte unroman en son for intérieur 23. »

La Bildung comme rornan est I'expérience de I'apparente étran-geté du monde et de l'apparenre étrangeté du même à lui-mêrne.Progressant vers ce point ou ces deux étrangetés s'aboliront, ellea bien une structure « transcendantale », D'oú les polarités qui,chez Goethe comme chez les Romantiques, Ia définissent : le quo-tidien et le « merveilleux », le proche et le lointain, le présent et Iepassé, Ie connu et I'inconnu, le fini et I'infini.

Cette nature circuIaire, cyclique er aIternante de Ia Bildung(être à Ia fois, dans le même temps, une progression e~.un retour),nous pouvons Ia definir cornme une translation, une Uber-Setzung,un se-poser-au-delà-de-soi_même. Or, I'Übersetzung, en allemand,c'est avant tout Ia traduction. Et ce n'est nullement un hasard si,

21, 22. Ibid., p. 290-291. « Grand tour » est en français dans le texte.23. F. Schlegel, in AL, p. 90.

Bildung et Bildungsroman 149

dans Ia culture allemande de Ia fin du XVIlI~ siêcle, Ia traductionjoue un rôle essentiel, à tel point que Schleiermacher a pu y lireun véritable « destin » de Ia germanité 24. Parce que Ia Bildung sedéfinit, spéculativement et pratiquement, comme une certaineépreu'Ve de l'Étranger, Ia traduction peut et doit se manifester com mel'un des agents majeurs de Ia formation. Elle partage, certes, cettefonction avec toute une série d'autres « translations », qui consti-ruent autant de rapports « cycliques» avec l'Étranger, et dont Iatotalité définit Ia practicité spécifique de Ia Bildung. Ainsi les pre-mieres années du XIX" siécle voient-elles en Allemagne prendre leu ressor Ia philologie, I'orientalisme, Ia recherche comparatiste, I'étudedes langues, Ia science du folklore, les grands dictionnaires natio-naux, Ia critique littéraire et artistique; et même les mémorablesvoyages d'Alexander von Humboldt 2:" le frêre de Wilhelm vonHumboldt, se situent dans cette dimension. Dans toutes ces trans-lations, c'est I'essence de Ia Bildung qui s'affirme. Nous pouvonsmaintenant caractériser Ia totalité des translations qui constituentIa Bildung en disant qu'elles appartiennent à l'espace de Ia philologie,en donnant cependant au terrne de « philologie» une richesse desens qu'il a depuis longtemps perdue.

La Bildung et les Anciens

La Bildung ne peutjamais, en vertu de sa nature d'expérience,être une simple imitation de I'étranger. Mais elIe entretient cepen-dant un rapport d'essence avec ce qu'on appelIe en allemand Urbild,original, archétype, et Vorbild, modele, dont elle peut être Ia repro-duction, Nachbild. Cela renvoie également à sa nature d'expé-rience: celui qui se cherche à I'étranger se voit d'abord confrontéà des figures qui fonctionnent comme des modeles, puis commedes médiations. Ainsi des personnes que rencontre Wilhelm Meis-ter, au cours de ses années de formation, auxquelles il est d'abordtente de s'identifier, mais qui lui apprennent finalement à se trouverlui-rnême.

Le Vorbild, manifestation de l'Urbild, rassemble en lui cetteperfection et cette complétude qui en font un « classique ». 11 est

24. F. Schleiermacher, « SUl'les différentes méthodes de traduction ", p. 60-70. in H.J. Stõrig, Das Problein drs Ubrrsetzens, Wissentschaftliche Buchgesellschaft,Darmstadt, 1969.

25. L'Amérique espagnole P/I 1800 ,'!lI' par 11/1 saiant allrmand, Hu111 boldt, Cal-mann-Lévy, Paris, 1965.

Page 6: Bildung et Bildungsroman

150Rijlexion

Ia forme, sinon Ia norme, à laquelIe Ia Bildung doit se référer, san,être tenue de Ia copier. En ce qui concerne I'art et Ia littérature,c'est toute I'Antiquité qui, à partir de Winckelmann, devient enAlIemagne Urbild et Vorbild. On peut dire qu'elIe fonctionne déso

r_

mais ici comme un modele et un archétype de Ia Bildung elIe-même,dans Ia mesure ou I'histoire de Ia culture, de Ia littérature et deslangues antiques apparait comme « une histoire éternelIe du goüret de I'art » (F. Schlegel). La questíon du rappon à ce modeledevient dês lors brulante : c'esr Ia « nécessité du retour aux Anciens»comme ce qui est à Ia fois originaire et cJassique. Aucune autreculture, passée ou présente, ne possedo une telIe préséance. Faceà l'Antiquité, Ia modernité en est encore à se chercher dans ledéchirement de Ia réflexion inaccomplie. Pour le Classicisme alIe-mand, en particulier, Ia création d'une Bildung moderne est d'aborddéterminée par le rapport à l'Antiquité comme modele. Cela veurdire qu'il faut s'efforcer d'atteindre un degré de culture équivalentà celui des Anciens, notamment en s'appropriant leurs formes poé-tiques. Dans ces conditions, Ia philologie, qui se définit en premierlieu par I'étude des textes et des langues antiques, acquiert un rôlede premier plan.

Philologie et littérature

Ce rôle a bien été marqué par Friedrich Schlegel (qui avaitlui-même une formation philologique):

« Vivre en c1assique et réaliser pratiquement en soi l'Antiquité estle sommet et le but de Ia philologie 26. »

« Salur aux vrais philologues! Ils font reuvre divine, car ils répandentle sens de I'art sur le domaine entier de I'érudition. Aucun érudit nedevrait être un simple ouvrier 27. »

Mais le ton même de ces deux fragments schlégéliens montreà I'évidence que Ia philologie, ici, est autre chose _ ou plus _ queIa discipline que nous connaissons aujourd'hui. Au-delà de I'étudeérudite ou « scientifique », Ia philologie de I'époque de Ia Bildungest littéralement philo-Iogie, amour du Logos, et son essence doitêtre cherchée dans cette entreprise « encycJopédique » qui consisteà faire Ia recolIection critique et pensante de toutes les formes deIa vie de l'Esprit. Ce qui définit le « vrai philologue», c'est Ia capacité

26,27. In AL, p.117 et 218.

Bildung et Bildungsroman 151

d'épouser et. de « réaliser pratiquem~nt » en lui toutes ces formes,de faire revivre celles qUi sont passees, de rapprocher celles quisont éloignées, ete. La définition que Friedrich Schlegel a donnéeune fois du « critique» vaut pour le « philologue», d'autant plusque les deux figures, dans l'Allemagne classique et romantique, seconfondent totalement :

« Le bon critique et caractériseur doit observer de maniêre fidêle,consciencieuse et multiple comme le physicien, mesurer précisémentcomme le mathématicien, établir de soigneuses rubriques comme lebotaniste, disséquer com me I'anatomiste, diviser comme le chimiste,ressentir comme le musicien, imiter comme un acteur, embrasserpratiquement comme I'amant, tout saisir du regard comme un phi-losophe, étudier cycliquement comme un sculpteur, être sévére commeunjuge, religieux comme un antiquaire, comprendre le moment commeun politicien, etc. 28. »

Cette capacité philologique, caméléonesque, un mot Ia définit :Ia Bildsamkeit, Ia flexibilité, Ia formabilité. La Bildung est érninem-ment Bildsamkeit, et à son tour, cette Bildsamkeit s'enracine dans cequi est pour l'Idéalisme allemand Ia faculté des facultés, l'Einbil-dungskraft, I'imagination. Ainsi se ferme conceptuellement le champnotionnel et sémantique de Ia Bildung; à quoi I'on ajoutera que leprocessus de Ia formation est une Ausbildung, un développementprogressif.

Si nous revenons au champ d'application de cette flexibilitéphilologique, nous voyons qu'à partir du rapport à ce centre absolu,presque intemporel, qu'est I'Antiquité (une Antiquité imaginée),elle se déploie en cercles concentriquesjusqu'à embrasser Ia totalitédes productions de l'Esprit. 11y a là ce qu'on doit appeler I'essenceencyclopédique de Ia Bildung. Mais une tâche si possible plus élevéeattend le philologue : l'Esprit, tel qu'il s'incarne dans une langue,une littérature, un peuple, etc., a toujours des racines, des origines.Or ces racines, ces origines, il tend à les oublier dans son propreessor universalisant. 11incombe à Ia philologie (telle que I'ont incar-née historiquement les freres Grimm) de ramener l'Esprit à Iamémoire de son lieu, de son origine, afin qu'il puisse devenir unvéritable Esprit, à Ia fois universel et enraciné. Car enracinementet universalité ne s'opposent pas; au contraire, ils doivent s'unir,comme le particulier et le général chez Hegel. Par le même mou-vernent qui Ia porte au-delà d'elle-même, vers les productions dumonde entier, Ia Bildung philologique se porte au-dedans d'elle-

28. Cité in Beda Alemann, Ironie und Dichtung, Neske, Pfüllingen, p. 58.

Page 7: Bildung et Bildungsroman

152Réflexion

même, s'enfonce dans Ia riche épaisseur de son propre passé _ celuide sa langue, de sa littérature, de sa culture savante ou popu,laire, etc. Dans une introduction à un recuei I de poésies souabesdes XI/e et XIII

e siecles, Ludwig Tieck a bien montré Ia compls,mentarité des deu x mouvements :

«Les Anciens, écrit-il en 1803, n'omjamais été aussi lus et traduits,les admirateurs de Shakespeare ne som plus rares, les poetes italiensont leurs arnis, on lit et on étudie les poetes espagnols avec autant dezele qu'il est possible en AlIemagne, et I'on peut s'attendre à ce queles chants des Provençaux, les Romances du Nord, les fleurs de I'ima-gination hindoue ne nous restem plus longtemps étrangers ... Dansces circonstances favorables, il esr peut-être temps de se resSOuvenirde I'ancienne poésie alIemande 29. »

On voit três cIairement ici que ce retour aux «sources s neprocede nullement d'un esprit« nationaIiste », qu'iI n'est au contraireque Ia proIongation Iogique de I'ouverture phiIoIogique au mondede Ia Bildung.

Le second médium de Ia formation, c'est I'art, et au premierchef Ia liueratu re. À vrai dire, Ia Iittérature de I'âge cIassique etromantique allemand ne peut aucunement être dissociée de l'en-treprise philoIogique, critique et théorique brievement décrite pIushaut. ElIe appartient entierement à son espace, tout comme, inver-sernent, cerre entreprise ne peut être détachée de Ia Iittérature,comme en témoignent éIoquemment Goethe, les Romantiquesd'Iéna, Schiller ou HumboIdt. L'ceuvre Iittéraire, à I'époque de IaBildung, est phiIologique, et I'ceuvre philologique est littérature.Au xx= siecIe, cette mutuelle appartenance donnera encore, avantsa dissolution, Ia Trilogie biblique de Thomas Mann. Nous allonsvoir maintenant que c'est dans une forme romanesque propre à Iaculture allemande de ceue époque que s'est le plus purement incar-née cette interpénétration de Ia littérature et de Ia philologiejcritique: le Bildungsroman.

Le Bildungsroman

II convienr d'abord de dissiper une équivoque. On consideregénéralement le Bildungsroman com me un certain genre de rornan,qui se différencierait par exemple du «roman d'aventures », en

29. Cité in Wplllill'raIUr, Di» Lust am Ubl'rSrIUIl im Jarhunrll'rl Gorlhrs, DeutscheSchillergesellschaft, Marbach, 1982, p. 486.

Bildung et Bildungsrornan 153

vertu du fait qu'un certain nombre d'oeuvres romanesques, depuisIa fin du XVIII" siêcle, ont pour theme Ia formation d'un personnage(L'Éducation sentimentale de Flaubert). Or, il faut affirmer que leBildungsroman n'est pas concevable hors de I'espace, et de l'époque,de Ia Bildung. Le mode de «forrnation » de ses personnages n'aaucun rapport avec celui que I'on peut trouver chez, par exemple,Flaubert, Tolstoí ou Dickens.

Qu'est-ce qui distingue le Bildungsrornan des autres romansd'apprentissage? Dans ces derniers, nous trouvons le récit de l'ex-périence concrete et personnelle d'un héros concret et bien indi-vidualisé. 11peut s'agir d'une éducation sentimentale, sociale, artis-tique, etc. Dans tous les cas, cette éducation ressemble àI'apprentissage que chacun de nous fait à 1'« école de Ia vie », Leplan est celui de Ia réalité : celui-ci, d'une façon ou d'une autre,nous marque, nous éprouve et donc nous «forme». Dans le Bil-dungsrornan, il n'est pas question de cette éducation indéterminéeet indiscriminée; il s'agit d'un processus de formation dont lesmoments, les étapes, les degrés et mêrne le rythme sont fixés apriori, comme les stades de Ia conscience de soi dans La Phénomé-nologie de l'Esprit. La progression de I'apprentissage de Ia vie yacquiert un caractere totalement nécessaire; encore faudrait-il pré-ciser qu'il s'agit plus d'une expérience du «monde» et de I'ordredu monde que de Ia « vie ». De plus, le contenu et les figures de Iaformation sont eux aussi déterminés a priori. Cela signifie que lesexpériences considérées comme « formatrices » sont soigneusementsélectionnées, et en vertu des contenus mêmes de Ia Bildung précisésplus haut. Les expériences considérées comme « non forrnatrices »ne sont tout simplement pas représentées. Le Bildungsroman, deplus, est totalement fondé sur Ia loi de Ia Bildung, à savoir l'expé-rience de l'étranger, Ia formation de soi par I'épreuve des diversesformes de I'altérité. Le processus d'apprentissage des personnagesdu Bildungsrornan revêtira donc toujours Ia forme d'un voyage, etnotamment de I'arrivée dans des lieux ou quelque chose leur estpeu à peu révélé. Voyage rigoureusement initiatique, ou le « héros »s'approprie les figures essentielles de Ia Bildung, ou plutôt, se laisseformer et pénétrer par elles. « Nature passive du personnage roma-nesque», a dit Novalis. Et en effet, le Bildungsroman comporte fortpeu d'action : il est un tissu de contemplations, de mouvements etde conversations. Cette passivité essentielle était déjà impliquée parles images organiques qui caractérisent Ia Bildung, et selon lesquellescelle-ci est, par exernple, le passage de l'enfance à Ia maturité, dubouton au fruit, etc. Dans le Bildungsroman, le lecteur est invité àsuivre les pérégrinations d'un personnage qui a entrepris de faire

Page 8: Bildung et Bildungsroman

154 Réfiexion

le « grand tour » schlégélien pour se former. Au cours de ces péré-grinations, il rencontre des gens qui, d'une façon ou d'une autre,mais três clairement, assument son éducation. Le voyage du Bil:dungsroman est long, três long: des années s'écoulent, marquéespar peu de faits apparents.jusqu'â ce qu'à Ia fin, le« héros » acquiên-une figure et une place propres. Les expériences «vécues » qu'ilpeut faire dans ce cadre, comme l'amour, sont elles-mêmes hausséesà un niveau symbolique et initiatique, comme on le voit três clai-rement dans Henri d'Ofterdingen de Novalis.

Le Bildungsroman, malgré Ia précision de ses descriptions, n'estdonc absolument pas « réaliste » : il représente et donne à voir Iatrajectoire idéale d'un personnage idéal dans un monde idéal -idéal en ce que toutcs les dimensions qui ne concernent pas IaBildung n'y apparaissent jamais. Adalbert Stifter I'a clairementexprimé: «Ses caracteres, dit-il, doivent avoir quelque chose deplus haut, qui élêve le lecteur au-dessus de Ia vie quotidienne 30. »De là un style d'une parfaite transparence, sans effets visibles, égalà lui-même, parfois légerement ironique, qui semble avoir pour finde dissiper toute I'opacité du monde réel et de n'en retenir quel'épure, le trait essentiel - caractéristique qui le rapproche de Iapoésie, ou en tout cas d'une certaine poésie.

Le Bildungsroman se caractérise encore par un autre trait : sanature « philologique », ou plus précisément critique et réflexive. Unebonne partie du récit est occupée par des conversations, souventtrês longues, dont le rôle formateur est évident, et dont le contenun'est rien d'autre que les diverses dimensions de Ia Bildung: l'art,Ia science, Ia contemplation de Ia nature, I'action pratique. LeBildungsroman est toujours, et essentiellement, une réflexion sur IaBildung. li présente sensiblement Ia Bildung et, en même temps,réfléchit conceptuellement sur elle. Dans les Wandersjahre de Goethe,cet aspect réfíexif finit même par déséquilibrer Ia forme roma-nesque. Mais cette tentation est inhérente au genre lui-même : cequi regne ici, ce n'est pas le goüt de raconter, mais Ia volonté demontrer. D'oú, comme corollaire, Ia vocation pédagogique, voirecarrément didactique, du Bildungsroman, qui correspond à un traitessentiel de Ia Bildung.

Trois oeuvres majeures incarnent le genre historiquement : lepremier Wilhelm Meister de Goethe, Henri d'Ofterdingen de Novaliset L'Été de Ia Saint-Martin d'Adalbert Stifter. Le roman de Novalisest conçu d'ailleurs comme I'inversion romantique de celui deGoethe, et L'Été de Ia Saint-Martin en est comme Ia version épurée

30. Cité in Fritz Krõkel, postface à Der Nachsommer.

155Bildung et Bildungsroman

et radicalisée. Nous nous étendrons ici brievement sur le romande stifter, qui n'a jamais été traduit en France, et qui représente,co

rnrnel'a dit Ia critique aJlemande, « le Bildungsroman par excel-

lence »,11s'agit là d'un produit tardif, puisque l'ouvrage a paru Iarn

êrneannée que Les Fleurs du Mal et Madame Bovary (1857), ceuvres

qui constitu~nt, sa.totale ant~these. Comme.dans ,Ies~ildungsromaneantérieurs, li s aglt des annees de maturauon d un Jeune homme.t.es titres des chapitres nous indiquent Ia nature du voyage initia-tique du héros: «Vie de famille », « Élargissement » et « Déploie-ment > ont trait aux diverses phases de son existence en tant qu'in-dividu. « Rencontre », « Approche » et « Confiance » traitent de saforrnation à Ia vie sociale, ou plus précisément sociable. Enfin, « Levoyag

eur», « Lien » et « ~ongé » renvoient à ses longues années de

pérégrination. Dans L'Eté de Ia Saint-Martin, Ia tendance du Bil-dungsroman à sélectionner rigoureusement les expériences forma-trices est poussée à son terme: l'éducation du jeune homrne estdéterminée par deux pôles, Ia contemplation de Ia Nature (queStifter appeJle Ia «science ») et l'Art. Dans une lettre adressée àl'une de ses lectrices, l'auteur précise ainsi quelles sont pour lui les

forces formatrices :

«immédiatement, Ia pure conscience morale, I'existence familiale bienordonnée, médiatement: Ia nature. l'art et Ia science. allant Ia maindans Ia main avec I'amitié et quelques relations de sociabilité. Tellessont les choses que j'ai voulu maOlfester dans leur essentialité 51 ».

Dans une autre lettre. Stifter déclare :

«J'ai voulu dans cette oeuvre dépeindre une vie plus profonde etplus riche que Ia vie quotidienne [...] Cette vie plus profonde doit êtresoutenue par les fondements terrestres que sont les activités bour-geoises, I'agriculture, I'utilité commune et Ia science, et par les fon-dements supra-terrestres de l'art et de Ia morale 52. »

Ainsi le personnage de L'Été de Ia Saint-Martin est-il progres-sivement initié à ce que 1'0n pourrait appeler hégéliennement Iapraktische Bildung (activités bourgeoises, agriculture, etc.) et Ia theo-retische Bildung (art, science); à quoi s'ajoute, plus goethéennement,Ia gesellige Bildung, Ia culture sociable. Cette triple formation, quis'effectue en grande partie au cours de longues et admirablesconversations (« les dialogues sur l'art et sur Ia vie, déclare Stifter,

31, 32. lbul.

Page 9: Bildung et Bildungsroman

156 Réjlexion

sont des moyens de formation », Bildungsmittel, pour le héros 33), aelle-même un sens profond, étymologiquement re-ligieux en ceciqu'elle introduit le jeune homme à Ia vérité de l'ordre du monde.Le sentiment de cet ordre est exprimé dans L'Été de Ia Saint-Martinavec une force insurpassable, qui a éveillé I'admiration de Nietzsche.Mais également à un niveau d'abstraction, d'idéalisation (malgrétoutes les magnifiques descriptions « réalistes » : Stifter est un grandpaysagiste, un grand portraitiste des choses) qui montre clairementque dans ce roman, c'est Ia Bildung quijette ses derniers feux (d'oúle titre de I'ouvrage : Nachsommer, arriêre-étê). En effet, le mondehistorique dans leque! Stifter écrivait n'avait plus grand-chose àvoir avec I'époque de Goethe, de Novalis et de Humboldt. On peutmême dire que, malgré tout le culte voué à Goethe, malgré toutI'essor de 1'«esprit philologique », I'édifice de Ia Bildung était déjàminé. L'Été de Ia Saint-Martin - son auteur en avait conscience -était une protestation contre I'évolution des temps, et un adieu àtoute une époque culturelle.

L'effondrement de Ia Bildung

La crise de Ia Bildung, et son effondrement final au xx" siêcle,peuvent être abordés de plusieurs points de vue.

En premier lieu, l'unité de Ia philosophie, de Ia philologie etde Ia littérature qui Ia caractérisait au début du XIXe siêcle, et quilui donnait sa figure et son amplitude propre, se défait dês Iaprerniêre moitié du siêcle. Philologie et littérature se séparent défi-nitivement, et Ia philosophie idéaliste - leur socle commun - s'ef-fondre apres Hegel.

L'autonomisation de Ia philologie signifie un double processus :sa constitution en discipline séparée, possédant un champ et uneméthodologie propres, et son idéologisation, qui revêt Ia forme dupositivisme. Dans Ia mesure ou Ia notion de Bildung regroupe désor-mais de façon hétéroclite et sans lien Ia totalité des productionsculturelles et ou Ia philologie, devenue science positive, continueà revendiquer Ia place d'honneur dans I'ensemble de Ia Bildung,celle-ci se voit progressivement réduite à une érudition poussiéreuseet abstraite. Et te! est le constat établi par Nietzsche dans sesInactuelles: le « sens historique », c'est-à-dire Ia recollection desformes de I'Esprit, y apparait comme ce qu'il est devenu, uneentreprise dénuée de fins, iconoclaste et invertébrée, qui ne mani-

33. Ibid.

Bildung et Bildungsrornan 157

[este en fait que le « non-style » comme I'a dit Hermann Broch, del'aculture du XIXC siecle. Nietzsche perçoit encore (sa vénérationpour Goethe et Stifter I'atteste) quelle a été l'unité de sens de IaBildung. Mais son chemin de pensée le conduit, sous couleur dedétruire Ia définition positiviste de Ia culture, à faire éclater encoreplus radicalement \e concept de Bildung. À Ia faiblesse de cettefaculté caméléonesque qu'est pour lui le « sens historique », il opposepar une Umkehrung, un renversement typique de son mode depenser, l'infini pouvoir d'appropriation de Ia Volonté de Puissance.Or, rien n'est plus contraire à Ia Bildung classique que l'expansion-nisme de l'esprit nietzschéen. La recollection pieuse des formeslointaines ou passées de I'Esprit, déterminée par Ia loi de I'épreuvede l'étranger, et telle qu'on Ia trouve chez Goethe, Humboldt oules freres Grimm, avait bien plutôt un sens dialogique. Certes, ledialogue noué par Ia Bildung avec les figures de l'étranger aseslimites, et ce sont elles que nous tracerons pour finir.

Par ailleurs, I'équilibre de Ia Bildung était voué à s'effondrersous Ia pression de courants comme le nationalisme, le culte dumythe, du peuple, voire de Ia musique (Wagner), toutes idéologiesqui se développerent au XIXe siêcle à partir de Ia distorsion ou deIa déformation de certaines dimensions de Ia Bildung (par exemplele « retour aux sources »).

La littérature allemande et autrichienne de Ia prerníere moitiédu XXC siecle peut être considérée comme une représentation deI'effondrement de Ia Bildung et, en même temps, cornrne un effortdésespéré pour Ia défendre. Les oeuvres de Hoffmannstahl, deThomas Mann, d'Hermann Broch. de Robert Musil, de HermannHesse portent témoignage de l'ampleur de cette crise; fascinéespar le « déclin » de Ia Bildung, elles tentent de conjurer l'inévitable.Dans le cas de Thomas Mann et de Hermann Hesse, il y a mêmeIa tentative de faire revivre Ia forme du Bildungsroman : La MontagneMagique, et Le [eu des Perles de Verre. Dans le roman de ThomasMann, le séjour que Castorp fait au sanatorium est réeBement unséjour « formateur », comme en témoignent les longues conversa-tions du livre, conversations qui portent toutes sur Ia culture et cequi Ia menace. Mais ici, ironiquement, Ia « province pédagogique »de Goethe est devenue un sanatorium, c'est-à-dire un lieu de mala-die et de mort; et à Ia fin du roman, Castorp guéri et « formé »repart dans le monde réel, pour y trouver Ia mort sur les champsde bataille de 1914. Il s'agit là d'un post-Bildungsrornan plutôt qued'un Bildungsroman. Tout le reste de l'ceuvre de Thomas traite dumême probleme, et de I'éventuelle amplification de Ia Bildung (parexemple en intégrant le mythe et les forces de destruction). Mais,

Page 10: Bildung et Bildungsroman

158 Réfiexion

au-delà de cette ceuvre, c'est-à-dire aprês le nazisme, Ia littératureallemande (Bachmann, Grass, Hãrtling, Handke, etc.) entre dansun autre espace. La Bildung est bel et bien morte.

La Bildung, chose du passé?

11 est évident que Ia Bildung, en tant que figure culturellehistorique, appartient au passé. Aujourd'hui, nous percevons mieuxses limites, qui sont celles de l'humanisme et - simultanément - deIa tradition. Car Ia Bildung est encore - Ia lettre de Stifter citéeplus haut le montre clairement - une glorification du monde tra-ditionnel, mêlée de « progressisme », Aujourd'hui que Ia culturetraditionnelle (avec son type de rapport à I'art, au savoir, à Ia natureet à Ia sociabilité) a été balayée par I'ouragan de Ia modernité, IaBildung nous parait appartenir à un monde lointain, et c'est bienI'impression que dorme Ia lecture du recueil de lettres réunies parBenjamin, Allemands, lettres qui portent toutes sur l'époque de IaBildung 34.

Mais le point ou ses limites se manifestent est en même tempscelui ou elle peut nous apparaitre comme une figure vivante etriche d'enseignement. Car aprês I'effondrement des figures tradi-tionnelles de Ia culture, rien n'est venu combler le vide créé : il n'ya aucune figure moderne de Ia culture.

Le classicisme français nous offre I'image d'une culture rayon-nante, impériale, ou verte par son expansion sur I'étranger, maisnon à lui. La Bildung, elle, de par Ia loi qui Ia détermine, estouverture sur I'altérité, volonté de passer par l'Autre pour accéderà soi. Quand Goethe écrit dans ses notes pour le Divan à proposde l'Orient : « si nous voulons prendre notre part aux productionsde ces magnifiques génies, il faut nous orientaliser, ce n'est pasI'Orient qui viendra à nous », ou quand il écrit à propos du rnêmeDiuan, dans une lettre à I'éditeur Cotta, que son but est « de fairedéborder les unes sur les autres les rnoeurs et modes de pensée desdeu x contrées ». nous sommes placés devant une exigence qui esttrês proche de Ia nôtre, et que Pierre Clastres a formulée ainsidans Le Grand Parler: « traduire les Guarani, c'est les traduire enguarani 35 », c'est-à-dire nous traduire vers eux.

Ce « débordement » goethéen acertes ses limites, qui sont

34. W. Benjamin, Allemand, P.U.L. Hachette, traduction G. A. Goldsmith,1979.

35. Pierre Clastres, Le Grand Paria, Seuil, 1974, p. 15.

159Bildung et Bildungsroman

inscrites dans Ia notion mêrne de « grand tour » formateur. LaBildung n'est expérience de I'étranger que pour autant que celui-ci est conforme à son attente. C'est toujours lui-même que I'hommede Ia Bildung va chercher ailleurs, dans ses « parcours excen-triques». La loi sélective qui régit le Bildungsroman vaut égalementici : I'étranger qui fournit les matériaux de Ia formation est uncertain étranger, pas tout l'étranger. Friedrich Schlegel, com meplus tard Nietzsche, trouvait que les Grecs nous étaient « étran-gers », dans un sens qui n'avait plus rien de formateur. Car, derriêrel'image harmonieuse des Anciens, il avait perçu Ia non-image ter-rifiante, bouleversante et choquante de l'Étranger pur; non-imagequ'Hõlderlin fut le seul, à I'époque, à pouvoir contempler. Mais ilne faut pas oublier ceci: le poete n'a pu dépasser les limites de sontemps et faire une « véritable» épreuve de l'étranger que parcequ'il était porte, jusqu'à un certain point, par Ia Bildung. Telle estIa raison pour laquelle nous devons méditer cette figure de Iaculture occidentale: en cette fin dux x" siecle, nous connaissonsses limitations, mais Ia totalité qu'elle a constituée pendant une trêsbreve période (de 1770 à 1840 environ), nous I'avons perdue, etelle nous fait tragiquement défaut.

Antoine Berman